1 Le phénomène-Autorité et la domination masculine : le cas de la

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1 Le phénomène-Autorité et la domination masculine : le cas de la
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Le phénomène-Autorité et la domination masculine : le cas de la société coréenne
Sunmi KIM
Ce travail consiste à comprendre, d’une part, le mécanisme du phénomène-Autorité développé
par G. Mendel et, d’autre part, la machinerie de la domination masculine analysée, entre
autres, par P. Bourdieu et M. Godelier, et ce, afin de comprendre la spécificité de la société
coréenne en rapport avec le statut des femmes coréennes à la lumière de ces deux phénomènes.
Je m’intéresse à la question de l’épanouissement de la femme coréenne, des femmes en
général : j’entends par le terme d’épanouissement celui d’autorisation développé par J.
Ardoino. Cela signifie « devenir son propre auteur » en tant que source et producteur de sens,
qualifiant la capacité de s’autoriser, et donc de « décider, en connaissance de cause, des
moyens dépendant effectivement de nous comme des principes qui gouverneront notre
existence » (Ardoino, 2000, pp. 200-201). Ce concept d’autorisation est enrichi par celui
d’ « autorisation noétique » de R. Barbier (1996). Il définit le sujet comme « l’être humain qui
s’achemine vers un état de conscience dynamique où il devient l’auteur de sa parole, de son
silence et de ses actes » (2000) et insiste sur la nécessité de devenir le propre auteur de son
développement spirituel au sens large du terme. Or, sous le joug de la domination masculine,
les femmes coréennes ne semblent pas à s’autoriser à devenir leur véritable auteur. Pour cela,
je fais l’hypothèse que le phénomène-Autorité joue un rôle important (pour ne pas dire
définitif) dans la reproduction de la structure sociale et notamment dans le rapport hommefemme.
Ainsi, je chercherai à comprendre, dans un premier temps, le fondement des rapports
« homme et femme » en termes psyhco-affectif et social de l’autorité. Car, depuis les débuts
de l’humanité, on peut dire que l’exploitation de la femme par l’homme se repose sur le
phénomène-Autorité. Puis, j’examinerai la notion de la domination masculine en faisant
l’hypothèse que celle-ci peut se traduire en terme du phénomène-Autorité. Enfin, je tenterai
de comprendre la situation de la femme coréenne en rapport avec ces deux phénomènes pour
que la femme puisse trouver sa juste place en tant qu’auteur de sa vie.
Le phénomène-Autorité
C’est principalement aux ouvrages de Gérard Mendel, le fondateur de la sociopsychanalyse,
Pour décoloniser l’enfant (1989, (1971)) et Une histoire de l’autorité (2002) que je me réfère
pour le développement de ce concept.
D’après l’auteur, dans toutes les sociétés, l’autorité tient son pouvoir de la puissance
inconsciente des parents et de la famille. Cette puissance s’assimile très tôt chez l’enfant pour
échapper ensuite à un contrôle conscient. Employant le terme du phénomène-Autorité (le P-A
ci-dessous), G. Mendel aborde ce mécanisme d’un point de vue psycho-affectif d’abord, puis
sociologique. Face à l’autorité sociale, l’adulte - chez qui, l’autorité vécue dans sa plus tendre
enfance est gravée à jamais - semble être conduit à se soumettre quasi automatiquement, car
dans son inconscient le plus profond, il existe la peur d’être abandonné, d'être en manque
affectif.
Selon la définition psycho-affective de Mendel, l’autorité n’est qu’une menace du retrait
affectif : « la culpabilité, se sentir coupable, ce n’est rien d’autre que d’avoir peur de n’être
plus aimé par les figures familiales et par celles qui leur succèdent » (1989 (1971), p. 270).
Le P-A dérive donc de la dépendance biologique et psycho-affective du petit enfant par
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rapport aux adultes qui eux-mêmes sont confrontés à l’autorité externe (contrainte sociale).
C’est pourquoi le mécanisme du P-A ne peut être découvert par la seule analyse des
psychologies individuelles, mais aussi par une relation entre le commandement et
l’obéissance, ce qui permet de considérer l’autorité comme un phénomène social. Il me
semble utile de développer plus en détail le mécanisme du P-A, afin de mieux comprendre le
processus de cette soumission à l’autorité d’un point de vue psycho-affectif et sociologique.
Le processus de soumission à l’autorité
Par quel processus le phénomène-Autorité naît chez l’enfant et l’adulte ? Quelle est la
composante psycho-affective de l’autorité ? Pour dégager le mécanisme du P-A selon
l’optique de G. Mendel, il faut d’abord définir l’amour, la base de ce concept. L’auteur le
définit comme étant « la relation du sujet avec ses sources de plaisir » (1989 (1971), p. 52).
Le nourrisson (puis le jeune enfant) cherche dans un premier temps ce plaisir auprès de la
personne, en principe, de sa mère qui prend soin de lui. Or, celui-ci ressent également, à
certains moments, le déplaisir ou la frustration dus à l’autonomie de la mère qui lui paraît
comme toute-puissante. Ce déplaisir et cette frustration éprouvés par l’enfant déclenchent
ensuite une agressivité à l’égard de la mère et en même temps un sentiment de culpabilité
pour son agressivité réactionnelle. Enfin, la culpabilité va provoquer une certaine angoisse qui
met aussi l’enfant en situation de dépendance de sa mère. Ce processus peut être schématisé
en quatre étapes ci-dessous :
Processus de soumission de l’enfant à l’autorité
1ère étape : la recherche du plaisir du nourrisson (jeune enfant) auprès de sa mère
2ème étape : le sentiment de frustration chez l’enfant provoqué par la découverte
de l’autonomie de sa mère
3ème étape : l’apparition de l’agressivité ainsi que de la culpabilité envers sa
mère entraînées par le sentiment de frustration chez l’enfant
4ème étape : la mise en situation de dépendance de l’enfant à l’égard de sa mère
due à l’angoisse basée sur le sentiment de culpabilité
Ainsi, se construit le P-A. L’adulte l’établit en intervenant à tout moment dans ce processus et
de diverses manières. Il paraît tout de même que son intervention dans le passage de la
troisième à la quatrième étape soit la plus décisive dans la construction du P-A. : car, en règle
générale, l’angoisse éprouvée par l’enfant, laquelle est à l’origine de son agressivité et de sa
culpabilité, l’oblige à progresser - s’il s’agit, bien évidemment, de petites quantités d’angoisse
- et à abandonner petit à petit ses positions de dépendance vis-à-vis de l’adulte à mesure qu’il
gagne de la confiance en lui. C’est-à-dire, au fur et à mesure du développement de l’enfant,
celui-ci commence à se donner à lui-même ce plaisir indispensable à la vie (Mendel, ibid., p.
