Cours agrégation 2017. Molière 3 Dramaturgie
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Cours agrégation 2017. Molière 3 Dramaturgie
Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (20162017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion est interdite, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com. Cours3 Dramaturgie PoétiquedelacomédieselonMolière Durant une bonne partie de l‘année 1663, une «guerre comique» avait opposé Molière aux détracteurs de sonÉcoledesfemmes,créée en décembre 1662. Il mena ce combat à travers deux comédies, La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles, auxquelles répondirent une dizaine de pièces presque toutes dues à ses adversaires(àl’exceptiond’unpartisantardif).L’originalitémajeuredecettepolémique littéraire,c’estquetousyimitèrentMolièredanslechoixdelascènecommechampclos où vider la querelle. Cette querelle dite de L’École des femmes a une apparence: une douzainedecomédiespolémiquesoùlestroisthéâtresparisiensserépondirentscèneà scène, où Molière marqua des points par une stratégie d’initiative et de prouesse, en inventant une comédie de coterie mondaine et une comédie de coulisses où des personnagesdesonthéâtre,voiresapropretroupeauseindelaquelleilsereprésente lui-même,viennentparlerdepuislascènedeMolièreduthéâtredeMolière,dansunjeu de spécularité qui fait le théâtre refléter et interroger son image dans le miroir de sa propre pratique, pour interroger l’esthétique de la comédie et les conditions de son évaluation.Lepremierintérêtdecettepolémiquefutdeluipermettredethéoriserson esthétique, au moment où il venait de composer de sa première grande comédie en 5 actes et en vers, et de rendre compte des audaces formelles qu’elle manifestait. Cette querelleeutaussiuneréalité,moinsbrillante:unconflitd’intérêtspatentsetcelés,des enjeux de prestige et d’arrivisme, une prise à parti et une prise de parti du public, où parmi les attaques et les polémiques que suscitait Molière se démêlent des interrogations malséantes sur lui, sa vie privée, son caractère supposé hargneux et fielleux,etsursamoralité,voiresapiété,entoutcassonpartiprispourlalibertédans l’édification et la gouverne de soi-même que son École des femmes professait. Ces derniersthèmesexpliquentetannoncentlacréationdeTartuffeetportentengestation lapromessedelacabalecontrecettepiècequisuccèdesanssolutiondecontinuitéou presqueàlaquerellefaiteàL’Écoledesfemmes. L’intérêt de ce précédent est double. Sous l’événement anecdotique, il fait emblème du contexte de polémiques, de coups fourrés, de bagarres et de conflits presque continus qui jalonnent la plus grande part de la création de Molière, depuis l’accueilfaitàsesPrécieusesridiculesen1659,pastichées,piratées,détournées,jusqu’à larivalitéavecLullyquidevaitpriverLeMaladeimaginairedesacréationàlacouren 1673 et faillit priver la pièce de musique et de danses, en passant par le retrait prématurédeDomJuandel’afficheetàl’embryondepolémique,inscriteauseindela querelledeTartuffe,quesuscitèrentlesquelquesreprésentationsdeceFestindePierre éphémère, accueilli notamment par les Observations du sieur de Richemont, qui fait chorus avec d’autres pour dénoncer l’impiété de l’ouvrage et de l’auteur. Premier enseignementàentirer:Molièreécritdansuncontextesouventardent,sanotoriétéfait deluiunecibleetl’enjeudedébatspouretcontresesœuvresetsapersonne,àquoiil réponddepuissesproprescomédiespardesallusionstransparentesàsasituation.Plus largement,d’ailleurs,sonmodedecréationparticipeetprofitedececontexte.Endeux mots, disons que les commandes de la cour inscrivent son invention sous le signe de 1 Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (20162017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion est interdite, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com. l’urgence:ilfautfournirauroidelamatière,sur-le-champetenabondance,n’enfût-il plus au monde; tandis que ses créations pour la ville sont placées sous le signe de l’exigence: on les attend et on attend «au tournant» celui qui les propose. Molière répondàl’urgenceparl’improvisation,dontilafait,bongrémalgré,unedesclefsdeson écriture, avec ce que cela suppose de remplois, de pierres d’attentes non taillées, de fougue, de mouvement et d’énergie dans la facture. Il répond à l’exigence par l’audace assortie au métier: habile à faire vite et bien, il évite de lasser par des ouvrages qui seraientcomposésaumoule,d’unepartentraitantdessujetsvariésetd’actualité,voire hardisouclivants,d’autrepartenrecherchantdessolutionsesthétiquessoitnouvelles etexpérimentales,soitrenouveléesetvariées(ausensdesvariationsmusicales)dansla reprisedesmodèleséprouvés. Illustration de l’esthétique de l’urgence, la création peut-être prématurée de Tartuffe dans le cadre d’une fête royale à laquelle il fallait fournir du neuf, hors du contexte prévisible pour la création d’un tel ouvrage. Dans le même sens, les ajustements,complémentsetréécrituresdelapiècejusqu’en1669illustrentlaméthode decompositionparreprisesetvariationsàlaquellel’écrituredecommandeavaitrompu le poète, sur un sujet qui, illustration de l’esthétique de l’audace, associait hardiesse, clivage et actualité. De même, la création du Misanthrope