Contes complets - Free Copyright Registration Online
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Éric Lysøe Contes fantastiques complets 1 Envies d’ailes 2 L’angelle Lorsque les hommes eurent commencé à se multiplier sur la face de la terre, et que des filles leur furent nées, les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles, et ils en prirent pour femmes parmi toutes celles qu’ils choisirent. Genèse, VI, 1-‐2 Le soleil l’écrasait contre les rochers. Titubant, il fit encore quelques pas avant de s’effondrer, le visage dans le sable. Athan savait à présent que la fin était proche. Sa dernière chamelle était morte. Il l’avait lui-‐même égorgée avant de boire son sang. Quant à ses compagnons, il avait oublié leurs noms et ne parvenait même pas à se remémorer leurs traits. Cela faisait des lunes qu’ils s’étaient brûlés à la fournaise du désert. Tout au plus leurs ombres venaient-‐elles le visiter la nuit. Mais les ombres n’ont pas de visage. Seul les habite le néant du Shéol. Sa dernière quête !... Il venait au terme de sa dernière quête. Enfant, il avait entendu un vieillard lui expliquer que des anges descendus du ciel s’étaient unis aux filles de l’homme et leur avaient donné une descendance de héros et de géants. Et depuis lors, il s’était demandé s’il existait des angelles, des anges femmes – puisque tout démontrait que, contrairement aux croyances, les séraphins, chérubins et autres compagnons des Elohim n’étaient pas dépourvus de sexe. Un jour, promettait-‐il à ses frères, je reviendrai parmi vous avec une plume d’angelle. À l’adolescence, fidèle à son vœu, il était parti. Bien sûr la vie l’avait contraint à en rabattre sur ses illusions. Lancé à la rencontre des anges, il lui avait fallu survivre, accepter des besognes provisoires. Et même faire fortune à plusieurs reprises pour monter des expéditions plus déraisonnables les unes que les autres. Des embuscades en pleine montagne, des naufrages par la vaste mer, combien en avait-‐il connus ? Et des femmes, combien ? Cent ? Deux cents ? Mais pas la moindre angelle. À plusieurs reprises pourtant, il avait cru toucher au but. Il avait débarqué dans des pays inconnus, aux palais magnifiques, aux populations sauvagement belles. Et à chaque fois, une créature exquise s’était dressée au milieu de l’or et des pierreries. Souvent d’une beauté à vous couper le souffle. An-‐Huy, des lointaines 3 contrées d’orient, à la peau de citron frotté de miel, Vishaniah aux seins lourds et pleins, aux mamelons d’ébène, Halania, la blonde, au corps de marbre et au sexe ciselé comme un joyau de vermeil – toutes lui étaient apparues dans des voiles vaporeux qu’il avait pris un instant pour des ailes, mais qu’il avait trop vite vus se détacher du reste du corps. Sans doute les avait-‐il aimées, ces beautés exotiques et sauvages, sans doute avait-‐il été ému lorsque, voyant parfois le sang couler entre leurs cuisses, il comprenait qu’il avait été le premier à les « connaître » selon l’expression des anciens. Et il est tout aussi vrai qu’il avait aimé les fils et les filles que certaines d’entre elles lui avaient donnés. Des enfants ronds et clairs, des enfants longs et bruns – des enfants qu’il avait souvent sentis pousser dans le ventre de leurs mères. Et elles, les mères… Les Elohim savent à quel point il avait aimé leurs visages, ces visages dont les traits, soudain épaissis par la grossesse, l’avaient bouleversé ; et leurs ventres, ces ventres bombés dont il avait longtemps caressé la rondeur nouvelle, parcourant des lèvres le moindre recoin de peau. Ah, les mères, tendues comme autant de tambours ! Du tympanon des musiciens, elles avaient épousé le rythme, soulevé l’orbe alourdi de leurs seins à chaque temps fort, et compliqué souvent la mesure du battement d’un second cœur, comme en écho. Mais ce n’était pas contre un corps de femme qu’il se blottissait à présent, ni dans le satin parfumé d’une gorge qu’il enfouissait désormais ses lèvres. Le baiser brûlant du sable aspirait ses dernières forces. Dans un effort désespéré, il parvint à se retourner sur le dos et à entrouvrir les paupières, comme pour défier une dernière fois le soleil. Mais à l’instant précis où ses yeux se dessillaient, une main, comme un linge frais, vint se poser sur son front. Il eut juste le temps d’entrevoir une forme longue et souple, ondoyante dans l’air incandescent. Combien de temps dura ce contact ? Il était incapable de le dire... Puis un à un, les doigts, avec une douceur infinie, se retirèrent, et il recouvra enfin la vue. Un visage inconnu s’interposait entre lui et le soleil. Baigné dans l’ombre inattendue de cette éclipse, il se sentit peu à peu reprendre des forces. Il sut alors que la main qui l’avait tiré du néant était précisément celle qu’il attendait depuis des lustres : la main d’une angelle. Agenouillée à ses côtés, l’inconnue avait replié ses ailes autour d’elle, comme s’il se fût agi de simples voiles. On n’apercevait que son visage, la naissance des épaules, les mains jusqu’à la hauteur des poignets. Tout le reste était noyé dans un océan de plumes. 4 Comme il tentait de se relever, l’angelle lui interdit tout mouvement d’un signe de la tête. Athan obtempéra et se contenta de demander : – Mais qui êtes-‐vous ? – Vous le savez, dit-‐elle d’une voix cristalline, étrangement musicale. Vous l’avez toujours su. Je suis celle qui, vous apercevant au bord de la mort, a quitté le monde des Elohim pour vous rejoindre. Contre la volonté du maître, bien sûr. Celle que vous avez cherchée depuis l’adolescence, qui vous a suivi pas à pas et n’a pu accepter de laisser votre amour sans réponse. Celle qui vous a visité, il y a si longtemps, durant votre sommeil – vous étiez encore un enfant et, avant de déposer un baiser sur votre front innocent, elle a même dû vous retirer le pouce de la bouche ! Celle qui a habité vos rêves depuis cette nuit-‐là. Celle qui n’est descendue de l’Aiden que pour vous... Elle s’était relevée, et d’un geste, telle une courtisane dégrafe sa robe, elle fit tomber ses ailes, comme autant de voiles, à ses pieds. – Vous voyez, pour vous, j’ai cessé à cet instant précis d’être une angelle, pour n’être plus qu’une femme, une femme qui s’offre à vous. L’angelle se dressait, nue dans la lumière ardente – une lumière si violente que ses cheveux, d’un brun profond, en paraissaient presque roux. Elle était d’une beauté troublante, parfaitement émouvante, une beauté presque animale par moments et cependant parfois si enfantine. De sorte que, quand elle s’agenouilla à nouveau, Athan se mit à trembler, comme dévoré par une fièvre intérieure. Il voulut avancer la main vers elle, mais, là encore, elle lui interdit tout mouvement. Un regard sombre, comme un diamant noir, l’avait cloué sur place. L’angelle défit la ceinture du voyageur, écarta lentement les voiles de son épais vêtement de bédouin et s’empara d’un sexe que le désir gonflait jusqu’à la douleur. Comme une fillette découvrant une friandise longtemps attendue, elle en goûta la hampe, presque inquiète, posant le bout de la langue sur le frein. Elle qui connaissait tout des temps à venir bénit – en souriant un peu – le fait qu’Abraham ne fût pas encore passé par là. Athan n’était pas circoncis. Serrant fermement le pénis à sa naissance, la jeune femme retourna le prépuce, l’étira au maximum et parcourut des lèvres le sexe brûlant sur toute sa longueur. Arrivée à la hauteur des bourses, sa bouche s’arrondit autour des testicules et exerça un léger mouvement de succion. Puis elle repris sa route en sens inverse, remontant lentement jusqu’au gland. Les allers et retours se 5 multiplièrent, s’accélérant progressivement jusqu’à ce que, soudain, à l’instant de redescendre une nouvelle fois, comme prise d’une envie irrépressible, elle engouffre la verge ainsi offerte jusqu’au pubis. Athan se cambra sous l’effet d’un plaisir qui le tirait définitivement de la mort. Le monde entier palpitait autour de lui et, plus que tout, ce corps d’angelle dont les seins se laissaient bercer au rythme de l’amour. Il leva la main vers ces globes fermes et dorés, l’index caressant le mamelon érigé, le contournant, jouant à le perdre pour le retrouver aussitôt. De l’autre main, il voyageait dans la chevelure de sa compagne, découvrant la nuque, le duvet qui poussait à la racine des boucles brunes et dont il devinait qu’il était presque blond. Le plaisir était à présent trop violent. Il se dégagea de l’angelle, la retourna doucement sur le dos, contemplant un instant son corps livré au plein soleil. – Comment se fait-‐il qu’une créature céleste soit à ce point experte en l’art de l’amour ? demanda-‐t-‐il. – Vous et vos femmes me l’avez enseigné. Je vous suis depuis si longtemps. Je vous ai vu jouir sous les baisers des courtisanes, dans les bras de vos épouses, de vos fiancées. Je n’étais pas sûre à l’époque de ne pas effectuer cet apprentissage en pure perte. Je n’aurais pu affirmer alors qu’un jour j’oserais descendre vers vous. Mais j’en avais une telle envie que j’observais attentivement le déroulement de vos amours. Combien de fois ai-‐je été troublée par vos gestes, par vos paroles ? Combien de fois ai-‐je imaginé que c’était à moi que vous parliez, que c’était mon corps que vous baisiez, que c’était ma bouche qui s’appliquait à faire monter le plaisir en vous ? Un long moment, il s’absorba dans son regard, découvrant dans les yeux sombres et curieusement lumineux des paysages inconnus, des grottes chaudes et profondes, bordées de lacs silencieux. Le temps d’un éclair, une buse qui passait, haut dans le ciel, se refléta dans le blanc nacré de la cornée, puis dans le brun intense de la pupille. Quel augure fallait-‐il voir là, planant au-‐dessus de leurs amours ? Comme pour conjurer le sort, Athan s’empara des lèvres de sa compagne, et l’embrassa, tendrement tout d’abord, en caressant son front d’enfant, puis passionnément, se frayant un large chemin entre les lèvres entrouvertes. L’angelle parut presque surprise de ce baiser. On aurait dit qu’elle le goûtait comme un fruit inconnu. Puis son amant descendit lentement, parcourant de sa langue le satin nacré de la peau. Il s’attarda dans le cou à la courbe gracieuse, décrivit pas à pas le contour parfait des seins avant de former un baiser sur 6 chaque mamelon. Il voyagea longtemps sur le ventre, humant les fragrances légères qui montaient du corps de la jeune femme, asséchant ses lèvres humides sur le duvet soyeux. Il s’arrêta dans le voisinage du nombril si profondément creusé. Ainsi les Elohim avaient poussé si loin leur sens de l’imitation qu’ils avaient ouvert, dans la chair même des anges, ce puits délicat et ombreux qui ne relevait chez eux d’aucune nécessité physique ! Un peu de sable s’y était accumulé. Il souffla doucement pour le faire sortir, puis effleurant le puits minuscule du bout de l’index en acheva la toilette. Enfin, comme il l’eût fait dans une source pure, il y plongea la langue, détaillant chaque recoin des parois. L’angelle se cabra telle une pouliche que l’on conduit à la saillie. Lentement le plaisir montait en elle. Athan la voyait par moments se mordre les lèvres comme sous l’effet d’une délectation trop intense. Il quitta le nombril et poursuivit sa descente hésitante. Atteignant le mont de Vénus, il s’égara longtemps dans le buisson minuscule, dru et sombre, qui couvrait une surface à peine plus grande que son pouce de friselis délicats et parfumés. Ses lèvres parcouraient l’obscure toison, sa langue en goûtait les secrets tandis qu’à mesure l’angelle ruait sous l’étreinte, en ouvrant de plus en plus largement les cuisses. Enfin, d’un mouvement rapide, Athan vint se placer entre les jambes de la jeune femme, caressant tendrement de la langue l’intérieur des cuisses, tout en contournant la fleur exquise qui palpitait au centre, sous son regard. L’angelle lui saisit doucement la tête, et vint la placer juste devant son sexe. Il effleura de la bouche les grandes lèvres et y déposa, presque timidement, un premier baiser. Puis sa langue vint à la rencontre du clitoris, souleva lentement le capuchon, et se mit à masser, comme avec d’infinies précautions, l’étrange bouton de rose gonflé de suc et de désir. L’angelle accompagnait ses mouvements d’ondulations du bassin et parfois d’un long gémissement qu’elle ne parvenait pas à retenir. Athan, de temps en temps, revenait sur la vulve, aspirait les petites lèvres, frémissantes et lubrifiées, savourant leur goût à peine sucré, presque doux-‐amer. D’une main, il caressait les seins de sa compagne, le pouce appuyé sur le mamelon, de l’autre il se mit à accompagner les mouvements de sa langue, puis pénétra doucement dans le vagin. L’angelle se raidit un peu lorsqu’il atteignit la paroi de l’hymen et Athan, soudain s’immobilisa. Il remonta au même niveau que la jeune femme, la fixant droit dans les yeux. L’angelle s’empara de son sexe et le guida vers elle. Alors, avec une tendresse qu’il voulait infinie, sans jamais la quitter du regard, il 7 entra en elle. Il y avait tant d’amour dans ses gestes, qu’elle ne souffrit presque pas. Seule, peut-‐être, l’appréhension lui avait fait craindre cet instant. Elle avait tourné la tête de côté, non pour fuir les yeux de son amant, mais pour offrir un nouveau refuge à ses baisers. Les lèvres pressées sur son cou, sur sa gorge, les yeux noyés dans sa chevelure, Athan la chevaucha quelques instants. Puis il se dégagea de son étreinte. L’angelle eut un regard d’effroi, un moment de folle panique, mais bientôt elle sentit à nouveau la chaleur de l’homme entre ses cuisses, ses lèvres sur son sexe, son doigt dans l’introït. L’index, à l’intérieur, explorait la chaude paroi, lisse et tendue comme la membrane d’un bendir. La jeune femme frémit quand elle sentit son utérus entrer en contact avec ce corps étranger qui reprit presque aussitôt ses divagations. De l’extrémité de la phalange, Athan s’arrêta sur une nodosité minuscule, à peine plus grosse d’un grain de sénevé, mais qui, dès qu’elle fut effleurée, s’étendit aux dimensions d’un jeune épi de blé. À son voisinage, la peau, quelques instants plus tôt parfaitement unie, devint grumeleuse. L’angelle ne gémissait plus, elle criait, battait le sable de ses poings, fouettait l’air de ses cheveux, la tête roulant de droite à gauche. Un liquide chaud et clair jaillissait de son sexe, expulsé par spasmes, tandis que ses cuisses, comme tétanisées, se raidissaient, enserrant violemment la tête d’Athan. Alors celui-‐ci, pour la seconde fois, quitta le sexe de sa compagne et, lui parcourant rapidement le ventre puis l’entre-‐deux-‐seins, revint se placer à sa hauteur. Elle fermait les yeux. Un peu de sang perlait sur sa lèvre inférieure, à l’endroit où une incisive commençait déjà à réduire sa pression. Il lui caressa longtemps le front et les tempes, lui baisant doucement les lèvres, comme pour la calmer. Le rythme de leurs deux respirations ralentit peu à peu, leur souffle se mit à l’unisson. Les paupières de l’angelle s’entrouvrirent et le diamant noir du regard jaillit à nouveau. Tout en lui effleurant tendrement la joue, et sans cesser de la fixer, Athan pénétra lentement les chairs parfaitement lubrifiées qui s’offraient à lui et les chevaucha longtemps. Il s’efforçait d’amortir chacun des mouvements et sentait tout son corps accompagner le mouvement dansant que l’angelle imprimait à son bassin. Puis, quand il sentit que les temps étaient venus, il se glissa sous elle, se cala dans le sable, et l’assit sur son sexe. Ainsi, à contre-‐ jour, le visage déformé par le plaisir, la jeune femme était d’une beauté effrayante, parfaitement surnaturelle. Venue d’un autre monde, elle semblait accéder à une dimension nouvelle, celle d’un plaisir inconnu des hommes. Athan se cambra soudain, et 8 un liquide chaud se répandit dans le ventre de l’angelle qui se brisa dans un hurlement de plaisir. * * * L’homme et la femme s’étaient assoupis, étroitement enlacés malgré la chaleur. L’angelle se réveilla la première. Elle contempla longtemps le visage de son amant, puis s’assit, s’accoudant en une pose mélancolique. Elle se mit à pousser de l’orteil quelques débris de ces ailes longues et blanches auxquelles elle avait à jamais renoncé. Athan à son tour ouvrit les yeux. En découvrant ainsi la tristesse de sa compagne, il comprit d’emblée qu’en la conquérant, il l’avait définitivement perdue. – Nous ne nous reverrons plus, dit-‐il, un sanglot étouffé dans la voix. – Au hasard de nos destinées, Athan. Il adviendra que les fils de notre vie se croisent au cours de la longue existence qui va nous être accordée. Il t’arrivera de me revoir, de me reprendre. Pour le reste, tu dois comprendre, tu dois admettre que je suis à présent un être déchu. J’étais un ange. Tu m’as révélé en angelle, alors que tu n’étais qu’un enfant. Aujourd’hui tu m’as enfin connue comme telle. Mais, ce faisant, nous sommes allés contre la volonté des Elohim, et leur maître nous a maudits. Des siècles durant, je vais devoir mener une vie de courtisane, des siècles durant tu devras te contenter de quelques instants, de quelques baisers volés au coin des routes. L’angelle s’était redressée. Sa longue silhouette ondulait dans le soleil couchant. Athan perçut alors un bruit inconnu, celui d’un léger ressac qui venait battre à ses pieds. Une oasis était apparue, un lac d’eau pure dansait sous les derniers reflets du jour. Il crut à un mirage et, se redressant, plongea la main dans ce qui ne pouvait être qu’une illusion. Une sensation de fraîcheur lui parcourut tout l’avant-‐bras. Il leva les yeux vers l’angelle. – Mon dernier miracle, Athan. Une fois reposé, tu partiras en direction de l’est. Elle ramassa l’un des longs pans de tissu qu’elle avait retiré à son amant à l’instant de le déshabiller et se le noua autour des hanches. Dans un sourire, elle se retourna, puis, fixant les ultimes rayons du jour, se mit en route. – N’oublie pas la promesse que tu fis à tes frères, mon amour. Athan voulut esquisser un dernier geste vers elle. Mais sa main se figea, arrêtée par une douleur soudaine. Dans sa paume droite, une plume blanche, à peine un duvet de cygne, s’était fichée dans la chair vive. Un sang noir et épais commençait à couler… 9 L’ange bleu Aujourd’hui, curieusement, elle n’est pas là. Ce doit être à cause de mon retard. Ce retard que j’aurai, je le vois à présent, bien du mal à rattraper. J’ai beau enfoncer l’accélérateur jusqu’en bout de course, rien n’y fait. L’écart de treize minutes que j’ai laissé se creuser entre mes prévisions et la réalité ne s’est pas réduit d’une seconde. Il est maintenant une heure sept, je viens de doubler la bretelle d’Illehæeusern. J’aperçois encore dans le rétroviseur, là-‐bas, à droite, son étroit ruban de macadam, alors que j’aurais dû franchir l’intersection à midi très exactement passé de cinquante-‐quatre minutes. Treize minute de retard, donc, treize minutes qui, quoi que je fasse, semblent bizarrement incompressibles. Vous l’aurez sans doute compris, le temps figure parmi mes obsessions du moment. Durant de longues années pourtant, les mois ou les jours, à plus forte raison les heures ou les minutes n’ont eu à mes yeux la moindre importance. Je vivais alors sans montre ni horloge, obéissant au seul rythme de mes désirs, de mes besoins – parfois les plus élémentaires. Mes livres se vendaient bien. Je les rédigeais en quelques semaines ; mon éditeur se chargeait du reste. C’est avec l’âge que tout a changé. J’ai recherché puis obtenu un poste à l’université, une maison à soixante kilomètres de là. J’ai acheté une automobile, quelques menus objets, dont mon premier réveille-‐matin. Et depuis, je vis avec un chronomètre dans la tête, des cadrans – solaires ou pas – tout autour de moi. Ne voyez aucune nostalgie dans mes propos. Je ne regrette en rien mon existence antérieure. Je me borne à constater les faits. J’ai longtemps mené ce qu’il est convenu d’appeler une vie de bâton de chaise. Puis, un beau jour, un déclic s’est produit et je n’imagine plus désormais possible de trouver place dans le monde sans savoir avec précision l’heure qu’il est. Mon premier geste en sortant du lit est d’attacher à mon poignet mon bracelet-‐ montre, non sans avoir vérifié que les quatre chiffres inscrits sur le cadran sont bien exactement les mêmes que ceux que projette l’horloge à hologrammes que mes filles m’ont offerte pour mon dernier anniversaire – car j’ai deux filles, comme j’ai eu accessoirement une femme dont il vaut mieux que je ne dise mot... 10 Mais revenons à ma montre. Si tout se passe bien, la suite de chiffres qu’elle forme : 07-‐15 en semaine, 08-‐30 le dimanche, est strictement identique à celle de l’horloge, mais également à celle qu’affichent les trois autres pendules fixées aux murs de ma chambre – le quatrième côté de la pièce est occupé presque entièrement par une grande baie vitrée donnant sur la vallée du Giesen (j’ai appris saison après saison à y repérer l’heure en fonction de la course du soleil et sa position par rapport aux grands sapins qui masquent la ligne d’horizon). Et c’est, ensuite, en étroit accord avec la même rigueur mathématique que toutes les horloges de la maison me donnent l’heure à mesure que je pénètre dans les différents lieux où s’égrène, au fil du temps, le rite de mon réveil matinal. 07-‐18 (ou 08-‐33, le dimanche) : la salle de bains (deux pendules seulement, mais l’une, totalement étanche, peut être utilisée sous la douche, au cas où ma montre water proof et water resistant viendrait à me faire défaut). 07-‐30 (ou 08-‐45): la cuisine (j’y recense au moins cinq cadrans, dont celui d’un réveil-‐radio, sans compter le minuteur du four, ni celui du micro-‐ondes). 07-‐40 (08-‐55) : la salle à manger, puis le bureau – sauf les matins (mercredi et jeudi) où je dois me rendre à la fac, où je saisis l’attaché-‐case préparé la veille (selon le cas, celui du mercredi, gris, ou celui du jeudi, noir) et passe directement au garage (une pendule unique, là, sur le mur de droite, mais deux autres dans la voiture, l’une d’origine au tableau de bord, l’autre qui sert aussi de boussole, achetée un jour de cafard au Caire, chez un bimbelotier du Khan-‐el-‐Khalili. Celle-‐ci, d’une exactitude à donner le frisson, marque invariablement 9 heures lorsque je tourne la clé du contact). En cours, je me contente de ma montre et d’un petit réveil de voyage. Je mets un point d’honneur à me taire très exactement à l’heure dite. Les étudiants n’ont ainsi nul besoin de me rappeler à l’ordre avec les divers signaux qu’ils ont l’habitude d’émettre sitôt qu’un orateur s’attarde de façon inconsidérée : raclements de gorge, discussions intempestives, fermeture de porte-‐documents que l’on manœuvre à grand bruit, etc. Mes heures faites (quatre le mercredi, trois le jeudi), je ne traîne guère à l’université. Quelques signatures, un ou deux dossiers à mettre au point. À seize heures trente je quitte le parking de la fac. À dix-‐sept heures vingt je suis à la maison. C’est bien parce que mon existence est de la sorte parfaitement réglementée que je ne m’étonne guère de rencontrer de temps en temps, sur le chemin du retour comme sur celui de l’aller, des inconnus aux horaires non moins réguliers que les miens. Tous ont beau, en pratique, me rester étrangers, certains me sont devenus bizarrement familiers. 11 Ainsi, le rôtisseur de Sélestat qui, tous les jeudis, pénètre sur l’autoroute à 9 heures 17, ou le fleuriste T*** dont le nom s’étale en volutes vertes sur l’arrière de sa camionnette et qui, chaque premier mercredi du mois – j’ai mis du temps à saisir le rythme de ses apparitions, j’allais dire : « de ses épiphanies » –, débarque invariablement de la bretelle de Ribeauvillé à 9 heures 23. Rien de surprenant dès lors si une voiture presque identique à la mienne emprunte la route que j’ai coutume de prendre pour effectuer aux mêmes heures, exactement le même trajet. Non, rien de surprenant, du moins dans le principe, car pour le détail... Quand donc tout cela a-‐t-‐il commencé ? Je suis incapable de le dire exactement. Je me souviens seulement qu’un soir, en revenant de l’université, j’ai soudain pris conscience qu’on me suivait. Depuis plusieurs minutes au moins, je pouvais voir dans le rétroviseur, comme réglant son mouvement sur le mien, une automobile en tout point pareille à la mienne n’était la couleur : un bleu azur métallisé comme je n’en connais aucun autre. Il faut vous dire que je ne voue pas à la mécanique une tendresse inconsidérée. J’aime qu’un moteur tourne, consomme peu et que la carcasse de ferraille qui l’entoure ne se révèle, ni à l’achat ni à la réparation, d’un coût prohibitif. C’est pour cela que je roule en Škoda et que j’éprouve une relative solidarité à l’égard de ceux qui font de même. Et comme les chauffeurs en question sont, dans la région, assez peu nombreux, je suis généralement très attentif à ce genre de rencontre et en conserve d’ordinaire un souvenir particulièrement vif. Voilà pourquoi, j’ai ressenti un léger coup au cœur lorsque le lendemain matin, la même voiture m’apparut dans le rétroviseur... Et ce n’était encore rien. Depuis en effet, chaque fois que je prends la route, c’est pour la retrouver tôt ou tard derrière moi. Car bien sûr, c’est le même véhicule. J’en suis absolument persuadé, sans pour autant être en mesure d’en apporter la preuve irréfutable. Parce que – vous n’allez pas me croire ! – je ne suis jamais parvenu, depuis le temps que dure cette invraisemblable filature – trois semaines, quatre peut-‐être –, à déchiffrer le numéro d’immatriculation de mon suiveur. Il est vrai que je suis plutôt myope et que lire à l’envers dans un miroir n’est pas le genre d’exercice dans lequel j’excelle. Ajoutez qu’à ce premier handicap vient à chaque fois s’adjoindre quelque obstacle supplémentaire, vous admettrez que l’entreprise puisse se révéler parfaitement irréalisable. Souvent ainsi, c’est un rayon de soleil qui frappe la plaque minéralogique en plein milieu ; s’il pleut, c’est un léger halo de 12 brume sur ma lunette arrière, ou un simple jeu d’ombre, des cahots intempestifs, un mauvais réglage de mon rétroviseur, que sais-‐je encore ? On s’en doute : je me suis efforcé à plusieurs reprises de surprendre malgré tout quelque signe distinctif. J’ai emprunté diverses sorties, rejoint un instant une aire de stationnement pour me laisser dépasser puis reprendre aussitôt ma route, mais cette fois derrière mon poursuivant. J’en ai été pour mes frais. Le mystérieux équipage s’est mis à fuir devant moi. Il a disparu à l’horizon avant de réapparaître, dix minutes plus tard, dans mon rétroviseur. Il n’y a guère qu’une occasion, et une seule, qui ait fait naître l’espoir fugitif de voir cesser ce petit manège. Étais-‐je parvenu à tromper la vigilance de l’adversaire ? Avais-‐je exceptionnellement réussi à le surprendre par la brusquerie de la manœuvre ? J’ai allumé mes feux de détresse et pesé sur le frein d’un coup brusque, comme devant un obstacle imprévu. Les pneus ont hurlé, la voiture a commencé à déraper, à prendre de la gîte. Mais j’ai tenu bon. L’autre n’a pu que se déporter sur la file de gauche et me dépasser. Il ne l’a fait cependant que pour user presque aussitôt d’un subterfuge analogue, de sorte que j’ai dû le doubler à mon tour pour éviter l’accrochage et, dépité, reprendre ma place. Sans avoir même eu le loisir de déchiffrer le numéro d’immatriculation. J’avais à peine eu le temps de voir qu’il s’agissait d’une plaque étrangère, sur fond bleu – comme le sont, je crois, celles de la principauté d’Andorre... N’empêche ! j’ai eu ainsi à deux reprises la possibilité d’entrevoir l’automobiliste d’un peu plus près qu’à l’ordinaire – son profil droit à l’instant où il me dépassait, puis, l’instant d’après, le gauche alors que je revenais en position de tête. Jusqu’alors, j’avais dû me contenter de ce que je pouvais en apercevoir dans le rétroviseur, gêné pas ces mêmes reflets qui m’interdisaient de lire la plaque minéralogique. Soit, entre deux rayons lumineux, une forme, à peine distincte : un visage mince, long, livide, des cheveux courts d’un blond cendré presque blanc et d’épais verres fumés – de cette forme qu’affectionnent les jeunes gens à la mode, ovales allongés qui épousent toute l’arcade sourcilière et semblent littéralement faire corps avec les traits. J’oubliais : des lèvres à peine dessinées, aussi pâles que le reste des traits, mais animées d’un éclat étrange, comme si un fard nacré leur donnait par instants un relief inattendu. Cette fois, en dépassant la voiture immédiatement après m’être fait doubler par elle, j’ai pu en découvrir un peu plus, et j’y vois même l’une des raisons qui ont fait que mon stratagème a tourné court – que je n’ai plus vraiment songé à lire la plaque. 13 L’automobiliste qui, pour une fois, avait renoncé à porter ses lunettes noires a tourné les yeux vers moi et suivi mon regard à mesure que nous nous croisions. Ainsi donc, elle m’était enfin apparue. Elle : car à la douceur du sourire qui m’était ainsi adressé, au plissement ironique des paupières, au tendre velouté des pommettes, je venais de reconnaître que j’avais affaire à une femme. Et c’est ce même visage d’absolue séduction dont j’ai contemplé à loisir l’autre profil lorsque, quelques instants plus tard, je l’ai dépassé à mon tour. Le cou, long et souple, d’une courbe étonnamment pure. Puis le haut du buste, drapé dans une soie ondoyante d’un bleu à peine moins aérien que celui de l’automobile. Prise par la vitesse – ai-‐je dit que le temps était particulièrement agréable, que nous roulions toutes fenêtres ouvertes pour goûter l’air vif et revigorant du printemps nouveau-‐né ? –, prise par la vitesse, donc, l’étoffe flottait au vent, comme une flamme d’espèce nouvelle, humide et reposante, curieusement marine. On devine combien je regrette que l’expérience ne se soit jamais renouvelée. Mais également combien je m’étonne que l’histoire en soit aujourd’hui encore restée là. J’ai beau ne guère me faire d’illusion sur mes talents de séducteur, je ne vois pas comment dire autrement les choses : à l’instant de notre chassé-‐croisé, l’inconnue donnait tous les signes extérieurs d’une automobiliste qui vous fait des avances. J’ai même songé un instant que ce pouvait être une professionnelle. Puis j’ai dû me résoudre à l’évidence : il n’y aurait sans doute jamais de contact entre moi et l’énigmatique conductrice. Il fallait en tout cas renoncer à prendre en ce qui me concerne la moindre initiative. Pour autant, l’inconnue n’a pas relâché l’attention qu’elle semble me porter depuis l’origine. Car, j’en suis à présent persuadé, nos rencontres ne doivent rien au hasard. Nulle coïncidence d’emploi du temps ne saurait expliquer pareil phénomène : sitôt que je prends la route, c’est désormais pour la retrouver sur mes traces, tout au plus un quart d’heure après mon départ. D’ailleurs, la traque qu’elle mène ne se limite pas au chemin que j’ai pour habitude d’emprunter deux fois par semaine entre mon domicile et l’université. Quoi que je fasse, ou que j’aille, elle est toujours là – elle finit toujours par être là. J’ai mis au point les itinéraires les plus saugrenus, suivi les détours les plus inattendus. Il n’est rien dans ce que j’ai pu faire qui ait paru la surprendre, rien qui soit parvenu à durablement tromper sa vigilance. De sorte qu’il m’arrive parfois d’avoir peur. Un filet semble se resserrer peu à peu autour de moi, autour du moindre de mes gestes. Car il est improbable qu’un cerveau unique – fût-‐il celui de la plus intelligente des 14 femmes – soit parvenu à mettre en place une mécanique aussi parfaitement huilée. On me surveille – pour des raisons dont j’ignore tout –, on m’attend à la moindre faute. J’ai beau chercher dans mon passé, je ne vois pas ce qui pourrait sinon légitimer une telle aventure, du moins me fournir le plus élémentaire début d’explication. Il y a bien eu, du temps de ma folle jeunesse, certains séjours à l’étranger qui pourraient aujourd’hui sembler suspects – quelques conférences en Libye, en Irak, où sais-‐je encore ? qui auraient pu servir de couverture à des activités un peu plus dangereuses que la littérature. Il doit peut-‐être se trouver aussi, sur un tout autre registre, telle ou telle ancienne maîtresse à qui j’aurais laissé, sans même m’en rendre compte, un de ces souvenirs qui vous tombent dessus vingt ans plus tard en vous criant : « Papa ! ». Car la belle inconnue pourrait être ma fille. Imaginons qu’une tribu de (demi‑)frères lui fait un réseau d’indicateurs, et je l’ai, ma mécanique sans faille : rien de plus obstiné qu’un régiment d’héritiers. Plus sérieusement : vous voyez bien, décidément, qu’aucune explication ne tient ! Les rares amis auxquels, après maintes hésitations, j’ai conté par le menu les détails de la traque dont je suis à présent l’objet m’ont fourni cent autres hypothèses du même tonneau. Aucune qui vaille qu’on la rapporte. À tout prendre, je préfère l’interprétation que m’a proposée Eva Hædengaard, d’un ton mi sérieux, mi goguenard : – Pourquoi ne serait-‐ce pas tout simplement votre ange gardien. Une vieille légende de mon pays – Eva est Danoise – raconte que lorsqu’ils approchent de la mort, certains individus dont l’existence a été singulièrement édifiante se voient octroyer le privilège de rencontrer leur esprit tutélaire. Vous devez être un saint d’une espèce particulière... – Ne vous ai-‐je pas dit que ce protecteur céleste, si c’est de ça qu’il s’agit, était d’une beauté singulière ? Moi qui croyais les séraphins et autres créatures des cieux parfaitement dépourvus de sexe !... Aujourd’hui en tout cas, mon ange aura décidé de me faire faux bond. Et pour la première fois une faille m’apparaît dans son beau système, une faille qui redonne à l’aventure tout son naturel. Ses indicateurs auront été pris de court. Hier encore en effet, j’étais loin de me douter du voyage qu’il me faudrait entreprendre. C’est un coup de téléphone, à minuit trente qui a tout déclenché : Sergio Messaggieri venait de mourir dans sa villa toscane et sa femme en pleurs m’appelait à la rescousse. Dès l’ouverture du secrétariat, j’ai prévenu l’université. Je me suis employé à déplacer mes cours et rendez-vous, puis j’ai aussitôt pris la route. Des 15 décisions aussi impromptues sont dans mon existence si rares qu’il était impossible à mon ange de les prévoir. Et me voici enfin seul derrière mon volant. Il n’y a guère qu’une chose qui me chagrine : les treize minutes de retard que j’enregistre, malgré tout le soin mis à suivre le planning établi hier au soir, juste avant de me coucher. J’ai promis à Lea de la retrouver chez elle à dix-‐sept heures très précises pour conduire le corps de son mari à Tabiano, où il sera enterré dans la propriété familiale des Messaggieri. Il y a deux bonnes heures entre Florence et Tabiano et le médecin de Sergio ne nous couvre que jusqu’à dix-‐neuf heures. Après, nous sommes, il l’a bien dit, « coupables de transport illégal de cadavre ». Je ne sais quel mouvement stupide de compassion m’a incité à assurer Lea de mon soutien dans une entreprise que je considère maintenant comme tout à fait insensée. Comme s’il n’était pas possible d’attendre un jour encore et de faire voyager mon pauvre vieux copain en cercueil plombé. Mais je me suis engagé à rendre ce service à sa veuve, et j’ai coutume, quoi qu’il m’en coûte, de tenir mes promesses. À moins bien sûr qu’un obstacle imprévu se jette au travers de ma route. Depuis quelques instants en effet, nous n’avançons plus qu’au pas. L’écart de treize minutes va singulièrement se creuser. Deux ou trois embouteillages comme celui-‐ci, et je risque fort de n’arriver à Florence qu’à la tombée de la nuit. Un carambolage sans doute. Il y en a de plus en plus sur ce tronçon. Un triangle de signalisation, l’ambulance rangée sur le bas-‐côté, deux voitures accidentées, une autre dans le foss... Mon sang ne fait qu’un tour. Je viens de reconnaître la Škoda de mon ange. Je m’arrête presque sur-‐le-‐champ, soulevant aussitôt derrière moi une tempête furieuse de klaxons. Deux infirmiers s’affairent autour d’une mince silhouette bleue. Tous deux accroupis. Le premier s’est emparé des jambes et les glisse lentement sur une civière, le second se prépare déjà à recouvrir le corps d’un drap vert, vert à hurler. Il semble ne pas savoir où poser les lunettes de soleil qu’il vient de ramasser dans un fourré. Que tu es belle ainsi, scellée dans ton dernier sommeil, les yeux d’un bleu céruléen, presque transparents, que tu es belle mon ange, ma toute petite... – Z’êtes de la famille ? lance une voix dans mon dos. J’étais le troisième sur la liste, continue-‐t-‐on tandis que je me retourne. Une face bourgeonnante, un œil unique, tout seul à rougeoyer sous l’épaisse toison des sourcils, alors que de l’autre côté la paupière rabattue ressemble à un sac vide ; une 16 barbe hirsute, ouverte à l’endroit de la bouche sur trois ou quatre chicots informes : l’homme est d’une laideur à couper le souffle. – Y’avait vraiment rien à faire. Quand l’pépé a traversé la route dans sa petite auto rouge, la grosse bleue a eu beau piler, le choc était inévitable. J’l’ai vue comme s’envoler au-‐dessus de l’obstacle puis s’effondrer dans le fossé. C’est alors qu’à mon tour, j’suis rentré dans l’vieux. Vous-‐mêmes, si vous aviez été là, z’auriez pas fait mieux. Mais le grand-‐père, lui, i’ s’en est tiré sans une égratignure L’ange est désormais dans l’ambulance, prête à être conduite à la morgue. L’un des ambulanciers s’approche de nous. C’est le borgne qui a appelé les secours et on lui réclame à présent deux ou trois signatures pour compléter le dossier. Plus personne ne se presse. La mort peut bien attendre. J’ai le temps de parcourir le formulaire tandis que mon voisin, dédaignant celui que lui tend l’infirmier, sonde ses poches à la recherche de son propre stylo. La plupart des rubriques sont restées vierges. L’heure de l’accident, seule, tranche par sa précision presque mathématique : 12 h 56. Soit exactement treize minutes avant mon arrivée sur les lieux... Pour le reste, ce ne sont que des indications vagues. Teint : clair. Cheveux : blonds. Yeux : bleus. Taille : un mètre soixante/soixante-‐cinq. Poids : 50 kg environ. Signe(s) particulier(s) : néant. Aucun papier n’a été retrouvé à bord du véhicule. La plaque n’appartient à aucun système minéralogique recensé. Inconnue de sexe féminin, âgée approximativement de 25 ans et morte sur le coup. – Sexe féminin, mon œil, grommelle mon voisin tandis que l’ambulancier s’éloigne. C’est moi qui l’premier l’ai découverte après son vol plané au-‐dessus des pâquerettes. Et malgré l’charbon sur les yeux, les allures de gonzesse et les froufrous, j’ai tout vu aussi bien que je vous vois. Son linge lui en était remonté jusqu’au nombril, et j’peux vous dire qu’elle avait un sacré matériel entre les cuisses, la p’tite dame. Il a un geste obscène, comme un pêcheur qui estime la taille d’un poisson. – Y’a bien fallu que je lui cache sa boutique en rabattant la robe sur les genoux. Mais à la morgue, i’ z’en auront une sacrée surprise ! Ça, j’vous l’dis, on vit vraiment une drôle d’époque ! Heureusement, z’êtes pas de la famille, hein ? Je n’ai décidément nulle envie de chasser d’une chiquenaude le minuscule fragment de soie bleue – si léger… on dirait presque une plume ! – qui, porté par le vent, vient de se poser sur son épaule... 17 L’eau de fée Pour ma Fée « Enfants, nous étions accoutumés, mes douze frères et moi, de célébrer l’arrivée du printemps en recueillant de l’eau de fée. Au lendemain de l’équinoxe, nous nous levions dès avant les premiers rayons du jour et partions par les campagnes environnantes en quête de notre précieuse récolte. Nous marchions une bonne heure en direction des Hautes-‐Herbes, puis dans la nuit finissante, nous marquions soudain un temps d’arrêt et nous nous postions aux aguets, laissant planer autour de nous un silence presque religieux. Enfin, sitôt que le long voile des ténèbres se déchirait pour laisser passage à l’aurore, nous nous répartissions à travers les fourrés en hurlant notre chant de guerre. Mais, bientôt, le calme revenait. Il fallait en effet faire preuve d’extrême vigilance. Car l’eau de fée peut aisément se confondre avec la rosée. Comme elle, elle court en larmes étincelantes sur les nervures des feuilles, sur les pétales des fleurs ; comme elle, elle est fraîche et douce – à peine plus salée peut-‐être ; comme elle enfin, elle capte la lumière et fait jouer à sa surface le flamboiement de mille feux. L’eau de fée cependant possède une caractéristique singulière, qui permet à chacun de la reconnaître sans nul risque d’erreur. Les perles d’eau de fée, qui glissent sur les plantes avec tant d’aisance, proviennent toujours d’une source facile à localiser. Il suffit de suivre à rebours le chemin que dessinent les gouttes voisines pour remonter, de proche en proche, jusqu’à une feuille ou une fleur que sa forme et son orientation spéciales rendent particulièrement apte à servir de réservoir. Et là, ce n’est pas une larme ou deux que l’on découvre, mais un véritable lac – minuscule pour l’homme, mais assez grand pour que les papillons s’en servent d’abreuvoir. Il faut alors approcher l’une des trois bouteilles que vous vous êtes attachées à la ceinture, faire reposer la feuille contre le goulot, la plier avec un soin extrême et laisser doucement glisser l’ensemble de son contenu. Avec une fleur, la tâche n’est pas moins délicate. On doit éviter d’agir de telle sorte que l’eau de fée s’égare dans les pétales. On incline insensiblement la tige au dessus du goulot et l’on fait tomber le précieux liquide 18 presque goutte à goutte. On peut ensuite recueillir les quelques perles qui se sont échappées du réservoir – celles-‐là même qui vous ont conduit jusqu’à la source –, à condition cependant de faire preuve d’un parfait esprit d’observation, puisqu’il ne faut en aucun cas mélanger le produit de deux sources différentes. Les fées ne doivent jamais se confondre, car le parfum spécifique à chacune tourne alors immédiatement et l’eau recueillie devient impropre à la consommation. Une fois le flacon rempli selon ces règles strictes et avant même de le reboucher, il convient de prendre une large inspiration au-‐ dessus du liquide afin d’être capable par la suite d’identifier sa récolte personnelle. Cette eau miraculeuse se boit en effet selon un rituel complexe, élaboré au fil des ans par les jeunes mâles de Nidaros. Une fois notre vendange faite – nous ne remplissions jamais plus de trois fioles avec l’eau de trois fées différentes –, nous nous rassemblions tous les treize, nous asseyions pour former un large cercle et disposions nos trente-‐neuf bouteilles les unes à côté des autres. Puis, l’un d’entre nous sortait de sa poche une flûte, un chalumeau ou une guimbarde. Les douze autres se bandaient les yeux et, au son de l’instrument, se mettaient aussitôt à danser. Dès que la musique marquait une pause, ils s’immobilisaient, s’agenouillaient devant la fiole à leurs pieds, la débouchaient avec mille précautions, en reniflaient le contenu. Celui qui avait la chance de s’arrêter en face d’un de ses flacons devait en reconnaître l’odeur. Il retirait alors son bandeau en lâchant un cri solennel : “ruo-‐mah !” Puis, il avalait d’un trait le contenu de sa bouteille. Si plusieurs d’entre nous se trouvaient également, et au même instant, favorisés par le sort, seul celui qui avait crié le premier se voyait octroyer le droit de boire. Les autres replaçaient leur bandeau en silence. L’heureux élu prenait la place du musicien, tandis que celui-‐ci rangeait son instrument, se bandait les yeux à son tour et rejoignait le reste du cortège. Le cérémonial cessait lorsque danseurs et musiciens avaient échangé leur rôle à vingt-‐six reprises. On pouvait alors faire le compte des victoires et des échecs. Certains, bénis des dieux, avaient pu absorber le contenu de leur trois flacons, d’autres n’avaient pu en boire ne fût-‐ce qu’un seul. J’ai eu quant à moi, durant les treize années où je participai au rituel, le bonheur de ne revenir jamais bredouille, et dois-‐je l’ajouter, le plaisir extrême de vider une fiole et une seule, jamais plus, toujours d’une provenance unique. Jusqu’au seuil de l’âge adulte, je n’ai jamais bu que l’eau d’Azurine »… Le vieillard toussota. Un sourire plein de nostalgie s’afficha un instant sur ses traits. Il marmonna, comme pour lui-‐même : « C’est du moins ainsi que je l’avais appelée… Si 19 j’avais su ! »… Puis il s’éclaircit la voix et poursuivit plus distinctement, en regardant l’enfant assis à son chevet : « J’ai oublié de te dire, jeune Faeton, que chaque gagnant, immédiatement après avoir englouti le contenu de son flacon, devait proclamer à voix haute le nom de la fée dont il venait d’absorber l’eau – et cela, aurait-‐on dit, plus pour en informer le ciel printanier que ses frères, agenouillés à ses côtés. Si c’était la première fois de sa vie qu’il identifiait tel ou tel parfum caractéristique, il baptisait la fée correspondante, évidemment au gré de son inspiration. Si, au contraire, il avait déjà récolté une eau semblable, il lui fallait fouiller dans sa mémoire et retrouver le nom qu’il avait donné à l’origine. J’eus évidemment à souffrir bien des quolibets lorsqu’il devint clair, d’année en année, que je ne prononcerais jamais qu’un nom. Les trois premières fois, mes frères crurent à un caprice du hasard, mais bientôt, ils s’imaginèrent que, guidé par l’odorat anormalement développé dont je faisais preuve en bien d’autres occasions de l’existence, je ne cherchais à récolter que de l’eau d’Azurine. Je dois avouer qu’ils n’avaient pas entièrement tort… Au fil des ans, nous fûmes de moins en moins nombreux à participer à nos réunions. Chaque fois qu’un de mes frères accédait à l’âge adulte, il quittait notre bruyante assemblée, en lançant à haute voix : “Adieu mes fées”. C’était signe qu’il ne reviendrait pas l’année suivante. Étant le benjamin de la famille, je me retrouvai seul, l’année de mes dix-‐sept ans, à obéir à notre rite ancestral : partir récolter l’eau de fée. Je connaissais par cœur les fourrés où Azurine avait l’habitude de déposer son cadeau printanier et cette fois, n’ayant plus personne pour me surveiller, je m’y rendis directement. Je me laissai guider par les parfums nocturnes, et avant même que l’aurore ait commencé à teinter l’horizon de ses doigts clairs, je plongeai parmi les frondaisons. Je reconnus sans peine le parfum de ma fée, remontai de gouttes en gouttes jusqu’à une minuscule lumière frémissant dans le satin noir des ténèbres. Et là, là ! je la vis enfin ! des formes adorables et souples, des seins ronds et pleins, des cheveux aux reflets changeant baignant dans une lueur bleue. – Ma fée, lui dis-‐je doucement, je vous surprends au beau milieu de votre bain ? Azurine leva les yeux, des yeux de saphir clair, mais comme rougis par les pleurs. Je compris soudain que l’eau dont je m’étais régalé pendant treize ans n’était en réalité rien d’autre que des larmes. Ce fut comme si l’éclair des chaudes nuits d’été m’avait foudroyé. 20 – Azurine, continuai-‐je, ainsi, en me jetant dans les fourrés, pendant toutes ces années passées à courir derrière mes frères, j’ai bu votre souffrance et j’ai cru y prendre mon plaisir… Comment me faire pardonner ?… Azurine sourit tristement. – Ce n’était pas ma souffrance, jeune Hypérion, c’était mon amour. Car… – dans un geste de parfaite coquetterie, elle rajusta sa coiffure, lissant les boucles folles de ses tempes – car, vois-‐tu, je suis un peu plus vieille que toi, de… quelques centaines d’années. Je t’ai vu paraître, il y a quatorze ans, petit bonhomme maladroit, mais dont le regard bleu, émerveillé… disait déjà ton désir de prendre le monde à bras le corps. Et je suis tombée follement… amoureuse, oui, amoureuse de l’enfant que tu étais, de la promesse d’homme que, déjà, je pouvais lire en toi. Car, vois-‐tu, nous autres, fées, si nous pleurons, c’est parce que nous nous attachons aux êtres dont nous croisons la route et dont nous savons qu’un jour ils nous lanceront leur “Adieu, mes fées !” Et lorsque – le destin en soit loué, cela arrive rarement ! – lorsque la tendresse se mue en amour, nous nous épanchons en sanglots de plus en plus profonds. Les premières larmes que tu as bues – ici, elle rougit un peu… – étaient, c’est vrai, destinées à un autre. Mais à partir de ta quatrième année, je n’ai plus pleuré que pour toi ! – Mais moi, jolie petite dame, je ne vous dirai jamais “Adieu, ma fée !”, je viendrai chaque année vous rendre visite, et je ne veux plus que vous pleuriez ! – L’amour, jeune Hypérion est plus exigeant que cela. Bien vite tu rencontreras une jolie femme, tu la fêteras tous les jours. Et tu oublieras de rendre visite à ta petite Faye… – Non répondis-‐je. Je l’ai trouvée, ma jolie femme ! Elle est devant moi, minuscule et charmeuse. D’une main tremblante, je vins cueillir celle que j’avais appelée Azurine pendant quatorze ans, je l’assis dans la paume de ma main gauche, et commençai à passer un doigt, très doucement, sur ses cheveux. Je continuai : “Ma Faye, je ne veux connaître d’autre épouse que vous”. La fée se prit à rire – un rire léger, cristallin, mais où perçait une pointe de mélancolie. – Tu es bien naïf, Hypérion. Comment crois-‐tu pouvoir… – elle rougit et baissa un instant les yeux – … pouvoir me faire l’amour ? – Je m’arrangerai… Comment cela se passe-‐t-‐il chez vous les fées, d’ordinaire ? Faye devint écarlate. Je la sentis frémir dans ma main, puis rassembler tout son courage pour se lancer dans une longue explication : 21 – Celles d’entre nous qui répondent aux avances de leurs amoureux, leur cèdent au terme d’une cour assidue, fort galante et… presque interminable ! Après un long baiser, elles laissent alors le fé les déshabiller lentement, puis prendre possession de leur corps. On prétend – selon une rumeur qui circule chez les jeunes – que les orgasmes sont foudroyants. La fée connaît une jouissance extrême qui la fait pénétrer dans un autre monde. Elle ne laisse alors sous le corps de son amant qu’un résidu composé de son élément d’origine, selon qu’elle est fée de terre, d’eau, d’air ou de feu. Toutefois, si le fé trouve parmi ces pauvres restes un minuscule joyau, un flocon de saphir, d’onyx, ou d’émeraude, une pierre de la couleur exacte de ses yeux, c’est que sa douce compagne lui vouait un amour inaccoutumé. Il doit alors jeter ou planter la précieuse paillette dans son élément d’origine – car les fés mâles eux aussi sont d’eau ou de terre, d’air ou de feu. Au printemps suivant, la fleur qui en naîtra contiendra un bébé fé à l’exacte semblance de sa mère. Elle marqua une brève pause, avant de poursuivre : – Le veuf peut aussi conserver sur lui la pierre de fée. Tant qu’il le fera, sa belle restera présente en lui, virevoltant dans les recoins secrets de son corps. Et, s’il aime une autre fée, le plaisir qu’il connaîtra avec elle en sera redoublé. Mais s’il perd la pierre, sa compagne disparaît aussitôt de son cœur et, à ce que l’on prétend, de tous les autres mondes où les fées peuvent vivre … Faye leva les yeux vers moi, et j’aperçus au coin de sa paupière comme une minuscule perle de rosée. – À présent, il faut nous dire adieu, Hypérion. Demain tu seras un homme. Demain tu ne penseras plus à ta Faye… Je veux dire – elle eut un petit rire – à ton… Azurine ? c’est bien ainsi que tu m’appelles ? – Tu vas épouser un fé ? – Non, comme beaucoup d’autres, j’ai renoncé à tout amour fé. Je resterai fidèle à notre souvenir. Jusqu’à la fin… Dans des siècles peut-‐être ! – Et tu vas continuer à pleurer ? – J’essaierai de me dominer, va ! fit-‐elle en posant ses deux mains, puis son menton sur mon pouce. – Il n’y a donc aucun moyen pour te garder près de moi ? Faye secoua négativement la tête. Puis elle parut réfléchir, se raviser et courut jusqu’à l’extrémité de mon index… 22 – À moins que… Je ne suis pas sûre que cela marche. Mais cela nous donnera au moins un sursis. Et si un jour tu parviens à boire toute mon eau seconde, peut-‐être… – Ton eau seconde ?... La fée me sourit et pour toute réponse se mit un doigt sur les lèvres. Elle s’ébroua, agita ses ailes, bondit sur la pointe de ses pieds minuscules, virevolta jusqu’à mon épaule, s’y assit en riant. – Allons, en marche, petit fantassin ! Nous rentrons à la maison. Elle ajouta en murmurant : “Je ne dois pas avoir le droit d’agir ainsi que je le fais, tu sais ? Mais je m’en moque.” Je gardai ma fée à mes côtés durant les mois qui suivirent. Dans la journée, elle se cachait sous un pan de mes vêtements pour n’être aperçue de personne. Elle me déposait de rapides baisers sur la peau ou encore s’amusait à alterner caresses et chatouilles. La nuit, elle s’en allait dormir dans une petite chambre aménagée à l’intérieur d’une boîte à chaussures et placée sur ma table de nuit. Elle n’allait pas se coucher tout de suite cependant, nous passions de longues heures à discuter, à nous contempler en silence, ou encore à échanger de tendres accolades – j’appris vite à contrôler mes gestes, mais je dois avouer que nos premières… étreintes, s’il faut appeler cela ainsi, lui laissèrent des souvenirs cuisants et quelques ecchymoses ! Puis, lorsqu’elle commençait à bâiller, elle me déposait un baiser sur le bout du nez et virevoltait jusqu’à sa chambre. Depuis la nuit d’équinoxe, elle ne pleurait plus. Un jour que j’allais par la campagne à la recherche de spécimens pour mon herbier – Faye était bien cachée dans l’une de mes poches – je croisai la fille de Maître Valenthym. Je la trouvai bien grandie et diablement jolie. Je n’en dis rien à ma fée, mais celle-‐ci, d’où elle était, dut percevoir mon émotion. Le soir, nous discutâmes comme à l’ordinaire, mais Faye me parut plus enjouée et surtout bien plus amoureuse, jusqu’à ce que, très sérieuse, elle me demandât : – Te sens-‐tu prêt, Amour, à boire mon eau seconde ? Sa voix vibrait d’une manière inhabituelle et je me dis que l’ombre de la petite Valenthym planait sur son sourire. – Cette fille n’a aucune importance, ma fée, c’est toi que j’aime. Je ne toucherai jamais d’autre femme… – Ttt ttt tut ! Justement, il va falloir à présent me toucher ! Allonge-‐toi, mon Hypérion ! 23 J’obtempérai et Faye, sans plus de cérémonie, vint s’asseoir à califourchon sur mes lèvres… Pour la première fois, j’eus idée de la déshabiller. Je crois bien que je déchirai sa robe en tentant de la faire passer par dessus sa tête. Elle fit glisser elle-‐même son bustier puis, d’un geste brusque de ses deux mains, fit craquer la fine dentelle qui masquait son sexe. Posée de la sorte directement sur mes lèvres, une minuscule fleur s’épanouit entre ses cuisses. Je sortis la pointe de ma langue et avec toute la délicatesse que je pouvais y mettre, je commençai à effleurer ces pétales de fée. – C’est un peu rugueux, dit-‐elle en souriant, mais c’est toi, Hypérion, et je t’aime ! J’arrondis, amollis la pointe de ma langue pour la caresser le plus tendrement possible. Elle se cambra, rejetant ses cheveux en arrière et vint placer ses petites mains aux commissures de mes lèvres. Je sentais le plaisir monter lentement en elle, ses traits se déformaient en une moue étrange, presque douloureuse. Elle commença à gémir. Un moment, comme sa respiration devenait haletante, elle se dégagea de mon étreinte, vint voleter autour de moi. Après m’avoir demandé par gestes de me dégager des couvertures, elle s’approcha de mon sexe haut dressé et l’enlaça amoureusement, repliant ses jambes et ses mains autour de la hampe. Ses ailes imprimèrent à son corps un mouvement de va et vient. Par instants, je sentais, très précisément à l’extrémité du gland, l’exquise caresse de sa minuscule langue. Je ne sais combien de temps dura ce jeu, le sentiment de la durée n’existait plus, ni pour l’un, ni pour l’autre. Par instants, Faye desserrait les jambes et les bras, se laissait glisser jusqu’à mes testicules pour y poser d’impalpables baisers, puis elle reprenait sa position d’origine. Lorsqu’un liquide épais et blanc commença à jaillir de mon sexe, elle prit un peu de hauteur, puis piqua en direction du gland, trempa l’index dans la semence chaude et vint s’asseoir sur le bout de mon nez, se léchant le doigt avec un sourire mutin. Puis elle reprit son vol et vint s’installer à nouveau à califourchon sur ma bouche. Ma langue retrouva le chemin de son sexe et découvrit à la jointure des grandes et petites lèvres une infime nodosité, comme le bouton d’une rose naine, mais étrangement dur, prêt à éclore. Je sentis se répandre sur ma langue une liqueur tendrement parfumée, au goût de cédrat et de miel. Je la caressais avec une tendresse, un amour infinis, jusqu’à ce qu’à nouveau sa respiration s’affole, jusqu’à ce qu’elle laisse échapper des mots sans suite. Son corps me parut secoué par des spasmes d’une violence inouïe. Je ne cessais de la regarder, glissant un doigt puis l’autre sur la surface satinée de son corps. 24 Elle poussa un dernier cri, puis subitement s’immobilisa. Son corps, brûlant quelques secondes plus tôt, se glaça soudain. Je voulus la prendre dans ma main, la réchauffer dans les couvertures, mais elle me fit comprendre d’un regard que je devais absolument la laisser en place. Elle eut juste quelques mots, avant de se figer dans le silence : – Maintenant, Amour, tu dois boire mon eau seconde. Il m’est impossible de décrire ce qui se passa alors. En y songeant, aujourd’hui encore, à présent que j’ai atteint l’hiver de mon existence, je suis traversé de frissons de terreur. Faye, comme si elle avait été changée en glace, se liquéfia peu à peu. Mon amour me fondait sur la langue, venait irradier mes papilles, rafraîchir mon palais en feu. Et j’ai bu ma fée jusqu’à la dernière goutte ! jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’elle qu’une minuscule paillette. Je retirai cette précieuse pierre de ma langue, la pris dans ma main et vit qu’elle possédait l’exacte couleur de mes yeux. Je me souvins alors des explications que m’avait données ma petite compagne à propos des amours fées. Et serrant la pauvre relique dans mon poing, je me mis à pleurer à chaudes larmes. C’est alors qu’au fond de moi, j’entendis une voix que j’aurais reconnue entre mille : “Ne sois pas triste, mon Hypérion, je suis en toi à présent, tu es devenu ma demeure et je te jure, j’y suis très bien !”. Je plaçais la pierre dans une petite bourse que je suspendis à mon cou. Quelques mois plus tard, je connus pour la première fois l’amour dans les bras d’une femme. Etait-‐ce la fille de Valenthym ou celle de Sire Clémenthe ? Je ne saurais dire. Mais ce dont je me souviens parfaitement en revanche est la fête que me fit Faye jusqu’au tréfonds du corps. Au réveil, la petite demoiselle retournée chez elle sur la pointe des pieds, j’ouvris la bourse, en sortit la paillette bleue. Je réfléchis longuement à ce qu’il convenait de faire, et enfin pris le parti d’agir en sorte que l’objet ne s’écartât jamais de mon corps. J’avais noté en effet que la pierre agissait comme un aimant. Plus elle était proche de ma peau, plus le plaisir, comme se diffusant à partir de ce point minuscule, m’envahissait, venait à la rencontre de ma fée intérieure, et nous faisait échanger nos sensations les plus douces, les plus violentes. – J’avais bien dit que je m’arrangerais, dis-‐je alors en riant. » Le vieillard se tut, son expression se figea, un masque enfin apaisé de plaqua sur ses traits. Le médecin fit signe à l’enfant que c’était la fin. Le petit resta de longues heures à veiller son aïeul. C’était pourtant nuit d’équinoxe, cette nuit où, d’ordinaire, lui et ses six 25 frères avaient l’habitude de se préparer pour récolter l’eau de fée. Mais cette fois, il n’en avait cure. Son grand-‐père allait mourir, jamais plus on ne le reverrait embrasser du regard le monde, comme découvrant chaque jour sa beauté, jamais plus on ne l’entendrait humer à pleins poumons l’atmosphère autour de lui, comme pour en aspirer la substance, jamais plus il ne vous prendrait la main pour vous dire le nom des étoiles. Aux premiers rayons du jour, Hypérion ouvrit les yeux, une larme vint scintiller au coin de sa paupière et une curieuse expression de joie prit possession de ses traits. A midi, il était mort. Le médecin vint constater le décès. En observant la dépouille du vieillard, alors même qu’il lui posait la main sur le cœur, il eut un mouvement de surprise. Il venait d’apercevoir sous le sein gauche, une minuscule tache bleue où un organe inconnu semblait palpiter encore. Sortant un bistouri de sa trousse, l’homme de l’art incisa la peau à l’endroit précis où s’était manifesté l’étrange symptôme. Un peu d’eau mêlée de sang se mit à couler, accompagné de sanies curieuses, pareilles à de la boue, et entraînant dans leur sillage une minuscule paillette bleue. Le médecin la saisit entre deux doigts et l’observa à la lumière. – C’est de cela qu’il est mort, vous pensez, docteur ? demanda l’enfant. – Certes non, jeune Faeton. C’est l’âge et son caractère de chien qui auront emporté ton grand-‐père ! Il allait jeter la pierre par la fenêtre, quand le garçon la lui prit des mains, la frotta contre ses vêtements et la porta à hauteur de son œil. Il se mit à la considérer avec attention, tandis que le médecin, après avoir esquissé une moue de dédain, se dirigeait vers une petite table d’angle afin de se livrer à ses travaux d’écriture. En approchant la paillette bleue de sa pupille, et en contemplant le soleil à travers, on voyait tournoyer en son centre, perdues dans une brume lactée, une poignée de grains minuscules, pareils à des planètes gravitant autour d’un astre. Et Faeton se souvint alors d’une histoire que lui racontait son grand-‐père : – Il existe, bien loin d’ici, disait-‐il, un peuple qu’on nomme les Grecs, petit. Et ce peuple-‐là désigne l’ordre du monde sous le nom de « cosmos ». Un jour cependant, une déesse naquit des flots, une déesse d’une beauté inconcevable. À son cou, un collier de perles avait été assemblé par les néréides. Et l’on nomma également « cosmos » cette parure de nacre. Ainsi, Faeton, existe-‐t-‐il un lien secret entre l’harmonie des sphères et 26 celle qui rehausse la beauté des femmes. Et toute notre vie doit être consacrée à saisir quelques brins mystérieux de ce lien… Se penchant au-‐dessus de la paillette bleue, l’enfant murmura : « tu es cosmos ». Il attendit que le médecin ait achevé le permis d’inhumer, lui glissa dans la main la somme convenue, le regarda partir sur la grand-‐route. Puis, soulevant les couvertures rabattues sur la dépouille du vieillard, il appliqua un linge humide sur l’entaille que venait d’y ouvrir le praticien, glissa la pierre sous la peau et d’un coup d’aiguille rapide referma la plaie. Avant même qu’il ait relevé le drap, l’imperceptible tache bleue s’était remise à battre sous le sein inerte du mort… 27 Hairos et Cie Habitant du pays de Galaad, Élie était originaire de la ville de Tishbé (en arabe El Istib), nom de même racine que le mot « captivité » en hébreu. Les Écritures ne mentionnent pas le nom de son père. Grande Encyclopédie des mondes bibliques Pour Ali Net et sans bavures. À l’instant même où il pressait le bouton de la sonnette, Stéphane songea que tout, dans le nouveau contrat qui s’annonçait, fleurait bon le professionnalisme. Pas une fausse note, pas le moindre retard à l’allumage. Trois jours plus tôt, un message sibyllin avait été placé dans sa boîte aux lettres : « 6, impasse Philémon Hébault, 6e étage. Le 19 mars. Demandez Mme Hairos qui vous expliquera ». Puis ce matin, une enveloppe, contenant une liasse de grosses coupures, avec cette seule inscription : « à titre d’acompte ». Le son du carillon qu’il venait de déclencher résonnait encore lorsque la porte s’ouvrit, engendrant chez lui un imperceptible mouvement de recul. Dans l’embrasure s’offrait en effet à ses yeux une très jeune femme presque entièrement nue. Ce qui ressemblait à une cape voletait, blanche et légère, sur ses épaules, comme animée d’une vie indépendante. Mais c’était tout, la demoiselle ne portait rien d’autre. Un cou long et gracieux, des seins d’adolescente saillant fièrement comme deux flèches aux extrémités trempées de sang, un ventre plat profondément creusé à l’endroit du nombril et, partout, une peau nacrée presque translucide… Il n’eut pas le temps de détailler plus longuement l’inconnue. À peine avait-‐il balbutié : « Mme Hairos » que la jeune femme s’était retournée dans un sourire, en murmurant : « Suivez-‐moi, je vous prie ». Et aussitôt il se sentit comme happé dans son sillage. Le couloir dans lequel Stéphane pénétra, puis par la suite, chacune des pièces qu’il traversa produisirent sur lui une impression étrange, presque de dégoût. Sur les tapisseries rococo, sur les nombreux tableaux pendus au mur, dans les décorations des 28 plafonds chargés de stucs, partout ce n’étaient qu’angelots grassouillets et rieurs, saisis dans toutes les postures et sous tous les angles. Ici, deux cupidons tenant une colombe et dont les rondeurs, adipeuses à souhait, semblaient empruntées à Germain Boffrand ; là, des chérubins dignes de Boucher, les cuisses disproportionnées entaillées de larges fossettes. Écœuré par cette décoration obsédante, Stéphane finit par se concentrer sur la silhouette de son charmant guide. Reprenant ses investigations là où il les avait abandonnées, et faute d’en contempler l’avers, il se plut à admirer le revers de la jeune femme. Il s’attarda sur les fesses rondement pommées, suivit le long fuseau des jambes qui conférait à la démarche une souplesse, une élasticité peu commune. Puis il remonta la courbe des reins et s’arrêta, presque involontairement, sur ce qu’il avait pris un instant plus tôt pour une cape ondoyante. La surprise lui fit écarquiller les yeux à l’extrême. Ce n’était pas un quelconque morceau de tissu, fût-‐il couvert de duvet, qui enveloppait les épaules de l’inconnue, mais bien deux ailes, à la courbure nettement dessinée, et qui par instants frémissaient, esquissant un ou deux mouvements de battue, comme si elles étaient soudain prises d’un irrésistible désir d’envol. Stéphane accéléra le pas pour se placer à côté de la demoiselle. – Parfait votre costume d’ange, fit-‐il, un peu gouailleur. Vous jouez dans un théâtre et n’avez par eu le temps de vous changer ? Je suppose en tout cas que ce n’est pas en mon honneur si… La jeune femme sembla ne pas comprendre. Elle eut un sourire un peu gêné et, voyant qu’il ne cherchait nullement à achever la phrase laissée en suspens, elle se contenta d’acquiescer : – Non, monsieur, ce n’est nullement en votre honneur… Il ne perçut dans cette réponse ni le plus léger soupçon d’ironie, ni la moindre trace de mépris. Rien d’autre qu’une candeur désarmante. Tout cela lui paraissait désormais parfaitement insensé et il eut envie de toucher le bel ange pour juger de sa réalité. Mais la jeune femme, après avoir poussé une dernière porte, venait de s’effacer pour le laisser entrer. Leur course dans ces enfilades de pièces peuplées de séraphins adipeux venait de prendre fin. Il pénétra dans une vaste salle, meublée comme au temps de la Régence : consoles chargées d’objets les plus divers, bergères à oreilles rondes et amples, causeuses aux courbes souples, commodes en tombeaux alourdies de parements de bronze ciselé et 29 doré. Ses pieds s’enfonçaient dans d’épais tapis de laine et il trébucha à plusieurs reprises sur de larges coussins, abandonnés ici ou là à même le sol. Au fond de la pièce, plus étendue qu’assise au milieu d’un sofa, une vieille femme trônait, sans majesté aucune cependant : alanguie, effondrée même au milieu de piles d’oreillers richement brodés. Flétrie et obèse, elle n’était pas plus vêtue que le gentil guide. Une poitrine flasque cascadait sur les bourrelets innombrables qui descendaient par vagues successives jusqu’à ses cuisses énormes. Un goitre, qui la faisait ressembler à un pélican, tressautait à chaque mouvement de la tête. Bouffies de graisse, ses paupières tombantes rejoignaient presque les pommettes, de sorte qu’on n’entrevoyait qu’à peine l’éclat de ses prunelles, unique élément de sa physionomie à témoigner de la vie languissante qui l’animait encore. Et c’est après avoir croisé ce regard que Stéphane, baissant un peu les yeux, aperçut, noyée dans les coussins plaqués contre le dossier du sofa, une paire d’ailes miteuses, ridiculement petites et accrochées comme de guingois aux épaules lourdes de la matrone. D’un signe où se lisait un accablement insupportable, la vieille lui indiqua un fauteuil à sa droite. Il claqua des talons, s’inclina légèrement et prit place aux côtés de son hôtesse. Celle-‐ci, à l’instant précis où il s’asseyait, décroisa un instant les jambes et il eut la surprise d’entrevoir, noyé dans des replis sans nombre, un pénis atrophié, tressautant sur des bourses desséchées. Madame Hairos était un vieux travesti confit dans le lard, une créature équivoque d’où monta bientôt une voix fluette, à la tessiture incertaine, comme d’un adolescent qui mue : – Vous avez compris que je ne suis pas une femme ordinaire, mon cher. Cela fait maintenant longtemps… Elle souffla, comme écrasée de lassitude, avant de poursuivre : … trop longtemps que j’exerce, que je tire mes flèches sur le menu peuple des amants. J’ai été un cupidon adorable, batifolant entre la cuirasse de mon père et les dessous affriolants de ma mère. Je me dépensais alors sans compter. Et combien de passions j’ai pu faire naître sous mes traits ! Tristan et Yseult, Orphée et Eurydice, Salomon et Balkis, c’était moi. Sans compter Abélard et Héloïse, Renaud et Armide ou Dante et Béatrice… À chaque fois, l’une de mes flèches artistement fichée en plein cœur a scellé leur destin, à tous ceux-‐là ! Mme Hairos toussota avant de s’enfoncer plus encore dans ses coussins, comme épuisée par les quelques phrases qu’elle venait de prononcer d’une traite. 