1 Le phénomène-Autorité et la domination masculine : le cas de la
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1 Le phénomène-Autorité et la domination masculine : le cas de la
1 Le phénomène-Autorité et la domination masculine : le cas de la société coréenne Sunmi KIM Ce travail consiste à comprendre, d’une part, le mécanisme du phénomène-Autorité développé par G. Mendel et, d’autre part, la machinerie de la domination masculine analysée, entre autres, par P. Bourdieu et M. Godelier, et ce, afin de comprendre la spécificité de la société coréenne en rapport avec le statut des femmes coréennes à la lumière de ces deux phénomènes. Je m’intéresse à la question de l’épanouissement de la femme coréenne, des femmes en général : j’entends par le terme d’épanouissement celui d’autorisation développé par J. Ardoino. Cela signifie « devenir son propre auteur » en tant que source et producteur de sens, qualifiant la capacité de s’autoriser, et donc de « décider, en connaissance de cause, des moyens dépendant effectivement de nous comme des principes qui gouverneront notre existence » (Ardoino, 2000, pp. 200-201). Ce concept d’autorisation est enrichi par celui d’ « autorisation noétique » de R. Barbier (1996). Il définit le sujet comme « l’être humain qui s’achemine vers un état de conscience dynamique où il devient l’auteur de sa parole, de son silence et de ses actes » (2000) et insiste sur la nécessité de devenir le propre auteur de son développement spirituel au sens large du terme. Or, sous le joug de la domination masculine, les femmes coréennes ne semblent pas à s’autoriser à devenir leur véritable auteur. Pour cela, je fais l’hypothèse que le phénomène-Autorité joue un rôle important (pour ne pas dire définitif) dans la reproduction de la structure sociale et notamment dans le rapport hommefemme. Ainsi, je chercherai à comprendre, dans un premier temps, le fondement des rapports « homme et femme » en termes psyhco-affectif et social de l’autorité. Car, depuis les débuts de l’humanité, on peut dire que l’exploitation de la femme par l’homme se repose sur le phénomène-Autorité. Puis, j’examinerai la notion de la domination masculine en faisant l’hypothèse que celle-ci peut se traduire en terme du phénomène-Autorité. Enfin, je tenterai de comprendre la situation de la femme coréenne en rapport avec ces deux phénomènes pour que la femme puisse trouver sa juste place en tant qu’auteur de sa vie. Le phénomène-Autorité C’est principalement aux ouvrages de Gérard Mendel, le fondateur de la sociopsychanalyse, Pour décoloniser l’enfant (1989, (1971)) et Une histoire de l’autorité (2002) que je me réfère pour le développement de ce concept. D’après l’auteur, dans toutes les sociétés, l’autorité tient son pouvoir de la puissance inconsciente des parents et de la famille. Cette puissance s’assimile très tôt chez l’enfant pour échapper ensuite à un contrôle conscient. Employant le terme du phénomène-Autorité (le P-A ci-dessous), G. Mendel aborde ce mécanisme d’un point de vue psycho-affectif d’abord, puis sociologique. Face à l’autorité sociale, l’adulte - chez qui, l’autorité vécue dans sa plus tendre enfance est gravée à jamais - semble être conduit à se soumettre quasi automatiquement, car dans son inconscient le plus profond, il existe la peur d’être abandonné, d'être en manque affectif. Selon la définition psycho-affective de Mendel, l’autorité n’est qu’une menace du retrait affectif : « la culpabilité, se sentir coupable, ce n’est rien d’autre que d’avoir peur de n’être plus aimé par les figures familiales et par celles qui leur succèdent » (1989 (1971), p. 270). Le P-A dérive donc de la dépendance biologique et psycho-affective du petit enfant par 2 rapport aux adultes qui eux-mêmes sont confrontés à l’autorité externe (contrainte sociale). C’est pourquoi le mécanisme du P-A ne peut être découvert par la seule analyse des psychologies individuelles, mais aussi par une relation entre le commandement et l’obéissance, ce qui permet de considérer l’autorité comme un phénomène social. Il me semble utile de développer plus en détail le mécanisme du P-A, afin de mieux comprendre le processus de cette soumission à l’autorité d’un point de vue psycho-affectif et sociologique. Le processus de soumission à l’autorité Par quel processus le phénomène-Autorité naît chez l’enfant et l’adulte ? Quelle est la composante psycho-affective de l’autorité ? Pour dégager le mécanisme du P-A selon l’optique de G. Mendel, il faut d’abord définir l’amour, la base de ce concept. L’auteur le définit comme étant « la relation du sujet avec ses sources de plaisir » (1989 (1971), p. 52). Le nourrisson (puis le jeune enfant) cherche dans un premier temps ce plaisir auprès de la personne, en principe, de sa mère qui prend soin de lui. Or, celui-ci ressent également, à certains moments, le déplaisir ou la frustration dus à l’autonomie de la mère qui lui paraît comme toute-puissante. Ce déplaisir et cette frustration éprouvés par l’enfant déclenchent ensuite une agressivité à l’égard de la mère et en même temps un sentiment de culpabilité pour son agressivité réactionnelle. Enfin, la culpabilité va provoquer une certaine angoisse qui met aussi l’enfant en situation de dépendance de sa mère. Ce processus peut être schématisé en quatre étapes ci-dessous : Processus de soumission de l’enfant à l’autorité 1ère étape : la recherche du plaisir du nourrisson (jeune enfant) auprès de sa mère 2ème étape : le sentiment de frustration chez l’enfant provoqué par la découverte de l’autonomie de sa mère 3ème étape : l’apparition de l’agressivité ainsi que de la culpabilité envers sa mère entraînées par le sentiment de frustration chez l’enfant 4ème étape : la mise en situation de dépendance de l’enfant à l’égard de sa mère due à l’angoisse basée sur le sentiment de culpabilité Ainsi, se construit le P-A. L’adulte l’établit en intervenant à tout moment dans ce processus et de diverses manières. Il paraît tout de même que son intervention dans le passage de la troisième à la quatrième étape soit la plus décisive dans la construction du P-A. : car, en règle générale, l’angoisse éprouvée par l’enfant, laquelle est à l’origine de son agressivité et de sa culpabilité, l’oblige à progresser - s’il s’agit, bien évidemment, de petites quantités d’angoisse - et à abandonner petit à petit ses positions de dépendance vis-à-vis de l’adulte à mesure qu’il gagne de la confiance en lui. C’est-à-dire, au fur et à mesure du développement de l’enfant, celui-ci commence à se donner à lui-même ce plaisir indispensable à la vie (Mendel, ibid., p. 53). Or, c’est justement à ce moment-là (au passage