procède pour partie du remploi d’une comédie héroïque mal reçue, Dom Garcie de Navarre, dont le détournement en comédie de coterie mondaine (pour ne pas dire de «salon», ce qui seraitanachronique)conforteunsous-genreoùfigurentdéjàLesPrécieusesridiculeset La Critique de l’École des femmes, avant La Comtesse d’Escarbagnas puis Les Femmes savantes. Ce sous-genre fait couple par voisinage et contraste à la fois avec celui de la comédie de famille dont Tartuffe est le prototype, avant L’Avare, Le Bourgeois gentilhomme et Le Malade imaginaire, à quoi on ajoutera, de l’autre sous-genre, Les Femmessavantesdontlesujetesttoutjustementlacoexistenceincongrueetbouffonne desdeuxveines. L’autre enseignement, plus essentiel, tiré de la préséance qu’eut la querelle de L’École des femmes sur les querelles de Tartuffe et Dom Juan dans le cadre desquelles s’inscritaussiLeMisanthrope,c’estbienl’occasionqu’ellefournitàMolièredepréciser saconceptiondelacomédie.Àquois’emploientlesdébatsdeLaCritiqueetpourpartie ceux de L’Impromptu: leurs intuitions sont prolongées de manière parfaitement articuléeaveceuxparlaLettresurlacomédiedel’Imposteur.Lechoixdefairepasserle débat sur la scène avec La Critique de l’École des femmes n’avait pas eu le mérite seulement de mettre au jour et de cristalliser les calomnies et mauvais procès qui couraientlescoulissesdel’actualitéparisienne.Endistribuantsesadversairesdansdes rôles tirés de son propre répertoire comique, ceux d’une précieuse prude et affectée, d’unmarquisévaporéetd’unsavantassefielleux,Molièreytrouvaitl’avantagedejeter l’anathème du ridicule sur le parti adverse, selon une stratégie qui dit l’essentiel de la révolution esthétique qu’accomplissait son œuvre et que parachevait son École des femmes:cettestratégieconsistaitàtirerpartiduridiculedel’adversairepourdonnerà lire au public, dans l’évidence d’un spasme d’hilarité, le néant d’une chicanerie s’évertuantàcontesterpourcontesteretàplaidercontrel’évidence. Unetellestratégierévèle,mieux,elleimpliqueuneconceptiondurirequenous dirons «orientée», qui combine la vérité de l’observation, la vraisemblance de la restitution et l’intention morale de la représentation des difformités que nos ridicules 2 Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (20162017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion est interdite, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com. bienobservés,justementtransposésetirrésistiblementmoquésimprimentàlanature. DequoilesadversairesdeDorantepétrisdeleursridiculesd’affectation,d’évaporation ou de pédantisme offrent l’illustration par leur caractère et leurs manières. Cette conceptiondurirecommesanctionduridiculeobservéàlavilleetrévéléparlascène est délinéée par la réflexion de Molière dans le cadre de la querelle de L’École des femmesavantd’êtreformuléeplusexplicitementdanslaLettresurl‘Imposteur: Leridiculeestdonclaformeextérieureetsensiblequelaprovidencedelanaturea attachéeàtoutcequiestdéraisonnable,pournousenfaireapercevoir,etnousobligeràle fuir. […]De là vient que ce qui sied bien est toujours fondé sur quelque raison de convenance, comme l’indécence sur quelque disconvenance, c’est-à-dire le ridicule sur quelquemanquederaison1. Encesens,lerireconstituelacharnière,oupourparlerentermesactuelsetplusjustes encore,«l’interface»entreleplaireetl’instruire,quiparluicommuniquent,mieux,qui adhèrent l’un à l’autre comme recto et verso de la même médaille. Au recto, le plaire conjoint dans son radical le plaisir et le plaisant, la délectation savourée et l’hilarité spontanée; au verso, l’instruire unit le rire et le ridicule, l’hilarité spontanée et la dérisionraisonnée.Lerireleurestcommun,maissespostulationsduellestirenticiàla pensée,làausensible. Pourcomprendreleprincipedecettedoctrine,ilfautprendreunpeudechamp. Les Anciens l’avaient dit, les Modernes le répétaient à l’envi, personne au fond n’y croyait:pouratteindreàladignitéesthétique,lacomédiedoitplaireetinstruireparun moyencommunàcesdeuxfins,lerire.C’estleprincipedeladevise«castigatridendo mores»: châtier les mœurs en faisant rire. On n’y croyait guère, car l’expérience avait montré l’incroyable difficulté de l’équation: plus on peignait avec vraisemblance la réalité,moinsonriait;etplusoncaricaturaitetbouffonnaitpourdonneràrire,moinsle spectacleétaitcrédible,doncdidactique.SiMolièrerègnesouverainementsurlegenre comique,c’estpouravoirrésolucetteéquation,etl’avoirrésolueentempsdecrise.Car, rampantedepuisdessiècles,lahantisedurireetdesonindignitéavaitsuggéréaucours du17esiècleàunpraticienducomiquecommePierreCorneilleouàunthéoricienavisé commeleNéerlandaisHeinsiusquelacomédiepeutfortbiensepasserdurire,ets’en trouverd’autantmieux.Auxbateleursetfarceurslatâcheindignedeparleraucorpset aux zygomatiques. Aux érudits et aux vrais poètes celle de plaire en souriant et en transposant une réalité moyenne, où les amours plaisantes et intriquées de jeunes bourgeois aimables seront égayées discrètement par un feston discret de dérision, dévoluàunpetitpersonneld’extravagantsetdebouffonstypés. C’était la résurgence d’une vieille tension entre deux définitions du genre: la comédie comme speculum vitæ, miroir fidèle de la vie imitée d’après