Cours agrégation 2017. Molière 3 Dramaturgie

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Cours agrégation 2017. Molière 3 Dramaturgie
Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (20162017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion
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Cours3
Dramaturgie
PoétiquedelacomédieselonMolière
Durant une bonne partie de l‘année 1663, une «guerre comique» avait opposé
Molière aux détracteurs de sonÉcoledesfemmes,créée en décembre 1662. Il mena ce
combat à travers deux comédies, La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de
Versailles, auxquelles répondirent une dizaine de pièces presque toutes dues à ses
adversaires(àl’exceptiond’unpartisantardif).L’originalitémajeuredecettepolémique
littéraire,c’estquetousyimitèrentMolièredanslechoixdelascènecommechampclos
où vider la querelle. Cette querelle dite de L’École des femmes a une apparence: une
douzainedecomédiespolémiquesoùlestroisthéâtresparisiensserépondirentscèneà
scène, où Molière marqua des points par une stratégie d’initiative et de prouesse, en
inventant une comédie de coterie mondaine et une comédie de coulisses où des
personnagesdesonthéâtre,voiresapropretroupeauseindelaquelleilsereprésente
lui-même,viennentparlerdepuislascènedeMolièreduthéâtredeMolière,dansunjeu
de spécularité qui fait le théâtre refléter et interroger son image dans le miroir de sa
propre pratique, pour interroger l’esthétique de la comédie et les conditions de son
évaluation.Lepremierintérêtdecettepolémiquefutdeluipermettredethéoriserson
esthétique, au moment où il venait de composer de sa première grande comédie en 5
actes et en vers, et de rendre compte des audaces formelles qu’elle manifestait. Cette
querelleeutaussiuneréalité,moinsbrillante:unconflitd’intérêtspatentsetcelés,des
enjeux de prestige et d’arrivisme, une prise à parti et une prise de parti du public, où
parmi les attaques et les polémiques que suscitait Molière se démêlent des
interrogations malséantes sur lui, sa vie privée, son caractère supposé hargneux et
fielleux,etsursamoralité,voiresapiété,entoutcassonpartiprispourlalibertédans
l’édification et la gouverne de soi-même que son École des femmes professait. Ces
derniersthèmesexpliquentetannoncentlacréationdeTartuffeetportentengestation
lapromessedelacabalecontrecettepiècequisuccèdesanssolutiondecontinuitéou
presqueàlaquerellefaiteàL’Écoledesfemmes.
L’intérêt de ce précédent est double. Sous l’événement anecdotique, il fait
emblème du contexte de polémiques, de coups fourrés, de bagarres et de conflits
presque continus qui jalonnent la plus grande part de la création de Molière, depuis
l’accueilfaitàsesPrécieusesridiculesen1659,pastichées,piratées,détournées,jusqu’à
larivalitéavecLullyquidevaitpriverLeMaladeimaginairedesacréationàlacouren
1673 et faillit priver la pièce de musique et de danses, en passant par le retrait
prématurédeDomJuandel’afficheetàl’embryondepolémique,inscriteauseindela
querelledeTartuffe,quesuscitèrentlesquelquesreprésentationsdeceFestindePierre
éphémère, accueilli notamment par les Observations du sieur de Richemont, qui fait
chorus avec d’autres pour dénoncer l’impiété de l’ouvrage et de l’auteur. Premier
enseignementàentirer:Molièreécritdansuncontextesouventardent,sanotoriétéfait
deluiunecibleetl’enjeudedébatspouretcontresesœuvresetsapersonne,àquoiil
réponddepuissesproprescomédiespardesallusionstransparentesàsasituation.Plus
largement,d’ailleurs,sonmodedecréationparticipeetprofitedececontexte.Endeux
mots, disons que les commandes de la cour inscrivent son invention sous le signe de
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l’urgence:ilfautfournirauroidelamatière,sur-le-champetenabondance,n’enfût-il
plus au monde; tandis que ses créations pour la ville sont placées sous le signe de
l’exigence: on les attend et on attend «au tournant» celui qui les propose. Molière
répondàl’urgenceparl’improvisation,dontilafait,bongrémalgré,unedesclefsdeson
écriture, avec ce que cela suppose de remplois, de pierres d’attentes non taillées, de
fougue, de mouvement et d’énergie dans la facture. Il répond à l’exigence par l’audace
assortie au métier: habile à faire vite et bien, il évite de lasser par des ouvrages qui
seraientcomposésaumoule,d’unepartentraitantdessujetsvariésetd’actualité,voire
hardisouclivants,d’autrepartenrecherchantdessolutionsesthétiquessoitnouvelles
etexpérimentales,soitrenouveléesetvariées(ausensdesvariationsmusicales)dansla
reprisedesmodèleséprouvés.
Illustration de l’esthétique de l’urgence, la création peut-être prématurée de
Tartuffe dans le cadre d’une fête royale à laquelle il fallait fournir du neuf, hors du
contexte prévisible pour la création d’un tel ouvrage. Dans le même sens, les
ajustements,complémentsetréécrituresdelapiècejusqu’en1669illustrentlaméthode
decompositionparreprisesetvariationsàlaquellel’écrituredecommandeavaitrompu
le poète, sur un sujet qui, illustration de l’esthétique de l’audace, associait hardiesse,
clivage et actualité. De même, la création du Misanthrope procède pour partie du
remploi d’une comédie héroïque mal reçue, Dom Garcie de Navarre, dont le
détournement en comédie de coterie mondaine (pour ne pas dire de «salon», ce qui
seraitanachronique)conforteunsous-genreoùfigurentdéjàLesPrécieusesridiculeset
La Critique de l’École des femmes, avant La Comtesse d’Escarbagnas puis Les Femmes
savantes. Ce sous-genre fait couple par voisinage et contraste à la fois avec celui de la
comédie de famille dont Tartuffe est le prototype, avant L’Avare, Le Bourgeois
gentilhomme et Le Malade imaginaire, à quoi on ajoutera, de l’autre sous-genre, Les
Femmessavantesdontlesujetesttoutjustementlacoexistenceincongrueetbouffonne
desdeuxveines.