30 « Mais voilà, continua-‐t-‐elle, l’âge, le caractère, malgré tout, monotone de ma tâche ont eu raison de mon enthousiasme. Vous me voyez fort lasse, cher M. Lempereur, et bien décidée à prendre ma retraite. Grâce à l’époux de ma mère – je ne parle pas de mon père réel, ce vrai panier percé –, grâce à l’époux de ma mère donc, j’ai amassé une jolie petite fortune dont je souhaiterais à présent pouvoir jouir. Elle eut, en direction du jeune guide qui avait conduit Stéphane jusqu’à elle, un geste dans lequel se lisait une énergie que rien n’avait jusqu’alors laissé présager. De sa démarche élastique, la jeune femme aux ailes souples s’approcha sans bruit et vint s’asseoir auprès de son aînée, parmi les coussins moelleux. Madame Hairos glissa la main entre les jambes de la belle et Stéphane découvrit avec stupeur que celle-‐ci était dotée, elle aussi, d’un organe particulièrement érectile qui, réagissant à la première caresse, ne pouvait rester plus longtemps dissimulé entre les cuisses. Décidément, il était bien entouré d’anges… Tout en bichonnant son mignon, celle qu’il fallait se résoudre à appeler Éros poursuivit : – J’ai donc songé, mon bon Lempereur à… passer la main… Riant à cette évocation, Hairos crut bon de préciser en resserrant le poing sur le sexe de son compagnon : « Je veux dire : vous proposer de prendre ma suite ». – Et pourquoi moi, chère Madame ? – Vous avez noté qu’une enveloppe était associée à mon invitation – une enveloppe contenant… disons : « une somme raisonnable »… Je pense avoir respecté les règles de votre profession… – Je ne vous suis pas, coupa Stéphane, faisant mine de se lever. – Calmez-‐vous, mon ami, nous sommes entre nous. Je vous ai choisi parce qu’avant de connaître… disons quelques désagréments – elle cligna de l’œil d’un air entendu – vous avez mené une belle carrière de… tueur à gages. Et vous aviez une spécialité assez rare : l’arc ou l’arbalète… Je me trompe ? Stéphane ne crut pas nécessaire de confirmer les propos du vieil ange. Il était manifeste qu’on l’avait parfaitement renseigné. – Depuis quelques mois cependant, vous tirez le diable… Elle eut encore un de ses sourires béats en songeant à ce lointain cousin… « Vous tirez, disais-‐je, le diable par la queue. Je vous propose donc un marché. » 31 Comme revigorée par la présence du jeune ange qui commençait à gémir sous ses caresses, Hairos faisait preuve désormais d’un entrain surprenant. La perspective de jouir d’une retraite méritée la faisait rajeunir à vue d’œil. Sans pour autant interrompre le mouvement continu sur le sexe de son favori, elle fouilla de sa main libre les coussins à sa droite et en sortit un objet oblong, en cuir râpé, parcouru de longues éraflures, mais pour le reste assez semblable à un sac de golf. – Voici mon carquois, poursuivit-‐elle. Vous avez là une réserve inépuisable puisque chaque flèche tirée en fait apparaître une nouvelle (une invention de ce bon Héphaïstos). Dans notre petite entreprise, seules comptent les munitions, pour le reste vous pouvez vous munir de l’arc ou de l’arbalète de votre choix. Quant à votre cible… Comme le veulent les usages de la profession, elle vous sera désignée quelques jours avant l’exécution du contrat. Où que vous soyez, vous recevrez une enveloppe contenant à chaque fois deux photographies, la mention d’un jour et d’une heure, ainsi qu’une adresse, le tout assorti, comme il se doit, d’un acompte des deux tiers sur le total à percevoir. Vous vous présenterez sur les lieux du rendez-‐vous quelques minutes à l’avance – vous aurez préalablement exploré avec soin l’endroit pour définir le meilleur angle de tir et la cachette idéale pour votre petit matériel… Mais je ne vais pas vous apprendre votre métier. « Vous les verrez toujours arriver de loin, innocents, sans se douter le moins du monde de ce qui va leur arriver. Il est important que vous soyez extrêmement concentré. Vous attendrez que leurs regards se croisent, qu’une sorte de décharge électrique les cloue l’un en face de l’autre et vous ferez aussitôt mouche. Une seule flèche doit percer leurs deux cœurs. Ensuite… Ensuite, votre flèche se change en or ou en plomb, c’est selon. Une alchimie bizarre opère à laquelle vous ne pouvez rien – votre tâche se réduit à tirer sur les bonnes personnes au bon moment. Parfois, vos deux… victimes – pardonnez-‐moi le terme – vos deux victimes tombent éperdument amoureuses l’une de l’autre. Parfois encore le sentiment que vous avez engendré n’est pas partagé. Celui ou celle qui s’éprend de l’ingrate ou de l’ingrat sombre alors dans le pire des désespoirs amoureux. Dites-‐vous bien néanmoins que vous n’y êtes pour rien. Moi-‐même, j’ai toujours ignoré, à l’instant où je visais, ce qui allait réellement se passer. J’obéissais, comme vous le ferez, aux ordres venus d’en haut. Nous ne sommes après tout que des divinités subalternes »… Madame Hairos éclata d’un rire gras avant d’ajouter : 32 – Avez vous quelque question ? – Deux, en réalité, répliqua Stéphane. La première est bien simple : pourquoi moi ? – Connaissez-‐vous beaucoup de tueurs à gage qui se sont fait une spécialité d’abattre leur victime d’une flèche, toujours une seule, fichée en plein cœur ? Qu’en outre ce tireur hors pair se soit converti à la littérature, à la suite de certaines… complications, constitue à mes yeux un atout supplémentaire. Je n’en doute pas, l’œil du chasseur devenu celui de l’écrivain saura saisir le moment exact où le bouleversement opère, le moment où, précisément, il faut décocher le trait… La vieille toussota avant de poursuivre : « Mais vous disiez avoir une seconde question ?… » – Effectivement, commenta Stéphane. Je m’étonne du caractère… comment dire… artisanal de ces interventions. De quelle façon un seul individu – fût-‐il comme vous d’essence divine – peut-‐il suffire à une demande que je suppose extrêmement importante ? Chaque jour dans le monde, j’imagine, on doit compter plusieurs milliers d’individus qui s’éprennent de milliers d’autres, et… Mme Hairos l’interrompit en riant. – Ça, mon ami, vous vous doutez bien que nous ne nous intéressons qu’aux passions exceptionnelles, celles qui débouchent sur les plus grandes félicités ou les plus grands drames. Les amourettes à deux sous, cela ne nous concerne pas, sauf bien sûr lorsque pour des raisons mystérieuses, elles prennent soudain une ampleur inattendue. Ne vous inquiétez donc pas de la cadence que vous aurez à maintenir. En période normale, nous ne vous dérangerons tout au plus qu’une ou deux fois par mois. Il n’y a guère qu’au printemps où l’activité est particulièrement soutenue. Attendez-‐vous donc dans les jours qui viennent à être fort sollicité. Mais vous verrez, le rythme de vos petites affaires se calmera très vite. Depuis plusieurs mois, Stéphane songeait à décrocher. Des rivalités entre parrains de la mafia l’avaient conduit, par prudence, à renoncer à de nombreux contrat. Sa toute récente vocation littéraire l’incitait par ailleurs à se consacrer à ce qu’il croyait être son œuvre. Pour autant, il n’avait encore publié que quelques nouvelles dans des revues de second ordre. Ses économies de truand avaient fondu comme neige au soleil et Mme Hairos n’exagérait qu’à peine lorsqu’elle lui faisait tirer le diable par la queue. Aussi vit-‐il dans la proposition qui lui était ainsi faite une façon de servir au mieux ses intérêts, et qui plus est la chance de se racheter une conduite. De malfrat poursuivi par toutes les 33 polices du globe, il allait devenir un bienfaiteur de l’humanité. Il n’hésita guère et signa, après l’avoir rapidement parcouru, le contrat qu’on lui présenta sur-‐le-‐champ. – Nous vous contacterons dans un jour ou deux, mon cher associé, lança le cupidon vieillissant avant de le faire, d’un geste, reconduire par son mignon. Stéphane replia l’exemplaire du contrat qui lui revenait, le glissa dans la poche intérieure de sa veste et suivit la belle créature hermaphrodite dont l’ordre muet de la matrone avait malencontreusement suspendu l’orgasme. Le surlendemain, Stéphane trouva dans sa boîte aux lettres une épaisse enveloppe de papier kraft contenant, outre une jolie liasse de billets de banque, les indications matérielles et les photographies correspondant à sa première mission. Il avait un jours pour se préparer. Il se rendit tout d’abord sur les lieux, en étudia la configuration, l’orientation, l’éclairage comme l’exposition aux vents dominants. C’était un petit parc coincé entre deux avenues. Un bosquet, près de l’allée centrale offrait un abri parfaitement adapté à la situation. Il prit les mesures de l’endroit, considéra un instant le banc où la jeune fille devait attendre l’heure fatale en lisant un antique roman d’aventures, puis rentra chez lui. Il resta longtemps dans son bureau à contempler les photographies de ses « victimes » : le garçon fluet et timide, l’œil vague, une mèche rebelle sur le front ; la demoiselle aux attitudes de parfaite ingénue, le regard faussement sévère derrière des lunettes qui ne parvenaient pas à l’enlaidir. Quand les visages, les poses n’eurent plus rien à lui apprendre, il descendit dans ce qu’il appelait son atelier mais qui composait en réalité son armurerie secrète, les arbalètes et les arcs les plus variés s’y alignant derrière une interminable théorie de vitrines. Dédaignant les longbows, il hésita un peu devant deux compounds dont il affectionnait le mécanisme subtil. Finalement, il opta pour un classique recurve qui lui allait parfaitement en main. Il en vérifia la corde légèrement cirée, s’assura que le repose-‐flèche était convenablement fixé, et régla soigneusement le berger-‐bouton. Il rangea ensuite l’arme dans son étui, choisit une flèche dans le carquois de Mme Hairos et, se considérant comme fin prêt, s’en alla tranquillement dîner en ville. Le lendemain, trente minutes avant l’heure prévue, il alla prendre position dans le bosquet. Il aperçut la jeune fille, en tailleur bleu assez strict, mais sans lunettes, plongée dans la lecture de son vieux roman. Puis, au bout d’un temps qui lui parut interminable, le garçon fit irruption, marmonnant quelque chose qui devait être un poème. Cheveux au 34 vent et visiblement fort pressé, il ne prit pas garde à la demoiselle qui, à l’instant précis où il traversait l’allée centrale, se levait lentement, contemplant curieusement la portion du banc sur laquelle une seconde plus tôt reposait son charmant postérieur. Le promeneur bolide heurta violemment la lectrice nonchalante. L’antique bouquin vola en direction du gazon et la petite n’eut que le temps de maintenir fermement sa jupe contre ses cuisses avant de s’effondrer piteusement. Son assaillant involontaire s’arrêta consterné. Il ramassa le livre et, maladroitement le tendit à sa propriétaire. Celle-‐ci, encore étourdie par la collision, constatant que, dans sa violence, le choc lui avait fait perdre un mocassin, s’efforçait péniblement de se rechausser. Elle lançait sur l’agresseur des regards qu’elle aurait voulus noirs, mais dans lesquels se lisait plutôt de l’amusement. Le malheureux s’excusa, posa le livre sur le banc et aida la demoiselle à se relever. Une seconde, ses mains se posèrent sur les hanches de sa victime, leurs regards se croisèrent, leurs visages s’illuminèrent et… Stéphane décocha. Il eut à peine le temps de relâcher sa traction que la flèche avait traversé le couple, comme prévu, légèrement de biais, pour pénétrer les deux cœurs. Il contempla une poignée de secondes les corps soudés l’un à l’autre, immobilisés sous l’effet du coup de foudre. Puis, sans plus attendre, il rangea son arc dans son étui et rentra chez lui, avec le sentiment du devoir accompli. Dans la soirée, il se plut à imaginer les suites de la rencontre, un rendez-‐vous dans un café voisin, une promenade le long du canal au clair de lune, et puis la première nuit… Combien de temps faudrait-‐il compter avant la première nuit ?… Il s’endormit paisiblement, convaincu d’avoir contribué à la naissance d’un grand amour. Ce n’est qu’en ouvrant son journal, le lendemain, qu’il prit conscience de rebondissements inattendus. En troisième page, un entrefilet révélait que la flèche de Mme Hairos, loin de se changer en or, avait été banalement meurtrière : Crime mystérieux dans le Parc des Oiseaux Hier soir, Mlle Elvire Ronchez, 22 ans, assistante de direction, et M. Rodrigue Dupault, 24 ans, étudiant, ont été trouvé morts dans les bras l’un de l’autre. Une flèche tirée avec une précision peu commune avait transpercé d’un seul coup leurs deux cœurs. Les secours arrivés sur place peu après l’assassinat n’ont pu que constater le double décès. La police s’interroge. Aux dires de leurs proches, les défunts ne se connaissaient pas et l’on s’explique mal cet étrange rendez-‐vous 35 funèbre. Quant au meurtre en lui-‐même, il rappelle les méthodes de celui qu’on a surnommé l’« archer fantôme », ce mystérieux tueur à gages qui a toujours échappé à la police. Il reste que jusqu’à présent ce personnage insaisissable ne s’en était pris qu’à des sommités de la pègre. Or Mlle Ronchez et M. Dupault, qui menaient des existences sans histoire, n’entretenaient aucun lien particulier avec le milieu du grand banditisme. Le commissaire Grosset, etc., etc. Refermant le journal, Stéphane resta un instant songeur. Puis il prit connaissance de son courrier. Quand il découvrit, dans l’habituelle enveloppe kraft, la somme correspondant au solde du contrat, il se dit qu’il s’était conduit comme un imbécile. Cette Mme Hairos l’avait berné. Jouant les cupidons décatis, elle l’avait forcé à accepter un nouvel engagement, lui qui pour éviter tout désagrément déclinait depuis des mois la plupart des offres qu’on lui faisait. « Me voilà désormais mouillé jusqu’au cou ! », grommela-‐t-‐il… Il en était persuadé, s’il se présentait au 6 de l’impasse Philémon Hébault, il trouverait évidemment porte close, son commanditaire ayant disparu avec armes et bagages. Restait à découvrir quel clan mafieux était derrière tout cela, afin de mesurer les risques qu’il avait pris de façon si absurde. Il décida de mener son enquête et prit donc, malgré tout, le chemin des appartements rococo où l’avait reçu le vieil ange. Comme il s’y attendait, nul ne répondit aux coups qu’il frappa sur la porte – la sonnette ne fonctionnait plus. Il attendit quelques minutes, jeta un coup d’œil dans la cage d’escalier et crocheta la serrure. L’électricité, bien sûr, avait été coupée. Mais il avait prévu cette circonstance et s’était muni d’une lampe de poche. De coudes en coudes, les couloirs le conduisirent jusqu’au grand salon régence dans lequel on lui avait fait croire à l’existence des anges. Pas une console, pas une commode. Tout était vide. Seules demeuraient les tapisseries et les stucs, avec leurs cupidons obèses. Il eut l’impression toutefois que ce décor obscène lui-‐même était sur le point de disparaître. L’humidité avait rongé en plusieurs endroits le plâtre des corniches, de larges auréoles s’étendaient sur les murs. Partout des taches de moisissure dissimulaient aux regards des visiteurs les chérubins grassouillets qui, quelques jours plus tôt, faisait assaut de cellulite sur fond de verdures chatoyantes. Il pensa un instant que la lueur incertaine de sa lampe torche produisait cette impression de dégradation. Il approcha d’un des murs, l’étudia avec soin et ne put que se rendre à l’évidence : la détérioration ne devait rien à quelque illusion d’optique. Quiconque aurait visité les 36 lieux pour la première fois eût assuré qu’ils devaient être laissés à l’abandon depuis plusieurs années. À la recherche d’indices, il continua néanmoins son inspection une bonne heure avant d’accepter de revenir chez lui, parfaitement bredouille. En s’enfonçant dans le fauteuil de son bureau, ce soir-‐là, Stéphane se prit à espérer qu’il n’entendrait plus jamais parler de Mme Hairos ni de ses œuvres. Le lendemain cependant, il trouvait dans son courrier une nouvelle enveloppe de papier kraft contenant les éléments pour un double contrat. Il y avait cette fois quatre cœurs à transpercer. C’en était donc fini de la rassurante neutralité dans laquelle il s’était douillettement installé, évitant de prendre parti pour un parrain plutôt qu’un autre. Stupidement, il s’était rangé du côté de Mme Hairos et de ses affidés. Car il était hors de question de mettre dès à présent fin à un contrat qu’on lui avait imposé par la ruse. Une clause, à laquelle il n’avait guère pris garde à l’instant de la signature, était à ce propos sans équivoque : « Toute rupture unilatérale du présent accord entraînera les sanctions d’usage ». Il haussa les épaules en se disant que finalement, il ne faisait guère que renouer avec ses anciennes habitudes. Il irait jusqu’au bout de ce qu’on lui demanderait. Puis, une fois la série des meurtres close et son commanditaire satisfait, il s’évanouirait dans la nature, avec un joli pactole et se consacrerait enfin à la littérature… De ce jour, il enchaîna les assassinats sans états d’âme. Pendant quelques temps encore, il vérifia dans le journal que ses victimes étaient bien passées de vie à trépas. Car, malgré tout, un doute subsistait. Comment expliquer en effet que ce soit toujours un couple qu’il ait à occire ? Pas toujours un homme et une femme, certes, mais toujours deux personnes. Et pourquoi d’un trait unique ? Quant au fait que le carquois d’Hairos contînt toujours la même provision de flèches, l’explication s’imposait d’elle-‐même. Depuis le début, il avait le sentiment d’être suivi dans tous ses déplacements. On devait régulièrement s’introduire chez lui et surveiller de près sa réserve de munitions. Mais sitôt énoncée, cette interprétation des événements faisait surgir un nouveau mystère. Quelle justification donner à pareille mise en scène ? De guerre lasse, Stéphane finit par obéir à l’adage qui veut qu’un homme de sa profession agisse sans plus se poser de questions. Il se contenta d’effectuer proprement le travail demandé et renonça à chercher dans la presse l’issue de ses équipées meurtrières. Il avait, à dire vrai, d’autres sujets d’inquiétude. Devant les crimes à répétition, la police et les journaux alimentaient la terreur populaire, brossant le portrait 37 d’un fou sanguinaire décidé à mettre à mort tous les couples sur le point de se former. C’est dire s’il devait se tenir sur ses gardes, préparer tout nouveau coup avec la plus grande prudence afin de ne se faire remarquer de personne. Par bonheur, chaque contrat l’envoyait dans une ville, voire un pays différents, de sorte que, si les autorités demeuraient un peu partout sur le qui-‐vive, aucune d’entre elles n’avait encore déclenché de véritable chasse à l’homme. Il n’empêche qu’il fallait rester vigilant de manière à ne pas attirer sur lui le moindre soupçon et surtout à déjouer les pièges éventuels. Les courriers d’Hairos commencèrent enfin à s’espacer. Rentré chez lui, Stéphane pouvait savourer tranquillement son premier petit déjeuner sans histoires, lorsqu’en parcourant le journal, il tomba brusquement sur un avis de mariage. Mlle Marie-‐Eliane Monnerot et Jean-‐Frédéric-‐Gérald Quennedit se préparaient à convoler en justes noces… Les deux noms lui disaient vaguement quelque chose. Il avait, par prudence, détruit tous les documents correspondant à ses précédents contrats, mais il était presque sûr d’avoir réservé à ces deux-‐là l’une de ses meilleures flèches. Il se rendit à l’adresse indiquée dans l’entrefilet, et attendit que l’un ou l’autre des tourtereaux se manifestât. En moins d’une heure, il fut comblé. Le gentil couple sortit de l’immeuble qu’il surveillait. À considérer la calvitie naissante de l’un et l’exubérante poitrine de l’autre, aucun doute n’était possible. Ces deux-‐là, il les avait eus pour cible quelques semaines plus tôt. À cet instant précis, Stéphane sentit toutes ses certitudes s’effondrer. Et si la vieille obèse avait dit vrai ? Si la flèche, qui lorsqu’elle se changeait en plomb entraînait la mort, pouvait également se convertir en or et assurer le plus grand bonheur aux deux victimes ? Après tout, peut-‐être n’était-‐il pas le bras armé de quelque parrain de la pègre, mais le digne successeur d’un dieu, le fils d’Arès et d’Aphrodite, le petit Éros… Il fouilla sa mémoire, nota tous les noms de ceux qu’il se souvenait avoir eus dans sa ligne de mire et fila vers la bibliothèque. Il en sortit quelques heures plus tard, à demi abruti par la lecture sur microfilm de tous les quotidiens qu’il avait pu trouver. Pour autant, il était à présent convaincu d’une chose : 15 % des couples qu’il avait pris pour cible n’apparaissaient ni dans les rubriques nécrologiques, ni dans les colonnes dévolues aux chiens écrasés. Plusieurs d’entre eux, en revanche, figuraient dans les avis de fiançailles ou les faire-‐part de mariage… C’est donc qu’il n’était pas qu’un tueur à gages, il était aussi un agent de l’amour. Et cette certitude le réconforta singulièrement… 38 Un soir qu’il rentrait dans un café de l’avenue des Tilleuls, il vit une jeune femme, engoncée dans un large imperméable, lui adresser un sourire radieux, puis d’un geste le convier à sa table. Il s’avança dans sa direction, concentra son regard sur elle pour mettre un nom sur son visage et eu un brusque coup au cœur en reconnaissant le mignon de Mme Hairos. Il était trop tard toutefois pour faire demi-‐tour, et d’ailleurs, pour quelle raison aurait-‐il renoncé à cette banale invitation ? Il s’assit en face de la créature androgyne, plus troublé qu’il ne le laissait paraître par son regard pur, ses gestes d’une grâce exquise et, sans doute pour se donner une contenance, commanda un double whisky. – Vous m’épiez ? demanda-‐t-‐il un peu sèchement. L’ange sourit avant de répliquer d’une voix douce et pénétrante, excessivement féminine : – Je vous ai surveillé, en effet, pendant bien des semaines. Ma patronne m’avait demandé de vous protéger, et j’ai tout fait pour ne jamais vous quitter de l’œil, ne fût-‐ce qu’une seconde. Mais ce soir, le hasard seul a guidé nos pas… Il hésita… Le hasard ou le destin peut-‐être. Madame Hairos m’a congédié hier. – Aurait-‐elle eu quelque chose à vous reprocher pour vous licencier aussi brusquement ? L’ange rougit et baissa les yeux, renonçant à répondre. Un silence embarrassé s’installa que Stéphane, après de longues minutes, finit par rompre : – Vous savez, je suis retourné là-‐bas mais j’ai trouvé porte close… Mû par une inspiration qu’il ne contrôlait pas, il avait posé sa main gauche sur la table et l’avait avancée en direction de son vis-‐à-‐vis. Celui-‐ci parut ne pas se rendre compte de la manœuvre et répondit tout à trac : – Oui, je vous ai même vu forcer la porte, suivre les corridors jusqu’au grand salon, et ne traverser que des pièces vides. Pour autant, je n’ai pas noté la moindre surprise sur vos traits, et pour cause : Mme Hairos vous avait dit qu’elle entendait jouir d’une retraite bien méritée. Elle a déménagé dès le lendemain de votre première visite. Moi seule suis restée, car c’était moi qui lui transmettais les résultats de chacune de vos… missions. Stéphane se rembrunit avant de murmurer : – Elle a dû être bien déçue de mes résultats… – Elle n’a jamais fait la moindre remarque à ce propos. D’ailleurs, ces derniers temps, vous avec remporté un certain nombre de succès. 39 L’ange prit la main de son interlocuteur et la porta à ses lèvres. Mais Stéphane la retira aussitôt, comme s’il venait de se brûler. – Vous savez, continua le jeune androgyne, l’amour n’est pas toujours foudroyant. Combien de tentatives, combien d’échecs faut-‐il avant un Paolo Malatesta et une Francesca da Rimini ? – Certes, ronchonna Stéphane, mais il n’était par prévu dans le contrat que mes flèches donnent la mort plus souvent qu’elles enivrent d’amour… – Selon Mme Hairos, qui n’a marqué qu’une légère surprise quand je lui ai appris le premier des doubles décès, ce doit être le résultat inattendu du changement de niveau. Au lieu de pousser les amants malheureux à la mélancolie, voire au désespoir, vos flèches, lorsqu’elles virent au plomb, tuent. À tout prendre, c’est peut-‐être mieux ainsi ! Vos victimes meurent avant même qu’elles se fassent du mal. Finalement, vous leur épargnez bien des souffrances inutiles. Stéphane resta un instant méditatif, puis demanda : – Que voulait-‐elle dire exactement par « changement de niveau » ? L’ange rougit jusqu’aux oreilles et murmura, comme si le souffle venait à lui manquer : – Je ne veux aucunement vous blesser, M. Lempereur, ni faire insulte à la mémoire de vos parents… Mais, comme vous le savez, Mme Hairos est fille de dieux. Stéphane éclata de rire et, subitement, la conversation prit un tour plus léger. Tous deux se mirent à évoquer les différents contrats qu’il avait fallu remplir, s’amusant du pittoresque de certaines rencontres, s’attendrissant devant le caractère bouleversant de certaines autres. De temps en temps, l’un d’eux levait la main en direction du garçon pour qu’il renouvelât les consommations. Mais ce n’était là qu’un réflexe, tant le monde extérieur avait à leurs yeux cessé d’exister. Un peu ivre, Stéphane sentait tout son corps s’engourdir dans un confortable bien-‐être. Il plongeait au fond des yeux de l’ange et baignait dans la musique de sa voix. À l’instant où, l’heure avançant, il vit les serveurs commencer à poser les chaises sur les tables, il se leva et, réglant les dernières consommations, rompit le charme qui les avait si durablement ravis aux lourdeurs du quotidien. – Je dois rentrer fit-‐il. Mais j’aimerais que nous puissions nous revoir. Je suis tellement seul parfois. Et puis j’apprécie votre compagnie. Nous pourrions dîner ensemble demain, qu’en dites-‐vous ? 40 Il vit une fois de plus l’ange rougir, puis acquiescer d’un signe de tête. – Rendez-‐vous ici même vers 20 heures, cela vous va ? Il avait franchi le seuil du café lorsqu’il se retourna, et aperçut derrière lui son compagnon réajuster, avant de sortir, l’épaisse gabardine qu’il n’avait pas quittée de la soirée. – Au fait, fit-‐il, je ne connais même pas votre nom… – Élie… Élie Sabaoth, répondit l’autre dans un souffle. Mais… appelez-‐moi Élie, oui, Élie, tout simplement. Depuis lors, ils se revirent régulièrement et nouèrent ensemble une relation qui ressemblait à une solide amitié. Les contrats s’espaçant, Stéphane eut de plus en plus de temps devant lui. Levé de bon matin, il écrivait avec acharnement jusqu’à midi, et disposait ainsi de longs après-‐midis qu’il passait le plus souvent aux côtés d’Élie. C’étaient d’interminables promenades le long du canal, à fouler le tapis des feuilles mortes – l’automne s’était annoncé de bonne heure cette année-‐là. Ou encore des heures studieuses à fréquenter les musées, pour y interroger l’histoire antique, la peinture baroque, les mythes, les prouesses technologiques des siècles passés. L’ange semblait découvrir le monde, il ouvrait des yeux émerveillés sur chaque pièce exposée, buvait les explications de son compagnon, comme un enfant étonné de l’inexplicable diversité des choses. Un jour, ils tombèrent en arrêt devant un buste de Jean de Bologne représentant saint Michel. Élie avança la main en direction du marbre, posa le bout des doigts sur la chevelure bouclée et lança, d’une voix chargée d’émotion : « celui-‐là fut mon capitaine ». – Toi, tu as fait la guerre ! Et contre qui, mon Dieu ? – Je t’en prie, Stéphane, n’invoque pas ce nom là. Sais-‐tu seulement ce que signifie Sabaoth ? – C’est une des épithètes divines, je crois… – Yahvé Sabaoth, murmura Élie les dents serrées, le Seigneur des armées. J’ai été créé pour servir dans les milices célestes, sous les ordres de ce pourri qu’on appelle Michaïl, « celui qui est semblable à Dieu ». Mais moi, je ne voulais pas me battre. Contre qui ? Et contre quoi ? Contre le mal, selon ce que mes supérieurs prétendaient ? Mais le mal était partout en eux… Ils aimaient le sang et les larmes, les orgies ignobles avec d’horribles courtisanes. Bien pire ! Ce qu’ils appréciaient par-‐dessus tout consistait à inviter de 41 pauvres travestis à leurs parties fines pour les humilier des heures durant… C’est ainsi que j’ai rejoint Mme Hairos, que je suis passé de l’autre côté du monde. Un beau jour, sur un coup de tête, j’ai quitté les hautes sphères avec Gabriel. Gabriel ! Je le prenais pour mon meilleur ami, celui-‐là ! Mais bien vite, il s’est mis en tête de faire amende honorable, afin de retourner dans les grâces de son cher Yahvé. Il est redevenu ainsi le bon messager du seigneur, sa parole incarnée. Ah ! Ah ! Incarnée… Comme un ongle peut l’être… Et moi, je suis resté avec Hairos. Au début, c’est vrai, il y avait plein de petits cupidons avec nous, ainsi qu’un être sombre et mélancolique, un grand noir que notre maîtresse appelait son petit Than. Puis nos troupes se sont raréfiées. Nous nous sommes bientôt retrouvés à trois… – Avec Than ? – Oui, Hairos, Than et moi… Stéphane resta un instant silencieux. Depuis qu’il avait rencontré Élie, le premier soir, au bar des Tilleuls, il avait senti quelque chose changer dans l’atmosphère environnante. Comme auparavant, lors de la préparation de chaque contrat, il sentait une présence à ses côtés. Ce n’était plus cependant l’ombre rassurante, protectrice qui l’accompagnait autrefois, mais un esprit ténébreux et morose. Oh ! les flèches étaient normalement renouvelées, les divers obstacles que présentait chaque mission régulièrement aplanis. Il n’y avait rien à reprocher à ce nouveau gardien. Stéphane souffrait néanmoins du changement d’ambiance. Il ne travaillait plus dans la joie, mais dans une angoisse sourde. Bien souvent, la nuit précédant l’exécution d’un contrat, il se réveillait en sursaut, avec le sentiment d’une menace planant au-‐dessus de sa tête. Il voyait un instant la flamme verte d’un regard chatoyer dans la pénombre. Puis tout se dissipait et ne demeuraient que les ténèbres. – Au fait, demanda Stéphane, pourquoi diable Hairos vous a-‐t-‐elle congédié ? Élie baissa la tête et se plongea dans la contemplation du buste de saint Michel avant de répondre… – Elle avait compris mes sentiments pour vous. Elle me reprochait mon attention bienveillante et… L’ange avala péniblement sa salive et sa voix ne fut plus qu’un murmure… « Elle condamnait l’habitude que j’avais prise, lorsque le sommeil vous venait, l’habitude de… 42 Comme animée d’une vie indépendante, la main de Stéphane était venue, elle aussi, de poser sur le buste de marbre. Élie l’avait saisie et retournée paume en l’air pour y déposer un baiser furtif. Son compagnon cette fois ne se dégagea pas immédiatement. Une émotion inconnue lui avait parcouru tout le corps. Ce ne fut que lorsque ce frisson eut cessé, lorsque le rythme un peu accéléré de sa respiration se fut calmé qu’il retira sa main et l’enfouit dans sa poche. – Je ne puis, expliqua-‐t-‐il piteusement, je n’ai aucun penchant pour les hommes. L’ange se raidit, et entrouvrant quelques instants son large imperméable, lui montra ses seins, des seins de jeune fille, prêts à toutes les caresses et aux baisers les plus fous. – Et cela, sans doute, est-‐ce d’un homme ? fit Élie dans un sanglot. La gorge nouée, son compagnon était incapable de répondre. D’un accord tacite, ils quittèrent le musée et partirent chacun de leur côté. Mais le lendemain, lorsqu’à l’heure habituelle, ils se retrouvèrent au bar des Tilleuls sans qu’aucun rendez-‐vous n’ait été donné, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, effrayés à l’idée d’avoir pu si sottement se perdre. Stéphane mit longtemps à admettre qu’un sentiment inconnu s’était fait jour en lui. Un soir cependant, alors qu’il venait de quitter Élie devant son hôtel – c’était la première fois que l’ange le laissait aller jusque-‐là – il se résolut non seulement à s’abandonner à l’inexplicable attraction qui s’exerçait sur lui, mais encore à la conduire jusqu’à son ultime conséquence. Il réfléchit un instant avant de lancer pour lui-‐même : « On verra bien s’il s’agit d’amour ! » et il descendit dans son atelier. Les matinées qui suivirent, il ne les passa pas à écrire, comme à l’ordinaire, mais à tracer les plans d’une mécanique complexe. Puis on le vit courir les magasins spécialisés pour se fournir en divers accessoires : support métallique, télécommande, vérin. Par chance, il n’eut pas à effectuer de nouvelles missions, et put ainsi, durant une bonne semaine, consacrer les premières heures de la journée à la réalisation de son projet. Il confectionna tout d’abord un socle qu’il fixa solidement, une fois achevé, dans un coin de sa chambre, juste à la hauteur de ses yeux. Il en régla ensuite avec précision l’inclinaison de sorte qu’elle épousât parfaitement l’oblique conduisant du support jusqu’au lit en face. Il fixa le vérin auquel il avait associé un moteur électrique, puis ajusta sur l’ensemble son arbalète la plus précise. Enfin, il chargea l’arme, s’éloigna et appuya sur 43 la télécommande… Au troisième essai, le carreau vint se ficher dans le matelas, exactement à l’endroit désiré… Ce soir-‐là, lorsqu’il pénétra dans le café, Stéphane lança simplement à Élie : « Je voudrais que, pour une fois, nous passions tranquillement la soirée chez moi ». Sans même attendre une réponse, il prit son compagnon par la main et le conduisit jusqu’à son domicile, un rez-‐de-‐chaussée obscur, au fond d’une cour tranquille. Il ouvrit la porte et s’effaça devant le seuil. L’ange pénétra dans l’appartement et, presque aussitôt, fit glisser son imperméable sur le sol. Son corps entièrement nu se dressait dans la clarté chaude du salon. La lumière dorait la gorge aux courbes exquises – des courbes un peu plus arrondies que la dernière fois que Stéphane avait pu les entrevoir. Mais la tendre lueur enrobait également de tonalités d’ambre et de miel le pénis qu’une légère érection commençait à faire saillir. – Je voudrais tellement n’avoir plus rien d’un chérubin ! murmura Élie de sa voix musicale et douce, mais où, pour la première fois, résonnaient les notes sombres d’une profonde mélancolie… Ils pénétrèrent dans la chambre. Stéphane saisit l’ange par la taille et l’attira vers lui. Élie se cambra, se rejetant en arrière pour offrir ses seins aux baisers de son amant. Celui-‐ci parcourut les courbes de la gorge, s’attarda sur les mamelons érigés, descendit le long du ventre. Puis, comme pris d’une inspiration soudaine, il posa les mains sur les fines articulations qui reliaient les ailes aux omoplates frémissantes et nues. Il froissa les plumes tectrices courtes et duveteuses, puis, d’un coup sec, brisa les deux os et les arracha. Les ailes tombèrent sur le lit dans un mouvement curieusement ralenti, comme si le désir d’envol qui semblait perpétuellement les habiter ralentissait leur chute. Élie eut un petit cri, considéra un instant les deux gouttes de sang qui perlaient sur chacune de ses épaules et fit entendre un rire cristallin. La courbe pure de son cou se redressa et son visage vint à la rencontre du regard aimé. Stéphane sentit que le moment était venu. Il vérifia qu’il se tenait à la place prévue, exactement dans l’angle de tir. Comme pour jouer, il poussa son compagnon vers le lit, le fit basculer sur les coussins avant de plonger à son tour. À l’instant précis où son corps rencontrait les couvertures, il pressa la télécommande qu’il portait dans la poche droite. Il n’entendit qu’à peine le bruit du carreau d’arbalète, lorsque celui-‐ci vint s’encocher dans le taquet de l’arme, et moins encore le grincement discret de la crémaillère à la seconde où elle tendait la corde à l’extrême. Lorsque ses yeux croisèrent ceux d’Elie, il se sentit submergé par une 44 émotion qu’il n’avait connue avec aucune autre femme. Il ne perçut rien du sifflement de la flèche traversant la chambre, comme un trait de feu, pour les percer tous deux de part en part. Dans son dos la pointe aiguisée avec soin avait ouvert un petit trou, parfaitement circulaire. Net et sans bavures… 45 Mues Je voudrais qu'il aimât les clairs de lune, les roses pompon, les nostalgies exotiques, les langueurs printanières, les névroses fin de siècle, toutes choses que personnellement j'abomine mais qui, de nos jours, font bien dans un roman. Raymond Queneau, Le Vol d'Icare Assis dans un coin d’ombre, à l’angle de deux murs, Icare contemplait le papillon qui venait de se poser sur le parapet voisin. Après avoir un instant secoué ses ailes, comme pour les débarrasser d’un surplus de poussière colorée, l’insecte prit fermement son assise sur la pierre inondée de soleil. À quelque pas de là, la muraille plongeait dans la mer et lorsqu’il s’en approcha pour observer la bestiole, le jeune homme fut soudain saisi de vertige. Depuis des semaines, des mois peut-‐être, depuis qu’on l’avait enfermé dans cet invraisemblable palais, il lui suffisait de regarder les flots battre la pierre monumentale pour se sentir appelé par le mystère des profondeurs. Quel prince régnait sur les abysses sous-‐marins ? Quelle néréide y avait son sanctuaire ? À l’instant de basculer, Icare se retint au rempart. Il prit appui contre le rebord en saillie, à une infime distance du papillon, qui pourtant ne broncha pas. Le jeune homme put parcourir ainsi à loisir les dégradés d’ocres et de roux, les touches de vermillon rehaussées de reflets pourpres, puis il détailla les quatre formes circulaires d’un bleu lumineux qui se découpaient aux extrémités des ailes. Comme des yeux, cela dessinait comme des yeux ! Un frisson le parcourut. L’espace d’un instant, il avait nettement eu l’impression que l’insecte le fixait depuis ses prunelles en trompe-‐l’œil. – Ce doit être ce qu’on appelle chez nous un « paon du jour », se dit-‐il. Icare dut cependant se rendre à l’évidence. Il n’était en rien l’objet de l’attention appuyée qu’il croyait percevoir chez le nouveau venu. Non avec les pupilles fictives qui s’étalaient sur la cendre brune de ses ailes, mais avec ses yeux cette fois, ses gros yeux ronds de lépidoptère, le papillon contemplait une petite chenille noire aux reflets azurés – une forme longue, gracieuse dont le ventre constellé de taches rouges ondulait au milieu d’un bouquet de pariétaires aux feuilles presque fluorescentes. Comme pétrifié devant l’étrange parade, l’insecte ne bougeait pas même une antenne et Icare se dit qu’il 46 devait être tombé follement amoureux de la très jeune fille qu’on voyait s’enrouler autour des tiges violacées de la plante perce-‐muraille. Le garçon, qui n’avait pas grand-‐chose à faire dans l’immense palais de son père, sortit un morceau de craie de sous sa toge, et marqua le rempart d’une croix et d’une flèche. Puis il regagna ses appartements en inscrivant des repères de son cru tout au long du trajet. Il s’était juré de revenir souvent afin d’observer les progrès qu’au fil du temps, le paon du jour enregistrerait auprès de sa belle. – J’y coupe-‐t-‐y l’cou ? La mère Liscoët brandit son hachoir au-‐dessus du merlu qui, l’œil vide, me contemple depuis l’étal. J’acquiesce d’un simple mouvement de tête et baisse les yeux sur la malheureuse victime. Au passage j’aperçois, émergeant des manches courtes, trop courtes sans doute, du t-‐shirt que la poissonnière porte sous son tablier de toile ciré, j’aperçois, dis-‐ je, deux énormes touffes de poils, du même noir que l’ombre de moustache dont s’orne la lèvre supérieure de la femme. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, j’imagine le reste du corps, également velu, le ventre recouvert d’une toison épaisse, huilée, comme celle d’un phoque ou d’une otarie. J’ai un haut-‐le-‐cœur tout en continuant ma visite imaginaire et en découvrant au fond d’inextricables buissons une sorte de coquillage bâillant largement, une moule baveuse perdue dans la forêt qu’a tissée autour d’elle son byssus. Cette fois, c’est sûr, je vais vomir, et pour me raccrocher à la stabilité des choses, j’ouvre les yeux sur l’étal, sur le merlu dont la queue, j’en jurerais, vient d’effectuer un bref mouvement de battue. D’un cri, j’interromps le geste encore suspendu du bourreau. – Mais… mais il est vivant ! Le hachoir reste figé au-‐dessus du condamné. – Évidemment, mon petit Colin. La maison Liscoët, et cela depuis trois générations, ne sert que du frais. – Alors… laissez… Je… Je m’en arrangerai moi-‐même. – Comme vous voulez, jeune homme ! Vexée, elle emballe nerveusement le poisson dans du papier journal et me le tend. – Quatre cinquante, monsieur le délicat. Et elle éclate d’un rire gras, un rire… comment dire : velu, oui c’est exactement cela, elle éclate d’un rire velu en me tendant sa grosse patte. 47 Icare contemple l’endroit où, voici quelques jours encore, la jolie chenille dansait sur des feuilles d’émeraude. À deux pouces de là, dans un renfoncement de la pierre, elle a formé sa chrysalide en empruntant pour chaque brin de soie l’une des couleurs fluorescentes de la plante voisine. Le jeune Crétois s’approche de la forme oblongue nichée dans le creux de la pierre. Une inspiration subite lui fait poser délicatement le doigt sur le cocon, avant de le parcourir sur toute sa longueur. Il sent quelque chose frémir à l’intérieur, comme répondant à sa caresse. Et soudain une scène lui revient en mémoire. Quelques mois avant la construction du labyrinthe – cette prison horrible que son père, l’architecte Dédale, appelle « mon palais » –, il courait insouciant dans les bois avec Ariane, lorsque celle-‐ci trébucha sur une racine. Il voulut se porter à son secours et l’aider à se relever, mais elle l’attira contre elle en riant et ce n’est qu’une fois à terre, à l’instant où son corps couvrait entièrement celui de la jeune fille qu’Icare comprit que la chute était feinte. Celle qui à ses yeux paraissait intouchable – n’était-‐elle pas la fiancée du grand Thésée ? – lui prit la main très doucement et la fit se poser entre ses cuisses. À peine sorti de l’adolescence, le fils de Dédale n’avait encore jamais touché de femme. Et ce qu’il sentit palpiter alors sous ses phalanges tremblantes possède encore très exactement dans son souvenir la douceur et la fragilité de cette toute nouvelle chrysalide. Aujourd’hui encore, il en conserve la mémoire, une mémoire aussi fraîche et vive qu’à la première heure : c’est qu’il a longtemps caressé le clitoris d’Ariane avant que celle-‐ci lui apprenne les gestes de l’amour. Et tout en effleurant le délicat cocon du bout des doigts, il contemple à présent l’eau venue battre au pied de la muraille. Une émotion puissante l’étreint. Il n’a pas revu Ariane depuis longtemps, depuis que Thésée a triomphé de la bête et qu’au lendemain de leurs noces, ils sont partis tous deux dans le long bateau aux voiles noires, en direction de Naxos, là bas, vers le nord. Reclus dans le labyrinthe depuis tout ce temps, le jeune homme sait néanmoins que Thésée n’est pas resté longtemps fidèle. À peine les nouveaux époux eurent-‐ils foulé le rivage de l’île ronde que l’insatiable coureur de jupons est remonté sur le navire, abandonnant sa femme au bord de l’eau. On raconte qu’Ariane portait encore la stola orange des mariées et qu’elle la déchira de rage, jusqu’à paraître à demi nue sur la plage. Peut-‐on cependant croire la suite de l’histoire, telle qu’on la rapporte dans les masures de Cnossos pour expliquer la disparition subite de la 48 malheureuse ? Est-‐il vrai que Dionysos en personne s’est amouraché de la jolie pleureuse et qu’il l’a prise sur son char pour la conduire jusque dans l’Empyrée ? On a de la peine à le croire. Il est plus simple d’imaginer que, comme le prétend Dédale, Ariane s’est finalement endormie sur le rivage, et qu’après avoir rempli de galets les poches de sa robe en lambeaux, elle s’est laissée emporter par la marée. Quoi qu’il en soit, il faut à tout prix préserver l’infime relique que constitue la chrysalide, en ce qu’elle témoigne de toute cette beauté évanouie. Et Icare pose les lèvres sur le tendre cocon, à l’endroit exact où celui-‐ci forme un capuchon coiffant une nodosité tendre, pareille à un jeune bourgeon. Le lendemain, il recouvre la belle endormie d’une coupe de cristal, telle une cloche de verre protégeant un fruit précieux. Le paon du jour vient voleter alentour, agitant frénétiquement ses ailes. Le mouvement anime les ocelles de telle sorte qu’on pourrait les croire plus vivantes encore qu’à l’ordinaire. Elles donnent l’illusion parfaite d’un regard qui danserait dans les airs. Les yeux d’Ariane avaient exactement cette couleur, cette vibration chaude lorsque la jeune femme, saisissant la verge d’Icare l’avait guidée jusqu’à l’entrée de son vagin, écartant doucement les petites lèvres autour du gland tuméfié. Le merlu frétille encore dans son papier tandis que je fixe le paquet sur mon porte-‐bagage. Il gigote encore, j’en suis sûr, alors que j’enfourche ma bicyclette et commence à pédaler. J’ai du mal à regarder devant moi. Par instants ma vue s’obscurcit. Je vois à nouveau se dresser devant moi le corps adipeux de la mère Liscoët, couvert depuis les pieds jusqu’au cou d’une fourrure noire, épaisse et graisseuse. Arrivé sur le remblai je n’en puis plus. Je m’arrête en catastrophe, appuie la bicyclette contre le garde-‐fou. Puis je me penche au-‐ dessus des vagues, dont les rouleaux viennent battre les rochers déposés à grand frais par la municipalité. Secoué presque aussitôt par de violents spasmes, je régurgite l’essentiel de mon petit déjeuner. Il était grand temps que je m’arrête ! Je reste un instant suspendu au-‐ dessus des flots et reçois en plein visage une large gerbe d’écume. Me voilà ramené à la réalité. Et tout à coup, c’est comme si une inspiration subite m’envahissait. Je fais sauter les sandows du porte-‐bagage, je retire le paquet et déplie le papier journal. Le malheureux merlu n’est pas tout à fait mort, j’en suis persuadé. Je le saisis par la queue, balance le bras bien au-‐dessus du parapet et rends ainsi à son élément d’origine le pauvre prisonnier de la mère Liscoët. 49 Sans même observer plus longtemps le poisson – se laisse-‐t-‐il porter par les flots ou y inscrit-‐il d’emblée son sillage ?–, j’enfourche à nouveau ma bicyclette et pédale à folle allure jusqu’à la maison. Là, je me rue dans la salle de bain et entreprends de me débarrasser de toute manifestation de pilosité. Je ne peux plus désormais supporter l’idée qu’existe un lien, fût-‐il ténu, entre la mégère au hachoir et moi, Colin Desoriaulx, né à Plestin-‐les-‐Grèves, au matin du 5 août 1983. J’attaque mes cheveux, puis mes poils pubiens aux ciseaux et, lorsqu’au pied du lavabo, un tapis duveteux a entièrement dissimulé le carrelage, je me retourne pour plonger dans l’eau douce et parfumée d’un bon bain, un rasoir dans une main, une bombe de mousse dans l’autre. Une heure plus tard, lorsque je regagne ma chambre, tout mon corps, à commencer par mon crâne, est parfaitement lisse. Je me caresse le ventre en ronronnant de satisfaction. Je n’ai à présent pas plus de point commun avec l’horrible Liscoët qu’un lézard n’en a avec une hyène. Mon déjeuner étant parti à l’eau, je me verse une large ration de céréales que j’arrose de lait frais. Je dédaigne le journal abandonné sur la table depuis le matin. Pour une fois, je n’ai guère envie de lire en mangeant. Je préfère fouiller dans ma collection de DVD afin de retrouver un film que Véronique a acheté voici bien longtemps et qu’elle a dû me laisser en partant. Cela s’appelle, je crois, Bathing Beauty, mais la version française porte un titre plus éloquent : Le Bal des sirènes. À l’époque j’avais trouvé l’histoire d’une insupportable mièvrerie. Plus encore, j’avais tordu du nez devant l’hymne à la natation synchronisée que constituait l’essentiel du scénario. À présent toutefois, je voudrais revoir Esther Williams, l’actrice principale, danser dans l’eau au rythme de la musique, car je crois avoir enfin saisi quelque chose d’important sur mes rapports avec les femmes. Je balaie du regard les étagères, du côté où d’ordinaire je range les comédies musicales américaines, et mets bientôt la main sur le boîtier que je recherche. Je l’ouvre, en extirpe le disque et glisse celui-‐ ci dans le lecteur. Puis je me cale dans mon fauteuil et j’attaque tranquillement mon bol de céréales. Esther Williams apparaît sur l’écran telle que son image s’est fixée dans ma mémoire. Elle n’est pas jolie, un peu massive à mon goût, mais le maillot lamé l’avantage, en ce qu’il lui recouvre presque entièrement le corps d’écailles nacrées. Un bonnet dissimule sa chevelure. Rien ne dépasse. Elle est comme nous tous devrions être. D’une animalité profonde mais intime, j’aimerais dire : « retournée ». Comme si, chez elle, les poils ne poussaient plus que vers l’intérieur. C’est dire à quel point les images que nous ont transmises des traditions millénaires me paraissent aujourd’hui singulièrement 50 contrefaites. Les sirènes ne sont pas des dames qui, assises sur un rocher, passent des heures à démêler leurs blondes toisons en considérant d’un regard nostalgique la terre ferme, toutes à regretter que leur belle queue de poisson ne puisse les y porter. N’en déplaise à Hans Christian Andersen, les sirènes n’ont pas de cheveux. Sur leur crâne lisse, des écailles – dorées ou sombres, c’est selon – dessinent un dôme qui met parfaitement en valeur la régularité exquise de leurs traits. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si, en natation synchronisée, les niveaux de qualification se déclinent en « marsouins », un peu comme en ski on parle de « chamois ». Peut-‐on imaginer peau plus lisse que celle du cétacé dont la gente poilue des marins a fait par dérision – et non sans quelque jalousie – un simple « cochon de mer » ? L’animal n’est il pas frère du dauphin, ce condisciple de la beauté, double du dieu solaire Apollon et compagnon de voyage d’Aphrodite ? Au passage, le documentaire que les éditeurs du DVD ont joint au film m’apprend que la candidate au grade ultime, celui le « sixième marsouin », doit triompher d’un grand nombre d’épreuves, dont l’une consiste à exécuter quatre figures : Aurora, Ariane, Ibis et Barracuda. À mes yeux, la seconde est à coup sûr la plus fascinante. La nageuse entièrement immergée, la tête en bas, décrit un grand écart à la surface de l’eau. Divinité aquatique, elle s’ouvre et offre, au ras des vagues, son sexe largement épanoui à la caresse foudroyante du soleil. Icare vient de répondre à l’invitation – ou plus exactement à la convocation de son père : « Demain, à la neuvième heure, dans mon bureau ». Et c’est pour découvrir l’architecte penché sur sa grande table à dessin, un pigeon éventré à ses côtés, l’empennage largement étalé sur une écuelle d’argent. – Me voilà, Père. Qu’aviez-‐vous donc à me dire ? Absorbé par son ouvrage, Dédale se contente de répondre par un geste vague, sans même lever les yeux de ses parchemins. Le jeune homme comprend qu’il doit approcher de la table. Sur de grandes feuilles jaunies aux bords, l’architecte a dessiné toute une série d’ailes de tailles différentes. Les premières rappellent celles du malheureux volatile dont les plumes amplement déployées baignent à présent dans une mare de sang. Viennent ensuite ce qui ressemble à la large voilure d’un faucon, puis d’un aigle, et enfin un appareillage complexe fixé au dos d’une silhouette humaine… – Que connais-‐tu des sirènes, mon fils ? 51 – Ce que tout le monde sait, Père. Ce sont les filles de Terpsichore, la muse de la Danse, et d’Acheloos, le fleuve aux cent métamorphoses. On les représente comme des créatures fantastiques, mi femmes, mi oiseaux. L’une des plus célèbres se nomme Ligeia, « celle qui vous perce de son cri ». Tout un programme ! Icare éclate de rire avant de poursuivre : « Elles n’ont pas un cheveu sur la tête, mais sont couvertes de plumes. Vous imaginez le spectacle ! Ceci dit, elle ont un avantage sur nous. De grandes ailes leur permettent de voler. « Mais, si je puis vous poser une question, Père… Vous n’allez pas me faire accroire que vous tenez pour vraies ces légendes stupides ? Dédale s’esclaffe à son tour. – Évidemment non, mon fils. Je tente simplement de t’amener à comprendre que nous allons bientôt tous deux devoir jouer les sirènes. L’architecte pointe du doigt le dernier dessin de la série, celui qui représente deux ailes mécaniques attachées au dos d’un homme : « J’ai résolu, comme tu peux le vérifier, les principaux problèmes théoriques. Les derniers éléments m’ont été fournis par ce pigeon. Fixant l’oiseau éventré, il désigne de l’index un point particulier, à peu près au milieu de l’aile, avant de continuer : « Ce sont ces quelques plumes… Regarde, elles sont plus souples que les rémiges et moins fermement fixées aux os… Oui ! ce sont ces quelques plumes qui font toute la différence. Absentes, ou simplement endommagées, et tous les oiseaux disparaissent. Le visage d’ordinaire impassible de Dédale s’anime soudain, comme sous l’effet d’une émotion inattendue. Il prend son fils par les épaules et conclut au comble de l’allégresse : « Nous allons pouvoir nous évader, mon garçon. La voie des eaux était impraticable, les vagues nous auraient écrasées contre les rochers. Mais il nous restait la voie des airs. » Il se met à tourner sur lui même, comme atteint de fantaisie délirante. Il s’abandonne à sa folle gaieté au point d’exécuter un pas de danse avec la grâce d’une centenaire atteinte de goutte. Puis tout aussi brusquement, le voilà qui se fige et retrouve sa froideur ordinaire. – Je pense être prêt dans quatre ou cinq jours, mon petit. Le seul problème est de trouver un matériau qui permette de fixer les plumes sur l’armature de bois et de cuir. Car pour le reste, j’ai tout ce qu’il me faut. 52 Et le voilà qui entraîne son fils dans le cabinet attenant au bureau. Icare a toujours cru que son père y cachait ses maîtresses – du moins celles qui acceptaient de franchir l’entrée du labyrinthe quitte à laisser derrière elles tout espoir de pouvoir en sortir un jour. Mais ce qu’il découvre dépasse l’imagination. Des oiseaux par centaines, par milliers peut-‐être. Comme si son père avait consacré l’essentiel de son temps à une activité de chasse proprement obsessionnelle. Il y en a de toutes les tailles, de toutes les races, du vautour jusqu’à la mésange, de l’aigle immense jusqu’à la minuscule paruline tigrée. Tous pendus par les pattes, les ailes largement déployées, les os dénudés aux articulations. Et sur le sol, des plumes par milliers, la base de chaque calame ensanglantée. Une odeur épouvantable monte de ce charnier. Icare réprime avec peine un haut-‐le-‐cœur et, saisissant un pan de sa toge, le plaque contre son nez et sa bouche. – Tu vois, s’exclame Dédale, j’ai collecté suffisamment de rémiges pour fournir en ailes toute la maisonnée. Il ne me reste plus qu’à les trier et les assembler. Ensuite, mon fils, nous pourrons prendre notre envol pour un premier essai. Et si l’aventure est concluante, nous équiperons tout notre petit monde. Mes… Il marque un temps d’hésitation. « Mes… servantes et les tiennes… – Père, vous le savez bien, je n’ai à mon service qu’Admètè, ma nourrice, et je crains qu’elle soit un peu vieille pour ce genre d’exercice. Colin se doutait bien que ses parents ne l’avaient pas baptisé ainsi par simple caprice. Mais il avait toujours cru que sa mère souhaitait par ce biais rendre hommage à Boris Vian et à L’Écume des jours, roman qu’elle relisait au moins une fois l’an. À présent néanmoins, c’étaient des allusions bien différentes que le jeune homme retrouvait dans son prénom. Celui-‐ci faisait tout d’abord de lui un frère du merlu relâché la veille : « Colin. Du néerlandais kool, “charbon” », disait son vieux dictionnaire qui ajoutait : « Poisson d’eau de mer tirant son nom de la couleur de son dos. On l’appelle également lieu noir. Souvent le merlu est lui aussi nommé “colin”. » Au bas de la page, l’entrée suivante établissait que le colin était également un petit gallinacée, voisin de la caille ou de la perdrix. Bref, le jeune homme portait un nom de plume ou d’écaille. Ah ! les écailles ! Au départ, quel qu’il fût, le vivant ne possédait d’autre système de protection. Chez les mammifères demeurés à un stade figé de l’évolution tels le pangolin ou 53 le tatou, on ne rencontre pas ou peu de poils, mais bien de larges plaques osseuses, aussi savamment imbriquées les unes dans les autres que celles dont se composait, au moyen âge, l’armure d’un chevalier. Parallèlement, et même si cette théorie est aujourd’hui battue en brèche, nombre de biologistes estiment encore que les plumes constituent une forme évoluée ou dégénérescente d’écailles. C’est dire si l’on touche, avec ces dernières, à l’origine des choses. Dédale assujettit fermement le baudrier sur ma poitrine, puis vérifie la fixation de l’ossature de bois qui vient prolonger mes bras comme mes épaules. D’un geste, il m’invite à esquisser une série de battements d’ailes. À plusieurs reprises, le mécanisme se déploie, atteint son envergure maximale, puis se replie. Mon père hoche la tête d’un air satisfait. « Pour fixer les plumes sur l’armature tout en laissant le champ à un mouvement suffisamment souple, j’ai été amené à composer un mélange de cire et de colle de poisson. Le problème est que cela fond à trop grande chaleur. Nous partirons donc demain, aux premières lueurs de l’aube. Surtout, il ne faudra sous aucun prétexte nous approcher par trop du soleil. J’acquiesce en silence, d’un simple hochement de tête. Dès cet instant cependant, mon plan est établi. Comment mon très cher géniteur peut-‐il imaginer un instant que je vais suivre longtemps la voie des airs ? J’ai suffisamment observé le papillon et sa petite chenille pour comprendre que le bonheur céleste n’est qu’illusion. C’est au fond de l’eau que règne la vérité. Ariane n’est pas montée dans les airs sur le char de Dionysos. Elle n’a pas reçu en présent le diadème d’or qui allait devenir plus tard une constellation. Elle ne poursuit pas son existence paisible aux côtés de Ligeia et de ses sœurs. Elle est venue grossir la troupe des Néréides et nage désormais aux côtés de la belle Amphitrite ou de la douce Orithye. La nuit tombée, elle s’en va dormir dans le vaste palais du vieil Okeanos, le père de tous les fleuves. Un dictionnaire latin à sa droite, Colin déchiffre à grand-‐peine les Enigmata d’Aldhelm de Sherborne. Il a dû atteindre le livre II pour découvrir, au chapitre xii, ce qu’on considère d’ordinaire comme la première description d’une sirène marine. Le bon abbé de Malmesbury n’y parle pas de queues de poissons et autres sornettes. « On les nomme sirènes, explique-‐t-‐il, celles-‐là qui n’ont point comme nous poils de tête ou de cul, mais 54 portent auxdits endroits grandes plaques d’écailles. Ce sont dames qui furent abandonnées aux caprices des flots et qui, à force d’être de ci de là ballotées, ont vu leurs cheveux arracher ainsi que corne se former en leurs régions les plus exposées, à savoir en tête comme en pieds ou jambes. Un certain matelot saxon, Cædwallah, en repêcha une près des côtes de Bretagne. Elle s’accoutuma avec aise à la marche sur terre et donna de beaux et blonds enfants à son époux anglais. Celui-‐ci prétendait que sa femme, en ses parties intimes, était faite de telle sorte qu’elle engendrait la jouissance rien que par la vue. Les marins racontent également que toutes celles qu’ils ont pu voir présentaient, outre belles mamelles, rondes et pleines, aux tétons vermeils, jolis cons aux lèvres pulpeuses, juteuses et tant fermes qu’il se peut. » Le visage de Colin s’illumine. Il sait bien qu’il ne tient guère là qu’un conte ancien destiné à berner les esprits naïfs. Toute légende néanmoins ne possède-‐t-‐elle pas un fonds de vérité ? Une chose est sûre : si Aldhelm de Sherborne est l’auteur fort connu d’un traité sur la virginité, écrit à l’intention des petites sœurs de Barking, il a dû être poussé par un singulier aiguillon pour s’intéresser de la sorte au mystère des sirènes. Comment en est-‐il venu à rédiger une évocation qui en aurait conduit plus d’un sur le bûcher ? Détail plus singulier, comment se fait-‐il que l’Église ait immédiatement donné l’imprimatur à ses étranges divagations ? Mais il y a mieux encore : quelle explication donner au fait que pour avoir esquissé les détails anatomiques de ces vierges porteuses d’écailles, l’homme ait fini canonisé sous les traits de Sanctus Aldhelmus ? Comme le suggère le titre de son principal ouvrage, il y a là des énigmes qu’il importe de lever au plus vite. Voici près de dix heures que j’ai pris mon essor. Il m’a fallu pourtant attendre ce moment pour échapper enfin à la surveillance étroite de mon père. Épuisé par notre course dans les airs, l’architecte est allé se poser sur la terrasse au-‐dessus de ses appartements. De là, il me fait de grands signes, sans doute pour m’intimer l’ordre de le rejoindre. Pauvre Dédale ! Pauvre petit homme aux rêves étroits ! Je vais pouvoir enfin m’élever, partir à la rencontre du soleil couchant, laisser doucement fondre la cire et m’abîmer au plus profond des eaux. Ariane, mon amour unique m’attend là-‐bas dans son grand palais sous-‐marin. Elle a jeté aux crabes, voici des mois, sa stola d’épouse délaissée. Des débris de tissu orange flottent à présent parmi les coraux, confondus dans le même mouvement de danse. Et c’est entièrement nue que la jeune femme évolue à présent dans d’insondables abysses où son corps scintille comme une perle lactée. Lorsque les 55 mouvements de la nage lui font écarter les cuisses, on voit s’y ouvrir une tendre palourde, au muscle charnu et rosé, à l’enveloppe délicate et nacrée. En suivant le sillon ondoyant que dessinent les deux parties de la coquille, on atteint une minuscule anémone de mer qu’anime une pulsation continue, comme si un second cœur y avait élu résidence. Un peu plus haut encore, nul infime buisson aux boucles blondes, rien de semblable à la mince toison d’or dans laquelle autrefois – cela me paraît si loin à présent – j’ai plongé les lèvres, ivre d’un plaisir inconnu. Sur le ventre parfaitement lisse, la bouche ne rencontre plus désormais qu’un triangle presque impalpable d’écailles souples et dorées. Un cri effroyablement perçant me ramène sur-‐le-‐champ à la réalité. Depuis quelques minutes, ce que j’ai pris d’abord pour un grand aigle, m’accompagne tout en décrivant dans le ciel de larges arabesques. Ce n’est pourtant pas un oiseau, mais une femme, une créature ailée, couverte de plumes. À sa voix suraiguë, je reconnais Ligeia, l’improbable sirène. La voilà qui ouvre à nouveau la bouche, pour lancer un vibrant appel. Sous les lèvres écarlates, des dents soudées forment un rostre d’où jaillit une langue courte et pointue. Cela fait comme deux mandibules entre lesquelles vibre un simple chiffon de chair d’un rouge vif et fulgurant. Les mouvements ondoyants de l’oiseau femelle s’apparentent manifestement à une danse nuptiale. Ligeia tournoie autour de mon corps, me frôle de ses ailes, de ses bras ou encore de ses jambes. Elle décrit un interminable ballet dont chaque figure est censée porter à son comble ses capacités de séduction. Dans l’une de ses poses aguicheuse, elle met en valeur ses seins couvert d’un duvet mousseux aussi doux que celui de l’eider. Dans une autre, la voilà qui laisse flotter dans l’air, au niveau de mon sexe, ses mains emplumées jusqu’aux premières phalanges. Dans une autre encore, elle vole devant moi, sur le dos, un peu comme une nageuse, et écarte lentement les cuisses. Je détourne le regard. Une longue rémige s’échappe du mécanisme mis au point par Dédale, puis une autre, et une autre encore. La colle de mon architecte de père commence enfin à fondre. Je baisse les yeux. Je ne vois guère que l’étendue marine, telle une large plaque unie, d’un bleu lumineux et comme adouci la caresse du soleil couchant. Mais je sais qu’elle est là, qu’elle m’attend, et que la chute va être délicieuse. Dès qui l’a aperçue, émergeant à peine des vagues dans le soleil couchant, Colin a grimpé sur le parapet. Il s’est déshabillé en hâte, jetant ses vêtements autour de lui, puis a plongé 56 dans l’eau glaciale. Évitant par miracle les rochers du remblai, il fend à présent les flots à vive allure. Ses bras exercent sur l’élément liquide une traction formidable. Quant à ses jambes, soudées l’une à l’autre, elles prolongent le mouvement d’ondulation qui parcourt l’ensemble du corps. Les gestes de brasse papillon sont parfaits. Le petit merlu nage désormais comme un vrai marsouin. Les passants qui, surprenant son manège, se sont précipités vers le muret seraient bien incapables de le rattraper. C’est à peine s’ils discernent encore sa silhouette au loin. Colin file en direction de la femme qui, là-‐bas, danse la tête renversée, le corps profondément enfoui dans l’eau. Ses cuisses écartées frôlent la surface des vagues et s’ouvrent à la caresse du soleil. Alors qu’il approche de la nageuse, Colin aperçoit, planant très haut dans le ciel, sous la lumière chaude du crépuscule, ce qu’il prend tout d’abord pour un couple de goélands. À l’instant précis où la néréide l’enlace et le presse contre son sein rond, à l’instant précis où les deux jambes lisses d’Ariane étreignent son corps délicieusement glabre de nageur, il comprend toutefois qu’il ne s’agit pas d’oiseaux mais d’hommes. Du moins pour le plus massif des deux, car l’autre créature volante, plus fine, plus légère, a disparu soudain, en poussant un cri terrifiant, dans la lumière sanglante du couchant. Lourd et maladroit, l’homme volant a amorcé, quant à lui, un rapide mouvement de descente. Bientôt, ce ne sont plus que ses deux jambes qui émergent des vagues, puis une seule, l’autre demeurant sous l’eau, le pied au ras de la surface miroitante des flots. L’ensemble décrit la figure qu’en natation synchronisée on désigne sous le nom banal, somme toute, de « queue de poisson ». Le paon du jour voletait, éperdu, autour de la coupe de cristal. De l’autre côté de la paroi translucide, le jeune papillon venait de faire éclater le cocon desséché de sa chrysalide et commençait à déplier péniblement ses ailes. C’était un apollon du Parnasse, dont les ocelles rouges se découpaient avec une précision extraordinaire sur ses ailes brunes – en un mot, une adorable femelle. À travers le lourd dôme de verre qui l’isolait du monde, la petite voyait se débattre le pauvre mâle, impuissant à la délivrer. À son tour, elle se mit à se démener, à se cogner contre les murs de sa prison. Mais leurs efforts demeuraient vains. Tous deux allaient abandonner la lutte lorsqu’Admètè, la vieille nourrice, vint soulever la coupe, libérant la jolie papillonne qui s’en fut presque aussitôt tournoyer autour de son cher paon du jour. Jouant du bout de leurs antennes et de leurs trompes, ni l’un ni l’autre ne prêtèrent attention au visage noyé de larmes qui s’était 57 penché sur leurs amours. D’ailleurs, par quel miracle auraient-‐ils pu se montrer accessibles aux émotions des hommes ? En se penchant au dessus du parapet, Admètè fit par mégarde tomber le léger calice de cristal. Sans prêter attention à cet incident sans importance, elle contempla une dernière fois le désastre au pied des remparts puis repartit, sans se retourner, pleurant de plus belle. En contrebas, déchiquetés par le martèlement des vagues contre les rochers, deux corps d’hommes, étrangement enlacés, ballottaient au gré des flots. Malgré ses nombreuses blessures, l’un des cadavres, comme atteint de pelade, présentait en tout point de son corps une peau parfaitement lisse. Et les débris de verre, répandus sur son crâne nu, lui faisaient comme un bonnet d’écailles… 58 L’Annonce – Mais qu’est-‐ce que vous avez encore fichu ? hurla Pierre, au comble de la fureur. Sous les épais sourcils de coton blanc, ses yeux gris acier lançaient des éclairs. « Et en plus, ajouta-‐t-‐il, vous me flanquez de la boue partout ! » Gabriel piqua du nez, contemplant ses brodequins usagés. Autour des semelles, deux petites flaques brunes tachaient le tapis, partout ailleurs d’un blanc immaculé… – C’est qu’il fait un temps de chien, en bas ! protesta-‐t-‐il faiblement… Et puis, avec votre penchant pour le minimalisme, comment voulez-‐vous qu’on fasse, nom de Dieu !… – Pas de juron, je vous prie !… N’oubliez pas où vous êtes ! – Ça m’a échappé… Je voulais dire que l’ameublement que vous avez choisi, ces lignes pures, ces moquettes écrues ou ces voilages clairs me paraissent bien peu adaptés à la situation… – Comment cela « peu adapté » ? Le blanc ne conviendrait-‐il plus au paradis ? demanda sèchement Pierre. – Avouez quand même que dans l’entrée, ce n’est pas ce qu’il y a de plus commode. Moi, en tout cas, je trouve ça bigrement salissant ! – Bon, épargnez-‐moi vos critiques, jeune homme. Allez plutôt me sécher vos ailes et vos godillots sur le nuage d’en face. Vous reviendrez après me conter votre histoire. Je vais essayer de faire en sorte que ça ne barde pas trop, là-‐haut. La voix subitement adoucie, le vieil homme ponctua ses propos d’un geste du pouce en direction de l’étage supérieur. Gabriel contempla un instant le plafond de la pièce qui se perdait dans des nuées floconneuses. Puis il haussa les épaules, poussa la porte et alla s’installer en plein soleil, sur un joli petit cumulus bien rond. Il s’ébroua, agita ses longues ailes, puis s’essuya avec soin les semelles sur la ouate blanche qui moutonnait à ses pieds. Il traça ainsi une série de traînées grasses et brunâtres qu’il s’empressa de dissimuler. En grattant à peine sur les bords du nuage, il ramena quelques poignées de matière duveteuse parfaitement immaculée dont il recouvrit avec soin les marques laissées par la boue. Il tassa un peu, donna à l’ensemble un léger mouvement ondoyant puis, d’un air satisfait, contempla son ouvrage : on aurait juré que personne n’avait 59 jamais posé le pied à cet endroit. Il pouvait retourner au paradis et tenter de se justifier devant le vieux portier, un brave homme, mais dont il regrettait qu’on l’ait doté d’un aussi sale caractère. Gabriel tira timidement la sonnette et manœuvra sans plus attendre le lourd vantail. Pierre était à quatre pattes en train de brosser le tapis pour en faire disparaître toute trace suspecte. – Comme tu vois, je répare tes bêtises. Il faut bien, à moins que tu ne veuilles subir le sort de l’ami Lucif’. Ce que tu as fait est presque aussi grave, tu sais ? Si, dans mon rapport, j’ajoute que tu as salopé l’entrée, tu es cuit… Tu imagines ça, accueillir des saints sur un sol maculé de boue ? – Faut pas exagérer ! fit Gabriel. Ce n’étaient que deux petites taches ! Pierre s’était relevé. Du bout de la sandale, il caressa le tapis à l’endroit qu’il venait de nettoyer, afin d’en égaliser les poils. – Bon, fit le vieillard, tu retires tes godasses et tu me donnes ta version des faits. Gabriel s’exécuta. Après avoir déposé ses vieux brodequins à l’entrée, il s’assit sur l’un des coussins mis à la disposition des nouveaux arrivants. Il se racla la gorge et commença son récit. – Comme vous l’aviez demandé, Pierre, je suis descendu là-‐bas, dans la salle d’attente, pour le dernier vol à destination de Nazareth. Il n’y avait parmi les voyageurs que deux femmes… Enfin, je veux dire deux femmes en âge de… L’archange rougit jusqu’aux oreilles. Son compagnon faillit l’interrompre pour lui expliquer qu’il n’y avait pas d’âge pour « cela ». Mais, songeant qu’il avait à faire à l’une de ces naïves créatures ailées, il jugea plus opportun de s’abstenir. « Elles étaient assises toutes deux de chaque côté d’une colonne, poursuivit Gabriel. Celle de gauche était vêtue d’une robe longue, d’un bleu tirant sur le mauve. Elle était très jolie, avec un visage aux lignes pures. Mais elle me parut… comment dire ?… un peu raide… Et puis elle se tenait bras croisés… Bref, elle ne m’inspirait pas. L’autre au contraire, blonde aussi, mais vêtue de rouge… – Putain de putain ! coupa Pierre en se prenant le front dans la main. Ne me dis pas que tu as choisi une fille en rouge ! Enfin, ignores-‐tu que c’est la couleur de la luxure ? Est-‐ce qu’elle était vierge au moins ? 60 – Je… répondit Gabriel fort embarrassé… Mais je n’en sais rien ! Elle était toute souriante et quand je me suis approché, elle a levé les yeux vers moi… Ils brillaient d’une lumière si intense… – Passons… Tu lui as dis la sainte formule : « Réjouis-‐toi, terre non semée, réjouis-‐toi, buisson non consumé » ?… – Non, je n’ai pas osé. Je trouvais cela grandiloquent. Et puis le buisson… Je craignais qu’elle n’y voie une allusion un peu grivoise… – Mais alors qu’as-‐tu dit, malheureux ? – Rien… J’ai créé une rose rouge, exactement de la couleur de sa robe, et je la lui ai offerte… avant de me sauver en courant ! – Eh ben, quand je vais raconter ça à Dieu, ça va être ma fête ! fit Pierre. Enfin, je vais essayer d’arranger le coup. – Alors c’est définitif, docteur ? demanda la jeune femme. Test de grossesse, prise de sang, examens… Tout concorde… Je suis bien enceinte ? – Oui, Madeleine. De trois mois… – Je n’y comprends rien. Elle avait beau compter et recompter. On était à présent en avril. José, son dernier amant, l’avait quittée au mois de décembre. L’échec de cette dernière liaison l’avait tellement affectée qu’elle avait réduit tout contact à ceux qu’impose une vie professionnelle ou sociale modérément remplie : bonjour, bonsoir, comment vont vos enfants ? et votre charmante épouse ?