nature; et la comédie comme vis comica, pure énergie du rire, qui brise le miroir ou le déforme à plaisir, dans la fantaisie gratuite de ses pitreries. Ressembler ou faire rire, visées inconciliables: le rire, c’est sa faiblesse, procède de déformation, alors que pour se corriger des travers mis en scène, le spectateur doit se reconnaître en eux. De cette impossible alliance, deux modèles s’étaient dégagés, se tournant résolument le dos: la comédie-miroir, la comédie bouffonne, Aristophane et Ménandre, Plaute et Térence, dansl'Europehumanistelacommediasostenutaetlacommediadell'artedesItaliens,la farsa et la comedia des Espagnols, en France la farce gauloise revue à l’italienne et la comédie galante imitée de l’espagnol. Au moment où Molière monte sur les tréteaux, l’élégantCorneilleproscritlerireauquelScarronleburlesquesacrifietout.Lasynthèse 3 Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (20162017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion est interdite, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com. qu’ilaural'audaced’entirertientàpresquerien,quifittout:unesimplemodification d’optique,unerévolutioncoperniciennedansunplanétarium,quiallaitrévélersousla faiblessesupposéeduriretoutesaforcerentrée.Parionssurlerire,nousditMolièreen philosophe joyeux. Il déforme, nous rend difformes? Non. Il nous montre nos difformités, et s’il nous rend difformes, c’est au sens pictural d’une réalité «bien rendue».Savérité,quiestnotrevérité,n’est-cepasquelacaricatureestdenotrefait, qu’elleestnotrefait,ànousdanslasalle?N’est-cepasquelascène,ennousrenvoyant un portrait que nous jugeons déformé, nous révèle dans une bouffée d’irrépressible hilaritécettevéritémorale:quenostraversnaturels,quelesdifformitésimposéespar nostraversàlaNaturesontinvraisemblablementridicules? Ladéformation,lacaricaturepassantdelascèneàlasalle,lafictioncomiquen’a charge que de transposer exactement et de rendre ostensible par le dénuement du plateau les hideurs et les bouffonneries que le grouillement de la vie masque dans la réalitéquotidienneànosregardsaccoutumésàcela.Ledéchaînementduriregarantira quelacomédieatouchéjuste,qu’elleaatteintsacibledevérité:nedit-onpasd’unrire druqu’ilest«franc»?Voicivenuletempsdelarévolutionduridicule.Ilnes’ajouteplus auxdéfautsdeshommescommeunesanctionextérieureettranscendante.Ildoitjaillir commeuneévidenceimmanenteduspectacledenosmœursnaturellementdérisoires. ChezMolière,onneritplusendépitdel’invraisemblance,maisparcequelacomédiea «attrapélevrai».Rétablidanssapluséminentedignitémoralesansperdreriendesa spontanéitécharnelle,lerireseveutréflexephysiquedelaconsciencemoralemuepar uneindignationplaisante,dansunéclatdeluciditéquinementpas,parcequ’iljaillitdes «entrailles», comme l’écrit Molière dans La Critique de l‘École des femmes. Et dans L’Impromptu de Versailles, Madeleine Béjart, portant la parole de Molière, définit ses comédies comme autant de «tableaux des caractères ridicules qu’il imite d’après nature»:c’estautrechosequelafarceoulasatire,quipeignentdescaractèresnaturels imitésdefaçonridicule,excèsgrimaçant;autrechosequelacomédiesavanteougalante, qui peint le ridicule de caractères naturels imités agréablement, discrétion appauvrissante.Contournantledoubleécueildel’excèsdeseletdel’excèsdegrâces,la comédiedeMolièrechantelarestitutiondurireàsondestindephilosophiepratique. Car à la faveur de cette esthétique du rire de vraisemblance Molière fait du comique un instrument éthique de révélation des essences: ce “ridicule” de nouvelle fonte,loindeproscrirelavéritéetdenégligerlaréalité,yplongesesracines,ypuiseses forces, en tire ses armes, pour restituer vérité et réalité dans une épure absolue, avec une évidence drue, capable de pénétrer au delà des apparences pour avoir su en prélever par un choix avisé et inspiré les traits majeurs et les avoir montés en une syntaxe rigoureuse. La comédie ne vise plus dès lors à corriger les hommes de leurs propresdéfautsentraitantceux-cisousunanglecaricaturalquilesrenderisibles:ilne s'agitpluspourelledecastigareridendomores,dechâtierlesmœursenlescaricaturant, maisdespeculariridendomores,decontemplerd'unœilrailleurleridiculenatureldes hommes, de les mettre en spectacle sous le feu de la dérision, parce que les mœurs humaines, de soi, sont le plus souvent comiques. La comédie n'ajoute pas son ridicule auxdéfautsdeshommescommeunesanctionenvued'unesalutairecorrection,maisle faitjaillircommeuneévidenceduspectacledeleursmœursnaturellementdérisoires.Ce qui ne veut pas dire que les traits gratuits, farcesques, virtuoses seront rejetés par Molière hors du champ de ses comédies, même les plus grandes: son génie procède d'association, non d'exclusion. Au contraire, certains effets farcesques des plus 4 Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (20162017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion est interdite, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com. élémentaires, répétition mécanique d'un geste, d'un mot, ou allusion malséante et impudique aux fonctions élémentaires du corps, se métamorphoseront en marques d'obsession incongrue et disproportionnée, prendront la valeur et le rôle d'un signe