L’autre enseignement, plus essentiel, tiré de la préséance qu’eut la querelle de
L’École des femmes sur les querelles de Tartuffe et Dom Juan dans le cadre desquelles
s’inscritaussiLeMisanthrope,c’estbienl’occasionqu’ellefournitàMolièredepréciser
saconceptiondelacomédie.Àquois’emploientlesdébatsdeLaCritiqueetpourpartie
ceux de L’Impromptu: leurs intuitions sont prolongées de manière parfaitement
articuléeaveceuxparlaLettresurlacomédiedel’Imposteur.Lechoixdefairepasserle
débat sur la scène avec La Critique de l’École des femmes n’avait pas eu le mérite
seulement de mettre au jour et de cristalliser les calomnies et mauvais procès qui
couraientlescoulissesdel’actualitéparisienne.Endistribuantsesadversairesdansdes
rôles tirés de son propre répertoire comique, ceux d’une précieuse prude et affectée,
d’unmarquisévaporéetd’unsavantassefielleux,Molièreytrouvaitl’avantagedejeter
l’anathème du ridicule sur le parti adverse, selon une stratégie qui dit l’essentiel de la
révolution esthétique qu’accomplissait son œuvre et que parachevait son École des
femmes:cettestratégieconsistaitàtirerpartiduridiculedel’adversairepourdonnerà
lire au public, dans l’évidence d’un spasme d’hilarité, le néant d’une chicanerie
s’évertuantàcontesterpourcontesteretàplaidercontrel’évidence.
Unetellestratégierévèle,mieux,elleimpliqueuneconceptiondurirequenous
dirons «orientée», qui combine la vérité de l’observation, la vraisemblance de la
restitution et l’intention morale de la représentation des difformités que nos ridicules
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bienobservés,justementtransposésetirrésistiblementmoquésimprimentàlanature.
DequoilesadversairesdeDorantepétrisdeleursridiculesd’affectation,d’évaporation
ou de pédantisme offrent l’illustration par leur caractère et leurs manières. Cette
conceptiondurirecommesanctionduridiculeobservéàlavilleetrévéléparlascène
est délinéée par la réflexion de Molière dans le cadre de la querelle de L’École des
femmesavantd’êtreformuléeplusexplicitementdanslaLettresurl‘Imposteur:
Leridiculeestdonclaformeextérieureetsensiblequelaprovidencedelanaturea
attachéeàtoutcequiestdéraisonnable,pournousenfaireapercevoir,etnousobligeràle
fuir. […]De là vient que ce qui sied bien est toujours fondé sur quelque raison de
convenance, comme l’indécence sur quelque disconvenance, c’est-à-dire le ridicule sur
quelquemanquederaison1.
Encesens,lerireconstituelacharnière,oupourparlerentermesactuelsetplusjustes
encore,«l’interface»entreleplaireetl’instruire,quiparluicommuniquent,mieux,qui
adhèrent l’un à l’autre comme recto et verso de la même médaille. Au recto, le plaire
conjoint dans son radical le plaisir et le plaisant, la délectation savourée et l’hilarité
spontanée; au verso, l’instruire unit le rire et le ridicule, l’hilarité spontanée et la
dérisionraisonnée.Lerireleurestcommun,maissespostulationsduellestirenticiàla
pensée,làausensible.
Pourcomprendreleprincipedecettedoctrine,ilfautprendreunpeudechamp.
Les Anciens l’avaient dit, les Modernes le répétaient à l’envi, personne au fond n’y
croyait:pouratteindreàladignitéesthétique,lacomédiedoitplaireetinstruireparun
moyencommunàcesdeuxfins,lerire.C’estleprincipedeladevise«castigatridendo
mores»: châtier les mœurs en faisant rire. On n’y croyait guère, car l’expérience avait
montré l’incroyable difficulté de l’équation: plus on peignait avec vraisemblance la
réalité,moinsonriait;etplusoncaricaturaitetbouffonnaitpourdonneràrire,moinsle
spectacleétaitcrédible,doncdidactique.SiMolièrerègnesouverainementsurlegenre
comique,c’estpouravoirrésolucetteéquation,etl’avoirrésolueentempsdecrise.Car,
rampantedepuisdessiècles,lahantisedurireetdesonindignitéavaitsuggéréaucours
du17esiècleàunpraticienducomiquecommePierreCorneilleouàunthéoricienavisé
commeleNéerlandaisHeinsiusquelacomédiepeutfortbiensepasserdurire,ets’en
trouverd’autantmieux.Auxbateleursetfarceurslatâcheindignedeparleraucorpset
aux zygomatiques. Aux érudits et aux vrais poètes celle de plaire en souriant et en
transposant une réalité moyenne, où les amours plaisantes et intriquées de jeunes
bourgeois aimables seront égayées discrètement par un feston discret de dérision,
dévoluàunpetitpersonneld’extravagantsetdebouffonstypés.