… Basta ! Rien d’autre ne s’était produit, pas même un baiser au cinéma… Ah si ! Il y avait eu ce jeune homme étrange croisé à l’aéroport avant qu’elle parte en mission pour Nazareth (Pennsylvanie). Brun et mince, très beau, le visage presque féminin. Il lui avait offert une rose, et l’avait, c’est vrai, embrassée sur le front. Mais enfin ! on ne tombe pas enceinte à cause d’une rose… Les yeux rivés au sol, Gabriel attendait la sanction. Pierre apparut enfin dans une froufroutante robe d’été. – Va falloir réparer, mon vieux, fit le saint. – Réparer ? Mais comment ? demanda tristement l’ange. – On ne veut pas le savoir. On va envoyer quelqu’un d’autre qui tâchera de mettre la main sur la bonne personne. De ton côté, débrouille-‐toi pour que rien de l’affaire ne s’ébruite. On n’a aucune envie de se voir mettre dans les pattes un second fils de Dieu… 61 Dans un coin du parc, un peu à l’écart, on remarquait à peine la jeune fille, si jolie pourtant dans sa robe rouge, légère. Assise sur un banc, elle contemplait les parterres de roses d’un œil morne. Quand il s’approcha, Gabriel put voir qu’elle pleurait. Ne sachant trop comment agir, il s’assit à côté d’elle et lui prit la main. Elle le contempla, stupéfaite. – C’est arrangé, murmura-‐t-‐il. Je vais reconnaître l’enfant. 62 Le cabinet des muses 63 Bois morts Me voici enfin installé dans l’igloo. Allongé à même le sol, sur un épais tapis berbère, mes provisions d’un mois soigneusement alignées dans le garde-‐manger, je contemple le feu clair qui pétille dans la cheminée. Je me prépare à ouvrir mon vieux cahier d’écolier pour y inscrire la date de ce jour qui déjà s’estompe : 18 décembre 1937. L’igloo ! C’est ma mère qui a baptisé de la sorte le minuscule chalet perdu en pleine forêt, dans lequel je m’isole, été comme hiver, sitôt que la vie citadine me devient insupportable. « Alors, tu t’en retournes à ton igloo ? » m’a-‐t-‐elle demandé un lendemain de réveillon, tandis que je me grattais le cou à l’endroit précis où un nœud papillon trop serré avait laissé son étroite marque rouge. Deux heures plus tard, les skis aux pieds et un sac à dos arrimé aux épaules, je lui adressai par la fenêtre un rapide signe d’adieu. J’ignorais évidemment alors que je ne la reverrais pas vivante. L’igloo ! Sylvie a trouvé d’emblée que le nom convenait parfaitement à la chose, lorsque je l’y conduisis, trois ou quatre ans après la mort de ma mère, pour un bref séjour à la montagne. La neige était tombée en abondance la veille, et les arbres, écrasés par l’épais manteau blanc, avaient été saisis par le gel nocturne dans des postures extravagantes. Par les bois alentours, ce n’étaient que rameaux arrondis sous le poids des flocons, branches déformées en de folles arabesques, toutes gainées d’une couche de glace qui semblait les vitrifier. Le chalet disparaissait sous un dôme immaculé et il me fallut un bon moment pour en dégager l’entrée, n’ayant à ma disposition que la petite pelle de campeur toujours attachée aux lanières de mon havresac. Cette nuit-‐là, lorsqu’une douce chaleur avait envahi l’igloo, Sylvie avait dansé nue devant le feu. Ce fut cependant la seule fois où j’accueillis une femme dans mon domaine. Deux jours ne s’étaient pas écoulés que ma tendre épouse commençait déjà à s’ennuyer. – Qu’allons-‐nous faire jusqu’à ce soir ? demanda-‐t-‐elle en levant à peine le nez au-‐ dessus de son bol de chocolat. – Rien de plus qu’hier, mon ange. Promenade à skis, retour au chalet vers 3 heures de l’après-‐midi, bain rapide et bien chaud, puis travaux d’écriture. Je dois absolument terminer ma Symphonie pour cordes. 64 Elle souffla sur son bol, apparemment pour chasser la membrane qui s’était formée à la surface du lait, mais je compris parfaitement qu’elle entendait par ce biais marquer sa désapprobation à l’égard d’un pareil programme. Cette nuit-‐là, elle ne dansa pas devant le feu. Elle ne laissa pas même percevoir un léger frémissement lorsque je la débarrassai de la gaze légère qui l’enveloppait sous l’épais vêtement d’hiver. Le lendemain matin, je l’aidais à fixer ses skis, l’accompagnais jusqu’à la gare la plus proche et la faisais monter dans un wagon de première. Elle ne devait plus jamais remettre les pieds dans ma retraite alpine… Journal d’Athanasius Pearl. – 18 décembre 1937 Me voici dans l’igloo où je compte prendre mes quartiers d’hiver. Ma première tâche a consisté à allumer un bon feu. Et j’ai eu le plus grand mal à y parvenir. Les bûches débitées à la fin de l’été sont trop humides ; l’amadou que j’ai l’habitude de disposer au centre du foyer peine à les enflammer. Demain, j’irai dans la forêt ramasser du bois mort. * * * Le havresac arrimé sur les épaules, j’ai chaussé mes skis de bon matin, après en avoir tendu avec soin les peaux de phoque qui m’empêcheront de glisser en arrière. Je n’ai pas envie de tomber à la renverse sur ma provision de branchages. À mesure que j’avance, ce que je découvre m’ahurit : durant l’automne, on a redessiné le tracé du chemin qui, depuis des lustres, mène jusqu’au plateau voisin. Les raccourcis que j’ai l’habitude de prendre sont condamnés, barrés par une muraille de rocs et de neige. Tout en m’appliquant à prendre de nouveaux repères, je m’interroge sur la raison de ce changement subit. Faut-‐il y voir un effet de la maladie qui s’est abattue sur la forêt ? Car, au-‐delà de la ceinture verte qui borde l’igloo, les arbres semblent tous avoir été brûlés par le soleil estival. Presque nues, les branches des sapins et des hauts mélèzes ne portent guère que quelques aiguilles desséchées et jaunies. Et ce spectacle de désolation m’intrigue d’autant plus que j’ai parcouru ces mêmes bois en juillet, sans percevoir le moindre signe avant-‐coureur du désastre. 65 Suivant des sentes inconnues que la neige me rend plus étrangères encore, je ramasse les menus rameaux tombés au sol, je les secoue hâtivement, puis après avoir soufflé dessus pour les débarrasser de leurs derniers flocons, je les glisse dans mon sac. J’avoue m’adonner négligemment à la besogne, tant je suis bouleversé par le drame que semble avoir connu la nature environnante. Ma moisson achevée, je me prépare à retourner au chalet quand j’aperçois sur le bord du sentier, fichés dans l’épaisse croûte blanche qui s’est formée autour d’un tronc, deux morceaux de bois mort plantés en croix et attachés l’un à l’autre par une courroie de cuir brun. On dirait un signe de reconnaissance comme on en place en bord de route afin que les promeneurs ne s’égarent point. Je parcours trois cents mètres à peine et, effectivement, je ne tarde pas à retrouver, presque entièrement dissimulé sous les branchages, un assemblage identique au premier. Je discerne également, perdu dans les plis de la lanière, une petite plaque métallique en forme d’écusson ornée d’une silhouette blanche. La lumière violente du soleil, réfractée sur la neige, ne me permet pas d’en identifier le dessin. J’arrache les deux bâtons et me place à contre-‐jour de manière à observer plus commodément l’objet : un ours polaire sur fond bleu. Je ne connais aucun blason de ce type, même s’il me revient vaguement en mémoire que les princes du Danemark arborent le noble plantigrade sur leurs armoiries. Me promettant de la remettre en place dès demain, je décide d’emporter cette mystérieuse croix pour l’étudier plus à loisir dans l’igloo. Je la glisse dans mon sac et rentre sans plus tarder. Suite du journal d’Athanasius Pearl. 19 décembre 1937 Les arbres alentour sont la proie d’une maladie sournoise qui leur a brûlé les branches et parfois le tronc. Je cherchais à mesurer l’ampleur du désastre quand je suis tombé sur un repère dont je peine à expliquer la présence en plein cœur d’une forêt des Alpes : deux bâtons portant un ours blanc sur champ d’azur. La vieille encyclopédie que je laisse dans le chalet à la disposition des hôtes de passage confirme mes lointains souvenirs. L’écu de la couronne danoise présente bien le grand mammifère polaire dans son quart sud-‐ouest. Censé incarner le Groenland, possession de l’actuel souverain, l’animal est néanmoins associé dans ce cas à l’agneau pascal et, surtout, il se trouve entouré des lions qui occupent les trois autres quartiers. Ici au contraire, l’ours est seul et découpe sa haute silhouette sur 66 un ciel sans nuage… Demain, je vais m’employer à suivre le chemin qu’indique cette marque mystérieuse. Mon esprit vagabonde tandis que je contemple les flammes, des flammes ravivées sans la moindre difficulté grâce au bois mort collecté ce matin. Un œil sur le blason inconnu, je songe qu’à la différence de Sylvie, Sedna, elle, aurait aimé partager avec moi cette rêverie silencieuse. Je me souviens de l’avoir suivie un jour à la chasse. J’étais tombé en arrêt devant une femelle jouant avec ses petits. Sans un mot, ma compagne m’avait pris la main et nous étions restés un long moment à contempler ce spectacle – une scène qu’elle avait dû observer, quant à elle, des dizaines de fois. Puis, nous étions rentrés en silence, sans même songer à la proie que nous traquions depuis le matin, certains, en ayant trop tardé, d’avoir laissé le vent recouvrir de neige la piste que nous avions pourtant suivie des heures durant. * * * Un lac ! Au terme d’une course harassante, les croix de bois m’ont conduit jusqu’à une immense étendue gelée dont j’ignorais jusque-‐là l’existence. Sans même consulter la carte d’état major que j’emporte avec moi dans toutes mes excursions solitaires, j’ai du mal à imaginer qu’une telle réserve d’eau puisse exister quelque part dans les Alpes. Je vois la ligne nette du rivage à mes pieds, figé sous une épaisse couche de glace. De chaque côté, les montagnes s’évasent, comme pour laisser place à ce qui m’apparaît comme une véritable mer. Et cela se prolonge jusqu’à l’horizon. Tout le long, sur la droite, s’espacent régulièrement les jalons en forme de « x ». Les arbres de la forêt devenant de plus en plus clairsemés, chaque repère a toutefois été dressé sur un empilement de pierres. L’ensemble fait un peu penser, en réduction, à ce que Sedna nommait les inuksuit, ces bornes sacrées censées agir à la place des êtres humains. Jusqu’où ces maudites croix m’auront-‐elles donc conduit ? J’ai skié pendant à peine cinq heures. Je ne puis m’être éloigné de plus d’une centaine de kilomètres. Or, le paysage paraît presque polaire. La température également d’ailleurs. Mon thermomètre enregistre un bon – 35°. Revigoré par l’exercice, bien au chaud dans mes peaux de renne, je ne souffre pas encore du froid, mais cela ne saurait durer. Je n’ai donc pas le loisir de 67 m’attarder. Je reviendrai demain, muni de mon matériel d’exploration, et je suivrai le chemin des blasons bleus et blancs. Suite du journal d’Athanasius Pearl. 20 décembre 1937 En préparant tout ce qui me sera nécessaire pour bivouaquer sans risque dans les solitudes quasi arctiques que je viens de localiser à quelques heures de l’igloo, je sens le flot des souvenirs lentement me submerger. Je revois ce soir d’été, où dans la lumière indécise du soleil de minuit, l’avion de Knut Haraldsen m’a déposé près de Thulé, à quelques milles du village de K***. Je reprends la marche silencieuse auprès du traîneau dans lequel Attungak, mon guide, a déposé pêle-‐ mêle mon équipement de survie et divers instruments musicologiques – entre autres, un enregistreur à ruban du dernier cri, directement importé des laboratoires Bell à Murray Hill. Fasciné par un peuple dont je viens d’apprendre qu’il ne dispose d’aucun mot pour traduire l’idée de musique, et bien décidé à venir enfin à bout de mon Concerto groenlandais, j’ai entrepris d’analyser les chants inuits, et plus particulièrement cette étrange joute verbale qu’on nomme nipaquhiit. La campagne de chasse et de pêche retient actuellement les hommes loin du village. C’est donc le bon moment. Attungak me conduit jusqu’à la maison des femmes, où je suis admis, à la condition expresse de me tenir dans un coin d’ombre et de ne pas intervenir. Deux exécutantes se font face. Une vieille assise sur une sorte de tabouret – je vois encore son visage hilare, ridé comme une pomme blette, fendu d’un sourire édenté ; tout près d’elle mais debout, sa compagne paraît très jeune – du moins c’est ce que trahit son allure, souple et dansante, car je ne l’aperçois que de dos. L’aïeule commence. Elle fredonne un rythme syncopé, sur une note unique, en s’accompagnant à la quinte sur une sorte de luth à une corde, instrument dont j’apprendrai plus tard qu’on l’appelle kelutviaq. Toutes les deux mesures, elle marque un silence de trois ou quatre temps. Sa partenaire met à profit cette pause pour insérer son propre rythme, frappé tout d’abord sur un tambourin, puis bientôt chanté et orné de savants mélismes. Peu à peu, les voix des deux femmes se mêlent, jusqu’à se confondre. Puis, l’une comme l’autre marquent un temps d’arrêt et l’effet, lorsqu’elles reprennent, n’en est que plus saisissant. Car alors leurs voix font se répondre dans un fugato très serré une série de cris animaux, tandis que se compliquent à l’extrême les rythmes frappés sur les deux instruments. Les rires, les cris et les battements de pieds des 68 spectatrices participent largement à ce déchaînement général. La jeune musicienne s’est rapprochée de l’ancêtre au point que leurs deux visages se touchent. De mon coin d’ombre, je ne discerne pas ce qui se passe, j’ai l’impression qu’elles s’embrassent en chantant. On m’expliquera plus tard qu’en réalité chacune, à cet instant précis, se sert de la cavité buccale de sa partenaire comme d’une caisse de résonance. La dernière note émise en un accord inattendu de quarte et sixte, le plancher de la maison des femmes se met à trembler sous le martellement des pieds. Le public manifeste de la sorte son parfait contentement. Quant à moi, je suis tellement sidéré par le spectacle, que je n’ai pas songé à prendre la moindre note. Par miracle, j’ai eu le réflexe de déclencher mon enregistreur, les matrones m’ayant autorisé à utiliser cet étrange appareil dont Attungak leur a assuré qu’il sert à éloigner le mauvais œil. La jeune chanteuse tape dans la main de l’aïeule comme pour la féliciter, puis elle se tourne vers moi. Je ne sais s’il faut attribuer ma réaction à l’effet produit par la musique ou à la seule beauté de la jeune fille, mais je suis incapable d’esquisser le moindre geste. Dans cette demeure qu’emplissent les ombres, elle m’apparaît comme un météore fabuleux, un être entièrement solaire. Dès cet instant, j’en suis convaincu : je ne puis écrire mon Concerto groenlandais que pour elle. Elle s’assied à mes côtés et me contemple en souriant, à peu près comme elle le ferait, je suppose, devant un cyclope ou une sirène. Puis elle me lance dans ce danois mélodieux qui va me bercer des mois durant : – Tu as aimé le nipi ? – Le nipi ? – Oui, ce que tu as entendu, nos chants, le bruit de nos instruments, et les cris, les battements de pieds… – Je suis resté suspendu à tes lèvres. Oui ! tout cela m’a ému. Elle éclate d’un rire clair : – Moi, je me suis bien amusée. Ninioq est adorable. Sans doute à cet instant surprend-‐elle mon expression interrogative. « Ninioq est le nom de ma grand-‐mère, explique-‐t-‐elle. Moi, je m’appelle Sedna. » Elle hésite un peu avant de poursuivre : « Tu as compris que nous jouions toutes deux comme un couple de nanuit… – un couple d’ours polaires se querellant. Ninioq était la petite femelle et moi, ajouta-‐t-‐elle en bombant un peu le torse, l’énorme mâle… » 69 Si le Concerto que je me suis décidé récemment à réécrire commence par des grincements de cors et de trombones sur un roulement de timbales, c’est pour faire entendre la même dispute des ours. C’est peut-‐être aussi, quand j’y pense aujourd’hui, pour exprimer la douleur sourde d’avoir perdu Sedna. * * * Voici trois jours que je longe la mer intérieure et je n’en vois pas le terme. Je suis le rivage où sont régulièrement plantés les repères de bois mort, arrimés sur leurs entassements de rocaille. Le paysage ne change pas. À ma droite, des montagnes couvertes de neige sans végétation aucune et où, de temps en temps, émerge comme un pic de glace, à ma gauche et droit devant une interminable étendue d’eau gelée. Ici ou là, une vague s’est soudain immobilisée, comme saisie par le froid. Le soleil ne paraît que quelques heures à peine au-‐dessus de la ligne d’horizon. Les ténèbres, l’hiver figent le monde alentour. À part moi, rien ne bouge. Je ne perçois d’autre bruit que ma respiration et le crissement de mes skis sur la neige, une neige dure comme la pierre. Je traverse un domaine que toute vie semble avoir abandonné depuis des siècles. La montagne paraît peu à peu s’affaisser pour livrer accès à ce qui ressemble à une grande plaine blanche. Les bâtons en croix cessent d’épouser les courbes du rivage. Ils suivent la légère déclivité du relief et me conduisent en direction d’une lumière palpitant au loin, dont l’éclat, à mesure que j’approche, se fait de plus en plus vif. J’ajoute à mes lunettes, en la poussant dans la glissière prévue à cet effet, une seconde épaisseur de verre fumé et j’avance, abasourdi. Je sais que les déserts septentrionaux servent actuellement de décor à toute une série d’expériences sur des énergies nouvelles. J’ai lu dans Le Soir, il y a quelques semaines qu’au nord de la Finlande, des savants russes avaient commencé à désintégrer la matière pour produire des rayonnements éblouissants. Mais, ici, nom de Dieu, nous sommes dans les Alpes ! La clarté devient aveuglante. J’avance en évitant de la fixer trop longtemps du regard. Passé un certain point toutefois, comme si je venais de franchir un rideau étincelant, la lumière se fait plus douce, presque supportable. Elle flamboie avec un éclat 70 redoublé dans mon dos et déploie tout autour un anneau de draperies éblouissantes. Mais en face de moi se dresse une construction de forme pyramidale, un bâtiment de verre, chatoyant comme une énorme émeraude. C’est lui qui fait obstacle aux faisceaux les plus violents. Je m’approche de l’édifice, jusqu’à en toucher la paroi. Avec mes moufles de peau de phoque, j’ai du mal à apprécier la nature du matériau utilisé pour l’ériger. Je dénude un instant ma main droite pour poser l’index et le majeur sur la muraille. Une sensation caractéristique de brûlure m’envahit. Je retire immédiatement mes doigts et les enfouit dans l’épaisse fourrure d’où je les ai tirés. Je suis devant une demeure taillée dans la glace, un igloo – un vrai, cette fois-‐ci. Mais haut de cinq ou six mètres et conçu sur le modèle des grands tombeaux égyptiens. J’entrevois à travers les parois une vague forme dorée. J’écarquille les yeux en songeant que la solitude, le désespoir ou la fatigue ont très certainement altéré mes sens. Je dois être devant une construction naturelle. À coup sûr, les mouvements dont je surprends l’existence sont les reflets du phénomène lumineux que j’ai vu se déployer dans le ciel et qui, j’en jurerais, s’apparente à une banale aurore boréale. Rien d’étonnant à cela dans les Alpes ! Pline l’Ancien évoque l’apparition de semblables féeries nocturnes dans la Rome des consuls Cæcilius et Papirius. Bien des siècles plus tard, Gassendi s’est employé à décrire des phénomènes du même genre, tels qu’on a pu les observer en 1621 jusque dans le sud de la France… Pourtant, en contournant l’éminence de glace, je découvre une entrée, à mi-‐hauteur d’homme. Je m’accroupis et pénètre à l’intérieur de la pyramide de glace. Je rampe sur plusieurs dizaines de mètres dans un étroit boyau. Plus j’avance, plus la température s’élève, et bientôt, je me mets à transpirer à grosses gouttes. J’atteins enfin une large salle voutée au milieu de laquelle un bassin posé sur un trépied fait monter un feu clair, alimenté sans doute, par de la graisse de phoque. Ce n’est pourtant pas l’épouvantable odeur du mammifère marin qui se répand dans la pièce, mais une fragrance subtile qui me fait songer au thé liánhua, cette tisane que les Chinois préparent avec les étamines séchées du lotus. La tête me tourne. Il fait une chaleur épouvantable – incompréhensible, compte tenu du froid qui règne à l’extérieur. Je me débarrasse de mon anorak et des deux pull-‐over que j’ai enfilés par-‐dessous. Je fais glisser mes épaisses chausses de peau. Me voilà en chemise amidonnée et en pantalon de ville. Une veste, un nœud papillon, et je serais fin 71 prêt pour faire le baisemain à une dame. Je sens monter en moi un rire de collégien quand, soudain, je perçois un mouvement à l’autre extrémité de la pièce. Un rideau composé d’une multitude de gouttelettes d’émeraude s’agite. Je l’ai confondu de loin avec les parois, mais le voici qui s’entrouvre et cède le passage à une forme féminine. Entièrement dévêtue, l’inconnue semble ne ressentir aucune gêne à se présenter devant moi dans le plus simple appareil. Elle avance d’une démarche souple et dansante. Le cheveu noir, le teint d’ambre profond. Une inuit, assurément. Elle n’est plus qu’à une dizaine de mètres lorsque tout à coup le sol et les murs se mettent à vaciller autour de moi. À cette distance, l’apparition ressemble étonnamment à Sedna. Je m’adosse à la paroi, froide et humide de condensation, le temps de reprendre mes esprits. La femme approche encore et je réalise avec un soupir de soulagement que mes sens m’ont abusé. Elle est de la même taille, de la même corpulence que mon ancienne maîtresse. Ses seins ont exactement la forme dont mes mains se souviennent encore. Elle porte une coiffure identique et, chez elle aussi, les yeux sont deux diamants noirs. Mais ce n’est pas Sedna. Tout au plus une lointaine cousine. La nouvelle venue esquisse une courte révérence avant de joindre les deux mains devant sa poitrine. – Velkommen til mit ydmyge hjem, Udland, lance-‐t-‐elle dans ce danois chantant, si caractéristique, mais qui chez Sedna résonnait pour le moins à la tierce supérieure : « Bienvenue dans mon humble demeure, Étranger ». Je m’incline à mon tour, fléchissant un peu la jambe droite, ainsi que les esquimaux m’ont appris à le faire. – Merci de votre accueil, Madame. Des croix de bois morts ornée d’un ours blanc m’ont conduit jusqu’ici. Je brûle de lui demander ce qu’elle fait dans ce coin perdu, comment elle parvient à s’y approvisionner et surtout par quel miracle son habitation conjugue à ce point le feu et la glace. Mais je songe qu’après tout elle n’est pas la seule à mener une existence solitaire. Moi aussi, je me plais à vivre à l’écart de la société, même si ce que j’ose appeler mon igloo est loin de présenter les merveilles architecturales de ce véritable palais d’hiver. Voilà d’ailleurs mon hôtesse qui, sans me laisser plus des temps, m’entraîne à présent dans une seconde pièce, une salle à manger dont la table, garnie de victuailles, occupe le centre. Elle fait signe de me dévêtir entièrement, puis me présente une 72 aiguière au contenu subtilement parfumé – un soupçon d’eau de fleur d’oranger, me semble-‐t-‐il. Je me lave soigneusement les mains, les sèche dans la serviette tiède qu’on me tend, avant de m’asseoir à même le sol sur l’une des fourrures qui s’étalent au pied de la table. La jeune femme remplit une assiette de semoule, de viandes juteuses et dorées, de légumes multicolores et la pose devant moi. – Je ne ferais pas cela pour tout le monde, mais vous venez de si loin ! confie-‐t-‐elle en saisissant à deux doigts une carafe pour verser un vin épais, presque noir, dans deux longues flûtes de cristal. J’acquiesce, tout en songeant qu’en réalité je n’ai guère parcouru plus de deux cents kilomètres avant de me retrouver dans ce décor des Mille et Une Nuits. Mon hôtesse s’agenouille en face de moi, après avoir disposé les deux verres sur le sol. J’admire le mouvement gracieux de ses reins, le balancement à peine marqué de ses seins pleins et ronds, deux fruits d’ambre dont j’imagine le goût de miel et d’épices. Nous trinquons. – À vous étranger, qui venez si obligeamment me rendre visite ! – À votre santé, Madame. – Appelez-‐moi Ivnale. Je suis l’épouse du grand architecte Van Haeselt. C’est lui qui a conçu cette demeure de glace. Toute l’œuvre de mon défunt époux – mais vous le savez sans aucun doute ! – est conçue à partir des différents états de l’eau. Sa première réalisation a été la célèbre cathédrale de brume. Je dois reconnaître que le nom de Van Haeselt ne me dit rien. Néanmoins les journaux ont parlé, il y a quelque temps, d’une étrange – et inutile – construction, faite de piliers de vapeur que la condensation faisait se rejoindre en une ogive parfaite, à vingt-‐cinq mètres du sol. Je crois même me souvenir que ce bâtiment illusoire a mérité l’attention des gazettes, non point en raison de son édification laquelle doit remonter à bien des années, mais parce qu’une nuit de grand froid, il s’est trouvé saisi par le gel et que les puissantes souffleries installées au pied de chaque colonne l’ont pulvérisé sur les arbres alentour. C’est cet accident qui, sans doute, a inspiré la conception de la présente demeure, l’idée d’associer les prodiges du feu et de la glace – Je me nomme Athanasius Pearl, madame. Je suis ethnomusicologue et compositeur. Peut-‐être avez-‐vous entendu parler de ma Symphonie pour cordes ? Je rougis de mon audace, mais la réponse d’Ivnale me ramène sur-‐le-‐champ à la réalité. 73 – Mon peuple, cher Monsieur, a développé une conception… disons : assez spéciale de ce que vous, vous appelez musique. Le mot que nous utilisons pour l’évoquer : nipi renvoie à l’harmonie du monde. Lorsque je chante – car cela m’arrive ! plaisante-‐t-‐elle en roucoulant – je m’accompagne de tous les bruits de la création. Je ne suis qu’une mélodie – katajjak – tranchant à peine sur le chaos sonore de l’univers, voilà tout. Pour le reste, j’avoue m’intéresser assez peu aux autres formes de musique… Je veux protester, lui expliquer que je suis assez au fait des traditions inuit, mais le vin commence à faire son effet. Je n’ai pas bu une goutte d’alcool depuis plusieurs mois et je sens une douce griserie m’envahir. Ivnale remplit à nouveau mon verre. Je me laisse bercer par ses propos dont je ne saisis plus le fond. Je ne perçois guère qu’une vague mélopée à laquelle répond une musique intérieure, comme surgie de mes rêves, un vrombissement sourd, pareil au bourdonnement continue d’un rhombe. … Je revois l’Airflow Imperial éventrée dans la neige, l’arbre mort autour duquel s’est enroulée la calandre. L’humidité et le froid viennent de me ramener à la conscience. Mon smoking est trempé, je frissonne, mais cela m’est égal. Combien de temps suis-‐je resté ainsi étendu sans connaissance ? Je me relève péniblement et m’approche en titubant de l’automobile. Une branche maîtresse a crevé le pare-‐brise. Elle a soulevé le volant et est venue littéralement clouer Sedna contre le siège du conducteur. Ma compagne a les yeux ouverts, un regard presque enjoué, et sa bouche décrit encore la courbe rieuse qu’elle dessinait en abordant le virage. C’est à peine si un peu de sang perle aux commissures des lèvres. Je retrouve instinctivement un geste que j’avais eu un lendemain de réveillon, mais qui cette fois prend toute sa signification : j’arrache mon nœud papillon et le jette au loin, dans un mouvement de rage et de détresse. – Jeg ønsker at køre slæden hvide knurrer som en bjørn ! Je veux conduire le traîneau blanc qui grogne comme un ours ! avait-‐elle coutume de répéter. Ce soir, j’ai eu la sottise de penser que je pouvais accéder à sa requête. Le Metropolitan Symphonic Orchestra venait de créer mon Concerto groenlandais. J’étais un peu gris – ivre de ce mélange très particulier qui combine le succès et le champagne. Nous rentrions à l’hôtel. Je me suis arrêté sur le bas-‐côté et après être descendu de voiture, j’ai agité, en riant, la clef de contact sous le nez de Sedna. Celle-‐ci, en riant, l’a saisie au vol. Elle s’est glissée à la place 74 du conducteur et nous sommes repartis, très lentement tout d’abord. Elle prenait le temps de se souvenir des rares leçons que je lui avais données dans la propriété des Jeffries. Puis elle a rapidement, trop rapidement pris de l’assurance. Jusqu’au virage, jusqu’à l’arbre dans la neige, jusqu’à la branche dardée vers nous – lance de bois mort pointée vers son cœur. … Suite du journal d’Athanasius Pearl. 24 décembre 1937. Je viens de me réveiller dans l’igloo. Tout habillé, tiré d’un cauchemar horrible au terme duquel j’ai revécu l’accident dans ses moindres détails. Je ne comprends rien de ce qui s’est produit durant les quatre derniers jours. J’ai découvert une véritable mer au milieu des Alpes, une immense étendue d’eau gelée qui n’a rien de commun avec ce qu’on a pour coutume de désigner comme la « mer de glace ». J’ai longé cet océan statufié par le froid et j’ai fini par tomber sur un igloo très différent du mien – une sorte de château polaire. Une femme l’habite, une Inuit, qui se dit l’épouse de l’architecte Van Haeselt. Elle m’a donné à dîner, et puis… J’hésite avant de poursuivre et grignote l’extrémité de mon stylographe en contemplant un instant le feu. Ne vaudrait-‐il pas mieux brûler ce journal et retourner en ville comme si de rien n’était ? Imaginons que ces pages tombent entre les mains de mes chers neveux : Que penseront-‐ils de moi ? Je hausse les épaules et reprends ma narration : Elle m’a donné à dîner et puis elle a dû m’entraîner dans une sorte de chambre où nous avons longuement fait l’amour. Ma mémoire est indécise, mais j’ai encore sur les lèvres le goût doux-‐amer de son sexe – ce sexe qu’elle m’avait laissé impudiquement contempler durant tout le repas. (J’ai oublié de dire qu’elle était nue et qu’elle avait soupé en face de moi, assise à même le sol, en position de bouddha. À mesure que le vin m’embrumait l’esprit, je perdais le fil de la conversation, ou plutôt du monologue de mon vis-‐à-‐vis. Je mobilisais ce qui me restait de lucidité pour laisser libre cours à mes regards. Je voyageais de la sorte sur les contours du coquillage délicieux que je voyais s’ouvrir entre ses cuisses, 75 les petites lèvres aux couleurs de corail largement ouvertes sur le vestibule vulvaire, le clitoris pointant son bourgeon à peine éclos sous un capuchon délicatement ourlé.) Je ferais mieux d’éviter d’entrer trop dans les détails. Je biffe la dernière phrase, puis la raye de larges hachures de façon à la rendre totalement illisible avant de poursuivre : Au matin, je me suis retrouvé seul, au milieu de gros édredons de plume. Le palais de glace était vide de toute présence autre que la mienne. Dans la grande salle à manger, la table avait été débarrassée des reliefs de repas que nous y avions laissés. J’y ai récupéré mes vêtements. Je me préparais à les enfiler lorsque je suis tombé sur l’habituel repère en croix, mais composé de bâtons plus long qu’à l’ordinaire, et assorti d’un message, libellé dans un danois de fantaisie que je tente de traduire ci-‐dessous mot à mot : « Cher Athanasius, « Je dois m’absenter quelques heures et n’ai point le temps de vous faire préparer un petit déjeuner. Mais je suis sûre que votre énorme havresac contient suffisamment de rations de survie pour vous permettre de tenir jusqu’à votre retour au bercail. » « Il est inutile de m’attendre. Je ne coucherai pas là ce soir. Je dois aller chercher quelques amis qui se proposent de passer une semaine entre ces murs. Mais si vous le souhaitez, je serai enchantée de vous retrouver ici dans deux ou trois jours. Et ne me dites pas que c’est le temps qu’il vous faut pour faire la route entre votre chalet et ma modeste demeure ! Si, plutôt que vos skis, vous osez chausser les deux morceaux de bois mort que je dépose à côté de ce billet, il ne vous faudra que quelques minutes pour rejoindre ce que vous appelez votre « igloo » (je vous laisse imaginer mon sourire à l’instant où j’écris ce mot). Cela vous laissera le temps de retoucher votre Concerto groenlandais. « Bien sincèrement vôtre, « Ivnale Van Haeselt Je contemple le papier un peu froissé dont je viens de transcrire la teneur, l’écriture curieusement anguleuse, l’encre d’un bleu vif. Mes yeux vont alternativement de ce message 76 sibyllin à mes skis, que j’ai retrouvés liés en croix, près de la cheminée, le blason bleu à l’ours blanc servant d’attache. Dehors, je l’ai vérifié à l’instant, on a déposé près de la porte, la pointe en haut, deux morceaux de bois mort nettement plus long que ceux qui composent les habituels repères. Ils portent chacun une mince lanière de peau, en guise de fixation. Le même blason bleu et blanc permet d’attacher solidement le bâton à la chaussure. L’ensemble est couvert de neige. Veut-‐on me faire accroire que j’ai accompli le chemin du retour sur ces deux bâtons ? Je me souviens bien de les avoir trouvés à mon réveil, mais évidemment pas de les avoir chaussés. Je ne suis quand même par totalement fou ! Une chose est sûre, la radio que je viens d’allumer confirme que nous sommes bien la veille de Noël. Mon emploi du temps, tel que j’en ai gardé la mémoire, concorde très exactement avec les éléments de réalité dont je dispose. J’ai quitté l’igloo le matin du 21 décembre, je suis arrivé chez Ivnale le 23 au soir et ai passé la nuit près d’elle. Le 24 au matin, je me suis réveillé une première fois là-‐bas, et une seconde fois ici. Certes, j’aurais pu rêver toute l’aventure. Mais m’imagine-‐t-‐on dormant trois jours et trois nuits ? Une dernier détail ajoute à mon trouble : ma vieille encyclopédie confirme bien l’existence d’un Van Haeselt : « Architecte du XIXe siècle, Jean-‐Marie-‐Hector Van Haeselt (1837-‐1877) s’est rendu célèbre par l’édification de divers hôtels particuliers au cœur de Bruxelles. Atteint de folie délirante, il consacra toutefois les dernières années de sa vie à des projets fantaisistes dont l’eau sous toutes ses formes (solides, liquides ou gazeuses) constituait le matériau principal. Interné à l’asile de Koekelberg sur ordre de sa famille, il se suicida le 18 décembre 1877, en se jetant du 5e étage ». Ce n’est pas que je ressente la moindre fatigue, mais je me refuse à repartir sur-‐le-‐champ vers Ivnale, pour arriver chez elle, ainsi qu’elle m’y a convié, « dans deux ou trois jours ». Elle attendra. Il faut que je réfléchisse. Que je comprenne ce qui m’arrive. Quel est ce lieu, ce palais oriental perdu dans les solitudes de l’hiver ? Et que me veut donc la femme qui habite pareille demeure ? Plutôt que de spéculer plus longtemps sur des événements dépourvus de sens, je me range au conseil qu’Ivnale m’a donné. Je vais retoucher ce Concerto groenlandais dont j’ai interdit toute nouvelle exécution depuis la disparition de Sedna. Je tire la partition manuscrite du tiroir où je l’ai dissimulée voici deux ans. D’un trait de plume, je raye : 77 « groenlandais ». Ce que je me prépare à réviser de fond en comble s’intitulera désormais : Concerto inuit. * * * Je suis incapable d’expliquer comment, mais les deux morceaux de bois mort m’ont conduit jusque chez Ivnale. J’ai voulu faire un simple essai. J’ai chaussé mes brodequins de ski, je les ai glissés dans les lanières de cuir fixées aux deux bâtons. La pièce métallique bleue et blanche s’est mise en place dès que j’en ai sollicité le mécanisme. J’ai vérifié mon équilibre et j’ai dévalé la pente en face de l’igloo. Au terme de ma brève descente, je n’étais plus au pied de mon chalet mais devant la demeure des Van Haeselt. À présent, je m’agenouille et pénètre dans la maison de glace. La salle de réception est vide, mais j’entends des bruits du côté de la salle à manger. Je me racle la gorge pour signifier ma présence. Un rire de femme fuse à deux reprises, mais rien d’autre ne se produit. Je fais quelques pas en direction des bruits et j’entends, au milieu de grognements indistincts, la voix d’Ivnale qui me prie d’entrer. Ma nouvelle amie – je n’ose dire encore « ma maîtresse » – trône au milieu de la salle à manger, près d’une table chargée de victuailles et d’où monte une horrible odeur de poisson cru. Nue comme au premier jour de notre rencontre, elle est assise cette fois sur une grande chaise de bois. À quatre pattes, comme faisant office d’accoudoir, deux ours blancs se serrent contre ses cuisses et lui lèchent les genoux. La jeune femme a posé les mains sur leur échine de colosse. Elle enfonce profondément ses doigts dans l’épaisse toison blanche. Je songe soudain à ces statuettes qu’on a retrouvées dans la plus ancienne ville du monde Çatal Huyuk : cette Potnia Theron, fermement assise entre deux félins, maîtresse des animaux que les spécialistes identifient comme une représentation du principe féminin, tel que celui-‐ci pouvait gouverner le monde à l’âge du matriarcat. J’essaie maladroitement de plaisanter : – Vous dressez ces adorables peluches ? Elle sort une cravache d’entre ses cuisses et la pointe en direction de mon menton. 78 – Je me plais à apprivoiser ces grands mâles, effectivement. Elle saisit par la queue deux harengs qui traînent sur la table et les lance à ses pieds. Les deux ours se jettent dessus avec un grognement de plaisir, déglutissent rapidement, puis s’en viennent lécher les pieds d’Ivnale en guise de remerciement. Puis ils remontent en direction des genoux, abordent les cuisses qu’écarte légèrement leur maîtresse pour leur livrer passage. Je détourne les regards, mais je suis presque sûr d’avoir entrevu l’une des deux bêtes passer une langue rose sur le sexe ainsi offert ; presque sûr également d’avoir surpris sur le visage de la jeune femme une expression de plaisir intense. Un haut-‐le-‐cœur m’envahit. Je m’écarte de quelques pas et assiste sans mot dire à cette répugnante dînette, ponctuée par les mêmes manifestations de reconnaissance. Ivnale soupire, gémit à mesure que le déjeuner progresse. Les ours l’observent en roulant des yeux énamourés. On jurerait qu’ils s’appliquent à l’amener le plus lentement possible à la jouissance, comme en fonction de leur appétit. Bientôt la jeune Inuit, concentrée sur le plaisir qui la submerge, ne trouve plus assez d’énergie pour nourrir ses fauves. Elle tourne vers moi un regard implorant. Je comprends qu’elle me supplie de prendre la relève. Tout me répugne dans ce spectacle : l’abandon de la belle Mme Van Haeselt, les relents de poisson cru, l’odeur puissante des deux bêtes. Pourtant je m’approche et, saisissant deux par deux d’énormes filets de flétan, je donne aux ours leur pitance. J’ai bientôt les mains couvertes de sang, de débris de viande blanchâtre. Malgré tout, au lieu d’une épouvantable envie de vomir, je me sens devenir la proie d’un désir irrépressible. Je passe derrière le siège d’Ivnale, je lui prends les seins, les caresse, les triture, comme pour mêler leur chair à celle des poissons qui me colle aux doigts. La jeune femme lève aussitôt vers moi des yeux qui me semblent exprimer une forme de remerciement. Elle plaque ses mains sur les miennes et pousse un long soupir, avant de refermer brusquement les cuisses. Les deux ours, comprenant que la fête est finie laissent monter un long grognement de protestation, mais n’en quittent pas moins presque immédiatement la pièce. – Je crois que nous devrions aller nous laver ! lance mon hôtesse avec un sourire gêné, masquant d’une main son pubis. Je vais vous montrer votre chambre. Elle me conduit dans une pièce que je ne connais pas encore. Sur le sol, des fourrures et des édredons me rappellent la couche dans laquelle je me suis réveillé voici 79 deux ou trois jours. Au fond, une porte de verre sablé donne accès à une douche moderne. – Prenez votre temps, conseille Ivnale de sa voix chantante. Nous dînerons à 20 heures 30 précises. Après la scène que je viens de vivre, je ne ressent évidemment pas le moins du monde les effets de la faim. Je me rue sous la douche, bien décidé à ce que ma toilette dure aussi longtemps que possible. Puisse l’eau me débarrasser des miasmes et autres relents de mort dont je me sens souillé ! À l’heure dite, je me présente dans la salle à manger. Tous les reliefs des précédentes agapes ont disparu. Une légère odeur d’encens flotte dans l’air. La table est dressée, les plats fumants disposés au milieu, et aux extrémités deux couverts, l’un pour moi, l’autre pour la maîtresse des lieux. Celle-‐ci d’ailleurs vient de pénétrer dans la pièce. C’est la première fois que je ne la vois pas nue. Elle porte un caraco de gaze légère et un large pantalon azur et or à peine plus opaque. L’ensemble toutefois ne laisse deviner qu’en partie ses formes, l’orbe des seins, la courbe des hanches, le repli de l’aine – autant de détails qu’elle offrait auparavant sans pudeur aucune à mes regards. Elle s’est noué autour de la tête un ruban bleu d’où descend, jusqu’au milieu du front, un mince pendentif de saphir. D’un geste de la main, elle me désigne l’une des deux places et s’assied à l’autre. Nous commençons à dîner en silence. Puis, au milieu du repas, à l’instant où elle m’invite à garnir pour la seconde fois mon assiette d’une viande juteuse et cuite à cœur, la voilà qui lance de sa voix si musicale et douce : – Je vous dois quelques explications M. Pearl. – Je vous en prie, Ivnale, vous êtes ici chez vous, vous n’avez aucunement à vous justifier... – J’y tiens cependant. Voyez-‐vous... Elle marque une pause, juste le temps de m’adresser l’un de ces sourires dont elle a le secret. « Je ne suis pas que Mme Van Haeselt. J’ai un long passé de chaman. Et mon époux a construit cette résidence à l’écart du monde, précisément pour que je continue à exercer mon... “sacerdoce” – c’est ainsi que vous diriez ? J’acquiesce sans piper mot. 80 « Les forces animales avec lesquelles je suis en contact parfois m’envahissent, en particulier l’anirniq d’une certaine ourse... – L’anirniq ? – Le souffle vital, l’esprit tutélaire, l’âme si vous préférez. C’est l’anirniq de cette bête qui me permet de communiquer avec le cosmos. C’est elle, à ce que j’en ai pu comprendre, qui m’a permis de vous appeler jusqu’à moi. Je la regarde, déconcerté. Je suis doué d’un esprit positif. Si j’éprouve de l’intérêt pour les Inuits et leur folklore, je n’accorde aucune foi à leurs croyances. Je pensais qu’il en allait de même pour la séduisante – et prétendue ! – épouse de Jean-‐Marie-‐Hector Van Haeselt. En femme moderne et pour le moins libre à l’égard des conventions sociales, Ivnale se devait d’afficher – du moins en étais-‐je persuadé – des convictions identiques aux miennes. J’essaie de masquer ma surprise et hoche solennellement la tête. Mon hôtesse sourit. Sans doute n’est-‐elle pas dupe. Elle n’en continue pas moins son exposé sur le chamanisme inuit et, comme lors de notre précédent souper en tête à tête, je me laisse emporter par une douce ivresse. Bientôt, je ne perçois plus, dans les propos de ma jolie sorcière, qu’une agréable mélodie. Alors que je me surprends à rêver aux détails d’une nouvelle nuit d’amour, une phrase résonne brusquement avec une netteté inattendue à mes oreilles : – Ce soir, mon cher Athanasius, vous dormirez seul ! Immédiatement dégrisé, je me lève de table. Je salue, la nuque un peu raide, mon adorable vis-‐à-‐vis. Lui tendant la main, je me prépare à me retirer. Mais Ivnale se lève à son tour, me retient par le bras et, comme pour atténuer ma contrariété, me glisse à l’oreille : – Demain, nous ferons comme la dernière fois. Je vous laisserai retourner chez vous sans pouvoir vous saluer avant le départ. Avez-‐vous un peu avancé dans la révision de votre Concerto groenlandais ?... – Inuit. Cela s’appellera désormais le Concerto inuit. Je dois bien en avoir encore pour une semaine. Je veux tout reprendre, tout ramasser en un seul mouvement. Mais, depuis notre rencontre, il me semble que j’ai tout en tête. Cela ne devrait pas me prendre très longtemps. – C’est parfait, conclut-‐elle. Faites-‐moi la faveur de ne pas revenir ici avant que vous n’ayez terminé. Et alors, de mon côté, je vous promets... 81 Elle rougit curieusement, elle que je pensais totalement délurée. Elle relâche enfin sa pression sur mon bras et esquisse le geste de me congédier du revers de la main : – Allez, maintenant, filez au lit, mon doux musicien ! Une bonne semaine de travail vous attend. J’obtempère. Une fois dans mes appartements, je prends une rapide douche et m’installe sous les fourrures et édredons qui composent le lit. Je ne tarde pas à m’endormir, bizarrement épuisé. … Après un dernier raté, l’avion se pose sur la glace. Knut Haraldsen m’aide à faire glisser la longue caisse drapée de noir qu’Attungak charge aussitôt dans son traîneau. Puis nous partons tous trois en direction de K***. Nous sommes sombres et silencieux, n’échangeant que quelques mots à l’instant de nous relayer pour diriger les chiens, les deux autres courant, la tête basse, de chaque côté du convoi. Enfin le vieux guide me fait signe : nous arrivons. Les premières habitations se dressent à l’horizon, et nous obliquons en direction du jardin des morts. Pour nous faciliter la tâche, on a creusé un trou dans la glace, à peine plus grand que la boîte métallique déposée sur le côté, près d’un petit balai rituel à manche doré. Mais tout le monde est rentré chez soi. Ninioq est morte. Sedna, qui n’avait pas d’autre famille que l’aïeule, a trahi l’esprit du village en partant avec un Européen. Nous serons, Knut, Attungak et moi, les seuls célébrants de cet office des ténèbres. L’Inuit m’aide à faire descendre le cercueil sur les deux morceaux de bois morts qu’il a disposés près du traîneau. Puis nous poussons l’ensemble à proximité du trou. Mes compagnons me font passer quelques branchages pour que je les glisse en dessous. Je place un dernier rameau, puis je mets le feu à l’ensemble Je ne connais pas les chants funèbres d’ici. Sedna ne m’a appris que quelques piseq, ces mélopées dans lesquelles chacun relate les menus événements de l’existence. Knut, visiblement ému, pose sa grosse patte sur mon épaule. Puis la voix aigre et chevrotante d’Attungak monte dans la nuit pour expliquer à la morte qu’elle revivra dans un autre corps. Une longue litanie, dont j’ai du mal à saisir les paroles. J’en perds bientôt le fil et me retranche dans mes souvenirs. C’est à peine si je perçois les inflexions de l’hymne aux morts. Le cercueil n’est plus qu’un amas de tisons d’où monte une épaise fumée, mêlée parfois d’un jet d’escarbilles. Après s’être emparé d’une pelle qu’il a dû trouver 82 dans le traîneau, Knut trompe son chagrin en érigeant tout autour du brasier un muret de glace. Il ne faut pas que le vent disperse les cendres à sa guise. Je devrai attendre qu’elles soient suffisamment refroidies avant d’en glisser une partie dans la boîte de fer et de répandre le reste dans ce que Sedna appelait la « mère des mers », havets moder. Mes deux amis me font un petit signe d’adieu et se dirigent, leur barda sur l’épaule, vers le village. Ils me laissent le traîneau, afin que je puisse me réfugier sous les peaux quand le froid deviendra insupportable. … Ai-‐je somnolé ? Le temps a dû passer sans que je m’en rende compte. Les dernières braises rougeoient à peine. Une jeune ourse s’est approchée de ces pauvres débris. Alternativement, elle lèche la glace à proximité et hurle à la lune. J’essaie de la chasser mais ni mes cris, ni mes gestes ne semblent devoir la perturber. Je me résous à m’approcher et à la repousser à coup de pique quand un étroit arc de lumière fend le ciel nocturne. Puis une longue draperie scintillante se met à flotter dans le firmament, déployant des plis satinés de couleur verte et bleue. Une aurore boréale ! Je souris tristement en songeant que Sedna voyait dans ces flamboiements féeriques une forme de message adressé aux vivants par les morts. … Les cendres sont totalement refroidies à présent. Je saisis le balai à manche doré et remplis la boîte de fer. Je rassemble comme je peux ce qui reste sur le linge qu’Attungak m’a confié à cet effet. Je replie soigneusement le tout et me dirige vers le rivage. Des vaguelettes alanguies baignent les bords gelés. Quelque chose se déchire en moi à l’instant où je dénoue le petit ballot blanc et en verse le contenu dans la mer. Je n’arrive plus à savoir si c’est la douleur qui me fait pleurer ou simplement le froid. Adieu, Sedna, Adieu, ma toute petite… La jeune ourse effrontée m’a suivie. Deux adultes profilent leur silhouette à quelques dizaines de mètres. Le père et la mère sans doute. Je vais passer un sale quart d’heure. … 83 Suite du journal d’Athanasius Pearl. 28 décembre 1937. Ce matin, comme l’autre fois, j’ai connu deux réveils successifs. Un premier dans la demeure d’Ivnale, un second dans l’igloo. Je me suis finalement retrouvé en nage, au terme d’un nouveau cauchemar. J’ai revécu les funérailles de Sedna puis je me suis vu poursuivi par trois ours. J’ai émergé du sommeil à l’instant où le mâle allait me rattraper. Et j’ai retrouvé, sans plus comprendre que la première fois, le décor habituel du chalet. Comment ces déplacements opèrent-‐ils ? J’ai entendu parler d’univers parallèles. Je me souviens vaguement d’avoir lu à ce propos un ouvrage de Gaston de Pawlowski dont le titre à présent m’échappe... Est-‐ce donc là le sens de mon aventure ? Ivnale vivrait dans un autre espace, dans un autre temps, un monde où Jean-‐Marie-‐Hector Van Haeselt ne serait pas plus né en 1837 qu’il serait mort en 1877. Dès lors, y emprunter ne serait-‐ce qu’une branche de mélèze équivaudrait à en violer l’intégrité. Voilà pourquoi les morceaux de bois mort me reconduisent si rapidement devant la maison de glace. Une loi physique les force à rejoindre leur espace originel, à rétablir l’équilibre naturel que j’ai rompu. Quant à comprendre comment je parviens à sortir ces deux bâtons de leur univers propre, c’est une autre affaire ! Je suppose néanmoins qu’il existe un rapport entre le caractère inexplicable de mes retours à l’igloo et le sommeil peuplé de rêves qui les précède. 30 décembre 1937 J’avance dans la révision de mon ouvrage. J’ai supprimé les parties concertantes réservées au piano. Les rôles de solistes seront désormais assurés par deux voix, un baryton-‐basse et une soprano colorature. Je suis à la recherche d’effets de résonances qui rappellent ceux du nipaquhiit… 3 janvier 1937 Je me suis ouvert une bouteille de champagne non point pour célébrer le nouvel an (c’est pourtant à cet usage que je l’avais emportée) mais la mise au clair définitive de mon Concerto inuit. J’ai levé ma flûte dans le vide, à la santé d’un commensal imaginaire, quand j’ai soudain pris conscience que cela ferait bientôt deux ans que Sedna était morte. J’ai jeté 84 la bouteille encore presque pleine contre le grand miroir. Je partirai retrouver Ivnale Van Haeselt demain. Et cette fois, je chausserai sans atermoyer les deux morceaux de bois mort. * * * J’ai soigneusement rangé la partition après l’avoir assortie d’une note exigeant que seule cette version soit désormais exécutée. J’ai hésité quelques minutes, puis j’ai jeté mon journal dans le feu. À quoi bon garder la mémoire de mes interrogations, de mes incertitudes. Le Concerto porte le témoignage des moindres événements qui m’ont marqué. Cela suffit amplement. Tout le reste est silence... Ivnale m’accueille en tenue d’Ève, comme à l’ordinaire, et nous régale d’un véritable festin : mezehs savoureux, tajines de poulet aux pruneaux et aux amandes, kefnés mabroumés et cornes de gazelle, le tout arrosé de vin de Mascara et de thé à la menthe. Nous sommes nus, l’un en face de l’autre, assis sur un épais tapis persan. À l’instant des desserts, mon hôtesse dépose quelques pâtisseries sur ses cuisses jointes puis rejette le cou et les épaules en arrière. Peu à peu, le miel des kefnés dégoutte sur sa peau, suinte entre ses jambes. Je m’approche de ce corps offert, me penche sur lui presque avec timidité, puis soudain m’effondre sur lui et en lèche goulument l’épiderme doré. Ivnale prend d’autres gâteaux, les écrase contre sa poitrine, contre son ventre. Ma langue parcourt la peau satinée à la recherche de la moindre miette. J’aspire les mamelons érigés, contourne l’aréole sombre, redessine de mes lèvres la courbe douce des seins. Je descends jusqu’à l’aine, y ramasse quelques miettes, et sens battre l’artère inguinale sous chacune de mes papilles. Je détourne ma route en direction du mont de Vénus et m’attarde longuement à la toilette du minuscule buisson de soies noires. Je retrouve alors l’émerveillement qui fut le mien lorsque je découvris pour la première fois le corps de Sedna. Lustrés, presque huilés, ces quelques centimètres qui ont résisté à l’épilation sont d’une douceur extrême et raides cependant, presque piquants à l’extrémité de chaque poil. Ici le miel s’est mêlé d’un peu de transpiration, une pointe d’amertume en rehausse le parfum. Je goûte voluptueusement le mélange, débarrasse le pubis des quelques débris de pâtisserie qui s’y sont incrustés – éclats d’amande, épaufrures de pistache, paillette de mie dorée... Puis j’écarte les cuisses de la jeune 85 femme et pars à la découverte de son sexe. De la pointe de la langue, j’aplatis les petites lèvres contre les grandes, puis, soulevant le capuchon du clitoris, je tète le délicat bourgeon tandis que, de ma lèvre inférieure, j’en caresse le frein à peine marqué. Dans tout ce que j’explore, je retrouve des parfums et des formes, des goûts et des textures que je croyais à jamais perdus. C’était bien la même sève qui coulait dans ma bouche lorsque Sedna commençait à gémir sous mes baisers les plus pressants. Je ferme les yeux et, remontant le visage au niveau de celui d’Ivnale, je la pénètre de mon sexe, avec une violence dont je ne me serais jamais cru capable. Une expression me vient à l’esprit sitôt que j’entends son cri : toute l’énergie du désespoir. À mesure que son bassin épouse le rythme que j’impulse, que ses ongles me griffent la poitrine et les épaules, je suis saisi par cette évidence : je ne fais pas seulement l’amour avec la belle Mme Van Haeselt. Cette paroi vaginale qui enserre si étroitement la hampe dure de ma verge, ces nymphes dont la face interne puis externe accompagnent le va et vient du pénis, et cet étrange animal qui vient d’un baiser subreptice caresser le bout de mon gland et comme s’aboucher au méat – tout en Ivnale engendre des sensations dont j’ai éprouvé la pleine force avec Sedna. Mais il y a plus. Car mon corps n’épouse pas seulement celui de deux femmes incroyablement confondues : une quasi inconnue et une maîtresse tendrement aimée. Je m’assimile également à la chair de leurs mères et à celle des mères de leurs mères. Chaque atome de mon être se mêle à ceux de l’assemblée qui m’accueillit – voici, dirait-‐on, une éternité – au spectacle inoubliable du nipaquhiit. À l’instant précis où, cassé en deux par la jouissance, je laisse un liquide chaud et épais se répandre dans les profondeurs veloutées de ma compagne, je deviens le son qui résonne dans la bouche édentée de Ninioq, je deviens Ninioq et toutes les femmes qui l’ont précédée en terre inuit. … Les murs de la pièce se mettent à flotter lentement, telle une étoffe légère dans le vent. Puis tout s’évanouit comme s’il s’agissait d’un mirage. Sous mon corps, plus de trace d’Ivnale. Elle aussi a disparu. Je suis à présent seul. Nu, assis à même la glace, je ne ressens en rien les effets du froid. Je me contemple l’abdomen, les bras, fais jouer les redoutables griffes qui viennent de pousser au bout de mes mains et j’éclate d’un rire 86 énorme, dont les échos, en se répercutant sur la banquise, me feraient presque peur, si je n’en connaissais l’origine. – Un ours mal léché, avait l’habitude de dire ma mère, tu es vraiment un ours mal léché. Oui. Un animal solitaire, perdu dans les solitudes arctiques qui fait onduler les plis de sa fourrure épaisse sous les derniers rayons du soleil. Je sens cependant une présence à mes côtés, celle d’une femelle invisible avec laquelle j’ai envie de lutter dans un nipaquhiit endiablé. Je me dresse de toute ma hauteur sur mes pattes postérieures, et cherche sa forme absente avant d’entonner mon chant. Mais je retombe lourdement, comme ayant perdu toute force. Un ressort s’est rompu en moi, sans que je m’en rendre compte. Le temps a dû passer, des mois, des années dont je n’ai pas pris conscience. Je ne suis à présent qu’un vieux mâle qui va mourir. Et j’entends la voix de l’ourse Sedna – car c’est elle, je reconnaîtrais sa voix entre mille : – Athan mon amour, nous allons enfin être réunis... Sa voix déroule des mélismes gracieux au-‐dessus d’un brouhaha étonnant dans lequel je reconnais le chaos du monde. J’accède enfin au nipi, à cette harmonie étrange dans laquelle chaque être et chaque chose tiennent leur partie. En un point de ce magma sonore, résonnent des échos confus, comme venus de très loin, d’un autre lieu et d’un autre temps. – Voilà donc ce que ton grand-‐oncle appelait son « igloo » ! C’est assez cosy finalement, chante une voix féminine, au timbre chaud de mezzo-‐soprano. – Oui, répond une aigre voix de ténor, c’est pour ce chalet perdu dans les Alpes qu’il a quitté sa femme un soir d’hiver. Il s’était entiché d’une jeune Inuit et était devenu à moitié fou depuis que sa belle s’était tuée dans un accident d’automobile. Il a décidé de vivre ici quelques mois en ermite et nul ne sait ce qu’il est devenu. Il adorait la glisse, et par-‐dessus tout le slalom entre les arbres, mais ce n’est certainement pas ce qui l’a tué. On a retrouvé sa paire de ski près de la cheminée. – Cela se passait quand ? demande la femme. – Un peu avant la seconde guerre, je crois... – Tiens, alors, c’est curieux. Parce que... Tu vois, cet ours sur fond bleu attaché aux deux fixations ? Eh bien, c’est le blason officiel du Groenland. – Cela n’a rien d’étonnant ! 87 – Quand même ! proteste la mezzo-‐soprano. Ces armes n’ont été officiellement reconnues comme telles qu’une bonne cinquantaine d’année après la disparition de ton grand-‐oncle... – Elles devaient être utilisées auparavant par les groupes autonomistes. C’est sa chère Sedna qui le lui aura offert, explique le gentil ténor. – Il était compositeur, c’est cela ? poursuit la petite demoiselle, qui décidément s’intéresse au vieil ours que je suis. – Oui. Et à succès, même. Mais un beau jour, il a interdit qu’on joue sa meilleure œuvre. Un machin groenlandais, je ne me souviens pas très bien... – Le Concerto inuit ? demande la voix féminine. – Non, un truc groenlandais. Je crois même que ça été créé aux États-‐Unis... – Et bien, sa dernière composition aura été ce Concerto inuit alors. Et il ne devait pas en être très content. Regarde la partition que je viens de trouver dans la cheminée, presque entièrement calcinée. Il est impossible de lire autre chose que le titre : Concerto inuit pour soprano colorature, baryton-‐basse et orchestre. – Il n’y a rien à en tirer, lance le jeune homme d’une voix méprisante. Jette-‐moi cette cochonnerie où tu l’as trouvée et aide-‐moi plutôt à faire du feu. On se gèle, ici ! – Laisse-‐moi mener ma petite enquête, bébé ! Un ancêtre disparu dans son igloo, c’est passionnant ! Je distingue au-‐dessus de la mêlée confuse des bruits du monde le frôlement caractéristique de tiroirs qu’on ouvre et qu’on ferme, et bientôt le léger crépitement d’une flamme naissante. – Séverine, au lieu de fouiller parmi ces vieilles paperasses, viens plutôt m’aider à souffler sur le feu. – Tu y arriveras bien tout seul, amour ! J’entends un bruit ténu, comme celui d’un papier qu’on froisse, puis les roucoulades de la mezzo-‐soprano, lisant à voix haute : – « Journal d’Athanasius Pearl. – 18 décembre 1937. Me voici dans l’igloo où je compte prendre mes quartiers d’hiver. ». Il n’est pas allé plus loin, mon cœur. Un peu paresseux le grand tonton. Toutes les autres pages sont blanches. – À mon avis, il a dû arriver ici plein de projets. Mais il n’a pas supporté la solitude, le souvenir de l’accident, le sentiment de culpabilité. Tu sais, ça a dû être horrible pour 88 lui. Tatie Sylvie m’a confié qu’elle savait certaines choses. Selon elle, la maîtresse d’oncle Athan était enceinte au moment de l’accident... Les voix se brouillent. Ou peut-‐être n’ai-‐je pas envie d’entendre la suite. Je m’allonge sur la glace et laisse le grand froid s’emparer de mon large poitrail. J’entends la voix de ma petite ourse qui se fait tendre et rassurante. – Ne t’inquiète pas. Nous allons être bien tous les deux... Je me prépare au dernier voyage quand, soudain, j’aperçois à quelques pas de mon immense corps étendu sur la banquise une petite Inuit, à la fois transie et terrorisée. Elle n’a pas plus de sept ans. Elle devait être au fond d’un kayak, aux pieds de son père, sans doute. Un accident, une attaque de morse ou d’éléphant de mer ? Dieu sait ce qui a pu se produire. Mais la gamine a dû en réchapper de justesse. Elle serre sur son cœur deux débris de bois flotté. Elle a dû les arracher à la carcasse de l’embarcation, cette cage légère sur laquelle on tend les peaux de phoque formant la coque. Je pousse un grognement d’agonie, pour lui faire comprendre que, loin de présenter le moindre danger, je lui offre une chance de survie. J’entends Sedna qui m’encourage : – C’est bien Athan, donne-‐lui ta chaleur. La petite s’approche tandis que je ferme les yeux et fais le mort. Je la sens qui hésite, enfonce sa main minuscule dans mon épaisse fourrure pour la retirer aussitôt. Puis elle marque une pause. Elle doit réfléchir. J’entrouvre les paupières le temps d’un éclair, et je la vois immobile au-‐dessus de moi. D’une main, elle maintient fermement l’un de ses bouts de bois au niveau de mon poitrail, de l’autre elle brandit le bloc translucide qui va lui servir de masse. Il n’est plus besoin de l’observer. Je peux prévoir chacun de ses gestes. Elle va m’ouvrir le ventre, juste sous les côtes et s’enfouir dans mes viscères fumants. Elle pourra de la sorte se maintenir en vie un jour ou deux, le temps qu’on la retrouve. Elle doit toutefois auparavant s’assurer que je ne vais pas me défendre, et m’enfoncer pour ce faire la pointe acérée d’un de ses bâtons dans la région du cœur. Je sens le souffle de l’ourse aimée contre ma nuque. Il me tarde de passer de l’autre côté, de pouvoir enfin la voir, la toucher. Un sentiment de paix absolue s’empare de tout mon être tandis qu’une pique fouille jusqu’au plus profond de mes entrailles. J’entends la voix de Sedna qui entonne la mélopée du nipaquhiit et c’est le battement fou de mon cœur qui l’accompagne. Après un bref silence, un grincement retentit que je ne parviens 89 pas à identifier. Ce sont peut-‐être les hurlements sauvages de ma petite meurtrière. Et voilà que je chante à mon tour comme redoublant les cris de l’enfant arc-‐boutée sur son arme. Puis tout s’affole autour de moi, les rythmes se précipitent, les mélodies décrivent des courbes insensées. Un moment de calme survient, qui prélude au déchaînement. Je me vois dressé sur mes pattes de derrière, hurlant dans la gueule ouverte d’une jeune ourse, au pelage immaculé. Celle-‐ci, par jeu, me donne quelques bourrades, mais je tiens bon. Nos grognements se mêlent, s’épousent, luttent ensemble et s’étreignent tout comme nos deux corps. Et pourtant, alors que déjà la petite Inuit se glisse en moi, je ne suis plus qu’une masse inerte fichée d’un pieu, un peu de chair autour d’un simple morceau de bois flotté – un reste de vie, tout près d’un bout de bois mort. 90 Leister’s Blues I La ville venait d’allumer son frémissement électrique. Un mirage de couleurs, un océan de reflets roses, verts, jaunes, qui dansait sur les murs au rythme des enseignes au néon. Dans la pièce elle-‐même, cependant, pas une lampe qui ne fût éteinte : Leister préférait voir les objets baigner dans la clarté changeante de la rue, lorsqu’il s’échauffait ainsi, peu avant le concert. Car tout semblait alors s’animer. La chambre battait comme un cœur gigantesque, et lui, perdu au beau milieu, se grisait de la pulsation multicolore vibrant au sein de chaque chose. Dans cette demi-‐pénombre, la peau cuivrée du saxophone portait mille soleils à peine éclos, frémissait sous la caresse sûre du musicien. Le son se faisait tendre. Un sourire de femme — un sourire de femme blonde... La fenêtre ouverte laissait le cliquetis de la pluie accompagner la scansion morne du métro-‐nome. Le vrombissement continu des automobiles, la pétarade d’un moteur démarrant au feu, des roues chassant dans un virage trop brusque — rien ne venait interrompre le battement régulier de la grande cité. Avant de s’habiller pour la soirée, Leister avait entrepris de revoir une fois encore un passage de Dundee Blues — une sale envolée de quartes qu’on a toujours tendance à ralentir, même quand on l’a bien dans les doigts. Mais la cascade de notes fut interrompue en son milieu par le timbre aigre de la sonnette. Jack apparut dans l’embrasure de la porte et d’un geste péremptoire de l’index désigna sa montre. — Dépêche-‐toi, vieux ! Clara va râler un max et elle aura raison. Leister enfila son smoking en trente secondes, rangea si rapidement son saxophone dans l’étui qu’il y eut un petit choc, une bosse à peine visible sur le bord du pavillon. Leister n’en eut même pas conscience. S’en fût-‐il rendu compte cependant qu’il n’aurait guère eu le loisir de s’en soucier : ce soir-‐là, il n’était pas question d’être en retard... En bas, le taxi attendait. Le temps de s’engouffrer par la portière demeurée ouverte, il avait déjà démarré. Les buildings filaient de chaque côté des vitres. Leister se demanda 91 un instant quel pour-‐boire Jack avait pu promettre au chauffeur pour que celui-‐ci les conduisît ainsi à tombeau ouvert. Les cahots ballottaient les deux amis l’un contre l’autre. Jack serrait nerveusement sa housse de guitare et Leister se mit à faire de même avec l’étui de son saxophone. Sans doute moins par crainte que l’instrument prît un coup, que pour éviter de répondre à l’interrogation muette de son compagnon, visiblement mort de trac : comment serons-‐nous ce soir ?... Bientôt, pour tromper l’attente, il commença à fredonner un vieux blues. Mais les quelques vers qui en composaient la première strophe, ces quelques vers qu’il avait cent fois chantés, lui sem-‐blèrent soudain impossibles à articuler. On aurait dit que chaque mot restait collé au fond de sa gorge sèche, et qu’il fallait le mâcher longtemps pour le transformer tout au plus en une sorte de toux rauque, à peine audible. Enfin un dernier virage révéla les lumières du Papegai, au bout de l’avenue... Sur la façade du night-‐club, des affiches énormes étalaient le sourire de Clara, le visage de Clara, l’épais moutonnement de sa chevelure, la main, l’œil de Clara... Partout. Et au-‐ dessous cou-‐raient des titres divers censés faire frémir les amateurs de jazz. L’un d’entre eux — ce devait être “Clara Steevens, la voix la plus phénoménale du monde du soul” — émut Leister par son emphase même. Ce n’était qu’un slogan, assez mauvais d’ailleurs, et en tout cas bien éloigné de la vérité. Mais pour lui comme pour ses cinq compères, il représentait une chance à saisir, sans doute la dernière, avant que leur carrière souterraine ne s’achevât en désastre. Comme pour marquer l’événement, l’enseigne au nom de la boîte s’effaçait à demi derrière un néon multicolore qui hurlait “Clara Steevens”. Treize lettres de feu, en perpétuel mouvement. Les spectateurs s’agglutinaient devant les portes, en attendant l’heure de l’ouverture. Quelques-‐uns discu-‐taient déjà avec exaltation. Lâchant leur taxi, Leister et Jack contournèrent la foule pour enfiler l’impasse un peu plus loin à droite, et emprunter l’entrée des artistes. Les escaliers en un éclair, puis la scène. Mel préludait au piano une guimauve informe de son cru. Je ne sais quel Gershwin qui aurait trop écouté Debussy. Un truc cool. De la musique de blanc. Johnny accordait sa contrebasse. Son corps d’obèse épousant chaque courbe, faisait avec l’instrument une seule masse éléphantesque. Steve, qui crachait avec ap-‐plication dans son trombone, accueillit avec un clin d’œil les deux retardataires, tandis que Paul, évi-‐tant pour une fois 92 toute remarque désobligeante, se contentait de plaquer un violent ra de fa sur la caisse claire pour tester la tension des peaux. Un même regard complice courut dans les yeux des six hommes. Il restait à faire un dernier es-‐sai de son, avant que le public ne fît son entrée. Et dès que le sax eût retenti, les cinq autres sentirent monter en eux un frisson de satisfaction. Leister était au meilleur de sa forme. Bientôt, tous les ré-‐glages effectués, ils purent regagner les coulisses et attendre l’heure dite, noués d’angoisse... Un tonnerre d’applaudissement. Clara venait d’apparaître en scène, drapée dans une longue robe lamée argent. Une féerie de métal mauve, sous le feu violet des projecteurs. Un balancement en-‐voûtant de tout le corps jusqu’au micro. Puis le silence jusqu’aux derniers rangs du public, un silence lourd et moite, presqu’aussitôt déchiré par la voix et le premier accord de piano. Une voix sublime-‐ment noire, avec toute sa chaleur africaine, la danse frénétique des cérémonies d’initiation. Une voix qui faisait rouler dans chaque syllabe un torrent de tam-‐tams, d’air brûlant, de mil pilé. On se perdait dans les méandres de cette mélopée étonnamment ancienne, apprise sur les bords de fleuves immé-‐moriaux, si reculés qu’ils devaient être encore ignorés des explorateurs européens. Ce chant, c’était une forêt inextricable, la forêt des premiers jours. Et l’on comprenait, mais trop tard, qu’on ne par-‐viendrait jamais à en trouver la fin. Peut-‐être parce qu’elle logeait précisément au plus profond de l’être, dans la région d’un indicible désir. À l’instant même où Clara entonnait le troisième couplet, quelque chose éclata dans le ventre de Leister. Comme libéré soudain par le barrage qui venait ainsi de s’écrouler, le saxophone parut aussi-‐tôt prendre son essor. Derrière la voix de femme, puis contre elle, et tout autour, l’instrument faisait monter une incantation imprévue, une gerbe d’épis sonores, fermes et sûrs. La chanteuse se retourna, un peu surprise par cette présence soudaine en plein cœur de son chant. Leister demeurait dans l’ombre, noyé dans les ténèbres, au fond de la scène. On ne devinait que le saxophone, dont les courbes dorées et pleines chatoyaient sous les lumières. Bientôt cepen-‐dant, un spot vint plaquer son disque blafard sur le visage du musicien, et Clara eut un sourire à l’adresse de cette mine commotionnée, qu’on aurait dit rassemblée dans un effort prodigieux autour du bec. Comme galvanisée, la mélodie s’envola plus haut encore, pour planer enfin, loin au-‐dessus de la frénésie de l’orchestre. 