ridiculedepréoccupationdéliranteetdesolipsismeexacerbé.Leriresuscitépardetels traits procède donc également et conjointement de l'esprit de la farce et du génie du ridicule. Et le rire pense: car en révélant le ridicule inhérent aux conduites humaines, il suggèredes’interrogersurl’originedecettefatalité.Pourendécelerlacauseprofonde, il n'est que d'observer que les travers raillés et brocardés par la comédie du ridicule sonttoujoursaccompagnésd'unplusgravedéfautquilesenveloppe,celuid'unecécité mentaleprocédantdel'étourderie,del'extravagance,del'obsession,dudélire,risquons le mot, de la folie qui égare l'esprit et l'âme. Nos défauts, dit la Lettresurl'Imposteur, relèvent toujours en dernière analyse d'un manque de raison — aveuglement fatal, égarement ébloui, fascination d'une image mensongère, illusion sur soi. D'où il ressort que le théâtre de Molière ne ridiculise pas seulement des travers de caractères ou de mœurs:ildébusqueleridiculedel'égarementquiinvariablements’enracinedansune image erronée de soi et du monde, façonnée par la fureur des passions et le délire de l’imagination, une image trompeuse qui obscurcit de chimères et d'idées fixes notre raisonaffaiblie.Enseréférantàuneéthiquedesdifformitésmoralesetsocialesfondée suruneimagedel'hommeenproieàl'égarementdesonesprit,lacomédiesupposeune vision comique des hommes, de leur nature marquée par ce délire de l'image extravagante d'eux-mêmes et du monde qui les met en dissonance avec la réalité et la raison,etquesanctionneleriresuscitéparceridiculepatent. Attribuerpourorigineauridiculedontprocèdelacomédielesdissonancesdela réalitérevenaitàsupposerunenormeparrapportàlaquellelesmesurer:leridiculeest une affaire d'écart, de déviance, par rapport à une harmonie réelle ou idéale. Cette déviance concrétisée et incarnée par des personnages dont l'imagination troublée extravagueestévaluéeetexplicitéedanslacomédiepard'autrespersonnages,inscrits danslesmêmessituationsetconfrontésàeuxaucœurdelamêmeintrigue.Ils'ensuit que l'esthétique de Molière présente deux pôles inégalement intéressants sans doute, maisplacésdansunerelationdenécessaireréciprocité:celuideladifformitérisibledes folies,desimposturesetdesextravagancesetceluidelanormeesthétique,rationnelle, moraleetsocialequ’ellesdéforment.L'ancienpôlegalantdelacomédieàl'espagnoleet plus largement de la comédie humaniste et raisonnable se constitue chez Molière en critèrenormatifparrapportauquelsemesurel'écartdescomportementsgrotesqueset absurdesquidésormaislesremplacentaupleincentredelascène.Lacomédiemetainsi enscèneleconflitentreuneimageaccompliedeperfectionraisonnableougalanteetsa déformationparundélireimputableàuneimageobsessionnelleouchimérique.C’estce que L’École des femmes avait miraculeusement mis en scène avec le mouvement réciproque de l’accession d’Agnès à la grâce et à l’élégance par l’effet de l’amour civilisateur et la débâcle d’Arnolphe s’abîmant dans l’égarement et l’implosion de sa vision du monde sous l’effet de son délire dont la pièce identifiait et nommait dès le leverderideauladoublecomposante:lamarotteobsessionnelleducocuagequ’ilvoitet redoutepartout,etlachimèreeuphoriquedesecroireseulcapabled’yéchapperparun subterfugedérisoireetterrible. Cemodèle,Tartuffeenappliqueavecunerigueurlumineuseledoubleressort: Orgon, tout à son obsession dévote, qui exclut toute autre préoccupation, tout autre 5 Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (20162017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion est interdite, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com. soucidanssavie,acrutrouverparuneillusionchimériqueenTartuffel’angegardienet l’incarnation achevée de sa marotte. Une ligue d’honnêtes gens et de bons esprits, épouseavisée,beau-frèreraisonnableetraisonneur,servanteforteengueuleettoutà fait pertinente, jeunes gens aimables et droits, à peine un peu naïfs, lui fait la guerre jusqu’àdissipersachimèrepourdesserrerl’étreintedesamarotte.Toutcelafonctionne parfaitement. Mais voici que ce parfait système, l’audace fureteuse et l’esprit critique toujours en éveil de la comédie moliéresque le remet en cause dans le dispositif du Misanthrope,endéportantunepartieduridiculesurlesagequidénoncelesturpitudes dumondeparécœurementdevantlesfadeursmondainesetendistribuantdanslerôle del’honnêtehommeéclairéquiluifaitlaleçonunespritpourlemoinssoupleenversla sincéritéetcoupablede«complaisance»enverslesridiculesdumonde.Enl’espèce,sur letandemquenousproposenotreprogramme,lesdeuxcomédiespédalentenunsens exactement opposé. Beau sujet de réflexion et belle difficulté que devra résoudre l’analysedeleursignification. Lamécaniquedramatique La poétique du ridicule commandait des sujets où le jugement pût porter et la réalitérévélersesdifformitésparl’effetdurire.