53). Or, c’est justement à ce moment-là (au passage de la troisième à la quatrième étape) que
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l’adulte réagit face à la culpabilité et à l’angoisse de l’enfant pour que celui-ci « s'habitue » à
se soumettre à l’autorité de l’adulte. Ce dernier le « menace » en quelque sorte par le chantage
affectif de l’amour.
En somme, « la peur d’être abandonné » conduit l’enfant (puis l’adulte) à se soumettre par un
réflexe quasi automatique face à un Grand, c'est-à-dire face à ceux qui représentent l’autorité.
Ainsi, un « enfant conditionné » devient-il un « adulte aliéné » qui, ayant toujours cette peur
archaïque d’être abandonné perçue comme une empreinte ineffaçable, cherche le Grand qui
prendra soin de lui (ibid., p.54). En conséquence, l’enfant conditionné (l’adulte aliéné) de la
sorte ne peut évoluer de manière naturelle vers l’autonomie, et c’est cela qui constitue le
noyau psycho-affectif du P-A.
Après avoir examiné le fondement du P-A chez l’enfant et l’adulte ainsi que son mécanisme
dans le processus de soumission à l’autorité, comme étant un obstacle au progrès de l’enfant
vers son autonomie, il semble nécessaire de présenter les caractéristiques du P-A afin de
pouvoir ensuite les faire discuter avec celles de la domination masculine.
Les caractéristiques du phénomène-Autorité
Selon G. Mendel, le P-A nécessite trois aspects dépendant les uns des autres, ne devant pas
manquer pour qu'il le soit (1989 (1971), pp. 34-45). Il semble utile de citer quelques phrases
de l’auteur qui résument chaque point du ceux-ci de manière explicite :
- le premier aspect : transcendance, légitimité, hiérarchie, irréversibilité ;
« Le P-A nous paraît indispensable de la croyance en une transcendance (...) d’où
découle sa légitimité, laquelle s’incarne sur un mode hiérarchique en divers individus ou
institutions (...). L’autorité s’exerce toujours de haut en bas, du supérieur sur l’inférieur »
(ibid., p. 36).
- le deuxième aspect : une domination exercée entre deux recours à la force, d’où vient
la domination ;
« Le grand avantage de l’Autorité pour ceux qui la détiennent est d’obtenir un résultat
analogue - et même très nettement supérieur en efficace - à celui qui serait obtenu par un
usage de la force pure, tout en faisant l’économie de cette application de force1 » (p. 38).
- le troisième aspect : la nécessité du mystère et d’éloignement qui permet la
projection des désirs idéalisant sur un chef ;
« La nuit, quand l’imagination bat la campagne, les enfants ont peur du loup et des
sorcières et, l’esprit critique intimidé, ils se pressent autour de la grande personne qui leur
offre protection et sécurité2. Mais dans la réalité du plein jour de l’Histoire, il n’existe ni
petits ni grands : seulement des hommes avec leurs compétences diverses qui ne les autorisent
nullement à jouer de l’ombre et de la lumière pour s’assurer une emprise morale » (p. 42)
En absence de l’un de ces trois points, le P-A n’existe pas, mais il doit s’agir soit de
l’application de la force nue, de l’usage de la violence, soit de l’exercice du pouvoir.
Quant au premier point, l’auteur explique abondamment le rapport étroit entre l’autorité et la
légitimité : c’est de la légitimité que découle l’autorité. C’est aussi la légitimité reposant sur le
1
Souligné par l’auteur.
Souligné par moi. La protection et la sécurité peuvent être les éléments essentiels que les personnes recherchent
auprès d’un Grand représentant l’autorité, en échange de leur soumission.
2
4
caractère transcendant (que ce soit d’ordre surnaturel ou laïque), et non la légalité3 qui justifie
l’autorité (Mendel, 2002, p. 37). L’autorité chez Charles de Gaulle en est un bon exemple
(ibid., pp. 37-41).
Concernant le deuxième point, il est bon de rappeler la définition plus ou moins consensuelle4
de l’autorité : « la variété de pouvoir qui assure l’obéissance des subordonnés sans user de la
force manifeste, de la contrainte physique, de la menace explicite5, et sans avoir à fournir
justifications, arguments, ou explications » (ibid. p. 26). Cette autorité ne se discute pas : le
sujet obéit à la personne représentant l’autorité sans que celle-ci ne lui justifie pas ses
exigences. Comme dit l’auteur, c’est une obéissance irraisonnée et irréfléchie (p. 7).
Enfin, pour illustrer le troisième point, Mendel donne l’exemple de De Gaulle en citant ses
phrases : « Face à l’événement, c’est à soi-même que recourt l’homme de caractère (…). Bien
mieux, il embrasse l’action avec l’orgueil du maître, car il s’en mêle, elle est à lui (…). Les
subordonnés l’éprouvent et, parfois, ils en gémissent. D’ailleurs, un tel chef est distant, car
l’autorité ne va pas sans prestige, ni le prestige sans éloignement. Au-dessous de lui, l’on
murmure tout bas de sa hauteur et de ses exigences. (…) Réciproquement, la confiance des
petits exalte l’homme de caractère (…) car il est né protecteur. (…) On lui rend en estime ce
qu’il offre en sécurité ». (De Gaulle, Le Fil de l’Epée, cité par Mendel, 1989 (1971), p. 40).
Les éléments du troisième point de l’autorité –mystère, ombre, distance, éloignement –
brouillent la réalité objective et permettent donc à la personne de l’autorité de magnifier son
personnage et d’imposer aux « petits », sur un mode quasi hypnotique, son autorité (ibid., pp.
41-42).
Tout en gardant à l’esprit ces trois caractéristiques du P-A, voyons maintenant ce qui se passe
dans le mécanisme de la domination masculine.
La domination masculine6
3
Il est intéressant de lire la discussion sur l’autorité, en rapport avec les termes de légitimité et de légalité.