93 Lei sentait bien néanmoins que la partie lui échappait. Les touches suivaient une impulsion qu’il ne guidait plus, que nul n’aurait pu diriger ni modérer. On aurait juré que l’instrument s’efforçait de ravaler la vedette en titre au rang de second rôle. C’était lui qui jouait, et lui seul. Lei, qui en était ré-‐duit à n’être que son souffle, commençait à redouter la fin du spectacle. Car ce n’était que trop évi-‐dent : Clara allait lui en vouloir. Déjà, on la sentait exaspérée par la concurrence inopinée qui lui était ainsi faite. À intervalles réguliers, sa voix et celle du saxophone se livraient un véritable corps à corps. Un combat de tigresses dans le bourdonnement chaotique de la jungle. Ce soir-‐là, et après un temps d’hésitation, le public, un peu désemparé, applaudit Leister presque autant que Clara. La chanteuse fit néanmoins preuve d’assez de courtoisie pour venir féliciter le musicien après le concert. Elle était réellement superbe, fascinante. C’était à peine si se remarquait le fin réseau de rides que la fatigue avait déposé à l’entour de ses yeux. Lei se troubla quand elle fit — un peu sèchement toutefois — l’éloge de son jeu. Il dut rougir, mais cela ne se vit pas. Cela ne se voyait jamais, d’ailleurs. Peut-‐être parce qu’il était noir. Après le départ de la vedette, les cinq compères se pressèrent autour de Lei pour le complimen-‐ter à leur tour. Puis Mel invita toute la troupe chez une vague maîtresse qui, à ce qu’il affirma, don-‐nait le soir même un cocktail en son honneur. — Whisky et filles à volonté, mecs. Leister fut le seul à ne pas emboîter le pas au pianiste. Il eut un petit signe d’adieu avant de hé-‐ler un taxi. Il préférait rentrer et passer le reste de la nuit en compagnie de son saxophone. Une envie folle de jouer le tenaillait. Le plus beau corps de femme ne lui aurait rien dit qui vaille. Et pas beau-‐coup plus, la perspective de se soûler à mort. II Le contrat prévoyait seulement qu’ils accompagnent Clara durant les quinze jours où elle reste-‐rait à l’affiche du Papegai. Mais au bout d’une semaine à peine, l’impresario de la chanteuse proposa au sextet un engagement pour la prochaine tournée de sa protégée. Que s’était-‐il passé exactement ? Était-‐ce le succès remporté au night-‐club qui était à l’origine d’une telle décision, ou plutôt un simple caprice de la vedette ? Il était 94 évident qu’en quelques jours, l’attitude de Clara envers Lei avait consi-‐dérablement évolué. La jalousie avait cédé la place à l’admiration, puis, plus simplement, à quelque chose qui s’apparentait à du bien-‐être, rien de plus que le plaisir de jouer ensemble, peut-‐être. Comme vaincu par cette trêve, le saxophone lui-‐même s’était calmé. Sans se réduire tout à fait à un rôle de second plan, il semblait avoir renoncé au climat de compétition qu’il avait instauré dès les premières minutes de la rencontre. Et les deux derniers soirs, Leister et Clara avaient quitté la boîte ensemble. Quoi qu’il en soit, lorsque la proposition leur fut lancée, les cinq autres échangèrent un sourire entendu. Pour eux, loin de tenir du miracle, les raisons de ce nouvel engagement étaient parfaitement claires. Il n’y avait pas lieu de s’en plaindre d’ailleurs. Et sur tous les plans. Car, outre l’avantage immédiat qu’ils retiraient de la situation, tous devaient considérer qu’une présence féminine ne pou-‐vait que faire le plus grand bien à Lei. Cela lui permettrait peut-‐être d’échapper enfin à l’emprise qu’exerçait sa mère sur lui. Non que M’ma Stooge fût réellement tyrannique. Elle était trop présente, voilà tout, et pas seulement dans la vie de son fils, mais aussi dans celle de l’orchestre... Cette fois encore, le saxophoniste dut rougir... Comment aurait-‐il pu expliquer cependant qu’il ne s’était rien passé entre lui et Clara, que s’il lui avait fait à deux reprises un brin de conduite, ç’avait été pour l’abandonner devant un porche d’hôtel, et filer au plus vite chez lui pour travailler ? Oui, travailler, travailler encore. Et surtout s’efforcer de comprendre d’où provenait l’étrange vélocité dont il pouvait désormais faire preuve sur son instrument... Après... Après, ce fut le défilé des salles de concert, à travers tout le pays. Selon les hasards de la programmation et les nécessités du voyage, les étapes dans des coins perdus alternaient avec les scènes des établissements les plus prestigieux. À chaque fois pourtant, c’était pour la même fête de la voix et du saxophone, unis jusque dans le délire. Puis le crépitement des applaudissements, le noir subit sur la scène, et la soirée qui se poursuivait à l’hôtel, jusque tard dans la nuit, autour des joints et du whisky. Une nuit où l’ivresse les avait gagnés plus que d’habitude, Lei suivit Clara jusque dans sa chambre. La porte affichait le numéro trente-‐sept. Curieusement, ce détail était à peu près le seul qui, par la suite, devait lui rester en tête. Pour le reste, tout se confondait dans les vagues successives d’un rêve. Le chemin qui menait du seuil de la chambre au lit lui parut bordé d’une haie d’honneur où se pressaient des dizaines de saxophones. Un 95 chant montait de chaque côté, prodigieusement amplifié par le nombre, comme une forêt sonore qui se fût déchirée à chaque pas. L’obscurité fondit soudain sur ce monde éclatant et cuivré, pour plaquer dans chaque recoin de la pièce un silence lourd de pro-‐messes. Promesses de tam-‐tams, de cœurs battants, de halètements. Des lèvres violettes se soudèrent à d’autres lèvres violettes, et deux corps tendus roulèrent dans les champs de coton frais et parfumés qui recouvraient le lit. Au matin, la haie de saxophones s’était évanouie, et Lei, la bouche pâteuse, constata avec dé-‐sarroi qu’un autre souffle flottait près du sien. Dans la brume indécise de la première cigarette, il crut discerner le visage de M’ma Stooge qui le contemplait en souriant... Le soir, au concert, pour la première fois depuis des mois, au beau milieu de Dundee Blues, l’anche du sax, se collant contre le bec, refusa le baiser du musicien. Un couac épouvantable, ampli-‐fié aux dimensions d’un hurlement sinistre, fusa à travers toute la salle. Clara ne se retourna pas. S’attendait-‐elle à un incident de ce genre ? Se pouvait-‐il qu’elle n’ait rien remarqué, que le public tout entier n’ait rien entendu ? Comment savoir ? Bientôt cependant, tout se précipita. On était, Dieu merci ! à quelques minutes de la fin. Lei luttait désespérément avec l’instrument. Mais celui-‐ci se cabrait sous chaque caresse, les touches semblaient bien décidées à n’en faire qu’à leur tête. Le bec grinçait horriblement. L’espace d’une se-‐conde, sous l’effet de la lumière, Leister le vit assez distinctement se tordre comme dans une sorte de ricanement cynique, avant d’émettre un de ces cris douloureux qui semblaient issus du tréfonds de la mort. Ce soir-‐là les applaudissements, moins fournis, traduisirent l’expectative dans laquelle demeu-‐rait le public, décontenancé par un final dont chacun se demandait s’il était un ratage complet ou le fruit d’effets de style particulièrement appuyés. Clara, elle, ne fut nullement dupe. Elle tenta de réconforter Lei, de lui trouver des excuses. Un mauvais jour, cela pouvait arriver à tout le monde, d’autant que la fatigue de la tournée commençait à se faire sentir chez chacun d’entre eux. Eût-‐elle avancé néanmoins des arguments plus convaincants qu’elle ne serait pas venue à bout de la mauvaise humeur du saxophoniste. L’amour, cette nuit-‐là, ce fut dans le silence, dans le noir. Deux bêtes tapies dans l’ombre, prêtes à s’entre-‐tuer. De soir en soir, les concerts suivants furent chaque fois plus décevants. Les musiciens finirent bientôt par ne devoir qu’à la renommée de Clara de n’être pas chassés de la scène par les huées du public. Alors, l’impresario reparut. Baissant le nez — sans doute 96 craignait-‐il de s’attirer les foudres de la chanteuse —, il annonça que le contrat touchait à sa fin et qu’il ne serait pas renouvelé. La ché-‐rie devait changer radicalement de style, partant, d’accompagnateurs. Il n’y eut pas un mot parmi les musiciens. Clara, écroulée dans un fauteuil, ne trouva, elle non plus, rien à dire. Elle devait sentir venir le coup depuis plusieurs jours, et s’était vraisemblablement fait une raison. Une semaine plus tard, les six hommes regagnaient en train leurs logis. La bonne vieille ville de F... les accueillit, sous la pluie, plus sinistre encore qu’à l’ordinaire. Les boîtes minables rouvrirent leurs portes devant eux. Jack se remit en contact avec deux dealers de ses amis. Paul se fit un devoir de se soûler consciencieusement entre deux répétitions. Et les autres... Les autres — mais est-‐ce bien la peine d’en parler... L’indisposition de Lei cependant avait disparu. Le saxophone sonnait à nouveau clair. L’entente cordiale avait repris entre lui et son maître. Au point même que les doigts noirs de l’un ne quittaient plus les touches nacrées de l’autre. Pourtant les nuits de F... s’échevelaient lugubrement. Clara n’avait pas reparu depuis trois mois. Leister avait quasiment perdu le sommeil. Tout au plus parvenait-‐il à s’assoupir à l’aube et à somnoler durant les premières heures du jour — souvent pour se réveiller, lové dans un fauteuil, le saxophone serré contre la poitrine. Parfois encore, il terminait la nuit avec Paul. Les bouteilles enta-‐maient une danse de Saint-‐Guy effrénée et les lueurs fades de l’aurore voyaient s’écrouler les deux compères l’un contre l’autre, terrassés par le même hoquet. Clara revint par un après-‐midi d’automne. Lei qui était sorti avec Paul la veille, n’avait pas en-‐core dessoûlé, de sorte qu’elle eut un mouvement de recul quand il lui ouvrit la porte. — ’jour... ça marche ton nouveau spectacle ? moi ç’va. Boulot, sax tout’ la journée... Cool, cool... j’suis bien mieux... Il titubait sous l’alcool, le manque de sommeil, le hasch qu’il s’était envoyé durant la nuit, mais peut-‐être encore l’émotion. Ce sourire crispé, comme figé sur ces lèvres de petite conne, l’agaçait. Elle devait avoir peur, c’était sûr. Peur, oui, et pitié aussi, ça allait de soi. Mais sa pitié, elle pouvait se la coller au train, cette foutue garce. Car il n’avait rien, lui, d’un truc monté de toutes pièces, d’un ready-‐made de music-‐hall. Il crevait la dalle, oui. Crachait ses poumons dans un sax tous les soirs, oui. Mais tous les soirs, c’était aussi son 97 cœur qu’il dégueulait dans des trous infects, des égouts nauséabonds, remplis de putes et de pédés. De sorte que c’était là qu’il fallait aller la chercher, sa musique, dans la merde. Parce que c’était de la musique, précisément. Autre chose que ce ronron visqueux destiné aux petits bourgeois qui se pressent du cul aux concerts de jââââzzz... — Lei, pourquoi ne me réponds-‐tu pas ? Et puis, elle était devenue laide. En si peu de temps. Une grosse négresse fanée. Elle s’était mise à ressembler à M’ma Stooge. Elle pouvait porter des diams et de la soie. Dessous, et à l’intérieur surtout, elle était grasse et flasque. C’en était ridicule de la voir toujours tendre plus haut ses lèvres sirupeuses, sans cesse prêtes à vomir ce blues de pacotille qui ne signifiait plus rien... — Lei ! Lei ! Parle-‐moi ! Quand il revint à lui, Clara avait disparu. Il ne restait d’elle qu’un parfum entêtant, et une forme en creux, vague et frêle, dont le dessus de lit avait conservé les contours. Dehors, un rayon de soleil caressait la rue. Quelque chose paraissait avoir changé dans l’atmosphère, une touche un peu moins sinistre qu’à l’ordinaire peut-‐être. Sur la table de chevet, quelques mots griffonnés à la hâte sur une page d’agenda... Clara y parlait d’un avion qui l’attendait, un avion pour L..., et de deux ou trois autres choses qui prenaient peu à peu, malgré les ratures venant régulièrement interrompre le fil de la pensée, l’allure d’incertaines promesses («...un jour où le ciel sera plus calme...», «...peut-‐ être, nous reverrons-‐nous...») Leister savait qu’un autre avion partait pour L... dans la soirée, et qu’il faisait assurément plus beau encore là-‐bas. Il y avait tout compte fait pas mal de chances qu’il parvienne à retrouver sa place de critique musical au Creak Observer, sa place d’avant le sextet, d’avant cette passion déraisonnable pour le sax. Il suffisait de prendre un vêtement léger et de sauter dans un taxi. Il claqua brutalement la porte et s’enfuit. Sans voir derrière lui le serpent doré étendu sur le velours cramoisi de l’étui béant. Sans voir le saxophone, et la petite blessure à la base du cou, juste derrière une clef. La petite blessure d’où le sang, déjà, commençait à jaillir... 98 La Violoncelliste Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours nourri une affection particulière pour les violoncellistes. Je veux dire : pour les femmes qui jouent du violoncelle. Pareille fascination doit vraisemblablement remonter à ma prime enfance. Je n’en ai qu’une mémoire confuse, mais il me semble bien qu’elle date du premier concert auquel ma mère m’a entraîné. Je devais avoir quatre ou cinq ans, et ce fut aux lumières, puis à la nuit brutale qui s’abattit sur la salle que je dois cette impression si profondément ancrée en moi. Tendant le cou, je tournai la tête en tout sens comme pour sonder les ténèbres, à la recherche de la moindre lueur, quand soudain une clarté violente inonda le plateau. L’orchestre entra sous les applaudissements du public, bientôt suivi du chef et enfin de la soliste : une grande dame blonde, dont la robe noire largement décolletée éveilla en moi un trouble inconnu. On nous avait placés au premier rang, et pour mieux voir j’étais resté debout, collé à la scène, le nez dépassant à peine des planches auxquelles je m’étais agrippé. Bien qu’éblouie par les projecteurs et les flashes des journalistes, la soliste s’était penchée vers moi. Maintenant d’un bras son instrument et, tout à la fois, son archet, elle m’avait d’un geste furtif passé la main dans les cheveux. L’espace d’une seconde j’entrevis, par l’échancrure de sa robe, la forme pleine d’un sein et le corail rouge vif d’un mamelon. Est-‐ce cette vision fugitive qui m’inspira une passion déraisonnable pour le violoncelle ? Ou est-‐ce un peu plus tard, lorsque la musique remplit la salle de concert, lorsque s’éleva le chant de l’instrument que tout commença ? Je ne saurais le dire. Je ne conserve guère qu’une image de tout ce qui put se produire ensuite : celle d’un pied emprisonné dans une chaussure à haut talon, un pied qu’on sentait contenu par une volonté ferme, mais qui, de temps en temps se libérait de toute autorité supérieure pour se laisser aller à marquer la mesure, comme en un étrange abandon. Je n’ai plus aucun souvenir des œuvres qu’on interpréta ce soir-‐là. J’ignore jusqu’au nom de la virtuose. Je sais simplement que, depuis lors, j’imposai à ma mère de m’accompagner au concert, jusqu’à ce que je fusse en âge de m’y rendre seul, et ceci, du 99 moins dans mes vertes années, en nourrissant l’espoir secret d’y réentendre la longue dame blonde. I Vous vous en doutez, bien sûr, lorsqu’il fut question d’apprendre à jouer d’un instrument, mon choix se porta sur le violoncelle. Je travaillai d’arrache-‐pied de retour de l’école puis, par la suite, en revenant du lycée. Chaque soir de la sorte, le petit appartement que nous occupions, ma mère et moi, résonnait de gammes et d’arpèges, de trilles et de doubles cordes. Néanmoins, après avoir salué mes efforts et loué mes dons musicaux, mon professeur – une jolie brune dont j’étais tombé immédiatement amoureux – dut reconnaître, au bout d’à peine quatre ans, que j’avais atteint mes limites. Jamais je ne serai l’artiste dont elle avait rêvé. Je continuai malgré tout à suivre ses cours, à dévorer des yeux mes camarades – les filles évidemment –, du moins lorsqu’une après-‐midi d’école buissonnière me permettait d’arriver avant l’heure. Gamines maigrichonnes ou adolescentes aux rondeurs naissantes, je me plaisais à observer leurs jambes, cette façon si spéciale qu’elles avaient d’enserrer l’instrument entre leurs cuisses comme s’il se fût agi d’un partenaire amoureux. Mais avec plus d’avidité encore, c’étaient leurs pieds que je fixais, des pieds de toute forme, dans des chaussures de toute espèce. Il suffisait qu’il soit fin et légèrement cambré, habillé d’une stricte chaussure noire à talon, qu’il se mette soudain à marquer le tempo pour que l’émotion me submerge, et qu’il me faille non seulement détourner le regard, mais encore, lors de mes crises les plus aiguës, battre en retraite sur le balcon. Alors seulement je me calmais. Je prenais une large bouffée d’air, puis, comme pour me donner une contenance, j’allumais une cigarette. Mlle Ingres – ainsi se nommait notre professeur – surprit-‐elle cet innocent manège ? Toujours est-‐il qu’elle y opposa une réaction inattendue. Je devais avoir dix-‐huit ou dix-‐ neuf ans lorsqu’après avoir renvoyé chez elle une de ses élèves avec une montagne d’exercices, elle me prit les mains, les contempla un instant, avant de pousser un long soupir : – Tu ne joueras jamais aussi bien qu’elle, Nathanaël. – J’en ai conscience, Mademoiselle. Je n’ai en rien l’étoffe d’un virtuose. – Interprète-‐moi de ton mieux, s’il te plaît, le Capriccio de Kotynia… 100 Je la regardai, un peu étonné. J’allai chercher la partition, la posai sur le pupitre. Puis j’empoignais le manche de mon violoncelle d’une main, l’archet de l’autre et, après avoir pris une profonde inspiration, j’attaquais l’interminable série des doubles croches. À la quatrième mesure, Mlle Ingres se leva et vint se placer juste devant la fenêtre. Là, dans la pleine lumière de cette après-‐midi d’été, elle se mit à danser au rythme de la musique. Je jouais avec une précision et une justesse impeccables, respectant avec application le moindre changement de tempo, la nuance la plus subtile. Pourtant ! Que l’ensemble paraissait mécanique, dépourvu de tout soupçon d’âme !… Au vivace, alors que j’abordais la séquence des triolets, je vis avec stupeur mon professeur dégrafer son chemisier, puis le jeter négligemment sur une chaise – j’en aimais l’étoffe légère qui laissait tout deviner de ses formes, (elle soulignait la courbe pleine de ses seins et faisait par transparence violemment contraster la teinte sombre des mamelons). À la première reprise, elle fit glisser sa jupe. Tout en se masquant le buste du bras droit, elle offrit alors à mes regards des jambes longues et dorées, baignées par la clarté chaude du jour déclinant. La naissance des cuisses se trouvait soulignée par un triangle de dentelle blanche, comme une ombre inverse, jetée à la hâte sur un sexe que je devinais palpitant. Je bénis le compositeur d’avoir indiqué, à cet endroit précis de la partition, un retour au « tempo primo » car je n’aurais jamais pu maintenir le rythme. Après avoir fait glisser le dernier voile qui lui masquait à peine l’extrême frontière du pubis, Mlle Ingres s’approcha de moi et m’invita du geste de la main à ralentir progressivement la cadence. Elle s’empara alors de l’archet et, laissant ma main gauche courir sur la touche, elle se mit à caresser les cordes avec une ferveur inouïe, celle-‐là même que je m’épuisais depuis des années à mettre dans chacun de mes gestes, sans jamais y parvenir tout à fait. Puis elle m’enjamba, cala le violoncelle entre ses cuisses, en saisit à pleine main la volute pour poursuivre sans heurts l’exécution du morceau. C’étaient ses doigts, à présent, qui couraient sur le manche. Un auditeur qu’on eût placé dans une salle voisine n’eût guère remarqué la substitution qui venait ainsi de s’opérer en deux temps qu’à l’amélioration progressive de l’interprétation, à l’intelligence subite des coups d’archets tout d’abord, à l’intensité des phrasés, à l’expressivité du vibrato ensuite. Le corps entier de la jeune femme me communiquait les ondes chaudes de la musique. Il ne faisait pas écran entre moi et le violoncelle. Bien au contraire, il agissait comme cette pièce secrète et mystérieuse, ce mince cylindre d’épicéa placé à l’intérieur de la caisse que l’on nomme 101 l’âme du violoncelle. Par toutes ses fibres nerveuses, Mlle Ingres me transmettait les moindres ondoiements du son. J’entrouvris ma chemise et me collais presque religieusement contre la peau ambrée de la musicienne. Le grain en était d’une finesse telle qu’en y posant les lèvres j’eu peur, un instant, de la blesser. Ce n’est qu’à l’instant du fortissimo final que j’osais plaquer les mains sur la poitrine ronde et ferme, avant de les glisser rapidement entre les cuisses et de poser un doigt sur le sexe largement épanoui, légèrement humide. L’accord final résonnait déjà quand, au comble de l’émotion, je soulevai le capuchon délicat du clitoris. Je fis ce jour-‐là l’amour pour la première fois. D’un mouvement sûr et précis, Mlle Ingres posa le violoncelle sur la tranche et m’entraîna dans sa chambre. J’étais terrorisé à l’idée de ne pas savoir m’y prendre, mais ma partenaire était une pédagogue née, tant au regard de la pratique musicale qu’en ce qui concerne les expériences amoureuses. Une fois calmé les derniers remous de l’orgasme, elle alluma une cigarette, me la passa après en avoir tiré une longue bouffée et murmura lentement, en détachant bizarrement chaque syllabe : – Je ne peux plus rien d’autre pour toi, Nathanaël. Il va falloir que tu trouves ta voie. Il est désormais inutile que tu reviennes. Elle me prit la main, la pressa un instant dans la sienne, en embrassa la paume avant de la relâcher, comme pour me signifier mon congé. Je crois que je pleurai en refermant l’étui de mon violoncelle – étui que, de ce jour, je n’ai plus jamais rouvert. II J’ai mené depuis lors la vie grise et maussade des critiques. Après de rapides études en musicologie, je m’en suis allé grossir les rangs que forment ces personnages aigris et chagrins auxquels le souffle de la beauté un soir s’est refusé. C’est ainsi que je me retrouvai à Amsterdam l’an dernier, pour le premier concert de Loriane Van der Graf. Pour ne pas démériter de l’espèce morne des censeurs, j’étais bien décidé à assassiner une virtuose dont le monde entier chantait les louanges quoique rares fussent ceux qui avaient eu le privilège de l’entendre jouer. Aussi me préparais-‐je à tremper une fois de plus ma plume dans l’acide, persuadé que j’étais de devoir clouer au pilori une artiste dont la réputation me paraissait outrageusement exagérée. « Une notoriété usurpée » : j’avais déjà le titre de mon article. Un doute pourtant me tenaillait. Serais-‐je capable d’éreinter une violoncelliste ? En trente ans de carrière, je m’étais arrangé pour échapper à ce genre de situation. J’avais 102 entretenu une réputation de critique d’opéra. Il m’arrivait souvent de commenter l’exécution de telle œuvre symphonique voire électro-‐acoustique. Mais je me défilais sitôt que la Vie musicale me demandait un papier sur la moindre formation à cordes, dès l’instant où celle-‐ci risquait de m’imposer le spectacle d’un pied – un pied plaqué fermement contre sol à proximité d’une pique de violoncelle, mais soudain emporté par la pulsation d’un vivace ou la mélancolie d’un lento. Si je courais les salles où se produisaient les plus talentueuses des violoncellistes, ce n’était que pour mon plaisir. Je me refusais à écrire le plus petit article sur la moins douée d’entre elles. Car je ne le savais que trop : ma fascination était restée intacte. Vingt ans plus tôt, j’avais passé une nuit entière ou presque à pleurer après un récital de Sharon Robinson. La virtuose avait créé de façon particulièrement émouvante l’Adagio d’Arvo Pärt, et soudain son pied, basculant sur de hauts talons, s’était mis à marquer le rythme. De même, et voici quelques mois à peine, Christine Walewska m’avait profondément touché lors de son passage à Paris. Je l’avais connue toute jeune, dans les années 1970, alors qu’elle se produisait en concert à Prague. Mais, à présent, elle n’avait plus grand-‐chose à voir avec la jeune prodige, dont j’aimais les allures de petite fille sage et les longues boucles brunes toutes à rebondir, tels des ressorts, sur ses épaules fraîches et nues. Sous la couche épaisse des fards et le casque lourd d’une masse de cheveux permanentés, elle ressemblait plutôt à l’une de ces grosses bourgeoises flamandes que vantent les publicités pour la bière. Et pourtant ! Lorsque, du bout des orteils, elle s’était laissée imperceptiblement prendre par la musique, quelque chose en moi, c’est vrai, avait chaviré. Mon amour déraisonnable pour les violoncellistes, pour ces pieds qu’une force subite libérait de tout autre entrave que la musique, ne s’était donc nullement estompé. J’aimais à me persuader néanmoins qu’avec Loriane Van der Graf il en irait autrement. La jeune femme me paraissait à ce point protégée par les divinités qui nous gouvernent – je veux parler des médias – que c’en était presque répugnant. Elle ne s’était encore jamais donnée en public. D’aucuns toutefois prétendaient l’avoir entendue dans telle ou telle soirée privée et c’était sur leurs seuls témoignages qu’on l’avait élue déesse du violoncelle. Pas un critique qui ne savourât à l’avance la sortie de son premier disque, annoncée à grand renfort de publicité, mais dont nul extrait n’avait encore été diffusé. Pas un de ces prétendus censeurs qui n’ait affirmé dans les colonnes de son journal ou de sa revue que, pour un empire, il ne manquerait pas le « concert du siècle ». 103 La jeune soliste était l’arrière-‐petite-‐fille de Joszef Van der Graf, lequel avait figuré parmi les plus capricieux violoncellistes de tous les temps. L’homme s’était imposé au sortir de la Première Guerre mondiale comme un virtuose hors pair. Nombre de compositeurs avaient écrit pour lui et il s’était produit sur les meilleures scènes du monde. Grand coureur de jupons, il avait parallèlement multiplié les scandales, jusqu’au jour où, brusquement, il avait renoncé à toute vie publique. « La musique m’inflige de telles souffrances », avait-‐il alors confié au seul journaliste qui fût parvenu à l’approcher. Abandonnant sa fortune à sa femme et à ses deux fils, il s’était retiré près de dix ans dans l’abbaye d’Acey, au fin fond du Jura. C’est l’invasion de la Pologne par les armées du IIIe Reich qui l’avait fait sortir de sa retraite. Tout Néerlandais qu’il fût, il avait épousé une jolie juive cracovienne – soit dit au passage, une pianiste d’excellent niveau. Aussi prit-‐il immédiatement fait et cause pour un pays qu’il considérait un peu comme sa seconde patrie. Il fut l’une des personnalités les plus attachées à faciliter l’installation en France du gouvernement polonais en exil. Et son retour à la vie civile et musicale fut marqué par un grand concert au château de Pignerolle, pour célébrer l’arrivée de Władysław Raczkiewicz et de son premier ministre, le général Sikorsk, le 22 novembre 1939. Il ne reprit pas pour autant sa carrière de soliste. Affligé par la mort de sa femme et de son fils aîné, tous deux arrêtés aux Pays-‐Bas et déportés à Auschwitz, il se consacra à l’enseignement du violoncelle et eut pour élèves les virtuoses les plus célèbres de l’après-‐guerre – des femmes uniquement. Le 22 juin 1969 cependant, il quittait sa résidence parisienne pour retrouver la demeure familiale d’Amsterdam, d’où il ne bougea plus guère, ayant coupé les ponts avec tout le monde, y compris avec son fils cadet et les enfants de celui-‐ci. Poussés par leurs professeurs, de jeunes prodiges lui rendirent visite, mais il refusa catégoriquement de leur enseigner quoi que ce soit. « Vous entendre me causerait de telles douleurs », se contentait-‐il de leur dire d’un ton affable, tout en les raccompagnant jusqu’à la porte. Il fit néanmoins une exception pour son arrière-‐petite-‐fille, Loriane Van der Graf, dont il prit en charge la formation musicale dès la neuvième année. On affirmait qu’il lui imposait un rythme de travail infernal et une véritable existence de nonne. Ce n’est que lorsqu’il fut certain de l’avoir conduite jusqu’aux sommets de l’art – non point à l’apogée de la virtuosité mais au plus haut degré de la force expressive –, qu’il se résolut à la lâcher dans quelques salons choisis avec soin, afin qu’elle s’habituât à apprivoiser le public et surtout à dominer l’appréhension que celui-‐ci engendre. De ce fait, seuls 104 quelques favoris de la comtesse de G*, quelques familiers de Georges O*, le milliardaire, ou encore de l’émir Bachir El-‐T* purent se prévaloir de l’avoir entendue avant la représentation publique qu’elle se préparait à donner au Grand Auditorium d’Amsterdam. Pour autant, les critiques qui réservaient leur jugement pouvaient se compter sur les doigts d’une seule main. Je faisais, je l’ai dit, partie de ceux-‐là. III En pénétrant dans la salle de concert, une impression curieuse s’empara de moi. Le bâtiment me parut à ce point gigantesque que j’avais l’impression d’être un nain pénétrant dans l’antre des géants. Afin de ne pas me laisser emporter par la fascination du pied, j’avais retenu une place suffisamment éloignée de la scène. Sans risquer d’être séduit par d’autre émotion que celle de la musique, je pourrais jouir ainsi de l’excellent équilibre de l’orchestre et du violoncelle solo. Malgré tout, je me sentais bizarrement ému avant même que la séance ne commence et je piquais du nez dans le programme pour me donner une contenance. La soirée commencerait par le Concerto en do mineur de Miaskovsky, œuvre rare et d’une grande intensité dramatique. Je me remis en tête la série de tierces qui, sur un rythme de sicilienne introduit le premier des deux mouvements, Lento ma non troppo, puis je me mis à considérer le public qui affluait par vagues successives. L’auditorium se remplit rapidement et presque aussitôt le noir se fit. Plongé dans un état incompréhensible d’anxiété, je me mis à scruter les ténèbres, comme à la recherche de la moindre lueur, quand soudain un déluge de lumière inonda la scène. Aussitôt, l’orchestre entra. Chacun s’installa en silence. Le premier hautbois donna le la. Je puis savourer alors ces quelques minutes qui invariablement me ravissent lorsque chaque instrument s’accorde avant de se répandre en cascades de gammes et d’arpèges jusqu’à faire résonner une épaisse masse sonore, mouvant en intensité comme en timbre ou en tessiture. Puis le silence se fit et le chef entra, sous les applaudissements du public. C’était Seiji Ozawa en personne. Il invita les musiciens à se lever. Il y eut un temps de flottement, de suspension bizarre, comme si l’immense salle n’était autre que la gueule d’un monstre qui s’efforçait de retenir son souffle. Quelque chose bougea dans les coulisses, la forme d’une jambe, moulée dans une robe noire largement fendue, capta brusquement toute la lumière. Enfin, sous les crépitements mêlés des applaudissements et des flashes, Loriane Van der Graf pénétra sur le plateau. Après avoir salué longuement le public, elle se préparait à prendre place à la droite du chef lorsqu’elle aperçut quelque chose à l’avant-‐scène. D’un pas sûr, elle évolua jusqu’à la rampe, et s’accroupit, dévoilant 105 très haut une cuisse longue et pâle. Alors, tenant son violoncelle et son archet d’une main, elle esquissa de l’autre un geste dont les rangées de spectateurs placés devant moi m’empêchèrent de saisir la portée. J’avais beau cependant ne rien voir de ce qui attirait ainsi l’attention de la soliste, je me doutais de ce dont il pouvait s’agir : un enfant devait se tenir là, agrippé au plateau ; un petit blondinet de quatre ou cinq ans que ses parents emmenaient pour la première fois au concert. La rumeur qui monta jusqu’à moi, me persuada bientôt que j’avais deviné juste : – Het is een jongetje! Ze streelde zijn haar! Disait-‐on dans le public. « C'est un petit garçon ! Elle lui a caressé les cheveux ! ». Et un tonnerre d’applaudissement fusa de toutes parts. J’y perçus pour ma part comme un avertissement du destin. Bouleversé, les mains crispées, je me retins aux accoudoirs de mon fauteuil... Le concert commença. Les cordes firent entendre leurs sombres tierces introductives. Puis le basson entonna le thème et marqua cette hésitation que j’aime tant du la bémol au la bécarre, hésitation que soutient à l’orchestre l’alternance singulière d’accords de fa mineur et de ré majeur. Dès l’entrée du violoncelle, je fus conquis. La première variation du thème se déploya et je concentrai toute mon attention sur le visage de la soliste – sans doute pour n’être pas tenté de fixer ses pieds. Totalement pénétrée par la musique, Loriane Van der Graf ne cherchait nullement à offrir le masque grimaçant de l’artiste romantique, comme écorché par chacun des sons qu’il produit. Elle jouait les yeux fermés, les traits étonnamment fixes, les gestes dénués de toute emphase. Sans les doigts qui dansaient sur le manche, sans l’avant-‐bras qui accompagnait les mouvements de l’archet, on eût pu la prendre pour une statue. Elle était d’une beauté presque froide ainsi, les cheveux blonds, mi-‐longs, retombant en boucles souples sur les épaules. Et pourtant – mais peut-‐être n’était-‐ce qu’illusion de ma part – je la sentais parcourue d’un frémissement imperceptible, telle une vibration contenue qui répercutait chaque note émise jusque dans ses fibres les plus secrètes. Le son qui en résultait tenait du prodige. On aurait pu imaginer que cette pureté, cette lumière jusque dans le grave étaient pour l’essentiel dus aux qualités de l’instrument – un Montagnana de 1720 dont je reconnaissais les courbes un peu outrées et la teinte presque rosée du bois. Mais je savais, quant à moi, qu’il fallait en chercher ailleurs l’origine, dans une formidable tension intérieure, pareille en tout point à celle qui s’exerce dans le corps du violoncelle et en fait vibrer l’âme. Sans doute fut-‐ce pour 106 percevoir les moindres affleurements de cette violence contenue que mon regard glissa de la table de l’instrument à l’éclisse, puis de l’éclisse au pied de la musicienne. D’où j’étais, je ne discernai pourtant qu’une forme minuscule, enfermé dans une chaussure noire à haut talon. Mais j’en perçus immédiatement l’agitation clandestine. C’est alors que le miracle se produisit. Après la première cadence de la soliste, tandis que l’orchestre entonne subitement un accord de do majeur, je vis très distinctement monter du corps du violoncelle comme un nuage de particules lumineuses, une poussière étincelante qui monta jusque dans les cintres pour retomber en vagues successives sur les premiers rangs de l’auditoire. Atterré, je jetais un coup d’œil à mes voisins. Tous arboraient le même sourire béat, nulle surprise ne se laissait lire dans leurs yeux. J’en déduisis que j’étais vraisemblablement le jouet de mon imagination. Ou même… Peut-‐être, après tout, n’avais-‐je fait que surprendre un effet passager engendré par la défaillance d’un projecteur – car il me semblait à présent que la lumière sur scène était un peu moins vive. Le phénomène se répéta cependant presque aussitôt, lorsqu’au terme de la seconde cadence tout l’orchestre reprend en mi bémol. Une gerbe phosphorescente s’éleva comme le jet d’eau d’une fontaine au milieu d’un parc à la française. Elle provenait cette fois, me sembla-‐t-‐il, non plus du violoncelle, mais de l’instrumentiste elle-‐même. Et ce fut pour monter plus haut encore que la première, jusqu’à se perdre dans les décors sombres du plafond. Puis elle redescendit très lentement déposant ses gouttelettes flamboyantes sur le front des musiciens et des spectateurs les plus proches. Baignant tout entier dans un halo chatoyant, le chef s’était mis à diriger avec une force expressive incomparable. Lorsque pour la troisième fois, le même événement se produisit – c’était au terme du duel que la flûte engage, dirait-‐on, avec le violoncelle –, je compris que la projection de ces corpuscules flamboyants – dont je n’arrivais à savoir s’ils sortaient du corps de l’instrument ou de celui de l’interprète – accompagnait en réalité chacune des mesures dans lesquelles la tension du langage musical, après avoir été portée à son comble, trouve enfin une manière de résolution. À la sixième ou septième reprise, je n’y tins plus et bondis hors de mon siège afin d’étudier les réactions de mes voisins. Mais les murmures de protestation me firent comprendre que j’étais seul à percevoir autre chose, ce soir-‐là, que l’exécution parfaite du Concerto de Miaskovsky. J’avais rendez-‐vous 107 avec ce que les anciens Grecs nommaient le Kairos, l’instant où votre vie connaît un basculement décisif, à condition qu’on accepte de plonger dans l’abîme qui soudain s’ouvre sous vos pas. Autant dire que venais de tomber éperdument amoureux de Loriane Van der Graf, de près de trente ans ma cadette… À l’entracte, je me glissai hors de la salle et filais chez le fleuriste qui tient commerce au 12 d’Engelstraat, à quelques pas du Grand Auditorium. Je savais que la boutique fermait fort tard ses portes les soirs de concerts. Je demandai dans mon néerlandais hésitant qu’on portât une rose blanche, une seule, à la violoncelliste. J’accompagnais mon envoi d’un message que je rédigeais en anglais – ignorant alors que Loriane Van der Graf parlait parfaitement notre langue : « Thank you for the luminous purity of your sound ». Puis, comme soudain rasséréné, je regagnais l’auditorium. Le dieu Kairos est représenté sous les traits d’un jeune coiffé d’une seule touffe de cheveux. Saisir l’occasion unique qui s’offre avec lui suppose qu’on parvienne à en toucher quelques mèches. C’était, avec cette fleur unique, exactement ainsi que je venais d’agir. La seconde partie du programme, le Schelomo d’Ernest Bloch, précédé des Variations sur un thème rococo, ne fut pas moins éblouissante que la première et je participai largement à l’ovation dont le public gratifia la jeune artiste. Rentré à l’hôtel j’écrivis un article enthousiaste et dès le lendemain, j’obtenais de la Vie musicale l’autorisation de suivre la tournée que Loriane Van der Graf devait entreprendre à travers toute l’Europe. Le directeur de la revue se fit à peine prier lorsque je lui fis part de mon projet. Je venais de lui décrire le concert de la veille comme un événement considérable. Mais l’argument ne fit que contribuer à emporter sa décision. Il faut avouer en effet que je jouis d’un statut un particulier au sein du comité de rédaction. Mon père, que je n’ai jamais connu, nous a laissé, ma mère et moi, une fortune considérable. De sorte que les maigres émoluments versés par mon employeur ne revêtent à mes yeux qu’un caractère symbolique. Comme j’ai pour habitude de subvenir aux frais qu’occasionnent mes déplacements professionnels, céder à mes rares lubies se révèle être sans conséquence pour les finances toujours un peu chancelantes de la revue. IV Plus d’un mois durant, j’ai suivi Loriane Van der Graf et assisté à l’ensemble de ses concerts. Et partout, ce fut le même ravissement, le même déluge de lumières et d’harmonies mêlées. Placé désormais dans les premiers rangs, je savourais la lente 108 retombée des particules étincelantes chaque fois qu’une harmonie inattendue venait conclure la tension d’une phrase musicale. Un calme étrange s’emparait alors de moi, je sentais toute durée s’abolir et des mots de paix résonner en mon for intérieur au rythme des notes et des enchaînements d’accords. Pas une fois pourtant, je ne rencontrais l’artiste. Je n’en éprouvais nul besoin. Pendant qu’elle jouait, je me projetais dans son violoncelle, je me fondais dans les sons, je baignais dans leur clarté. L’intensité de cette communion suffisait à calmer le feu qui chaque matin au réveil s’emparait de mon être. Pour parfaire cette union presque mystique, je me contentais chaque soir de faire porter à l’artiste une rose blanche, toujours accompagnée du même message : « Merci pour la lumineuse pureté de votre son » Un soir cependant où Loriane devait se produire à Oslo, le fleuriste refusa obstinément de s’acquitter de sa mission à la fin du concert. Il m’expliqua que l’heure était trop tardive pour qu’il trouve un commissionnaire. Je proposais de largement rétribuer ce dernier, mais le commerçant haussa les épaules en rétorquant qu’il n’était pas un voleur et qu’il se refusait à faire choux gras des excentricités de ses clients. – Jeg er en ærlig mann, forstår du ? (Je suis un homme honnête, vous comprenez ?) dit-‐il pour conclure. D’assez mauvaise humeur, je saisis ma rose blanche et la payais. J’allais devoir moi-‐même la déposer devant la loge. Certes, j’aurais pu confier la tâche à quelque jeune personne, fille ou garçon, pris au hasard dans le public. Mais, parlant mal le norvégien, je craignais de laisser libre cours à des rumeurs, pire : de conduire de façon ou d’autre mon porteur à trahir mon anonymat. À la fin du concert, je quittais rapidement la salle pour rejoindre l’entrée des artistes. Deux heures avant le spectacle, j’avais pu en localiser la présence au fond d’une ruelle sombre, à l’arrière du Concert Hall. L’épaisse porte de métal se trouvait alors fermée à clef, évidemment. Mais je présageais qu’on l’ouvrirait pour livrer passage à l’orchestre. Profitant de la confusion générale, je m’y faufilerai à la fin du concert. En smoking et nœud papillon, je n’attirerais sans doute l’attention de personne. Pour l’avoir constaté à plusieurs reprises, je savais que Loriane préférait toujours quitter sa loge en bonne dernière, peu après le chef d’orchestre. Le plus difficile pour moi serait de me dissimuler jusqu’à ce que tous les autres soient partis et surtout d’agir suffisamment vite pour ne pas me faire surprendre par la jeune femme. Je me cachais dans un coin d’ombre. Flûtistes et contrebassistes, timbaliers et hautboïstes quittèrent un à un les lieux, se tenant mutuellement la porte. Quand j’estimai 109 qu’il ne restait plus grand monde à l’intérieur, j’émergeai de mes ténèbres. Tout en dissimulant ma rose blanche, je m’emparai de la poignée et repoussai le lourd vantail métallique, de façon à livrer passage aux retardataires. Deux violonistes du premier rang sortirent en papotant, sans même me remarquer, puis ce fut le tour du chef, qui me complimenta longuement en japonais. Je le saluais poliment avant de m’introduire dans le long vestibule qui menait aux loges. Je craignais de devoir ausculter chaque porte afin de percevoir derrière quelque bruit révélateur. Mais fixé sur l’une d’elles au moyen d’une punaise, un simple carton au milieu duquel on avait inscrit à la hâte « Miss Van der Graf » me simplifia heureusement la tâche. Je sortis la rose de l’intérieur de ma veste, puis m’agenouillant, je me préparais à la déposer sur le seuil lorsque le battant devant moi s’ouvrit, laissant apparaître un pied que j’aurais reconnu entre mille. Tel l’enfant qu’on surprend au fond de l’arrière-‐cuisine, la main plongée dans le bocal de confitures, je demeurai bouche bée, figé dans mon attitude d’adorateur maniaque. Je me sentais parfaitement ridicule. – C’est donc vous qui admirez à ce point la pureté lumineuse de mon son ? fit-‐elle dans un français parfait, dénué de la moindre touche d’accent flamand. Je hochai péniblement la tête et me relevant je lui tendis la rose blanche. – C’est la trente-‐troisième, savez-‐vous ? dit-‐elle dans un sourire. Je ne les avais évidemment pas comptées. Je fus pris par une soudaine envie de fuir et bredouillais une vague excuse : – Je ne voulais pas vous importuner. Pardonnez-‐moi. Je me sauve ! Mais elle m’avait déjà pris le bras, et m’attirant vers l’intérieur de sa loge, elle murmura simplement : – Entrez, je suis presque prête et je n’ai pas envie de retourner seule à l’hôtel. – Oslo est pourtant une ville sûre. Je vous ai vu maintes fois regagner votre chambre sans garde du corps, dans des endroits plus inquiétants et de loin ! – Je n’ai pas peur, ce n’est pas cela… Vous ne lisez donc pas les journaux ? – Si bien sûr, mais depuis deux jours… Je vous avoue… J’ai eu d’autres soucis en tête. – Joszef Van der Graf est mort la nuit dernière… C’est alors seulement que je vis, à ses yeux rougis par les larmes, qu’elle avait dû longtemps pleurer. Et je compris aussitôt pourquoi son jeu, lors du concert, m’avait paru plus émouvant encore qu’à l’ordinaire. J’avais certes entendu une vieille norvégienne 110 dire à sa voisine : « Hun dedikerte konserten til hans oldefar » : « elle a dédié le concert à son aïeul ». Pour autant je ne me doutais pas que le fantasque maître fût décédé la veille. – Votre arrière-‐grand-‐père… Je l’ignorais. Vous m’en voyez navré ! – En réalité, Joszef était mon arrière-‐grand-‐oncle. Mais je l’adorais comme s’il eût été mon père… Et peut-‐être plus encore. Gerrit De Groejt, mon impresario a annulé ma participation aux concerts de Bergen et de Trondheim. L’orchestre jouera seul et interprétera un autre programme. Quant à moi, je rentre à Amsterdam demain, afin d’assister à la cérémonie funèbre. Je dois prendre le bateau pour Hirtshals. De là, je louerai une voiture afin de rejoindre les Pays-‐Bas. Mais je vous avoue que, pour l’instant, je me sens un peu perdue. Tout cela est si subit… Loriane avait jeté une cape sur sa robe du soir. Elle m’invita à quitter la loge et à rejoindre la sortie. Dans la rue, elle me prit le bras. – Je suis bien seule, vous savez. Joszef était mon unique famille. Les autres, je ne veux plus les voir. J’étais fort ému d’arpenter les rues d’Oslo, une si jolie femme à mon bras – une jeune femme qui, à trente-‐trois reprises, j’en connaissais à présent le nombre exact, m’avait bouleversé par son incroyable génie musical. Je lui demandai si elle souhaitait rentrer immédiatement à l’hôtel – elle m’en avait dit le nom, il se trouvait à quelques pas du mien – ou si elle préférait flâner un peu par la ville et prendre un dernier verre dans quelque café. – Je serais bien incapable de dormir. Je pense qu’il vaut mieux que nous parlions. Mais le froid tombe si vite ici ! J’aimerais autant que nous soyons à l’intérieur. Nous venions de déboucher sur la place Saint-‐Olav. Je poussai la porte du « Tekehtopa Café », mélange étonnant de restaurant oriental et de pub à l’anglaise. Nous nous assîmes à une table un peu à l’écart et je commandai deux aquavits. Dès que nous fûmes servis, Loriane porta les lèvres à son verre et, tout en réprimant une grimace, le vida d’un trait. Je fis signe au garçon d’immédiatement la resservir. La jeune femme éclata d’un rire bref, où perçait toutefois la menace d’un sanglot. – « La lumineuse pureté de mon son » ! Expliquez-‐moi donc un peu cette métaphore, monsieur mon admirateur. Je rougis en constatant que je ne m’étais pas encore présenté. – Nathanaël Bischkonvski, critique à la Vie musicale. 111 – Un critique, mon Dieu ! J’espère que vous ne m’avez pas assassinée. Je ne lis jamais la prose de vos confrères. Vous m’en voyez désolée. – Ne le soyez en rien ! Aurais-‐je voulu vous occire que je n’y serai pas parvenu. Car la « lumineuse pureté de votre son », voyez-‐vous, ce n’est pour moi nullement une métaphore. Ni même… une hypallage. Je me reprochai d’avoir cédé au plaisir de placer un mot savant dans notre conversation et poursuivis en balbutiant quelque peu : « Je… Je vais sans doute… vous paraître absolument… insensé. Mais… Et je lui décrivis par le menu détail les phénomènes auxquels son jeu me faisait assister. Afin de donner plus de consistance à mon récit, je me perdis dans une longue digression sur les phénomènes d’audition colorée : « L’homme, de tout temps, a pu constater d’étranges correspondances entre les sons et les couleurs. Pour Pythagore, chaque nuance équivaut à tel ou tel son. Dans son traité sur l’ordre chromatique, Aristote établit également toute une série d’équations entre ce que nous percevons par la vue et par l’ouïe. Bien plus tard, Arcimboldo a imaginé un double système de gradation allant du grave à l’aigu et du noir au blanc. Le bon abbé Athanasius Kircher… – Allons, Nathanaël, nous savons, vous comme moi, qu’il ne s’agit pas de cela ! Je la considérai avec stupéfaction. J’avais espéré qu’une étrange connexion des nerfs optiques et acoustiques suffisait à expliquer mes hallucinations. Et voilà que, du revers de la main, elle balayait mes pauvres certitudes. Ces déluges de lumière que j’avais découvert récemment, elle en avait, m’expliqua-‐t-‐elle, une expérience bien plus ancienne. J’aurais dû m’en douter. Elle s’était bien gardée en effet d’accompagner de sourires et de mines convenues l’évocation des manifestations singulières qu’engendrait chez moi l’audition de sa musique. Bien au contraire, à peine avais-‐je décrit la première de ces éblouissantes épiphanies, que je l’avais vue se figer dans une attitude de concentration extrême, comme attentive au détail le plus insignifiant. – Nous sommes très peu à éprouver de telles sensations, continua-‐t-‐elle. À dire vrai, le seul de cette espèce que j’ai connu jusqu’à présent était Joszef. C’est lui qui m’a rassurée quand je lui expliquai ce que je vivais lorsque se résout une tension harmonique, lorsque la paix sonore se répand autour de moi et que jaillit une cascade éblouissante… La beauté à son degré de pureté le plus élevée et la douleur profonde qui en résulte… – Mais… moi, je ne souffre aucunement, remarquai-‐je. 112 – C’est possible. Je ne saurais dire exactement pourquoi. Sans doute êtes vous épargné parce que vous n’êtes pas à l’origine des sons. Lorsque je jouais pour Joszef, lui non plus n’avait à endurer la peine la plus infime. Elle parut un instant songeuse avant de poursuivre : « Pourtant, quand c’était lui qui interprétait devant moi la moindre pièce, si légère fût-‐ elle, nous subissions tous deux les mêmes tortures. Peut-‐être parce que je suis une femme… » Détournant le visage, elle ajouta quelques mots indistincts, dans lesquels je crus reconnaître quelque chose comme : « et je le suis pourtant si peu… » ou une phrase de ce genre. V Nous demeurâmes de la sorte plus de deux heures à deviser sur les étranges phénomènes qui nous assaillaient. Je ne sais quelle quantité d’aquavit nous ingurgitâmes. Nous finîmes par être un peu gris, riant d’un rien tels deux amis de longue date, et nous livrant aux confidences les plus intimes. Lorsque le garçon nous fit comprendre que l’heure de la fermeture était largement dépassée, je crus lire un profond désarroi sur les traits de Loriane. Elle se pencha vers moi et, tout en saisissant la cape qu’elle avait négligemment abandonnée près d’elle, sur la banquette, elle me glissa à l’oreille : – Accompagnez-‐moi demain. Si vous saviez comme j’ai peur… Je lui pris la main, la portai lentement à mes lèvres et murmurai : – Je serai là, Loriane, soyez sans inquiétude. Je la raccompagnai jusqu’à son hôtel. Nous nous fixâmes rendez-‐vous pour le lendemain matin et je la quittai, après avoir déposé sur son front un baiser tendre, mais parfaitement chaste, presque paternel. Je me levai tôt le jour suivant afin de me rendre à la première heure au bureau de la compagnie des ferries. À force de négociation, je parvins à me faire délivrer un billet de dernière minute pour Hirsthals. À dix heures précises, ainsi que nous en étions convenus, j’arpentais sur le quai, ma valise à la main. Loriane parut deux minutes plus tard et nous embarquâmes sur-‐le-‐champ. La traversée fut sans histoire, ponctuée de discussions musicales et d’un excellent déjeuner pris au restaurant du navire. À l’arrivée, nous louâmes comme prévu une voiture et décidâmes de nous relayer au volant. La nuit commençait déjà à tomber. Nous 113 devions être prudents. Ma compagne prit en premier la place du conducteur. Je me chargeai, quant à moi, du programme musical de l’excursion, bien décidé à faire connaître à ma jeune amie quelque compositeur inconnu ou quelque œuvre tombée dans l’oubli. À mesure, cependant, que nous progression en direction des Pays-‐Bas, je sentais notre conversation, très animée au début, se faire peu à peu languissante, entrecoupée de longues plages de silence. – Vous êtes fatiguée, Loriane. Peut-‐être devriez-‐vous me passer le volant ? Elle secoua la tête sans mot dire. À la lueur falote du tableau de bord, je vis alors qu’elle pleurait… L’aube se levait lorsque nous arrivâmes à Amsterdam. Ma compagne m’avait cédé le volant depuis plusieurs heures déjà. Négligeant la ceinture de sécurité, elle s’était pelotonnée au creux de son siège et, presque aussitôt, s’était endormie. Dans les virages, sa tête venait buter contre mon bras, elle se redressait à moitié dans un demi-‐sommeil, posait un instant la main sur mon poignet, murmurait un vague « pardon » avant de reprendre sa place d’origine. Lorsqu’à l’occasion d’un de ces dérapages, elle reconnut les lointains faubourgs de la capitale néerlandaise, elle se redressa subitement, consulta sa montre et commença à me guider. – La cérémonie est dans moins de deux heures, Nathan, fit-‐elle. Mais nous avons largement le temps. Il faut simplement contourner Amsterdam par le sud. C’est à une dizaine de kilomètres du centre, près de la petite ville d’Ouderkerk. Joszef a tenu à être inhumé à Beth Haim… – Le vieux cimetière juif ? Il s’était converti ? – Non, il ne croyait en aucun dieu. Il s’était voué corps et âme à la musique. Il ne restait plus chez lui aucune place pour la superstition. Mais je sais qu’il tenait à être enterré là, près de son épouse. Celle-‐là même qu’il avait parfois trahie, mais qu’il avait tellement aimée… Et puis, ajouta-‐t-‐elle avec un sourire amer, les journalistes doivent attendre à Zorgvlied, devant la petite chapelle blanche, avec le reste de la famille, pour un bon vieux rite chrétien ! Elle m’apprit que, Joszef l’ayant instituée légataire universelle, elle avait demandé à son impresario de s’occuper de tout, et cela dans le plus grand secret. Avec lui, nous ne serions vraisemblablement que trois à assister à la cérémonie funèbre. 114 Le rabbin nous accueillit sur le seuil du cimetière et nous conduisit parmi les allées où se pressent des pierres tombales du xviie siècle, récemment restaurées. L’homme me parut préoccupé et je compris qu’il n’aimait guère officier dans de telles circonstances. Sans doute aurait-‐il préféré disposer d’une plus large assistance et ne pas devoir se satisfaire de quelques prières à la sauvette. Je n’ignorais pas que le rituel juif exige la présence d’un minyan, une assemblée de dix personnes, représentant les tribus d’Israël. Gerrit De Groejt nous rejoignit à l’instant même où nous atteignions la tombe. Il portait une kippa et en sortit une autre de sa poche, qu’il me confia, afin que je m’en coiffe sur-‐ le-‐champ. Il tenait également, pliée avec soin sur l’avant-‐bras, une veste blanche qu’il tendit à Loriane. Le rabbin fit signe à la jeune femme de déposer le vêtement sur le cercueil et la cérémonie put commencer. Nous écoutâmes dans le plus grand silence des paroles sacrées auxquelles nous ne comprenions goutte. Un sentiment de lassitude s’empara de moi, mais je sentis la main de Loriane chercher la mienne, et il me devint subitement plus facile de prendre mon mal en patience. Puis, sur un signe de l’officiant, ma compagne s’approcha du catafalque et baisa les quelques planches dans lesquelles on avait enfermé la dépouille de Joszef. Ce fut alors que, brusquement, une évidence me saisit. Le cercueil était fait de ce même bois, légèrement rosé, dans lequel Alexandre Montagnana fabriquait ses violoncelles. Et lorsqu’on souleva l’étoffe légère qui recouvrait en partie la caisse, je découvris qu’on y avait creusé deux ouvertures en « f », en tout point semblables aux ouïes, ces découpes qu’on pratique dans la table des instruments à cordes et qui permettent à la caisse de résonance de vibrer plus intensément. Sur une indication du rabbin, Loriane s’était emparée de la veste blanche que lui avait apportée son impresario. Elle se mit à lentement la déchirer avant de la jeter dans la tombe. Puis, comme surgis de nulle part, deux employés du cimetière approchèrent et descendirent le cercueil dans la fosse. Il y eut un moment de recueillement, avant que la voix de ma compagne ne s’élève, hésitante d’abord, puis de plus en plus ferme. Elle récitait le kaddich des endeuillés. On lui avait procuré une version translittérée de la prière et elle s’était visiblement astreinte à en apprendre la prononciation car, malgré l’émotion, elle la lisait sans jamais buter sur les mots : – Yit-‐gadal ve-‐yit-‐kadach chemé raba… 115 Gerrit s’approcha de moi et bredouilla quelque chose comme : « Elke keer, moeten we reageren “Amen” ». Sans doute devait-‐il m’inviter à répondre « Amen » à chaque fois que Loriane s’interromprait. Enfin le silence retomba sur notre maigre troupe. Le rabbin nous fit un bref salut, vint serrer la main de ma compagne avant de virer des talons pour s’en retourner à ses fidèles. De Groejt s’approcha à son tour de la jeune femme. Il la prit très doucement dans ses bras, la berça un instant en se dandinant d’un pied sur l’autre, tel un gros ours tendre. Puis il se retira en silence, l’œil triste, après m’avoir adressé un petit signe d’adieu. J’allais l’imiter quand Loriane posa la main sur mon bras et murmura : – Reste, je t’en prie, la véritable prière va commencer à présent et j’ai besoin que, toi, tu sois là. Elle ferma les yeux, prit une attitude de concentration extrême et se mit à entonner un air d’une suprême mélancolie, dans lequel je reconnus bientôt la partie de violoncelle du Concerto en ré d’Édouard Lalo. Ce que j’entendais néanmoins n’avait rien d’une voix de femme. C’étaient les sonorités pleines et chaudes d’un instrument à cordes. Je sentais le mouvement de l’archet, le passage du crin sur la corde, la vibration de la caisse de résonnance, les mouvements des doigts sur la touche. Et puis soudain, à l’instant précis où, sur la partition, l’orchestre vient ponctuer d’une septième diminuée le do dièse grave du soliste, une gerbe de lumière s’échappa du corps de Loriane, des particules éblouissantes s’élancèrent vers le ciel avant de retomber en gouttes froides de pure clarté sur la tombe et l’espace alentour. Mu par un instinct auquel je renonçais à comprendre quoi que ce fût, je vins me placer derrière la jeune femme, et l’entourant de mes bras, je me collais à elle afin que se communiquent à tout mon être les moindres frémissements de son chant. À cet instant précis, les deux fossoyeurs traversèrent mon champ de vision. Ils ne nous prêtèrent qu’une attention toute professionnelle, nous considérant d’une mine faussement affligée, comme s’ils partageaient notre peine. Leur chagrin de façade était manifestement dicté par notre attitude. Ils devaient penser qu’ainsi enlacés nous cherchions à nous soutenir mutuellement. Pour le reste, j’en suis persuadé, ils n’entendaient rien de l’émouvante mélopée qui s’élevait, pourtant si puissante, du corps vibrant de ma compagne. Je fermai les yeux et me sentis bientôt transporté dans des paysages inconnus, faits de sons et de couleurs. Loriane flottait devant moi, nue et souriante, dans des camaïeux de 116 bleus et verts. Je tendais la main dans sa direction, et me sentais comme aspiré par son sillage, baigné par un halo de poussières rouges et mauves. Tout en planant ainsi dans les airs, je me débarrassai de mes vêtements – ou plus exactement, ceux-‐ci, un à un me quittèrent. Et je découvris mon corps, non pas celui que je possédais à présent, le corps d’un homme de cinquante ans, mais celui que j’avais eu vingt ans plus tôt. Cette forme ancienne finit par rejoindre celle de Loriane, et ce fut pour se superposer à elle, jusqu’à se confondre parfaitement avec chacune de ses courbes gracieuses. Bientôt nous ne fûmes plus tous deux qu’une longue phrase musicale, celle qui, dans le Concerto en ré, s’achève sur le retour du thème principal, exécuté cette fois con fuoco. VI Le silence s’était emparé du vieux cimetière juif. Je relâchai mon étreinte et, sans un mot, ma compagne et moi, nous regagnâmes la voiture. La jeune soliste devait rejoindre son orchestre à Bucarest quatre jours plus tard. Malgré son insistance auprès des compagnies aériennes, elle n’avait pu trouver la moindre place sur un vol régulier – à plus forte raison les deux sièges qu’il lui fallait louer pour elle et pour son violoncelle. Elle s’était donc résolue à faire le voyage en voiture. Naturellement, dès que, mûrissant ce projet, elle s’en était ouverte à moi, j’avais proposé de l’accompagner. Nous nous relaierions au volant, comme nous l’avions fait durant la nuit précédente, à travers le Danemark et l’Allemagne. Nous étions toutefois nerveusement épuisés, et nous avions décidé de faire étape très tôt dans la journée, à Duisbourg. Le premier hôtel dont nous poussâmes la porte ne possédait plus que deux chambres libres, « mais communicantes », ajouta le réceptionniste avec un sourire entendu. Nous les louâmes sur-‐le-‐champ et, après un rapide déjeuner, chacun rejoignit ses appartements. Il devait être dix-‐sept heures. J’entendis Loriane qui de l’autre côté de la cloison actionnait le robinet de la douche. Pour ma part, je n’eus pas le courage de faire la moindre toilette, si rapide fût-‐elle. Je m’effondrai tout habillé sur le lit et sombrai immédiatement dans le sommeil. Je me réveillai au beau milieu de la nuit, tiré de ma torpeur par le chant du violoncelle. Je consultais ma montre. Trois heures du matin ! Les autres clients n’allaient pas tarder à protester avec véhémence. J’attendis la fin de la mélodie et grattais discrètement à la porte de séparation. – Je suis nue, fit Loriane dans un murmure. Attendez un instant que j’enfile quelque chose… 117 – Je voulais simplement…, chuchotai-‐je à travers la cloison, simplement attirer votre attention sur le fait qu’on pourrait trouver pour le moins inconvenant de vous entendre ainsi jouer du violoncelle en pleine nuit ! Vous allez nous faire renvoyer ! – Mais, Nathan, protesta-‐t-‐elle en guise de réponse, je dormais à poings fermés. C’est vous qui venez de me tirer du sommeil… – J’ai dû rêver alors, continuai-‐je avec une certaine dose de mauvaise foi. J’avais attendu, parfaitement éveillé, que la musique se taise pour intervenir. Et j’avais pu ainsi reconnaître, quoi que passablement assourdis, les principaux motifs des Variations sur un thème rococo, ceux-‐là mêmes que ma jeune amie avait interprétés lors de son premier concert. Pouvais-‐je pour autant affirmer qu’elle était somnambule ? N’étais-‐ce pas moi au contraire qui commençais à devenir fou ? J’entendis ma voisine tirer le verrou. Effectivement, le visage qui s’encadra dans l’embrasure de la porte me parut tout ensommeillé encore. D’une main nonchalante, Loriane s’efforçait de remettre un peu d’ordre dans sa chevelure. Elle me contemplait avec un sourire amusé. – Je suis désolé, lui dis-‐je. Retournez vous coucher. Je ne sais pas ce qui m’a pris. – Ce n’est rien, fit-‐elle. Je me rendors toujours très vite. Elle me donna une rapide caresse sur la joue… – Oh ! comme vous piquez !... Elle se retourna en riant, me laissant refermer la porte derrière elle. Sur le déshabillé de satin blanc, je constatais, à la lumière incertaine de ma veilleuse, que ma jolie voisine avait dû saigner. Juste sous les omoplates, deux marques rouges irrégulières, mais à peu près symétriques dessinaient comme des ailes aux longues pennes de carmin. Nous quittâmes Duisbourg de fort bonne heure mais parfaitement reposés. À l’instant de régler notre facture, une simple question au gérant me permit d’en prendre acte : nul n’avait été incommodé par le concert nocturne dont j’avais été le seul à percevoir les échos. La seconde étape, qui nous conduisit jusqu’à Linz, se fit sans incident notable. À l’hôtel, Loriane demanda l’autorisation de travailler un peu son violoncelle. On lui répondit que nous étions les seuls clients et qu’elle pouvait jouer sans problème jusqu’à l’heure du dîner. En nous séparant devant nos chambres, je lui lançais en riant : 118 – Jouez bien ! Je vais prendre un bon bain. Je vous écouterai depuis mon cabinet de toilette. – Je vais interpréter ce qu’il y a de plus aquatique dans mon répertoire, alors, fit-‐elle dans un sourire. Au bout de quelques instants en effet, alors que je me prélassais dans une eau tiède et doucement parfumée, j’entendis jaillir une cascade de notes. Je me redressais : je venais de reconnaître Les Jeux d’eau à la Villa d’Este. Comment Loriane s’y prenait-‐elle pour rendre sur son instrument toutes les subtilités d’une pièce que Liszt avait écrite pour le piano ? Ce jaillissement d’arpèges, ces miraculeuses gouttelettes sonores dans l’aigu !… Son jeu, décidément, tenait du miracle. Quatre heures plus tard, nous nous retrouvâmes pour souper. Ma compagne avait passé la longue robe noire qu’elle portait à l’occasion de son premier concert. Dans l’échancrure large du décolleté, un simple pendentif d’ambre et d’argent reposait sur sa peau nue. C’était là le seul ornement qu’elle était autorisée. Elle me parut parfaitement détendue, et en même temps, toute à ces attentions tendres qui caractérisent l’attitude d’une femme amoureuse. Elle me prenait la main à la moindre occasion, se penchait vers moi en riant, révélant la courbe douce de ses seins. Par instants, je frôlai son buste et sentais sous l’étoffe pointer le mamelon dont j’apercevais par instant la forme turgescente, comme un bijou de corail posé à l’extrême lisière du décolleté. Lorsque l’heure fut venue de regagner nos chambres respectives, nous montâmes en silence, elle s’arrêta sur le seuil de sa porte et me tendis ses lèvres. Je l’embrassais fiévreusement et cherchai sa poitrine d’une main tremblante. Mais elle mit rapidement un terme à mes caresses : – Pas ce soir, Nathan, je t’en prie, cela me ferait trop mal. Je suis bien avec toi. Mais il me faut du temps encore. – Je comprends, lui dis-‐je ne souriant, et je l’embrassais tendrement sur le front avant de rejoindre ma chambre. Je dois dire qu’à la vérité je n’avais pas compris grand-‐chose. VII Ce fut le lendemain, près de Nădlac, alors que nous venions de pénétrer en Roumanie, que les dernières ombres se dissipèrent. Loriane avait longuement travaillé les œuvres qu’elle devait interpréter le lendemain à Bucarest. L’air grave, elle arborait une expression presque douloureuse. Nous prîmes un souper léger, rapide, au cours duquel 119 je m’efforçais sans succès de la dérider. Au dessert, nous échangeâmes encore quelques propos sur la musique, avant de regagner l’étage. Je me préparais à abandonner ma compagne sur le seuil de sa chambre, comme à l’ordinaire, lorsque celle-‐ci, me prenant par la main, poussa la porte d’un coup de reins et m’attira à l’intérieur de la pièce. Elle me déshabilla sans un mot et je m’appliquai à faire de même avec elle. Ses gestes cependant étaient d’un calme stupéfiant alors que les miens paraissaient si fébriles, si hésitants. Mes ongles s’accrochaient aux innombrables boutons que comptait le bustier bleu dont elle m’avait fait, un peu plus tôt, admirer la coupe, en me rejoignant dans la salle à manger. J’en étais encore à maladroitement dégrafer la ceinture qui retenait sa jupe quand, après avoir fait glisser mon caleçon sur le sol, elle me poussa en riant sur le lit. Je m’effondrai piteusement. Elle s’agenouilla derrière moi et, me calant en ses cuisses, elle se mit à me caresser lentement le torse, puis le ventre. Décrivant des oscillations de plus en plus amples, sa main vint se poser sur mon sexe. Je fermai les yeux et sentis presque aussitôt monter autour de nous, sans que je sois capable d’en identifier l’origine, le chant mélancolique d’un violoncelle. Par instants, alors que les doigts de ma partenaire venaient presser l’extrémité de mon gland, je percevais à travers mes paupières closes de brusques passages de l’obscur au clair. J’en connaissais évidemment la raison. La musique et les éclaboussures lumineuses qui la ponctuaient gagnèrent peu à peu en intensité, et Loriane, rabattant mon prépuce sur toute la longueur de ma verge, se mit à en frôler le frein de son majeur fermement tendu, comme elle l’eût fait d’un archet sur une corde. Je sentis alors la musique pénétrer en moi, à mesure que la lumière jaillissait d’elle. Et j’ouvris aussitôt les yeux. Dans la chambre, on y voyait comme en plein jour. Une clarté violente baignait le moindre objet, repoussant les ombres dans les régions les plus lointaines. Je clignai des yeux à plusieurs reprises et me lassait envahir par la conviction qu’à trop observer pareille féerie, je risquais de tomber aveugle. Aussi me retournai-‐je et plongeai aussitôt mon regard dans celui de ma partenaire. J’y rencontrai une eau tranquille, rafraîchissante – deux lacs d’un bleu profond qui, un temps, calmèrent le feu de mes paupières. La musique s’apaisa enfin. J’eus alors l’impression que les sons me quittaient un à un pour réintégrer la place qu’ils occupaient auparavant dans le corps de Loriane. Sous mes mains occupées à frôler le ventre et les seins, j’identifiais maintenant avec précision l’origine de chaque note. Je fermai à nouveau les yeux, et posai mes lèvres sur cette gorge qui, cambrée à l’extrême, s’offrait à mes baisers. La mélodie, tout à l’heure si puissante, était à présent 120 presque inaudible. Et pourtant le cou de ma compagne vibrait comme s’il se fût agi d’une corde tendue jusqu’à son point de rupture. Je pressai la poitrine, contournai d’un doigt l’aréole frémissante avant de plaquer ma bouche contre le mamelon. Un léger crescendo se fit entendre, et le sein se mit à palpiter comme un oiseau pris dans les filets d’un piège. Puis, comme par ondes successives, la musique s’apaisa à nouveau – sans que pour autant le corps de Loriane se calmât tout à fait. Quittant le téton tumescent, je parcourus de la langue le torse, puis le ventre de la jeune femme. Longtemps je m’attardais sur la courbe des hanches, creusée comme l’éclisse d’un violoncelle, mais douce et pâle, comme un froissis de satin blanc. Puis je repris mon lent mouvement de descente et lorsqu’enfin j’atteignis la tendre blessure du sexe, j’ouvris brusquement les yeux. La nuit était retombée dans la chambre. Mais entre les petites lèvres entr’ouverte, je voyais monter une clarté palpitante, comme de minuscules gouttes de lumière. À chaque caresse, l’éclat s’intensifiait, tandis que montait, plus puissante dans l’air du soir, la lente mélopée du violoncelle. Je m’agenouillai sur le lit et, saisissant ma partenaire sous les aisselles, je l’assis à califourchon sur mes cuisses et la fis lentement descendre sur ma verge. Un cri bref, comme celui d’un oiseau blessé, interrompit un instant la mélodie des cordes. Puis la musique reprit et, entre nos deux corps, la lumière se mit de nouveau à jaillir, de seconde en seconde plus éblouissante. Bientôt, chaque spasme du vagin, tout en pressant violemment mon sexe de la garde jusqu’au méat, nous éclaboussa de ses feux grégeois. Après s’être élevés jusqu’au plafond, ceux-‐ci ruisselaient dans l’atmosphère lourde de la chambre, tels des flammèches rutilantes. Alors, comme si les facultés singulières de ma compagne se communiquaient à mon être, je sentis fuser en moi une gerbe d’étincelles. Quelques minutes plus tôt, nous avions communié par les sons. À présent nous nous expérimentions les effets d’une combustion unique. Des lueurs d’incendie me traversèrent, se diffusèrent rapidement, rayonnèrent dans le ventre de Loriane qu’agitait une ultime convulsion. Un son très pur monta dans le silence de la nuit, éveillant une vibration unique dans nos deux corps entremêlés. Puis une dernière bulle de lumière, chaude et dorée, se fraya un chemin entre nos poitrines rassemblées, elle s’attarda devant nos yeux avant de planer un instant au-‐dessus de nos têtes. Enfin, elle éclata dispersant autour d’elle une poussière d’étoiles minuscules. 