ÀquoilesujetdeTartuffeesttoutàfait approprié: la dénonciation des ridicules de l’hypocrisie à travers le masque d’un faux dévot renchérissant de grimaces jusqu’à la caricature et sa dupe abusée avec une pitoyablenaïvetégarantissaituneffetderireorienté,informé(lesoriginauxpullulaient) et corrosif (pas de meilleur objet de raillerie que le sérieux austère et fallacieux). Un souci d’équilibre peut-être a conduit Molière, empêché de jouer Tartuffe, à concevoir DomJuand’abordetLeMisanthropeensuitecommedesparadesparcontrepoids.Dom Juan,c’étaitlelibertinextrême,crueletfaisantunefinabjectedanslafaussedévotion, lié à un valet superstitieux, capon et niais: c’était un appel en creux à l’union des honnêtes gens tempérés, dévots sincères ou mondains discrets. Mais Dom Juan a échappéàMolière,endépitdesbellesfiguresd’ElvireetDomLouis:leséducteurétait tropséduisantendépitdetoutetlesuperstitieuxpluscorrosifqueluiencoreetendépit de soi. Exit Dom Juan. Le Misanthrope, ce serait donc la dénonciation des ridicules, vanités et hypocrisies de l’hédonisme mondain contrebalançant celle des ridicules, faussetésethypocrisiesdeladévotionbigote.Lecoupledel’imposteuretdesadupe, représentés par Orgon adorateur de Tartuffe qui le trompe, se retrouvera donc, en termesstructurels,danslecoupled’AlcesteamoureuxdeCélimènequiletrompe.Mais ici encore, la partie aura démenti la donne. Car l’union de ce couple est aussi l’enjeu structureldel’action.Etd’autrepart,entermesdeportéemorale,Alceste,normalement chargé comme Orgon de porter à la caricature par l’excès les valeurs que Célimène– Tartuffe imite en s’en jouant (sincérité de façade et confiance abusée), outre la vertu sansparveniràserendretoutàfaitridicule(«cequiestadmirableestque,bienqu’il paraisseenquelquefaçonridicule,ilditdeschosesfortjustes»,DonneaudeVisé,Lettre sur le Misanthrope). Comme si, pour Molière ou du moins pour l’optique de ses comédies, les péchés dénoncés par la religion outrée d’Orgon étaient beaucoup plus sympathiquesquelestraversdénoncésparl’intransigeancelaïqued’Alceste.Commesi, en outrant l’exigence de piété religieuse, on se rendait odieux, tandis qu’en outrant l’exigencedesincéritélaïque,onsemontraitplustouchantetconvaincantqueridicule. Affaire d’inflexion, impliquée par un choix parmi les valeurs (la Vérité religieuse, l’authenticitémorale)quirévèledespréférencesqu’ondiraparlitote«laïques». 6 Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (20162017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion est interdite, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com. Il s’en déduit que la mécanique dramatique des deux pièces fonctionne sur un parallélisme faussé. Si on définit leur enjeu comique (i.e. celui de la comédie comme genre),c’estunmariage:celuideValèreavecMarianeentravéparunobstacleexterne (leprojetd’Orgon)etceluid’AlcesteavecCélimèneentravéparunobstacleinterne(leur incompatibilitédemœurs).Onmesuredéjàquelesecondseraplusdifficileàleverque lepremier,saufàoutrepasserleprincipedel’unitéducaractère,commeMolièrel’avait déjàfaitsisuperbementdansL’Écoledesfemmes.Àmoinsquelapuissancedel’amour ne s’en mêle. En surimpression de cet enjeu comique, l’enjeu dramatique réel est ailleurs:commeleditl’auteurdelaLettresurl’Imposteur,l’actionyauraatteintsonbut quand Orgon «sera désabusé (qui est proprement le sujet de la pièce)» Désabuser OrgonendémasquantTartuffepouraboutiraudivorcedeleurcouplemalfaisant,c’est eneffetàquoitendtoutel’actiondelacomédie,àquoivontpourvoirdeuxpéripéties.La déclarationàElmiredénoncéeparDamisconstituelapremière,quiestretournéeparla candeurd’OrgonetlamalicedeTartuffe.Leurallianceestplusquejamaisrenforcée.La ruse d’Elmire aboutit à la seconde péripétie, qui devrait dénouer l’action de manière interne,laquelleseretourneunefoisencore:ladonationentravel’effetdelarévélation. Sur quoi le Ve acte introduit la dernière péripétie, l’arrestation annoncée d’Orgon marquée par l’entrée de l’Exempt, mais un coup de théâtre la retourne en un dénouementexterneheureux:Tartuffeaétédoublementdémasqué,auxyeuxd’Orgon dansl’espacelocal,auxyeuxduroidansl’espaceglobal. Dans LeMisanthrope, c’est la même chose et pourtant tout le contraire. L’enjeu (démasquer l’imposture de Célimène aux yeux d’Alceste) est bien annoncé dans l’exposition, mais il ouvre sur une aporie: si Alceste est dessillé, le divorce qui dans Tartuffeautorisaitlemariagelerendiciimpossibleetlapiècenepeutseterminer.Les deuxcomédiesobéissentpourtantaumêmeprocessus,maistouttourneàl’enversoudu moinssecompliquedesubtilitésinsurmontablesdansLeMisanthrope:Alcesten’estpas exactementdupedeCélimène,qu’ilconnaîtpourcequ’elleest,maisespèrelachanger parlaforcedesonamour(v.233-234);cetenjeuestcontrebalancéparl’annonced’une autre péripétie possible: son désir de fuir dans un désert le commerce des hommes (144). A partir de cette bifocale surprenante, l’action est construite avec une parfaite rigueur:àl’acteII,unepremièreconfrontationinterrompueparlesmarquislalaisseen suspens et le persiflage de la scène des portraits montre que l’on est loin de la «conversion» de Célimène. À l’acte III, la crise se noue: le pari entre les marquis prépareledénouementetladéconfituredeCélimène,tandisquesonaffrontementavec Arsinoéqu’ellehumiliepréparelapremièrepéripétie,lavengeancedelaprude.Defait, au début du IV, Alceste furieux demande raison de la lettre écrite à Oronte, qui était apparu à l’acte I pour avoir ce rôle passif au IV. Célimène retourne la péripétie de manièreinterne:sansargumentsnimensonges,enjouantsurl’amourd’Alceste.C’estla préparationdelapéripétiefinale. Celle-ci intervient en trois temps successifs et combinés durant l’acte V: Célimène mise au pied du