D’abord, pour Weber, il n’existe pas d’opposition entre légitimité et légalité car « tout pouvoir légal est
légitime » (Mendel, 2002, p. 34). L’autorité fait obéir à un ordre sans avoir besoin de recourir à la force puisque
telle est la loi. Néanmoins, la distinction entre légitimité et légalité ne semble pas être si évidente que cela : un
juriste Georges Burdeau, questionne sur la valeur de l’ordre juridique existant (légalité). Cette valeur doit être
fondée sur un principe qui la justifie : « Ce principe, c’est la légitimité ». C’est de la légitimité que découle
l’autorité. Et il ajoute que « Cette légitimité doit nécessairement être évaluée dans le rapport à une norme, ce qui
implique de prendre en considération un système de valeurs, une éthique » (ibid., p. 36). Enfin, pour Mendel, le
régime de Vichy ne se repose ni sur la légalité, ni sur la légitimité : le régime de Vichy se situe « en rupture
aussi bien avec le principe latin du droits soucieux d’égalité devant la loi des nationaux, indépendamment de
leurs appartenances, qu’avec la tradition anglo-saxonne de la common law garantissant les libertés
fondamentales » (ibid., p. 37).
4
Le terme d’autorité comprend plusieurs acceptions et son usage se fait, par conséquent, dans le sens
polysémique, voire opposé. J’ai présenté, entre autres, la différence entre « avoir de l’autorité » et « être
autoritaire » (Kim, 2000, pp. 144-148).
5
Souligné par moi
6
Dans ce travail, compte tenu de son envergure importante, je ne peux développer cette notion d’une manière
satisfaisante : celle-ci demande éventuellement un champ théorique tellement vaste comme socio-historique,
politico-économique, historique, même anthropologique qu’elle suscite souvent des polémiques très vives.
En effet, il existe un grand débat autour de ce terme, plus exactement, autour d’un livre de P. Bourdieu, portant
le titre, La domination masculine (1998, Seuil). Ce titre a déjà été présenté il y a quelques années par le même
auteur, sous forme d’article (« La domination masculine », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 84,
sept. 1990). Parmi ceux (la majorité sont des femmes) qui critiquent la vision bourdieusienne, Nicole-Claude
Mathieu en est exemplaire : celle-ci l’accuse d'être le « pouvoir auto-hypnotique », au sens où celui-ci défend la
domination masculine plutôt que de s’intéresser à l’oppression des femmes (« Bourdieu ou le pouvoir autohypnotique de la domination masculine », Les temps modernes, n° 604, mai-juin-juillet, 1999). Tout en étant
5
Si j’emprunte à P. Bourdieu son langage, lequel est un des « détenteurs » de ce terme, la
domination masculine, la manière dont celle-ci est imposée et subie comporte toujours une
violence symbolique, douce, insensible, invisible, qui s’exerce pour l’essentiel par les biais
purement symboliques de la communication et de la connaissance (Bourdieu, 1998). Je
n’ignore pas le fait que cette vision suscite une polémique vive notamment celle portée sur la
violence symbolique7. Pourtant, les réflexions de Bourdieu me paraissent intéressantes par
rapport à mon hypothèse de départ, à savoir que la domination masculine, notamment la
violence symbolique peut se traduire en termes du phénomène-Autorité. Je voudrais donc me
centrer sur l’aspect de la violence symbolique de la domination masculine compte tenu de
l’intérêt de ce présent travail.
La violence symbolique signifie, selon l’auteur, que le dominé (en occurrence les femmes)
applique aux relations dans lesquelles il est pris, des « schèmes de pensée qui sont le produit
de l’incorporation de ces relations de pouvoir et qui s’expriment dans les oppositions
fondatrices de l’ordre symbolique » et ce, sans se poser des questions, ni remettre en question
(ibid., p. 40). Car cette « supériorité » des hommes se trouve « dans l’objectivité des
structures sociales et des activités productives et reproductives, fondées sur une division
sexuelle du travail de production et de reproduction biologique et sociale qui confère à
l’homme la meilleure part, et aussi dans les schèmes immanents à tous les habitus » (ibid., p.
39). Cet habitus ou les « dispositions » fonctionne comme des « matrices des perceptions, des
pensées et des actions de tous les membres de la société », c’est-à-dire qu’il est
universellement partagé par tous les agents puisque « c’est naturel » et donc transcendant
(ibid., pp.39-41). La violence symbolique s’institue également « par l’intermédiaire de
l’adhésion que le dominé ne peut pas ne pas accorder au dominant (donc à la domination)
lorsqu’il ne dispose (…) que d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui,
n’étant que la forme incorporée de la relation de domination, font apparaître cette relation
comme naturelle » (ibid., p. 41).
Le terme de « force symbolique » est également employé par l’auteur pour désigner les
caractéristiques de la violence symbolique ; la force symbolique comme une forme de pouvoir
qui s’exerce directement sur le corps des dominés, en dehors de toute contrainte physique.
Cette force symbolique « n’opère qu’en s’appuyant sur des dispositions déposées, tels des
ressorts, au plus profond des corps ». En d’autres termes, puisque les dominés disposent déjà
les matrices des perceptions et des pensées fondées sur la vision des dominants, il suffit de les
déclencher pour que cela se mette en marche (ibid., p. 44).
La construction sociale des structures cognitives8 repose sur de telles violences et cela est
« inscrit durablement dans le corps des dominés sous la forme de schèmes de perception et de
dispositions qui rendent sensible9 à certaines manifestations symboliques du pouvoir » (ibid.,
p. 46). Dans ce contexte, quand on parle de la conscience des personnes10, notamment de celle
consciente de telles polémiques, je conserve ce titre, dans la mesure où cette notion me paraît essentielle dans la
discussion sur l’état actuel des femmes en général, notamment des femmes coréennes.
7
Par exemple, Daniel Welzer-Lang (2004), Les hommes aussi changent, Payot, 436 p. Tout en reconnaissant
l’apport de la sociologie bourdieusienne, l’auteur critique point par point la vision ou l’attitude profondément
androcentrique de Bourdieu quant à sa manière d’aborder la question de la domination masculine (voir
notamment, pp. 129-158).
8
Les structures cognitives, ici, organisent les actes de construction du monde et de ses pouvoirs (Bourdieu, ibid.,
p.46).
9
Souligné par l’auteur.
10
La conscience du dominé relevant déjà de la vision du dominant, Bourdieu critique les analyses des féministes
qui emploient le terme de conscience comme un moyen de pouvoir changer la domination masculine.
6
des dominés - qui est fondée sur le principe de vision dominant -, celle-ci ne semble pas être
une simple représentation mentale, ou un fantasme, mais plutôt un système de structures
durablement inscrites dans les choses et dans les corps (ibid., p. 47).