C’était la résurgence d’une vieille tension entre deux définitions du genre: la
comédie comme speculum vitæ, miroir fidèle de la vie imitée d’après nature; et la
comédie comme vis comica, pure énergie du rire, qui brise le miroir ou le déforme à
plaisir, dans la fantaisie gratuite de ses pitreries. Ressembler ou faire rire, visées
inconciliables: le rire, c’est sa faiblesse, procède de déformation, alors que pour se
corriger des travers mis en scène, le spectateur doit se reconnaître en eux. De cette
impossible alliance, deux modèles s’étaient dégagés, se tournant résolument le dos: la
comédie-miroir, la comédie bouffonne, Aristophane et Ménandre, Plaute et Térence,
dansl'Europehumanistelacommediasostenutaetlacommediadell'artedesItaliens,la
farsa et la comedia des Espagnols, en France la farce gauloise revue à l’italienne et la
comédie galante imitée de l’espagnol. Au moment où Molière monte sur les tréteaux,
l’élégantCorneilleproscritlerireauquelScarronleburlesquesacrifietout.Lasynthèse
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qu’ilaural'audaced’entirertientàpresquerien,quifittout:unesimplemodification
d’optique,unerévolutioncoperniciennedansunplanétarium,quiallaitrévélersousla
faiblessesupposéeduriretoutesaforcerentrée.Parionssurlerire,nousditMolièreen
philosophe joyeux. Il déforme, nous rend difformes? Non. Il nous montre nos
difformités, et s’il nous rend difformes, c’est au sens pictural d’une réalité «bien
rendue».Savérité,quiestnotrevérité,n’est-cepasquelacaricatureestdenotrefait,
qu’elleestnotrefait,ànousdanslasalle?N’est-cepasquelascène,ennousrenvoyant
un portrait que nous jugeons déformé, nous révèle dans une bouffée d’irrépressible
hilaritécettevéritémorale:quenostraversnaturels,quelesdifformitésimposéespar
nostraversàlaNaturesontinvraisemblablementridicules?
Ladéformation,lacaricaturepassantdelascèneàlasalle,lafictioncomiquen’a
charge que de transposer exactement et de rendre ostensible par le dénuement du
plateau les hideurs et les bouffonneries que le grouillement de la vie masque dans la
réalitéquotidienneànosregardsaccoutumésàcela.Ledéchaînementduriregarantira
quelacomédieatouchéjuste,qu’elleaatteintsacibledevérité:nedit-onpasd’unrire
druqu’ilest«franc»?Voicivenuletempsdelarévolutionduridicule.Ilnes’ajouteplus
auxdéfautsdeshommescommeunesanctionextérieureettranscendante.Ildoitjaillir
commeuneévidenceimmanenteduspectacledenosmœursnaturellementdérisoires.
ChezMolière,onneritplusendépitdel’invraisemblance,maisparcequelacomédiea
«attrapélevrai».Rétablidanssapluséminentedignitémoralesansperdreriendesa
spontanéitécharnelle,lerireseveutréflexephysiquedelaconsciencemoralemuepar
uneindignationplaisante,dansunéclatdeluciditéquinementpas,parcequ’iljaillitdes
«entrailles», comme l’écrit Molière dans La Critique de l‘École des femmes. Et dans
L’Impromptu de Versailles, Madeleine Béjart, portant la parole de Molière, définit ses
comédies comme autant de «tableaux des caractères ridicules qu’il imite d’après
nature»:c’estautrechosequelafarceoulasatire,quipeignentdescaractèresnaturels
imitésdefaçonridicule,excèsgrimaçant;autrechosequelacomédiesavanteougalante,
qui peint le ridicule de caractères naturels imités agréablement, discrétion
appauvrissante.Contournantledoubleécueildel’excèsdeseletdel’excèsdegrâces,la
comédiedeMolièrechantelarestitutiondurireàsondestindephilosophiepratique.
Car à la faveur de cette esthétique du rire de vraisemblance Molière fait du
comique un instrument éthique de révélation des essences: ce “ridicule” de nouvelle
fonte,loindeproscrirelavéritéetdenégligerlaréalité,yplongesesracines,ypuiseses
forces, en tire ses armes, pour restituer vérité et réalité dans une épure absolue, avec
une évidence drue, capable de pénétrer au delà des apparences pour avoir su en
prélever par un choix avisé et inspiré les traits majeurs et les avoir montés en une
syntaxe rigoureuse. La comédie ne vise plus dès lors à corriger les hommes de leurs
propresdéfautsentraitantceux-cisousunanglecaricaturalquilesrenderisibles:ilne
s'agitpluspourelledecastigareridendomores,dechâtierlesmœursenlescaricaturant,
maisdespeculariridendomores,decontemplerd'unœilrailleurleridiculenatureldes
hommes, de les mettre en spectacle sous le feu de la dérision, parce que les mœurs
humaines, de soi, sont le plus souvent comiques. La comédie n'ajoute pas son ridicule
auxdéfautsdeshommescommeunesanctionenvued'unesalutairecorrection,maisle
faitjaillircommeuneévidenceduspectacledeleursmœursnaturellementdérisoires.Ce
qui ne veut pas dire que les traits gratuits, farcesques, virtuoses seront rejetés par
Molière hors du champ de ses comédies, même les plus grandes: son génie procède
d'association, non d'exclusion. Au contraire, certains effets farcesques des plus
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élémentaires, répétition mécanique d'un geste, d'un mot, ou allusion malséante et
impudique aux fonctions élémentaires du corps, se métamorphoseront en marques
d'obsession incongrue et disproportionnée, prendront la valeur et le rôle d'un signe
ridiculedepréoccupationdéliranteetdesolipsismeexacerbé.Leriresuscitépardetels
traits procède donc également et conjointement de l'esprit de la farce et du génie du
ridicule.