mur une deuxième fois par Alceste en présence d’Oronte serait sauvée par l’arrivée des marquis et d’Arsinoé, n’était que ceux-ci apportent la matièredudénouementparlapéripétiefinaledeslettresdévoilées,enprésencedetous les acteurs de la pièce, comme il se doit pour un dénouement parfait; enfin un retournementdelapéripétieseproduit:Alcestecédantdenouveauàsonamour,dans lacontinuitédelascèned’explicationsduIVeacte,proposeàCélimènedelesuivreen son «désert». Une solution est sur le point de se dégager: Célimène convertie par la 7 Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (20162017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion est interdite, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com. beauté de l’âme d’Alceste, Alceste obtenant sa main et faisant une fin avec elle en son désert;ceseraitunfinmoraleetbelle,quoiquegrinçante.Molièreasuivilepessimisme d’Alceste:ilalaisséCélimènesuivresapente,leMisanthropelasienne,etiladécaléle mariage sur les amis-confidents. Le retournement de la péripétie qui engloutissait la jeunefemme,c’est-à-direleretourdetendressed’Alcesteaumilieududésaveupublic, pouvait, même dans l’esthétique régulière, aboutir à une modification profonde des décisionsetl’éthosdupersonnage2.MaisCélimènenese«convertit»pasplusqu’Orgon, quidétrompédeTartuffeetdesonhypocrisieveutdevenirpourlesdévots«pirequ’un diable». La continuité du caractère de la jeune veuve (pourtant bien volage et changeante!)auraraisondelatentationdefaireseterminerbienlapièce.Alafacilité d’unefinselonl’attentedupublicetfacileàobtenirauprixd’uneconversionparamour, Molièreaurapréféréleconstatd’undivorcequirésoutsupérieurementl’intrigueenla laissantouvertesurleverssuspendudePhilintequilaclôt. C’est en ce sens, et non dans l’optique d’un mépris pour la dramaturgie du Misanthrope,quenousentendronsleconstatdeDonneaudeVisésurlesintentionsde son auteur: «Il n'a point voulu faire une comédie pleine d'incidents, mais une pièce, seulement,oùilpûtparlercontrelesmœursdusiècle.»(LettresurleMisanthrope).Une comédiedecaractèrecertes,danslecontexted‘unecomédiedemœurs,maispasauprix d’uneintriguefacile,pasundéfilédepersonnagesàlamanièredesFâcheux,oùilpuisait pourtantlaméthodedudéfilédebavardspérorantetleressortdel’entretienempêché. Mais la structure dramatique du Misanthrope, construite volontairement sur un empêchement intérieur, se conclut selon la même logique, après une intrigue superbementmenéeetsidiscrètementqu’oncroiraitétourdimentqu’iln’yenapasou guère. À côté de quoi le dénouement de Tartuffe pourrait passer pour plus circonstancielettoutàfaitpostiche.C’estunecritiquequifutdéjàopposéeàlaseconde fin de Tartuffe au temps de Molière: G. Guéret, l’un des premiers écrivains de notre histoirelittéraireàs’êtreexercédanscequideviendralacritiquelittéraire,luiadressait déjà les reproches qui même modulés se retrouveront partout ensuite chez ses détracteurs: Molière devait garder son Dieu de machine pour une autre fois. Encore s’il avait préparécedénouement;maisiln’yarienquiledisposeniquilerendrevraisemblable; carl’affairen’apaséclaté3. Soittroisréserves:l’artificedudeusexmachina,larecherched’effetducoupdethéâtre et l’invraisemblance de l’événement. Sur ce dernier point, il a été remarqué que l’effet démonstratif n’était pas nécessairement artificiel mais polémique: l’interdiction de Tartuffel’avaitmontré,mêmeleRoiavaitpuêtreapprochéetébranléparlestartuffes, maisl’autorisationdejouerlapiècemontrequeleurpouvoircomploteurseheurteau rempart ultime, la justice et la lucidité du Prince —lucidité et justice dont l’effet est prévu, promis, espéré au moment de la rédaction du texte mais, rappelons-le, pas acquis: l’événement le montrera avec la nouvelle interdiction de 1667 où pourtant l’Exempt récitait déjà sa tirade. Il y avait une vraisemblance supérieure et politique à montrer que, le flot de l’hypocrisie balayant toute la société, le rempart ultime de l’autoritépolitiqueétaitlogiquementsollicitépourl’arrêter.Cequifuteneffetetenfinle casen1669.Quantàlaréprobationesthétiquequiportesurlarecherchedel’effetetla facilité, J. Guicharnaud y réplique en s’autorisant de la vogue du «baroque», concept 8 Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (20162017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion est interdite, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com. critique et esthétique en faveur au moment où il compose son Molière, une aventure théâtrale: Mais il est permis de rattacher le dénouement de Tartuffe à certains aspects des œuvresdestylebaroque:toutévénementquisedéroulesurleplanhumain,représenté dans une œuvre d'art, l'est à la fois pour lui-même et dans son rapport avec les plans supérieurs.Lepointdevue«d'enhaut»,quis'ajouteauxpointsdevuedel'intérieuroudu mêmeordresanspourautantlesannuler,permetdemieuxvoircomme,selonPascal,d'un ordre supérieur on« connaît tout cela et soi », ou comme Polyeucte frappé par la grâce voit et situe Pauline, ou comme Auguste pardonne à Cinna. Le Prince, par la bouche de l'Exempt,exprimecejugementd'enhaut,portésurl'aventuredeTartuffeetd'Orgon.Ilest installé,commedansdenombreusesœuvresbaroques,danslecieldelapièce4. On poursuivra dans la voie de cette intuition, mais