S’il en est ainsi, la structure et l’emprise de la violence symbolique de la domination
masculine semble avoir des points communs avec celles du phénomène-Autorité ; notamment,
si nous regardons de près l’effet psychologique de la violence symbolique exercé sur les
femmes, il semble que ces deux phénomènes aient la même racine.
La force symbolique que je viens d’évoquer montrent bien que celle-ci n’a pas besoin de
contrainte physique, un des points essentiels du P-A (2ème caractéristique). Sans faire recourir
à la force nue, et surtout avec « une dépense extrêmement faible d’énergie » (ibid., p. 44), les
hommes peuvent obtenir des femmes ce qu’ils désirent. Il suffit de déclencher un mécanisme
psychologique chez les femmes (ou un système de perceptions inscrit dans leur corps) pour
que celles-ci entrent en jeu des dominants (violence symbolique) ou des Grands représentant
l’autorité (P-A). C’est un mécanisme quasi automatique et les dominants ainsi que les Grands
n’ont pas besoin de faire appel à une force nue comme la violence physique.
Par ailleurs, par rapport aux définitions de la violence symbolique que j’ai présentées plus
haut, on trouve un autre point commun avec le P-A. Selon Bourdieu, les matrices des
perceptions et de pensées étant inscrites dans le corps des femmes, celles-ci acceptent la
domination masculine comme naturelle 11 . Une sorte de légitimation de la domination
masculine s’établit : décrire cette relation comme naturelle sous-entend que derrière cette
acceptation, la domination soit « légitimée » par la société, même par le dominé, l’une des
caractéristique importante du P-A selon G. Mendel (1ère caractéristique de l’autorité).
Un autre auteur important de la domination masculine, Maurice Godelier fait une remarque
intéressante là-dessus, notamment à travers le processus de l’initiation chez les Baruya qu’il a
pu observer : « Dans les sociétés où existe une domination des hommes sur les femmes et où
s’exercent en permanence des formes particulières de violence idéologique, sociale et
matérielle des hommes sur les femmes, la sexualité est sans cesse sollicitée de tenir un
discours qui fasse apparaître cette domination comme parfaitement « légitime » aux yeux des
hommes qui l’exercent et des femmes qui la subissent. Et nous savons qu’en matière
d’oppression, la domination d’une fraction de la société sur une autre (sexe, caste, classe,
race) n’est pleinement fondée, légitimée, qu’au moment où ce sont les victimes qui deviennent
les coupables, les premiers responsables du sort qu’elles subissent » (1982, pp. 352-353).
Lorsque la domination masculine devient « légitime », c’est-à-dire lorsque les membres de la
société, que ce soit les dominants que les dominés, attribuent la légitimité de ce fait, cela
devient « transcendant » auquel personne ne peut s’y opposer, comme le P-A. C’est pourquoi,
comme le remarque D. Welzer-Lang, une femme violée doit subir un regard soupçonneux de
la part des hommes mais aussi des femmes comme si c’est elle qui a « provoqué » cet
accident et donc c’est elle qui en est devenue « responsable » (2004, p. 124).
Quant à la 3ème caractéristique du P-A (la nécessité du mystère et d’éloignement), on peut
également trouver ses traces dans l’analyse de la domination masculine de Bourdieu. Le
« point d’honneur » ou la « noblesse », élément fondamental constituant la masculinité exclut
les femmes : « les femmes sont exclues tous les lieux publics, assemblée, marché, où se jouent
les jeux ordinairement considérés comme les plus sérieux de l’existence humaine, tels les jeux
de l’honneur » (Bourdieu, ibid., p. 55). Or, ce sont ces « jeux de l’honneur » qui font naître
l’ordre symbolique par lequel les hommes visent à assurer la conservation ou l’augmentation
11
Par rapport à ce point, M. Godelier emploie le terme de « consentement » des femmes (Godelier, 1982, p. 232),
laquelle a provoqué une vive critique de la part des féministes.
7
du capital social et symbolique et donc faire perpétuer la domination masculine. M. Godelier
décrit bien, de son côté, cette nécessité du « mystère » de la domination en évoquant des
« secrets des hommes » à travers les rites d’initiation chez les Baruya.
Ainsi, ce que P. Bourdieu appelle les « dispositions » (les effets et les conditions de
l’efficacité de la violence symbolique durablement inscrits au plus intime des corps) semblent
finalement correspondre au résultat du processus de la soumission de l’enfant à l’autorité
décrit par G. Mendel. La domination masculine, qui constitue les femmes en objet symbolique,
comme un « être perçu », a pour effet de les placer dans un état permanent d’insécurité
corporelle et psychologique (ibid., p. 73) Cela rejoint tout à fait à la description du p-A que
j’ai présentée plus haut, qui est fondé sur le chantage à l’amour jouant essentiellement avec le
sentiment d’insécurité de l’enfant et du dominé en général. En échange d'une sécurité et d'une
protection, comme le décrit G. Mendel, le dominé se soumet à l’autorité. Il ne peut pas ne pas
le faire faute de quoi il se sentira en insécurité totale. Il s’agit de la question de la survie.
Il semble aller de même pour le mécanisme de la domination masculine : les femmes se
soumettent à celle-ci en échange d'une sécurité en retour. Que signifie la statistique selon
laquelle la majorité des femmes françaises déclarent qu’elles souhaitent avoir un conjoint plus
âgé et plus grand qu’elles ? Selon Bourdieu, ces éléments sont des « indices de maturité et des
garanties de sécurité » (ibid., pp. 41-42). Elles semblent chercher, par le biais de la violence
symbolique inscrite dans leur corps, donc inconsciemment, une figure étant capable de les
protéger.
Si elles transgressent cet ordre établi fondé sur la vision dominante, la sanction sera
immédiate car ne correspondant plus à une valeur symbolique selon les critères des hommes,
elles seront exclues du système de protection offert par ceux-ci. Aux yeux des hommes, elles
n’ont plus de valeur symbolique, car refusant de devenir un « être perçu », c’est-à-dire un
objet symbolique, elles n’aident guère à l’acquisition et à l’accumulation du capital social et
surtout du capital symbolique des hommes sur lesquels leurs jeux sociaux se concentrent. Par
exemple, la chasteté de la femme kabyle ou coréenne (du moins jusqu’à l’époque récente)
constitue une valeur symbolique importante qui répercute directement sur la réputation de la
lignée masculine, donc le capital symbolique (ibid., p. 51). Tout cela se base sur le principe de
vision dominant selon lequel la femme étant un objet symbolique, doit être disponible pour
l’échange du capital symbolique des hommes dont l’honneur est fondamental (p. 53).