de la troisième à la quatrième étape) que 3 l’adulte réagit face à la culpabilité et à l’angoisse de l’enfant pour que celui-ci « s'habitue » à se soumettre à l’autorité de l’adulte. Ce dernier le « menace » en quelque sorte par le chantage affectif de l’amour. En somme, « la peur d’être abandonné » conduit l’enfant (puis l’adulte) à se soumettre par un réflexe quasi automatique face à un Grand, c'est-à-dire face à ceux qui représentent l’autorité. Ainsi, un « enfant conditionné » devient-il un « adulte aliéné » qui, ayant toujours cette peur archaïque d’être abandonné perçue comme une empreinte ineffaçable, cherche le Grand qui prendra soin de lui (ibid., p.54). En conséquence, l’enfant conditionné (l’adulte aliéné) de la sorte ne peut évoluer de manière naturelle vers l’autonomie, et c’est cela qui constitue le noyau psycho-affectif du P-A. Après avoir examiné le fondement du P-A chez l’enfant et l’adulte ainsi que son mécanisme dans le processus de soumission à l’autorité, comme étant un obstacle au progrès de l’enfant vers son autonomie, il semble nécessaire de présenter les caractéristiques du P-A afin de pouvoir ensuite les faire discuter avec celles de la domination masculine. Les caractéristiques du phénomène-Autorité Selon G. Mendel, le P-A nécessite trois aspects dépendant les uns des autres, ne devant pas manquer pour qu'il le soit (1989 (1971), pp. 34-45). Il semble utile de citer quelques phrases de l’auteur qui résument chaque point du ceux-ci de manière explicite : - le premier aspect : transcendance, légitimité, hiérarchie, irréversibilité ; « Le P-A nous paraît indispensable de la croyance en une transcendance (...) d’où découle sa légitimité, laquelle s’incarne sur un mode hiérarchique en divers individus ou institutions (...). L’autorité s’exerce toujours de haut en bas, du supérieur sur l’inférieur » (ibid., p. 36). - le deuxième aspect : une domination exercée entre deux recours à la force, d’où vient la domination ; « Le grand avantage de l’Autorité pour ceux qui la détiennent est d’obtenir un résultat analogue - et même très nettement supérieur en efficace - à celui qui serait obtenu par un usage de la force pure, tout en faisant l’économie de cette application de force1 » (p. 38). - le troisième aspect : la nécessité du mystère et d’éloignement qui permet la projection des désirs idéalisant sur un chef ; « La nuit, quand l’imagination bat la campagne, les enfants ont peur du loup et des sorcières et, l’esprit critique intimidé, ils se pressent autour de la grande personne qui leur offre protection et sécurité2. Mais dans la réalité du plein jour de l’Histoire, il n’existe ni petits ni grands : seulement des hommes avec leurs compétences diverses qui ne les autorisent nullement à jouer de l’ombre et de la lumière pour s’assurer une emprise morale » (p. 42) En absence de l’un de ces trois points, le P-A n’existe pas, mais il doit s’agir soit de l’application de la force nue, de l’usage de la violence, soit de l’exercice du pouvoir. Quant au premier point, l’auteur explique abondamment le rapport étroit entre l’autorité et la légitimité : c’est de la légitimité que découle l’autorité. C’est aussi la légitimité reposant sur le 1 Souligné par l’auteur. Souligné par moi. La protection et la sécurité peuvent être les éléments essentiels que les personnes recherchent auprès d’un Grand représentant l’autorité, en échange de leur soumission. 2 4 caractère transcendant (que ce soit d’ordre surnaturel ou laïque), et non la légalité3 qui justifie l’autorité (Mendel, 2002, p. 37). L’autorité chez Charles de Gaulle en est un bon exemple (ibid., pp. 37-41). Concernant le deuxième point, il est bon de rappeler la définition plus ou moins consensuelle4 de l’autorité : « la variété de pouvoir qui assure l’obéissance des subordonnés sans user de la force manifeste, de la contrainte physique, de la menace explicite5, et sans avoir à fournir justifications, arguments, ou explications » (ibid. p. 26). Cette autorité ne se discute pas : le sujet obéit à la personne représentant l’autorité sans que celle-ci ne lui justifie pas ses exigences. Comme dit l’auteur, c’est une obéissance irraisonnée et irréfléchie (p. 7). Enfin, pour illustrer le troisième point, Mendel donne l’exemple de De Gaulle en citant ses phrases : « Face à l’événement, c’est à soi-même que recourt l’homme de caractère (…). Bien mieux, il embrasse l’action avec l’orgueil du maître, car il s’en mêle, elle est à lui (…). Les subordonnés l’éprouvent et, parfois, ils en gémissent. D’ailleurs, un tel chef est distant, car l’autorité ne va pas sans prestige, ni le prestige sans éloignement. Au-dessous de lui, l’on murmure tout bas de sa hauteur et de ses exigences. (…) Réciproquement, la confiance des petits exalte l’homme de caractère (…) car il est né protecteur. (…) On lui rend en estime ce qu’il offre en sécurité ». (De Gaulle, Le Fil de l’Epée, cité par Mendel, 1989 (1971), p. 40). Les éléments du troisième point de l’autorité –mystère, ombre, distance, éloignement – brouillent la réalité objective et permettent donc à la personne de l’autorité de magnifier son personnage et d’imposer aux « petits », sur un mode quasi hypnotique, son autorité (ibid., pp. 41-42). Tout en gardant à l’esprit ces trois caractéristiques du P-A, voyons maintenant ce qui se passe dans le mécanisme de la domination masculine. La domination masculine6 3 Il est intéressant de lire la discussion sur l’autorité, en rapport avec les termes de légitimité et de légalité. D’abord, pour Weber, il n’existe pas d’opposition entre légitimité et légalité car « tout pouvoir légal est légitime » (Mendel, 2002, p. 34). L’autorité fait obéir à un ordre sans avoir besoin de recourir à la force puisque telle est la loi. Néanmoins, la distinction entre légitimité et légalité ne semble pas être si évidente que cela : un juriste Georges Burdeau, questionne sur la valeur de l’ordre juridique existant (légalité). Cette valeur doit être fondée sur un principe qui la justifie : « Ce principe, c’est la légitimité ». C’est de la légitimité que découle l’autorité. Et il ajoute que « Cette légitimité doit nécessairement être évaluée dans le rapport à une norme, ce qui implique de prendre en considération un système de valeurs, une éthique » (ibid., p. 36). Enfin, pour Mendel, le régime de Vichy ne se repose ni sur la légalité, ni sur la légitimité : le régime de Vichy se situe « en rupture aussi bien avec le principe latin du droits soucieux d’égalité devant la loi des nationaux, indépendamment de leurs appartenances, qu’avec la tradition anglo-saxonne de la common law garantissant les libertés fondamentales » (ibid., p. 37). 