121 Loriane vint nicher son visage au creux de mon épaule. Je lui pris le menton, et avec d’infinies précautions la forçais à me regarder. Je vis alors que ses yeux étaient noyés de larmes. – Mais quelle est donc cette souffrance, amour ? lui demandais-‐je sans comprendre. – Ce n’est rien, Nathan. Elle est déjà passée. Ainsi va ma vie. Je ne puis connaître la jouissance qu’en endurant sa part d’ombre. Une douleur exquise, diraient les médecins. Joszef m’a conté qu’il connaissait lui aussi les mêmes déchirements. Et je trouve bien étrange que toi qui, depuis sa mort, es désormais le seul à apercevoir ma lumière, le seul à entendre mes sons les plus intimes, tu n’en éprouves que les effets bénéfiques. Je regardai mes mains où l’âge commençait déjà à déposer, par touches légères, des taches de vieillesse. – Peut-‐être, Loriane, est-‐ce parce que je suis passé à côté de ma vie. Ce plaisir qu’à chaque concert tu dispenses à tous ceux qui t’écoutent, je l’ai gardé pour moi seul. Je ne suis qu’un musicien raté. Toi, tu es la déesse du violoncelle. Je crois que… – Tais-‐toi, veux-‐tu ? lança brusquement ma compagne. Ces derniers jours m’ont suffi pour… je ne dis pas : te connaître, mais pour commencer au moins à te cerner. Tu parles de timbres et d’harmonie mieux que quiconque. Ce vieil animal d’Hugo interdisait qu’on déposât de la musique le long de ses vers, mais toi, tu distilles des mots sur chacune de nos notes. Ah !... Tu ne peux savoir le bien que nos discussions m’ont fait ces derniers jours. Ne te rabaisse pas, Nathan ! Ne me porte pas non plus au pinacle ! Si Joszef et moi présentons les mêmes symptômes, c’est sans doute parce qu’un gène malin s’est propagé dans notre famille. Mon père est trop orgueilleux pour le reconnaître, pourtant je crois bien qu’il est sujet aux mêmes dérèglements. – Il est musicien lui aussi ? – Non architecte… Mais enfant, il jouait du violoncelle. Et fort bien, selon ma grand-‐mère, dont on m’a rapporté à ce sujet, bien plus tard, les moindres propos. Loriane se retourna en soulevant un nuage de particules lumineuses demeurées sous son corps. Alors, dans le halo éclatant qui l’entoura un bref instant, je discernai nettement à la surface de son dos, juste au-‐dessus des hanches, deux longues blessures en forme de « f ». On eût dit les ouïes d’un violoncelle. Et sur leurs lèvres découpées net comme au rasoir, un sang noir commençait à perler. À chaque goutte, un frémissement parcourait toute l’échine de la jeune femme. Il allait se perdre dans les courbes douces de la croupe, creusées comme des éclisses. Mais on le 122 voyait renaître un peu plus bas à l’endroit du genou. Suivant son ondoiement secret, mes yeux descendirent jusqu’au talon dont ils saisirent bientôt l’étrange degré d’activité. On le sentait en effet envahi par une vie indépendante, traversé par des forces contradictoires comme s’il eût renfermé un cœur dont il parvenait difficilement à contenir la pulsation violente. Et à chacun des battements, un afflux de sang neuf venait irriguer les deux plaies ouvertes dans le dos de Loriane. Alors, dans un geste incontrôlé de tendresse, je pris le pied gauche de ma compagne et le frôlant de mes lèves, je le couvris de baisers. Tandis qu’un peu plus tard j’en massais doucement la plante et en dégageais un à un les orteils, je me laissais emporter par une sourde mélancolie. Cette cheville fine, ce talon léger que je pétrissais comme une argile tendre le démontraient avec assez d’éloquence : combien pouvais-‐je être lourd, épais, profondément nocturne, auprès d’un être aussi aérien et solaire. Quoi qu’en dise la jeune musicienne, la terre grasse était mon élément. J’étais une bête des forêts profonde, un cerf craintif reclus dans des sous-‐bois obscurs. La seule façon que j’aurais de me hausser un peu au-‐dessus de la glèbe serait d’en déjouer les attaques, afin de préserver Loriane de toute pesanteur… Un profond sentiment d’accablement m’écrasait contre le sol, tandis qu’agenouillé à son chevet je posai les lèvres sur son mollet. Une larme coula, glissa sur l’attache fragile de la cheville où elle s’étira comme une eau paresseuse. La jeune femme eut un long gémissement de plaisir. – Si tu savais à quel point ta présence m’apaise, Nathan. Tu es le silence et la nuit qui m’ont toujours manqué. Dans son dos, les deux longues plaies en « f » commençaient lentement à se refermer… 123 Clair-‐obscur Tout d’abord, c’est vrai, il y a les faits : quels que soient le jour ou l’heure, l’ombre qu’Angelica projetait sur le sol était d’une taille et d’une configuration anormales. Mais quand donc ai-‐je réellement pris conscience de cette anomalie ? Cela, cher Monsieur, je ne saurais le dire avec exactitude. Certainement pas en tous cas lors de notre première rencontre. Car ce soir-‐là, littéralement sidéré, j’étais tombé pieds et poings liés sous son charme. Safia, la jeune femme qui partageait ma vie à l’époque, m’avait fait inviter à l’une de ces parties dont elle en avait le secret, des sortes de happening qui tenaient tout à la fois du spectacle, du concert et du bal masqué. Elle n’avait pas eu à beaucoup me forcer, car le thème des réjouissances n’était évidemment pas fait pour me déplaire. Chiaroscuro ! Nous devions par tous les moyens faire resplendir les jeux de l’ombre et de la lumière. J’avais néanmoins refusé de suivre la suggestion de ma compagne qui voulait que nous nous grimions, elle en Artémis lunaire et moi en Apollon du Belvédère. Il faut le reconnaître, j’ai passé l’âge de me promener dans ces étoffes moulantes dont la couleur rosée est censée donner l’illusion du nu. Et cela, qui plus est, avec un sexe postiche, en carton pâte, vissé sur le ventre. Non ! J’avais préféré me déguiser en personnage de Georges de la Tour. Un large brandon à la main, couronné d’une fausse flamme qu’alimentait une pile électrique, j’imitais le « Jeune homme à la pipe ». J’avançais en soufflant sur ma braise postiche, tandis que celle-‐ci m’éclairait le bas du visage et déformait le reste de mes traits. J’avais revêtu pour l’occasion un costume de l’époque baroque, une surcote rouge sous un justaucorps marron, et je tenais dans ma main libre l’un de ces longs calumets de terre qu’a immortalisés la peinture flamande. Pour se venger sans doute du refus que je lui avais opposé lorsqu’elle m’avait fait part de son idée initiale, Safia avait opté pour un déguisement faussement antique. Vêtue d’un long voile indigo qui ne lui couvrait que les épaules et les jambes, elle avançait pieds nus, de cette démarche hésitante qui caractérise « La Nuit » de William Bouguereau. Quand elle sortit de sa chambre, je crus un instant qu’elle s’était couvert le buste et les hanches d’un de ces justaucorps chair qu’elle aimait à passer sous ses robes les plus légères, les plus 124 impudiquement ajourées. Mais à la contempler de plus près, toute à virevolter entre les meubles du salon, je dus me rendre à l’évidence. Elle n’usait d’aucun de ses artifices habituels. C’étaient bien ses seins et sa hanche gauche, d’un blanc lumineux, opalescent, que laissaient apparaître l’étoffe d’un bleu profond, fixée par je ne sais quel stratagème aux omoplates ainsi qu’au côté droit. Nos déguisements ont toujours quelque chose de surprenant. C’est un peu notre passion. Mais je dois avouer cette fois que par la simplicité même de sa mise, Safia s’était surpassée. Elle reproduisait à la perfection le tableau allégorique qui lui avait servi de modèle. Elle avait même poussé le raffinement jusqu’à se faire accompagner d’une chouette qui planait un peu au-‐dessus d’elle. Nul besoin de demander par quel miracle l’oiseau la suivait ainsi à distance. Un léger bourdonnement trahissait la présence d’un moteur électrique téléguidé dont elle devait dissimuler la commande à distance dans les plis de son voile. On s’en doute, notre arrivée dans ces équipages ne passa pas inaperçue. À peine le taxi nous eut-‐il déposé devant la porte de l’immeuble, que les regards se fixèrent sur nous. Ce fut pire encore lorsqu’après avoir monté à pieds deux étages – l’ascenseur risquait d’endommager la chouette – nous pénétrâmes dans le vaste loft où se déroulaient les festivités. Safia surtout fut assaillie par des masques de toute espèce qui entendaient être les premiers à l’inviter à danser. Elle eut le plus grand mal à fendre cette foule devenue presque sauvage pour aller saluer, à mes côtés, l’organisatrice de la fête. Elle eut d’ailleurs à peine le temps de présenter ses civilités qu’un faux Roi Soleil l’entraînait dans un tango endiablé. C’est ainsi que je restai seul avec Marianne, notre hôtesse. Je la connaissais à peine et après avoir échangé avec elle quelques platitudes, je me sentis vite à cours de conversation. La jeune femme, heureusement, ne tarda pas à s’en rendre compte et mis rapidement terme à mon martyre. Virevoltant autour du buffet, elle me considéra un instant avant de me souffler à l’oreille : – Suis-‐bête ! Safia m’a pourtant bien dit que vous étiez musicien ! Venez que je vous présente à l’artiste de la soirée, la Marchesa delle Tenebre. Angelica della N* était effectivement marquise. Pour le reste, l’appellation sous laquelle elle s’était fait connaître n’était qu’un surnom. Elle devait ce sobriquet un peu ridicule – et à mon avis fort peu mérité – à l’extraordinaire qualité de l’interprétation qu’elle avait fournie quelques semaines plus tôt dans Les Leçons de Ténèbres de François 125 Couperin. J’avais assisté au concert, salle Gaveau, et sa prestation m’avait bouleversée. Elle était apparue dans une longue robe noire, quelques minutes après que le petit orchestre baroque qui l’accompagnait se fut installé. J’étais assis au balcon et à la voir ainsi, de loin, je songeais à ces minces statuettes de femmes que sculptent les Massaï. (J’ai oublié de dire qu’Angelica était noire comme l’ébène, et qu’elle n’était venue en Italie puis en France que pour suivre son époux, le marquis della N*, conseiller culturel à l’ambassade d’Italie, en poste à Nairobi avant d’être muté à Paris). Elle paraissait si svelte, si fragile. Et pourtant, c’est toute la puissance, la violence d’un désarroi surhumain qu’elle parvenait à faire percevoir en reprenant les lamentations de Jérémie, telles que Couperin les a mises en musique durant la semaine sainte de 1714. Dès l’envol de la première note, sur le RÉ de l’« Incipit », sa voix, nette et franche, se révéla dans toute sa précision et toute la richesse de son timbre. Je garde encore à l’oreille son attaque si pure sur le FA# de la Troisième Leçon, tandis que la basse continue glisse de manière presque insensible de la tonique à la sus-‐dominante. Planant bien au-‐dessus des vagues de l’orchestre, le « Jod » qu’elle articulait alors avec tant d’exactitude donnait très exactement l’impression d’être un rocher dans la tempête : un point fixe auquel on pouvait se raccrocher, mais contre lequel on pouvait également venir se fracasser le crâne. Marianne m’avait conduit jusqu’au petit salon dans lequel Angelica se préparait avant de paraître sur scène. Pianotant sur un clavier imaginaire, le claveciniste qui l’accompagnerait durant le récital se trouvait également dans la pièce. Ni l’un ni l’autre ni l’autre n’était costumés. Pourtant ils s’accordaient parfaitement au thème de la soirée. La cantatrice avait revêtu une longue robe de satin blanc, très échancrée dans le dos. Elle ne portait d’autre bijou qu’un pendentif fait d’un seul diamant, taillé en goutte d’eau. Le musicien qui partageait cette loge improvisée – un jeune gandin dont on prétendait qu’il était l’amant de la chanteuse – avait opté, quant à lui, pour un smoking assez conventionnel. Mais il l’avait passé par dessus une chemise et une cravate noire qui tranchaient violemment sur sa peau extrêmement pâle, à peine rehaussée, ici ou là, d’imperceptibles taches de son. Ainsi non seulement tous deux faisaient jouer, indépendamment l’un de l’autre, les contrastes de l’ombre et de la lumière, mais ils les portaient à leur paroxysme dès lors qu’on les considérait comme une paire – je me refuse à dire « comme un couple ». En tout point, l’accompagnateur apparaissait comme 126 un strict négatif de la diva. Il était le masculin venu s’opposer au féminin, la peau blanche qui tranchait sur la noire, le costume sombre et terne en parfait contrepoint de la robe claire et lumineuse. Marianne fit les présentations puis battit aussitôt en retraite au prétexte qu’elle devait s’occuper de ses invités. Je restai seul, ainsi, un peu gauche à devoir faire la conversation pendant qu’Angelica retouchait son maquillage, et qu’Hervé R*, son amant-‐ claveciniste, la dévorait des yeux. – Je vous ai entendue salle Gaveau, fis-‐je, ne sachant trop par où commencer. Et comme tout le monde, je suis resté sous le charme… – Vraiment ? fit Angelica, tout en fixant son miroir à l’endroit précis où mon image venait d’apparaître. – Vous y étiez absolument exquise, poursuivis-‐je, maladroitement. – Le compliment me va d’autant plus droit au cœur que vous êtes compositeur, je crois, Monsieur Pearl. L’un des rares d’ailleurs à n’avoir point écrit pour moi… – Point encore, Marquise… protestai-‐je sur le ton de la galanterie mondaine. Mais depuis votre dernier récital, je ne songe qu’à cela. – Nous verrons, mon cher Athanasius, nous verrons. Elle considéra un instant son jeune amant dans le miroir. Mais celui-‐ci, lassé sans doute de notre conversation de salon, ne s’intéressait plus à présent qu’à ses mains. Il multipliait les exercices les plus farfelus censément destinés à assouplir ses articulations et tournait en rond autour de sa chaise, en quête des supports les plus divers pour faire jouer ses phalanges. Angelica eut un sourire bienveillant, presque maternel dans sa direction puis elle leva les yeux dans ma direction. – Vous jouez du violoncelle, je crois ? murmura-‐t-‐elle. – Vous êtes bien renseignée, Marquise. C’est effectivement mon instrument de prédilection, même si comme tous les compositeurs, je passe une partie de ma vie au piano. Il reste, ajoutai-‐je en soupirant, qu’un archet entre les mains ou un clavier sous les doigts, je suis fort loin d’être un virtuose ! Et comme je lui demandais la raison pour laquelle elle m’avait posé cette question, elle déposa lentement son bâton de khôl sur la coiffeuse. – C’est à vous de trouver la réponse, cher Athan, répondit-‐elle rêveuse. 127 Un long moment de silence s’installa, qu’elle rompit après avoir consulté la pendule placée sous ses yeux. – Hervé !, fit-‐elle, nous devons y aller, mon chéri. Le public doit déjà être en place. Elle saisit le verre d’huile d’olive qui se trouvait devant elle, et en avala le contenu d’un trait. Elle se leva dans un froissis d’étoffes, presque électrique. Je n’eus que le temps de lui faire un rapide baisemain, elle m’échappait déjà, courant presque vers la scène improvisée dressée dans une pièce voisine. Je sortis une carte de visite de mon portefeuille, et avant de la déposer sur la coiffeuse, je griffonnais à la hâte un message qui, du moins l’espérais-‐je, montrerait à la cantatrice que je n’étais pas aussi sot que j’avais pu paraître : « Bon pour un duo soprano colorature et violoncelle, à retirer à mon domicile dans moins d’un mois ». Puis je pris à mon tour la direction de la salle de concert. Angelica ne donna pas signe de vie pendant plus d’une semaine. À vraie dire, je ne m’en souciai guère, car au lendemain de la soirée chez Marianne, Safia et moi mettions terme à trois années de vie commune. Ma compagne avait disparu avant même le concert et pour la première fois depuis longtemps j’avais dû dormir seul. Lorsqu’elle revint au beau milieu de la matinée, ce fut pour m’avouer que depuis longtemps ses sentiments avaient évolué de folle passion à la simple camaraderie. Certes, elle ne se dérobait pas à mes étreintes, mais les gestes de l’amour étaient pour elle devenus mécaniques et ne correspondaient plus qu’à une sorte d’hygiène corporelle. Elle me demanda la permission de demeurer quelques jours chez moi, le temps de s’organiser et de trouver un pied-‐à-‐terre, ce que je lui accordai bien volontiers. – Nous resterons de bons amis, Athan, murmura-‐t-‐elle en me caressant la joue avant de filer en direction de la salle de bains. Je fis mine de n’être pas affecté par cette rupture. Durant mes rares moments de loisir, j’aidais même Safia à boucler ses valises, et je le faisais volontiers en souriant, en plaisantant. Pourtant une douleur sourde me taraudait l’âme. Dès que je pouvais m’enfermer dans mon studio, c’était pour plaquer des accords sinistres au piano ou dérouler de longues mélopées à la main gauche dans les régions les plus graves du clavier. 128 Ma compagne quitta l’appartement le samedi suivant, et dimanche après-‐midi, Anglica m’appelait au téléphone. – Vous avez piqué ma curiosité, Athan. Oserai-‐je vous demander si vous avez avancé dans l’écriture de votre duo ? J’avais évidemment totalement oublié ma promesse, mais je n’en laissai rien paraître. – Cela progresse doucement Angelica. Je pense tenir les délais que je me suis moi même imposés. Voulez-‐vous que nous en parlions ? Nous pourrions nous retrouver ce soir, aux Deux Magots, pour l’apéritif ? – N’est-‐ce pas un peu rapide, Athan ? fit la voix à l’autre bout du fil. Marianne m’a dit pour Safia… Disons plutôt demain, à 17 heures. J’allais protester, mais elle avait déjà raccroché. Angelica avait-‐elle deviné que je n’avais pas même écrit la première note de notre duo. Elle paraissait savoir tant de chose… Une chose est sûre, elle m’offrait un répit. J’allais pouvoir mettre à profit ces quelques heures pour élaborer un projet dont j’avais tenté de faire croire qu’il était parvenu à maturité. Je commençai par chercher un texte. Errant au hasard dans ma bibliothèque, j’avisai un volume que Jean Cocteau venait de faire paraître, Clair-‐Obscur. Le choix s’imposait de lui-‐même. J’ouvris la mince plaquette et tombai par hasard sur une strophe qui me parut correspondre très exactement à ce que je ressentais sur le moment : Il est court le chemin de la flamme à la neige du rouge au blanc du blanc au bleu. Si le feu brûlait ma maison qu'emporterai-‐je ? j'aimerais emporter le feu. Je fermai les yeux, répétai le quatrain à trois reprises, et m’imprégnais des sonorités du poème. Puis je m’assis devant le piano, et sans même poser les mains sur le clavier, me mis à psalmodier les vers de Cocteau. Lentement la mélodie prit forme, mes doigts caressèrent longuement les touches, puis enfin les enfoncèrent. Je tenais notre duo. J’y travaillais toute la nuit, et le petit jour me trouva endormi, un stylo-‐plume à la main, le nez sur mon papier musique. J’avais intégralement composé le premier mouvement de l’œuvre. Je m’accordais une bonne matinée de sommeil, puis mis au propre la partition et passais les heures qui restaient avant mon rendez-‐vous à me préparer avec soin. Il me fallait un quart d’heure à peine pour rejoindre la terrasse des Deux Magots. J’avais tout le temps pour moi. Comme pour me débarrasser des effluves de la nuit passée, je 129 plongeais avec délices dans un bain chaud, puis je consacrai un long moment à me choisir une chemise, une cravate. Je m’habillai en chantonnant les premières mesures de mon duo, et après un dernier regard à la glace de ma chambre, je glissai la partition dans la poche intérieure de ma veste et pris la direction de Sain-‐Germain-‐des-‐Prés. Angelica était déjà à la terrasse lorsque j’arrivais. Et je n’ai pas souvenir de m’être aperçu alors de la moindre singularité concernant son ombre. Peut-‐être le soleil, particulièrement lumineux ce jour-‐là, m’en empêcha-‐t-‐il. De toutes manières, j’étais aimanté par le regard de la jeune femme et ne me préoccupais guère des menus événements qui pouvaient se dérouler à nos pieds. – Alors, ce duo ? lança la cantatrice en sirotant son thé à la menthe une fois que j’eus commandé une boisson. Je lui décrivis dans les détails l’œuvre telle que je l’entrevoyais à présent : trois mouvements, tous conçus sur une même cellule de huit notes, mais interprétée selon des harmonies et des rythmes toujours différents. Puis je sortis la partition de ma poche et la lui tendis. – Je n’ai achevé que le lento introductif, expliquai-‐je. Mais cela vous donnera une idée. J’ai opté pour une écriture minimaliste, je crois. Un simple contre-‐chant au violoncelle qui donne sa touche obscure, mais chaude à cette voix si claire, mais presque désincarnée. Angelica déchiffrait silencieusement la partition. J’eus l’impression qu’elle ne m’écoutait guère. De sorte que je finis par me taire et la laisser lire. Enfin, elle finit par lever le nez des portées et, tout en m’adressant un sourire étrange, presque douloureux, elle murmura : – C’est très beau, Athan. Je vous remercie infiniment. Je dois dire en outre que cela convient parfaitement à la mélancolie qui m’habite depuis plusieurs jours. – Puis savoir la raison de cette tristesse soudaine, Marquise, si cela n’est pas indiscret ? – Comment ?... Mais… Vous n’êtes pas au courant ? Comme je la regardais de mon air le plus stupide, échafaudant toutes les hypothèses, elle eut une petite moue qui mêlait l’ironie à une vague chagrin. – Hervé nous a quitté, expliqua-‐t-‐elle. Il est mort la semaine dernière. Et cela à la suite d’un étrange coup de sang… Mais vous ne lisez donc jamais les journaux, Monsieur Pearl ? 130 L’amant claveciniste, ainsi qu’Angelica me l’apprit alors, avait été retrouvé comme statufié à son clavecin, les mains formant encore un accord de RÉ mineur. Il avait les traits enduits d’une poussière noirâtre, comme s’il s’était fait exploser une machine infernale en pleine face. Son cadavre ne présentait cependant aucune marque de violence, pas la moindre blessure. Les médecins conclurent à un banal accident vasculaire cérébral. Mais, quels que furent les trésors d’ingéniosité déployés par les croque-‐morts, aucun d’entre eux ne parvint à débarrasser le défunt des traces sombres que la crise d’apoplexie lui avait fait monter au visage. Je quittais Angelica presque aussitôt après qu’elle m’eut appris cette nouvelle. Ce ne fut donc pas ce soir-‐là que je prêtais attention à son ombre. Et je ne m’en souciais guère plus les jours suivants, alors que je rencontrai presque quotidiennement la marquise, au prétexte de lui faire connaître les progrès de ma partition. Nous nous retrouvions pourtant dans les endroits les plus divers : cafés, restaurants, musées, jardins publics. Certes, je pus constater à plusieurs reprises que son ombre était double. Mais que ce fût en plein jour, ou une fois la nuit tombée, j’expliquai à chaque fois le phénomène par une singularité de l’éclairage, la présence de deux réverbères par exemple, ou de quelque surface polie réfléchissant la lumière du soleil. Ce fut lors d’une de nos nombreuses promenades dans le Jardin du Luxembourg que je saisis enfin – mais quand ? – le caractère extraordinaire du phénomène. Je me retournai pour faire taire un roquet qui nous avait pris en chasse et ne cessait d’aboyer dans notre dos. Je me préparais à maudire les propriétaires qui se refusent à tenir en laisse leurs animaux de compagnie quand j’eus la brusque révélation du mystère. La petite créature hargneuse ne présentait qu’une ombre unique parfaitement conforme à son allure générale. Angelica au contraire en projetait deux sur le sol. La première reproduisait avec fidélité les contours de sa silhouette. Mais la seconde, en partie imbriquée dans sa voisine, était fort différente. Plus grande, mais aussi plus massive, elle avait quelque chose de monstrueux qui ne tenait pas seulement au fait qu’elle était inexplicable. Elle semblait menacer l’ombre jumelle, rassembler ses membres avant de lui sauter à la gorge. Angelica saisit sur-‐le-‐champ le sentiment de consternation qui s’était brusquement emparait de mon esprit. Elle m’attira en direction d’un banc, et me pressant le bras, m’invita à s’asseoir à mes côtés. 131 – Oui, mon ami, commença-‐t-‐elle, vous avez bien vu. Deux ombres m’accompagnent. D’ordinaire je m’arrange pour que personne ne le remarque. Mais ce petit chien m’a surprise et, je le vois bien… dénoncée. Je vous dois donc quelques explications. Seul, mon mari est au courant. Après m’avoir traînée de guérisseurs en sorcier, il a fini par en prendre son parti. Mais c’est pour mener une vie presque indépendante à la mienne. Il n’y a guère que pour les réceptions officielles dans les ambassades ou les ministères qu’il me force à faire acte de présence. Cela fait cinq ans qu’il ne m’a pas touchée. C’est d’ailleurs lui le premier qui m’a baptisée la « Marquise des ténèbres », bien avant que je ne chante les Leçons de Couperin. D’une façon ou d’une autre, je dois le dégoûter. – Mais, Angelica, demandai-‐je d’une voix que nouait l’émotion. Comment… Comment cette chose-‐là… je veux dire : l’apparition de cette ombre mauvaise, comment cela s’est-‐il produit ? – J’y viens Athan… Le souvenir en est si lointain et pourtant si présent… Vous ne vous êtes jamais demandé comment la fille qu’un petit paysan kenyan avait pu devenir une cantatrice célèbre et, si vous me pardonnez ce trait d’orgueil, une interprète adulée par des milliers de mélomanes ? Eh bien, je vais vous le dire. J’avais treize ans à peine quand il est entré en moi, quand il m’a prise sauvagement, comme si j’étais une proie longtemps convoitée, observée à distance… – Mais… de qui parlez-‐vous, Angelica ? – Je ne sais pas son nom, Athan. Je n’ai rien vu de lui, ni son corps, ni son visage. Tout ce que j’en connais, c’est son ombre. Je me promenais dans la forêt qui jouxtait le domaine familial. J’étais heureuse, insouciante, même si je sentais en moi comme un frémissement inconnu. La nuit précédente, j’avais rêvé de M’Gando, le jeune pâtre de la ferme voisine, et je m’étais réveillée en nage, la main entre les cuisses. J’aurais presque oublié cet épisode nocturne alors que me promenais sous les grands arbres, si la pulsation insistante que j’avais entendu marteler pendant le songe ne continuait à résonner à mes oreilles. « Le soleil était si chaud, il parvenait à percer à travers les hautes futaies comme s’il cherchait à darder sur moi ses rayons. C’est ainsi que je me suis dirigée vers la partie la plus obscure de la forêt. Et là, pour goûter à la fraîcheur retrouvée, je le suis allongée sur la mousse épaisse qui recouvrait entièrement le sol, jusqu’à gainer le pied des camphriers ou des rhododendrons. Je sentais sous mon corps le pouls du monde battre au même rythme que le mien. Je me suis mise à fredonner une très ancienne berceuse 132 massai. C’est alors qu’il est arrivé. Au début ce n’était guère qu’un contre-‐chant hésitant, qui reproduisait dans le grave et comme en miroir les moindres mouvements de mon chant. Puis ce fit bientôt comme un guide, un maître qui me désignait la voie à suivre. Il anticipait chaque intervalle et me poussait jusque dans des retranchements inconnus. J’oubliai l’ancienne chanson et m’envolai dans des mélismes sans fin. J’ignorais tout de l’art du contrepoint et pourtant je me pliais à sa volonté implacable. Je me mis à oser des intervalles inattendus, des inflexions inouïes. J’étais prise entièrement par sa musique. « C’est dans cet état que j’ai commencé à percevoir que sa présence n’était pas seulement sonore. Une main avait soulevé mon pagne et, après avoir hâtivement caressé mon sexe, s’était frayé un chemin entre mes petites lèvres. Lorsqu’un des doigts est entré en moi, j’ai atteint pour la première fois le CONTRE-‐FA auquel je dois aujourd’hui une bonne part de ma réputation. Puis je me suis sentie ballottée en tout sens, agitée comme une simple poupée de chiffons, et bientôt pénétrée par un organe dont j’ignorais la forme mais qui me parut énorme. « J’avais peur, évidemment, et mal, terriblement. Pour autant quelque chose en moi acceptait ce viol innomé, jusqu’à y trouver secrètement du plaisir. Et c’est ainsi Athan que j’ai connu mon premier orgasme. Quand la tension est enfin retombée, quand l’esprit qui m’avait prise eut disparu, je commençais à devenir la cantatrice que tu connais. J’avais trouvé ma voix : il suffirait que j’aille étudier un peu à Nairobi pour devenir la diva que s’arracheraient tous les orchestres d’Europe. Dès cet instant, la petite paysanne que j’étais et qui ne connaissait l’opéra qu’à travers ce qu’en avaient rapporté quelques filles de colons croisées au hasard, oui la kenyane inculte que j’étais allait devoir se battre contre sa famille et les institutions pour trouver une place dans un pensionnat de la capitale et, avant tout autre chose, y apprendre la musique. « Toutefois, il me fallait auparavant sortir de la forêt où m’avait été fait cet étrange don. Ce fut quand j’atteignis les hautes herbes que le vent fait ployer à la lisière du bois que j’en pris conscience : une autre ombre que la mienne me suivait. Depuis, elle ne m’a jamais quitté. » L’histoire d’Angelica avait beau relever du fantastique, je devais me rendre à l’évidence : ni l’un ni l’autre n’évoluions dans un conte d’Hoffmann ou de Chamisso. L’ombre superflue, même si nul autre que moi n’y prêtait attention, n’avait rien d’une fiction. À la contempler, à toucher parfois les objets, les murs ou parties du sol, ou elle étendait sa 133 double silhouette, je ressentais un curieux malaise. Car elle me faisait pénétrer dans un monde où les lois ordinaires de la causalité n’avaient plus cours. Et c’était comme si tout mon univers intellectuel s’effondrait lentement. Je finis néanmoins par m’accommoder à la situation. Et cela d’autant plus facilement que notre aventure dans le Jardin du Luxembourg avait eu pour effet de nous rapprocher singulièrement, Angelica et moi. Nous fûmes bientôt inséparables. Dès que le travail ou les obligations familiales de la jeune femme nous laissait un instant de répit, nous mettions à profit cette brusque suspension du temps pour nous retrouver, et passer ensemble la soirée ou l’heure volée à notre activité quotidienne. Nous n’étions pas amants pourtant. Chaque fois que nos étreintes se faisaient plus pressantes et nos baisers plus tendres, mon amie détournait le visage et, me caressant tendrement, la joue me murmurait à l’oreille : – Laisse-‐moi encore un peu de temps, Athan…Je ne suis pas prête. J’avais depuis longtemps achevé le duo, mais ses différents engagements n’avaient pas permis à Angelica de travailler ma partition. Enfin une accalmie se fit dans son emploi du temps et nous décidâmes de nous mettre tous deux au travail et préparer ainsi l’enregistrement de l’ouvrage. Je me rendais chaque jour au domicile de la cantatrice, et la faisait répéter en l’accompagnant au piano, ou encore au violoncelle. Les pauses étaient des moments de tendresse où, parlant de tout et de rien, nous échangions des baisers, des caresses. Puis la nuit tombait. Parfois, nous allions dîner « Chez Georges », le petit restaurant qui semblait monter la garde au pied de l’immeuble. Parfois encore nous nous rendions au concert, au spectacle. Mais le plus souvent je devais l’abandonner à ses obligations d’épouse. À chaque fois cependant, et quelle que soit l’heure, la soirée s’achevait sur un rite inébranlable. Je reconduisais Angelica à quelques pas de chez elle, je l’aidais à pousser le lourd vantail de l’entrée, déposais un baiser furtif sur ses lèvres, regagnais, généralement à pieds, mes pénates. Cependant, une nuit où nous nous séparions exceptionnellement tard, elle me glissa à l’oreille : – Massimo est parti en Italie pour la semaine. J’aimerais que tu restes dormir à la maison. Je crois que je suis prête. J’ai enfoui ma tête dans le creux de son épaule et l’ai étreinte en silence. Puis la relâchant enfin, je l’ai suivie jusque chez elle. 134 Angelica portait la même robe blanche que lors de notre première soirée chez Marianne. Entre ses seins brillait le même diamant. Elle m’a précédé dans le grand salon où son richissime époux entassait des trésors de la Renaissance italienne. C’est là, entre une scène biblique du Pontormo et un lavis d’Andrea di Bonaiuto, qu’elle s’est lentement dégrafée, après déposé sur le phonographe le premier disque d’un jeune pianiste dont tout Paris commençait à célébrer le talent, Aldo Ciccolini. Angelica ressemblait à une liane, ondulant longue et fine au rythme lent des Gymnopédies de Satie. Le satin blanc glissait sur la peau noire, dénudant un peu plus de peau à chaque mesure. Puis les accents rêveurs des Gnossiennes se mirent à résonner, un peu aigres, dans toute la pièce. Au premier accord de FA, le sein droit se libéra de l’étoffe qui, un bref instant, avait retenu dans ses plis l’extrémité du mamelon. À peine déformé par la traction qu’exerçait sur lui le tissu, le globe rond et ferme s’abaissa de quelques millimètres, puis presque aussitôt reprit son assise naturelle. L’aréole, soudain gorgée de lumière, se mit à scintiller comme un bijou de jais, et il me sembla voir perler une goutte nacrée au sommet du téton. Je n’eus pas le temps cependant d’y fixer mon regard, car déjà le second sein apparaissait, et bientôt le ventre, le creux mystérieux du nombril. À l’instant même où Aldo Ciccolini attaquait les deux LA de la troisième Gnossienne, la robe glissant rapidement sur les cuisses, puis les mollets, s’effondra aux pieds de la jeune femme comme mousse l’écume aux pieds des Vénus maniéristes. Angelica s’immobilisa soudain, droite et longue. Son buste d’idole massai faisait un contraste étonnant avec ses hanches et plus encore avec ses cuisses. Car elle avait conservé son porte-‐jarretelles de dentelle blanche et les hauts bas de soie dont l’étoffe diaphane ne laissait qu’en partie deviner le noir des jambes. Je trébuchai sur l’étui de mon violoncelle, abandonné là au terme de notre répétition de l’après-‐midi, et m’avançai, hésitant, vers cette statue d’ébène et de nacre qui semblait m’attendre dans la lumière. En riant, Angelica me saisit par la main et m’entraîna jusqu’à sa chambre. À peine Angelica se fut-‐elle allongée sur le lit qu’elle s’est mise à chanter. Après une ou deux vocalises, elle a entonné la partie de soprano de notre duo. Puis elle a très lentement entrouvert les cuisses. Sous la broderie blanche, largement ajourée, j’ai vu s’ouvrir une tendre cyprée à la coquille rose et satinée. J’ai soulevé l’étoffe légère qui recouvrait ce trésor marin et l’ai frôlé de mes lèvres. Mais presque aussitôt j’ai ressenti 135 comme une sensation de brûlure et une suite de sons s’est élevée du ventre de ma compagne. C’était très exactement la mélodie de violoncelle qui, dans notre duo, faisait contrepoint avec le chant. Ma partie ! L’esprit de la forêt kenyane, dont l’ombre n’avait cessé de suivre la cantatrice, me volait ma partie. Car ce ne pouvait être que lui. Une nuée noire, comme une poussière d’ébène pulvérisée, s’était mise à tourbillonner dans la pièce. Et je la vis prendre très exactement la forme que j’avais aperçue dans le Jardin du Luxembourg. Puis elle se dissipa et forma un vortex dont la pointe vint se placer au-‐ dessus d’Angelica, jusqu’à lui effleurer délicatement le sexe. La jeune femme se cambra, écarta les cuisses et s’ouvrit largement pour livrer passage à l’être impalpable qui s’était interposé entre nous deux. Pour autant, elle n’avait pas cessé de chanter et abordait à présent le deuxième mouvement de notre duo. La seconde voix non plus ne s’était pas tue. Elle avait même gagné en puissance. Elle ne cherchait plus à imiter le timbre du violoncelle, mais se chargeait de sonorités étranges aux harmoniques chaudes et fortes. Soudain, elle cessa de respecter scrupuleusement la partition. Je crus tout d’abord à une erreur. Mais bientôt, je dus me rendre à l’évidence. Chaque nouveau changement introduit dans la ligne mélodique d’origine ne pouvait être que volontaire. Il apportait en effet une profondeur, une beauté nouvelle à l’ensemble et parallèlement incitait Angelica à déborder de son rôle. Soulevée par des ondes de plaisir, elle prenait appui sur ce contre-‐chant inédit pour développer des phrases nouvelles, brodées des mélismes originaux. On ne déformait pas mon œuvre, non ! on la perfectionnait, on l’élevait au rang du sublime. Mais je ne m’y retrouvais plus. Je perdais le fruit de mon travail et avec lui la femme que j’aimais et qu’un autre sous mes yeux conduisait à l’orgasme. Alors, de rage, j’ai couru jusqu’au salon où nous avions répété toute la journée. Je sortis mon violoncelle de son étui, près du piano, et regagnai aussitôt la chambre d’Angelica. J’approchai une chaise, enfonçai hargneusement la pique de l’instrument dans le tapis. Puis, me jetant à corps perdu dans la musique, je vins offrir à ma maîtresse l’appui d’un contre-‐chant qui respectât parfaitement la partition originale. L’ombre réagit immédiatement et se lança dans des improvisations sans nombre. Mais je tenais bon. À grands coups d’archet, j’imposais mon rythme et mes harmonies. Un véritable duel s’ensuivit, pendant lequel je vis le corps d’Angelica ballottée en tout sens comme un fétu de paille. Elle ne jouissait plus, je la devinais déchirée par une souffrance horrible. Mais il m’était impossible de céder à l’esprit de la forêt. C’eût été renoncer à la fois à mon 136 œuvre et mon amour. Et sans plus regarder le corps de la jeune femme, qu’écartelait chaque dissonance, je poursuivis mon combat. Nous avions depuis longtemps achevé le deuxième mouvement et attaqué le troisième. Nous approchions de la cadence finale, lorsqu’enfin la musique se calme et que, sur les envolées suraiguës de la voix, le violoncelle fait résonner une longue pédale de dominante tandis que les doigts de la main gauche frappent les cordes directement sur le manche. Soudain la voix de l’ombre fit entendre un si bémol, et Angelica qui a cet instant devait attaquer son CONTRE-‐FA, marqua un temps d’hésitation. D’un coup d’archet insensé, je fis résonner le la qu’indiquait la partition, comme pour lui donner du courage. Mais l’esprit de la forêt fit à nouveau monter sa note terrible, l’accompagnant d’une gerbe d’harmoniques. La voix de la jeune femme monta jusqu’au mi et se brisa. Il ne restait plus que seize mesures. Je poursuivis comme si de rien n’était, frappant frénétiquement le manche du bout de mes doigts, tandis que l’archet frottait la corde de do. Je sentis enfin que mon adversaire lâchait peu à peu prise. Il cessa bientôt d’improviser, se contenta de suivre calmement la partition, puis se tut. À l’instant du point d’orgue final, seul mon violoncelle résonnait dans la pièce. Lorsque les dernières vibrations se furent éteintes, je posai l’instrument sur la tranche et m’élançai en direction du lit. C’est seulement quand j’étreignis Angélica et l’embrassai que je compris qu’elle était morte. Je la veillai jusqu’au petit jour, et lorsqu’au matin j’ouvris les volets de la chambre, je ne vis se dessiner sur le satin blanc du lit qu’une ombre unique, une ombre qui reproduisait à la perfection la silhouette adorable de la femme aimée. Je me suis agenouillé au pied du lit et j’ai contemplé longuement ce corps. C’est ainsi que Massimo della N* m’a trouvé. Il soupçonnait depuis longtemps sa femme d’avoir un amant. Il avait prétexté un voyage urgent pour la prendre en flagrant délit d’adultère. Voilà, Monsieur le Commissaire. Je comprends que mon histoire puisse vous paraître invraisemblable. « Explication délirante d’un psychopathe », comme vous venez de l’inscrire sur votre rapport. D’une certaine façon, c’est vrai, j’ai assassiné la femme que j’aime. Je ne vous en veux donc nullement de m’avoir passé les menottes. Faites en sorte à présent que le procès aille vite. Je crois avoir perdu définitivement le goût de vivre. 137 Les tambours du vent Alors Yahvé modela l’homme avec la glaise du sol, et insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant. Genèse, II, 7. – Tu es comme le vent, lui dit-‐elle, le vent qui descend des hautes plaines et vient se perdre dans nos oyats. Tu es comme le vent, caressant mais insaisissable. Tendre, frais, enivrant. Comme un vent violent parfois, terrible, déchaîné. Il lui sourit, posa la main sur sa joue, en redessina maladroitement la courbe, suivit d’un doigt rêveur le tracé de la lèvre supérieure, s’arrêta un peu, mais à peine, sur la cicatrice qui ne parvenait à entamer vraiment la beauté de la jeune femme, et se coula contre elle, plutôt glaise souple que courant d’air. – Le vent est mon ennemi fidèle, Douce, ce n’est en rien mon frère… – Et d’où tiens-‐tu, amour, que deux fils, issus de la même mère ne se peuvent haïr ? Ne penses-‐tu pas qu’au contraire ils se jalousent, précisément parce qu’ils sont sortis d’un seul ventre ? Il eut un bon rire franc. – Si, de la sorte, l’hostilité est gage de fraternité, alors oui, mon âme, je suis comme le vent. Douce ferma les yeux. Les premières images de leur rencontre lui revinrent en mémoire. Elle s’était levée tôt, comme à l’ordinaire, pour aller se laver au fleuve et remplir les deux sacs d’argile qu’elle utilisait quotidiennement dans son petit atelier. Mue par un instinct qu’elle ne s’expliqua guère par la suite, elle avait cependant légèrement dévié de sa route habituelle. Elle s’était rapprochée de la ville et soudain s’était trouvée face aux tambours du vent… Elle était restée un long moment à contempler ces immenses gibets où l’on suspend les condamnés à une toise du sol, après leur avoir lié les poings et les pieds. On tire sur les cordes jusqu’à écarteler les suppliciés puis on les laisse se dessécher au soleil. Tout le temps que dure leur agonie, le souffle inconstant de la steppe les projette dans une 138 direction, puis une autre, faisant sonner leurs corps comme la peau tendue d’un bendir. Plus que de la soif ou de la faim, plus que des déchirements qu’entraîne la tension des longes, c’est, dit-‐on, de l’atroce musique du vent que meurent les condamnés, de ce battement inégal qu’ils accompagnent de hurlements, de vociférations ou de suppliques. Il y avait là trois hommes, portés ensemble par chaque mouvement de l’air. Le plus proche de Douce était visiblement mort. La tête couchée sur le côté, il donnait l’impression d’avoir la nuque brisée. Plus loin, sur la troisième potence dansait un individu qui ne cessait de gémir, d’insulter des passants imaginaires ou, alternativement, d’implorer leur pitié. La jeune femme en aurait ressenti de la compassion si le regard de l’homme ne l’avait trahi. Ses prunelles noires, étrangement lumineuses, révélaient à quel point il était veule et fourbe. Elle regarda autour d’elle, comme à la recherche des interlocuteurs du condamné, et constatant qu’à cette heure du jour, toute la ville dormait encore, elle adressa au misérable une brève réprimande : – Eh ! l’homme ! il n’y a personne. Tu ferais mieux de te taire, afin d’économiser tes forces. Mais l’autre reprit de plus belle, se répandant en propos outrageux à l’encontre de la jeune femme. Le supplicié que ces deux frères de douleur encadraient de la sorte, quant à lui, ne disait mot. Brûlé par le soleil, son corps robuste, épais même, couvert de cicatrices, de plaies encore à vif, disait qu’il devait avoir été pendu là bien avant les autres. Ses paupières mi-‐closes laissaient tout juste deviner l’éclat d’yeux clairs, à peine teintés, comme l’eau qui court sur les pierres grises et sur le sable mordoré. – Et toi, le taiseux, lança Douce, qu’as-‐tu donc fait pour être en si bonne posture ? – Rien, dit-‐il, j’ai tué. – Un meurtre ? Et toi, tu appelles cela « rien » ? – Il ne méritait pas de vivre. – Tu peux constater en tout cas que la justice n’a pas suivi ton opinion, l’ami ! – Il était riche, répondit simplement l’agonisant, avant de retomber dans un complet mutisme. Que se passa-‐t-‐il alors en Douce ? Eut-‐elle peur que ce silence ait été signe de mort, et que par ses questions elle se fût rendue solidaire, complice même de la sanction infligée à l’assassin ? Eut-‐elle plus simplement envie de ce grand corps abandonné sur le seuil de l’au-‐delà ? Cela faisait si longtemps qu’un homme ne l’avait pas prise… Elle fit un 139 tour complet sur elle-‐même afin de s’assurer que personne ne pouvait la voir, sortit de sous sa chemise le petit ciseau de sculpteur qui ne la quittait jamais, et trancha les liens de quatre coups nets, libérant les pieds tout d’abord, puis les poignets. Dans un gémissement à peine audible, l’homme s’effondra sur le sol, comme une masse pesante et molle. Le vent l’avait brisé, le soleil desséché, il était évidemment incapable de se mouvoir et elle de le porter. – Es-‐tu sotte, se dit Douce. Ne pouvais-‐tu songer à cela plus tôt ? Dans quelques instants les portes de la ville s’ouvriraient, laissant le passage aux premiers ouvriers de la mine. Il était certain que l’un deux l’apercevrait et donnerait l’alarme. Il fallait provisoirement soustraire son protégé aux regards, puis trouver un moyen de le conduire en lieu sûr. Elle rassembla ses forces et poussa l’homme, le faisant rouler sur lui-‐même, en contrebas de la colline. A chaque tour, les pierres déchiraient un peu plus ses muscles, rouvraient ses plaies, mais lui ne réagissait même plus. – Ne bouge pas, dit-‐elle enfin à la pauvre dépouille, je vais te tirer de là. Elle dissimula grossièrement l’homme en jetant sur lui sa longue robe du désert, couleur de sable et de pierres jaunes. Elle fila nue jusqu’à sa demeure, hésita un moment à atteler son âne au tombereau, puis songeant que l’animal serait assurément trop lent, se résolut à prendre une simple charrette à bras. Elle courut comme une démente jusqu’à l’endroit où elle avait abandonné le moribond, le fit glisser sur le large plateau de bois, récupéra sa robe, l’enfila et emporta au pas de course son précieux butin jusque chez elle. Le vent, qui avait redoublé d’activité avec les premiers bruits de la ville, semblait la porter sur la route. Douce cacha l’agonisant dans une remise, derrière de vieilles faïences ébréchées, et le soigna pendant trois semaines. Bien sûr, des hommes d’armes vinrent enquêter. Le conseil de la ville les avait lancés sur la trace de ce condamné qu’un mauvais citoyen, à ce qu’ils dirent, s’était plu à débrancher nuitamment. Douce emprunta un sourire de circonstance et les guida dans sa demeure, son atelier et ses réserves. Ils marchèrent dans la glaise, cassèrent quelques pots, forcèrent la porte de la remise. Mais comme le jour baissait, ils étaient pressés de rentrer chez eux pour y culbuter femmes ou souillons. Ils ne s’aventurèrent guère au-‐delà du seuil. 140 Cet incident mis à part, Douce put se consacrer, dans les moments de liberté que lui laissait son ouvrage, à panser les plaies de son protégé. Toutes les nuits, elle le veillait en silence, le moindre gémissement la tirant de la suave somnolence où la fatigue la plongeait. Au matin, elle le nourrissait, mâchant longuement de la mie de pain trempée dans du lait avant de se pencher sur lui et d’appliquer ses lèvres sur sa bouche entrouverte pour y laisser descendre la pâte juteuse qu’elle avait patiemment élaborée. Le soir, quand la fraîcheur tombait, elle appliquait sur ses blessures une pâte d’argile et d’herbes apaisantes. Enfin, chaque fois qu’elle le pouvait, elle passait lui donner un peu d’eau dans un joli bol bleu qu’elle avait cuit la veille de leur rencontre. Un jour, c’était à la sixième heure, le soleil pénétrait par tous les interstices de la remise, il lui prit le bol des mains, le porta au-‐dessus de sa tête avant de boire, et le contempla un instant en pleine lumière. – Très joli, fit-‐il simplement. – C’est moi qui l’ai tourné et cuit, mon ami. Il but une gorgée, reposa le bol à côté et, pour la première fois, ouvrit largement les yeux dans sa direction. Elle détourna le regard. Mais il lui prit doucement le menton et ramena vers lui son visage. – Cela aussi est très joli, ajouta-‐t-‐il. Douce frémit. Elle se savait vilaine, du moins enlaidie par un méchant bec-‐de-‐lièvre. Les hommes qui l’avaient eue ne s’étaient jusque-‐là intéressés qu’à son corps, lui tourné à la perfection. À chaque fois d’ailleurs, ils l’avaient prise par derrière, comme pour ne pas voir son visage. Elle pointa de l’index la cicatrice qui déformait légèrement sa lèvre supérieure. – Parce que tu trouves cela joli ? demanda-‐t-‐elle presque agressive. Le blessé eut un sourire triste, il la considéra longuement, puis passa un doigt malhabile sur la courte entaille. – Un des stigmates de la vie. Regarde, mon corps en est plein. Cela ne nous rend pas plus laids. Qu’est-‐ce que la beauté ? Il marqua une pause avant de poursuivre… « La beauté, c’est ce qui sans cesse meurt en nous, ce qui sans cesse se fane et qui pourtant s’attarde comme si le temps ne nous était pas compté. Cette balafre, mon amie, c’est la trace de ta beauté perdue et cependant à jamais présente. » 141 Douce eut le sentiment de comprendre ce que lui disait l’homme, même si, prises une à une, les formules qu’il avait employées lui semblaient impénétrables. Elle s’étonna de ce qu’un corps aussi gauche, aussi grossier puisse proférer de telles sentences. De sorte que, l’esprit préoccupé, elle ne résista qu’à peine lorsque, lui posant les mains derrière la nuque, il la contraignit à approcher. Leurs lèvres se touchèrent, il la força encore un peu et l’embrassa avec cette violence presque désespérée de ceux que la mort traque. Elle se rejeta en arrière. – Je me réjouis de constater que vous allez beaucoup mieux, et je… Elle ne put achever sa phrase. Le blessé l’avait à nouveau basculée contre sa poitrine. Lui écartant les cuisses de ses mains larges, il la força à le chevaucher. Sans cesser de la fixer, il la pénétra brutalement de son sexe. Elle eut l’impression qu’il allait la déchirer, et pourtant ne ressentit qu’une douleur exquise. Tout comme les mots qu’il avait eus tout à l’heure, le regard qu’il posait à présent sur elle sans presque ciller faisait un incroyable contrepoint à la brutalité de ses mouvements, à cet organe dur qui semblait s’enfoncer en elle jusque dans des profondeurs inconnues, à ces mains qui lui pétrissaient les seins ou les fesses. Telle une saveur douce amère, ces noces subites faisaient s’épouser les contraires, la violence en devenait douce, et la tendresse presque batailleuse. D’abord passive, quasiment inerte, la jeune femme se contenta d’obéir aux gestes de l’homme, puis peu à peu, le désir irradia chacune de ses terminaisons nerveuses. Elle se mit à tanguer, à onduler sur le ventre de l’homme, le souffle de plus en plus court. De ce jour, Douce et son protégé connurent des extases répétées, des noces bouleversantes. Et chaque fois, tant que le plaisir se diffusait dans tout son corps, les yeux grands ouverts de son amant restaient obstinément fixés sur elle, comme pour la pénétrer avec une tendresse que contredisait chacun de ses gestes. Même lorsqu’il la prenait par derrière, l’homme finissait toujours par la forcer à tourner la tête, jusqu’à lui rompre les vertèbres, afin de l’obliger à le dévisager. À l’instant de l’orgasme, la jeune femme ne voyait plus que ce regard qui scintillait d’étrange façon, comme l’eau qui court sur les pierres grises et sur le sable mordoré. L’homme recouvra peu à peu la santé. Dissimulé sous des loques de paysan, il aidait Douce dans son atelier, l’approvisionnait en glaise, tisonnait son foyer, parfois même moulait une statuette. La jeune femme le couvait alors d’un œil attendri, ému par la 142 maladresse de ce grand corps, redevenu si puissant après la longue période de convalescence. Elle venait à ses côtés, prenait ses mains énormes dans les siennes, guidait ses gestes, lui apprenait à jouer avec la glaise comme avec un corps complice. – Pense à un sein, au sein de la femme que tu aimes, lui disait-‐elle alors, laisse la terre respirer, son pouls battre sous ta main. Il riait, venait poser sa grosse patte sale sur la tunique de Douce, faisait mine de pétrir le corps de la jeune femme, qui se reculait en riant et jouait à se réfugier dans le coin le plus éloigné de l’atelier. Avec le temps néanmoins, Douce constata que les absences de son compagnon s’allongeaient chaque jour un peu plus lorsqu’il s’en allait, le matin, lui chercher de l’argile près du fleuve. Elle en conçut une jalousie dont, quelques mois plus tôt, elle ne se serait pas cru capable. Persuadée qu’une femme le retenait là-‐bas, elle se résolut à le suivre. Dissimulée derrière des touffes d’oyats, elle le vit alors remplir de glaise les deux sacs dévolus à cet effet, puis s’asseoir à même le sol et tirer de sa veste grossière un objet mince et long qu’il plaça avec soin entre ses doigts énormes. Une mélopée monta bientôt, lancinante et mélancolique, comme une douleur ancienne vous assaille en vagues successives, se mêlant au vent qui passe, épousant ses moindres ondoiements, ses sautes d’humeur, ses hésitations et ses fulgurances. Elle s’approcha de lui, ondulant involontairement au rythme de la mélodie. – J’ignorais, mon ami, que tu étais musicien ! Le visage de l’homme se fendit d’un franc sourire qui lui dénuda largement les dents, d’une blancheur insoupçonnée. – Je l’ignorais aussi, Douce, jusqu’au jour où je suis arrivé ici. Il m’est venu l’idée de couper un roseau, d’y percer des trous. Oh ! tu t’en doutes, j’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois… Je suis tellement maladroit. Mais avec un peu de patience et d’obstination, on arrive à tout. Elle contempla un instant le fleuve qui doucement descendait vers l’estuaire, les flots chargés d’alluvions, la ligne ondoyante des collines alentour, la végétation clairsemée, luttant contre les pierres, et surtout la lumière intense qui baignait le décor. – Le paysage t’a inspiré, insufflé sa musique ? demanda-‐t-‐elle. – Ce n’est pas tant le paysage, fit-‐il, que le vent qui le caresse. L’un des vents. Il m’a parlé lorsque j’étais pendu au gibet. À chaque fois qu’il soufflait, lui et lui seul, apportant 143 ses parfums d’épices et de jasmin, j’entendais une musique étrange qui me bouleversait. Je croyais alors que c’était le chant du trépas… Puis j’ai compris que la mort n’était pas une sirène, que c’était d’autre chose qu’il s’agissait, quelque chose que j’ai cru trouver le long de ce fleuve. Quelque chose… ou quelqu’un. Il la regarda intensément avant d’ajouter : « Mais il me manque une note. Je n’arrive pas à savoir laquelle. Une note ronde comme ton sein, bleue comme ton regard, et pleine d’une tendre souffrance. » Il retint un long soupir et rangea la flûte dans sa veste. Puis il se leva, se chargea des deux sacs qui avaient triplé de volume depuis l’époque où Douce allait elle-‐même s’approvisionner en glaise, et prit le chemin du retour, invitant d’un simple mouvement de la tête sa compagne à le suivre. Il cessa dès lors de se cacher pour jouer – il n’avait d’ailleurs, songeait Douce, aucune raison de le faire. Une fois revenu du fleuve avec son chargement d’argile, il s’asseyait dans un coin de l’atelier, et tout en contemplant la jeune femme penchée sur son tour, jouait invariablement la chanson du vent lointain, cherchant la note qu’il disait manquer en une certaine phrase et dont les oreilles, il est vrai peu exercées de sa compagne, ne percevaient aucunement l’absence. – Cet air est parfait, mon ami ! Je ne crois pas qu’il faille y ajouter une note, lançait-‐ elle sans quitter des yeux son ouvrage, lorsqu’elle sentait qu’il commençait à désespérer d’achever un jour la mélodie. Il posait alors sa flûte, avançait jusqu’à la jeune femme, se plaçait derrière elle, posait un baiser brûlant sur son épaule d’ambre et lui prenait les seins à pleines mains. Puis, bien sûr, il la forçait à se retourner et la fixait de ses yeux presque incolores, comme l’eau qui court sur les pierres grises et sur le sable mordoré. La note ronde et bleue se changea peu à peu en obsession. Dès que Douce émettait un son – qu’un outil résonnât sur une pierre ou qu’elle fît tomber une poterie et la brisât –, il écoutait avidement jusqu’à la dernière vibration, rêvant d’y retrouver le timbre perdu. La nuit, il se réveillait parfois en sueur, bondissait hors du lit, prenait sa flûte… – Je viens de l’entendre en rêve, Douce, je la tiens, je l’ai. Il tirait une note, une seule toujours, puis tombait dans un abattement complet. « Non, ce n’est pas cela… » 144 Un soir, lui vint une idée singulière. Prétextant que Douce portait sans doute en elle le son manquant, il résolut de le lui extirper. Il exigea d’elle une totale obéissance, l’attacha nue sur leur pauvre couche, pieds et poings liés, comme il l’avait été aux tambours du vent, puis se mit à la caresser avec une lenteur, une douceur exquises. Dès que la jeune femme commença à gémir, il retira ses mains et se mit à souffler sur elle, sur le visage, d’abord, juste à l’endroit de la bouche. Douce, persuadée qu’il allait l’embrasser, se tendit toute entière vers cet improbable baiser. Mais le baiser ne vint point, seules leurs haleines se mêlèrent. Ce fut alors sur elle comme un vent léger qui descendit très lentement en direction de sa gorge, s’attarda sur les seins, les mamelons érigés. La jeune femme se débattait, cherchait à se libérer. Le souffle de son amant la rendait folle. Elle voulait que les paumes épaisses de l’homme viennent épouser ses seins, que ce sexe qu’elle voyait haut dressé à côté d’elle la pénétrât de part en part. Mais il n’y avait qu’une brise pour venir à elle, une brise chaude et caressante qui sortait de ces lèvres dont elle désirait tant le contact. Et cette brise se mit bientôt à souffler entre ses cuisses, à venir effleurer son sexe, soulevant le duvet brun de son pubis. Douce ferma les yeux, se sentit devenir la maîtresse du vent, et laissa monter peu à peu le plaisir en elle. Elle eut longtemps l’impression que sa jouissance n’aurait pas de fin, jusqu’à ce qu’elle sentît soudain tout se briser en elle. Elle baissa les yeux, vit les prunelles de son amant fixées sur elle, et fit monter dans le silence de la nuit, un son, un seul, une note si aiguë qu’elle se croyait incapable de l’atteindre. Son compagnon se rua sur sa flûte, et reproduisit avec une précision incroyable l’exacte sonorité de ce cri si longtemps espéré. Riant à en pleurer, il la détacha, la prit dans ses bras, la serra à lui en briser la nuque avant de l’embrasser tendrement. Ils s’endormirent presque aussitôt, d’un sommeil unique, pensant l’un comme l’autre qu’ils avaient enfin trouvé la paix. – Tu es comme le vent, lui dit-‐elle au réveil, le vent qui descend des hautes plaines et vient se perdre dans nos oyats… Pendant quelques jours, le musicien s’abandonna à la joie d’avoir enfin achevé l’étrange mélodie. Mais bientôt, il en vint à désirer un autre air, un air qu’une fois encore lui soufflerait l’autan ou le zéphyr. Il se mit à dresser l’oreille en toutes circonstances, cherchant des mélodies nouvelles venues des horizons lointains. Puis un matin, il réveilla Douce par un léger baiser. – Je dois partir, mon âme. Mais je reviendrai, dès que j’aurai achevé mon œuvre… 145 – Tu ne reviendras jamais ! Tu te perdras dans le vent et je resterai seule et triste. D’un doigt, il écrasa la larme qui perlait à la paupière de la femme aimée. Il embrassa tendrement ces lèvres qui se tendaient vers les siennes, puis tourna les talons et partit en direction du levant. Douce réprima un sanglot. Elle savait qu’il était inutile de crier, de lui dire le vide qui venait soudain de se creuser en elle. Elle savait qu’il était inutile de protester. Son frère le vent avait parlé. Il marcha des années en direction de l’orient, collectant une à une les mélodies qui chantaient à ses oreilles à mesure qu’il s’enfonçait dans les steppes, progressait vers le grand désert. Il s’arrêtait au hasard des routes, dormait dans les jardins ou les étables, effectuait les menues tâches qu’on voulait bien lui confier afin d’assurer sa subsistance. « Je vis de l’air du temps ! », avait-‐il coutume de dire en riant. Parfois on l’invitait aux noces, aux fêtes et on lui demandait d’interpréter sur sa flûte les airs de plus en plus nombreux qu’il avait à son répertoire. Un soir, alors que la fatigue le gagnait, il vit se déployer, au pied d’une colline qu’il venait péniblement de gravir, une interminable étendue de pierres et de sable, rougeoyant sous les derniers feux du crépuscule. Il reprit peu à peu son souffle. L’âge était là, à présent. Il ralentissait chacun de ses gestes, à la seule exception de ses doigts énormes sur le minuscule roseau qui lui servait d’instrument. Il tendit instinctivement l’oreille et reconnut très nettement sa première mélodie, mais avec ici ou là des variantes dont il ne soupçonnait même pas l’existence. Il descendit l’autre versant de la butte, s’allongea derrière une grosse pierre, s’enroulant dans son épais manteau de bédouin. – Je collecte ce dernier air, et je reviens vers Douce, se dit-‐il. Il me faut refermer le cercle des choses. Il se leva tôt le lendemain, et se mit en marche vers le soleil levant, guettant chacune des sonorités matinales. Il avançait difficilement. Était-‐ce le vent contraire qui se prenait dans les plis du vêtement, ou encore le sol meuble dans lequel ses pieds enfonçaient presque jusqu’aux chevilles ? Ses pas ralentissaient peu à peu, le sable s’amoncelait dans les plis de son manteau, lui collait à la peau. Très loin de là, une vieille femme mettait une poignée d’argile sur son tour, et commençait lentement à lui donner forme. La glaise, fuyante tout d’abord, se laissa 146 guider par les gestes sûrs, les mains habituées à son contact. Elle se fixa en une courbe presque parfaite, à peine déformée par les légers sillons qu’y avaient creusés les doigts. Au même instant, en plein cœur du désert, la grande silhouette du musicien s’était, elle aussi, immobilisée. Le sable lui pénétrait les yeux, la bouche, chaque pore de son être, malgré ses vêtements épais. Il savait qu’il allait mourir, mais cela lui importait peu. Il entendait à présent le simoun siffler la mélodie céleste dans son ineffable totalité. Ce qu’il en avait perçu, lorsqu’il y a bien longtemps on l’avait attaché aux tambours du vent, n’en représentait qu’une faible partie. Et pourtant restait la plus belle note, ronde et bleue, celle que Douce, au comble de la jouissance, lui avait permis de trouver. Il cessa de lutter contre les pierres, contre le vent implacable qui s’abattait sur lui. Il ferma les yeux et se laissa peu à peu prendre par le sable. Un instant il ne fut plus que musique aérienne, puis il s’abandonna, s’engloutit dans l’épouvantable conscience du monde. Le soleil dessécha sa dépouille qui se mêla peu à peu au limon, de sorte que, quelques mois plus tard, il n’était plus qu’une statue minérale. Pendant longtemps, les bédouins le désignèrent à leurs enfants comme l’un de ces caprices qu’engendre l’érosion éolienne. « Celui-‐là, avaient-‐ils coutume de dire, nous l’appelons “Le Musicien”. Regardez comme il ressemble à un homme qui tend l’oreille pour rejouer sur sa flûte la chanson du désert ! » Puis le vent vint à bout de cette forme haut dressée. Il l’émietta en une multitude de grains. Un soir, de la sorte, il ne resta de lui qu’une pincée de sable. Un dernier tourbillon l’emporta, guidé par le hasard. Assise devant son tour de potier, la vieille femme avait tourné un joli bol, rond comme un sein d’adolescente, et commençait à le recouvrir d’une couche épaisse de couleur bleue. Le soleil déclinait quand elle put enfin contempler son ouvrage. Elle eut un sourire de satisfaction qui fit presque entièrement disparaître la légère cicatrice qui lui déformait la lèvre supérieure et se noyait dans les rides. Elle allait glisser l’objet dans le four quand une saute de vent fit voleter autour d’elle une poignée de sable. Quelques grains vinrent se coller à la peinture, y formant comme un motif improbable. Douce poussa le bol au milieu du foyer et referma la porte du four, sans même s’apercevoir que chacune des particules soulevées dans l’air scintillait d’étrange façon, un peu comme l’eau qui court sur les pierres grises et sur le sable mordoré. Instinctivement cependant, 147 un certain regard lui revint en mémoire, celui de l’homme qui lui faisait l’amour en la regardant droit dans les yeux. – Dire que je n’ai jamais su son nom ! soupira-‐t-‐elle en considérant les flammes qui léchaient doucement la base du bol, derrière la vitre épaisse du four. Au loin, de nouveaux suppliciés faisaient résonner les tambours du vent. 148 À deux secondes près Prologue – Deux secondes, mon petit ! J’arrive. Le si bémol de la sonnette résonne encore que, déjà, la voix de Mlle Bonvoisin a fait monter les trois notes grêles de son carillon incertain. Florestan s’appuie contre le chambranle de la porte d’entrée et se met en devoir d’attendre patiemment l’apparition de son professeur. Depuis qu’il a commencé le piano, le cérémonial se reproduit invariablement. Il arrive toujours à l’heure exacte pour sa leçon, une réponse fuse dès qu’il a pressé du doigt le bouton de la sonnette. Mais la vieille dame, dont les années rendent la voix de plus en plus aigre et fluette, trouve invariablement telle ou telle occupation de dernière minute pour n’apparaître que quelques instants plus tard, au terme d’un délai dont elle évalue à chaque fois la durée à l’aune de ces fatidiques « deux secondes »… Au début, il n’avait alors que cinq ans, sa mère l’accompagnait et assistait silencieuse au déroulement entier du cours. Ils attendaient ainsi tous deux que Mlle Bonvoisin daignât leur ouvrir. Florestan savourait ce temps suspendu, presque volé au rituel accablant de la journée. Car il pouvait alors tout à loisir contempler la longue dame blonde qui lui avait donné le jour. La jeune veuve – elle n’avait pas encore trente ans – s’astreignait à porter, quelle que fût la saison, l’un de ces chapeaux excentriques destinés à protéger sa peau de lait contre les méfaits d’un soleil qu’elle trouvait toujours trop agressif. Une voilette de fine mousseline, loin de masquer ses traits, les révélait dans le contre-‐jour du palier, comme ceux d’une actrice apparue en gros plan sur l’écran panoramique d’une salle de cinéma. Le jeune garçon suivait avec une émotion toute particulière le pli un peu boudeur de la bouche, le dessin net et voluptueusement arrondi des lèvres, le menton à peine saillant, la courbe légèrement bombée des pommettes. Comme si le regard de son fils posé sur elle la perturbait, Lorène Radiguet tournait brusquement les talons. Elle faisait quelques pas de la porte de Mlle Bonvoisin à l’escalier voisin puis revenait en silence. Un léger courant d’air, monté de la cage d’escalier, plaquait alors un instant la 149 gaze translucide contre l’aile du nez, puis contre la pulpe toujours un peu humide de la lèvre inférieure. Et l’image qui s’imposait alors à l’esprit du jeune spectateur était celle d’un de ces fruits précieux, gorgés de suc et de plaisir, soigneusement emballé dans un papier soyeux. Plus tard, pendant la leçon, alors qu’il caresserait l’ivoire des touches, Florestan songerait au corps si pâle de sa mère, ce corps qu’il avait surpris un jour, tandis que la jeune femme sortait de la douche et que la serviette dans laquelle elle s’était enroulée à la hâte s’était subitement dénouée. L’enfant avait découvert alors, telles deux touches noires largement espacées – un mi bémol et un fa dièse, pensait-‐il –, deux grains de beauté dont il ignorait jusqu’alors l’existence : l’un à l’endroit où commençait à se creuser le nombril, l’autre près du buisson doré qui dessinait comme une flèche pointée vers le mystère du sexe. Lorène avait prit son fils par les épaules et lui avait fait accomplir un demi-‐tour sur lui-‐même : – Allons, petit coquin, on ne regarde pas ainsi sa maman. Sors un instant, mon chéri, que je m’habille. J’en ai pour deux secondes. La vision miraculeuse s’était évanouie, mais elle avait inspiré au jeune garçon une affection particulière pour les deux notes qu’il avait vu se détacher ce jour-‐là sur le corps laiteux de sa mère. Mi bémol, fa dièse : il se disait qu’il écrirait un jour un morceau où il célébrerait cet intervalle. L’écart d’un ton et demi que celui-‐ci formait lui paraissait d’autant plus fascinant que les époques baroque puis classique l’avaient autrefois proscrit, sans doute parce qu’il s’apparentait trop au célèbre diabolus in musica, auquel les autorités ecclésiastiques reprochaient d’être trop lascif. Mi bémol, fa dièse : il suffisait d’accompagner ces deux notes d’un do et d’un la pour entendre résonner l’un des trois accords diminués que compte la musique occidentale et qui, à eux seuls, permettent d’engendrer tous les sons de la gamme chromatique. Ainsi, à condition d’en définir la position avec assez d’exactitude, trois caresses sur le derme tendre du clavier permettait de recréer le monde. Mi bémol – la, fa dièse – do, et voilà qu’on avait dans l’oreille deux diabolus pour le prix d’un, et dans le même temps un tiers de toutes les mélodies, de toutes les harmonies possibles, de toutes les couleurs de la musique. Florestan avait, de la sorte, longtemps rêvé ce soir-‐là, à la suite du fulgurant déshabillé de sa mère, aux mystères que révélait le jeu du blanc et du noir sur les touches d’un piano. 150 – L’écart que forment ces deux notes, songeait-‐il, ce mi du bas du ventre et ce fa du nombril, équivaut, sur le clavier, à celui qui sépare le si bémol du do dièse. Peut-‐être le corps de maman compte-‐t-‐il lui aussi deux autres grains de beauté, l’un juste sous le sein, l’autre au-‐dessus. Mais cela est allé si vite que je n’ai pas eu le temps de les apercevoir… C’est drôle quand même ! Deux secondes augmentées d’ébène s’étalent sur la peau d’ivoire de tous les pianos… En va-‐t-‐il ainsi de toutes les femmes ? Et de la main, posée à plat sur les touches noires, il caressa longuement le clavier. Sous la pulpe des phalanges, il sentait le mécanisme frémir, le chevalet basculer, entraînant le levier d’échappement, puis la tête de marteau se lever à peine et venir caresser la corde. Soudain, comme si l’instrument tout entier ployait, le clavier s’infléchit sous ses gestes, devint une échine souple et féline qui se cabrait, s’apaisait, regimbait puis à nouveau se faisait bête docile, résignée et tendre. I La révélation qu’il eut ce jour-‐là du corps maternel fournit à Florestan une raison supplémentaire de s’abstraire en de longues heures d’étude. À peine revenu de l’école, puis du collège, il prenait un goûter rapide, bâclait devoirs et leçons, puis se ruait en direction du salon familial. Le piano semblait l’attendre comme une bête affectueuse, quémandant déjà ses caresses. Et chaque soir de la sorte, l’instrument redevenait femme. L’ivoire retrouvait le grain délicat de la peau de Lorène, et sous le toucher de l’enfant, cette apparence satinée et chaude, tachée ici et là de grains de beauté qui dessinaient comme une constellation inverse venue comme illuminer la nuit blanche d’un négatif photographique. Un jour pourtant le corps de sa mère s’était définitivement dérobé. Il l’avait vu s’amaigrir tout d’abord, puis rester cloîtré de plus en plus longtemps dans la grande chambre obscure, avant de s’enfouir sous la couverture vert pâle d’un brancard. Quelques heures plus tard, dans la demi-‐pénombre d’une cellule d’hôpital, il avait dû laisser la jeune femme, si mince, si frêle, basculer dans sa nuit dernière, avec à peine ce murmure : – Tout cela aura passé si vite, mon chéri… Il avait étreint le corps de l’agonisante, pressé un instant ce sein gauche où il espérait sentir encore le battement, même faible, de la vie. Mais il s’était senti presque 151 immédiatement le cœur soulevé par un profond sentiment d’injustice : tout s’était arrêté trop tôt, beaucoup trop tôt… Quoi qu’affaiblie par la maladie, Lorène Radiguet avait agi en femme prévoyante. À sa mort, son fils de dix ans disposait d’une rente qui lui permettait de considérer l’avenir avec sérénité, au moins jusqu’à la fin de ses études. Selon le vœu de la défunte, Florestan fut confié aux soins de sa grand-‐tante et n’eut à manquer de rien. Tout au plus put-‐il regretter que l’aïeule, une vieille dame excentrique et plutôt drôle, ne l’autorisât point à conduire ses études musicales comme il l’entendait. Au conservatoire, il travaillait sous l’autorité d’une virtuose russe, une jeune femme dynamique et suffisamment exigeante pour qu’il n’ait plus besoin de leçons particulières. Tatie Mado l’obligeait pourtant à se rendre chaque jeudi chez Mlle Bonvoisin, prétextant que sa mère avait explicitement exigé dans son testament que Florestan n’abandonnât pas la musique. – Tu comprends mon petit, disait la vieille dame de sa voix chevrotante, nous devons cela à la mémoire de ta maman. C’est ainsi qu’à plus de treize ans, alors que depuis bien longtemps l’élève avait dépassé le maître, il n’en continuait pas moins à attendre toutes les semaines, à quatorze heures très précises, les deux secondes de son ancien professeur de piano. II – Entre mon petit, fit en minaudant la vieille demoiselle – elle avait chanté en soliste dans un oratorio composé par son père, le célèbre Rodolphe Bonvoisin. Elle tenait à la main une tablette de chocolat dont elle avait grignoté l’un des angles. « Pardonne le temps que j’ai mis à t’ouvrir. Mais il fallait bien que je débarrasse les restes de ma petite dînette. Allez, installe-‐toi et joue. Moi, je vais terminer, et je t’écouterai de la cuisine. » Depuis quelque temps, les cours de déroulaient presque toujours de la sorte, lui au piano, son professeur vaquant à d’autres occupations à travers tout l’appartement vieillot et surchauffé. Florestan s’assit devant l’instrument, en releva avec soin le couvercle et déposa sa partition. Il travaillait alors la Fantaisie op. 12 de Schumann et, ce jour-‐là, plus particulièrement, la septième des huit pièces, « Traumes Wirren ». 