D’autant plus, puisque la division sexuelle du travail fonctionne exactement selon ce principe
de la vision dominant, les femmes n’ont pas ou peu de possibilité de se faire place, chose
essentielle pour avoir le minimum de sécurité. En fin de compte, elles sont, dans un premier
temps, « conditionnées », par le jeu psychologique de chantage affectif à l’amour et donc
acceptent, malgré elles, la vision dominante, comme l’enfant face à une figure représentant
l’autorité, et dans un deuxième temps, elles sont obligées de jouer le jeu, consciemment ou/et
inconsciemment, avec ce système de la domination masculine.
Le P-A et la domination masculine sont finalement une véritable « violence totalitaire » selon
l’expression de M. Maffesoli (1999 (1979)) dans le sens où la violence totalitaire peut être
douce - car elle se manifeste souvent sous forme psychologique ou symbolique -, mais n’en
est pas moins réelle. C’est une violence qui suppose la soumission de l’individu en échange
de la protection du Grand. En fait, on peut dire que l’adhésion des femmes coréennes à la
domination masculine est due à leur difficulté de trouver leur appartenance sociale ; étant
donné qu’elles sont marginalisées par la société contemporaine qui juge l’individu par un seul
critère, c’est-à-dire, l’utilité sociale au sein du système du travail, les femmes ne pouvant
montrer, souvent à cause de la structure sociale défavorable pour elles, autant de productivité
8
que les hommes, sont justement plus angoissées et sentent donc plus le besoin d’être en
sécurité. Ainsi, si la soumission est un moyen qui peut leur permettre - tout au moins en
apparence - d’avoir un sentiment d’appartenance à une société régie par ces violences
symboliques, elle leur fournit également un sentiment de sécurité, considérant celles-ci
comme un ordre naturel (de Gaulejac, 1991, (1987), p.70).
En somme, l’élément qui réunit la logique bourdieusienne de la domination masculine et celle
du P-A de G. Mendel, est son aspect « symbolique »12 qui peut se traduire par celui de
« psycho-affectif » dans cette dernière : c’est-à-dire, sans recours à la force physique. Devant
le Grand qui représente l’autorité, les femmes recherchent automatiquement, sans vouloir (ou,
sans avoir l’idée de) remettre en question, la protection et la sécurité en s’y soumettant tout
simplement, puisque les leçons des premières expériences durant leur enfance sont inscrites
dans leur corps comme un « code de survie », au point de ne pas pouvoir (et aussi vouloir)
distinguer les causes et les effets de leur état de dépendance. Par conséquent, leur soumission
aux hommes devient une sorte de consensus, de sens commun de la société auxquels les
femmes elles-mêmes participent dans leur production et leur établissement.
La réflexion sur le P-A et la violence symbolique associée à la domination masculine m’a
permis de mieux comprendre les effets et les conditions de leur efficacité souvent inscrits
depuis longtemps au plus profond de ces femmes. Cette réflexion m’a également conduit à
m’intéresser aux moyens ou au processus qui permettent aux femmes de changer leurs
conditions, de transformer leurs relations avec les hommes. Ainsi, je porte, d’ores et déjà,
mon intérêt sur la libération des femmes, prises sous le joug de l’autorité autoritaire liée à la
domination symbolique. Le P-A met, en fin de compte, les femmes en situation de
dépendance à l’égard des Grands, en les faisant s'assimiler elles-mêmes la vision dominante.
C’est pourquoi, je tenterai de dégager le moyen nécessaire pour la libération des femmes, qui
se traduit également par l’autorisation de celles-ci.
Quelques indices concernant l’instruction et le travail chez les femmes coréennes
Je présente ici deux statistiques ; l’une indiquant l’écart entre les niveaux de formation des
hommes et des femmes de 25 à 64 ans des pays membres de l’OCDE13, l’autre montrant le
pourcentage de femmes âgées de 30 à 44 ans qui occupent un emploi selon leur niveau de
formation. Bien que ces deux indices ne permettent pas d’aborder de façon globale le degré de
l’emprise du phénomène-Autorité sur les femmes dans la société coréenne, cela peut être des
indices significatifs permettant de comparer la situation de la femme coréenne avec celle des
12
Néanmoins, il faut être lucide pour ce terme, « symbolique » : comme le souligne P. Bourdieu, on a tendance à
le comprendre, par opposition à réel, effectif, comme une violence purement « spirituelle » et par conséquent,
sans effets réels (1998, ibid., p. 40). Nous savons, bien évidemment, que ce n’est pas le cas.
Par ailleurs, N-C. Mathieu s’oppose vivement à l’idée de « symbolique » sur laquelle Bourdieu met l’accent en
particulier, en traitant le sujet de la domination masculine. Selon elle, c’est une vision non seulement rétrécie,
mais trop idéaliste, compte tenu de la réalité, des rapports de forces tout à fait concrets que les femmes subissent
dans leur vie quotidienne ; par exemple, le fait de ne pas avoir fait la moindre allusion au « viol » en parlant de la
« sociologie politique de l’acte sexuel », ou encore de ne traiter les mythes et les rites que sur le plan symbolique
(malgré leurs discours et pratiques clairement énoncés sur l’inégalité des sexes) montrent bien la partialité de la
théorie de la domination symbolique de Bourdieu (Mathieu, 1999, pp. 298-308).
13
Le nombre des pays Membres originaires de l’OCDE compte vingt-neuf pays dont le Japon (le 28/04/1964) et
la Corée (le 12/12/1996) y participent ultérieurement. Je ne peux malheureusement pas me procurer ici les
informations concernant le Japon, lesquelles auraient pu me permettre de comparer la situation entre la Corée et
celui-ci.
9
femmes occidentales, toujours en termes de la domination masculine liée au P-A, notamment
par rapport à celles de la France et des U.S.A.
Ecart de l’indice entre le niveau de formation des hommes et des femmes de 25 à 64 ans, 1995
Corée
France
Etats-Unis
Moyenne de l’OCDE
Hommes
70
73
85
63
Femmes
50
64
87
57
Ecart
20
9
-2
6
Source : OCDE (1998) L’investissement dans le capital humain, p. 109
Ce tableau montre clairement l’écart considérable des niveaux de formation entre Coréens et
Coréennes par rapport à celui des autres pays. Cet écart coréen est l’avant dernier (Australie
22 : hommes 64, femmes 42) des pays membres de l’OCDE. Cet écart est dû, en grande partie,
au niveau d’instruction des femmes coréennes (50 %), lequel n’atteint même pas la moyenne
des pays de l’OCDE (57 %). Ceci dit, le niveau d’instruction des hommes coréens, étant
largement au-dessus de la moyenne des pays de l’OCDE, n’en est pas la cause majeure.