Et le rire pense: car en révélant le ridicule inhérent aux conduites humaines, il
suggèredes’interrogersurl’originedecettefatalité.Pourendécelerlacauseprofonde,
il n'est que d'observer que les travers raillés et brocardés par la comédie du ridicule
sonttoujoursaccompagnésd'unplusgravedéfautquilesenveloppe,celuid'unecécité
mentaleprocédantdel'étourderie,del'extravagance,del'obsession,dudélire,risquons
le mot, de la folie qui égare l'esprit et l'âme. Nos défauts, dit la Lettresurl'Imposteur,
relèvent toujours en dernière analyse d'un manque de raison — aveuglement fatal,
égarement ébloui, fascination d'une image mensongère, illusion sur soi. D'où il ressort
que le théâtre de Molière ne ridiculise pas seulement des travers de caractères ou de
mœurs:ildébusqueleridiculedel'égarementquiinvariablements’enracinedansune
image erronée de soi et du monde, façonnée par la fureur des passions et le délire de
l’imagination, une image trompeuse qui obscurcit de chimères et d'idées fixes notre
raisonaffaiblie.Enseréférantàuneéthiquedesdifformitésmoralesetsocialesfondée
suruneimagedel'hommeenproieàl'égarementdesonesprit,lacomédiesupposeune
vision comique des hommes, de leur nature marquée par ce délire de l'image
extravagante d'eux-mêmes et du monde qui les met en dissonance avec la réalité et la
raison,etquesanctionneleriresuscitéparceridiculepatent.
Attribuerpourorigineauridiculedontprocèdelacomédielesdissonancesdela
réalitérevenaitàsupposerunenormeparrapportàlaquellelesmesurer:leridiculeest
une affaire d'écart, de déviance, par rapport à une harmonie réelle ou idéale. Cette
déviance concrétisée et incarnée par des personnages dont l'imagination troublée
extravagueestévaluéeetexplicitéedanslacomédiepard'autrespersonnages,inscrits
danslesmêmessituationsetconfrontésàeuxaucœurdelamêmeintrigue.Ils'ensuit
que l'esthétique de Molière présente deux pôles inégalement intéressants sans doute,
maisplacésdansunerelationdenécessaireréciprocité:celuideladifformitérisibledes
folies,desimposturesetdesextravagancesetceluidelanormeesthétique,rationnelle,
moraleetsocialequ’ellesdéforment.L'ancienpôlegalantdelacomédieàl'espagnoleet
plus largement de la comédie humaniste et raisonnable se constitue chez Molière en
critèrenormatifparrapportauquelsemesurel'écartdescomportementsgrotesqueset
absurdesquidésormaislesremplacentaupleincentredelascène.Lacomédiemetainsi
enscèneleconflitentreuneimageaccompliedeperfectionraisonnableougalanteetsa
déformationparundélireimputableàuneimageobsessionnelleouchimérique.C’estce
que L’École des femmes avait miraculeusement mis en scène avec le mouvement
réciproque de l’accession d’Agnès à la grâce et à l’élégance par l’effet de l’amour
civilisateur et la débâcle d’Arnolphe s’abîmant dans l’égarement et l’implosion de sa
vision du monde sous l’effet de son délire dont la pièce identifiait et nommait dès le
leverderideauladoublecomposante:lamarotteobsessionnelleducocuagequ’ilvoitet
redoutepartout,etlachimèreeuphoriquedesecroireseulcapabled’yéchapperparun
subterfugedérisoireetterrible.
Cemodèle,Tartuffeenappliqueavecunerigueurlumineuseledoubleressort:
Orgon, tout à son obsession dévote, qui exclut toute autre préoccupation, tout autre
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soucidanssavie,acrutrouverparuneillusionchimériqueenTartuffel’angegardienet
l’incarnation achevée de sa marotte. Une ligue d’honnêtes gens et de bons esprits,
épouseavisée,beau-frèreraisonnableetraisonneur,servanteforteengueuleettoutà
fait pertinente, jeunes gens aimables et droits, à peine un peu naïfs, lui fait la guerre
jusqu’àdissipersachimèrepourdesserrerl’étreintedesamarotte.Toutcelafonctionne
parfaitement. Mais voici que ce parfait système, l’audace fureteuse et l’esprit critique
toujours en éveil de la comédie moliéresque le remet en cause dans le dispositif du
Misanthrope,endéportantunepartieduridiculesurlesagequidénoncelesturpitudes
dumondeparécœurementdevantlesfadeursmondainesetendistribuantdanslerôle
del’honnêtehommeéclairéquiluifaitlaleçonunespritpourlemoinssoupleenversla
sincéritéetcoupablede«complaisance»enverslesridiculesdumonde.Enl’espèce,sur
letandemquenousproposenotreprogramme,lesdeuxcomédiespédalentenunsens
exactement opposé. Beau sujet de réflexion et belle difficulté que devra résoudre
l’analysedeleursignification.