152 – Cela signifie « Confusions oniriques » lui avait expliqué au conservatoire, la jeune titulaire de la classe de piano. Il faut du rêve là-‐dedans, tu comprends ? de la souplesse et de la légèreté, mais aussi quelque chose d’insaisissable, comme de l’étonnement. Florestan caressa longuement les touches. Il s’attarda sur chaque mi bémol, sur chaque fa dièse, songea un instant à un corps blanc de femme, à deux grains de beauté troublants. Puis il attaqua, prestissimo, la longue guirlande de doubles croches. Il atteignait la cinquante-‐quatrième mesure quand il eut le sentiment que le motif principal allait revenir deux secondes trop tôt. Le passage qu’il interprétait à cet instant précis s’apparentait pour lui à une sorte de bégaiement, d’hésitation réitérée, comme un moment de lutte entre des personnalités contraires. De sorte qu’il lui parut soudain nécessaire de reprendre ce fragment, d’en reproduire une fois encore la ligne incertaine, comme une longue broderie autour du ré et du do. Trois mesures s’offraient là qu’il suffisait de répéter pour que le thème revînt exactement en temps voulu. Ce retour à point nommé n’eut cependant pas lieu. Florestan allait en attaquer la première notre quand Mlle Bonvoisin surgit sa cuisine telle un diable de sa boîte, et se mit à crier, un pot de confiture dans une main, une cuillère pleine d’épaisse gelée rouge dans l’autre : – Mais enfin, mon petit, pourquoi butes-‐tu sur ce passage ? Tu as surmonté déjà bien d’autres difficultés, et autrement plus importantes ! Le jeune garçon s’était arrêté sur le champ. – Je ne bute pas, Mademoiselle. J’ai volontairement répété ces trois mesures. Je trouve que c’est bien mieux ainsi. La vieille dame leva les yeux au ciel, horrifiée. – Mais enfin mon garçon ! Crois-‐tu avoir le génie de Schumann pour oser ajouter la moindre note à la partition originale ? Tu le sais bien, la musique fonctionne par carrure, par groupe de 4, 16 ou 32 mesures. Si tu en rajoutes trois, tu brises la symétrie. – Mais précisément, le thème, ici, revient après la mesure 54… C’est trop tôt ! – Allons ! Tu le vois bien ! C’est pour exprimer la confusion, le flottement du rêve, évidemment. De toute façon, insérer comme tu le fais un nombre impair de mesures, ça ne va pas rendre le morceau plus carré ! – Je ne cherche pas à en faire un carré, un cube ou que sais-‐je encore, Mademoiselle. J’essaie simplement de trouver le moment exact où… 153 – Contente-‐toi de jouer ce qui apparaît sur la partition, coupa la vieille dame d’un ton cassant, et ne discute pas. Il y a suffisamment de travail avec ce qui est écrit. Florestan posa ses doigts sur le clavier, sans chercher cette fois à en caresser les touches. Son professeur, rasséréné, se mit à sucer sa cuillère de confiture, tandis que le jeune élève, reprenant le morceau à son début, en attaquait sèchement la première mesure. Le sourire que Florestan vit alors se dessiner sur les lèvres de Mlle Bonvoisin le convainquit qu’elle ne comprenait décidément rien à l’âme de la musique. III Agrippée au poteau central, cahotée de droite à gauche, d’avant en arrière, la fille décrit de larges oscillations à chaque soubresaut de la machine. Au moindre coup de frein, elle titube et menace de s’effondrer sur la plateforme du wagon. Elle doit avoir bu. L’ivresse redouble l’imprécision des gestes qu’engendre la progression bringuebalante du métro. La voilà d’ailleurs qui marmonne quelques syllabes incompréhensibles. C’est bien cela, son état éthylique la rend incapable de doser le moindre mouvement… Ce n’est pourtant pas le moment d’être maladroite. Le portefeuille dépasse à peine de la poche arrière du vieux. Il suffit de le saisir avec délicatesse entre le pouce et l’index, puis de tirer lentement dessus jusqu’à ce qu’on l’ait bien en main. Encore convient-‐il d’agir avec assez de dextérité pour que le bonhomme ne se rende compte de rien. Et avec suffisamment de précision en outre. Car lui aussi tangue et roule, comme un navire perdu dans la tempête. La jeune voleuse profite d’une secousse de la voiture pour se rapprocher insidieusement de sa victime. Elle avance discrètement l’avant-‐bras, frôle d’un doigt le dos de l’homme et retient avec peine un juron : il s’en est fallu de deux secondes. Embuée par les vapeurs d’alcool, elle n’a pas réalisé qu’on allait atteindre la station. La machine a freiné, et Anna s’est soudain trouvée déportée vers l’avant du compartiment. Le nom de « St Mandé-‐ Tourelle » s’étale à présent en majuscules blanches, laiteuses et grasses, sur le décor de céramique bleue. Tout autour, le carrelage blanc, luisant de propreté ignoble est à vomir… Le voyageur, quant à lui, vient de se dégager de l’essaim agglutiné autour de la barre centrale pour actionner l’ouverture des portes et descendre sur les quais. Il hésite un peu sur la direction à prendre, puis, comme saisi par une inspiration subite, se plaque la main sur la fesse droite afin de vérifier que son portefeuille est bien en place. Il le renfonce 154 légèrement dans sa poche avant de poursuivre son chemin. Déjà, la sonnerie de fermeture a retenti. Les deux battants vitrés coulissent et le métro repart. La fille hausse les épaules, et depuis la plateforme du wagon, suit un instant la proie qu’elle vient de laisser échapper. Parvenu à l’extrême bord de la fenêtre, son regard croise celui d’un jeune homme assis sur un strapontin. Un joli mec, et venu des beaux quartiers, on dirait ! Il serre contre son cœur un cahier à l’épaisse couverture bleue marbrée de blanc. On y lit un titre allemand : Fantasiestücke. Op. 12. Au-‐dessus, un nom, sans doute celui de l’auteur. Mais croisées juste au-‐dessus, les deux mains, longues et fines, en cachent le début et la fin : -‐ bert Schu -‐ . C’est marrant ! on dirait « Schubert » en verlan !… Mais le voyageur semble être à cent lieues de sourire. À sa tête, Anna devine qu’il a surpris son manège. Elle hausse à nouveau les épaules et, dans un sourire forcé, commente en deux mots la situation : – Bah ! Faut bien vivre, mon mignon ! Une brusque nausée s’empare aussitôt de tout son corps. Elle le sait bien, pourtant : l’héroïne et la vodka ne font pas bon mélange… Par chance, on est arrivé à « Bérault ». Les portes viennent tout juste de s’ouvrir. Anna se rue sur le quai et s’en va vomir derrière l’un des piliers de la station. Elle s’essuie lentement le menton et regarde la rame filer dans un fracas de métal. Les passagers, à l’intérieur, ont l’air s’assoupir dans un curieux aquarium. IV Sa partition à la main, Florestan se cale sur le strapontin et ferme les yeux. Peut-‐être est-‐ ce pour oublier la jeune fille s’il se met à songer soudain à l’étrange légende élaborée par Schumann autour de sa double personnalité. Rien d’étonnant à ce que sa Fantaisie op. 12 pousse tout interprète un tant soit peu sensible à se libérer des contraintes imposées par les indications musicales qui courent au-‐dessus des portées. Quelques mois à peine après sa dernière visite à Mlle Bonvoisin, – il n’était encore qu’un adolescent maigrichon et solitaire – le jeune homme a découvert l’histoire que le compositeur allemand a choisi de traduire par des mélodies et des harmonies parfois déconcertantes. « Deux hommes sommeillent en moi, disait Schumann. Le premier se nomme Eusebius. C’est un rêveur, un papillon butinant au hasard les plus jolies fleurs du monde et qui, lorsque la nuit efface les couleurs, sombre peu à peu dans une douce mélancolie. Le second se nomme Florestan, être de chair et de passion, bouleversé par l’impétuosité du désir. Il peut être violent et impulsif, sensuel à l’extrême, mais c’est parce que, sous des allures un peu 155 bravache, il dissimule au fond de lui comme une fêlure secrète. Dans la septième pièce de ma Fantaisie, “Traumes Wirren”, ce second personnage occupe presque toute la scène musicale. Pourtant, petit à petit, le voilà qui perd de son assurance. Il hésite tergiverse, atermoie et finit par céder la place à son double et à ses songes. » Telle est évidemment la raison pour laquelle Florestan – l’autre, celui qui, à cet instant précis, vient de quitter son strapontin pour descendre place d’Italie – a ressenti, un beau jeudi, il y a de cela trois ans, le besoin de faire durer un peu plus ces quelques mesures où l’incertitude atteint son comble, afin de retarder – de deux secondes, très exactement –, le retour presque triomphal du thème principal. – Tu es encore un Eusebius, lui avait lancé en souriant Irina Igoshina, la titulaire de la classe de piano au conservatoire, après avoir expliqué ce conflit de personnalités qui sous-‐tend toute l’œuvre de Schumann. L’inimitable accent russe de la jeune femme lui mettait comme des chants d’oiseaux dans la gorge. Et sa diction s’était faite plus musicale encore pour ajouter, cette fois à mi voix : « Tu dois devenir vraiment un Florestan ! La passion ne peut pas simplement naître de tes doigts bêtement posés sur les touches. Il faut aussi qu’elle vienne aussi de là. » Elle lui avait pris la main pour la poser sur son sein gauche. À dix-‐sept, l’apprenti virtuose n’avait guère éprouvé que des émotions fugitives, quelques baisers volés, quelques caresses hâtives sur des poitrines d’adolescentes à peine formées. Il n’avait encore jamais connu de femme. Irina exerça une légère pression sur les doigts de son élève et poursuivit son explication. – Cette fantaisie, Schumann l’a écrite pour une très jeune fille, Anna Laidlaw. Elle était de neuf ans sa cadette. Entre toi et moi, il y a la même différence d’âge, non ? Reposant délicatement la main de Florestan sur le clavier, elle se dirigea vers la porte de la salle de classe et la ferma à double tour. Puis elle revint se planter devant son élève, juste dans l’échancrure du long piano de concert. – Eh bien ! Je voudrais à présent, poursuivit-‐elle, qu’un très jeune homme interprète cette œuvre pour moi. Joue, s’il te plaît, en commençant par la première des huit pièces… V Florestan reprit la partition à son début et attaqua la série de triolets dont Schumann demande qu’on l’exécute avec une expression très intime : Sehr innig zu spielen. Dès les 156 premières notes, Irina, qui avait quitté ses hauts talons, se mit à virevolter dans la pièce. On eut dit une algue marine prise entre deux courants. Tout en ondulant de la sorte, elle défit un à un les boutons de son corsage. Puis bientôt, dans un léger rire musical, elle se débarrassa du vêtement qui flottait autour d’elle et le jeta en direction du piano. L’étoffe souple vola un instant dans les airs avant de venir se poser, telles l’aile d’une raie, sur le couvercle de l’instrument. Deux secondes auparavant, Florestan avait abordé ce passage modulant où l’on ne cesse d’hésiter entre plusieurs tonalités. Et lorsque soudain, à peine scindé par le ruban ajouré du soutien-‐gorge, le buste de la jeune femme se révéla à ses yeux, il sentit son cœur sur le point de se rompre. Autant sa mère était blonde, autant Irina était brune. Toutes deux possédaient cependant cette même peau, blanche, lumineuse, rehaussée ici ou là par l’épingle noire d’un grain de beauté. Les doigts du jeune pianiste couraient sur le clavier, mais il les sentait animés à présent par une tout autre puissance que celle de l’esprit. Plus que son cœur, c’était son ventre qui commandait aux notes, qui leur conférait la chaleur douce et dans le même temps la tension violente qui irradiait à partir d’un point obscur dont il avait jusqu’alors ignoré l’existence. Après avoir dénoué le ruban bleu qui retenait son pantalon de crêpe noir, Irina lui tourna le dos. Elle se pencha en avant, passa les pouces dans sa ceinture et fit lentement glisser l’étoffe sombre sur ses cuisses opalescentes. La pose eût été vulgaire si elle ne s’était accompagnée d’oscillations amples qui conféraient à tout le corps l’aspect d’une vague battant le rivage, les bras évoquant la forme des rouleaux, puis le brusque jaillissement de l’écume. Florestan venait d’entamer la seconde pièce, Aufschwung : « L’Essor ». La jeune femme lui fit à nouveau face et s’avança vers le piano. Elle dégrafa son soutien-‐gorge à l’instant précis où, sur un accord de ré bémol, l’Eusebius de Schumann prend le relais de son double passionné. Comme soudain libérés de leur prison de dentelle noire, ses seins pleins et ronds semblaient accompagner la courbe ascendante de la mélodie. Irina s’approcha du pianiste, lui caressa la joue de ses mamelons érigés tout en lui intimant du regard l’ordre muet de ne pas interrompre le cours du morceau. Après avoir joué un instant à se flageller avec la pièce de lingerie qu’elle venait de retirer et que ses rapides mouvements du poignet transformaient en long serpent de soie, elle s’en vint la déposer sur les touches situées à l’extrémité droite du clavier. Et ce fut pour la retirer à la dernière seconde, à l’instant même où Florestan, quelque peu terrifié à l’idée de manquer une note, se préparait à plaquer le double fa aigu de la mesure 50. Frôlant 157 ensuite, de son fouet improvisé, le visage du jeune pianiste, Irina s’assit à califourchon derrière lui, pressant son corps nu contre le dos de l’adolescent comme pour ressentir dans ce contact étroit les vibrations les plus intimes de l’instrument. Leurs deux corps s’unirent ainsi, bercés par des ondes mystérieuses qui les traversaient de part en part, les animaient telle deux créatures aquatiques à l’époque du frai. Florestan ne parvenait plus à modeler la musique de ses doigts. Les sons bouillonnaient autour de lui, grondant dans les graves jusqu’à l’instant où, dans les dernières résonances de l’accord de fa mineur sur lequel se conclut la pièce, une troisième main vint accompagner les siennes, et reprendre, comme en écho, la brève envolée finale, tandis que son pied, pressé par un pied complice, appuyait sur la pédale de façon à ce que les harmonies continuent à résonner jusqu’à la fin de ces trois mesures ajoutées. Durant la troisième pièce, « Warum », la plus brève de toutes, Irina entreprit de déshabiller son élève, parcourant son buste de baisers, de frôlements furtifs, parfois imperceptibles. Puis l’on passa au « Caprice », et Florestan n’eut pas trop des trois minutes et quelques secondes que dure le morceau pour quitter pantalon et caleçon. Il bénit au passage Schumann pour avoir su composer quelque chose d’aussi syncopé et brusque, presque désarticulé par moment. La musique lui laissait ainsi tout loisir de se déhancher, de soulever les fesses afin de permettre à Irina de le débarrasser entièrement de ses vêtements. Vint ensuite le tour de la pièce favorite de Schumann, « In der Nacht », « Dans la nuit », et le mouvement de ressac de ses longs arpèges. « Avec passion » dit la partition. Irina se glissa sous le clavier du piano et adressa un sourire radieux à Florestan. Puis, lui écartant légèrement les cuisses, elle posa les lèvres sur l’extrémité de son gland. Mêlant les groupes de quatre doubles croches et les triolets, les vagues qui déferlaient en lourdes grappes de notes s’accompagnaient chez le jeune musicien de sensations exquises qui électrisaient tout son être. De la pointe de la langue, Irina caressa longuement le méat. Puis, retournant vivement le prépuce, elle dégagea le corps de la verge qu’elle se mit à parcourir de la langue, avant d’en suçoter le frein puis de jouer de ses lèvres sur la couronne du gland. Enfin, elle engloutit la verge toute entière dans sa bouche et commença un lent mouvement de va et vient. Elle accompagnait chaque geste en fredonnant intérieurement la mélodie rêveuse qu’on entend s’élever à l’instant précis où selon l’indication du compositeur, il convient de ralentir un peu la cadence pour laisser au chant la possibilité de déployer. En bout de course, lorsque son nez frôlait le 158 pubis, elle tirait la langue, qui jusqu’alors dépassait à peine de la lèvre inférieure. C’était pour venir frôler le scrotum et légèrement presser la peau entre les testicules. Lorsqu’enfin la partition revient au tempo premier, Irina resserra son étreinte et Florestan crut bien qu’il n’allait plus pouvoir continuer à jouer. Par chance les vagues revinrent et le morceau bientôt prit fin, immédiatement suivi par « Fabel » qui imposa un tout autre climat. Cette fois, l’alternance de phrase lentes et mélodiques et des motifs rapides et rythmés inspira d’autres gestes, d’autres caresses : baisers furtifs comme piqués sur toute la longueur du sexe, mouvements reptation de la langue autour du gland. Cette relative accalmie permit au jeune pianiste d’aborder les « Confusions oniriques » l’esprit quelque peu rasséréné. Et ces secondes d’apaisement ne furent pas de trop. Car portée par la musique, sa partenaire alors parut s’affoler et multiplier les gestes les plus troublants. Elle avait à nouveau avalé le sexe de Florestan et, la main sur le prépuce, multipliait les allées et venues de la bouche au rythme que Schumann a défini comme « vivant à l’extrême », Äußerst lebhaft. À la mesure 54, le jeune homme se sentit sur le point d’éjaculer. Il se concentra sur la musique, répéta les trois fatidiques mesures comme il avait pris l’habitude de le faire, bien résolu à s’abandonner aux caresses de son initiatrice sitôt que, triomphant, le thème principal ferait sa réapparition. À cette seconde précise en effet, le plaisir l’emporta, et la musique ne fit plus qu’accompagner les spasmes qui secouaient tout son corps. Il se sentit porté par les sons, tandis que le liquide épais qu’il n’avait fait jusqu’alors couler qu’entre ses doigts se répandait sur les muqueuses resserrées autour de son sexe. Irina aspira longuement le sperme de son jeune amant, puis nettoya le gland par une série de baisers rapides. Elle releva ensuite les yeux. Quelques gouttes de liqueur pâle perlaient aux commissures de ses lèvres. Elle les fit disparaître en riant d’un bref coup de langue. Puis elle posa la tête entre les jambes de Florestan et, la joue sur son sexe, l’écouta entamer la « Fin du Chant », le dernier mouvement de la Fantaisie, pour laquelle Schumann invite à jouer « de bonne humeur ». Sa longue chevelure s’était répandue sur les cuisses du musicien. Sous ce voile sombre, on n’apercevait guère que la fleur sanglante de la bouche qui, par instants déposait sur la peau toute proche la marque rouge d’un baiser, et cela à un rythme d’autant plus lent qu’on approchait de la fin. L’ultime accord de fa avait fini de résonner depuis longtemps que les deux corps restaient comme figés dans une pose à laquelle ni l’un ni l’autre ne semblait vouloir mettre un terme. 159 Prétextant qu’elle devait préparer Florestan pour le concours de fin d’année, Irina s’était arrangé pour ne prendre aucun autre élève cet après-‐midi-‐là. Le soir tombait lorsque, après s’être rhabillé à la hâte, ils quittèrent tous deux les bâtiments du conservatoire. Enfourchant son vélo, la jeune femme jeta un coup d’œil furtif à son compagnon avant de lui glisser à l’oreille : « Désormais, la leçon de piano, ce sera chez moi. Nous y serons plus à l’aise et ne risquerons pas de tomber sur quelque importun ». Du menton elle désigna le professeur de trombone dont la classe jouxtait la sienne et qui lui faisait depuis des mois une cour assidue. S’esclaffant, elle pressa sur les pédales et fila dans la nuit tombante. Elle avait disparu que son rire résonnait encore. VI Secouée par un ultime haut-‐le-‐cœur, Anna contemple la flaque de matière grumeleuse qu’elle vient tout juste d’expulser. Déjections et souillures, voilà ce que à quoi se résument les dernières années de sa vie. Les larmes lui montent aux yeux et elle songe une fois encore à ce jour d’avril où tout a basculé. Elle était une jeune fille « bien sous tout rapport » ainsi qu’elle a coutume de le répéter aujourd’hui encore à qui veut l’entendre. Son baccalauréat en poche, elle allait s’inscrire à l’université, « en fac’ de science, même », comme elle se plaît à le marteler. Elle longeait les quais de la scène quand elle aperçut en contre-‐bas, Gautier qui discutait avec un homme. Le garçon était à plus de six cent mètres. Mais elle l’aurait reconnu de plus loin encore. Le matin même, elle l’avait vu enfiler le costume que la direction du parc d’attraction lui faisait porter dans les rues et les transports publics lorsqu’il se rendait à son travail. « Cela plaît tellement aux gamins, Walter ! » avait lancé son futur patron, entre deux bouffées de havane, afin de justifier ses exigences à l’instant de le recruter. Et Gautier avait immédiatement compris. De même que Monsieur Duplaissy-‐ Derouègue se faisait un devoir d’américaniser les prénoms de son petit personnel, il s’employait à les façonner physiquement et mentalement. S’il voulait gagner de quoi vivre, son jeune employé devait rentrer dans la peau de Walter the Penguin. Chaque jour que Dieu rendrait ouvrable, il lui faudrait se promener sous cette pelisse noire et blanche, à ce point garnie de mousse qu’elle le faisait doubler de volume. Il lui faudrait surtout coiffer cette tête énorme pourvu d’un large bec orange, dont les narines, deux simples trous percés au niveau des yeux, limitaient singulièrement sa vision du monde. 160 – Ainsi en va-‐t-‐il de l’existence, soupirait Gautier-‐Walter en haussant les épaules. Mais que peut faire un musicien raté, sinon le clown pour gosses de riches ? C’était pourtant l’artiste qu’avait aimé Anna, lorsqu’elle l’avait rencontré à seize ans, dans une boîte de jazz (elle avait pu entrer en montrant la carte d’identité d’une amie). Oui, c’était le virtuose qui l’avait séduite, lorsqu’il passait allègrement du saxophone au trombone, multipliant les traits et improvisations les plus inattendues. C’était l’interprète insensé et drôle qui un jour pourtant s’était retrouvé rejeté de tous les orchestres pour une raison qu’il avait été incapable d’expliquer. – Je t’adore, mon gros pingouin-‐philosophe, avait elle coutume de dire en ces moments-‐là. Anna ne pouvait donc se tromper, même à cette distance. Ce gros corps blanc et noir donc l’énorme fessier traînait presque sur le sol, ces larges palmes orange qui conféraient une démarche grotesque au personnage, l’obligeant à se dandiner pour ne pas tomber, cette tête monstrueuse enfin qu’il avait fallu retirer et se laisser ballotter dans le dos, afin de ne pas mourir de chaud – oui, ce ne pouvait qu’être Gautier, dont la tignasse blonde, éternellement en bataille dépassait à peine de tout cet accoutrement. Heureuse de croiser ainsi son amant avant leurs habituelles retrouvailles du soir, un peu surprise également – pour quelle raison n’était il pas à son poste au parc ? – elle fit de grands signes à la silhouette lointaine. Mais elle se trouvait trop loin pour attirer l’attention du jeune homme. Elle allait courir vers lui quand elle le vit empoigner son vis-‐à-‐ vis, le gifler à plusieurs reprises avant d’agiter quelque chose, un objet invisible à cette distance mais d’où jaillit soudain une lumière vive et palpitante. Deux secondes plus tard, alors que l’inconnu s’effondrait lentement, elle entendit résonner à ses orelles cinq détonations. Elle comprit alors qu’elle venait d’assister à un meurtre. Walter le Pingouin courait en sa direction. Anna eut un bref instant d’hésitation. Devait-‐ elle fuir, faire mine de ne pas l’avoir reconnu, et s’engouffrer dans la bouche de métro qui s’ouvrait à moins de vingt mètres ? Devait-‐elle au contraire s’avancer vers l’homme qu’elle aimait ? Elle demeura immobile, comme pétrifiée, pendant un temps qui lui parut incalculable, puis elle fit un pas en avant. Gautier était arrivé à son niveau. Sans même prendre la peine de s’arrêter, il lui plaqua le revolver dans la main. – Débarrasse-‐toi de ça, mon cœur, et surtout dis bien que nous avons passé les deux dernières nuits ensemble. – Mais… 161 Il avait filé sans demander son reste. Elle contempla un instant l’arme qu’il venait de lui donner, et sans même prendre le temps de réfléchir, la jeta par dessus le parapet. Quel monde de violence et d’horreur venait de faire soudain irruption dans sa vie ? Et, comme pour la rassurer, des interrogations de petite fille lui traversèrent aussitôt l’esprit. Comment allait-‐elle pouvoir prétendre, si on l’interrogeait, qu’elle avait dormi chez Gautier deux nuits de suite ? Ses parents menaient autour d’elle une garde sévère. Ce n’est que lorsqu’ils s’absentaient tous deux ensemble pour quelques jours qu’il lui était possible de demeurer chez son amant jusqu’au matin. Or M. et Mme Horgel n’avaient quitté la demeure familiale que la veille pour prendre des vacances, selon eux, amplement méritées. Et ils s’étaient répandus en recommandations, avertissement et conseils à l’intention de leur chère fille. Comment celle-‐ci parviendrait-‐elle à faire croire que, la nuit précédant ce départ, elle dormait déjà dans le lit de Gautier Villard ? Mais au fond, pourquoi l’interrogerait-‐on ? Elle n’avait rien fait de mal. Ce fut pourtant ce qui se passa. On la questionna, on lui fit répéter cent fois les mêmes réponses, on passa chaque phrase au crible… Sans chercher à comprendre, elle suivit à la lettre les quelques indications de Gautier et curieusement, c’est ce mensonge qui prévalu. Ses parents totalement désemparés s’employèrent à confirmer la version de leur fille, convaincus que celle-‐ci devait avoir de bonnes raisons pour travestir les faits. Ils reconnurent qu’il n’était pas impossible qu’Anna eût découché, sans qu’ils s’en aperçoivent, la veille de leur départ. Mais ils ajoutèrent aussitôt qu’on ne pouvait lui reprocher quoi que ce soit d’autre. Ce n’était qu’une gamine amoureuse. Elle n’avait pu faire de mal à qui que ce soit. C’étaient eux, les coupables, fascinés par cette passion qui animait la petite pour les sciences, ils l’avaient laissé grandir parmi les tubes et les éprouvettes. Ils l’avaient sans doute bien mal préparée aux brutalités et roueries de l’existence. Gautier, de son côté, se murait dans son système de défense. Au fil des jours cependant, à mesure que progressait l’enquête, et que son avocat lui en livrait les détails, Anna parvint à reconstituer les faits, tels qu’ils avaient dû se produire. Le costume de pingouin était au cœur de l’affaire. Cela faisait un an qu’il permettait à son propriétaire de réaliser des forfaits en tout genre : vols, meurtres, trafic les plus divers, le tout commandité par quelque grand patron de la pègre dont la police cherchait vainement à percer l’identité. Chaque fois qu’il avait un contrat à honorer, Gautier utilisait une doublure qui, revêtu de son déguisement, allait travailler à sa place. De sorte que les rares occasions qu’avaient eu les enquêteurs de remonter jusqu’à lui s’étaient soldées par un échec. Il avait toujours réussi à 162 leur opposer un alibi indiscutable : des dizaines de collègues, des centaines de parents ou d’enfants pouvaient témoigner, qu’à l’heure du crime, Walter le Pingouin était effectivement au travail. Le plus difficile à supporter pour Anna fut d’apprendre que cette double vie s’accompagnait d’une histoire d’amour parallèle. À plusieurs reprises les inspecteurs avaient noté la présence d’une complice sur les lieux de certains forfaits. La jeune fille se souvint alors qu’une fois ou deux, pénétrant à l’improviste dans l’appartement de son amant, elle avait eu le sentiment d’y avoir été précédée par une autre femme. Elle s’en était ouverte Gautier sur le mode de la plaisanterie, comme pour conjurer par le rire ce qui n’était à ses yeux qu’une impression vague dictée par un stupide sentiment de jalousie. Mais elle avait eu la surprise de voir son compagnon prendre curieusement sa remarque au sérieux et chercher à se justifier en accumulant les explications alambiquées. Comble d’ironie, la police s’entêtait à confondre Anna avec cette inconnue, vérifiant minutes par minute l’emploi du temps de la jeune fille. Et comme celle-‐ci ne disposait pas toujours d’un alibi aisément vérifiable, il fut bientôt acquis qu’elle n’était autre que cette mystérieuse maîtresse et complice du malfaiteur… Quant à l’inconnu qui acceptait d’endosser le déguisement et tout à la fois le rôle de Walter le Pingouin, c’était un clochard du 11e arrondissement qui ignorait tout de l’affaire ou peu s’en fallait. Prétextant une vague fatigue – « pas envie de bosser aujourd’hui ! » – Gautier se contentait de lui glisser quelques billets dans les poches et laissait le bonhomme, tout heureux, aller travailler à sa place. Ce jeu de substitution se serait prolongé indéfiniment si le second Walter n’était un jour tombé par hasard sur un entrefilet dans la presse quotidienne. Lui qui n’utilisait les journaux que pour emballer ses affaires comprit soudain que l’homme à la défroque de pingouin était moins paresseux qu’il voulait le faire croire. S’il se faisait régulièrement remplacer à son travail, c’était pour donner le change et écarter de lui les soupçons. Tout naïf qu’il fût, le clochard n’était pas tombé de la dernière averse. Il comprit qu’il y avait là une aubaine. Il demanda plus et encore plus à son employeur prétendu… Jusqu’au jour où Gautier se fâcha et sortit son arme. Sans doute ne voulait-‐il pas le tuer, du moins pas au début. Une fois le premier coup parti, sans doute dans la confusion qu’engendra la bousculade entre les deux hommes, il n’était plus question de tergiverser. Il était impossible de laisser sur le pavé un homme à demi-‐mort qui aurait tout le temps de raconter son histoire à la police. Quatre balles suivirent qui désormais pesaient lourd dans l’appréciation qu’on pouvait se faire quant à la gravité du crime. 163 Pendant des semaines, Anna s’efforça de trouver des excuses à son amant. Mais les confrontations avec lui devenaient chaque jour plus pénibles. Gautier, la regardait les yeux vides, sans un mot, pas même un geste à son égard – un bloc d’indifférence qu’agitait parfois un ricanement de dédain. Le jeune homme savait que la seule manière de rencontrer un peu de clémence chez ses juges consistait à leur livrer le nom de son commanditaire. Mais c’était signer aussitôt son arrêt de mort et peut-‐être – qui sait ? – celui de sa maîtresse. Aussi la jeune fille le voyait-‐elle s’enferrer chaque jour un peu plus dans ses mensonges, jusqu’à se laisser entraîner dans l’abîme. Ce qu’elle lisait à présent dans son regard, lorsqu’enfin celui-‐ci se concentrait sur quelque chose, ce nœud obscur et flamboyant qui illuminait sa prunelle, scintillant d’une violence folle, n’avait plus rien à voir avec l’amour. C’était un découragement sombre, une sorte d’appel désespéré aux puissances de la mort. Un jour enfin, Anna décida de ne plus se laisser aspirer dans son sillage. Elle voulut se rétracter. Mais c’était trop tard. Comme le juge d’instruction le lui apprit sur-‐le-‐champ, Gautier venait de se pendre dans sa cellule. Elle fut seule à passer devant la justice. Le procès se déroula comme dans un rêve sombre, ouaté et terrifiant. Elle écouta sans réagir le réquisitoire de l’accusation, suivit avec difficulté la plaidoirie de la défense. Rien de tout cela ne parvenait à la toucher. Elle se laissait porter par les couleurs, les sons, les odeurs… Par moment elle semblait s’assoupir. On la voyait nicher son visage de petite fille au creux de son coude, sagement posé sur la table. Mais ce qu’elle respirait alors en fait, toutes narines dilatées, c’était le lourd parfum d’encaustique qui s’exhalait du meuble. L’odeur puissante lui rappelait l’école maternelle, lorsqu’on l’obligeait à faire la sieste, bras croisés sur son bureau, et la tête au milieu. Les heures passèrent ainsi, dans les souvenirs, les impressions diffuses. Anna n’était plus qu’un pantin entre les bras des policiers, qui devaient l’aider à se lever lorsqu’il lui fallait répondre aux juges – un automate aux gestes vagues et aux propos souvent incohérents. Plus irréelles encore que le procès en lui-‐même, les visites que lui rendaient ses parents semblaient participer de cet interminable cauchemar. Atterrés, convaincus que leur fille étaient une meurtrière, ils restaient à la contempler en silence, n’ouvrant la bouche que pour répéter des mots tendres : « tu restes notre petite chérie, Anna, notre seul amour, quoi que tu aies pu faire… » Elle fut condamnée pour complicité de meurtre, vol et recel de malfaiteur à douze années de prison. Relâchée pour bonne conduite cinq ans plus tard, elle était brisée, détruite par le 164 harcèlement continuel de ses compagnes de cellule. Elle pria son avocat de n’avertir personne de sa libération anticipée, et surtout pas ses parents. La petite porte de la prison s’ouvrit devant elle par un matin d’hiver, froid et brumeux. Son pauvre paquetage à la main, son maigre pécule de détenue en poche, elle s’enfonça, sans un mot, dans le brouillard épais et gras. VII Florestan se tasse sur son siège. Il vient d’apercevoir, errant sur le quai, station « St Mandé-‐Tourelle », la jeune voleuse de l’autre jour. Curieusement il ressent aussitôt le besoin d’échapper au sentiment bizarre que fait naître en lui cette rencontre. Et comme la première fois, il ne trouve d’autre forme de diversion que d’en appeler aux plus chauds de ses souvenirs. Tirer de la mémoire le visage d’Irina pour conjurer ce regard de junkie à la déroute… Il revoit ainsi, comme en accéléré, les quelques mois durant lesquels la belle Russe lui a appris les gestes de l’amour. Chose curieuse, alors qu’il consacrait moins de temps au piano, ses qualités de virtuose se développaient étrangement, comme un fruit qui après avoir accumulé la chaleur de l’été poursuit sa maturation jusque sous les pluies de l’automne. Il lui suffisait de poser les mains sur un clavier pour que le toucher froid et raide de l’ivoire ou de l’ébène se métamorphose, se change en chaleur satinée, en douceur tendre. Là où d’autres échouaient après s’être imposés une véritable ascèse, lui qui ne jouait plus que pour le plaisir, triomphait devant les jurys les plus sévères. C’est ainsi qu’il remporta presque coup sur coup, non seulement le premier Prix du Conservatoire, mais encore le Concours de la Reine Élisabeth de Belgique, celui de la Société Frédéric Chopin à Varsovie, celui enfin que fondèrent durant les années sombres de la Seconde Guerre mondiale Marguerite Long et Jacques Thibaud. Irina, assise au troisième rangs dans l’auditoire suivait les moindres gestes de son poulain, applaudissant à tout rompre à la fin de chacune de ses prestations. Un soir cependant, alors qu’il venait une fois de plus de s’imposer au sein d’une pléiade de virtuoses, tous plus éblouissants les uns que les autres, Florestan attendit vainement la jeune femme à la sortie de la salle de concert. Il rentra à Paris dans la nuit et, aux premières heures du jour s’en vint sonner à la porte de sa maîtresse. Celle-‐ ci, qui visiblement ne dormait pas, lui ouvrit presque aussitôt. Il s’approcha, l’enlaça tendrement, mais la sentit secouée par un long sanglot. Il lui caressa la nuque, puis la 165 joue croyant à une banale crise de jalousie. (Durant les préparatifs du concours une petite blonde, assez sotte, n’avait cessé de tourner autour de lui). – Tu sais bien que je n’aime que toi ! murmura-‐t-‐il doucement. – Justement, Florestan, c’est ce qu’il faut oublier… – Mais voyons, Irina, pour quelle raison, c’est toi qui… – Chut !… fit doucement la jeune femme. Elle marqua une pause, le regarda longuement avant de continuer : « Oui je t’ai fait et désormais le succès t’attend. Voilà… Mon but est atteint. Autant dire que le temps est venu de m’effacer. Tu ne peux t’imposer comme virtuose, mon amour, qu’en vivant perpétuellement sur le fil de cette lame terrible qu’est le désir. Mais en ce qui le concerne, que puis-‐je t’offrir d’autre à présent que la routine ? Je ne veux pas que tu reviennes d’une tournée un soir et que tu me trouves subitement vieille et ennuyeuse. – Comment veux-‐tu que cela arrive… Tu sais bien que je n’aime que toi !… Irina éclata d’un petit rire de gorge dans lequel résonnait l’harmonique d’une sourde blessure. – Tu vois, cela commence. Tu viens de reprendre mot pour mot la première phrase que tu m’as dite en me voyant. Elle lui posa les mains sur les épaules et fit très exactement le geste qu’avait eu sa mère treize ans plus tôt. Elle lui fit accomplir un demi-‐tour sur lui-‐même et lui donna une légère impulsion dans le dos comme pour le faire partir. – Allez, mon amour, file et soit heureux. Ne viens me revoir que lorsque nous serons bien vieux, tous les deux, et que nous n’aurons plus que des souvenirs en lieu et place de désir. Florestan résista, se retourna, l’enlaça et l’embrassa fougueusement. C’est lui qui pleurait à présent. – Pars, je t’en prie, protesta Irina d’une voix suppliante. Il s’exécuta, gagna le palier en lui adressant, sans se retourner, un adieu de la main et n’eut guère le cœur à rire lorsqu’il entendit la jeune femme lui lancer, comme une ultime boutade : – Et méfie-‐toi de la concurrence que vont te faire mes prochains élèves. Il va falloir te battre, tu sais !… 166 – Eusèbe ? Ben c’est un drôle de nom, ça ! dit Anna en tendant la bouteille de vodka à la forme qu’elle distingue à peine dans la pénombre du tunnel. Elle imagine un homme plutôt pâle et d’apparence curieusement propre sous ses hardes de clochard. T’as pourtant rien d’un Africain ! poursuit-‐elle. Et pour moi ça sonne comme si ça venait de là-‐bas, Eusèbe. – C’est un vieux nom, en effet, l’entend-‐elle répondre. Ma mère était un peu étrange, attachée aux choses et mots d’antan… Il a une belle voix, grave, rassurante. Un léger accent des pays de l’Est fait chanter la fin de ses phrases… C’est comme l’inconnu qui lui parle doucement dans la tête, quand elle vient de prendre sa dose. À l’écouter ainsi, Anna a soudain envie de retrouver une chaleur, une douceur dont il y a longtemps qu’elle n’a plus goûté les bienfaits : celles que procurent deux bras d’homme autour de vos reins, une bouche parcourant votre peau, jusqu’à vous mordre parfois. Depuis Gautier, elle n’a pas éprouvé de sensation de ce genre. À la prison, les étreintes étaient d’une tout autre nature. Écœurantes parfois… Mais il avait bien fallu céder à ses compagnes de cellule. – T’as l’air d’être un mec bien Eusèbe. Propre et tout. Si tu veux, je peux te montrer les Bains-‐Douches de la Butte aux Cailles, c’est pas bien loin. Rue Paul Verlaine, tu connais ? – « Le ciel est par-‐dessus le toit », déclame la voix. – Oui, fait Anna amusée, encore un qui a connu la prison, tiens… Mais je ne parlais pas de lui en fait, simplement de l’endroit. Tu me suis ? Quand elle pénètre avec lui dans l’établissement, son pauvre nécessaire de toilette à la main, une serviette défraîchie sur le bras, l’employé les accueille avec un large sourire. Curieusement toutefois il ne s’adresse qu’à la jeune femme. C’est à elle qu’il montre l’endroit où ranger les balluchons, avant de lui indiquer la direction des douches. Une fois arrivé devant la rangée de portes, l’une d’entre elles semble s’ouvrir curieusement d’elle-‐ même. À travers la buée qui stagne dans toute la pièce, Anna devine Eusèbe qui s’efface pour la laisser passer. Puis la haute silhouette pénètre à son tour dans la cabine et l’on entend le verrou glisser lentement derrière eux deux. – On se lave d’abord, hein ? dit Anna en commençant à se déshabiller. VIII Florestan serra un peu plus fort contre lui la partition. Il avait eu l’impression qu’un instant reflété par la vitre du compartiment, le visage d’Irina s’était fugitivement 167 superposé à ceux des autres voyageurs. Mais il l’avait vu s’effacer presque aussitôt. Les années s’étaient enchaînées avec la même fulgurance. Les heures, les jours, les mois avaient fui à une telle vitesse depuis le petit matin où il lui avait dit adieu, où il avait fallu s’arracher de cette chair qu’il avait confondue avec la sienne. Le succès était venu, les récitals s’étaient multipliés, attirant une foule de plus en plus nombreuse. Toutefois, à la différence de l’image fugace dont la fenêtre du wagon venait de perdre tout souvenir, les traits d’Irina ne s’étaient jamais estompé dans sa mémoire, ni même l’empreinte de ses courbes, la forme de ses seins. Et pourtant… Il n’avait jamais revu celle qui avait été son initiatrice en amour comme en musique. Il poursuivait sa course solitaire, cueillant au hasard quelques fleurs sur le chemin, quelques corps de femme qu’il abandonnait aussitôt sur le bord de la route, consacrant l’essentiel de ses rêves et de son énergie à sa carrière de virtuose. Il s’était imposé rapidement comme le spécialiste de Schumann, dont il avait interprété pour ainsi dire toutes les pièces. Son répertoire ne se bornait pas à l’œuvre du compositeur allemand. Il jouait aussi bien Chopin que Grieg, Liszt que Prokofiev. Mais il excellait dans l’interprétation de son auteur fétiche, chez qui il trouvait toutes les ressources nécessaires à l’expression de son tempérament. Il le pratiquait si intimement qu’il avait conservé comme une coquetterie de jeunesse cette manie qui consistait à allonger ici ou là le morceau de quelques mesures afin que tel thème, tel motif surgisse à la seconde même où lui, Florestan, en ressentait le besoin. Son auditoire, la plupart du temps, n’avait nulle idée des libertés qu’il prenait ainsi avec les partitions. Et lorsqu’un de ses confrères, pianiste comme lui, ou quelque musicologue patenté lui faisait remarquer tel ou tel ajout, il se défendait en évoquant des corrections manuscrites du compositeur dont les éditeurs n’auraient censément jamais tenu compte. Il n’y avait guère qu’un vieux critique auvergnat, fin connaisseur de l’œuvre de Schumann, pour se répandre en violentes diatribes contre une telle pratique. Mais ces éructations étaient réservées à la presse régionale et n’avaient que peu d’effet sur la carrière du virtuose. Florestan prenait même un secret plaisir à consulter chacun des articles du grincheux afin de vérifier s’il était parvenu à repérer tel ou telle greffe d’une ou deux secondes. Depuis quelque temps toutefois, l’inflexible censeur espaçait de plus en plus la publication de ses articles, comme si en lui la colère en lui commençait tout doucement à s’éteindre. 168 La rage du vieillard allait-‐elle toutefois se ranimer à l’occasion du prochain concert ? Ce n’était pas impossible, car cette fois Florestan s’attaquait à un morceau de choix : le Concerto en la mineur. Il avait interprété et enregistré toutes les pièces pour piano seul, depuis les Variations « Abegg » jusqu’aux Trois Sonates pour la jeunesse en passant par toutes les Fantaisies, les Fugues sur le nom de Bach et bien sûr l’adorable Carnaval. Il ne s’était cependant jamais attaqué encore à celle-‐là, sans doute parce que Schumann y renonce à toute virtuosité ostentatoire, et préfère toucher l’auditoire par la qualité du chant, la richesse des nuances et le chatoiement subtil des couleurs. Ce n’est pas une œuvre qu’on peut espérer jouer de façon convaincante en début de carrière. Au fil des ans, Florestan avait toutefois acquis la maturité nécessaire, il pouvait à présent relever le défi. Son impresario avait tranché. Il interpréterait l’œuvre dans deux mois salle G***. Sa promenade en métro ce jour là n’avait d’ailleurs d’autre but que rencontrer Takuo Y*, le chef qui devait diriger l’orchestre, afin de s’entendre avec lui sur les quelques « modifications » qu’ils souhaitait apporter à la partition. Florestan réprima un sourire en songeant à son travail de toilettage. Ce qu’un virtuose ordinaire négocie lors de tels rendez-‐vous préparatoires se réduit généralement des questions de tempo dans les traits les plus rapides, ou, au contraire, comme dans le cas de ce Concerto, à l’introduction de telle cadence, de telle grappe d’appogiatures censées mettre en valeur la virtuosité du soliste. Il y avait peu de chance, à coup sûr, que Takuo Y* s’attendît aux dix-‐huit mesures qu’il allait devoir introduire ici ou là pour retarder l’apparition d’un thème ou d’un motif… En sortant de son entrevue avec le chef d’orchestre, Florestan était aux anges. Non seulement tous les ajouts qu’il avait proposés avaient été acceptés par le maestro japonais, mais encore celui-‐ci avait-‐il souligné avec l’un de ces mystérieux sourires orientaux que chaque mesure supplémentaire éclairait singulièrement l’ensemble de l’œuvre. Voilà qui assurément sonnait aux oreilles du pianiste comme un fabuleux compliment. Regagnant, le sourire aux lèvres, sa bouche de métro, le jeune virtuose n’avait nulle intention de se presser. Pourtant, lorsque qu’une fois passé le portillon il se trouva pris par le mouvement de la foule, il n’eut bientôt plus qu’une idée en tête : fuir ce monde souterrain au plus vite pour rejoindre son grand appartement, perché au 12e étage d’un immeuble des quais de Seine, et enfin revenu chez lui contempler paisiblement, depuis 169 ses fenêtres, les berges illuminées par une haie de lampadaires à l’éclairage rose orangé. Il se prit à courir, atteignit enfin les quais, contourna un groupe d’écoliers qui semblaient faire un concours de lenteur, et… entendit résonner la sonnerie de fermeture des portes. – Et oui, mon p’tit père ! Y s’en est fallu de deux secondes ! fit une grosse voix grave dans son dos. Florestan se retourna. Un clochard tassé sur un banc lui adressait un large sourire. Comme saisit d’une inspiration brusque, l’homme avait tendu son litron de rouge avant d’ajouter : « Un coup d’rouquin, pour patienter, mon prince ? » D’un geste de la main, le jeune musicien lui fit comprendre qu’il déclinait l’invitation. Puis, après avoir remercié l’inconnu d’un signe de tête, il se retourna du côté des voies. IX Ce fut en sortant du métro, que l’événement se produisit. Florestan allait enfin rejoindre l’air libre quand il aperçut, en haut des marches qu’il se préparait à gravir, une jambe de femme que révéla un temps très court l’échancrure d’un imperméable : une longue ligne claire, attendrie en courbes souples, qu’une jupe orange vif coupait net à mi-‐cuisse et dont le mollet rond et ferme s’enfonçait dans une botte de daim qui le masquait presque à moitié. Cette poignante épiphanie ne dura qu’un instant mais elle engendra le sentiment d’une évidence : s’il n’avait pas manqué le précédent métro, Florestan eût sans doute voyagé avec cette jambe merveilleuse et, qui sait ? dans le même compartiment – il se refusait à imaginer qu’elle ait pu prendre une autre ligne que la sienne. Ainsi, à deux secondes près, il venait de manquer cette femme, la seule, il en était absolument persuadé, qui eût pu lui faire oublier Irina. Il se rua jusqu’en haut des marches, courut un instant sur le trottoir, se retourna, balaya l’avenue d’un rapide mouvement circulaire. La jambe avait disparu. Il regarda sa montre et nota l’heure avec soin : 18 h 37. Durant les jours qui suivirent, il adopta une conduite déraisonnable. Quelque soit son activité du moment, il arrêtait tout, séance tenante, à l’approche du soir. Il n’avait alors d’autre idée en tête que de rejoindre la station de métro la plus proche de son domicile, celle-‐là même précisément qui avait servi de cadre à la prodigieuse apparition. Arrivé sur les lieux, il se campait en haut des escaliers et attentait que se reproduisît l’instant 170 magique où s’était manifesté ce qu’il considérait à présent comme un signe du destin : l’apparition de la jambe. C’était ce pur miracle d’ailleurs qu’il avait entrepris de célébrer dans l’une de ces œuvres qu’il composait en cachette, attendant l’instant propice pour les révéler au public. On y entendait un froissi d’étoffes légères, suggéré par une série de traits dans l’aigu et d’où émergeait, noyée tout d’abord dans les arpèges de la main gauche, une mélodie souple et claire qui dessinait, selon lui, en brodant autour d’un mi bémol et d’un fa dièse, une cuisse fuselée, puis un genou rond et nerveux. Il avait beau se répéter presque quotidiennement que son attitude n’avait aucun sens, rien n’y faisait. Qui aurait pu affirmer pourtant que l’inconnue dont il s’était aussi follement épris descendait régulièrement à cette station ? Et même si s’était le cas, il avait bien peu de chance qu’elle soit vêtue alors comme au premier jour. Or, en l’absence de traits spécifiques, il était impossible de distinguer telle jambe de telle autre, quel que fût le degré de perfection de la première. D’ailleurs, il n’avait entrevu cette merveille qu’un laps de temps très bref : une seconde, deux tout au plus. En admettant même que toutes les conditions fussent réunies, comment pouvait-‐il être sûr de pouvoir la reconnaître ? etc., etc. Sa conscience lucide avait beau ainsi accumuler les contre-‐ arguments, Florestan, inflexible, les chassait l’un après l’autre du revers de la main. Ce n’étaient là qu’arguties spécieuses. Aucune d’entre elles ne pouvait tenir devant l’enthousiasme qui l’avait subitement envahi et que les attentes vaines, en haut de la bouche du métro, semblaient impuissantes à entamer. Et il eut raison de tenir bon contre toute logique. Un mois plus tard, quelques secondes avant que sa montre ne marque 18 h 37, il la vit arriver. Il reconnut l’imperméable, la robe orange, les bottes de daim, et enfin, comme un éclair blanc, la courbe exquise de la jambe. Surmontant l’ensemble, il aperçut alors un visage dont il ignorait tout, un visage de très jeune femme aux cheveux courts. Les lignes en étaient si pures que leur beauté constitutive n’était pas même entamées par une curieuse cicatrice qui zébrait la pommette gauche de trois lignes profondes, pareille à la griffure d’un fauve. Florestan n’avait rien prévu en fait de stratagème pour aborder l’inconnue. Quand elle passa à sa portée, il se planta tout bêtement devant elle, puis il écarta les bras, comme il l’aurait fait devant une amie d’enfance, retrouvée après des années de séparation. La jeune femme le regarda stupéfait. – Monsieur… vous devez confondre avec une autre ! fit-‐elle visiblement embarrassée. Nous ne nous connaissons pas. 171 – Non, c’est vrai. Mais je vous ai attendue si longtemps, si souvent. Je vous en prie, accordez-‐moi… ne serait-‐ce que deux secondes de votre temps. L’inconnue consulta sa montre, puis leva aussitôt les yeux : – Je crois que c’est fait, dit-‐elle en souriant. – J’espérais un peu plus, en fait… Le temps d’un verre, à la brasserie voisine. Un café ou autre chose… – Va pour un thé vert, sans sucre et sans menthe, alors ! concéda la jeune femme que la situation cocasse et la maladresse évidente de son vis-‐à-‐vis amusait. Mais vous me lâchez à 19 h. 30. Mon ami m’attend pour dîner. Florestan avait déjà tourné les talons et se dirigeait vers la terrasse couverte des Deux Coqs. À peine assis, il se lança dans une explication alambiquée pour tenter de justifier sa conduite insolite. Elle l’écouta patiemment puis, quand enfin il marqua une pause, elle lui tendit la main et lança avec un petit rire de gorge : – Enchantée, moi c’est Iseult, Iseult Valreye – Oh pardon ! Je suis en dessous de tout, mademoiselle. Je m’appelle Florestan Radiguet. – Le pianiste ? Non, vous me faites marcher là !… Elle se recula sur sa chaise, l’observa un instant à travers ses paupières mi-‐closes. « C’est vrai que vous lui ressemblez… un peu ! » conclut-‐elle au terme de ce rapide examen. Elle reposa sa tasse, se leva, fit signe au garçon de leur garder la place et, comme il passait à proximité, lui glissa à l’oreille : « on en a pour deux secondes, Germain ». Puis, lui prenant le coude, entraîna Florestan vers la colonne Morris la plus proche, à l’angle du trottoir. On y annonçait la prochaine série de concerts du pianiste, et celui-‐ci y paraissait grandeur nature, assis devant son instrument. Iseult lui prit le menton et, par jeu, lui plaqua la tête contre l’affiche, comme pour comparer les deux profils. Il se laissait faire, soudain embarrassé de ce corps qu’elle manipulait comme l’eût fait un sculpteur qui rectifierait la pose d’un de ses modèles. Comment ne pas se sentir lourd, maladroit, empoté auprès de cette fille qui était le rire, la légèreté et la séduction réunis ? – Effectivement, on dirait bien que c’est vous ! Est-‐ce que j’aurai droit à une place gratuite ? demanda-‐t-‐elle en lui prenant la main et en l’entraînant en direction de la table qu’ils venaient de quitter. – Autant que vous voudrez, Iseult, assura-‐t-‐il en s’asseyant. Et maintenant que vous savez tout de moi… Vous, que faites-‐vous dans la vie ? 172 – Bah ! rien d’aussi exaltant que vous, bien sûr. Je commence un doctorat en physique des particules. – Fichtre ! fit Florestan, plus impressionné encore. Mais quel âge avez-‐vous donc ? On vous donnerait à peine 18 ans. – C’est que j’en ai 23, mon cher. Rien d’extraordinaire, vous voyez ! Au labo, tous les nouveaux arrivants sont de mon âge. Et n’allez pas imaginer, parce que je ne suis pas un mâle, qu’il y ait là quelque chose d’exceptionnel. Nous sommes trois filles à avoir commencé notre thèse au sein de la même équipe. Et les deux autres ne sont ni plus vieilles, ni plus jeunes. – Il n’empêche, vous plonger si jeune dans une recherche aussi austère, j’avoue que vous m’épatez. – La physique est loin d’être une discipline austère, Florestan. Je fais des expériences depuis que j’ai sept ans. Au début, c’était plutôt la chimie qui attirait mon attention. Faire virer le papier de tournesol au bleu ou au rouge, s’entourer soudain de vapeurs d’hydrogène sulfuré – un parfum irrésistible pour draguer, je vous assure ! –, jouer des lois les plus élémentaires de la formation des sels, ça c’était excitant ! J’y voyais une façon de me mettre en quête de la pierre philosophale. Et j’en garderai toute ma vie la trace. Elle se caressa d’un air rêveur la pommette gauche, à l’endroit où la triple griffure lui zébrait la peau. « Visita interiorem terrae rectificando invenies operae lapidem », récita-‐t-‐elle à mi-‐voix. « Pénètre les profondeurs de la terre. En distillant, tu trouveras la Pierre »… – La formule célèbre du vitriol alchimique ? plaisanta Florestan. – Oui, dit-‐elle en riant. Une de mes préparations m’a un jour éclaté au visage et trois gouttes d’acides m’ont rongé les chairs. Mes parents m’ont confisqué sur le champ tout mon matériel. Interdite d’expériences pendant trois ans ! C’est ainsi que je suis passée à la physique… X La conversation se poursuivit, passant allègrement d’un sujet à un autre. De la physique à la peinture, de la composition musicale de la chirurgie esthétique – « quand j’aurai le Nobel, je me ferai ravaler la façade », avait dit Iseult. L’heure fixée par la jeune femme 173 pour mettre terme à leur entretien était depuis longtemps dépassée quand Florestan, revenant subitement à la réalité, interrompit brusquement le flot des propos échangés. – Votre ami doit vous attendre depuis un moment, fit-‐il à mi-‐voix. – Vous ne pouvez déjà plus me supporter ? demanda la jeune femme. Elle fronçait les sourcils, feignant d’être outragée par la remarque de son interlocuteur. – Non, évidemment non ! Je… je voulais dire… balbutia Florestan. Vous même avez dit que nous devions nous quitter à 19 h. 30. – Eh bien… Disons que l’ami que je devais rejoindre à cet instant-‐là, c’était vous. Oublions l’autre, voulez-‐vous. Pour tout vous dire, je ne suis pas sûr qu’il ait vraiment existé. En tout cas, il n’a jamais réellement compté, pas plus que j’ai sérieusement compté pour lui, d’ailleurs. – Dans ce cas, je vous invite à dîner, conclut Florestan, en l’entraînant dans la salle de restaurant qui jouxtait la terrasse vitrée où il venait d’engloutir son cinquième café. La conversation reprit aussitôt, à peine interrompue au moment de la commande par la lecture de la carte, puis par l’arrivée des plats. Ils passèrent du « vous » au « tu » de façon si insensible que ni l’un ni l’autre n’eût pu dire qui fut le premier à oser s’attaquer à cette première barrière. À la faveur du service, leurs doigts se frôlèrent, puis se rencontrèrent délibérément. À l’instant du dessert, ils parurent presque surpris tous deux de voir l’un sa main droite, l’autre la gauche étroitement jointes, les phalanges croisées comme pour une prière. Tous deux aspiraient à prolonger l’instant présent et ce fut une aubaine, lorsqu’après un temps de silence, Florestan relança la conversation sur le terrain de la physique. – Tu m’as expliqué comment tu avais abandonné la chimie pour la physique, fit-‐il. Mais tu ne m’as encore rien dit de tes recherches actuelles. Au fond c’est peut-‐être top secret ! ajouta-‐t-‐il en riant. – Oh non, pas du tout. Mais ce n’est pas très simple à expliquer. Disons que je remets en cause le principe d’incertitude ainsi qu’il a été formulé par Heisenberg en 1927. La physique quantique ne permet pas de prévoir à la fois la vitesse et la position d’une particule. C’est à dire qu’à un instant précis, je ne peux dire si tel électron, tel proton, tel neutron est passé par un point plutôt qu’un autre. – Il faut donc que tu étalonnes chaque déplacement, que tu évalues la célérité de chaque phénomène… 174 – Oh là ! Ce n’est pas si simple et la théorie pousse à aller plus loin. Comme le phénomène possède une double réalité, on postule que c’est l’observateur, lorsqu’il prend ses mesures, qui actualise un état plutôt qu’un autre. Tant que je n’interviens pas, la particule fait ce qu’elle veut, ce qu’elle peut. Dès que je regarde, je choisis une solution parmi les possibles, et c’est elle qui dès lors appartient au réel… Iseult marqua une pause avant de poursuivre… « Tu connais l’expérience de Schrödinger ? » – C’est un nom qui me dit vaguement quelque chose, mais, continue !, rafraîchis-‐moi la mémoire… – Tu enfermes un chat dans une boîte munie d’un dispositif spécial : une sorte de détecteur qui réagit à la désintégration d’un atome en provoquant l’ouverture d’une fiole de poison. Imaginons que la fission ait une chance sur deux de se produire dans la minute qui suit la fermeture de la boîte. On doit considérer que l’atome connaît simultanément deux états divergents. Il est à la fois entier et fragmenté. Bref, le poison se répand et, tout à la fois, reste bien sagement dans son flacon. Par conséquent, tant que tu ne soulèves pas le couvercle de la boîte, ton chat est simultanément mort et vivant. – Donc c’est moi qui décide de le tuer ou non ? – En gros, oui… – Et toi, Iseult, tu as assassiné combien de chats ? La jeune femme éclata de rire – Aucun, bien sûr ! L’expérience de Schrödinger est théorique et mon travail consiste justement à démontrer qu’elle repose sur une erreur fondamentale. Pour moi, avant même qu’on ouvre la boîte, la nature a déjà fait son choix. Simplement, nous, nous ne savons pas le prévoir. Du moins pas encore… – tant que je n’ai pas trouvé comment y parvenir. Mais ça viendra, j’en suis convaincue. Le garçon venait d’apporter l’addition. Florestan glissa un billet sous la facture et fit signe de garder la monnaie. Puis il se leva, aussitôt imité par Iseult. – Nous faisons quelques pas sur les quais ? demanda-‐t-‐il en l’aidant à enfiler son imperméable. – C’est gentil, mais je suis fatiguée, répondit la jeune fille. À six heures ce matin, je jouais avec mes particules élémentaires. On se voit demain, si tu veux ? Florestan sourit. Visiblement, Iseult n’était pas le genre de fille à sauter dans votre lit dès le premier soir, et il aimait autant cela. Se séparer ainsi, devant, les Deux Coqs, pendant 175 qu’il était encore temps, c’était encore la solution la plus simple. Qui sait s’ils auraient réussi à se séparer s’ils étaient restés une ou deux heures à vagabonder sur les quais, comme soudés l’un à l’autre ? XI Anna vient d’ouvrir les yeux. Flottant encore dans les vapeurs irisées de la drogue, elle aperçoit le visage d’Eusèbe au-‐dessus d’elle qui la contemple avec une expression de concentration extrême. – Tu t’es encore shootée ? – Un peu, juste une petite fixette… – Va falloir arrêter ça, Anniouchka, et rentrer dans le droit chemin, . J’ai trouvé un petit job. – Ah… c’est pour cela que tu es tout beau, tout propre ? – Fallait bien, ça faisait au moins quinze jours qu’on n’était pas allés au Bains-‐Douches. Le patron m’aurait jamais pris. Anna se redresse soudain et s’appuie contre le mur de béton près duquel ils ont fait leur nid. Le duvet descend lentement dévoilant sa poitrine maigre, flétrie avant l’heure. Elle voit Eusèbe poser un doigt sur le grain de beauté qui dessine comme une tête d’épingle noire au-‐dessus du sein gauche. – J’veux plus que tu t’abîmes comme ça, mon cœur, murmure-‐t-‐il, si près de son oreille qu’elle a l’impression d’entendre la voix s’élever comme du plus profond de son corps de femme. Elle esquisse une sorte de grimace et se recule contre la paroi – C’est quoi ce boulot ? – Bah… un peu l’homme-‐sandwich. Me balader sur les quais de Seine en tenue de pingouin et… Anna a écarquillé les yeux, avant de hurler comme une bête forcée par la meute… – Nooooooon ! ça ne va pas recommencer. Elle s’effondre en larmes, battant l’étoffe poisseuse du duvet de ses deux bras, comme une nageuse qui perd pied. L’écho répercute son cri à travers le tunnel. Vrillant les ténèbres épaisses qui reposent au loin sous la voûte, chaque syllabe répétée pénètre au plus profond de la voie désaffectée près de laquelle elle a fini par trouver refuge, avec Eusèbe perpétuellement sur ses talons. 