Toutefois, ce chiffre ne semble pas suffisant pour confirmer quoi que ce soit, en raison du
mélange d’âge et du niveau d’études des Coréens, d’une société qui a connu, la Guerre de
Corée, donc une transformation particulièrement importante par rapport à celles des autres
pays14. Dans ce sens, le tableau suivant nous fournira une idée plus précise.
Femmes âgées de 30 à 44 ans occupant un emploi selon leur niveau de formation, 1995 (%)
Corée
France
Etats-Unis
Moyenne de
l’OCDE
Inférieur au 2e
cycle du
secondaire
67
53
49
55
2e cycle du
secondaire
seulement
49
71
72
68
Supérieur non
universitaire
84
82
81
Supérieur
universitaire
Total
49
79
81
82
56
69
73
66
14
Notamment si je tiens compte de l’écart du taux de formation entre les jeunes Coréens (25-34 ans) et les plus
âgés (45-54 ans), cela demande une analyse prudente ;
Tableau ; Pourcentage de jeunes adultes (25-34 ans) et plus âgés (45-54 ans) ayant au moins une formation de
deuxième cycle de l’enseignement secondaire, 1995
Corée
France
Etats-Unis
Moyenne de l’OCDE
25-34
86
86
87
71
45-54
39
62
86*
55
Ecart
39
24
0
15
* Données concernant le groupe d’âge de 45-64 ans. Source (ibid., pp. 20, 107)
Cet écart considérable (39 %) de niveau de formation entre ces deux générations coréennes n’a jamais été
enregistré dans les autres pays de l’OCDE. Cela peut s’expliquer d’une part par la Guerre de Corée qui a laissé le
pays dans le dénuement total dans les années cinquante et soixante et qui, par conséquent, a empêché d’accéder à
l’enseignement des adultes âgés de 45-54 ans et plus, et d’autre part, par l’assiduité des Coréens à l’égard de
l’éducation, laquelle, dès la sortie de la pauvreté, a poussé les enfants (25-34 ans en 1995) au plus haut niveau de
l’enseignement, le pourcentage atteint celui des pays du Nord.
10
Source : OCDE, ibid., pp. 60, 117
Ce tableau est significatif pour deux raisons ; premièrement, le taux de participation de la
femme coréenne âgée de 30 à 44 ans - niveau de formation confondu - aux activités
économiques est très faible (56 %) qu’il n’atteint même pas celui moyen (66 %) des pays de
l’OCDE. Deuxièmement, - ce point me paraît être plus important -, les femmes coréennes
possédant un diplôme universitaire ne semblent pas être autant appréciées sur le marché du
travail que leurs homologues occidentales ; environ 80 % de ces dernières exercent un métier,
alors que pour les Coréennes, plus d’une sur deux reste à la maison. Par ailleurs, leur
participation aux activités économiques est beaucoup plus faible que celle des autres femmes
coréennes n’ayant qu’un diplôme inférieur au 2e cycle du secondaire. Parmi vingt-neuf pays
membres de l’OCDE dont vingt-cinq figurent dans cette statistique (OCDE, 1998, pp. 60,117),
aucun pays ne présente ce type de répartition, de la corrélation entre le niveau du diplôme des
femmes et le taux de leur participation aux activités économiques ; en principe, plus les
femmes sont instruites, plus elles devraient avoir de chance d’exercer un métier et donc l’écart
entre les moins diplômées et les plus diplômées quant à la participation aux activités
professionnelles devrait être augmenté de manière croissante.
Comment peut-on expliquer ce phénomène ? Quel sens l’enseignement supérieur des femmes
peut-il avoir en Corée ? Bourdieu ne disait-il pas qu’un des changements les plus importants
dans la condition des femmes et un des facteurs les plus décisifs pour transformer cette
condition était l’accès de celles-ci à l’enseignement secondaire et supérieur ? (Bourdieu, 1998,
p. 97) De Gaulejac n’insistait-il pas sur l’image positive que l’individu se construit par la
reconnaissance sociale, c’est-à-dire la « reconnaissance de la place qu’il occupe au sein du
système de l’utilité sociale qu’il remplit dans ce système » (De Gaulejac, Taboada Léonetti,
1994, p. 94) par le biais de l’instruction et qui se traduit par une indépendance financière (De
Gaulejac, 1996, p. 104) ? Enfin, Mosconi ne rappelait-elle pas l’importance de l’éducation des
femmes pour leur libération en disant que ; « (...) le savoir et l’instruction sont si organiques
dans la libération des femmes, comme dans celle de tout groupe dominé : ils sont la condition
de la prise de conscience de soi et des rapports entre les sexes qui permettent d’entrevoir la
possibilité d’une transformation et d’engager une lutte pour l’obtenir » (Mosconi, 1994, p.
78). La liste serait longue. Comment donc comprendre cette « anomalie » de la société
coréenne ?
De nombreuses hypothèses peuvent être suggérées concernant ce phénomène. Parmi elles15, je
retiens que dans la société coréenne, l’emprise du phénomène-Autorité sur les femmes, lié à la
15
Par exemple, la précarité de la structure de la protection sociale ne devrait pas être innocente de la faible
participation aux activités économiques des femmes coréennes ayant un diplôme de haut niveau. Notamment,
étant donné que le travail d’une femme implique inévitablement la question de la garde des enfants, si cette
structure n’est pas à la hauteur, la femme ne peut pas exercer son activité professionnelle comme elle l’entend.
C’est le cas de la société coréenne, ainsi que de ses voisines. A cause du manque d’établissements préscolaires,
surtout pour les enfants de bas âge, nombreuses sont les femmes asiatiques qui sont obligées de rester à la
maison.