Lamécaniquedramatique
La poétique du ridicule commandait des sujets où le jugement pût porter et la
réalitérévélersesdifformitésparl’effetdurire.ÀquoilesujetdeTartuffeesttoutàfait
approprié: la dénonciation des ridicules de l’hypocrisie à travers le masque d’un faux
dévot renchérissant de grimaces jusqu’à la caricature et sa dupe abusée avec une
pitoyablenaïvetégarantissaituneffetderireorienté,informé(lesoriginauxpullulaient)
et corrosif (pas de meilleur objet de raillerie que le sérieux austère et fallacieux). Un
souci d’équilibre peut-être a conduit Molière, empêché de jouer Tartuffe, à concevoir
DomJuand’abordetLeMisanthropeensuitecommedesparadesparcontrepoids.Dom
Juan,c’étaitlelibertinextrême,crueletfaisantunefinabjectedanslafaussedévotion,
lié à un valet superstitieux, capon et niais: c’était un appel en creux à l’union des
honnêtes gens tempérés, dévots sincères ou mondains discrets. Mais Dom Juan a
échappéàMolière,endépitdesbellesfiguresd’ElvireetDomLouis:leséducteurétait
tropséduisantendépitdetoutetlesuperstitieuxpluscorrosifqueluiencoreetendépit
de soi. Exit Dom Juan. Le Misanthrope, ce serait donc la dénonciation des ridicules,
vanités et hypocrisies de l’hédonisme mondain contrebalançant celle des ridicules,
faussetésethypocrisiesdeladévotionbigote.Lecoupledel’imposteuretdesadupe,
représentés par Orgon adorateur de Tartuffe qui le trompe, se retrouvera donc, en
termesstructurels,danslecoupled’AlcesteamoureuxdeCélimènequiletrompe.Mais
ici encore, la partie aura démenti la donne. Car l’union de ce couple est aussi l’enjeu
structureldel’action.Etd’autrepart,entermesdeportéemorale,Alceste,normalement
chargé comme Orgon de porter à la caricature par l’excès les valeurs que Célimène–
Tartuffe imite en s’en jouant (sincérité de façade et confiance abusée), outre la vertu
sansparveniràserendretoutàfaitridicule(«cequiestadmirableestque,bienqu’il
paraisseenquelquefaçonridicule,ilditdeschosesfortjustes»,DonneaudeVisé,Lettre
sur le Misanthrope). Comme si, pour Molière ou du moins pour l’optique de ses
comédies, les péchés dénoncés par la religion outrée d’Orgon étaient beaucoup plus
sympathiquesquelestraversdénoncésparl’intransigeancelaïqued’Alceste.Commesi,
en outrant l’exigence de piété religieuse, on se rendait odieux, tandis qu’en outrant
l’exigencedesincéritélaïque,onsemontraitplustouchantetconvaincantqueridicule.
Affaire d’inflexion, impliquée par un choix parmi les valeurs (la Vérité religieuse,
l’authenticitémorale)quirévèledespréférencesqu’ondiraparlitote«laïques».
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Il s’en déduit que la mécanique dramatique des deux pièces fonctionne sur un
parallélisme faussé. Si on définit leur enjeu comique (i.e. celui de la comédie comme
genre),c’estunmariage:celuideValèreavecMarianeentravéparunobstacleexterne
(leprojetd’Orgon)etceluid’AlcesteavecCélimèneentravéparunobstacleinterne(leur
incompatibilitédemœurs).Onmesuredéjàquelesecondseraplusdifficileàleverque
lepremier,saufàoutrepasserleprincipedel’unitéducaractère,commeMolièrel’avait
déjàfaitsisuperbementdansL’Écoledesfemmes.Àmoinsquelapuissancedel’amour
ne s’en mêle. En surimpression de cet enjeu comique, l’enjeu dramatique réel est
ailleurs:commeleditl’auteurdelaLettresurl’Imposteur,l’actionyauraatteintsonbut
quand Orgon «sera désabusé (qui est proprement le sujet de la pièce)» Désabuser
OrgonendémasquantTartuffepouraboutiraudivorcedeleurcouplemalfaisant,c’est
eneffetàquoitendtoutel’actiondelacomédie,àquoivontpourvoirdeuxpéripéties.La
déclarationàElmiredénoncéeparDamisconstituelapremière,quiestretournéeparla
candeurd’OrgonetlamalicedeTartuffe.Leurallianceestplusquejamaisrenforcée.La
ruse d’Elmire aboutit à la seconde péripétie, qui devrait dénouer l’action de manière
interne,laquelleseretourneunefoisencore:ladonationentravel’effetdelarévélation.
Sur quoi le Ve acte introduit la dernière péripétie, l’arrestation annoncée d’Orgon
marquée par l’entrée de l’Exempt, mais un coup de théâtre la retourne en un
dénouementexterneheureux:Tartuffeaétédoublementdémasqué,auxyeuxd’Orgon
dansl’espacelocal,auxyeuxduroidansl’espaceglobal.
Dans LeMisanthrope, c’est la même chose et pourtant tout le contraire. L’enjeu
(démasquer l’imposture de Célimène aux yeux d’Alceste) est bien annoncé dans
l’exposition, mais il ouvre sur une aporie: si Alceste est dessillé, le divorce qui dans
Tartuffeautorisaitlemariagelerendiciimpossibleetlapiècenepeutseterminer.Les
deuxcomédiesobéissentpourtantaumêmeprocessus,maistouttourneàl’enversoudu
moinssecompliquedesubtilitésinsurmontablesdansLeMisanthrope:Alcesten’estpas
exactementdupedeCélimène,qu’ilconnaîtpourcequ’elleest,maisespèrelachanger
parlaforcedesonamour(v.233-234);cetenjeuestcontrebalancéparl’annonced’une
autre péripétie possible: son désir de fuir dans un désert le commerce des hommes
(144). A partir de cette bifocale surprenante, l’action est construite avec une parfaite
rigueur:àl’acteII,unepremièreconfrontationinterrompueparlesmarquislalaisseen
suspens et le persiflage de la scène des portraits montre que l’on est loin de la
«conversion» de Célimène. À l’acte III, la crise se noue: le pari entre les marquis
prépareledénouementetladéconfituredeCélimène,tandisquesonaffrontementavec
Arsinoéqu’ellehumiliepréparelapremièrepéripétie,lavengeancedelaprude.Defait,
au début du IV, Alceste furieux demande raison de la lettre écrite à Oronte, qui était
apparu à l’acte I pour avoir ce rôle passif au IV. Célimène retourne la péripétie de
manièreinterne:sansargumentsnimensonges,enjouantsurl’amourd’Alceste.C’estla
préparationdelapéripétiefinale.