176 Florestan se redresse brusquement, le visage en sueur. Il cherche le potentiomètre de la veilleuse et en tourne lentement la molette pour illuminer progressivement la chambre. Iseult dort à poings fermés. Ses seins soulèvent les draps à intervalle régulier. Cette respiration sereine semble communiquer son calme à tout ce qu’elle frôle, tout ce qu’elle enveloppe. Nulle menace ne sourd plus des coins d’ombre, ce ne sont que des flaques d’eau tranquille déposées par la nuit finissante le long des plinthes. Florestan glisse la main sous le drap, dégage le sein gauche de la jeune femme et dépose un baiser juste à l’endroit où l’on discerne à peine le quatrième grain de beauté, celui du do#. Puis ses lèvres viennent épouser le contour de l’aréole, humectant le disque souple avant d’aspirer doucement le mamelon. Tirée aussitôt du sommeil, Iseult se trémousse un instant sous les couvertures en ronronnant de plaisir. – C’est déjà l’heure, Flo ? – Non, il reste une petite heure encore. – Hein ? Décidément, il faut que tu aies un instinct de sadique, pour me réveiller de la sorte, et me voler soixante minutes de bon sommeil ! proteste la jeune femme. Je te déteste, lance-‐t-‐elle en se rabattant les couvertures au-‐dessus de la tête. – Pas autant que je t’aime… – Toujours le même rêve horrible ? demande une petite voix, à demi étouffée par les draps. Iseult est à présent parfaitement réveillée. Elle se retourne vers Florestan et l’enlace avec une tendresse presque maternelle. Voici bientôt un mois qu’elle a emménagé dans l’appartement du 12e étage, un mois qu’elle y apporte la paix nocturne et la joie des réveils – et bientôt quinze jours qu’il fait le même cauchemar. Il entrevoit tout d’abord un visage sale, mal rasé, trouant l’écran du songe comme en gros plan. Un visage qui n’est pas le sien, mais qui pourtant lui ressemble. « Eusebius », lui souffle sa conscience de rêveur. L’homme est vautré sur le corps d’Iseult et les mouvements qui l’agitent ne laissent planer aucun doute sur l’action qui est en train de s’accomplir. L’inconnu – on aperçoit à présent ses vêtements de clochard, le pantalon élimé retenu par une simple cordelette, la chemise maculée de taches diverses –, l’inconnu, donc, vient de pénétrer la jeune femme et il s’active comme une bête à la recherche d’une jouissance rapide et muette. Iseult, quant à elle, reste immobile, inexpressive. On dirait une poupée gonflable. Les yeux grands ouverts, elle semble contempler le plafond au-‐dessus d’elle, comme résignée, résolue même à laisser les choses s’accomplir sans même protester. Florestan 177 suit son regard, il parcourt la grande voûte de béton, la plateforme désaffectée sur laquelle sont étendus les deux corps, au milieu des détritus que le vent a poussés là. La pierre grasse du quai est battue par une eau fangeuse, comme s’ils n’étaient pas près d’une voie de métro abandonnée, mais dans quelque galerie d’égout. C’est bien pourtant une banale station que semble désigner l’écriteau fixé au mur, quelques lettres blanches sur fond bleu qui proclament : « Ligne 7. Robert Schumann ». Mais la pancarte disparaît aussitôt du champ de vision, entièrement occupé bientôt par le couple étroitement soudé. L’homme pousse des espèces de glapissements étranglés. L’instant de l’orgasme approche. Iseult semble implorer de l’aide, qu’on la libère enfin de ce poids, de cette horreur. C’est toujours à cet instant que Florestan se réveille en sursaut. Tout a commencé après que sa jeune compagne lui eut fait visité son laboratoire. L’expérience de Schrödinger à l’esprit, il avait imaginé que l’endroit se composait de quelques paillasses carrelées de blancs, encombrées de boîtes de toutes tailles, reliées par un faisceau de câbles à un appareillage électrique. Il était loin de se douter de ce qui l’attendait, à près de trente mètres du sol, sous les bâtiments de la Faculté des sciences. – On a récupéré une ancienne voie du métro, expliqua Iseult, en l’aidant à enfiler une combinaison isolante. On l’a coupée du reste du monde en la coulant dans une chape de béton. Puis on a recouvert les parois d’une triple couche de plomb et voilà le résultat : on y est à présent comme l’intérieur d’une cathédrale. Ils venaient de pénétrer sous la voûte. Enveloppé dans d’épais chaussons blancs, leurs pieds reposaient sur un palier d’acier alvéolé qui laissait apercevoir, dix mètres plus bas une gigantesque piscine animée de fluorescences en perpétuel mouvement. – C’est une eau ultra-‐pure, commenta Iseult à travers le hublot bleuté de sa combinaison. Elle contient des dizaines de grosses ampoules dans lesquelles nous pratiquons nos expériences. Les miennes sont tout près de nous… Tu vois la flaque de lumière bleue à quelques pas d’ici ? Elle lui prit la main pour l’entraîner en bas de l’escalier métallique qui donnait accès au quai. Ils firent une dizaine de mètres sous la voûte, puis la jeune femme invita Florestan à s’agenouiller. Trois tubes de verre flottaient entre deux eaux. – Ce sont mes petits, murmure la jeune femme. Ils sont mignons, tu ne trouves pas ? Il s’était contenté de poser sa grosse moufle blanche sur celle, à peine moins grande, de sa compagne… 178 Est-‐ce cette descente dans le sein de la terre qui s’est transformée en cauchemar pour venir le hanter presque chaque nuit ? Iseult en est persuadée, et tout en se reprochant de lui avoir fait visiter son laboratoire, elle s’efforce de le calmer lorsqu’il s’éveille ainsi en sursaut et vient, presque comme un enfant, chercher le réconfort auprès d’elle. Elle l’enlace tendrement et, avant de l’accueillir en elle, lui murmure une explication rassurante à l’oreille, toujours la même : – C’est l’approche du concert, Amour, qui te met dans cet état là. Une fois cette épreuve passée, nous retournerons visiter le laboratoire. Et tu verras qu’il ne s’y passe vraiment rien de terrifiant. Étreignant désespérément Eusèbe, Anna roule parmi les papiers gras, les canettes vides, les cartons d’emballage souillés. – Je ne veux pas que tu retournes là-‐bas, rend ce déguisement horrible ! Ce pingouin c’est pire que la mort… Les larmes tracent deux sillons clairs sur es joues crasseuse. Elle martèle la poitrine de son compagnon à coup de poings, tour à tour suppliante ou vindicative. Son compagnon ne proteste pas. Il faut que la crise se passe. Cela fait quinze jours qu’elle est retombée. Elle ne dessaoule presque plus. Elle ne prend même plus la peine de se traîner jusqu’aux Bains-‐Douches. Mais il l’aime, jusque dans cet état-‐là. Il la défendra, quitte à se battre contre les pires fantômes. Lui-‐même d’ailleurs n’est guère plus beau à voir, à force de rouler dans la fange avec elle. Dans la pénombre du tunnel, on ne les distingue pas l’un de l’autre. Il surmonte néanmoins la vague de dégoût qui s’est emparé de lui à un instant plus tôt. Il dénoue le petit haut qu’elle a volé au Monoprix du coin il y a moins d’une semaine et qui n’est déjà plus qu’une loque. Libérant les pauvres seins, il en éprouve un instant le poids, en restitue mentalement le galbe perdu, en caresse tendrement la triste forme. Anna se calme, les hoquets qui lui brisaient la voix il y a quelques minutes s’espacent. La voilà qui se met à ronronner comme un petit animal enfin apprivoisé. – Je t’aime Eusèbe, chuchote-‐t-‐elle tandis que ses doigts s’activent sur la fermeture de son jean… 179 XII La veille du concert, Florestan a reçu une lettre anonyme, postée d’une petite ville du Massif Central. Une phrase laconique en guise d’avertissement : « Renoncez à vos fantaisies stupides et nous vous laisserons en paix ». Il a parcouru le billet à deux reprises, avant de le montrer à Iseult. La jeune femme a l’a parcouru rapidement, puis elle s’est emparée de l’enveloppe pour examiner avec soin le tampon de la poste. – Riom 63200… Mais c’est où cela ? Florestan a souri avant de répondre. – C’est au nord de Clermont-‐Ferrand. Cette charmante missive vient assurément mon vieux bougon auvergnat. – Bah, oublie-‐la alors ! Le lendemain cependant, et durant toute la journée, il n’a songé qu’à cela. En revenant du laboratoire, Iseult l’a trouvé pensif, égrenant distraitement les premières accords de l’allegro affettuoso sur lequel s’ouvre le Concerto en la. – Veux-‐tu bien te préparer, mauvaise graine ! a lancé la jeune femme en plaisantant. Nous partons dans vingt minutes. Une heure plus tard, dans la loge, elle achève de le maquiller. La première partie du concert vient de s’achever. Les derniers accords de la Sixième Symphonie de Beethoven résonnent encore dans les cintres, tandis que déjà monte autour d’eux le brouhaha de l’entracte. – Je veux que tu sois beau, que toutes les femmes soient folles de toi. Iseult prend un peu de recul, le contemple. Ses lèvres dessinent cette petite moue joyeuse qu’elle a lorsqu’elle est satisfaite de son ouvrage. Puis elle lui glisse à l’oreille, tandis que la sonnerie du théâtre résonne : – Je file dans la salle. On se retrouve ici à la fin ? Florestan acquiesce d’un signe de tête. Puis il se relève, blanc comme un linge malgré le maquillage. Iseult a l’impression qu’il titube un peu. Elle se hausse sur la pointe des pieds, lui dépose un baiser rapide sur les lèvres, et file comme un météore dans les couloirs de la régie. Elle laisse derrière elle un sillage parfumé – des fragrances légères, fraîches et curieusement printanières en cette froide soirée d’hiver. Florestan suit un 180 temps le chemin qu’elle a ainsi tracé, puis oblique soudain à gauche en direction de la scène. – C’est un scandale ! Hou ! Qu’on respecte la partition ! Monsieur se croit plus inspiré que Schumann ? La tempête s’est déchaînée dès le deuxième mouvement, Intermezzo. Takuo Y* a fixé un instant le soliste, l’interrogeant du regard. D’un mouvement des paupières, Florestan lui a fait signe de continuer. Rien ne doit les arrêter à présent. Jamais l’ouvrage n’a été interprété avec cette force, cette densité. Les cordes sonnent puissamment, laissant presque entendre la préhension râpeuse de la colophane sous les mouvements de l’archet. Les bois, tout en sonorités liquides, enrobent le grain épais des violons et violoncelles, tandis que le piano, épousant l’harmonie de l’ensemble en souligne les couleurs, en raffermit la puissance. Le chant le plus tendre – et le piano devient alors le corps d’Iseult – alterne avec la percussion violente de certains accords, comme s’il fallait faire ployer ce satin blanc sur l’étreinte, sous la pulsion ardente du désir. Eusebius et Florestan, une fois de plus, qui se disputent la forme aimée, la courbe d’un sein, le miracle d’une cuisse, la fleur tendre que la jeune physicienne chaque soir offre aux baisers de son amant. Il n’est pas question de s’arrêter-‐là semble dire le soliste à l’intention de son chef, et celui-‐ci dans un sourire lui montre qu’il a parfaitement compris. Qu’importent les huées, ils iront jusqu’au bout de l’œuvre. Enfin viennent les derniers arpèges, puis l’accord majeur violemment plaqué au piano comme à tout l’orchestre, l’instrument soliste jouissant néanmoins de ce privilège qui consiste de faire résonner la note la plus grave de l’ensemble, une octave au dessous du la les contrebasses. Lorsqu’il relève les mains au-‐dessus du clavier, Florestan ignore encore tout de ce qui va advenir. Il est un peu comme le chat de Schrödinger, entre la mise à mort et le triomphe. Un long moment de silence prolonge ces secondes d’indécision. Puis le tonnerre des applaudissements éclate, ponctuées de sifflets, de cris d’indignation cherchant vainement à se constituer en tollé général. L’espace sonore se partage en deux. Un crépitement domine, qui traduit le plaisir partagé par la majorité des spectateurs. Un bourdonnement continu néanmoins l’accompagne où l’on distingue par moments des syllabes incompréhensibles : scan – tition – dale – par… 181 Comme s’il n’entendait que ceux qui l’ovationnent, Florestan se lève, va serrer la main du chef et s’incline devant son public. Puis serre la main du premier violon et file vers la coulisse. Il revient saluer, ressort, réapparaît une fois encore. Les rappels s’intensifiant, il lui faut céder à l’insistance du public. Il se rassied devant le piano, et laisse le chef annoncer la surprise qu’ils ont mise au point en guise de bis : ils vont jouer la Fantaisie pour Piano et Orchestre d’où Schumann tira le premier mouvement de son Concerto, pièce quasi inconnue et d’où le compositeur a curieusement ôté certaines mesures à l’instant de l’insérer dans son œuvre la plus célèbre. – T’entends la musique ? dit Anna dans le vide, s’adressant à un compagnon invisible. Elle s’est effondrée entre deux poubelles, dans l’impasse qui, derrière la salle G*** donne accès à l’entrée des artistes. Dans un dernier moment de lucidité, elle a compris hier qu’Eusèbe n’avait jamais existé que dans son imagination. C’est le vieux Passeroux qui l’a violée l’autre jour dans les Bains-‐Douches, alors qu’à demi-‐inconsciente, elle s’est effondrée dans l’entrebâillement de la porte. Et c’est un autre, dont elle ne connaît pas même le nom qui l’a prise par deux fois, le long de cette voix désaffectée dont elle a fait son domaine. Eusèbe n’y a jamais mis les pieds et pour cause. Il n’y a pas d’Eusèbe. Anna le sait, mais elle veut combler ce grand vide, retrouver la silhouette de l’homme qui la veillait patiemment lorsque, comme c’est le cas ce soir, elle parvenait à mettre la main sur une dose. – Ouais ! c’est beau, hein ! à mon avis c’est du Schubert. C’est p’têt’ même le p’tit gars qui t’nait sa partoche dans ses jolies menottes blanches. On voyait que « bert » et « Schu », comme si c’était dans l’désordre. Chut ! c’est pas fini ! Florestan vient de quitter la scène sous les applaudissements du public. L’ovation était telle qu’on ne discernait qu’à peine les sifflets de la cabale, qu’a réussi à monter contre toute attente le critique auvergnat. Pourtant, ce sont ces manifestations de contrariété qui à présent retiennent l’attention du virtuose. Quoi qu’aveuglé par la lumière des projecteurs, il a entrevu un instant le vieil homme dressé devant son fauteuil. Râblé, massif, mais d’une énergie étonnante pour son âge, il brandissait la partition de Schumann exactement au-‐dessus de la tête d’Iseult qui, sagement assise quant à elle, arborait un sourire radieux. Est-‐ce ce contraste qui l’a frappé ? Est-‐ce plutôt le visage de son contradicteur : une tête de vieux gaulois, blanchi sous le harnais ? Il est incapable de le dire. Mais il avait envie ce soir que tout le monde l’aime, que tout le monde vibre au 182 son de la musique. Une musique dans laquelle il a introduit certes son infime grain de sel, mais qui, au bout du compte reste celle de Schumann. – Il n’y a pas d’autre solution, se dit Florestan, il faut que je mette un terme à cette manie d’adolescent. À quoi bon rajouter à chaque fois trois ou quatre mesures, si cela me vaut les sifflets et les invectives d’une partie du public, fût-‐ce dans des proportions aussi faibles. Il s’est immobilisé devant la loge et pose la main sur la poignée de la porte. De l’autre côté, Iseult l’attend. Elle va lui faire oublier ces quelques quolibets, ces rares insultes. Elle lui donnera, comme elle le fait chaque fois, l’étrange paix intérieure qui habite la jeune femme et qui contraste si violemment avec sa démarche insouciante, ses allures de fées voletant autour de lui, toujours prête à l’éclabousser d’un rire d’enfant, telle une eau de jouvence. Alors, tout rentrera dans l’ordre. Ils reprendront tout deux le cours tranquille de leur existence. Qui sait même si le cauchemar qui l’assiège depuis quinze jours, avec sa régularité de métronome, ne finira pas par s’évanouir. – Ai-‐je raison pourtant de céder si facilement au vieux bougon ? se demande Florestan assailli une dernière fois par le doute. Il se retient de rire en constatant qu’il a tenu sa main immobile pendant la durée exacte des trois mesures qu’il avait ajoutées, il y a maintenant si longtemps, au septième mouvement de la Fantaisie op. 12. Chassant d’un geste de la main toutes ses incertitudes, il manœuvre vivement la poignée, fait irruption dans la pièce, et c’est pour voir Iseult, folle de joie, qui se précipite à sa rencontre. À l’instant où leurs corps de soudent, s’épousent, à la seconde précise où leurs lèvres se cherchent, fébrilement, il éprouve tout à coup au fond de ses fibres les plus secrètes une impression d’arrachement. On dirait qu’un autre lui-‐même, plus rêveur, moins sensuel était resté figé de l’autre côté de la porte. Trois syllabes indistinctes se forment dans sa bouche et vont résonner contre le palais d’Iseult, alors que tous deux s’étreignent follement, leurs langues luttant l’une contre l’autre, jouant, dansant, vibrant, électrisées par le désir : – Eu-‐sè-‐bius ! – Hé ! Qu’est-‐ce que tu fais là, mon bonhomme ? Tu ne vas quand même pas entrer dans la loge, non ? L’agent de sécurité repousse violemment le clochard qui, visiblement, s’est introduit par l’entrée des artistes, à la recherche de quelque menu larcin. À coup de poings et de pieds, il 183 lui fait regagner vers la sortie, ouvre la porte et le projette violemment dans la rue d’une brusque poussée de la main. L’homme qui doit être un peu ivre, titube avant de s’étaler de tout son long sur le pavé gras, détrempé par la pluie d’hiver. Aussitôt, un cri monte depuis le trottoir d’en face : – Ben ça alors ! C’est toi ? Ben qu’est-‐ce que tu fiches ici, mon Eusèbe ? XIII Florestan arpente les quais de la Seine, en contre-‐bas des échoppes où se pressent les touristes, à la recherche de quelque estampe pittoresque, de quelque photographie ancienne, voire de quelque édition rare. – On trouve de tout chez les bouquinistes se dit-‐il, parfois même des partitions complètes, dédicacées par le compositeur… Ce n’est pourtant pas ce petit commerce qui le préoccupe, mais la présence de plus en plus insistante de l’autre, à chaque moment de sa vie. Une existence de plus en plus sensible, presque matérielle. Une nuit, alors qu’ils faisaient l’amour, Iseult a subitement poussé un cri. Il aussitôt interrompu ses caresses et la jeune femme a soudain éclaté en sanglot. – Je te regardais, Flo, j’étais bien, si bien. Alors je t’ai fixé droit dans les yeux, pour m’offrir à toi de toutes mes forces, et pour qu’en retour tu te donnes. Et soudain… soudain… Quelle horreur !… Elle réprime un haut le cœur avant de poursuivre : « Oui, tout-‐à-‐coup, ce n’était plus toi. Exactement comme dans ton cauchemar ». Ils se sont étendus tous les deux sur le dos, côte à côte, la main dans la main comme pour se rassurer. Florestan repense soudain à l’expérience de Schrödinger, puis aux singularités de la musique de Schumann. Et le voilà bientôt qui se met à songer à la vie du compositeur. Ces acouphènes qui s’emparent de lui dès sa trente-‐quatrième année, la paralysie de l’index droit, vraisemblablement d’origine psychosomatique, ces hallucinations sonores qui lui font imaginer la présence d’esprits, enfin cette certitude d’une existence double qui finira par le conduire à l’asile du bon docteur Richaz. – Il est mort fou, mon compositeur fétiche, murmure Florestan. Il éprouvait alternativement la présence des anges et des démons… – Chut, mon cœur, lance Iseult à mi-‐voix. Je suis là. Je serai toujours là… 184 – Est-‐ce parce qu’on les suscite que les fantômes se manifestent ? se demande brusquement Florestan. Iseult n’est-‐elle pas apparue parce que je l’attendais, parce que je la désirais à un point que je ne me serais jamais cru capable d’atteindre ? Peut-‐être notre esprit est-‐il plus fort que tout. Peut-‐être est-‐il en mesure d’infléchir dans certains cas le cours de notre existence… Arpentant les quais, il vient de voir apparaître l’homme, dans son déguisement ridicule. Depuis des semaines, des mois qu’il cherche à comprendre, Florestan touche enfin au but. Il a noté chacun des détails de ses rêves, les heures, les lieux. Rien de plus facile, puisqu’au fil des jours le cauchemar est devenu de plus en plus précis, de plus en plus réaliste. Et puis l’apparition brutale du pingouin est venue apporter une touche complémentaire, et ainsi confirmer tous les éléments de l’enquête. À force de se rendre sur les lieux, de questionner les passants, d’aborder les clochards, il en est venu à la conclusion qu’un certain Eusèbe vagabonde dans les rues de Paris, non loin de son quartier. L’homme qui doit avoir à peu près son âge et sa taille, traîne avec une dénommée Anna, une fille un peu plus jeune que lui, mais totalement perdue, droguée et alcoolique. À la description qu’on a dressée de cette femme, Florestan s’est senti brusquement aveuglé comme par un éclair. Une lumière blanche a envahi tout à coup la rue, plongeant les façades dans une improbable nuit inverse. Puis le contour des choses s’est mis à lentement reparaître et le malheureux pianiste a pu distinguer enfin, comme deux visages se superposant, les traits souriants d’Iseult, puis ceux de la petite voleuse de la station « St Mandé-‐Tourelle ». À quelques détails près les deux images étaient identiques. C’est alors qu’il a senti l’un des clochards qu’il interrogeait venir le tirer par la manche, comme pour l’arracher de son rêve. Il a reconnu le vieil homme qu’on lui avait présenté quelques jours plus tôt sous le nom de Passeroux. Celui-‐là paraissait tout savoir sur Eusèbe : – Tenez, c’est le type en habit de pingouin qui, là-‐bas se fait la malle. Mais il est déjà trop tard pour réagir. Florestan n’a eu que le temps d’apercevoir une grosse palme orange, taillée dans une matière molle, qui au loin venait de prendre à droite dans le grand carrefour. Il a renoncé à se lancer à sa poursuite ce soir-‐là, mais dans la nuit, Iseult et lui se sont réveillés en nage, l’esprit traversé par les mêmes visions terrifiantes : un corps 185 grotesque de pingouin géant, coiffé d’une tête d’homme, ridiculement petite, mais dont les yeux brûlaient d’un désir ardent, insatiable. – Il faut que ça cesse, a lancé Florestan, serrant contre lui le corps tremblant de sa compagne. XIV L’instant de la confrontation est donc venu. Sans savoir qu’il est attendu, le pingouin s’approche à pas régulier, de sa démarche exagérément chaloupée. L’été s’annonce brûlant. Nous ne sommes pourtant qu’en avril, mais malgré l’heure avancée, le soleil tape encore. Aussi le dénommé Eusèbe a-‐t-‐il fait glisser la grosse tête de mousse dans laquelle il dissimule d’ordinaire son visage. Oscillant à chaque pas, le long bec orange lui fait comme une coiffe grotesque. Sans doute le bonhomme regagne-‐t-‐il sa cache. Il ignore à coup sûr que le destin va venir enfin pour lui demander des comptes. Florestan s’approche palpant l’épaisse liasse qu’il a retirée de son compte en banque le matin même. – Eh ! vous, là ! Eusèbe ! Le pingouin s’arrête, abasourdi. Il doit avoir bu et titube légèrement. Ses yeux trahissent tout à la fois la surprise et la peur. Il jette de brusques regards à droite et à gauche, comme s’il se sentait menacé, sur le point d’être confondu, reconnu coupable de quelque crime. Le ton de son interlocuteur s’efforce cependant de n’être en rien agressif. – Nous n’en pouvons plus, Iseult et moi, lance Florestan. Laissez-‐nous tranquille, par pitié. Je suis prêt à vous offrir une somme rondelette, ajoute-‐t-‐il en tirant la liasse de billets de sa veste. Iseult depuis le parapet contemple la scène en contre-‐bas. Elle doit être à six cents, sept cents mètres. À cette distance elle reconnaît à peine la silhouette de son amant. Mais le pingouin quant à lui est clairement identifiable. Elle le devine plus qu’elle ne le voit, Florestan vient de sortir l’argent de sa poche, une fortune en petite coupure. Et soudain l’autre semble prendre peur. Voilà qu’il se rue sur son vis-‐à-‐vis, lui donne un coup, puis un autre, et enfin un troisième. Une lumière vive jaillit, palpite entre les deux hommes, et deux secondes plus tard, exactement, dans un long cri d’effroi, Iseult en identifie la nature. Une détonation étouffée a retenti à cinq reprises. La jeune femme se fige, on 186 dirait qu’elle psalmodie des mots sans suites, tandis qu’elle voit au loin l’homme qu’elle aime se replier sur lui même, s’agenouiller, puis s’allonger lentement sur le sol. À mesure que son sang se répand, Florestan, la joue contre le pavé sent le froid l’envahir, et avec lui comme une apathie étrange. Il rassemble ses dernières forces pour se concentrer sur un visage de femme. Des mots le traversent, dont il a à peine conscience mais dont la musique le berce, comme sous ses doigts une mélodie de Schuman : – Iseult, mon amour, chantent ces phrases involontaires, il faut que tu quittes mon histoire, que tu reprennes à zéro ce morceau de ta vie, que tu sortes de la boîte de Schrödinger, mais par une autre issue. Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je n’ai pas osé ouvrir les bras ce soir d’automne en haut de la bouche de métro. Les ondes frémissantes du cri s’étirent. Sombrant peu à peu dans le grave, comme un disque dont on ralentirait le mouvement du plat de la main, elles ne dessinent plus bientôt qu’une ligne droite, pareille à celle d’un électrocardiogramme plat. Un mi bémol, sur la corde légèrement distendue d’un violoncelle. La femme qui vient de hurler s’est immobilisée dans une pause improbable. Elle demeure ainsi un temps, comme paralysée contre la pierre du parapet, le bras tendu vers le mort, la jambe telle une longue liane claire figée soudain dans un mouvement de course suspendu. Les oiseaux se taisent et avec eux l’assourdissant vacarme des voitures, le brouhaha des passants, toutes les clameurs de la vie. Le temps, comme saisi d’effroi, semble s’être arrêté un très court instant. À peine deux secondes, dirait-‐on. Puis les existences multiples reprennent leurs cours, comme si de rien n’était. Il n’aura pas échappé toutefois aux spectateurs attentifs qu’une légère altération vient de se produire. Quelque chose a changé dans les couleurs, dans l’ambiance sonore, dans la chorégraphie mécanique des promeneurs et des badauds. On dirait qu’à la faveur de ce silence inattendu la lourde machine du monde, parvenue au niveau de quelque aiguillage, a brusquement changé de voie. Un long glissando parcourt toute la table du violoncelle désaccordé, du mi bémol grave jusqu’à un son suraigu, à quelques doigts du chevalet. – Tiens, un fa dièse, songe un vieux musicologue auvergnat, monté exceptionnellement à Paris, appâté par la mise aux enchères, à l’Hôtel Drouot, d’une partition inconnue de Schumann, la Grande Fantaisie pour Piano et orchestre. Près du parapet, la jeune femme qui à l’instant criait au meurtre a subitement disparu. 187 Épilogue Au bas des escaliers, Iseult resserre le col de son imperméable. – Brrr ! On voit que l’hiver approche ! grogne-‐t-‐elle en réprimant une grimace. Je ne sais vraiment pas comment m’habiller pour ce maudit dîner… Aussi, quelle idée ? Passer la soirée avec son directeur de thèse ! c’est tout moi, ça ! J’espère au moins qu’il ne va pas être trop rasoir. S’enroulant frileusement dans son vêtement, la jeune fille remonte la main en direction de ses paupières. En entrevoyant tout à l’heure son reflet dans la vitre du compartiment, elle a cru y saisir comme un soupçon de rides, une pate d’oie disgracieuse au coin de l’œil gauche. – À force de rire comme tu le fais, tu seras bientôt plissée comme une vieille pomme ! lui dit-‐on parfois. – Et si c’était vrai ? se demande Iseult… Mais non, de l’orbite à la mâchoire, tout est lisse, ferme, élastique. Pas une marque du temps ne vient entamer la jeunesse, le velouté de sa peau. La chirurgie esthétique, ce n’est pas pour tout de suite ! Il devait y avoir un défaut dans le verre de la fenêtre, quand elle a cru surprendre ce méchant sillon au coin de l’œil… Elle regarde sa montre. 18 h 37. Ce n’est pas le moment de traîner. Plus que trois marches. Elle lève les yeux vers le haut. Un homme, dirait-‐on, s’apprête à descendre dans sa direction. Il semble se hésiter à se frayer un passage dans la foule. Passera-‐t-‐il à gauche ou à droite ? Iseult s’amuse de le voir ainsi, qui la considère longuement, ne sachant pas trop comment l’éviter. Un instant, cet empoté semble même se préparer à lui ouvrir les bras, comme s’il la retrouvait après une longue absence. Finalement, il lui abandonne la rampe et dévale l’escalier sur la gauche. – C’est fou ce que ce type pouvait ressembler à Florestan Radiguet, le pianiste. C’était peut-‐ être lui d’ailleurs, qui sait. C’est marrant de constater à quel point les petits hasards de la vie peuvent nous réserver d’étranges surprises. Deux secondes plus tard et… je ne le croisais même pas ! 188 Une ancienne ballade irlandaise Pour El(le) Cette nuit-‐là, après qu’une désagréable sensation de moiteur l’eut brusquement tiré du sommeil, Florestan sut qu’il venait de tomber éperdument amoureux d’une ombre. Une jeune fille allait occuper le reste de ses jours, une jeune fille dont il n’avait pu entrevoir le visage, ni même saisir le nom lorsqu’elle le lui avait murmuré à l’oreille. Il n’avait pas encore douze ans et ignorait encore tout, bien sûr, de la force des sentiments, de la violence de la passion. Mais le rêve – un rêve curieusement long et cohérent – lui avait offert, quelques minutes plus tôt, sa première expérience érotique. Il s’était retrouvé nu au milieu d’une place noire de monde. Animé d’un vague sentiment de honte, il avait aussitôt pris la fuite et s’était s’engagé dans une ruelle sombre qui, immédiatement à sa gauche, dessinait comme une bouche d’ombre. Il sentait quelque chose battre contre ses jambes et, à chaque pas, flageller violemment ses cuisses maigres. Son sexe ! il ne pouvait s’agir d’autre chose. Cet inutile morceau de chair semblait s’être considérablement allongé, tout en demeurant flasque comme une liane. Florestan n’eut néanmoins pas le temps de s’interroger plus avant sur cette particularité anatomique. Car il entendait la foule courir derrière lui. Qui plus est, il venait de réaliser, mais trop tard, qu’il s’était engouffré dans une impasse. À sa droite, une porte d’entrée battait, s’entrebâillant par instants sur une large section de dallage sombre. Il en poussa le battant et s’introduisit rapidement dans la demeure. Après avoir tiré derrière lui le verrou, il s’efforça de considérer calmement l’endroit dans lequel il venait de faire irruption. Il ne distinguait guère toutefois qu’une pièce noyée dans d’épaisses ténèbres. Il hésita à tourner le commutateur électrique, puis estima qu’il valait mieux s’en abstenir : la lumière à coup sûr trahirait sa présence auprès de la meute qui, de façon inexplicable, s’était mise à le pourchasser. Il attendit donc que ses pupilles se fussent habituées à l’obscurité. Peu à peu, il parvint enfin à discerner les objets alentour : un canapé, deux fauteuils, une table basse, des étagères 189 chargées de livre. Dans un coin se dessinait la volute d’un escalier en spirale. Sans réfléchir, il l’emprunta et, bondissant de marche en marche, il atteignit bientôt le palier. L’étage baignait dans une lumière laiteuse, celle du clair de lune sans doute. Mu par un instinct qu’il ne s’expliquait guère, il se rua dans le couloir et poussa, au hasard lui sembla-‐t-‐il, la dernière porte sur sa gauche. C’est alors qu’il l’aperçut. Nue, étendue sur un lit recouvert d’un simple drap vert pâle, elle ne laissait guère voir que ses jambes repliées, le talon plaqué contre les fesses. Les cuisses légèrement écartées permettaient cependant de deviner en outre un horizon de chair délicatement bombé sur lequel frissonnait un léger duvet brun. Et sous cette ligne à peine arrondie, le rayon de lune gagnant soudain en intensité lui permit d’admirer cette fleur merveilleuse dont il ne connaissait jusqu’alors l’existence que par ouï-‐dire : l’iris pâle et velouté du sexe qui s’abandonnait aux regards des visiteurs et laissait de la sorte surprendre ses battements les plus intimes. L’enfant s’approcha de la femme, chercha à en contempler le visage. Mais les traits de l’inconnue demeuraient noyés dans les ténèbres, il était impossible d’en discerner ne fût-‐ce que l’allure générale. Comme si ce bizarre anonymat l’intimidait, Florestan baissa les yeux et sentit aussitôt son regard comme happé par la tache claire de la poitrine. Il resta un long moment à la contempler, confondu, éberlué… Il en avait pourtant déjà vu des seins et combien ! Pas simplement devinés à travers une étoffe translucide ou dans l’échancrure d’un décolleté profond. Non ! vus. Comme tout le monde, évidemment, sur la plage ! Mais aussi soupesés, délimités, examinés avec soin, quoique de façon indirecte. Et cela trois étés durant, pendant des heures entières. Depuis qu’il avait neuf ans, la « mammoscopie » était en effet devenue, à l’occasion des grandes vacances, l’occupation préférée de son frère Valenthym, lequel avait d’ailleurs inventé le mot dont ils se servaient l’un comme l’autre pour désigner ce type d’activité. Pour dire vrai, Florestan, qui commençait tout juste à apprendre le grec, aurait préféré parler, quant à lui, de « mammographie ». Mais il lui arrivait rarement de l’emporter dans le couple mal assorti qu’il formait avec son aîné, plus vieux que lui de quatre ans. Pour autant, il l’accompagnait volontiers dans ses expéditions secrètes. L’été surtout lorsqu’il s’agissait de l’aider à compléter l’album où Valenthym consignait ce qu’il appelait, non sans une touche de mystère, sa « collection ». Les deux adolescents montaient tout en haut du blockhaus qui surplombait la plage. Là, ils s’asseyaient l’un à 190 côté de l’autre. Florestan sortait de son sac une pochette de papier canson, une gomme, des ciseaux et cinq crayons qu’il rangeait par ordre de dureté croissante : 9B, 5B, HB, 4H et 9H. Pendant ce temps, avec autant de précautions que s’il se fût agi d’un vase de l’époque Ming, Valenthym sortait de son étui la grosse paire de jumelles que son oncle lui avait offert, soi-‐disant pour « observer les bateaux ». Le garçon pointait l’instrument en direction de la plage, scrutait la région la plus peuplée, fouillait un peu parmi les serviettes éponge, puis soudain se figeait, mettait au point les lentilles et enfin criait à son jeune frère : – J’en ai de jolis ! T’es prêt ? Florestan saisissait aussitôt la plus sèche de ses mines et commençait à la faire courir sur le papier en suivant attentivement les indications de son maître arpenteur. Car l’aîné était l’œil et le cadet la main. Ils avaient mis au point tous deux un code complexe qui permettait de décrire avec précision la taille, la forme, le galbe des seins, la configuration exacte de l’aréole, et l’aspect plus ou moins singulier du mamelon. Valenthym pratiquait, à partir des épaules, une sorte de relevé visuel, exprimant les directions et les dimensions avec une précision toute mathématique : – Tu descends de quatre millimètres à soixante degrés sud-‐est. Bon ! Maintenant un millimètre à vingt degrés. Tu y es ? Alors un autre à présent, mais à dix… Florestan suivait chacune de ces indications avec une exactitude minutieuse. Au bout de quelques minutes, les deux seins se trouvaient parfaitement reproduits sur le papier, et le jeune artiste n’avait plus qu’à poser les ombres de façon à leur donner leur volume d’origine. Son frère examinait alors le travail réalisé, lui en faisait au besoin corriger un détail, avant de lui adresser ce qu’il fallait bien prendre pour un compliment : – Parfait ! C’est exactement cela. Numéro 1327. Ce qu’elle a de beaux nichons, la garce ! Florestan inscrivait consciencieusement sous le dessin le numéro qu’on venait de lui dicter. Puis il découpait le papier de façon à n’en conserver que la partie utile, partie qu’il tendait ensuite à son frère d’un air quelque peu cérémonieux, comme s’il se fût agi d’un document secret doté d’une force insoupçonnable. Valenthym rangeait alors ses jumelles avant de glisser le morceau de bristol dans la poche avant de l’étui. Il le collerait avec soin, une fois rentré à la maison, dans le registre correspondant à sa collecte du moment : « Été 1990. Campagne d’août »... C’était tout. Ils se retrouveraient sans doute dans une heure ou deux pour « en croquer une nouvelle paire », selon l’expression qu’ils se plaisaient à employer communément entre eux. Pour autant les rôles ne 191 s’échangeraient pas. Pas une seconde les jumelles ne passeraient des mains de l’un à celles de l’autre. Jamais l’aîné n’autoriserait son cadet à jouer à son tour les voyeurs. – T’es trop jeune pour ça, expliquait-‐il, et puis tu perdrais vite ton talent, si tu devais contempler de près toutes ces merveilles. Florestan se consolait en descendant en direction de la plage pour observer du coin de l’œil les poitrines offertes au soleil estival. Le plaisir toutefois n’était pas le même. À marcher les pieds dans l’eau, on avait l’impression d’un spectacle filmé à la sauvette. Rien à voir avec ce qui se passait au sommet du blockhaus. Car là-‐haut, votre regard pouvait prendre son temps pour parcourir la feuille, et quand, du gras du doigt, vous estompiez une ombre, c’était comme si la phalange parcourait réellement ce sein qui sans réserve aucune offrait son galbe délicieux à vos caresses. Dans le rêve cependant, ce que Florestan découvrait ne se réduisait en rien à une image lointaine. Il parcourait de la main une peau fine, si douce, si chaude… Et il sentait pointer sous ce derme presque transparent une éminence ferme et ronde dont il palpait la forme émouvante. Le tissu adipeux était encore trop mince pour dissimuler le relief de chaque lobule. « Une poitrine de jeune fille ! » dit en lui une voix dont il ne connaissait pas l’origine, mais qui lui semblait puiser toute sa science dans la vieille encyclopédie de son père. Et il se prit soudain à songer à ces quelques pages qui correspondaient à l’article « Sein ». Il les avait consultées à maintes reprises, de sorte qu’elles avaient fini par se décoller et par déborder légèrement de la tranche dorée du volume. L’œil et la main pour la première fois rassemblés, Florestan étudiait avec soin tous les détails de cette poitrine, la courbe de chaque lobe, la vallée entre l’un et l’autre, le bouquet de corail de l’aréole, la saillie du mamelon si nettement dessinée. À l’emplacement du cœur, un grain de beauté minuscule donnait l’impression qu’on avait enfoncé une épingle. Il allait y poser les lèvres quand il sentit sa verge, dont il avait depuis quelques minutes oublié l’existence, se frayer un passage entre les chairs de la dormeuse. Aussitôt, tout évolua en lui à une vitesse folle. Sans perdre un instant les seins du regard, il se laissa aspirer par le sexe de l’inconnue. Il entendit qu’on lui chuchotait deux syllabes à l’oreille – cela ressemblait à un prénom –, tandis qu’une chaleur intense se diffusait à travers tout son être. Une étreinte silencieuse, très tendre et pourtant d’une violence presque désespérée souda leur deux corps pendant de longues minutes. Une saveur de sel lui vint aux lèvres, sans qu’il sache vraiment si c’était sa partenaire ou lui 192 qui pleurait, ni même si ce qu’il goûtait se composait de larmes ou de perles de sueur. Puis l’inconnue le saisit par les hanches et l’attira vers la grande tache d’ombre qui, chez elle, occupait la place du visage. Il quitta, comme à regrets, le fourreau soyeux et humide où son sexe était engagé pour venir s’asseoir juste au creux de ce ventre pâle dont les contractions violentes semblaient l’appeler. Presque aussitôt, trois doigts vinrent délicatement se poser sur l’extrémité de sa verge. Ils demeurèrent un moment, perchés sur les chairs turgescentes, comme un oiseau songeur. On eût dit qu’ils en étudiaient la forme, qu’ils en appréciaient la dureté. Puis ils décalottèrent largement le gland avant de venir le placer entre les deux seins. Le mouvement paraissait avoir été étudié de manière à ce que le frein du prépuce reposât exactement à l’endroit du minuscule grain de beauté. Comme s’il fallait laisser un esprit supérieur vérifier, rectifier la position, il y eut long moment où le temps parut s’arrêter, se dissoudre. Puis soudain, la jeune fille se pressa fermement la poitrine, de manière à enserrer la verge de son partenaire en une gaine étroite. Florestan voulut accompagner ce geste d’une impulsion du bassin, mais une pression un peu plus forte de l’inconnue l’en empêcha. Il s’immobilisa sur-‐le-‐champ. C’est alors qu’on entendit monter dans la pièce un chant très pur, telle une eau cristalline qui court sur les pierres et se déchire en larges gerbes d’écume à chaque aspérité de la roche. Cela ressemblait à une ancienne ballade irlandaise, exécutée sur un tempo passablement lent. Une quinte très appuyée tout d’abord, bientôt suivie d’une fine guipure de croches en mode de ré. Toutes les huit mesures, la voix marquait une pause sur la tonique ou sur la dominante, laissant à l’oreille le temps d’en percevoir toutes les harmoniques. À vrai dire, Florestan, qui ne distinguait toujours rien du visage de sa partenaire, ne percevait pas ce chant par les organes ordinaires de l’ouïe. Du moins, sa conscience de rêveur n’avait pas l’impression qu’il en fût ainsi. Il ressentait la mélodie à travers les vibrations qui la faisaient naître dans la poitrine même de la jeune fille. Chaque son ainsi émis produisait comme un battement qui se communiquait directement à son sexe. Celui-‐ci, enserré entre les seins fermement pressés l’un contre l’autre, agissait comme l’âme d’un violon. Il transmettait l’onde sonore à leurs deux corps réunis. Et dans l’harmonie qui, de la sorte, gouvernait leurs êtres, le jeune garçon discernait, avec une précision exquise, ce qui lui semblait constituer une pointe particulière. À peine plus gros que la tête d’une aiguille, quelque chose venait battre contre son gland, exactement à l’endroit du frein. La sensation de griserie qui l’avait transporté quelques minutes plutôt s’empara à nouveau 193 de lui, irradiant toutes les fibres de son organisme jusqu’en leur régions les plus secrètes. Une même onde de chaleur courut sur la peau de sa partenaire. Leurs mains s’étreignirent violemment, la jeune fille se cambra soudain alors que la mélodie atteignait le point d’orgue final. Florestan sentit qu’il se fondait en elle, qu’ils n’étaient l’un et l’autre qu’un seul brandon de chair vibrante. Il chercha désespérément dans la masse d’ombre le visage, les lèvres, les yeux de l’inconnue, sentit se rompre en lui des digues battues par un océan en furie, murmura quelques syllabes sans suite, retint un cri… … Et il se réveilla. Son pyjama était plein d’un liquide blanchâtre, épais et visqueux. Il ignorait que c’était du sperme, mais il en conçut aussitôt un vif sentiment de culpabilité. Il ne fallait pas que sa mère pût deviner ce qui s’était passé ! Il fila sans un bruit dans la salle de bains, nettoya le vêtement sous un filet d’eau, regagna discrètement sa chambre, mit à sécher l’objet du délit sur la chaise près de son bureau, puis se glissa nu dans les draps. Il espérait donner une suite à son rêve, y retrouver la jeune inconnue. Il se concentra sur les parties de son corps qu’il avait entraperçues. Mais bientôt sa vue et ses souvenirs se brouillèrent, il ne conserva plus que l’image des seins, leur forme, leur galbe encore juvénile, la fleur de corail qui s’épanouissait à leur sommet et le minuscule grain de beauté à l’endroit du cœur. Il étreignit son oreiller, l’embrassa fiévreusement en murmurant : « je t’aime, Belle Inconnue, je vais parcourir le monde pour te retrouver et, alors, plus jamais je ne te quitterai ». Puis il se rendormit comme une masse, sombrant dans un sommeil de brute, sans vision ni fantasme. Le matin au réveil, un rapide coup d’œil à sa montre lui permit de constater qu’il disposait encore de quelques minutes avant de se plier à la routine quotidienne de la toilette, du petit déjeuner et de la vérification de son cartable. Il mit ce temps à profit pour reconstituer de mémoire la poitrine qui s’était offerte en songe durant la nuit et dont il était bien décidé à retrouver l’original. Il venait à peine de piquer à l’endroit du cœur sa mine la plus fine afin de marquer l’emplacement du grain de beauté quand son frère rentra dans sa chambre. Florestan eut beau dissimuler aussi vite qu’il pût la feuille sur laquelle s’étalait son esquisse – il l’avait glissée prestement dans un compartiment de son secrétaire –, Valenthym avait l’œil à tout et perçait les moindres mystères du quotidien. Il avait immédiatement saisi la situation et lança d’un ton enjoué : – Mais qu’est-‐ce que tu caches là, frérot ? des nénés pour ma collec’ ? tu me les files ? 194 – Tu pourrais frapper quand même ! fit Florestan la mine faussement scandalisée. Tu vois pas que je suis tout nu ? – Même pas remarqué, mon bonhomme ! C’est sans doute parce qu’y a rien à voir... On me donne la belle petite image et puis on enfile son peignoir pour pas montrer son zizi à sa môman. Allez ! Exécution… Le ton devenait presque menaçant. Valenthym avança la main vers le tiroir dans lequel se trouvait caché le dessin. Mais son jeune frère se cabra. Collant son bassin contre la façade du secrétaire, il empêchait l’intrus d’approcher et le défiait du regard. Son agresseur n’était pas habitué à une telle résistance de la part d’un adolescent qu’il tenait pour un gamin timide et maladroit. Sans doute estima-‐t-‐il qu’une altercation sérieuse risquait d’alerter leur mère, descendue depuis quelques minutes seulement préparer le petit déjeuner. Toujours est-‐il qu’il se contenta de rebrousser chemin en haussant les épaules. – Mon pauvre Flo ! T’es bien qu’un branleur ! Et au sens premier du mot, même ! Comme pour illustrer son propos, Valenthym se retourna brusquement et, dardant sur son cadet un regard brûlant de colère, il fit mine de se masturber, la main s’activant autour d’un pénis imaginaire, et la langue pendant sur le côté pour simuler, de façon caricaturale, quelque jouissance obscène. – En tout cas, conclut-‐il, tu peux toujours te brosser pour qu’on aille ensemble mater les filles sur la plage ! – Je m’en fous, répondit Florestan. « Tu parles ! pour ce que tu me laisses voir ! J’ai bien mieux que cela, maintenant ! », ajouta-‐t-‐il entre les dents avant de claquer sa porte au nez de l’intrus. À l’instant de regagner sa chambre, Valenthym se demanda si, par hasard, son petit frère n’avait pas jeté bien avant lui sa gourme, et il donna un violent coup de poing contre la cloison, fou de rage à l’idée de voir ainsi bafouer son droit d’aînesse. Au lycée ce jour-‐là, chaque cours fut, pour Florestan, l’occasion de considérer les plus jolies de ses camarades, essayant d’évaluer les chances qu’avait leur poitrine naissante d’atteindre, fût-‐ce dans quatre ou cinq ans, un développement comparable à celui de la jeune fille du rêve. Durant un cours de mathématiques où Mlle Duflot avait entrepris d’initier ses élèves aux mystères des équations à deux inconnues, il observa ainsi avec un soin tout particulier les formes encore anguleuses de sa petite voisine de droite, 195 Coralie Montrevert. Comme il avait l’habitude de le faire depuis le sommet du blockhaus, mais cette fois sans que son frère vînt lui dicter une conduite, il observa avec soin le mouvement du vêtement, s’efforçant d’imaginer le dessin que pouvaient suivre les chairs sous les plis de l’étoffe. Son regard était à ce point rivé sur le corps de la gamine que celle-‐ci, surprenant son manège, lui glissa à l’oreille : – Ben, qu’est-‐ce qui t’arrive, Flo ? T’as jamais vu de filles ? Florestan décida de miser gros et murmura en retour : – Si, mais d’aussi jolies que toi, jamais ! Son interlocutrice dut rougir un peu, mais elle s’efforça de masquer son trouble en lui assenant une joyeuse bourrade, d’un geste gauche où elle s’appliqua à mettre le moins de féminité possible : – T’es con ! chuchota-‐t-‐elle. Comme si j’étais du genre à me laisser draguer … Surtout par des mecs comme toi, ajouta-‐t-‐elle, avec un sourire ironique, l’œil brillant d’une lueur où tout autre que Florestan aurait sans doute saisi comme une touche de perversité. Puis elle se détourna ostensiblement. Feignant de ne plus s’intéresser qu’aux mystères des mathématiques, elle se mit à suivre le cours en se présentant de trois quart au professeur, position peu commode certes mais qui lui permettait d’affecter un complet dédain à l’égard de son voisin en ne lui montrant pour l’essentiel que son dos. Malgré tout, le jeune garçon ne s’avoua pas vaincu. S’efforçant de faire le moins de bruit possible, il déchira l’une des pages de son cahier de brouillon et, d’une écriture qu’il voulait fiévreuse, y inscrivit cette simple phrase : « À la récré de 13 h. Je t’attendrai dans le bosquet ». Puis il replia soigneusement la feuille avant de la glisser à demi sous le coude de sa voisine. Coralie modifia de quelques degrés son orientation. Ouvrant des yeux ronds, elle froissa le billet qui venait de lui être ainsi adressé et fit mine de le cacher au fond de sa poche droite. Florestan ne put réprimer un sourire lorsqu’il vit qu’en réalité, la petite Montrevert avait conservé le bout de papier dans sa paume. À l’abri des regards, la main cachée sous le bureau, elle s’efforçait de le déplier d’un mouvement insensible du pouce, afin d’en découvrir séance tenante le contenu. Il en fut convaincu dès la seconde même : la mathématicienne en herbe n’allait pas résister longtemps à ses avances… À sa sortie de la cafétéria, le jeune garçon traversa la cour de récréation et se glissa dans un trou du grillage, afin de rejoindre sans plus tarder ce que les élèves – les grands, 196 surtout –, appelaient le « bosquet ». On donnait ce nom à un rectangle de végétation qui faisait tampon entre les toilettes et les salles de classe. Il était, en théorie, interdit d’y pénétrer, mais tous savaient qu’un accroc dans la clôture en rendait l’accès fort aisé. Une fois à l’abri des arbres et des ronces, nul ne pouvait deviner que quelqu’un s’y dissimulait. L’endroit était devenu pour les « étudiants » de première et de terminale le point de ralliement des couples, toujours changeants, qui se formaient puis se déchiraient au fil des semaines. C’était, on s’en doute, la première fois que Florestan y mettait les pieds. Il découvrit avec stupeur de décor qui servait au rendez-‐vous galants de ses aînés. Car le bosquet ressemblait plus à une décharge qu’à un décor idyllique. Des papiers gras, des cannettes de soda jonchaient le sol et parfois même se trouvaient accrochés aux branches basses. Le jeune garçon poussa du pied les détritus, de façon à se dégager un passage jusqu’à un bouquet d’arbres qui lui semblait avoir été épargné par les visiteurs. Il balaya le sol du bout des doigts, et après s’être essuyé les mains contre son pantalon, il se plaqua le dos contre un arbre et attendit patiemment l’arrivée de Coralie. Quelques minutes plus tard, un bruissement léger l’avertit d’une présence. Il vit approcher sa petite voisine de classe. Celle-‐ci fit une grimace en approchant de lui et lança à mi-‐voix : – ‘tain, c’est dégueu ! On va pas faire l’amour ici, quand même ? Elle vint néanmoins se caler entre ses bras. Elle se collait à lui, visiblement apeurée et mue cependant par un appétit dont aucun des deux n’avait réellement conscience. Elle chaloupait lentement, frottant le bas de ses reins contre le bassin de son camarade. Florestan sentit sa gorge se nouer. Il n’imaginait pas que les choses iraient si vite. Il étreignit la fillette, lui appliqua les lèvres sur le cou pour y déposa un baiser furtif qui, si rapide fût-‐il, la fit se cambrer de bien-‐être. Elle laissa monter du fond de sa gorge un grognement de plaisir, qui se prolongea en un murmure étouffé lorsqu’elle sentit son jeune compagnon soulever son tee-‐shirt et partir à la conquête de sa poitrine naissante. – Je l’ai jamais fait, Flo ! – Moi non plus, Coralie. Elle se retourna brusquement pour l’embrasser. Dans le mouvement qu’elle fit pour l’enlacer, il eut le temps d’apercevoir ses petits seins de gamine. À leur forme générale, comme au dessin des mamelons, il sut que sa voisine de classe n’avait rien de commun avec la jeune fille du rêve. Lorsque leurs lèvres se dessoudèrent, lentement, comme à 197 regret, Florestan fixa la vallée qui se creusait imperceptiblement entre les deux éminences de chair tendre. Le dessin en était à peine marqué, mais il était inutile d’en imaginer quelque développement futur. Le jeune garçon avait eu tout le temps de vérifier que la peau laiteuse de Coralie, et à cet endroit presque translucide, ne comportait pas le plus petit grain de beauté qui fût. Malgré tout, il ne se sentit pas le droit d’abandonner sur-‐le-‐champ la petite. Il la contempla d’un air vaguement protecteur et, rougissant, lui glissa à l’oreille : – Il vaut mieux remettre cela à mercredi. C’est trop glauque, ici ! – Oui, mon Flo ! murmura-‐t-‐elle. Je serai seule à la maison à partir de midi. C’est ainsi, presque par devoir, qu’il devint le premier amant de Coralie. Pendant deux mois, ils arrivèrent au lycée la main dans la main, suscitant la jalousie de leurs camarades de classe qui les brocardaient volontiers en parlant d’eux comme d’un vieux couple. Mais paradoxalement, les réflexions à voix basse et les quolibets ne faisaient que les rapprocher un peu plus l’un de l’autre. Un jour toutefois, un garçon de première découvrit soudain que Coralie n’était pas dépourvu de charme. Il débarquait chaque matin devant les grilles de l’établissement, dans l’étourdissante pétarade d’une motocyclette flambant neuve. Ce soir-‐là, il attendit la jeune fille à la sortie des cours et lui proposa de l’emmener faire une promenade dans le voisinage. Presque honorée de la proposition, elle abandonna son cartable entre les bras de celui qu’elle appelait volontiers son « chéri ». Puis elle enjamba fièrement la selle de l’engin et se laissa assujettir un lourd casque sur la tête. Souriant aux anges, elle fit un rapide signe de la main à ses camarades et se colla contre l’échine du conducteur avant de disparaître dans le fracas de la machine. Florestan attendit longtemps son retour avant de se décider à rentrer seul chez lui. Lorsqu’il passa devant l’immeuble où Mme Montrevert et sa fille occupaient seules un petit appartement de quatre pièces, il aperçut de la lumière dans la chambre du troisième étage. C’était là que, depuis quelques semaines, chaque mercredi après-‐midi, Coralie et lui réinventaient les gestes de l’amour. Au fond de l’impasse voisine, la motocyclette, garée avec soin derrière les poubelles, attendait tranquillement le retour de son propriétaire. Florestan ne souffrit pas réellement de se voir aussi brutalement écarté. Mais il en conçut un profond dépit. Sans doute n’avait-‐il jamais vraiment aimé Coralie, mais les habitudes de vie à deux qu’ils avaient si rapidement prises le laissèrent comme 198 désemparé pendant près d’un mois. Il lui fallait réapprendre à arriver au lycée et en repartir sans autre compagnie que celle de son cartable. Et puis… passer les longues après-‐midi de mercredi à lire ou à dessiner, sans que jamais une main vienne guider la sienne en direction d’un sein où d’une cuisse. Il décida de ne plus jamais s’attacher à quiconque, que ce fût par gentillesse ou par faiblesse, tant qu’il n’aurait pas rencontré la femme de ses rêves. Quant à celle-‐ci, il se mit à la rechercher avec une ardeur renouvelée. Il détaillait, déshabillait du regard toutes ses camarades de classes, puis bientôt toutes les filles du lycée, et enfin chacune des jeunes femmes qu’il pouvait croiser dans la rue. Il s’efforçait de dissimuler son manège en utilisant divers subterfuges. Ainsi, s’asseyait-‐il volontiers sur les bancs de l’avenue, feignant de s’absorber dans quelque lecture studieuse. Mais l’ouvrage qu’il tenait à la main était truqué. Une sorte de rétroviseur s’y trouvait dissimulé qui lui permettait d’épier les passantes tout à loisir. Il avait également installé un système complexe de lentilles et de réflecteurs qui l’aidait à faire discrètement le guet depuis sa chambre. En classe, il utilisait une règle qui contenait une espèce de périscope au moyen duquel il pouvait observer ses voisines. Sur la cour de récréation enfin, il se servait de miroirs de poche collés sur des gants de latex. Il lui suffisait d’en orienter les parties mobiles en fonction de la position de ses mains pour épier les lycéennes des autres classes sans attirer l’attention le moins du monde. Du moins le croyait-‐il. Car un jour – cela devait faire deux mois que durait son manège – Sibylle, une grande de première, l’accosta à la récréation de dix heures. – Alors le petit pervers, on mate les filles ? Il voulut aussitôt se cacher les mains derrière le dos, mais l’adversaire était de constitution robuste. Elle lui saisit les poignets, lui ramena violemment les mains devant le corps, et lui retourna les mains de façon à faire apparaître les paumes. Elle révéla ainsi la présence du dispositif optique qu’il tentait de dissimuler : – Mais c’est qu’on est futé ! Monsieur Florestan J’sais-‐pas-‐quoi se prend pour Archimède et joue avec les miroirs. Elle arracha violemment les gants, les jeta par terre et, d’un coup de talon vengeur, réduisit en morceaux l’agencement délicat de verre et de métal. Puis elle frappa violemment du pied les débris qui s’éparpillèrent sous le soleil printanier, en faisant jouer tout autour d’eux comme un scintillement de mica. Florestan toutefois s’était débattu. Dans la bousculade, la fine bretelle du petit caraco que portait Sybille lui était 199 tombée sur l’avant-‐bras. Un pan du vêtement avait glissé, lui dénudant presque entièrement le sein gauche. Cela n’avait duré qu’un instant, assez cependant pour le jeune garçon aperçût ou crût apercevoir, niché à l’endroit du cœur, un grain de beauté d’assez petite taille. La jeune fille s’était rhabillée d’un geste rageur. Mais Florestan en était désormais convaincu : il la tenait enfin, la demoiselle inconnue de ses rêves ! Peu lui importait à présent que son matériel d’observation fût réduit en miettes. Il regarda la jeune fille avec une expression dont il n’avait aucunement conscience mais qui reflétait une telle béatitude qu’elle adoucit soudain toute la colère qui était montée entre eux. – Ainsi c’est toi ? demanda le garçon d’un air ravi. Sybille fronça les sourcils. Néanmoins, et comme si sa fureur s’était d’un seul coup éteinte, elle lança, un sourire amusé sur les lèvres : – Moi qui quoi ? – Toi qui sera un jour la femme de ma vie… La jeune fille éclata d’un rire clair. – T’es pas un peu con, toi ? Comme si tu savais pas que je sors avec Jérôme ! – Oui, comme d’autres avant toi, et bien d’autres après… J’attendrai, je suis pas pressé. Sybille sentit la colère la reprendre : – Monsieur est devin sans doute ! Tu veux que j’en parle aux copains ? Ils viendront consulter son excellence Flo le voyeur. Oui, le voyeur, c’est bien le mot ! Le jeune garçon répondit d’un ton étonnamment calme et égal. Il semblait que plus rien ne pût l’atteindre, pas plus les sarcasmes que les menaces. – Le voyeur est mort, Sybille. Il vient de trouver celle qu’il cherchait depuis longtemps. L’équanimité dont faisait à présent preuve son interlocuteur déstabilisait entièrement la jeune fille. Florestan avait beau être de cinq ans son cadet, il lui apparaissait désormais comme une sorte de vieux sage. On avait envie de se confier à lui, d’écouter ses conseils, et même peut-‐être de se blottir dans ses bras. S’efforçant de chasser ces impressions bizarres, Sybille, haussa les épaules, et se retournant, pour ne plus avoir à croiser le regard de son interlocuteur, elle lui lança, comme si elle se parlait à elle-‐même : – Bon ! On oublie tout ça, O.K. ? Et toi, tu te pointes plus ici avec tes trucs de pervers. N’écoutant rien de ce que Florestan lui répondait, la grande fille aux formes plantureuses repartit en direction de ses camarades. Ceux-‐ci l’accueillirent dans des éclats de rire tonitruants, tandis que son cher Jérôme lui ouvrait largement les bras et lui plaquait théâtralement un baiser par trop passionné sur les lèvres. 200 En mai cependant, le bruit courut dans le lycée qu’entre les deux jeunes gens la rupture était consommée. Sybille avait, disait-‐on, surpris son amant en galante compagnie, dans le petit appentis que celui-‐ci avait aménagé au fond du jardin familial, au prétexte d’être « plus tranquille pour préparer le bac ». C’est Coralie qui dévoila toute l’affaire, un soir, à la sortie des cours. Elle était désormais parfaitement intégrée à la tribu des grands. On racontait même – mais Florestan n’en voulait rien savoir – qu’elle monnayait sa présence parmi eux en passant d’un garçon à l’autre, recevant chaque mercredi, dans la petite chambre du troisième étage, quiconque voulait bien honorer sa couche. Elle avait demandé à changer de place en classe et, depuis des mois, n’avait plus adressé la parole à celui dont elle s’était crue pourtant si follement éprise – mais cela se passait il y a tellement, tellement longtemps !… Elle eu beau prendre un air détaché en établissant devant lui une sorte de rapport circonstancié, Florestan vit bien qu’elle avait du mal à le regarder en face. Elle mettait un soin étrange à débiter son histoire, s’appliquant à relater les faits par le menu détail. On ne pouvait à l’entendre que s’interroger sur la raison véritable de sa démarche. Peut-‐être voulait-‐elle revenir avec lui… Peut-‐être, là-‐ bas, commençait-‐on déjà à la rejeter… Le garçon cessa cependant d’élaborer plus longtemps des hypothèses lorsque Coralie conclut dans un murmure, en ponctuant ses propos d’un profond soupir : – Tu devrais aller la voir, Flo ! Elle est malheureuse. Elle sait que tu peux l’aider, elle me l’a dit. Mais elle préférerait mourir plutôt que faire un pas vers toi. Tu comprends, elle est trop fière pour ça… Florestan balaya du regard l’espace qui s’étendait devant eux. Loin, sur le boulevard, Sybille s’en retournait chez elle. Elle était seule et donnait, tout en marchant, de grands coups de pieds dans le sac à dos informe qui lui servait de cartable. D’ordinaire, elle le portait allègrement à l’épaule. Mais ce soir-‐là, elle le laissait pendre lamentablement à son poignet. Florestan embrassa rapidement Coralie sur la joue et, tout en adressant un vague salut de la main à ses autres camarades, il pressa le pas afin de rattraper la demoiselle du rêve. Il enfila le long boulevard, zigzagant entre les marronniers qui régulièrement trouaient la surface bitumée du trottoir. Il ralentit un peu avant d’arriver à la hauteur de Sybille, et profita de ce qu’elle marquait un temps d’arrêt près d’un arbre pour de poster brusquement devant elle, comme un diable qui jaillirait de l’intérieur du tronc. 201 – Tiens, c’est toi ! T’es en forme ? fit-‐il, un large sourire aux lèvres. La jeune fille ne se départit pas de son air boudeur : – Non, justement, et tu le sais aussi bien moi. Je suppose que cette petite garce de Coralie t’a mis au parfum. – Elle m’a dit que Jérôme t’avait plaquée, ouais. Mais j’en sais pas plus… – Ah, ah, ah ! ricana Sybille. J’aurais cru qu’à toi elle aurait tout dit, cette sale pute. C’est elle qui me l’a piqué… – Je suis désolé. Je savais depuis le début qu’entre lui et toi ça tiendrait pas longtemps. Mais bon, on n’aime jamais lire de la tristesse dans les yeux de la femme qu’on aime. Florestan avait dû puiser la phrase dans l’un de ces romans à l’eau de rose qu’il dévorait depuis peu. Aux yeux de son interlocutrice néanmoins, la formule, si sentencieuse fût-‐ elle, lui permettait de retrouver sur-‐le-‐champ sa posture de vieux sage. La jeune fille resta un instant bouche bée. Puis, un sourire amusé aux lèvres, elle sonda des yeux l’expression pleine de conviction que venait d’emprunter son camarade. – Ça, il faut avouer que, toi, tu sais parler aux femmes… Bah ! Jérôme, c’est un con. Je m’en remettrai, va… Je t’offre un pot ? – C’est que…, fit le prétendu moraliste en rougissant jusqu’aux oreilles, j’ai pas trop le droit. Si ma mère m’aperçoit… – On va pas se mettre en terrasse, banane ! Personne n’en saura rien. Allez viens ! D’une démarche assurée, Sybille franchit l’entrée du Balto. Florestan à sa suite, elle choisit une table, à l’écart des consommateurs, dans un coin sombre où les fumées de tabac venaient s’accumuler, et enfin se jeta sur la banquette. – Tu bois quoi ? demanda-‐t-‐elle en sortant un paquet de cigarette du sac à dos qu’elle venait de placer à côté d’elle. – Menthe à l’eau, répondit Florestan après un temps d’hésitation. Il tira la chaise qui se trouvait en face de son amie et s’assit en silence, après avoir déposé avec soin son cartable à ses pieds. La jeune fille héla le serveur et passa la commande. – Une pression et une menthe à l’eau ! Et vite, Jean, on crève de soif ! – Tu prends de la bière ? fit son camarade, d’une mine interloquée. – Ben oui, j’ai dix-‐sept ans. 202 – Ah oui, c’est vrai, reconnut le jeune garçon. Et, pour se donner un peu d’assurance, il se mit à citer Rimbaud : « On n’est pas sérieux quand on a dix-‐sept ans. Un beau soir foin des bocks et de la limonade… » – T’es cultivé pour un gamin de cinquième quand même ! C’est ce qui me plaît en toi… D’un coup d’œil panoramique, elle dévisageait les clients du café, adressant à l’un ou à l’autre un petit signe de connivence. Puis, comme si elle revenait soudain à la réalité, elle brandit son paquet de cigarette sous le nez de Florestan. – Une clope ? proposa-‐t-‐elle. – Non, non, je ne fume pas. – C’est pas ta mère qui t’empêche, j’espère ! – T’est bête ! Non, Je préfère ne pas commencer, c’est tout. Mon père en avait toujours une au coin des lèvres, « une cibiche, comme il disait ». C’est de ça qu’il est mort, tu sais. Alors… – Excuse ! Je savais pas, fit la jeune fille, faussement ennuyée. « Ça t’ennuie si, malgré tout, j’en grille une ? » – Non vas-‐y. De toutes façons, y a tellement de fumée autour de nous, ce ne sont pas trois bouffées de plus ou de moins… Le garçon apportait les consommations. Ils attendirent avant de renouer le fil de leur conversation qu’il ait déposé la menthe à l’eau devant l’un, le demi devant l’autre, en entre eux deux la facture, dans sa petite coupelle de matière plastique. Puis il s’en retourna vers le bar. Sybille se planta aussitôt entre les lèvres la cigarette si longtemps désirée. Elle en avait caressé le filtre toute la duré du service et c’est avec un soupir d’intense satisfaction qu’elle put enfin l’allumer et en tirer une première et interminable bouffée : – Humm ! fit-‐elle, tu ne sais pas ce que tu perds, Flo ! Bon, je te raconte ma version des faits ? – Vas y, répondit le garçon, je t’écoute. Il se cala dans sa chaise et, tout en dégustant à petites gorgées sa boisson, il fixa avec attention sa camarade. Celle-‐ci reprit à quelques détails près l’histoire que lui avait déjà contée Coralie. Florestan y découvrait cependant un intérêt nouveau. Car c’était désormais la demoiselle du rêve qui lui rapportait les faits. Et le jeune garçon de scruter chez elle la moindre expression de désarroi, d’étudier la plus dérisoire manifestation de trouble ou de colère. Lorsque Sybille en vint au moment où, poussant la porte du petit 203 appentis, elle avait surpris Jérôme en fâcheuse posture, une grosse larme perla à sa paupière et coula lentement le long de sa joue. Florestan, ému, posa l’index sur la pommette de la jeune fille et essuya la longue traînée brillante qui lui descendait jusqu’au menton. – Elle était à genoux, cette petite salope, tu comprends. Et lui, debout se faisait tailler une pipe. – Il faut oublier tout cela Sybille. Jérôme n’était pas pour toi, c’est tout. La jeune fille lui prit la main. Elle posa ses lèvres sur le doigt encore humide, et lentement, accompagnant le geste d’un regard suggestif, l’aspira. Florestan sentit se faire en lui un furieux remue-‐ménage. Mais d’un coup d’œil rapide à sa montre, sa compagne venait de réaliser soudain qu’il était temps de se séparer. Ils devaient rompre le charme et rentrer chez eux, chacun de leur côté. Elle glissa quelques pièces dans la coupelle de plastique, se leva et prit allègrement son sac en bandoulière. Se penchant vers son jeune vis-‐à-‐vis qui, tâtonnant en aveugle, cherchait encore à ses pieds la poignée de son cartable, elle lui déposa un long baiser sur la joue et lui murmura à l’oreille, tandis qu’il se redressait enfin sur sa chaise : – Demain, je suis seule à partir de 14 heures. Tu viens quand tu veux. Le mouvement de Sybille faisait légèrement bâiller son tee-‐shirt, et l’on apercevait dans l’échancrure deux seins libres et pleins – elle ne portait jamais de soutien-‐gorge – deux seins entre lesquels l’œil d’un observateur mieux exercé eût à coup sûr décelé la présence d’un grain de beauté minuscule, un stigmate des ténèbres, à peine plus gros qu’une tête d’épingle. Florestan passa une nuit passablement agitée. Aux premières heures du jour, il prit d’assaut la salle de bains et s’y prépara avec soin. Observant longuement son menton et ses joues dans la glace, il dut reconnaître qu’on n’y discernait la moindre trace de barbe. Il fallait abandonner l’idée de se raser. Rangeant le vieux coupe-‐chou de son père, dont il venait d’affûter la lame pour l’occasion, il s’aspergea néanmoins le visage d’eau de toilette. Puis il regagna sa chambre, glissa un billet de dix francs dans sa poche et attendit que les premiers bruits du matin montent enfin de la cuisine. Au premier tintement de casserole, il rejoignit sa mère à l’étage inférieur, prit un solide petit déjeuner et annonça, tout en déposant docilement son bol et ses couverts dans le lave-‐ vaisselle : 204 – C’t après-‐m’, je reste travailler avec Didier et Jacques, m’man ! Valenthym venait tout juste d’entrer dans la cuisine. Il affichait toujours le même air mauvais, celui qu’il arborait d’ordinaire depuis leur dernière empoignade, voici pourtant des mois. Mais il s’y ajoutait ce matin-‐là une expression sarcastique qui d’emblée glaça Florestan. L’aîné avait visiblement percé son cadet à jour. Mais jusqu’à quel point avait-‐il pu deviner ce qui allait se passer cet après-‐midi là ? Une chose était sûre, il devait être loin d’imaginer que c’était avec Sybille que son jeune frère allait passer l’après-‐midi. Les deux adolescents s’étaient séparés la veille vers dix-‐huit heures trente. Le soir tombait, et l’un comme l’autre, sans nul doute, ils étaient rentrés directement chez eux. Valenthym ne pouvait donc rien savoir du rendez-‐vous qu’ils s’étaient donnés juste avant de se quitter. Cela, Florestan en était convaincu, et il regarda son frère avec une expression de profonde tristesse. Il regrettait que la bonne entente qui régnait autrefois entre eux ne soit plus à présent qu’un lointain souvenir. Mais y pouvait-‐il vraiment quelque chose ? Son aîné était jaloux sans véritable raison. Lui aussi avait dû, ces derniers temps, devenir l’amant de Coralie. Et qui sait ? Peut-‐être qu’avant Jérôme, Sybille et lui… Chassant pareille évocation de son esprit, Florestan haussa les épaules, empoigna son cartable et sortit, lançant d’un ton qu’il s’efforça de rendre amical : – A t’t à l’heure, Val. Bon ap’ ! Les heures de la matinée s’égrainèrent avec une lenteur désespérante. Puis vint le moment du déjeuner. Les files de la cafétéria s’allongeaient jusque dans la cour. Lorsqu’enfin il eut accès à la salle de restaurant, Florestan composa son menu en trépignant d’impatience puis il l’ingurgita sans le moindre appétit. Il cherchait moins à se nourrir qu’à tuer le temps. Et de fait, lorsqu’il consulta sa montre en déposant son plateau à la sortie – il s’était imposé de ne pas le faire avant d’avoir terminé son repas –, il eut du mal à retenir un grognement de dépit. Il restait encore près de quarante-‐cinq minutes à tuer. Il quitta le lycée, frappant du pied un ballon imaginaire, parcourut, désœuvré, les rues à l’aventure, puis, à deux heures moins cinq, s’immobilisa devant la boutique de la fleuriste. La main au fond de la poche, il palpait fébrilement le billet qu’il y avait glissé le matin même. Enfin la vieille marchande ouvrit la porte et Florestan se rua jusqu’au comptoir : – Bonjour, Madame, fit-‐il poliment. C’est l’anniversaire de ma mère et je voudrais lui offrir un bouquet. Mais voilà, ajouta-‐t-‐il en soupirant, je n’ai que dix francs. 205 – Quel qu’en soit le prix, des fleurs, cela fait toujours plaisir mon garçon ! Que dirais-‐tu de cette petite composition ? L’aïeule avait entrepris de promener son jeune client à travers tout le magasin. Mais celui-‐ci ne l’entendait pas de cette oreille et ne voulait pas perdre une minute. – Et des roses, Madame ? Des roses rouges ? Il montrait un vase dans lequel reposaient des fleurs magnifiques aux couleurs écarlates. – Pour dix francs ? Et bien, je peux t’en mettre six, mon petit. Mais tu sais, dans ces tons-‐ là, flamboyants et profonds, cela signifie la passion, l’amour charnel. Elle eut un petit rire qui lui fit terminer sa phrase dans un long roucoulement : « Mais à ton âge, tu ne dois pas bien savoir de quoi il s’agit ! ». Puis elle reprit sa respiration et conclut, avec cette fois le plus grand sérieux : « Et puis pour sa maman, c’est peut-‐être un peu trop… violent, tu ne crois pas ? » Mais Florestan avait déjà posé son billet sur le comptoir. Il coupa la vieille dame en assurant, d’un ton qui ne souffrait pas de réplique : – J’adore ma mère, Madame. Six roses rouges ce sera parfait. La commerçante cessa d’atermoyer. Elle se dandina jusqu’au comptoir, composa le bouquet qu’on lui demandait, l’enveloppa de cellophane, y apposa l’étiquette du magasin puis demanda, sans la moindre ironie dans la voix : – Je te mets une étiquette « Joyeux Anniversaire », mon petit ? – Non, non ! répondit Florestan. Je préfère lui dire ça de vive voix. S’emparant des fleurs, il avait filé sans demander son reste. En arrivant chez Sybille, il ne fut pas peu surpris de voir qu’un message l’y attendait : une simple feuille pliée en deux et collée sur la porte, juste au-‐dessus de la poignée au moyen d’un morceau de ruban adhésif : « Pour Florestan ». Craignant le pire, il la détacha fébrilement, l’entrouvrit et lut enfin : « Entre, c’est ouvert ». Rasséréné, il poussa le battant et s’introduisit dans l’appartement. Le sol, recouvert de dalles sombres, presque noires, était jonché de bouts de papier de toutes tailles et de toutes couleurs. Chacun portait une flèche, indiquant au visiteur le chemin à suivre. Il emprunta un long couloir étroit, aux murs couverts d’étagères et finit par atteindre un dernier repère : un fragment de bristol, marqué d’un simple triangle pointant vers la gauche, en direction d’une porte. Il l’ouvrit et avança vers le lit qui occupait le centre de la pièce. Il avait l’impression de répéter une scène de théâtre. Comme s’il s’était dédoublé, il se voyait 206 approcher à pas lents, curieusement mesurés, puis tendre son bouquet en direction de Sybille laquelle, enfouie sous les couvertures vert amande, feignait de dormir à poings fermés. – Oh ! Fallait pas ! C’que tu peux être mignon, toi ! fit la jeune fille, avec un étrange rire de gorge, lorsqu’elle daigna enfin ouvrir un œil. Sa lourde chevelure noire répandue sur tout l’oreiller encadrait sa tête qui seule dépassait des draps. Florestan suivit la ligne du cou, et bientôt entrevit une épaule nue. Dès cet instant, il en fut convaincu : pour mieux lui faire fête, sa belle s’était entièrement déshabillée avant de se glisser dans les draps. – C’est naturel, non ? d’offrir des fleurs à la femme qu’on aime ! répondit Florestan. Il s’approcha, déposa délicatement son bouquet sur la table de chevet et s’assit sur le bord du lit. Il se pencha, prit les lèvres de la prétendue dormeuse et d’une main qu’il voulait experte repoussa lentement les draps. Sybille les remonta aussitôt d’un geste vif, mais son compagnon avait eu le temps de l’apercevoir, offerte enfin à l’air libre et aux baisers, cette poitrine si ardemment désirée, si longtemps attendue. Et ce simple coup d’œil avait suffit pour qu’il se rende enfin à l’évidence : ces deux éminences dorées aux mamelons à peine saillants et aux aréoles sombres n’appartenaient évidemment pas à la demoiselle du rêve. Quant au grain de beauté qu’une fois, il avait cru apercevoir, il était bien loin d’être à peine plus gros qu’une tête d’épingle. Épais, sombre et légèrement duveteux, il atteignait presque la taille d’un ongle. D’un seul coup, Florestan prit conscience de l’abîme qui séparait Sybille de l’image idéale qu’il portait en lui. La lourdeur un peu gauche des formes, la vulgarité du ton et des manières, tout, jusqu’à ces relents de tabac froid, montrait bien qu’il était impossible de confondre les deux femmes. Comment avait-‐il pu être assez sot pour se méprendre à ce point ? Il se sentait désarmé, incapable de résister à la douleur profonde qui venait de fondre sur son être. Une brusque envie de fuir s’empara de lui, Presque aussitôt cependant une impulsion contraire le saisit, dictée à la fois par l’orgueil du petit mâle et par son naturel bienveillant. Il détestait causer la moindre peine. Comme il l’avait fait avec Coralie, il se devait d’aller, cette fois encore, jusqu’au bout de l’aventure, quitte à attendre patiemment que Sybille se désintéressât de lui. En outre, continuer d’adopter l’attitude de conquérant qu’il avait empruntée en pénétrant dans la chambre flattait évidemment son amour-‐propre. Quelle fierté que d’apparaître aux yeux des autres comme le tombeur d’une fille de dix-‐sept ans ! 207 Embrassant à nouveau Sybille, il reprit le cours de ses caresses, poussant sans ménagement les mains qui s’efforçaient de retenir les draps. La jeune fille frétillait sous ses couvertures, ronronnant de plaisir comme une chatte amoureuse. Dans un souffle, elle murmura à l’oreille de son compagnon : – Tu vas pas me faire l’amour le pantalon entre les jambes quand même ? Si tu veux entrer dans mon lit, tu dois me faire un petit strip-‐tease, ajouta-‐t-‐elle, avec une expression de gamine capricieuse. Elle sortit de sous son oreiller la télécommande de sa chaîne haute-‐fidélité et lança la lecture du disque qu’elle avait préparé pour l’occasion. Florestan frémit en reconnaissant les premières mesures du Boléro de Ravel. C’était, selon sa mère qui détestait ce morceau, la musique la plus vulgaire qui soit. – Allez mon chéri ! fit Sybille. Montre-‐moi les régions secrètes de ton joli corps ! Elle était obligée de crier, afin de couvrir les sons tonitruants que vomissaient les haut-‐parleurs. « Je vais être totalement ridicule », pensa Florestan, tout en gratifiait sa compagne d’un sourire faussement ravageur. Il lui fallait pourtant garder la face. Il se mit à onduler au rythme du tambour basque, jouant d’un savant déhanché à chaque triolet de doubles croches. Sa veste kaki, aux couleurs des surplus américains, atterrit sur le sol, bientôt suivi de son tee-‐shirt, puis de ses chaussures. Lorsque que la seconde basket retomba sur le sol après que Florestan se fut démené à en dégager son pied sans en défaire le lacet, il crut percevoir un bruit étranger aux notes insupportables alignées par Ravel. Mais il n’y prêta pas vraiment garde, songeant que cela provenait sans doute du disque, d’un simple défaut d’enregistrement, ou d’une interférence électromagnétique. Sans plus attendre, il détacha son ceinturon, le fit tournoyer au-‐dessus de sa tête et le jeta dans un coin de la pièce. Cette fois encore, la musique marqua comme un contretemps inattendu, un nouveau craquement de la chaîne ou peut-‐être une erreur du percussionniste. Mais le malaise était trop grand pour que l’incident troublât réellement le malheureux danseur. Celui-‐ci en effet, comme s’enroulant autour d’un axe imaginaire, mettait, la mort dans l’âme, un soin excessif à faire glisser voluptueusement son jean le long de ses hanches, puis de ses cuisses maigres. Le lent crescendo du Boléro se poursuivait, battant son rythme implacable. Florestan s’approcha du lit. Il ne portait plus qu’un caleçon léger. Le matin, après la douche, il l’avait choisi de couleur noire, pensant produire ainsi le meilleur effet sur sa partenaire. Mais Sybille interrompit d’un geste la progression du pauvre garçon. 