En ce qui concerne la question de la garde des enfants de bas âge, il semble exister un autre problème qui serait
plutôt dû aux idées confucéenne et chamaniste ; selon la première, comme nous le savons déjà, l’existence de la
femme se trouve uniquement dans le statut de mère et d’épouse. Rien ne doit être plus important que cela. C’est
pourquoi, même aujourd’hui, lorsqu’une mère qui a un enfant de bas âge exerce un métier, la plupart de son
entourage et de ses collègues au travail tendent à la rabaisser, au lieu de l’encourager, en lui indiquant son
manque de responsabilités envers son enfant. Par conséquent, la mère finit par ressentir une grande culpabilité à
son égard (Voir A. Garrigue, Les femmes japonaises, la révolution douce, 1998). Quant à l’idée chamaniste, elle
prend la même position que la précédente. En concevant que la mère (les parents) et l’enfant font partie d’une
11
domination masculine est particulièrement forte et que même si les femmes arrivent à accéder
à l’enseignement supérieur, la structure sociale les oblige de rester dépendantes des figures
masculines (père, mari, fils) ou du moins d’avoir une position subalterne par rapport à celle
des hommes. Et pour cela, outre l’idée de la distinction du rôle social selon les sexes
traditionnellement instituée à l’image de l’idéologie néo-confucéenne (la femme est à
l’intérieur et l’homme à l’extérieur), je m’appuie sur l’idée de la culture militaire, propre à la
société coréenne.
Selon H. S. Byon, une chercheuse au Centre de la recherche du développement de la femme
coréenne, la culture militaire a été établie par le gouvernement militaire au pouvoir (19631992). Reposant sur l’importance des règles, le caractère collectif des hommes, la conscience
de classe ainsi que sur l’absolutisme, pour réaliser son but, la culture militaire a créé d’une
manière insidieuse une atmosphère sociale défavorable aux femmes. Cela les a amenées dans
un premier temps à rester dans le secteur privé (la famille), ensuite à se sacrifier pour la
famille et la société par leurs « mains-d’œuvre bon marché et docile »16 et enfin, à devenir des
objets sexuels pour les hommes (H. S. Byon, 1995, pp. 73-80). Ainsi, la masculinité est
devenue une « noblesse » et l’être féminin comme « être-perçu », c’est-à-dire un objet
symbolique disponible pour « l’échange de bien symbolique », selon l’expression de Bourdieu
(1998, pp. 61-70).
En outre, H. S. Byon ajoute que dans ce phénomène de culture militaire, le néo-confucianisme
a également joué un rôle important car celui-ci est avant tout une philosophie reposant sur le
régime patriarcal surtout au fil des siècles : en d’autres termes, le confucianisme a facilité la
naissance et le développement de la culture militaire par ses caractéristiques patriarcales et par
son idéologie de Yin et de Yang qui divise de manière tranchante la femme et l’homme17. Par
ailleurs, de la fin du 19ème au début du 20ème siècle, la Corée a opté la fermeture du pays face
aux exigences des pays occidentaux en insistant davantage sur les valeurs confucéennes,
tandis que le Japon a déjà ouvert ses portes à ces pays en mettant l’accent sur l’acquisition des
nouvelles valeurs venant de l’Occident. Il ressort de l’histoire moderne de la Corée que la
seule unité, ils ne sont pas séparables. D’où provient, l’idée de la négation de l’autonomie de la part de l’enfant.
Ainsi, serait-il presque inconcevable qu’une mère travaille à l’extérieur en laissant son enfant en seconde main.
Une autre raison peut s’avérer avec un autre point de vue. Les femmes coréennes ne font pas leurs études
supérieures uniquement dans le but d’exercer un métier, mais d’une part, pour trouver un mari compétent comme
le souhaitent certains parents (Yatabe, 1992, p. 250), et d’autre part, pour ne pas perdre la « face » vis-à-vis de
l’entourage (Hofstede, 1994). En fait, ces deux points sont liés l’un à l’autre dans la mesure où ils sont sensibles
au regard des autres. Ce dernier est l’une des caractéristiques les plus importantes de la société collective et c’est
de là que provient la prise en considération, parfois excessive, de la notion d’«honneur » et de « face ». Celles-ci
y sont considérées comme quelque chose de très important parce que les autres sont toujours là, en nous
fournissant sans cesse une source de comparaison ; si nous vivions seuls dans la société, les personnes
n’accorderaient aucune importance à l’autre. C’est-à-dire, la notion de « face » provient du regard des autres qui
ne cessent de se comparer entre eux. Sous cet angle, vu que l’éducation des filles dans l’enseignement supérieur
devient une banalité dans ces pays collectivistes, toute la population est en quelque sorte obligée de suivre le
modèle de ses voisins afin de ne pas perdre l’« honneur » face à leur entourage où la plupart des filles reçoivent
un enseignement supérieur d’une part, et d’autre part, qu’elles soient « dignes » de devenir l’épouse d’un mari
compétent, qui est aussi un bon sujet pour la comparaison et la face. Il est vrai que tant que je n’ai pas de
données plus précises, ces hypothèses restent hâtives. Bien que j’en sois tout à fait consciente, compte tenu de
mes études précédentes, je n’estime pas pour autant que celles-ci soient invraisemblables.
16
C’était le cas en France à la fin 19ème au début 20ème siècle (Thuillier, 1988, p. 15, cité par Mosconi, 1994, p.
130)
17
Néanmoins, ce que l’on ne doit pas trop simplifier dans cette mise en relation entre le confucianisme et la
culture militaire, c’est qu’il ne s’agit pas du confucianisme dans le sens originel de son terme qui ait encouragé
le développement de celle-ci, mais plutôt celui étant déformé au fil des siècles et qui y ait joué un rôle négatif.
Autrement dit, comme le souligne le professeur Kyong-dong Kim, le confucianisme dont on parle aujourd’hui,
ne semble pas tout à fait garder son sens originel dans la mesure où chaque société de l’histoire l’a utilisé pour
défendre sa propre idéologie (K. D. Kim, 1991, pp. 62-72).
12
distinction des sexes, notamment la suprématie du sexe masculin semble demeurer plus
fortement chez les Coréens que chez leurs voisins.
Dans ce sens, l’éducation que les femmes coréennes reçoivent de la famille et de la société
peut ne pas avoir une conséquence de cette idéologie, quoique relativement estompée ces
derniers temps. Une femme coréenne « bien éduquée » au sens où la société entend est celle
qui correspond à l’image établie par la seule vision masculine, c’est-à-dire un « être-perçu ».