Celle-ci intervient en trois temps successifs et combinés durant l’acte V:
Célimène mise au pied du mur une deuxième fois par Alceste en présence d’Oronte
serait sauvée par l’arrivée des marquis et d’Arsinoé, n’était que ceux-ci apportent la
matièredudénouementparlapéripétiefinaledeslettresdévoilées,enprésencedetous
les acteurs de la pièce, comme il se doit pour un dénouement parfait; enfin un
retournementdelapéripétieseproduit:Alcestecédantdenouveauàsonamour,dans
lacontinuitédelascèned’explicationsduIVeacte,proposeàCélimènedelesuivreen
son «désert». Une solution est sur le point de se dégager: Célimène convertie par la
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beauté de l’âme d’Alceste, Alceste obtenant sa main et faisant une fin avec elle en son
désert;ceseraitunfinmoraleetbelle,quoiquegrinçante.Molièreasuivilepessimisme
d’Alceste:ilalaisséCélimènesuivresapente,leMisanthropelasienne,etiladécaléle
mariage sur les amis-confidents. Le retournement de la péripétie qui engloutissait la
jeunefemme,c’est-à-direleretourdetendressed’Alcesteaumilieududésaveupublic,
pouvait, même dans l’esthétique régulière, aboutir à une modification profonde des
décisionsetl’éthosdupersonnage2.MaisCélimènenese«convertit»pasplusqu’Orgon,
quidétrompédeTartuffeetdesonhypocrisieveutdevenirpourlesdévots«pirequ’un
diable». La continuité du caractère de la jeune veuve (pourtant bien volage et
changeante!)auraraisondelatentationdefaireseterminerbienlapièce.Alafacilité
d’unefinselonl’attentedupublicetfacileàobtenirauprixd’uneconversionparamour,
Molièreaurapréféréleconstatd’undivorcequirésoutsupérieurementl’intrigueenla
laissantouvertesurleverssuspendudePhilintequilaclôt.
C’est en ce sens, et non dans l’optique d’un mépris pour la dramaturgie du
Misanthrope,quenousentendronsleconstatdeDonneaudeVisésurlesintentionsde
son auteur: «Il n'a point voulu faire une comédie pleine d'incidents, mais une pièce,
seulement,oùilpûtparlercontrelesmœursdusiècle.»(LettresurleMisanthrope).Une
comédiedecaractèrecertes,danslecontexted‘unecomédiedemœurs,maispasauprix
d’uneintriguefacile,pasundéfilédepersonnagesàlamanièredesFâcheux,oùilpuisait
pourtantlaméthodedudéfilédebavardspérorantetleressortdel’entretienempêché.
Mais la structure dramatique du Misanthrope, construite volontairement sur un
empêchement intérieur, se conclut selon la même logique, après une intrigue
superbementmenéeetsidiscrètementqu’oncroiraitétourdimentqu’iln’yenapasou
guère.
À côté de quoi le dénouement de Tartuffe pourrait passer pour plus
circonstancielettoutàfaitpostiche.C’estunecritiquequifutdéjàopposéeàlaseconde
fin de Tartuffe au temps de Molière: G. Guéret, l’un des premiers écrivains de notre
histoirelittéraireàs’êtreexercédanscequideviendralacritiquelittéraire,luiadressait
déjà les reproches qui même modulés se retrouveront partout ensuite chez ses
détracteurs:
Molière devait garder son Dieu de machine pour une autre fois. Encore s’il avait
préparécedénouement;maisiln’yarienquiledisposeniquilerendrevraisemblable;
carl’affairen’apaséclaté3.
Soittroisréserves:l’artificedudeusexmachina,larecherched’effetducoupdethéâtre
et l’invraisemblance de l’événement. Sur ce dernier point, il a été remarqué que l’effet
démonstratif n’était pas nécessairement artificiel mais polémique: l’interdiction de
Tartuffel’avaitmontré,mêmeleRoiavaitpuêtreapprochéetébranléparlestartuffes,
maisl’autorisationdejouerlapiècemontrequeleurpouvoircomploteurseheurteau
rempart ultime, la justice et la lucidité du Prince —lucidité et justice dont l’effet est
prévu, promis, espéré au moment de la rédaction du texte mais, rappelons-le, pas
acquis: l’événement le montrera avec la nouvelle interdiction de 1667 où pourtant
l’Exempt récitait déjà sa tirade. Il y avait une vraisemblance supérieure et politique à
montrer que, le flot de l’hypocrisie balayant toute la société, le rempart ultime de
l’autoritépolitiqueétaitlogiquementsollicitépourl’arrêter.Cequifuteneffetetenfinle
casen1669.Quantàlaréprobationesthétiquequiportesurlarecherchedel’effetetla
facilité, J. Guicharnaud y réplique en s’autorisant de la vogue du «baroque», concept
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critique et esthétique en faveur au moment où il compose son Molière, une aventure
théâtrale:
Mais il est permis de rattacher le dénouement de Tartuffe à certains aspects des
œuvresdestylebaroque:toutévénementquisedéroulesurleplanhumain,représenté
dans une œuvre d'art, l'est à la fois pour lui-même et dans son rapport avec les plans
supérieurs.Lepointdevue«d'enhaut»,quis'ajouteauxpointsdevuedel'intérieuroudu
mêmeordresanspourautantlesannuler,permetdemieuxvoircomme,selonPascal,d'un
ordre supérieur on« connaît tout cela et soi », ou comme Polyeucte frappé par la grâce
voit et situe Pauline, ou comme Auguste pardonne à Cinna. Le Prince, par la bouche de
l'Exempt,exprimecejugementd'enhaut,portésurl'aventuredeTartuffeetd'Orgon.Ilest
installé,commedansdenombreusesœuvresbaroques,danslecieldelapièce4.