4 Le terme d’autorité comprend plusieurs acceptions et son usage se fait, par conséquent, dans le sens polysémique, voire opposé. J’ai présenté, entre autres, la différence entre « avoir de l’autorité » et « être autoritaire » (Kim, 2000, pp. 144-148). 5 Souligné par moi 6 Dans ce travail, compte tenu de son envergure importante, je ne peux développer cette notion d’une manière satisfaisante : celle-ci demande éventuellement un champ théorique tellement vaste comme socio-historique, politico-économique, historique, même anthropologique qu’elle suscite souvent des polémiques très vives. En effet, il existe un grand débat autour de ce terme, plus exactement, autour d’un livre de P. Bourdieu, portant le titre, La domination masculine (1998, Seuil). Ce titre a déjà été présenté il y a quelques années par le même auteur, sous forme d’article (« La domination masculine », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 84, sept. 1990). Parmi ceux (la majorité sont des femmes) qui critiquent la vision bourdieusienne, Nicole-Claude Mathieu en est exemplaire : celle-ci l’accuse d'être le « pouvoir auto-hypnotique », au sens où celui-ci défend la domination masculine plutôt que de s’intéresser à l’oppression des femmes (« Bourdieu ou le pouvoir autohypnotique de la domination masculine », Les temps modernes, n° 604, mai-juin-juillet, 1999). Tout en étant 5 Si j’emprunte à P. Bourdieu son langage, lequel est un des « détenteurs » de ce terme, la domination masculine, la manière dont celle-ci est imposée et subie comporte toujours une violence symbolique, douce, insensible, invisible, qui s’exerce pour l’essentiel par les biais purement symboliques de la communication et de la connaissance (Bourdieu, 1998). Je n’ignore pas le fait que cette vision suscite une polémique vive notamment celle portée sur la violence symbolique7. Pourtant, les réflexions de Bourdieu me paraissent intéressantes par rapport à mon hypothèse de départ, à savoir que la domination masculine, notamment la violence symbolique peut se traduire en termes du phénomène-Autorité. Je voudrais donc me centrer sur l’aspect de la violence symbolique de la domination masculine compte tenu de l’intérêt de ce présent travail. La violence symbolique signifie, selon l’auteur, que le dominé (en occurrence les femmes) applique aux relations dans lesquelles il est pris, des « schèmes de pensée qui sont le produit de l’incorporation de ces relations de pouvoir et qui s’expriment dans les oppositions fondatrices de l’ordre symbolique » et ce, sans se poser des questions, ni remettre en question (ibid., p. 40). Car cette « supériorité » des hommes se trouve « dans l’objectivité des structures sociales et des activités productives et reproductives, fondées sur une division sexuelle du travail de production et de reproduction biologique et sociale qui confère à l’homme la meilleure part, et aussi dans les schèmes immanents à tous les habitus » (ibid., p. 39). Cet habitus ou les « dispositions » fonctionne comme des « matrices des perceptions, des pensées et des actions de tous les membres de la société », c’est-à-dire qu’il est universellement partagé par tous les agents puisque « c’est naturel » et donc transcendant (ibid., pp.39-41). La violence symbolique s’institue également « par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut pas ne pas accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose (…) que d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui, n’étant que la forme incorporée de la relation de domination, font apparaître cette relation comme naturelle » (ibid., p. 41). Le terme de « force symbolique » est également employé par l’auteur pour désigner les caractéristiques de la violence symbolique ; la force symbolique comme une forme de pouvoir qui s’exerce directement sur le corps des dominés, en dehors de toute contrainte physique. Cette force symbolique « n’opère qu’en s’appuyant sur des dispositions déposées, tels des ressorts, au plus profond des corps ». En d’autres termes, puisque les dominés disposent déjà les matrices des perceptions et des pensées fondées sur la vision des dominants, il suffit de les déclencher pour que cela se mette en marche (ibid., p. 44). La construction sociale des structures cognitives8 repose sur de telles violences et cela est « inscrit durablement dans le corps des dominés sous la forme de schèmes de perception et de dispositions qui rendent sensible9 à certaines manifestations symboliques du pouvoir » (ibid., p. 46). Dans ce contexte, quand on parle de la conscience des personnes10, notamment de celle consciente de telles polémiques, je conserve ce titre, dans la mesure où cette notion me paraît essentielle dans la discussion sur l’état actuel des femmes en général, notamment des femmes coréennes. 7 Par exemple, Daniel Welzer-Lang (2004), Les hommes aussi changent, Payot, 436 p. Tout en reconnaissant l’apport de la sociologie bourdieusienne, l’auteur critique point par point la vision ou l’attitude profondément androcentrique de Bourdieu quant à sa manière d’aborder la question de la domination masculine (voir notamment, pp. 129-158). 8 Les structures cognitives, ici, organisent les actes de construction du monde et de ses pouvoirs (Bourdieu, ibid., p.46). 9 Souligné par l’auteur. 10 La conscience du dominé relevant déjà de la vision du dominant, Bourdieu critique les analyses des féministes qui emploient le terme de conscience comme un moyen de pouvoir changer la domination masculine. 6 des dominés - qui est fondée sur le principe de vision dominant -, celle-ci ne semble pas être une simple représentation mentale, ou un fantasme, mais plutôt un système de structures durablement inscrites dans les choses et dans les corps (ibid., p. 47). S’il en est ainsi, la structure et l’emprise de la violence symbolique de la domination masculine semble avoir des points communs avec celles du phénomène-Autorité ; notamment, si nous regardons de près l’effet psychologique de la violence symbolique exercé sur les femmes, il semble que ces deux phénomènes aient la même racine. La force symbolique que je viens d’évoquer montrent bien que celle-ci n’a pas besoin de contrainte physique, un des points essentiels du P-A (2ème caractéristique). Sans faire recourir à la force nue, et surtout avec « une dépense extrêmement faible d’énergie » (ibid., p. 44), les hommes peuvent obtenir des femmes ce qu’ils désirent. Il suffit de déclencher un mécanisme psychologique chez les femmes (ou un système de perceptions inscrit dans leur corps) pour que celles-ci entrent en jeu des dominants (violence symbolique) ou des Grands représentant l’autorité (P-A). C’est un mécanisme quasi automatique et les dominants ainsi que les Grands n’ont pas besoin de faire appel à une force nue comme la violence physique. Par ailleurs, par rapport aux définitions de la violence symbolique que j’ai présentées plus haut, on trouve un autre point commun avec le P-A. Selon Bourdieu, les matrices des perceptions et de pensées étant inscrites dans le corps des femmes, celles-ci acceptent la domination masculine comme naturelle 11 . Une sorte de légitimation de la domination masculine s’établit : décrire cette relation comme naturelle sous-entend que derrière cette acceptation, la domination soit « légitimée » par la société, même par le dominé, l’une des caractéristique importante du P-A selon G. Mendel (1ère caractéristique de l’autorité). Un autre auteur important de la domination masculine, Maurice Godelier fait une remarque intéressante là-dessus, notamment à travers le processus de l’initiation chez les Baruya qu’il a pu observer : « Dans les sociétés où existe une domination des hommes sur les femmes et où s’exercent en permanence des formes particulières de violence idéologique, sociale et matérielle des hommes sur les femmes, la sexualité est sans cesse sollicitée de tenir un discours qui fasse apparaître cette domination comme parfaitement « légitime » aux yeux des hommes qui l’exercent et des femmes qui la subissent. Et nous savons qu’en matière d’oppression, la domination d’une fraction de la société sur une autre (sexe, caste, classe, race) n’est pleinement fondée, légitimée, qu’au moment où ce sont les victimes qui deviennent les coupables, les premiers responsables du sort qu’elles subissent » (1982, pp. 352-353). Lorsque la domination masculine devient « légitime », c’est-à-dire lorsque les membres de la société, que ce soit les dominants que les dominés, attribuent la légitimité de ce fait, cela devient « transcendant » auquel personne ne peut s’y opposer, comme le P-A. C’est pourquoi, comme le remarque D. Welzer-Lang, une femme violée doit subir un regard soupçonneux de la part des hommes mais aussi des femmes comme si c’est elle qui a « provoqué » cet accident et donc c’est elle qui en est devenue « responsable » (2004, p. 124). Quant à la 3ème caractéristique du P-A (la nécessité du mystère et d’éloignement), on peut également trouver ses traces dans l’analyse de la domination masculine de Bourdieu. Le « point d’honneur » ou la « noblesse », élément fondamental constituant la masculinité exclut les femmes : « les femmes sont exclues tous les lieux publics, assemblée, marché, où se jouent les jeux ordinairement considérés comme les plus sérieux de l’existence humaine, tels les jeux de l’honneur » (Bourdieu, ibid., p. 55). Or, ce sont ces « jeux de l’honneur » qui font naître l’ordre symbolique par lequel les hommes visent à assurer la conservation ou l’augmentation 11 Par rapport à ce point, M. Godelier emploie le terme de « consentement » des femmes (Godelier, 1982, p. 232), laquelle a provoqué une vive critique de la part des féministes. 7 du capital social et symbolique et donc faire perpétuer la domination masculine. M. Godelier décrit bien, de son côté, cette nécessité du « mystère » de la domination en évoquant des « secrets des hommes » à travers les rites d’initiation chez les Baruya. Ainsi, ce que P. Bourdieu appelle les « dispositions » (les effets et les conditions de l’efficacité de la violence symbolique durablement inscrits au plus intime des corps) semblent finalement correspondre au résultat du processus de la soumission de l’enfant à l’autorité décrit par G. Mendel. La domination masculine, qui constitue les femmes en objet symbolique, comme un « être perçu », a pour effet de les placer dans un état permanent d’insécurité corporelle et psychologique (ibid., p. 73) Cela rejoint tout à fait à la description du p-A que j’ai présentée plus haut, qui est fondé sur le chantage à l’amour jouant essentiellement avec le sentiment d’insécurité de l’enfant et du dominé en général. En échange d'une sécurité et d'une protection, comme le décrit G. Mendel, le dominé se soumet à l’autorité. Il ne peut pas ne pas le faire faute de quoi il se sentira en insécurité totale. Il s’agit de la question de la survie. Il semble aller de même pour le mécanisme de la domination masculine : les femmes se soumettent à celle-ci en échange d'une sécurité en retour. Que signifie la statistique selon laquelle la majorité des femmes françaises déclarent qu’elles souhaitent avoir un conjoint plus âgé et plus grand qu’elles ? Selon Bourdieu, ces éléments sont des « indices de maturité et des garanties de sécurité » (ibid., pp. 41-42). Elles semblent chercher, par le biais de la violence symbolique inscrite dans leur corps, donc inconsciemment, une figure étant capable de les protéger. Si elles transgressent cet ordre établi fondé sur la vision dominante, la sanction sera immédiate car ne correspondant plus à une valeur symbolique selon les critères des hommes, elles seront exclues du système de protection offert par ceux-ci. Aux yeux des hommes, elles n’ont plus de valeur symbolique, car refusant de devenir un « être perçu », c’est-à-dire un objet symbolique, elles n’aident guère à l’acquisition et à l’accumulation du capital social et surtout du capital symbolique des hommes sur lesquels leurs jeux sociaux se concentrent. Par exemple, la chasteté de la femme kabyle ou coréenne (du moins jusqu’à l’époque récente) constitue une valeur symbolique importante qui répercute directement sur la réputation de la lignée masculine, donc le capital symbolique (ibid., p. 51). Tout cela se base sur le principe de vision dominant selon lequel la femme étant un objet symbolique, doit être disponible pour l’échange du capital symbolique des hommes dont l’honneur est fondamental (p. 53). D’autant plus, puisque la division sexuelle du travail fonctionne exactement selon ce principe de la vision dominant, les femmes n’ont pas ou peu de possibilité de se faire place, chose essentielle pour avoir le minimum de sécurité. En fin de compte, elles sont, dans un premier temps, « conditionnées », par le jeu psychologique de chantage affectif à l’amour et donc acceptent, malgré elles, la vision dominante, comme l’enfant face à une figure représentant l’autorité, et dans un deuxième temps, elles sont obligées de jouer le jeu, consciemment ou/et inconsciemment, avec ce système de la domination masculine. Le P-A et la domination masculine sont finalement une véritable « violence totalitaire » selon l’expression de M. Maffesoli (1999 (1979)) dans le sens où la violence totalitaire peut être douce - car elle se manifeste souvent