en prenant en compte la nature circonstancielle et opportuniste de la scène, au lieu de tenter d’en effacer ou d’en amoindrir l’évidence en lui opposant sa supposée valeur esthétique et politique. Plus mêmequecirconstanciel,cedeuxexmachinaprendunevaleurperformativesionsonge quelepassageaétéluetpeut-êtrereprésentéenprivébiendesfoisdurantlacampagne destinéeàobtenircequ’ilprésentaitcommedéjàacquis:letriompheduroibienéclairé surlestartuffesinterdisantlareprésentationdelacomédie. Or la poésie de circonstance, combinant à l’éloge la sollicitation argumentée de raisonsdémonstratives,unissantdoncl’encomiastiqueaudélibératif,constitueunmode poétique reconnu et parfaitement noble qui vient faire ici son tour dans le patchwork intertextueldeTartuffe.Onytrouvedeuxthèmestraditionnelsetspécifiquesdel’éloge royal,singulièrementceluideLouisXIV:lajusticeetlediscernement.Lepremierthème le relie à la légende du roi son père qui avait reçu le surnom de «Louis le Juste». Le second,luiaussidérivédel’élogeetdelaprièreadressésàDieu,parcourtlesMémoires pour le Dauphin en cours de rédaction sous la gouverne de Louis XIV au moment de Tartuffe.Onylitunélogevibrantdupanoptismeinhérentàlafonctionroyalequisitue le renseignement au cœur de l’exercice du pouvoir en termes concrets et pratiques corroborantlatopiqueduregarduniverselduroi: Tout ce qui est le plus nécessaire à ce travail est en même temps agréable; car, c'est en un mot, mon fils, avoir les yeux ouverts sur toute la terre; apprendre incessamment les nouvelles de toutes les provinces et de toutes les nations, le secret de touteslescours,l'humeuretlefaibledetouslesprincesetdetouslesministresétrangers, êtreinforméd'unnombreinfinidechosesqu'oncroitquenousignorons;voirautourde nous-mêmes ce qu'on nous cache avec le plus de soin; découvrir les vues les plus éloignées de nos propres courtisans; leurs intérêts les plus obscurs qui viennent à nous par des intérêts contraires, et je ne sais enfin quel autre plaisir nous ne quitterions pas pourcelui-là,silaseulecuriositénousledonnait.(LouisXIV,Mémoirespourl’année1661) Voilà l’image d’un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs et que ne pourra trompertoutl’artdesimposteurs,grâceaufindiscernementdontsonâmeestpourvue. Iln’estpasjusqu’auxcoupsdethéâtrequinefissentpartiedel’attiraildegouvernement de Louis XIV. On sait son goût du secret et de la mise en scène éclatante de ses revirements et foudroiements, dont la chute de Fouquet avait donné quelques années plus tôt un terrible exemple: il avait laissé le Surintendant aller son train jusqu’au moment où, lui donnant l’illusion que sa faveur lui était plus que jamais acquise, il le précipita.C’estd’ailleurslàunmodedegouvernementaussi,etmêmeuneesthétiquedu pouvoirroyalcalquéesurlesfoudroiementsimprévusdelajusticedivine:voir,sousle règne précédent, la «Journée des dupes». L’esthétique choisie par Molière pour son 9 Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (20162017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion est interdite, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com. dénouement correspond donc parfaitement à la leçon qu’il entend délivrer sur la punitiondontleCiel,parl’intermédiaireduroiassimiléàDieu,frapperalestartuffesqui sejouentdelui:réponsedulibertinauxbigots,quilesprendàrevers. Reste à savoir comment ce greffon étranger s’insère dans la dramaturgie de sa comédie.Commeonl’avu,lerebondissementduIVeactesurlacassetted’Argasn’avait aucunenécessité:ilconstitueunpléonasmeparrapportàlaconclusiondel‘intrigueque constitue le désabusement d’Orgon qui concluait probablement la version initiale de 1664.Pouraugmentersoncaractèredecoupdethéâtre,Molièrel’aàpeinepréparépar deuxverssurajoutéssansdouteaurôledeDorinedurantlesscènesd’exposition(«Nos troublesl’avaientmissurlepiedd’hommesage,/Etpourservirsonprinceilmontradu courage»), trop allusifs pour laisser soupçonner que le passé politique d’Orgon va refairesurfaceàtraversl’allusionàunsecretd’Étatinattendu.Lasutureestcependant assez habilement négociée: la générosité de Valère revenant en sauveur généreux assure la continuité d’action matrimoniale, le retour de Mme Pernelle butée dans son aveuglement garantit la continuité de caractère et le parachèvement de l’action dramatique (le désabusement des dupes), tandis que la peinture de l’huissier en hypocrite doucereux assure une continuité thématique et satirique avec les actes précédents. C’est alors que l’arrivée de l’Exempt et son double-jeu se produit sous la forme d’une dénivellation voulue et même soulignée par le relief d’une péripétie retournée en parousie qui décale tout l’effort accompli pour opérer la transition du registreetduplanfamiliauxetmorauxàceuxdel’ordrepolitiqueetsocial. Nous y verrions personnellement l’application d’une suggestion développée durantlaquerelledeL’Écoledesfemmes.Méprisépourn’êtrequ’unauteurdebagatelles, unfarceurpasséparl’écoledeScaramoucheetincapabled’écriredanslesrèglesdela bellepoétiqueetdugenredramatiquesupérieur,latragédie,aveclaquellelescinqactes enversdeL’Écoledesfemmestenteraientvainementderivaliseretnefaisantquesalir la scène parisienne, Molière avait répliqué par la bouche de ses deux personnages d’honnêtesgens,défenseursdesacomédie: URANIE—Latragédie,sansdoute,estquelquechosedebeauquandelleestbien touchée; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l’une n’est pas moins difficile à fairequel’autre. DORANTE - Assurément, Madame; et quand, pour la difficulté, vous mettriez un plusducôtédelacomédie,peut-êtrequevousnevousabuseriezpas.Carenfin,jetrouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la Fortune,accuserlesDestins,etdiredesinjuresauDieux,qued’entrercommeilfautdans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde.[…]Enunmot,danslespiècessérieuses,ilsuffit,pourn’êtrepointblâmé,dedire deschosesquisoientdebonsensetbienécrites;maiscen’estpasassezdanslesautres,il yfautplaisanter;etc’estuneétrangeentreprisequecelledefairerireleshonnêtesgens.5 Cetélogecomparétrouvepeut-êtresonapplicationdansladernièrescènedeTartuffe. Récemment exercé au mélange des genres et des tons par Dom Juan où l’incertitude générique avait autorisé des passages de presque sublimité pathétique, par exemple danslerôledeDomLouis,Molièreauratentédanslascènedel’Exemptl’exercicefugace de traiter une situation et une tonalité tragiques dans le cadre et le registre d’une comédie. Pour réaliser cette fusion, au lieu de masquer la déclivité, il l’exhibe et l’exploite en accumulant comme par défi les composantes esthétiques du dénouement tragique:l’effetdedeuxexmachina,lecoupdethéâtre,l’élévationduton,lecontraste accusé entre la figure ridicule de l’Huissier et celle, souveraine, de l’Exempt, la 10 Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (20162017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion est interdite, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com. thématiqueetl’éloquencepolitiquesdel’élogeroyal,enfinlasollicitationdesémotions cathartiques,terreuretpitié,devantlegouffrequivaengloutirOrgonetlessiens.C’est undesfilssecretsdelacarrièredeMolièrequecetterivalitéaveclegenredramatique tenupoursupérieuretlarecherchedesolutionsnonpourenintégrerletonetletourà la comédie ni pour les fusionner avec ceux de la comédie, mais pour leur trouver des équivalences comiques. Dom Garcie de Navarre (1661), Dom Juan (1665), Le Misanthrope (1666) et bientôt Amphitryon (1668) constituent à leur manière des réponsesàcedéfiquesoutiendraPsychéen1672,seulepiècedeMolièredéfiniecomme «tragédie», mais versifiée par Pierre Corneille pour la plus grande part et ouvrant la voieàlatragédielyriquedontlelyrisme,pourlemoins,infléchitl’esthétiquetragique. On suggérera de comprendre le dénouement de Tartuffe dans le cadre de ces expérimentations. Concluons:cesdeuxcomédiesmettentenformeuneintrigueconcentréeautour d’unenjeuetunifiéeparunfilàquoichaqueélémentserapporte.Ellesnesontpasde cescomédiesàtiroirsoudeséries,quifontdéfilersansretourniconséquencescèneset personnagespourmettreenvaleurunthème(L’Étourdi,LesFâcheux),uncaractère(Le Bourgeois gentilhomme, Le Malade imaginaire), un mystificateur ou un mystifié (MonsieurdePourceaugnac,LesFourberiesdeScapin).Mêmesidansuncaslemoteurde l’intrigue est la situation réciproque de Tartuffe et Orgon l’un par rapport à l’autre, le couple du mystificateur et de sa dupe projeté dans le thème à la fois social et psychologiquedelabigoterieetdel’hypocrisie;etdansl’autrecas,uncaractèrecentral, celui du Misanthrope, qui ne se cantonne ni dans l’intrigue amoureuse ni dans la thématique sociale mais vise à donner en acte la peinture d’un caractère original et marqué, à facettes. Le statut naturellement dramatique du couple du fourbe et de sa dupe devrait avoir abouti à la constitution d’une intrigue et d’un fil dramatique plus serré dans Tartuffe que dans le Misanthrope. Ce n’est pas le cas, la forte ciselure du caractèredeCélimèneaorientélapeinturecontrastéedescaractèresprêtésauxhéros du Misanthrope dans un rapport dramatique moins topique que la relation de duperie maisnonmoinsserré:celuidelajalousienouéeàlacoquetterie.Danslesdeuxcas,une intriguehabilementmenéeassortitdonclapeinturedescaractèresàladémonstration morale et à l’évocation sociale. Ce que cette superposition inattendue révèle, en revanche, c’est la nature très subtile et hardie de la menée d’intrigue dans Le Misanthrope qui, à partir de la même donne structurelle — un enjeu de clarification aboutissant à la chute d’un masque—, opère une démontage et un détournement des motifs et des mécanismes et à force de nuances, de biais, de redistributions constitue l’intrigue du Misanthrope comme une sorte de contre-épreuve et de parasitage expérimentaletcritiquedel’intriguetopiquedeTartuffe. 1Lettresurlacomédiedel’Imposteur,1667,éd.cit.G.Couton,p.1174. 2Pourqu’unévénementimprévusoitunepéripétievéritable,ilfautqu’il«soitun“changement defortune”,c’est-à-direqu’ilmodifie,nonpasseulementlasituationmatérielledeshéros,mais leur situation psychologique: les sentiments et même les décisions des héros devront être changés par les péripéties». J. Scherer, La dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950, p.86. 3G.Guéret,LaPromenadedeSaint-Cloud,1669,citéparJ.Scherer,StructuresdeTartuffe,Paris, SEDES,1966,p.191. 4J.Guicharnaud,Molière,uneaventurethéâtrale,Paris,Gallimard,1963,p.145. 5LaCritiquedel’Écoledesfemmes,sc.VI. 11