On poursuivra dans la voie de cette intuition, mais en prenant en compte la nature
circonstancielle et opportuniste de la scène, au lieu de tenter d’en effacer ou d’en
amoindrir l’évidence en lui opposant sa supposée valeur esthétique et politique. Plus
mêmequecirconstanciel,cedeuxexmachinaprendunevaleurperformativesionsonge
quelepassageaétéluetpeut-êtrereprésentéenprivébiendesfoisdurantlacampagne
destinéeàobtenircequ’ilprésentaitcommedéjàacquis:letriompheduroibienéclairé
surlestartuffesinterdisantlareprésentationdelacomédie.
Or la poésie de circonstance, combinant à l’éloge la sollicitation argumentée de
raisonsdémonstratives,unissantdoncl’encomiastiqueaudélibératif,constitueunmode
poétique reconnu et parfaitement noble qui vient faire ici son tour dans le patchwork
intertextueldeTartuffe.Onytrouvedeuxthèmestraditionnelsetspécifiquesdel’éloge
royal,singulièrementceluideLouisXIV:lajusticeetlediscernement.Lepremierthème
le relie à la légende du roi son père qui avait reçu le surnom de «Louis le Juste». Le
second,luiaussidérivédel’élogeetdelaprièreadressésàDieu,parcourtlesMémoires
pour le Dauphin en cours de rédaction sous la gouverne de Louis XIV au moment de
Tartuffe.Onylitunélogevibrantdupanoptismeinhérentàlafonctionroyalequisitue
le renseignement au cœur de l’exercice du pouvoir en termes concrets et pratiques
corroborantlatopiqueduregarduniverselduroi:
Tout ce qui est le plus nécessaire à ce travail est en même temps agréable; car,
c'est en un mot, mon fils, avoir les yeux ouverts sur toute la terre; apprendre
incessamment les nouvelles de toutes les provinces et de toutes les nations, le secret de
touteslescours,l'humeuretlefaibledetouslesprincesetdetouslesministresétrangers,
êtreinforméd'unnombreinfinidechosesqu'oncroitquenousignorons;voirautourde
nous-mêmes ce qu'on nous cache avec le plus de soin; découvrir les vues les plus
éloignées de nos propres courtisans; leurs intérêts les plus obscurs qui viennent à nous
par des intérêts contraires, et je ne sais enfin quel autre plaisir nous ne quitterions pas
pourcelui-là,silaseulecuriositénousledonnait.(LouisXIV,Mémoirespourl’année1661)
Voilà l’image d’un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs et que ne pourra
trompertoutl’artdesimposteurs,grâceaufindiscernementdontsonâmeestpourvue.
Iln’estpasjusqu’auxcoupsdethéâtrequinefissentpartiedel’attiraildegouvernement
de Louis XIV. On sait son goût du secret et de la mise en scène éclatante de ses
revirements et foudroiements, dont la chute de Fouquet avait donné quelques années
plus tôt un terrible exemple: il avait laissé le Surintendant aller son train jusqu’au
moment où, lui donnant l’illusion que sa faveur lui était plus que jamais acquise, il le
précipita.C’estd’ailleurslàunmodedegouvernementaussi,etmêmeuneesthétiquedu
pouvoirroyalcalquéesurlesfoudroiementsimprévusdelajusticedivine:voir,sousle
règne précédent, la «Journée des dupes». L’esthétique choisie par Molière pour son
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dénouement correspond donc parfaitement à la leçon qu’il entend délivrer sur la
punitiondontleCiel,parl’intermédiaireduroiassimiléàDieu,frapperalestartuffesqui
sejouentdelui:réponsedulibertinauxbigots,quilesprendàrevers.
Reste à savoir comment ce greffon étranger s’insère dans la dramaturgie de sa
comédie.Commeonl’avu,lerebondissementduIVeactesurlacassetted’Argasn’avait
aucunenécessité:ilconstitueunpléonasmeparrapportàlaconclusiondel‘intrigueque
constitue le désabusement d’Orgon qui concluait probablement la version initiale de
1664.Pouraugmentersoncaractèredecoupdethéâtre,Molièrel’aàpeinepréparépar
deuxverssurajoutéssansdouteaurôledeDorinedurantlesscènesd’exposition(«Nos
troublesl’avaientmissurlepiedd’hommesage,/Etpourservirsonprinceilmontradu
courage»), trop allusifs pour laisser soupçonner que le passé politique d’Orgon va
refairesurfaceàtraversl’allusionàunsecretd’Étatinattendu.Lasutureestcependant
assez habilement négociée: la générosité de Valère revenant en sauveur généreux
assure la continuité d’action matrimoniale, le retour de Mme Pernelle butée dans son
aveuglement garantit la continuité de caractère et le parachèvement de l’action
dramatique (le désabusement des dupes), tandis que la peinture de l’huissier en
hypocrite doucereux assure une continuité thématique et satirique avec les actes
précédents. C’est alors que l’arrivée de l’Exempt et son double-jeu se produit sous la
forme d’une dénivellation voulue et même soulignée par le relief d’une péripétie
retournée en parousie qui décale tout l’effort accompli pour opérer la transition du
registreetduplanfamiliauxetmorauxàceuxdel’ordrepolitiqueetsocial.
Nous y verrions personnellement l’application d’une suggestion développée
durantlaquerelledeL’Écoledesfemmes.Méprisépourn’êtrequ’unauteurdebagatelles,
unfarceurpasséparl’écoledeScaramoucheetincapabled’écriredanslesrèglesdela
bellepoétiqueetdugenredramatiquesupérieur,latragédie,aveclaquellelescinqactes
enversdeL’Écoledesfemmestenteraientvainementderivaliseretnefaisantquesalir
la scène parisienne, Molière avait répliqué par la bouche de ses deux personnages
d’honnêtesgens,défenseursdesacomédie:
URANIE—Latragédie,sansdoute,estquelquechosedebeauquandelleestbien
touchée; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l’une n’est pas moins difficile à
fairequel’autre.