sous forme psychologique ou symbolique -, mais n’en est pas moins réelle. C’est une violence qui suppose la soumission de l’individu en échange de la protection du Grand. En fait, on peut dire que l’adhésion des femmes coréennes à la domination masculine est due à leur difficulté de trouver leur appartenance sociale ; étant donné qu’elles sont marginalisées par la société contemporaine qui juge l’individu par un seul critère, c’est-à-dire, l’utilité sociale au sein du système du travail, les femmes ne pouvant montrer, souvent à cause de la structure sociale défavorable pour elles, autant de productivité 8 que les hommes, sont justement plus angoissées et sentent donc plus le besoin d’être en sécurité. Ainsi, si la soumission est un moyen qui peut leur permettre - tout au moins en apparence - d’avoir un sentiment d’appartenance à une société régie par ces violences symboliques, elle leur fournit également un sentiment de sécurité, considérant celles-ci comme un ordre naturel (de Gaulejac, 1991, (1987), p.70). En somme, l’élément qui réunit la logique bourdieusienne de la domination masculine et celle du P-A de G. Mendel, est son aspect « symbolique »12 qui peut se traduire par celui de « psycho-affectif » dans cette dernière : c’est-à-dire, sans recours à la force physique. Devant le Grand qui représente l’autorité, les femmes recherchent automatiquement, sans vouloir (ou, sans avoir l’idée de) remettre en question, la protection et la sécurité en s’y soumettant tout simplement, puisque les leçons des premières expériences durant leur enfance sont inscrites dans leur corps comme un « code de survie », au point de ne pas pouvoir (et aussi vouloir) distinguer les causes et les effets de leur état de dépendance. Par conséquent, leur soumission aux hommes devient une sorte de consensus, de sens commun de la société auxquels les femmes elles-mêmes participent dans leur production et leur établissement. La réflexion sur le P-A et la violence symbolique associée à la domination masculine m’a permis de mieux comprendre les effets et les conditions de leur efficacité souvent inscrits depuis longtemps au plus profond de ces femmes. Cette réflexion m’a également conduit à m’intéresser aux moyens ou au processus qui permettent aux femmes de changer leurs conditions, de transformer leurs relations avec les hommes. Ainsi, je porte, d’ores et déjà, mon intérêt sur la libération des femmes, prises sous le joug de l’autorité autoritaire liée à la domination symbolique. Le P-A met, en fin de compte, les femmes en situation de dépendance à l’égard des Grands, en les faisant s'assimiler elles-mêmes la vision dominante. C’est pourquoi, je tenterai de dégager le moyen nécessaire pour la libération des femmes, qui se traduit également par l’autorisation de celles-ci. Quelques indices concernant l’instruction et le travail chez les femmes coréennes Je présente ici deux statistiques ; l’une indiquant l’écart entre les niveaux de formation des hommes et des femmes de 25 à 64 ans des pays membres de l’OCDE13, l’autre montrant le pourcentage de femmes âgées de 30 à 44 ans qui occupent un emploi selon leur niveau de formation. Bien que ces deux indices ne permettent pas d’aborder de façon globale le degré de l’emprise du phénomène-Autorité sur les femmes dans la société coréenne, cela peut être des indices significatifs permettant de comparer la situation de la femme coréenne avec celle des 12 Néanmoins, il faut être lucide pour ce terme, « symbolique » : comme le souligne P. Bourdieu, on a tendance à le comprendre, par opposition à réel, effectif, comme une violence purement « spirituelle » et par conséquent, sans effets réels (1998, ibid., p. 40). Nous savons, bien évidemment, que ce n’est pas le cas. Par ailleurs, N-C. Mathieu s’oppose vivement à l’idée de « symbolique » sur laquelle Bourdieu met l’accent en particulier, en traitant le sujet de la domination masculine. Selon elle, c’est une vision non seulement rétrécie, mais trop idéaliste, compte tenu de la réalité, des rapports de forces tout à fait concrets que les femmes subissent dans leur vie quotidienne ; par exemple, le fait de ne pas avoir fait la moindre allusion au « viol » en parlant de la « sociologie politique de l’acte sexuel », ou encore de ne traiter les mythes et les rites que sur le plan symbolique (malgré leurs discours et pratiques clairement énoncés sur l’inégalité des sexes) montrent bien la partialité de la théorie de la domination symbolique de Bourdieu (Mathieu, 1999, pp. 298-308). 13 Le nombre des pays Membres originaires de l’OCDE compte vingt-neuf pays dont le Japon (le 28/04/1964) et la Corée (le 12/12/1996) y participent ultérieurement. Je ne peux malheureusement pas me procurer ici les informations concernant le Japon, lesquelles auraient pu me permettre de comparer la situation entre la Corée et celui-ci. 9 femmes occidentales, toujours en termes de la domination masculine liée au P-A, notamment par rapport à celles de la France et des U.S.A. Ecart de l’indice entre le niveau de formation des hommes et des femmes de 25 à 64 ans, 1995 Corée France Etats-Unis Moyenne de l’OCDE Hommes 70 73 85 63 Femmes 50 64 87 57 Ecart 20 9 -2 6 Source : OCDE (1998) L’investissement dans le capital humain, p. 109 Ce tableau montre clairement l’écart considérable des niveaux de formation entre Coréens et Coréennes par rapport à celui des autres pays. Cet écart coréen est l’avant dernier (Australie 22 : hommes 64, femmes 42) des pays membres de l’OCDE. Cet écart est dû, en grande partie, au niveau d’instruction des femmes coréennes (50 %), lequel n’atteint même pas la moyenne des pays de l’OCDE (57 %). Ceci dit, le niveau d’instruction des hommes coréens, étant largement au-dessus de la moyenne des pays de l’OCDE, n’en est pas la cause majeure. Toutefois, ce chiffre ne semble pas suffisant pour confirmer quoi que ce soit, en raison du mélange d’âge et du niveau d’études des Coréens, d’une société qui a connu, la Guerre de Corée, donc une transformation particulièrement importante par rapport à celles des autres pays14. Dans ce sens, le tableau suivant nous fournira une idée plus précise. Femmes âgées de 30 à 44 ans occupant un emploi selon leur niveau de formation, 1995 (%) Corée France Etats-Unis Moyenne de l’OCDE Inférieur au 2e cycle du secondaire 67 53 49 55 2e cycle du secondaire seulement 49 71 72 68 Supérieur non universitaire 84 82 81 Supérieur universitaire Total 49 79 81 82 56 69 73 66 14 Notamment si je tiens compte de l’écart du taux de formation entre les jeunes Coréens (25-34 ans) et les plus âgés (45-54 ans), cela demande une analyse prudente ; Tableau ; Pourcentage de jeunes