Cela va de même pour les femmes ayant un diplôme supérieur. Certes, leur accès à
l’enseignement supérieur est considérablement augmenté ces dernières décennies mais, les
conditions sociales générales renforcées par l’imaginaire collectif de la société basé sur cette
dominance masculine les conduisent à choisir « rationnellement » des filières moins
professionalisantes ou moins prestigieuses par rapport à celles que choisissent les garçons
(Mosconi, p. 114). C’est pourquoi, il faut être extrêmement prudent quand on parle du taux de
l’accès des femmes à l’enseignement supérieur : car, « plus les femmes sont nombreuses à
arriver dans l’enseignement supérieur et plus les mécanismes d’orientation deviennent
sexistes » (Baudelot et Establet, cité par Mosconi, 1994, p. 109). Cela veut dire que la division
sexuelle du travail demeure, d’une manière insidieuse, malgré leur haut niveau d’instruction.
Ainsi, dire que les femmes accèdent de plus en plus à l’enseignement supérieur, ne
correspond pas toujours au changement de leur condition. Ce modèle est valable pour toutes
les sociétés dites patriarcales et la société coréenne n’y échappe pas.
En plus, lorsque des enseignant(e)s « sans exprimer explicitement des opinions et des
croyances sexistes, expriment par leurs attitudes, leurs regards, leur manque d’attention,
l’oubli du nom, ces « mille nuances », toute une série de croyances sur l’importance
respective des filles et des garçons » (Mosconi, ibid., p. 321), quelle influence peut-il cela
avoir sur elles et quel rapport au savoir celles-ci peuvent-elles construire ? Enseignant(e) en
tant que figure d’autorité, les filles ne peuvent éviter, ou très difficilement au processus de la
soumission à l’autorité que j’ai expliqué précédemment. Quant aux parents, en tant qu’autre
figure d’autorité et qui sont eux-mêmes conditionnés par la vision masculine, participent,
malgré eux, à la reproduction du modèle traditionnel en mettant leurs filles dans une situation
dépendante, du moins subalterne de celle des garçons. Le simple fait d’accepter que la vie de
leur fille dépendra de l’homme avec qui elle va se marier nous laisse deviner leur éducation
implicite. S’il en est ainsi, bien qu’on parle de la crise de cette autorité que ce soit en France
ou en Corée, le mécanisme que les filles ont incorporé pendant les premières années de leur
vie, puis les matrices de perceptions et de pensées inscrites ultérieurement à travers
l’éducation familiale et sociale les conduisent quasi automatiquement à se soumettre à cette
autorité et à considérer le privilège accordé aux hommes comme naturel.
D’où vient effectivement cette difficulté que veulent surmonter ces femmes face à cette
domination et ce P-A associés à la violence symbolique. Ainsi cela ne semble pas être un
hasard si nos deux auteurs emploient le terme de « révolution » (Bourdieu : « révolution
complète » et Mendel : « révolution pédagogique ») pour désigner le moyen ou la méthode,
ou encore le processus que la société toute entière doit adopter afin de dépasser la domination
symbolique ancrée, d’une manière insidieuse, non seulement aux schèmes de pensée des
hommes et des femmes, mais aussi aux institutions, familles, écoles, et Etat. Face à ce
mécanisme le plus ancien de l’humanité, il semble plutôt chimérique de croire que celui-ci
puisse être vaincu par les simples prise de conscience et la volonté, car ces dernières sont déjà
« contaminées » par la logique androcentrique toute puissante.
Il faudrait une vraie « révolution », pour dépasser cet ordre établi et le rétablir, au sens
pédagogique et complet du terme ; d’abord « pédagogique », parce que c’est un apprentissage
qui doit commencer le plus tôt possible afin que l’enfant (puis l’adulte) puisse apprendre à
13
vivre avec les conflits en gardant les yeux ouverts. La « révolution pédagogique » peut donc
être le moyen de diminuer la culpabilité inconsciente de celui-ci, afin que cela lui devienne
tolérable de vivre avec ses conflits, sans devoir recourir à la protection du Grand. Bref, le
progrès de l’individu vers la libération ne se fait qu’en assumant ses conflits inconscients ;
« l’on peut espérer s’avancer vers une libération progressive, qui n’est pas seulement une
connaissance de soi plus grande (...), mais, à notre sens, le fait d’assumer le plus
complètement possible les conflits de son époque » souligne G. Mendel (1989 (1971), p. 194).
D’autre part, la « révolution complète »18, dans l’optique de P. Bourdieu est telle, qu'étant
donné l’étayage de l’ordre social sur la domination symbolique, on peut se dire que le moyen
de s’en sortir peut également être recherché par les biais symboliques. Or, comme j’ai
expliqué le mécanisme de la domination symbolique, l’enracinement de celle-ci ne semble pas
si facilement déracinable par les seules armes de la conscience et de la volonté des femmes ;
« La violence symbolique ne s’accomplit qu’à travers un acte de connaissance et de
méconnaissance pratique qui s’effectue en deçà de la conscience et de la volonté (...) »
(Bourdieu, ibid., p. 48). En outre, compte tenu du vaste champ de la domination symbolique comme, notamment, la structure du marché des biens symboliques qui sont le fondement de
tout ordre social, et dans laquelle les femmes apparaissent souvent en tant qu’objets ou
symboles dont la fonction est de contribuer à la perpétuation du capital symbolique détenu par
les hommes -, il semble plutôt décourageant devant l’envergure de celle-ci, d'appliquer le
terme de « révolution ».
Néanmoins, l’auteur cherche la voie de la « révolution complète » à travers quelques facteurs
de changement, en définissant que « la domination masculine ne s’impose plus avec
l’évidence de ce qui va de soi » (ibid., p. 95). Il s’agit de remettre en question des évidences.
Parmi les facteurs de changement et de transformation de ces évidences, l’accès des filles à
l’enseignement secondaire et supérieur semble être celui le plus décisif ; ayant un rapport
avec les transformations des structures productives, cela entraîne de manière naturelle la
modification de la position des femmes dans la division du travail. En d’autres termes, afin
que les femmes puissent remettre en question le « ce qui va de soi », celles-ci doivent d’abord
s’autoriser elles-mêmes leurs propres actes, et pour cela l’accès des femmes à l’instruction,
puis à l’indépendance économique, points qui vont de pair, semblent être préliminaires.
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V. De Gaulejac : Les sources de la honte, coll. Sociologie clinique, Desclée de Brouwer, 1996,
316 p.
18
L’auteur n’insiste pas sur l’appellation elle-même de la « révolution complète » comme une notion majeure de
sa théorie. Il souligne pourtant l’importance de celle-ci (révolution complète) par rapport à la « révolution
symbolique » qu’appelle le mouvement féministe, laquelle lui paraît, malgré son intérêt remarquable, souvent
partielle (Bourdieu, 1998, pp. 9-10 ; 47-48).
14
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Brouwer, 1994, 287 p.
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