DORANTE - Assurément, Madame; et quand, pour la difficulté, vous mettriez un
plusducôtédelacomédie,peut-êtrequevousnevousabuseriezpas.Carenfin,jetrouve
qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la
Fortune,accuserlesDestins,etdiredesinjuresauDieux,qued’entrercommeilfautdans
le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le
monde.[…]Enunmot,danslespiècessérieuses,ilsuffit,pourn’êtrepointblâmé,dedire
deschosesquisoientdebonsensetbienécrites;maiscen’estpasassezdanslesautres,il
yfautplaisanter;etc’estuneétrangeentreprisequecelledefairerireleshonnêtesgens.5
Cetélogecomparétrouvepeut-êtresonapplicationdansladernièrescènedeTartuffe.
Récemment exercé au mélange des genres et des tons par Dom Juan où l’incertitude
générique avait autorisé des passages de presque sublimité pathétique, par exemple
danslerôledeDomLouis,Molièreauratentédanslascènedel’Exemptl’exercicefugace
de traiter une situation et une tonalité tragiques dans le cadre et le registre d’une
comédie. Pour réaliser cette fusion, au lieu de masquer la déclivité, il l’exhibe et
l’exploite en accumulant comme par défi les composantes esthétiques du dénouement
tragique:l’effetdedeuxexmachina,lecoupdethéâtre,l’élévationduton,lecontraste
accusé entre la figure ridicule de l’Huissier et celle, souveraine, de l’Exempt, la
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thématiqueetl’éloquencepolitiquesdel’élogeroyal,enfinlasollicitationdesémotions
cathartiques,terreuretpitié,devantlegouffrequivaengloutirOrgonetlessiens.C’est
undesfilssecretsdelacarrièredeMolièrequecetterivalitéaveclegenredramatique
tenupoursupérieuretlarecherchedesolutionsnonpourenintégrerletonetletourà
la comédie ni pour les fusionner avec ceux de la comédie, mais pour leur trouver des
équivalences comiques. Dom Garcie de Navarre (1661), Dom Juan (1665), Le
Misanthrope (1666) et bientôt Amphitryon (1668) constituent à leur manière des
réponsesàcedéfiquesoutiendraPsychéen1672,seulepiècedeMolièredéfiniecomme
«tragédie», mais versifiée par Pierre Corneille pour la plus grande part et ouvrant la
voieàlatragédielyriquedontlelyrisme,pourlemoins,infléchitl’esthétiquetragique.
On suggérera de comprendre le dénouement de Tartuffe dans le cadre de ces
expérimentations.
Concluons:cesdeuxcomédiesmettentenformeuneintrigueconcentréeautour
d’unenjeuetunifiéeparunfilàquoichaqueélémentserapporte.Ellesnesontpasde
cescomédiesàtiroirsoudeséries,quifontdéfilersansretourniconséquencescèneset
personnagespourmettreenvaleurunthème(L’Étourdi,LesFâcheux),uncaractère(Le
Bourgeois gentilhomme, Le Malade imaginaire), un mystificateur ou un mystifié
(MonsieurdePourceaugnac,LesFourberiesdeScapin).Mêmesidansuncaslemoteurde
l’intrigue est la situation réciproque de Tartuffe et Orgon l’un par rapport à l’autre, le
couple du mystificateur et de sa dupe projeté dans le thème à la fois social et
psychologiquedelabigoterieetdel’hypocrisie;etdansl’autrecas,uncaractèrecentral,
celui du Misanthrope, qui ne se cantonne ni dans l’intrigue amoureuse ni dans la
thématique sociale mais vise à donner en acte la peinture d’un caractère original et
marqué, à facettes. Le statut naturellement dramatique du couple du fourbe et de sa
dupe devrait avoir abouti à la constitution d’une intrigue et d’un fil dramatique plus
serré dans Tartuffe que dans le Misanthrope. Ce n’est pas le cas, la forte ciselure du
caractèredeCélimèneaorientélapeinturecontrastéedescaractèresprêtésauxhéros
du Misanthrope dans un rapport dramatique moins topique que la relation de duperie
maisnonmoinsserré:celuidelajalousienouéeàlacoquetterie.Danslesdeuxcas,une
intriguehabilementmenéeassortitdonclapeinturedescaractèresàladémonstration
morale et à l’évocation sociale. Ce que cette superposition inattendue révèle, en
revanche, c’est la nature très subtile et hardie de la menée d’intrigue dans Le
Misanthrope qui, à partir de la même donne structurelle — un enjeu de clarification
aboutissant à la chute d’un masque—, opère une démontage et un détournement des
motifs et des mécanismes et à force de nuances, de biais, de redistributions constitue
l’intrigue du Misanthrope comme une sorte de contre-épreuve et de parasitage
expérimentaletcritiquedel’intriguetopiquedeTartuffe.
1Lettresurlacomédiedel’Imposteur,1667,éd.cit.G.Couton,p.1174.
2Pourqu’unévénementimprévusoitunepéripétievéritable,ilfautqu’il«soitun“changement
defortune”,c’est-à-direqu’ilmodifie,nonpasseulementlasituationmatérielledeshéros,mais
leur situation psychologique: les sentiments et même les décisions des héros devront être
changés par les péripéties». J. Scherer, La dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950,
p.86.
3G.Guéret,LaPromenadedeSaint-Cloud,1669,citéparJ.Scherer,StructuresdeTartuffe,Paris,
SEDES,1966,p.191.
4J.Guicharnaud,Molière,uneaventurethéâtrale,Paris,Gallimard,1963,p.145.
5LaCritiquedel’Écoledesfemmes,sc.VI.
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