adultes (25-34 ans) et plus âgés (45-54 ans) ayant au moins une formation de deuxième cycle de l’enseignement secondaire, 1995 Corée France Etats-Unis Moyenne de l’OCDE 25-34 86 86 87 71 45-54 39 62 86* 55 Ecart 39 24 0 15 * Données concernant le groupe d’âge de 45-64 ans. Source (ibid., pp. 20, 107) Cet écart considérable (39 %) de niveau de formation entre ces deux générations coréennes n’a jamais été enregistré dans les autres pays de l’OCDE. Cela peut s’expliquer d’une part par la Guerre de Corée qui a laissé le pays dans le dénuement total dans les années cinquante et soixante et qui, par conséquent, a empêché d’accéder à l’enseignement des adultes âgés de 45-54 ans et plus, et d’autre part, par l’assiduité des Coréens à l’égard de l’éducation, laquelle, dès la sortie de la pauvreté, a poussé les enfants (25-34 ans en 1995) au plus haut niveau de l’enseignement, le pourcentage atteint celui des pays du Nord. 10 Source : OCDE, ibid., pp. 60, 117 Ce tableau est significatif pour deux raisons ; premièrement, le taux de participation de la femme coréenne âgée de 30 à 44 ans - niveau de formation confondu - aux activités économiques est très faible (56 %) qu’il n’atteint même pas celui moyen (66 %) des pays de l’OCDE. Deuxièmement, - ce point me paraît être plus important -, les femmes coréennes possédant un diplôme universitaire ne semblent pas être autant appréciées sur le marché du travail que leurs homologues occidentales ; environ 80 % de ces dernières exercent un métier, alors que pour les Coréennes, plus d’une sur deux reste à la maison. Par ailleurs, leur participation aux activités économiques est beaucoup plus faible que celle des autres femmes coréennes n’ayant qu’un diplôme inférieur au 2e cycle du secondaire. Parmi vingt-neuf pays membres de l’OCDE dont vingt-cinq figurent dans cette statistique (OCDE, 1998, pp. 60,117), aucun pays ne présente ce type de répartition, de la corrélation entre le niveau du diplôme des femmes et le taux de leur participation aux activités économiques ; en principe, plus les femmes sont instruites, plus elles devraient avoir de chance d’exercer un métier et donc l’écart entre les moins diplômées et les plus diplômées quant à la participation aux activités professionnelles devrait être augmenté de manière croissante. Comment peut-on expliquer ce phénomène ? Quel sens l’enseignement supérieur des femmes peut-il avoir en Corée ? Bourdieu ne disait-il pas qu’un des changements les plus importants dans la condition des femmes et un des facteurs les plus décisifs pour transformer cette condition était l’accès de celles-ci à l’enseignement secondaire et supérieur ? (Bourdieu, 1998, p. 97) De Gaulejac n’insistait-il pas sur l’image positive que l’individu se construit par la reconnaissance sociale, c’est-à-dire la « reconnaissance de la place qu’il occupe au sein du système de l’utilité sociale qu’il remplit dans ce système » (De Gaulejac, Taboada Léonetti, 1994, p. 94) par le biais de l’instruction et qui se traduit par une indépendance financière (De Gaulejac, 1996, p. 104) ? Enfin, Mosconi ne rappelait-elle pas l’importance de l’éducation des femmes pour leur libération en disant que ; « (...) le savoir et l’instruction sont si organiques dans la libération des femmes, comme dans celle de tout groupe dominé : ils sont la condition de la prise de conscience de soi et des rapports entre les sexes qui permettent d’entrevoir la possibilité d’une transformation et d’engager une lutte pour l’obtenir » (Mosconi, 1994, p. 78). La liste serait longue. Comment donc comprendre cette « anomalie » de la société coréenne ? De nombreuses hypothèses peuvent être suggérées concernant ce phénomène. Parmi elles15, je retiens que dans la société coréenne, l’emprise du phénomène-Autorité sur les femmes, lié à la 15 Par exemple, la précarité de la structure de la protection sociale ne devrait pas être innocente de la faible participation aux activités économiques des femmes coréennes ayant un diplôme de haut niveau. Notamment, étant donné que le travail d’une femme implique inévitablement la question de la garde des enfants, si cette structure n’est pas à la hauteur, la femme ne peut pas exercer son activité professionnelle comme elle l’entend. C’est le cas de la société coréenne, ainsi que de ses voisines. A cause du manque d’établissements préscolaires, surtout pour les enfants de bas âge, nombreuses sont les femmes asiatiques qui sont obligées de rester à la maison. En ce qui concerne la question de la garde des enfants de bas âge, il semble exister un autre problème qui serait plutôt dû aux idées confucéenne et chamaniste ; selon la première, comme nous le savons déjà, l’existence de la femme se trouve uniquement dans le statut de mère et d’épouse. Rien ne doit être plus important que cela. C’est pourquoi, même aujourd’hui, lorsqu’une mère qui a un enfant de bas âge exerce un métier, la plupart de son entourage et de ses collègues au travail tendent à la rabaisser, au lieu de l’encourager, en lui indiquant son manque de responsabilités envers son enfant. Par conséquent, la mère finit par ressentir une grande culpabilité à son égard (Voir A. Garrigue, Les femmes japonaises, la révolution douce, 1998). Quant à l’idée chamaniste, elle prend la même position que la précédente. En concevant que la mère (les parents) et l’enfant font partie d’une 11 domination masculine est particulièrement forte et que même si les femmes arrivent à accéder à l’enseignement supérieur, la structure sociale les oblige de rester dépendantes des figures masculines (père, mari, fils) ou du moins d’avoir une position subalterne par rapport à celle des hommes. Et pour cela, outre l’idée de la distinction du rôle social selon les sexes traditionnellement instituée à l’image de l’idéologie néo-confucéenne (la femme est à l’intérieur et l’homme à l’extérieur), je m’appuie sur l’idée de la culture militaire, propre à la société coréenne. Selon H. S. Byon, une chercheuse au Centre de la recherche du développement de la femme coréenne, la culture militaire a été établie par le gouvernement militaire au pouvoir (19631992). Reposant sur l’importance des règles, le caractère collectif des hommes, la conscience de classe ainsi que sur l’absolutisme, pour réaliser son but, la culture militaire a créé d’une manière insidieuse une atmosphère sociale défavorable aux femmes. Cela les a amenées dans un premier temps à rester dans le secteur privé (la famille), ensuite à se sacrifier pour la famille et la société par leurs « mains-d’œuvre bon marché et docile »16 et enfin, à devenir des objets sexuels pour les hommes (H. S. Byon, 1995, pp. 73-80). Ainsi, la masculinité est devenue une « noblesse » et l’être féminin comme « être-perçu », c’est-à-dire un objet symbolique disponible pour « l’échange de bien symbolique », selon l’expression de Bourdieu (1998, pp. 61-70). En outre, H. S. Byon ajoute que dans ce phénomène de culture militaire, le néo-confucianisme a également joué un rôle important car celui-ci est avant tout une philosophie reposant sur le régime patriarcal surtout au fil des siècles : en d’autres termes, le confucianisme a facilité la naissance et le développement de la culture militaire par ses caractéristiques patriarcales et par son idéologie de Yin et de Yang qui divise de manière tranchante la femme et l’homme17. Par ailleurs, de la fin du 19ème au début du 20ème siècle, la Corée a opté la fermeture du pays face aux exigences des pays occidentaux en insistant davantage sur les valeurs confucéennes, tandis que le Japon a déjà ouvert ses portes à ces pays en mettant l’accent sur l’acquisition des nouvelles valeurs venant de l’Occident. Il ressort de l’histoire moderne de la Corée que la seule unité, ils ne sont pas séparables. D’où provient, l’idée de la négation de l’autonomie de la part de l’enfant. Ainsi, serait-il presque inconcevable qu’une mère travaille à l’extérieur en laissant son enfant en seconde main. Une autre raison peut s’avérer avec un autre point de vue. Les femmes coréennes ne font pas leurs études supérieures uniquement dans le but d’exercer un métier, mais d’une part, pour trouver un mari compétent comme le souhaitent certains parents (Yatabe, 1992, p. 250), et d’autre part, pour ne pas perdre la « face » vis-à-vis de l’entourage (Hofstede, 1994). En fait, ces deux points sont liés l’un à l’autre dans la mesure où ils sont sensibles au regard des autres. Ce dernier est l’une des caractéristiques les plus importantes de la société collective et c’est de là que provient la prise en considération, parfois excessive, de la notion d’«honneur » et de « face ». Celles-ci y sont considérées comme quelque chose de très important parce que les autres sont toujours là, en nous fournissant sans cesse une source de comparaison ; si nous vivions seuls dans la société, les personnes n’accorderaient aucune importance à l’autre. C’est-à-dire, la notion de « face » provient du regard des autres qui ne cessent de se comparer entre eux. Sous cet angle, vu que l’éducation des filles dans l’enseignement supérieur devient une banalité dans ces pays collectivistes, toute la population est en quelque sorte obligée de suivre le modèle de ses voisins afin de ne pas perdre l’« honneur » face à leur entourage où la plupart des filles reçoivent un enseignement supérieur d’une part, et d’autre part, qu’elles soient « dignes » de devenir l’épouse d’un mari compétent, qui est aussi un bon sujet pour la comparaison et la face. Il est vrai que tant que je n’ai pas de données plus précises, ces hypothèses restent hâtives. Bien que j’en sois tout à fait consciente, compte tenu de mes études précédentes, je n’estime pas pour autant que celles-ci soient invraisemblables. 16 C’était le cas en France à la fin 19ème au début 20ème siècle (Thuillier, 1988, p. 15, cité par Mosconi, 1994, p. 130) 17 Néanmoins, ce que l’on ne doit pas trop simplifier dans cette mise en relation entre le confucianisme et la culture militaire, c’est qu’il ne s’agit pas du confucianisme dans le sens originel de son terme qui ait encouragé le développement de celle-ci, mais plutôt celui étant déformé au fil des siècles et qui y ait joué un rôle négatif. Autrement dit, comme le souligne le professeur Kyong-dong Kim, le confucianisme dont on parle aujourd’hui, ne semble pas tout à fait garder son sens originel dans la mesure où chaque société de l’histoire l’a utilisé pour défendre sa propre idéologie (K. D. Kim, 1991, pp. 62-72). 12 distinction des sexes, notamment la suprématie du sexe masculin semble demeurer plus fortement chez les Coréens que chez leurs voisins. Dans ce sens, l’éducation que les femmes coréennes reçoivent de la famille et de la société peut ne pas avoir une conséquence de cette idéologie, quoique relativement estompée ces derniers temps. Une femme coréenne « bien éduquée » au sens où la société entend est celle qui correspond à l’image établie par la seule vision masculine, c’est-à-dire un « être-perçu ». Cela va de même pour les femmes ayant un diplôme supérieur. Certes, leur accès à l’enseignement supérieur est considérablement augmenté ces dernières décennies mais, les conditions sociales générales renforcées par l’imaginaire collectif de la société basé sur cette dominance masculine les conduisent à choisir « rationnellement » des filières moins professionalisantes ou moins prestigieuses par rapport à celles que choisissent les garçons (Mosconi, p. 114). C’est pourquoi, il faut être extrêmement prudent quand on parle du taux de l’accès des femmes à l’enseignement supérieur : car, « plus les femmes sont nombreuses à arriver dans l’enseignement supérieur et plus les mécanismes d’orientation deviennent sexistes » (Baudelot et Establet, cité par Mosconi, 1994, p. 109). Cela veut dire que la division sexuelle du travail demeure, d’une manière insidieuse, malgré leur haut niveau d’instruction. Ainsi, dire que les femmes accèdent de plus en plus à l’enseignement supérieur, ne correspond pas toujours au changement de leur condition. Ce modèle est valable pour toutes les sociétés dites patriarcales et la société coréenne n’y échappe pas. En plus, lorsque des enseignant(e)s « sans exprimer explicitement des opinions et des croyances sexistes, expriment par leurs attitudes, leurs regards, leur manque d’attention, l’oubli du nom, ces « mille nuances », toute une série de croyances sur l’importance respective des filles et des garçons » (Mosconi, ibid., p. 321), quelle influence peut-il cela avoir sur elles et quel rapport au savoir celles-ci peuvent-elles construire ? Enseignant(e) en tant que figure d’autorité, les filles ne peuvent éviter, ou très difficilement au processus de la soumission à l’autorité que j’ai expliqué précédemment. Quant aux parents, en tant qu’autre figure d’autorité et qui sont eux-mêmes conditionnés par la vision masculine, participent, malgré eux, à la reproduction du modèle traditionnel en mettant leurs filles dans une situation dépendante, du moins subalterne de celle des garçons. Le simple fait d’accepter que la vie de leur fille dépendra de l’homme avec qui elle va se marier nous laisse deviner leur éducation implicite. S’il en est ainsi, bien qu’on parle de la crise de cette autorité que ce soit en France ou en Corée, le mécanisme que les filles ont incorporé pendant les premières années de leur vie, puis les matrices de perceptions et de pensées inscrites ultérieurement à travers l’éducation familiale et sociale les conduisent quasi automatiquement à se soumettre à cette autorité et à considérer le privilège accordé aux hommes comme naturel. D’où vient effectivement cette difficulté que veulent surmonter ces femmes face à cette domination et ce P-A associés à la violence symbolique. Ainsi cela ne semble pas être un hasard si nos deux auteurs emploient le terme de « révolution » (Bourdieu : « révolution complète » et Mendel : « révolution pédagogique ») pour désigner le moyen ou la méthode, ou encore le processus que la société toute entière doit adopter afin de dépasser la domination symbolique ancrée, d’une manière insidieuse, non seulement aux schèmes de pensée des hommes et des femmes, mais aussi aux institutions, familles, écoles, et Etat. Face à ce mécanisme le plus ancien de l’humanité, il semble plutôt chimérique de croire que celui-ci puisse être vaincu par les simples prise de conscience et la volonté, car ces dernières sont déjà « contaminées » par la logique androcentrique toute puissante. Il faudrait une vraie « révolution », pour dépasser cet ordre établi et le rétablir, au sens pédagogique et complet du terme ; d’abord « pédagogique », parce que c’est un apprentissage qui doit commencer le plus tôt possible afin que l’enfant (puis l’adulte) puisse apprendre à 13 vivre avec les conflits en gardant les yeux ouverts. La « révolution pédagogique » peut donc être le moyen de diminuer la culpabilité inconsciente de celui-ci, afin que cela lui devienne tolérable de vivre avec ses conflits, sans devoir recourir à la protection du Grand. Bref, le progrès de l’individu vers la libération ne se fait qu’en assumant ses conflits inconscients ; « l’on peut espérer s’avancer vers une libération progressive, qui n’est pas seulement une connaissance de soi plus grande (...), mais, à notre sens, le fait d’assumer le plus complètement possible les conflits de son époque » souligne G. Mendel (1989 (1971), p. 194). D’autre part, la « révolution complète »18, dans l’optique de P. Bourdieu est telle, qu'étant donné l’étayage de l’ordre social sur la domination symbolique, on peut se dire que le moyen de s’en sortir peut également être recherché par les biais symboliques. Or, comme j’ai expliqué le mécanisme de la domination symbolique, l’enracinement de celle-ci ne semble pas si facilement déracinable par les seules armes de la conscience et de la volonté des femmes ; « La violence symbolique ne s’accomplit qu’à travers un acte de connaissance et de méconnaissance pratique qui s’effectue en deçà de la conscience et de la volonté (...) » (Bourdieu, ibid., p. 48). En outre, compte tenu du vaste champ de la domination symbolique comme, notamment, la structure du marché des biens symboliques qui sont le fondement de tout ordre social, et dans laquelle les femmes apparaissent souvent en tant qu’objets ou symboles dont la fonction est de contribuer à la perpétuation du capital symbolique détenu par les hommes -, il semble plutôt décourageant devant l’envergure de celle-ci, d'appliquer le terme de « révolution ». Néanmoins, l’auteur cherche la voie de la « révolution complète » à travers quelques facteurs de changement, en définissant que « la domination masculine ne s’impose plus avec l’évidence de ce qui va de soi » (ibid., p. 95). Il s’agit de remettre en question des évidences. Parmi les facteurs de changement et de transformation de ces évidences, l’accès des filles à l’enseignement secondaire et supérieur semble être celui le plus décisif ; ayant un rapport avec les transformations des structures productives, cela entraîne de manière naturelle la modification de la position des femmes dans la division du travail. En d’autres termes, afin que les femmes puissent remettre en question le « ce qui va de soi », celles-ci doivent d’abord s’autoriser elles-mêmes leurs propres actes, et pour cela l’accès des femmes à l’instruction, puis à l’indépendance économique, points qui vont de pair, semblent être préliminaires. Bibliographie J. Ardoino : Les avatars de l’éducation : problématiques et notions en devenir, coll. Education et formation, PUF, 2000, 270 p. R. Barbier : - « Le sujet dans la recherche-action » in Colloque sur la recherche-action, Université Paris 4, Collège coopératif, le 17 février 2000 - La recherche-action, coll. Ethno-sociologie, Anthropos, 1996, 112 p. P. Bourdieu : La domination masculine, coll. Liber, Seuil, 1998, 145 p. H.-S. Byun : « L’influence de la culture militaire sur la vie de la femme » in L’étude sur la femme, n° 48, Séoul, Centre de la recherche du développement de la femme coréenne, 1995 V. De Gaulejac : Les sources de la honte, coll. Sociologie clinique, Desclée de Brouwer, 1996, 316 p. 18 L’auteur n’insiste pas sur l’appellation elle-même de la « révolution complète » comme une notion majeure de sa théorie. Il souligne pourtant l’importance de celle-ci (révolution complète) par rapport à la « révolution symbolique » qu’appelle le mouvement féministe, laquelle lui paraît, malgré son intérêt remarquable, souvent partielle (Bourdieu, 1998, pp. 9-10 ; 47-48). 14 V. De Gaulejac et I. Taboada Léonetti : La lutte des places, coll. Re-connaissance, Desclée de Brouwer, 1994, 287 p. A. Garrigue : Les Japonaises, la révolution douce, coll. Reportages, Philippe Picquier, 1998, 296 p. M. Godelier : La production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinnée, Flammarion, 1982, 387 p. K.-D. Kim : « Confucianisme introuvable, confucianisme retrouvé » in Espaces Temps, n° 4546, 1991 S.-M. Kim : Les femmes asiatiques et l’enseignement supérieur en France : rapport au savoir et positionnement social dans les sociétés asiatiques (Corée du Sud, Japon, Taiwan), thèse de doctorat, Sciences de l’éducation, Université Paris 8, 2000, 472 p. M. Maffesoli : La violence totalitaire : essai d’anthropologie politique, Desclée de Brouwer, 1999 (1979), 343 p. N.-C. Mathieu : « Bourdieu ou le pouvoir auto-hypnotique de la domination masculine » in Les temps modernes, n° 604, 1999 G. Mendel : - Une histoire de l’autorité : permanences et variations, La Découverte/Poche, 2002, 286 p. - Pour décoloniser l’enfant : sociopsychanalyse de l’autorité, Payot, 1989 (1971), 321 p. N. Mosconi : Femmes et savoir : la société, l’école et la division sexuelle des savoirs, coll. Savoir et formation, Harmattan, 1994, 362 p. OCDE : L’investissement dans le capital humain, Centre pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement, OCDE, 1998 D. Welzer-Lang : Les hommes aussi changent, Payot, 2004, 436 p.