208 – Ttttt ! Ttttt ! Ttttt, mon joli. Je veux du nu intégral ! cria-‐t-‐elle au rythme de la musique. Rouge de honte, terrorisé à l’idée d’atteindre les sommets du grotesque, Florestan se plaqua les mains contre le bassin, et saisissant l’élastique du bout des phalanges, commença à faire glisser l’ultime morceau d’étoffe qui masquait encore sa virilité… Sa virilité ! Il y avait vraiment de quoi rire. Pour improviser sa chorégraphie idiote, il avait convoqué le souvenir de toutes les scènes du genre, telles qu’on les représente au cinéma. Il en avait oublié la peau ambrée de Sybille et, à plus forte raison, celle plus claire, plus nacrée de la demoiselle du rêve. Le ridicule de la situation avait tué en lui tout désir. À peine le caleçon l’avait-‐il libéré que son sexe lui était apparu comme un appendice long et flasque, battant ses cuisses comme une liane au rythme obsédant du Boléro. Et c’est très exactement cet instant-‐là que choisit sa compagne pour presser le bouton de la télécommande afin d’arrêter sur-‐le-‐champ la musique. – Surprise ! hurla-‐t-‐elle dans un grand éclat de rire… Derrière lui, un mur entier de la chambre était tapissé de portes à claire-‐voie. Elles devaient donner sur une série de placards. Toutes s’ouvrirent au même instant. L’éclair d’un flash jaillit, qui l’aveugla une seconde. Puis il vit. Jérôme, Coralie, le bellâtre à la motocyclette... – la troupe complète des grands venait de faire intrusion dans la chambre. Et au milieu de tous, Valenthym, son mauvais sourire aux lèvres, pointait l’index en direction de ce sexe ramolli que son petit frère laissait pendre lamentablement entre ses cuisses : – Alors frangin, on en a tellement vu qu’on arrive même plus à bander ? Sybille avait enfilé à la hâte un peignoir léger. Elle avait dû préalablement le rouler en boule sous son traversin. Et ainsi vêtue, dévoilant en partie ses formes, elle riait, plus fort encore que les autres. – Sale petit voyeur, fit-‐elle. Que ça te serve de leçon… Florestan sentit les larmes lui monter aux paupières. Blessé, humilié au plus profond de lui-‐même, il s’efforça malgré tout de ravaler sa honte. Sous les quolibets des uns, sous les bourrades des autres, il ramassa un à un et enfila ses vêtements. Puis il s’enfuit sous un concert de huées. Il rentra chez lui sur-‐le-‐champ, et monta dans sa chambre, après avoir laissé sur la table de la cuisine un petit mot à l’intention à sa mère. Il y expliquait que, sentant un peu fiévreux, il préférait se mettre au lit sans dîner. Il lui était en effet impossible de croiser 209 ce soir-‐là le regard de son frère. Lorsque la longue femme blonde, au regard toujours triste, rentra épuisée chez elle, après une interminable journée de travail, elle trouva le message bien en évidence, posé au centre de la table. Valenthym, qui attaquait sa deuxième part de pizza, en avait visiblement pris connaissance. Il arborait une mine satisfaite en mordant à pleines dents dans la pâte juteuse, comme dégoulinant de sang frais. Sa mère lui adressa un sourire tendre, tout en se demandant comment elle avait pu concevoir, et avec le même homme, deux enfants aussi différents. Puis elle monta à l’étage, pour prendre des nouvelles de Florestan. Celui-‐ci, quand elle pénétra dans la chambre, dormait déjà à poings fermés. Elle lui caressa doucement le front, sentit que l’oreiller était trempé de larmes. Elle se pencha pour baiser tendrement la joue du petit dormeur et lui chuchota à l’oreille : – Mon pauvre chéri ! comme tu es mal armé pour vivre dans ce monde. Elle avait, en arrivant chez elle dégrafé, les deux premiers boutons du vêtement strict dans lequel son cou s’engonçait. Nul ne vit cependant, dans le flottement léger que ses mouvements communiquaient involontairement à l’échancrure du chemisier, la forme discrète d’un sein masqué par une sage dentelle – une éminence douce, à peine marquée, et cependant frémissante, comme celle que voile pudiquement la brassière d’une très jeune fille. Florestan mit une bonne semaine à se remettre de son aventure. S’il suivait les cours avec une attention toute nouvelle, il évitait soigneusement tout contact avec ses camarades et fuyait évidemment comme la peste la compagnie de Coralie ou, à plus forte raison, celle de Sybille et de Jérôme. Il ne mettait plus jamais les pieds dans la cour du lycée, préférant flâner au hasard des rues dès qu’il disposait d’un moment libre. C’est ainsi qu’un jour, alors qu’il venait de se retrouver, ne sachant trop par quel miracle, devant les bâtiments flambant neufs du nouvel hôpital, il avisa, juste en face de la grande entrée blanche et le ballet incessant des ambulances, la devanture vieillotte d’un antiquaire. Il traversa la rue et se mit à observer la collection d’objets qui encombraient la vitrine : une pendule empire, une chaise à porteur, un bouddha en bronze, une petite danseuse, virevoltant sur le couvercle d’une boîte à musique, des tableaux divers, portraits, nature morte ou marine. Il resta un moment à observer ce bric-‐à-‐brac, imaginant la vie de ceux dont tel bibelot ou tel meuble avait un jour composé le décor. Puis il songea à sa mère et se demanda s’il n’était pas possible de lui trouver dans tout ce 210 capharnaüm un cadeau pour son anniversaire. Un certain mensonge à propos d’un bouquet de roses lui faisait sans doute nourrir un vague sentiment de culpabilité. Enfin, après avoir rapidement consulté sa montre, il songea qu’il était temps de regagner le lycée. Il allait se mettre en route lorsqu’il aperçut, coincée entre une console rococo et une lourde armoire bretonne, un visage qui soudain retint toute son attention. C’était une poupée, comme il ne s’en fait plus depuis des lustres. Une tête doucement arrondie, malgré l’angle un peu aigu du menton, et couverte d’une perruque brune, coupée à la garçonne. Les traits en était si fins qu’on avait l’impression que les lèvres entr’ouvertes allaient brusquement se mettre à parler. Le cou long et mince reposait sur une gorge à laquelle le sculpteur avait donné des formes de jeune fille, des petits seins qui saillaient à peine sous un bustier d’un rouge sombre, un peu passé. Elle avait les mains sagement croisées sur le ventre, et l’on apercevait au poignet, comme à l’épaule ou au coude, les articulations qui permettaient de lui faire adopter quelque pose qu’on souhaitât. Il en allait de même pour les genoux et les mollets, mais sans doute également pour le haut des cuisses que masquait cependant sorte de petit jupon de tulle, assez semblable au tutu d’une danseuse, et dont les teintes lie-‐de-‐vin se fondaient, quoique plus soutenues, avec celles du bustier. Bien qu’assise, elle semblait presque aussi grande que Florestan. Et le jeune garçon s’approchant de la devanture jusqu’à coller son nez contre la cloison de verre murmura à son intention : – Tu seras la demoiselle de mes rêves. Je vais cesser de chercher ailleurs, et nous verrons bien, tous deux, si un jour une vraie femme se présente. Un bruit de carillon le tira de sa rêverie. L’antiquaire, surpris de voir un enfant demeurer si longtemps en admiration devant sa vitrine venait de paraître sur le seuil. C’était un très vieil homme, presque aussi âgé que les objets qu’il mettait en vente, mais dont la voix était resté étonnamment douce. – Quelque chose t’intéresse particulièrement, mon petit bonhomme, dans ma caverne aux trésors ? – Euh ! oui… cette poupée. Je voudrais l’acheter pour ma grande sœur. Elle fait la collec’. – Ah… ma petite Vassilissa ? Effectivement c’est une poupée de « collec’ » ! Il souligna le dernier mot d’un clin d’œil amusé. – Ça doit être drôlement cher, non ? – Bah, tu sais, les affaires ne vont pas très fort. Alors, je te la laisse pour cent francs. 211 – La vache ! C’est toutes mes économies ça ! En réalité, depuis qu’il avait puisé dans sa tirelire le billet destiné aux roses de Sybille, il n’était pas bien sûr qu’il lui restât encore pareille somme. Il considéra le vieil homme. « Je dois retourner au lycée, fit-‐il. Mais ce soir, je vous le promets, je repasserai et j’aurai l’argent sur moi. Vous pouvez me la garder jusque-‐là ? » – Bien sûr, mon garçon ! Mais dis-‐moi, comment t’appelles-‐tu ? – Florestan, m’sieur, Florestan Radiguet. – C’est noté, Florestan. Je te la réserve. Et si veux, même, je te l’emballerai. On ne sait jamais, si l’un de tes camarades te croisait avec cette jolie fille dans les bras, il pourrait te faire une vraie réputation de Don Juan. Florestan s’efforça de sourire à la réflexion de l’antiquaire. – Marché conclu ! fit-‐il en saisissant la main que le commerçant lui tendait. « À ce soir » ajouta-‐t-‐il avant de partir en trombe en direction du lycée. Rentré immédiatement après les cours, le jeune garçon constata non sans une expression de dépit que sa fortune se montait en tout et pour tout à quatre-‐vingt seize francs. Il se gratta un instant le front, à la recherche d’une solution. Il pensa au porte-‐ monnaie que sa mère laissait toujours à disposition, dans le buffet de la cuisine. Il se préparait à descendre quand soudain une meilleure idée lui vint à l’esprit. Valenthym lui devait bien cela ! Il ne rentrerait que dans une heure. Riant d’avance à l’idée de prendre une revanche inespérée, Florentin pénétra dans la chambre de son frère. Il avait parfaitement où ce gros lourdaud dissimulait ses économies. Il ouvrit le troisième classeur de sa fameuse « collection », et trouva, entre le numéro 1213 et le numéro 1214, une enveloppe remplie de billets et de monnaie. Il préleva quatre pièces d’un franc et remit soigneusement tout en place, avant de quitter les lieux sur la pointe des pieds. Un vague sentiment de culpabilité l’habitait néanmoins. Il s’engagea, en son for intérieur, à rembourser la somme qu’il venait d’emprunter à son frère dès que leur mère leur aurait donné leur argent de poche. De ce jour Florestan vécu sans plus jamais se préoccuper de la demoiselle du rêve. Non qu’il l’ait oubliée. Elle était là chaque soir, sitôt que la tristesse lui venant, il prenait sa poupée dans les bras. Le vieux marchand lui avait dit qu’elle s’appelait Vassilissa. Mais il avait préféré la baptiser Iseult. 212 – C’est quand même mieux, s’était-‐il dit en souriant, surtout lorsqu’il s’agit de la femme de sa vie ! Quand il l’avait ramenée à la maison, prenant garde à ce que ni son frère, ni sa mère ne l’aperçoive, sa première tâche avait été de dégrafer le léger bustier bordeaux pour dessiner entre les seins, de la pointe d’un crayon, un grain de beauté minuscule, à peine plus gros que la tête d’une épingle. Le temps passa. Florestan fit des études convenables, sans brio, mais suffisantes pour donner à sa mère le sentiment du devoir accompli. Sa licence de lettres en poche, il finit par décrocher un poste à la bibliothèque municipale et commença, à son rythme, à gravir un à un les échelons de l’administration. Il attendait toujours que la dame du rêve se manifeste. Mais il n’avait plus à cacher son dépit lorsque défaisant lentement un corsage ou dégrafant un soutien-‐gorge il découvrait une poitrine dont la forme, si agréable fût-‐elle, n’avait rien à voir avec celle qu’il espérait tant découvrir un jour. Il n’avait pas abandonné son rêve. Il restait simplement sur le qui-‐vive… Il l’attendait. Il avait maintenant son petit appartement, et dans la chambre, Iseult trônait au milieu du lit, toujours prête à le consoler. Il faisait rarement monter ses maîtresses chez lui, préférant leur rendre visite, avec à la main toujours le même bouquet de roses rouges auquel s’ajoutait, selon l’occasion, telle bouteille de bon vin, telle boîte de chocolats. Un jour vint cependant où une femme s’installa chez lui. Il l’avait rencontrée à la bibliothèque, un matin où elle cherchait un ouvrage qui semblait avoir disparu des rayons. Ils étaient finalement parvenus à la localiser derrière l’étagère où un lecteur l’avait involontairement fait choir. Ils avaient dû se mettre à quatre pattes, et tendre au maximum le bras pour l’attraper, de sorte qu’en se redressant, un faux mouvement les avait fait se heurter du front l’un contre l’autre. L’aventure leur parut drôle et, en se frottant tous deux le crâne, ils se donnèrent rendez-‐vous pour le soir-‐même. C’est là, à la terrasse du Balto, que Florestan prit pour la première fois la main de Claire, et que Claire pour la première fois caressa la joue de Florestan. Quinze jours plus tard, ils étaient amants. Deux mois s’écoulaient encore et la jeune femme, pleine d’enthousiasme, passait le seuil de celui qu’elle présentait désormais à ses amis comme son « fiancé ». Au bout de quelques minutes, elle pénétra dans la chambre et tomba nez à nez avec Iseult. 213 – Qu’est-‐ce que c’est que cette antiquité ? demanda-‐t-‐elle. Ne me dis pas qu’à ton âge tu joues encore à la poupée ? – Arrête… J’y tiens beaucoup ! C’est… c’est un souvenir de ma mère. L’argument était décisif. Claire, avec une moue de dédain, saisit la petite demoiselle de porcelaine et la déposa dans un coin de la pièce, se promettant de la faire disparaître dès qu’elle aurait acquis un peu plus d’autorité et pourrait enfin aménager leur appartement à sa guise. Florestan toutefois n’eut guère le temps de profiter des travaux de décoration qu’elle entama quelques temps après. Un matin, alors qu’il se rendait à la bibliothèque, un peu en retard, comme d’habitude, un chauffard le renversa sur les passages cloutés et prit la fuite en laissant pour mort. Transporté d’urgence dans le grand hôpital, il expira durant la nuit. Claire, qu’il n’avait pas eu le temps d’épouser, en conçut un vif chagrin. Assise devant la glace, Iseult contemplait sa poitrine. Les mains plaquées sous les seins, elle les faisait remonter comme pour apprécier la forme pigeonnante que leur donnerait un jour un soutien-‐gorge à balconnet. – J’espère qu’ils ne vont pas trop me les abîmer quand même ! dit-‐elle à sa mère qui venait d’entrer dans la chambre. – Mais non ma chérie. Ils te l’ont expliqué, le chirurgien va inciser juste en dessous de la poitrine. Cela fera comme une boutonnière. Et au bout de quelques mois, il n’y paraîtra plus rien. Tu seras toute neuve lorsque tu rencontreras ton Tristan, je t’assure ! – Oh, là ! Ce n’est pas pour tout de suite ! Et puis, j’ai pas envie qu’il s’appelle comme ça. Vivre des amours impossibles, merci bien ! Iseult sourit en pressant du doigt un minuscule grain de beauté qu’elle remarquait pour la première fois. Il saillait, juste à l’endroit du cœur, dessinant comme une tête d’épingle. Mais soudain la jeune fille grimaça sous l’effet de la douleur violente qui, à intervalle régulier et depuis trois ans maintenant, enserrait sa poitrine comme dans un étau. Sa mère la considéra avec inquiétude. – Allez, je boucle ta valise. Il va falloir y aller ! Le greffon doit être arrivé au service de transplantation. Dans quelques heures, tu auras un cœur tout neuf et tu pourras vivre comme les autres. –Oui sans cette douleur, sans ces maudits cauchemars ! 214 Iseult venait juste de fêter ses dix-‐huit ans, mais depuis des mois, son cœur, qui, presque dès l’enfance, avait donné des signes de faiblesse, la torturait chaque jour un peu plus, avec une régularité de métronome. Pour la jeune fille qui avait survécu à deux infarctus, l’organe était devenu son principal ennemi. Les médecins ne lui avaient pas caché que, sans une transplantation prochaine, elle avait peu de chance de fêter son vingtième anniversaire. Et depuis lors, chaque nuit ou presque, elle rêvait qu’on l’enfermait dans une sorte de salon à l’ameublement vieillot : un canapé, deux fauteuils recouverts d’un tissu élimé, une table basse, un peu bancale. Mais le caractère inquiétant de l’endroit ne provenait pas de ce mobilier suranné, mais des murs qui insensiblement se rapprochaient les uns des autres. Oppressée, elle cherchait à fuir et, dans la demi-‐ pénombre qui noyait la pièce, elle distinguait alors la forme d’un escalier en spirale. Elle en commençait l’ascension. Toutefois, plus elle montait, plus les marches paraissaient rétrécir et le plafond s’abaisser. Elle finissait invariablement par heurter du front une cloison de verre, ou une muraille… elle ne savait trop. Et elle se réveillait en sueur, cette insoutenable douleur dans la poitrine. – Iseult, je t’en prie, cesse de rêvasser et finis de t’habiller. L’ambulance attend devant la porte, et ton père a dit que tu étais prête. La jeune fille achevait de boutonner son corsage. – Mais je le suis, Maman, fit-‐elle en descendant l’escalier, heureuse soudain de ne pas avoir à appréhender seule la nuit épaisse qui déjà ouatait le sommeil de la ville et permettait au cauchemar de s’emparer de son être. Durant les longues semaines de convalescence qui suivirent l’opération, Iseult songea souvent aux dernières heures qu’elle avait passées avec son ancien cœur. Elle se vit promener à travers tout l’hôpital, sur un long chariot métallique, puis allongée sur un drap vert, dans une pièce encombrée d’appareils étranges, de toute forme et de toute taille. Toutefois elle n’eût guère le temps de détailler le matériel disposé autour d’elle. L’anesthésiste s’était approchée. C’était une femme entre deux âges, dont la voix possédait cependant des inflexions d’une douceur exquise. – Je vais devoir vous endormir maintenant, mademoiselle Reverdy. Vous ne sentirez rien, mais il n’est pas impossible que vous fassiez d’étranges rêves. Ça va aller ? Iseult acquiesça d’un signe de tête. Elle sentit à peine l’aiguille pénétrer dans la veine. La grande lampe placée au-‐dessus d’elle se déforma, les murs de la pièce parurent se 215 ramollir et fondre comme des morceaux de glace qu’on aurait exposés au soleil. Elle entendit encore des bruits, des paroles échangées, puis un silence absolu se fit alentour. Elle était seule à présent. On l’avait vêtu d’un petit justaucorps bordeaux, dont la couleur avait un peu passé, et d’une courte jupe de tulle à volants aux teintes à peine plus soutenues. « Voilà une mise fort légère pour une opération de cette importance ! », pensa-‐t-‐elle en riant. Il faisait cependant une chaleur épouvantable dans la pièce. Aussi se débarrassa-‐t-‐elle à la hâte de ses vêtements et s’étendit entièrement nue sur le drap vert. – Mince, fit-‐elle comme pour elle même, ils m’ont donné un lit d’enfant. C’est que je n’ai plus douze ans, moi ! Il n’y a même pas assez de place pour les pieds. Ses jambes pendaient en dehors du matelas. Elle le replia, et demeura ainsi un moment, les talons collés contre les fesses. Puis elle sentit le sommeil la prendre et ses genoux s’écarter légèrement l’un de l’autre. C’est alors qu’elle le vit. Il la contemplait depuis l’embrasure de la porte. Un très jeune garçon, mince, grand, blond. Les cheveux un peu en bataille et les yeux d’une douceur incroyable. Elle écarta encore un peu les jambes comme pour le mettre en confiance, honteuse au fond d’elle-‐même de lui paraître sans doute fort dévergondée. Il s’approcha en silence et vint se caler entre ses cuisses. Il la contempla un long moment sans rien dire, comme s’il apprenait chacune de ses courbes, chacun de ses traits. Puis il posa timidement le bout de ses phalanges sur sa poitrine de jeune fille, et la caressa avec des gestes d’une douceur infinie. Il semblait continuer son lent travail de mémorisation. On eût dit qu’il s’efforçait de graver à jamais dans son esprit chaque détail de ces seins qu’Iseult offrait à ses caresses, leur forme générale, leur texture, leur parfum même. Soudain, un sourire vint se peindre sur les traits de ce jeune visiteur. Il fixait un point à l’endroit du cœur et se préparait à y poser les lèvres. Sans doute ce minuscule grain de beauté dont Iseult avait constaté l’apparition le matin même. Elle eut soudain envie de la douceur extrême de ce corps d’adolescent. Elle esquissa un geste du bassin et sentit contre ses cuisses la peau nue de l’inconnu. Il achevait de se déshabiller. Elle desserra encore un peu plus les jambes, et sentit son sexe s’ouvrir largement, ses petites lèvres frôler l’étroit buisson qui, chez le jeune garçon, dessinait une ligne incertaine du nombril jusqu’au bas du ventre. Puis soudain, une forme bombée et dure vint à la rencontre d’Iseult et des pétales de chair qui palpitaient entre ses cuisses de femme amoureuse. Le gland s’immobilisa à l’entrée du vagin, laissant les nymphes épouser ce dôme dont on 216 sentait l’arrondi à peine entamé par une légère dépression. Les rubans crêpelés caressèrent le méat, puis repoussèrent doucement le prépuce et la jeune fille se sentit très lentement pénétrée. Elle se crispa un peu. C’était la première fois. Elle redoutait l’instant où le plaisir se changerait en souffrance. Mais ce moment ne vint pas. Le jeune homme, le garçon… – elle ne savait plus… – l’enlaça, lui murmura quelque chose à l’oreille, trois syllabes qu’elle ne comprit pas, mais qui formaient, elle en était sûr, un prénom. Elle se sentit emportée par le rythme de l’étreinte, fondue avec son partenaire dans un désir unique. Un goût de sel lui vint aux lèvres et soudain quelque chose en elle, comme un second cœur, se mit à battre avec une force inattendue. Elle prit alors subitement conscience du changement qui s’était opéré à son insu. Bien qu’elle le sentît encore cogner au plus profond de son être, l’inconnu s’était dégagé d’elle. Il venait de s’asseoir sur elle, juste à l’endroit du ventre. Son sexe caressait à présent le minuscule grain de beauté qu’elle s’était découvert entre les seins. Elle voulut faire un fourreau à ce membre si dur et qui pourtant lui apportait tant de tendresse. De ses deux mains, elle se pressa fermement la poitrine. Alors, elle sentit le gland s’immobiliser et le frein du prépuce battre contre son cœur avec une violence inouïe. Aussitôt s’effondrèrent les barrages qui jour après jour s’étaient élevés en elle, s’élevant toujours plus haut depuis le début de la maladie. Elle eut l’impression de retrouver ce qu’elle avait perdu depuis si longtemps : toute la puissance, toute la richesse de sa voix, lorsqu’à douze ans elle interprétait ces vieilles ballades irlandaises et qu’on lui prédisait une carrière de virtuose. Le chant était revenu, il l’habitait entièrement. Inquiète, elle considéra son partenaire. Mais elle se rassura bien vite en constant qu’il communiait avec elle dans la musique. Alors sa voix s’envola hors de leur corps réunis jusqu’à ce que le plaisir les ait conduits l’un et l’autre tout au bout de sa pointe extrême. Elle eut le sentiment d’entendre encore résonner les harmoniques de leur orgasme unique, lorsqu’elle se réveilla dans la petite chambre qu’on lui avait attribuée en plein milieu du bloc opératoire… Iseult se remémorait chaque fois avec délice les détails de ce rêve. Mais, ce matin-‐là, le souvenir possédait un goût particulier. Toutes les analyses étaient positives. On le lui avait annoncé la veille : aujourd’hui enfin, elle allait pouvoir sortir – J’espère bien, dit-‐elle gaiement en refermant le col de sa veste, que le petit garçon a grandi et que nous allons pouvoir bientôt nous rencontrer. 217 Sa mère entra dans la chambre. Elle était rayonnante et serra longtemps sa fille dans ses bras. Le père, un peu balourd, attendait derrière. Mais il prit bientôt part à l’effusion générale. – J’ai trouvé à me garer dans la rue, juste à côté de l’entrée. Ce sera plus court que par le parking, fit il en saisissant la valise de sa fille. Lorsqu’au sortir de l’ascenseur, la petite famille passa devant le comptoir de l’accueil, Iseult tenta une dernière fois sa chance. – Dites, Madame, demanda-‐t-‐elle d’une voix qu’elle cherchait à rendre suave, maintenant que je suis guérie, vous ne voulez pas me dire le nom de la personne qui m’a donné son cœur ? L’infirmière lui sourit et répondit d’un ton qui feignait la réprimande : – Vous savez bien, ma petite demoiselle, que c’est rigoureusement interdit ! Profitez du présent et oubliez les morts. Ils ne sentent jamais bon. – Ben, justement… J’aurais bien aimé de temps en temps lui apporter des fleurs. C’est tellement triste de ne pas pouvoir dire merci. – Allez ma jolie, filez, et soyez heureuse. Flanqué de ses parents, Iseult avait déjà franchi la porte à tambour. – Tiens dit-‐elle en arrivant devant la voiture. Je ne savais pas qu’il y avait un magasin d’antiquités dans le coin. Regarde, papa, c’est juste en face !... En trois bonds, elle était passée de l’autre côté de la rue et, pleine d’un appétit de vivre tout neuf, elle dévorait des yeux la devanture, détaillait chacun des trésors qui s’y trouvaient entassés. Soudain ses yeux tombèrent sur une poupée de porcelaine. De confection ancienne, on avait dû la changer récemment de coiffure, car elle portait des cheveux courts à la garçonne. Mais Iseult n’avait d’yeux que pour la tenue dont on avait revêtu le joli corps de céramique. – Ça alors ! J’étais habillée exactement de cette façon dans mon rêve ! – Quel rêve, ma chérie, demanda son père qui venait de la rejoindre devant la boutique. – Rien, fit-‐elle, le rêve que j’ai fait pendant l’opération. Je te jure ! j’étais habillée absolument comme ça. Puis regardant son père d’un air suppliant : « tu me l’achètes, dis, papa, dis ? Pour fêter mon retour à la maison. – Mais enfin, ma chérie, rétorqua sa mère, c’est ridicule. Tu as passé l’âge de jouer à la poupée ! 218 – Maman, s’il te plaît ! D’ailleurs, tu ne trouves pas qu’elle me ressemble ? Les deux parents échangèrent un regard embarrassé qui, presque aussitôt, fondit dans un large sourire. Le père plongea la main dans la poche intérieure de sa veste, et sa femme s’approcha de la jeune fille pour la serrer tendrement dans ses bras. – Te ressembler ? Ah, non ! fit-‐elle en riant, après avoir fait mine d’étudier avec soin d’éventuelles similitudes, tu es bien plus jolie qu’elle ! Je t’assure ! – Elle est superbe, fit Iseult en regardant le marchand emballer avec soin le doux visage de porcelaine. –Oui, fit le vieil homme. Son ancien propriétaire en a pris grand soin. Ah ! Je me souviens encore de ce petit bonhomme, lorsqu’il est venu me l’acheter. Enfin… je dis petit… Il était grand malgré son âge, un peu plus grand que vous, Mademoiselle. Mais gentil comme tout, et timide… Il n’a jamais voulu avouer que c’était lui, en réalité, qui faisait collection de poupées. Ça doit bien faire vingt ans… peut-‐être même plus ! – Mais s'il l’aimait tant, pourquoi s’en est-‐il séparé, demanda la jeune fille. – Ah ça, c’est une triste histoire ! C’est sa femme qui me l’a revendue. Lui, il est mort y a un peu plus de deux mois… – Deux mois ? C’est marrant, dit Iseult, à cette époque-‐là, moi, je passais sur le billard. Et comment s’appelait-‐il, ce garçon ? – Eh bien, ma petite, j’ai rempli tous les papiers avec la dame, mais je crois qu’ils n’étaient pas encore mariés. Lui portait un drôle de nom. Je l’ai noté quand il a acheté la poupée. Mais ça remonte à si loin… – C’est dommage, fit Iseult. Enfin, ne vous mettez pas martel en tête. Cela vous reviendra sans doute un jour. Peut-‐être… peut-‐être pourriez-‐vous alors… si je vous donne mon numéro de portable… Elle lança un regard un peu embarrassé en direction des ses parents. Ceux-‐ci néanmoins s’intéressaient à un bouddha de bronze et ne prêtaient pas garde aux propos de leur fille. Le vieil homme sortit un antique carnet à spirales et nota les chiffres que lui dictait sa jeune cliente. Puis il lui tendit la poupée et murmura, soulignant son propos d’un clin d’œil : – Je me trompe, ou elle vous ressemble ? La même coupe de cheveux, le même petit visage chiffonné, avec ce gentil petit menton en pointe. 219 – Chut ! fit Iseult dans un sourire. Vous voyez bien qu’ils n’ont rien remarqué… Puis elle ajouta d’une voix un peu plus forte : « C’est bon, maman, papa ! On peut y aller… » Le père s’approcha du marchand et lui glissa dans la main la somme convenue. – Pas besoin de facture, plaisanta-‐t-‐il. C’est un cadeau, et je suppose que, vu l’âge de la relique, il n’est plus question de garantie ! Réprimant une légère moue, le vieillard s’efforça de sourire : – Je suis toujours prêt à reprendre la marchandise, commenta-‐t-‐il. Dès lors bien sûr qu’on me la rapporte en bon état. Iseult venait de traverser la rue. Serrant la poupée contre sa poitrine, elle se préparait à la déposer sur le siège arrière de l’automobile, quand soudain l’antiquaire jaillit comme un diable de son magasin. Il semblait avoir soudainement rajeuni. Il héla la jeune fille, qui se retourna brusquement. – Je me souviens, cria-‐t-‐il. Ça m’est revenu d’un coup… Vous savez ? le prénom du petit garçon. Ça m’a fait sourire à l’époque parce que c’était déjà bien démodé : Flo-‐res-‐tan. Alors qu’il articulait avec soin ces trois syllabes, Iseult eut le sentiment étrange qu’elle et la poupée réagissaient comme un seul être aux propos du vieillard. Était-‐ce son cœur tout neuf qui s’était mis à battre un peu plus violemment qu’à l’ordinaire ? N’était-‐ce pas plutôt quelque ressort secret qui venait de se déplacer sous l’enveloppe de porcelaine ? Et la jeune fille sentit monter en elle comme une brusque envie, le désir d’entonner soudain, pour le jeune homme qu’elle rencontrerait un jour, une très ancienne ballade irlandaise… 220 Pas et Traces 221 Automne Ce matin-‐là, au réveil, Athan découvrit que ses pieds avaient subi durant la nuit une étrange métamorphose. Les orteils s’étaient considérablement allongés et ramifiés, jusqu’à former de véritables racines dont ses ongles rabougris protégeaient à peine la naissance. Dès qu’il les posa sur le sol, chacune des radicelles chercha à s’enfoncer dans la terre meuble de la hutte, comme pour y pomper avidement quelque substance nutritive. Athan sentit alors que la fin était proche. Plus par habitude peut-‐être que par conviction, il décida de lutter. Se saisissant d’un marteau et d’un burin, il coupa les racines, juste à la limite des ongles. Un liquide noir et gluant s’échappa des blessures qu’il avait ainsi infligées à cette partie inconnue de lui-‐même. Persuadé que c’était l’influence mauvaise du climat alentour qui l’avait ainsi transformé, il décida de fuir vers de cieux plus cléments. À mesure qu’il progressait toutefois, il sentait les choses ignobles repousser à ses pieds et ralentir sa marche. Le sol paraissait vouloir l’aspirer, le happer. Mais il savait parfaitement que ce n’était qu’une impression. La terre tout entière répondait ce faisant au désir impérieux d’enfouissement qui irradiait de chacun de ses orteils. Il arriva à un endroit où la route terreuse décrivait un embranchement. Il hésita sur le chemin à prendre, et finalement opta pour la voie de gauche. Il ne réussit toutefois à faire que quelques pas dans cette direction. Les racines eurent raison de lui. Elles s’enfoncèrent profondément dans l’humus, et se mirent à aspirer une liqueur ignoble qui, bientôt, chassa le sang dans ses veines. Le vent se leva, et Athan sentit que ce n’était plus sa peau que les courants d’air caressaient. Il avait l’impression d’être recouvert d’un derme épais et craquelé, en tout point semblable à de l’écorce. Et soudain, il prit conscience du fait qu’il n’avait plus de bras, ni de mains ou de doigts pour le vérifier. C’est alors qu’il l’aperçut. Elle passait, adorable et capricieuse, comme une fée des temps anciens. Elle hésita elle aussi au croisement, fit un pas en direction de la gauche, puis se ravisa et emprunta le chemin de droite, sautillante et gaie, comme volant à un rendez-‐vous galant. Il voulut appeler, lui faire un signe. Mais il n’était rien d’autre qu’un 222 arbre, un élément muet et immobile du décor. Une tristesse affreuse s’empara de lui. Il sentit comme des larmes parcourir des veines. Mais il n’avait plus d’yeux pour les laisser couler. Alors, il vit d’une branche légère et gracile, deux feuilles jumelles se détacher de lui, tourbillonner dans le vent, puis se poser doucement sur le sol. 223 Deux tas de sable au bord d’un lit Ce fut le contact inattendu du sable qui me tira définitivement de la torpeur. Le réveil avait déjà carillonné à deux reprises à mes oreilles – ah ! cette maudite sonnerie de rappel, alors même qu’on commence à oublier la première et qu’on s’enfonce confortablement dans les profondeurs ouatées du sommeil retrouvé ! Quoiqu’en grognant, j’avais, comme d’ordinaire, cédé dès le second coup de semonce à la dictature des pendules, et après m’être frotté un instant les yeux, je m’étais assis dans le lit. Au terme d’un habile quart de tour sur la pointe des fesses, je me préparais à poser fermement un premier pied sur la moquette, quand je relevai subitement le mollet, tel un nageur qui, machinalement, replie sa jambe pour avoir voulu goûter l’eau trop froide d’une piscine. Dans le cas présent toutefois, mon réflexe ne tenait pas à une banale question de température. Comme je m’en avisais en allumant la lampe de chevet afin d’observer à loisir le sol auprès du lit, il résultait de la présence incompréhensible de deux tas de sable, juste à l’endroit où d’ordinaire je pose la plante des pieds. Un couple de pyramides bien formées, dont le simple effleurement de mes orteils n’avait pu détruire l’allure générale. Tandis que j’observais les monticules, étonné de leur invraisemblable régularité, une certitude en moi se fit jour. Deux petits tas de sable au bord d’un lit… Oui, j’en étais persuadé : les hasards de la vie m’avaient déjà conduit à me trouver confronté, un matin, il y a bien des années sans doute, à une situation de ce genre. Et je me mis à fouiller dans mes souvenirs, dans tous mes souvenirs de plage. Dieu sait si j’en retrouvai, perdus dans les limbes de la mémoire ! Mon premier contact avec cette matière chaude et fuyante, au bord de la mer, lorsqu’à trois ans, petit tyran domestique, j’exigeai à grand renfort de hurlements qu’on retirât le moindre grain de sable venu souiller la serviette de bain sur laquelle on m’avait assis ; ou bien plus tard, cette nuit chaude d’été, alors que je roulais avec Émilie en contre-‐bas de la dune où nous avions abandonné nos vêtements après nous être, en riant, déshabillés à la hâte... Mais ce n’était pas de ces banales réminiscences qu’il s’agissait. Deux mains, dans un geste parfaitement symétrique prennent une poignée de sable, de chaque côté du corps accroupi, puis laissent tomber lentement leur charge, presque grain à grain, avec cette 224 attention soutenue qu’accordent les enfants au jeu qui les passionne. Peu à peu s’érigent des formes parfaites, coniques tout d’abord, puis pyramidales une fois que les paumes, à deux reprises, sont venues appliquer une légère pression sur chacune des faces. Je scrute la nuit épaisse du souvenir et vois lentement émerger les doigts de l’insaisissable architecte qui travaille à cette œuvre éphémère ; je discerne, sur la peau mate des arabesques de henné, je remonte en direction de l’attache fine du poignet, je m’attarde un instant sur le lourd bracelet d’argent qu’on y a passé, puis j’atteins l’avant-‐bras ; tout près du coude replié j’aperçois la courbe du sein doré, puis le mamelon violet, presque noir, luisant et sucré comme une datte du Tassili. Aussitôt, des flots d’images, d’impressions diffuses, d’odeurs d’épices affluent à ma mémoire. Je revois le minuscule aéroport de Djanet, l’avion, qui vient d’atterrir sur le sable encore frais, et le soleil levant sur les contreforts des montagnes. À quelques mètres, se tient le groupe de touristes au sein duquel je devrais me fondre si je n’étais sauvage à ce point et à ce point solitaire. Nous traversons la piste qui n’en est pas une – on nous explique qu’on ne quitte ou qu’on n’atteint l’endroit qu’aux premières lueurs de l’aube ; car, alors, le jour n’a pas eu le temps d’ameublir un sol que raffermit chaque nuit l’âpre fraicheur des ténèbres sahariennes. Trois taxis nous attendent et, en quelques minutes, nous conduisent au Grand Hôtel de la Palmeraie. Je dépose mon maigre bagage dans la chambre qu’on m’a attribuée et prépare aussitôt mon sac à dos pour ce qu’un de mes compagnons de voyage vient de baptiser « l’expédition ». Nous ne partons que dans quelques heures. J’ai la matinée devant moi. Je sors mon Nikon de la valise et file en direction du marché, entrevu un instant plus tôt depuis la vitre du taxi. Étrange sensation que celle qui m’étreint lorsque je pénètre sur cette place ! Un long rectangle de sable inondé de soleil, vide pour l’essentiel, les vendeurs se massant sur son pourtour. J’ai l’habitude des marchés d’Oran ou d’Oujda, de Casablanca encore ou même de Ghardaïa. Un assortiment de couleurs, de senteurs et de bruits divers. Ici, le silence inattendu me pétrifie. Des hommes assis côte à côte, à l’ombre des arcades, vendent le misérable butin de leurs trafics journaliers : des cigarettes, quelques bijoux, des casseroles en aluminium, des objets de matière plastique. Sous la lumière aveuglante que réverbèrent les murs récemment chaulés, tout ce qu’engendre leur petit commerce paraîtrait sombre et triste, n’était de proche en proche, la tache bleue des volets, vibrant sur les façades blanches, de chaque côté des portes. Abandonnant toute intention de fixer pareil spectacle sur la pellicule, je referme soigneusement la housse de mon 225 appareil de photo. Je m’approche d’un des vendeurs à la sauvette et lui demande où je peux trouver une gourde – la mienne est restée en Bretagne, sur la table de la cuisine. L’homme ne doit parler que la langue targuie. Il hausse les épaules en s’entendant interpeler en arabe algérien. Je formule à nouveau ma question, mais cette fois, dans le seul dialecte berbère que je connaisse, le mozabite. Mon interlocuteur doit saisir vaguement le sens de mes propos. En tout cas, il me fait comprendre par gestes que je ne trouverai pas ce genre d’article sur le marché. Je passe malgré tout d’étal en étal, bien décidé à découvrir par moi-‐même quelque objet de nature à permettre la conservation d’une provision suffisante d’eau pour la durée de l’excursion. Je finis par jeter mon dévolu sur un petit jerrycan bleu et une longe de cuir hâtivement tressée. Sous la canicule, l’eau prendra vite le goût du plastique chaud. Qui plus est, la mince lanière avec laquelle je m’arrimerai cet équipement improvisé sur le dos me sciera les épaules durant la montée jusqu’au plateau et peut-‐être même au-‐delà. Mais au moins, si je perds la trace de nos guides, j’aurai quelques chances de survivre un jour ou deux. Je souris en songeant à ce que l’on m’a dit à l’agence de voyage : « méfiez-‐vous, selon les statistiques internationales, cette excursion est la plus meurtrière au monde »… Tandis que je sors quelques dinars pour régler mes achats, j’entrevois sous une arcade une forme féminine – la seule que je sois parvenu à surprendre depuis que j’ai pénétré sur la place. L’inconnue arbore la grande coiffe traditionnelle du Tassili, faite d’un large bandeau bordé de pampilles et surmonté d’une sorte de béret d’où tombent des mèches de laine blanche, vertes et rouges. Sur la blouse ample, à passementerie multicolore, un lourd collier d’ambre et d’argent vient battre contre les seins. Comme parlant dans le vide, elle agite les bracelets passés à ses poignets, ponctuant chaque phrase d’un cliquetis métallique. Les jambes prises dans de l’ample robe bleue qui balaie le sol à ses pieds, elle ne laisserait rien deviner de ses formes sans la ceinture jaune, étroitement ajustée aux hanches, qui la fait paraître étonnamment fine et gracieuse. On la dirait parée pour des noces ou pour quelque fête tribale. Pourtant, plus que sa silhouette ou sa mise, ce sont ses yeux qui d’emblée fascinent. Deux longues amandes rehaussées de khôl s’ouvrent sur une prunelle d’un noir intense et lumineux. Comme pour donner plus d’unité, plus de profondeur encore à ce regard, un tatouage court d’un sourcil à l’autre, deux losanges encadrant chacun une croix et prolongés, l’un comme l’autre, par une paire de minces traits barbelés. 226 Je n’ai toutefois pas le temps de poursuivre l’examen attentif que je viens à peine de commencer. Depuis un coin d’ombre, un homme surprend l’improbable conjonction qui vient de s’établir entre l’inconnue et moi. D’un geste de la main, il chasse la femme qui disparaît, vive et muette, derrière une porte. Je prends la monnaie que mon vendeur me tend – depuis dix secondes ou dix minutes, peut-‐être, comment savoir ? Je le remercie – Tanemmirtnnek est l’un des rares mots touareg que je connais – et je quitte sans me retourner la place du marché. En sortant, je croise un vieillard au sourire édenté et l’entends, goguenard, lancer dans mon dos quatre syllabes dont la signification m’échappe, quelque chose comme « Ihet aelhin ». Tous, autour de lui, éclatent d’un rire gras. De retour dans ma chambre, je dépose le jerrycan et les lanières sur le lit puis je me rends à l’Office national du Parc du Tassili. Comme tout visiteur, je dois y montrer mon matériel photographique et m’engager sur l’honneur à ne pas endommager les richesses archéologiques au milieu desquelles je vais évoluer pendant quelques jours. Je remplis les formulaires de bon cœur, écoute faussement attentif les consignes du responsable de la sécurité. Je signe le grand registre de police et retourne enfin à l’hôtel. Après un repas rapide, composé pour l’essentiel semoule et de dattes, la petite troupe que nous formons, mes compagnons de route et moi, se rassemble dans la palmeraie. Il y a là quatre couples plus ou moins bien assortis et de tous les âges, puis une vieille dame avec sa petite fille, une gamine de quinze ans – toutes deux doivent accomplir une sorte de pèlerinage ; enfin une jeune femme, plutôt séduisante, longue et blonde, des cuisses interminables sous un court short kaki, la peau lisse et satinée, parfaitement hâlée, sans doute à grand renfort d’huiles et de lampes bronzantes. À l’instant où je rejoins le groupe, je la sens me toiser comme un maquignon qui jetterait pour la première fois les yeux sur un étalon : taille, largeur d’épaule, tour de bassin, couleur des yeux… Une envie soudaine de m’enfuir s’empare de moi. Mon divorce récent a laissé des traces. Toutes les blessures ne sont pas encore refermées et les amours de vacances ne me tentent en rien. Je me poste un peu en retrait des autres tandis que les guides détaillent le programme de la journée. Cependant, au moment de sauter dans l’une des trois jeeps qui doivent nous conduire au pied du plateau, me voilà comme par hasard tassé entre un bidon d’essence et la grande blonde – visiblement décidée à jouer les mangeuses d’hommes. 227 – C’est votre premier séjour en Algérie ? me demande-‐t-‐elle d’une voix suave. Je réponds dans un grognement : – J’ai vécu ici pendant trois ans ! – Ah ? Coopérant ? – Non, ethnologue. Je préparais ma thèse de doctorat. À présent, je travaille sur les rites d’origine celte. – Stéphanie, poursuit-‐elle. Mais mes amis m’appellent Stevie. Je suis dans le marketing. Je serre la main qu’elle me tend et marmonne à mon tour, sans la moindre conviction : – Enchanté, moi c’est Tristan. Elle me gratifie d’un sourire appuyé. Sans doute la perspective de jouer les Yseult d’un jour et d’ajouter ainsi une nouvelle tête à son tableau de chasse. Puis le silence s’installe. Ma voisine attend vraisemblablement que je lui parle des mes recherches, que je me dévoile un peu avant de faire plus amplement connaissance, ce soir sous la tente, qui sait ?... Mais je m’enferme dans un complet mutisme. De guerre lasse, après avoir quelque temps laissé sa main, au gré des cahots, me frôler la cuisse, elle se détourne légèrement comme pour s’absorber dans la contemplation du paysage. Sans doute se dit-‐elle que je ne constitue pas une proie aussi facile qu’elle se plaisait d’emblée à l’imaginer. De mon côté, je ne peux réprimer un sourire vengeur, tandis que je la contemple ainsi, presque de dos. À la pliure des aisselles, la transpiration a dessiné deux légères auréoles, tachant la chemisette de lin dont l’une des courtes manches bâille assez pour me permettre d’entrevoir la naissance d’un sein. Sur le duvet que le vêtement laisse à nu en haut des reins, deux gouttes de sueur captent par instant les rayons du soleil. Le grand fauve blond ne va pas tarder à souffrir de la chaleur… Mais nous voici au pied du plateau, face à la falaise de Djabbaren. Le passage que nous allons emprunter est impressionnant, presque en à-‐pic. Je dois fermer la marche et comme je m’y attendais, « Stevie » s’arrange pour me précéder afin que, toute la montée durant, j’ai son petit short et sa chute de reins à la hauteur des yeux. De temps de temps, elle fait rouler une pierre, feint de glisser. En brave petit mâle, je dois l’intercepter, l’attraper par les hanches, les cuisses ou les fesses. Elle pousse alors un gloussement de parfaite idiote, tout en se laissant tomber dans mes bras. Posté un peu plus haut en amont, l’un des guides, un vieux Targui au visage buriné, me regarde semble-‐t-‐il avec suspicion. C’est lui dirige notre petite expédition et depuis que nous avons commencé l’escalade, il couve des yeux Stéphanie. C’est comme si quelque chose ou quelqu’un le 228 poussait à la protéger. Mais je repousse amicalement la jeune femme, comme pour l’aider à se redresser, et réajuste mon jerrycan dont les lanières, ainsi que je l’avais prévu, me labourent les épaules et le dos. Une dernière minauderie de la belle et nous voici sur le plateau. Une étendue de pierrailles et de gravier noir se déroule à perte de vue. L’œil ne peut s’accrocher au moindre relief. On croirait traverser un univers dévasté par quelque catastrophe nucléaire. Pour toute végétation, un squelette d’arbre calciné, rencontré au bout de deux heures de marche, sert de repère. Il marque, nous dit-‐on, la moitié du chemin. Nous ne rencontrerons aucun autre signe d’une vie antérieure avant d’atteindre l’oasis sous les derniers feux du soleil couchant. À proximité d’un puits, six dromadaires nous attendent au pied d’un vieux cèdre. Ils nous conduiront à travers les vallées durant les jours qui vont suivre. Un peu plus loin, quatre tentes militaires nous serviront d’abri pendant la nuit. Elles dessinent un vague rectangle au milieu duquel une table nous attend pour un repas frugal. À quelques pas de là, nous retrouvons nos havresacs qu’on a fait monter à dos d’âne, par une route plus courte et moins pittoresque. Les dames demandent les toilettes. D’un geste vague, on leur désigne une bute voisine, couronnée d’un petit muret. Derrière la ceinture de pierres qui se trouve ainsi formée, quelques lunettes, fixées sur des armatures pliantes, au-‐dessus d’un simple trou creusé dans le sol, attendent les nobles postérieurs des touristes. Je ne découvre l’endroit qu’un peu plus tard, une fois la dernière des femmes revenue au camp, et je constate alors en riant que le parapet ne circonscrit pas entièrement les lieux d’aisance. À demi cachée par un arbre, une solution de continuité dans la maçonnerie permet d’observer à loisir les fesses des belles Européennes. Plaisanterie de collégiens auxquels les jeunes guides touareg doivent être fort habitués. Nous soupons d’un maigre ragoût de mouton aux légumes et de quelques dattes, le tout arrosé d’eau tiède. Cette fois, Stevie s’est assise en face de moi, et fait mine de s’intéresser à l’un de nos jeunes guides noirs, Agerzam. Mais de temps en temps son regard croise le mien et je crois y lire une forme inattendue d’inquiétude. Comme si ses provocations répétées dissimulaient en réalité une profonde blessure. J’ai pitié d’elle soudain. Mais j’ignore absolument pourquoi. 229 Après le dîner, une brève négociation s’organise à propos de la répartition des voyageurs dans les tentes. Ces dernières en effet peuvent accueillir chacune quatre touristes, dans deux grands lits superposés. Une fois les couples officiels logés, il reste deux abris vacants. Les guides ont prévu d’installer Stevie dans l’un d’eux en compagnie de l’aïeule et de sa petite fille, et donc de me laisser, seul, occuper le dernier. Je frémis en voyant Stevie tenter d’intervenir. Je l’entends déjà prétexter : « Je suis sûr que Tristan ne verra aucun inconvénient à ce que… » Mais elle hésite, puis finalement renonce à prendre la parole. Constatant que j’ai surpris, malgré tout, son manège, elle penche au-‐ dessus de la table et me murmure à l’oreille : – Vous ne craignez rien, vous savez, j’ai un pyjama tout à fait décent. – Je le crois volontiers, Stéphanie, mais moi, voyez-‐vous, je dors nu, et cela depuis l’âge de douze ans. Elle feint le trouble et glisse à mi-‐voix : – Moi aussi quand je suis seule… Je veux dire… à la maison… À tour de rôle, les quatre couples s’écartent du campement avec une petite cuvette d’eau, pour une rapide toilette. Puis vient le tour de la vieille dame et de l’adolescente. Enfin celui de cette chère Stevie. – Je n’ai pas envie de dormir, Tristan, je vous laisse volontiers la priorité. Je prendrai la suite. La fatigue m’assomme. Je n’ai guère envie de faire assaut de politesse. Je prends la cuvette qu’elle me tend, la rince à l’eau claire avant de la remplir, puis, ma trousse de toilette dans l’autre main, une serviette sur l’avant bras, je m’enfonce dans la nuit. Tandis je fermais la marche sur le plateau, j’ai eu à plusieurs reprises le sentiment que quelqu’un suivait de loin notre progression. À chaque fois, je me suis brusquement retourné, mais ne suis parvenu à surprendre la moindre présence humaine. Rejoignant aussitôt le reste du groupe, j’ai alors invariablement eu droit à une remarque de Stéphanie que ces appréhensions soudaines semblaient amuser au plus haut point. À présent, alors qu’accroupi près d’un arbre, je me brosse consciencieusement les dents, l’impression fugitive est devenue certitude. C’est une évidence absolue : je sais qu’on m’observe. Je braque ma lampe de poche en direction des maigres fourrés alentour. J’interroge les ténèbres à voix basse : « Anwa ? » – « Qui est là ? ». Mais seul répond le silence de la nuit saharienne, à peine troublé par les bruits ordinaires du campement, 230 qui résonnent à un jet de pierre. Je me sens stupide à fouiller de la sorte l’obscurité profonde. Comme si dans l’ombre qui m’environne, une forme allait apparaître, une voix se faire entendre et venir calmer mes terreurs d’enfant. Mes objets de toilette en mains, je rejoins le carré des tentes et retrouve Stevie toute à dévorer des yeux le jeune guide sur lequel elle feint d’avoir jeté son dévolu. Je lui tends la cuvette après l’avoir rincée à l’eau claire. Comme en proie à une excitation extrême, la jeune femme me demande alors, tout en désignant du menton son interlocuteur : – Tristan, vous qui avez vécu ici, vous savez ce que signifie son prénom ? – Agerzam ? Je crois que cela veut dire « Guépard ». Mais je ne connais pas le targui. Je vivais plus au nord, dans le M’Zab, et non dans le Tassili. La jeune femme fait la moue, furieuse de se voir privée l’effet escompté. Non seulement j’ai répondu à sa question, mais encore je lui donne l’impression de ne me préoccuper en rien de ses tocades et caprices. Elle peut passer la nuit avec le beau noir si ça lui chante. Je m’en moque éperdument. – Bonne nuit, Stevie ! Je suis fourbu et demain nous partons à six heures. Esquissant un vague salut, Stéphanie se lève, saisit la cuvette d’un air bougon, et s’en va la remplir à la réserve. Puis, elle disparaît dans les ténèbres, plantant là le malheureux Agerzam. Celui-‐ci me contemple d’un air interrogateur avant d’éclater d’un bon rire franc de jeune homme sans complexe. Je lui adresse un signe complice de la main et je rejoins ma tente. Je me réveille à cinq heures, avant même que ne sonne le réveil de ma montre bracelet. Je me lève rapidement, sans prendre garde à la disposition des lieux et heurte violement de la tête la couchette supérieure dont j’ai oublié la présence. Un grognement se fait entendre. J’enfile en vitesse un caleçon, un pantalon et me dresse au niveau du second lit. Stéphanie est là, pelotonnée dans son duvet. Je n’aperçois que ses épaules nues, mais c’est assez pour deviner qu’elle a dédaigné du pyjama décent qu’elle prétendait revêtir pour la nuit. Elle se tourne vers moi et murmure d’une voix ensommeillée : – La vieille ronflait comme un sonneur. Je suis venue, je vous ai demandé l’hospitalité. Et comme vous ne répondiez pas, je me suis permis d’entrer. Effectivement, vous dormiez… Elle sourit avant d’ajouter : « comme un ange. » Je fais mine de n’avoir pas entendu : 231 – Et vous avez traversé le camp en tenue d’Ève ? – Non, gros malin ! J’ai retiré mon pyjama lorsque je me suis installée ici. Il faisait trop chaud. Et puis, poursuit-‐elle avec une touche d’ironie dans la voix, je savais qu’avec vous, je ne risquais pas grand-‐chose… Vous pouvez me passer mon sac ? Tandis que je m’exécute, elle s’assied dans le lit. Le toit de la tente la force à courber la nuque et soudain le duvet dans lequel elle s’est emmaillotée glisse, libérant une poitrine aux courbes pleines. Les mamelons d’un rouge vif saillent dans le froid du petit matin. Je sens fondre mes préventions à son encontre. Une furieuse envie d’elle m’envahit, alors qu’elle tourne vers moi un regard étrange où je crois lire un sombre désespoir. J’aimerais comprendre, connaître les détails du drame intérieur qui la ronge. Mais déjà montent des autres tentes les premiers bruits, signifiant le réveil général. Nous partons dans moins d’une demi-‐heure. Je saisis la main de ma belle dormeuse, la porte lentement à mes lèvres : – Ce soir Stevie, je vous promets. Le petit déjeuner hâtivement pris, nos guides nous conduisent devant les dromadaires qui, placidement agenouillés, attendent le signal du départ. Stéphanie et moi partagerons la même monture. L’un en face de l’autre, nous attachons nos sacs-‐à-‐dos au bât, en suivant avec l’application des bons élèves chacune des indications que nous donnent les Touareg. J’aide ensuite ma compagne à enjamber la bête et à se caler contre le dossier. Puis je prends place devant elle et saisis fermement les branches de la croix plantée à l’avant de la selle. – J’espère que vous n’avez le mal de mer, ma charmante dame, car maintenant ça va tanguer, et surtout… rouler. Stéphanie me ceinture de ses bras et murmure, en se collant contre mon dos : – Finalement, mon cher Tristan, vous êtes un fieffé macho ! Vous vous arrogez, sans la moindre justification, le privilège de conduire notre monture ! Qui vous dit que je n’avais pas envie d’être devant, moi ? J’éclate de rire, tandis que la petite troupe se met peu à peu en branle, escorté par les guides qui, à pied, indiquent la route aux bêtes d’une simple pression sur le licol. Une méharée silencieuse commence, simplement ponctuée par les gestes que fait l’un ou l’autre d’entre nous pour attirer l’attention de ses voisins sur telle concrétion rocheuse, telle forme insolite creusée par le vent. De temps en temps, les Touareg arrêtent leurs 232 bêtes, les font s’agenouiller et nous invitent à descendre. Nous pénétrons alors dans une vallée étroite, dans une grotte, ou encore sous un repli imperceptible de la roche et nous découvrons soudain le spectacle captivant de fresques ou de bas-‐reliefs millénaires. À Tegharghat de la sorte, nous contournons un rocher gigantesque, fait deux grandes formes pyramidales, reliées par un mince ruban de pierre – le tout fiché dans le sable comme un météore tombé du ciel. Et c’est pour distinguer, à mesure que nous approchons, un troupeau de vaches sculptées dans la paroi, coiffées d’immenses cornes. L’une d’entre elles laisse échapper de son œil une sorte de larme. L’artiste préhistorique a dessiné le contour fortement incurvé d’une goutte d’eau. C’est « la vache qui pleure », explique l’aîné de nos guides, ce vieux Targui qui semble toujours couver Stéphanie du regard, comme pour la protéger de quelque danger imprévu. La légende raconte que l’animal incarne Talêla, déesse de la fertilité agricole et maîtresse des sources. Il y a des siècles et des siècles, le paysage aride que nous traversons était une vallée riante, couverte de végétation. Mais les dieux prirent ombrage du bonheur des hommes et l’eau commença à manquer. Les arbres se recroquevillèrent, les herbes jaunirent, les épis rétrécirent puis bientôt disparurent. Le sable peu à peu pris possession du domaine. Alors la grande vache quitta Tegharghat après avoir versé sur le sol stérile cette unique larme censée grossir un jour et redonner prospérité à ce panorama désolé… Déjà, nos compagnons de route rebroussent chemin en direction des dromadaires. Je reste aux côtés de Stevie qui semble bouleversée par le bas-‐relief. Elle avance la main en direction de la paroi, comme saisie par une envie irrépressible. Elle voudrait caresser ce long mufle étroit, plonger le doigt – qui sait ? – dans cette goutte vivifiante. Elle croise un instant mon regard et je lis dans ses yeux comme une profonde détresse. Je m’approche d’elle en silence et lui prends amicalement la main. – Je suis pareille à cette pauvre bête, Tristan, assiégée par la mort ! Une larme se forme au coin de son œil droit et commence à glisser sur la joue. Je l’essuie d’un doigt, et dépose un baiser à l’endroit qu’elle a marqué de son humidité légère. – Ce n’est rien, conclut Stéphanie. Rejoignons les autres. À l’instant où je quitte la paroi sculptée du regard, je crois apercevoir au-‐dessus de nous une forme mouvante, perchée sur le bandeau pierreux qui réunit les deux blocs colossaux composant le massif. Sans doute est-‐ce la créature qui nous suit depuis le début. Je n’ai cependant guère envie d’y prêter attention. Il me tarde de rejoindre le groupe. La balade va se poursuivre, mais à présent teintée d’une étrange mélancolie. 233 Quelle forme de désespoir ronge donc Stevie ? Aurai-‐je seulement le courage de chercher à savoir ? Le soir approche tandis que nous atteignons Tillélene. Cette fois, nous allons dormir dans les grottes, sous des parois couvertes de peintures rupestres. Le site comporte des centaines de salles ainsi ornées, et chacun peut à sa guise en choisir une pour en faire sa chambre. Nous récupérons nos sac-‐à-‐dos, puis, profitant des dernières lueurs du jour, nous nous dispersons en quête d’un abri nocturne. Les quatre couples partent en premier. La vieille dame et sa petite fille leur emboîtent presque aussitôt le pas. Stéphanie me jette un coup d’œil, visiblement inquiète. Je la rassure en abaissant lentement mes paupières, afin de manifester mon consentement. Elle répond par un rire étouffé, presque silencieux. Je lui prends alors la main et nous filons dans la direction opposée à celle qu’ont empruntée tous les autres. Nous marchons quelques minutes à travers une série de passages creusés pas un ancien oued. Je prends soigneusement mes repères afin de retrouver le chemin après le repas. Lorsque la nuit sera tout-‐à-‐fait tombée, nous n’aurons plus que la faible clarté de nos lampes torches pour nous retrouver dans ce dédale. – Tu ne crois pas qu’on s’écarte un peu trop des autres ? demande ma compagne. Mais dans sa voix, cette fois, ne se perçoit plus la moindre inquiétude. Elle s’amuse, dirait-‐on, du retournement de la situation. – À mon avis, dis-‐je, nous ne nous éloignerons jamais assez ! Nous choisissons finalement une grotte décorée d’une longue fresque en bandeau où se mêlent l’ocre et le mauve. Une scène de chasse où l’on voit courir une série de créatures longilignes brandissant des arcs et des lances. À leur tête, l’un de ces personnages que les premiers archéologues amenés à fouiller le site ont baptisé « martiens » : un individu doté d’une grosse tête ronde, comme s’il portait un scaphandre et dont le front, paré de deux cornes, semble pourvu d’antennes ou équipé de tubes d’oxygène. Une fois les duvets installés sur le sable fin, curieusement moelleux de la caverne, Stevie braque sa lampe de poche sur chaque figure peinte. Puis elle balaie d’un geste ample la troupe complète des chasseurs avant de s’attarder plus longuement sur leur meneur, le doigt pointé en direction d’une proie que l’artiste n’a pas cherché à représenter. – Un sorcier sans doute, commenté-‐je, coiffé d’un casque à cornes stylisés. – Tu ne crois pas à ce qu’on raconte alors ? Toutes ces histoires d’extra-‐terrestres ? 234 – Évidemment, non. Je suis un scientifique, Stevie, un affreux esprit rationnel ! Elle me passe les mains autour du cou, et lance, avant de me tendre ses lèvres : – Ça me plaît bien comme cela, tu sais ! Nous échangeons notre premier baiser, un baiser furtif, presque éludé. Car le temps manque. Les dernières lueurs du crépuscule se sont depuis longtemps éteintes. Les autres doivent déjà nous attendre pour le dîner. Le repas traîne en longueur comme si nos guides, qui assurent la préparation des plats et le service, retardaient à plaisir le moment où chacun pourra rejoindre la grotte qu’il s’est choisie. Les regards que nous échangeons, Stevie et moi, traduisent une exaspération croissante, et je m’amuse à découvrir des expressions identiques chez les deux couples les plus jeunes. Visiblement nous ne sommes pas les seuls à nous laisser enchanter par la perspective de ce voyage nocturne au cœur de la préhistoire. L’air est chargé de senteurs lourdes et, dans le silence presque absolu, chacun doit comme moi entendre le battement de son sang dans ses artères. Un martèlement qui vous résonne sous le crâne comme un tambour rituel venu de la nuit des temps… De retour dans notre caverne, Stéphanie comme emportée par cette pulsation envoûtante se réfugie dans un coin d’ombre et, déposant sa lampe torche à quelques pas sur le sable, la voilà qui entreprend de quitter un à un ses vêtements, au rythme d’une danse lente, presque extatique. Le chemisier léger flotte un instant dans l’air, puis il cède à un lent mouvement de chute avant de se poser finalement sur le sable. Je songe aux deux ailes d’une raie venue chercher le sommeil au fond de quelque abîme marin. Mais je relève presque aussitôt les yeux, et c’est pour apercevoir la courbe d’un sein, l’attache fine qui le retient à l’épaule, la pente douce jusqu’à l’aréole rouge sang, le mamelon dressé comme une arbouse gorgée de suc, puis l’arc plein, bombé qui vient rejoindre le buste selon un tracé ferme et régulier. Je parcours des yeux le cintre délicat, à peine marqué, du ventre, puis la ligne douce des hanches dont le pantalon commence à lentement révéler le galbe. Quelque chose comme un minuscule bouquet de corail s’enflamme soudain dans le halo orangé que projette la lampe à cet endroit précis du corps. Je ne vois plus que ce buisson ardent palpitant au-‐dessus du sexe et, mu par une impulsion irrépressible, j’y viens bientôt poser les lèvres. L’amour cette nuit-‐là où je tins Stéphanie dans mes bras pour la première et dernière fois fut étrangement rapide. J’eus à peine approché la bouche de son pubis que la jeune 235 femme me repoussa en riant et vint s’étendre, les jambes largement écartées, sur nos deux duvets réunis. Je me mis alors à lui caresser les cuisses, remontant lentement en direction de son sexe, mais presque aussitôt elle me prit la main, la conduisit jusqu’à son sein gauche, avant de m’inviter d’un geste à la chevaucher sans plus de préliminaires. Je la pénétrai lentement, comme s’il se fût agi de la déflorer. L’extrémité de mon gland se frayait peu à peu un passage entre des muqueuses que rien n’avait encore préparées à me recevoir. J’avais l’impression de forer un passage étroit dans le sable. Un instant même, l’idée me traversa l’esprit que Stevie était vierge. Troublé par cette invraisemblable perspective, je lui caressai tendrement les tempes comme pour prévenir et calmer toute souffrance éventuelle. Toutefois, loin de ressentir la moindre douleur, ma partenaire paraissait approcher déjà des régions ténébreuses de l’orgasme. Ses gestes s’affolaient, cherchant mes mains, mes joues, mes lèvres. Enfin, je sentis ma verge atteindre une grotte mystérieuse aux parois distendues, chaudes, humides, et Stevie se mit immédiatement à gémir. Quelques mots doux échangés, quelques caresses sur les joues, quelques baisers tendres sur les seins et elle cédait au plaisir sans même avoir élevé la voix. Peu après, comme si elle planait désormais à des hauteurs inaccessibles, en des cieux lointains et paisibles, elle m’accueillit en souriant lorsque, sentant à mon tour toutes les digues se rompre en moi, je me répandis soudain en elle. Nous nous sommes endormis ainsi, l’un dans l’autre, dans un grand calme, tous deux bercés par la nuit saharienne et le silence des pierres. Deux ou trois heures plus tard cependant, je suis réveillé en sursaut par ma compagne. Dans le noir absolu, ses mains explorent fébrilement mon corps, sa bouche se pose sur ma poitrine, cherche les mamelons, les mordille tandis que ses doigts se referment violement sur mon sexe. Ils retournent entièrement le prépuce et exercent une vive pression sur toute la longueur de la hampe avant d’entamer un lent mouvement de va-‐ et-‐vient. Puis la bouche vient s’arrondir autour du gland et je sens les dents frôler mes muqueuses gorgées de sang. La langue appuie fermement sur l’artère proéminente, puis vient, de son extrême pointe, battre à la naissance des bourses. Je ne saisis rien cette violence soudaine, si différente du doux abandon qui l’a précédé. La raison qui vaut à Stevie d’avoir changé de parfum pour ces nouvelles étreintes m’échappe tout autant. Des arômes de musc et de santal, des saveurs d’épices virulentes montent autour de moi et m’ennivrent. Je veux allumer la lumière pour comprendre ce qui se passe, mais ma lampe torche m’échappe des mains. Son étroit halo éclaire la 236 fresque préhistorique. Sur la paroi, je distingue les chasseurs qui braquent leurs arcs dans la direction indiquée par leur meneur. Et je découvre avec stupeur que c’est moi que désigne le doigt du sorcier. Ma partenaire s’assied sur mon sexe érigé, et soudain la lampe que ses mouvements ont déplacée éclaire le haut de son visage, l’épaisse chevelure noire, le front mate et bientôt le tatouage entre les deux yeux en amande : deux losanges encadrant chacun une croix et prolongés, l’un comme l’autre, par une paire de minces traits barbelés… L’inconnue, croisée fugitivement au marché de Djanet ! C’est elle maintenant j’en suis sûr qui nous suit depuis le début de l’excursion. Mais où donc est passée Stevie ? Je tâte le duvet à mes côtés. Vide, évidemment. Je sonde les ténèbres de la caverne, sans rien comprendre, à l’affût du moindre frémissement, du moindre crissement de nature à trahir la présence de ma compagne. Mais je ne perçois d’autres bruits que ceux de la jeune berbère, le froissement de ses cuisses sur le nylon de mon sac de couchage, le battement amorti d’un objet lourd contre ses seins – son collier d’ambre et d’argent sans doute –, le cliquetis métallique des bracelets dont j’ai perçu à plusieurs reprises le contact sur ma peau, sa respiration puissante enfin, pareille à celle d’un coureur en plein effort. Dans un cri, je veux me redresser, m’échapper. Mais ma partenaire est d’une force incroyable, comparée à sa corpulence fluette. Mes mains ne rencontrent qu’une forme menue, une taille mince, un buste gracile, presque frêle, n’étaient les seins ronds et pleins qui semblent avoir été comme rapporté à ce corps d’enfant. Elle appuie cependant de tout son poids sur mes épaules de sorte qu’il est impossible de me relever. Le pourrais-‐je – mais en ai-‐je vraiment le désir… Le pourrais-‐je que j’en serais empêché par son regard. Car je lis dans la façon qu’elle a de darder sur moi les deux faisceaux de sa lumière noire quelque chose comme un furieux désespoir. Il y a un lien entre cette détresse farouche et celle qui envahit régulièrement l’âme de Stevie. J’en viens de la sorte à cette conclusion aberrante : les deux femmes se connaissent. Elles sont… comment dire ?... les deux faces d’une même réalité. Et pendant que l’inconnue roule et tangue sur ventre, je me demande si je rêve ou si je suis devenu fou. La navigation forcenée qui emporte la jeune Targuie se poursuit et je me laisse submerger par la puissante vague de désir qu’elle fait lever en moi. Je me cabre sous son corps léger, je lui prends les seins presque avec violence, j’aspire le mamelon érigé, le mordille, contourne l’aréole de la pointe de la langue, goûte avec délice ce corps sucré, à la chair ferme et la peau poivrée. Ses ongles me griffent, ses dents me déchirent. Et 237 presque aussitôt ses paumes se posent à l’endroit de la lésion comme pour en estomper les traces. Je pétris ses fesses, la chair de ses hanches, et j’y retrouve la consistance pleine d’une argile compacte. Nous ne sommes que cris, rugissements, vocalises animales. Nous n’échangeons pas un mot et l’impression se me saisit bientôt, sous cette voûte millénaire, de retrouver avec la jeune berbère les premiers gestes de l’amour, ceux que dictaient des pulsions archaïques, des appétits ancestraux. Elle est ma proie, je suis la sienne et nous nous entredévorons – deux bêtes dans lesquelles se confondent instinct reproducteur et réflexe manducatoire. Alors que l’extrémité de mon gland vient butter contre l’utérus, je sens ma compagne secouée par de violents spasmes. Les parois de son vagin se dilatent, se contractent avec la violence dans laquelle a baigné toute notre lutte amoureuse. La jeune berbère pousse un dernier cri, ses cuisses se tétanisent tandis qu’elle expulse un jet de liquide clair et chaud. Je me sens comme absorbé, aspiré dans sa jouissance. Je me répands en elle, tandis que, dans d’ultimes convulsions, son sexe se resserre autour du mien pour me faire éjaculer jusqu’à la dernière goutte de liqueur séminale. Le rythme de notre danse érotique se calme peu à peu, quelques vagues encore qui viennent mourir sur le sable. Les souffles s’apaisent, les gestes s’alanguissent. Les premières lueurs de l’aube pénètrent par l’ouverture béante de la caverne. Et je découvre peu à peu le corps superbe de ma partenaire, cette peau dont j’ai caressé le grain mais dont j’ignorais la teinte exacte, et le tatouage qui fait le tour de son buste juste au-‐dessous des seins. Je suis le dessin des losanges, des croix et des traits barbelés. La jeune femme sourit, me prend l’index et le porte à ses lèvres, puis le pointe en sa direction. – Dihya, commente-‐t-‐elle, m’indiquant par ce biais son nom. Je prends à mon tour l’index de sa main droite et après y avoir déposé un baiser le pose contre ma poitrine : – Tristan… Elle rit en répétant le mot, et à ma plus grande surprise, sans le moindre accent. Et elle ajoute : « Tera n’iblis », une expression dont je comprends vaguement le sens. Elle doit renvoyer à quelque déchaînement amoureux, dicté par Iblis en personne. – Na’am, tera n’iblis, fais-‐je comme en écho, « oui ! un amour violent… » Je la regarde longuement. Dihya !… Ma nouvelle compagne porte le nom de la Kahena, la grande reine berbère qui batailla dans les Aurès contre les Omeyaddes. Dihya Tadmut, 238 « la belle gazelle » ! Elle en a le port altier et, sans doute, quelques-‐uns des pouvoirs occultes attribués à la guerrière mythique. – Stéphanie ? J’ai lancé ce prénom comme je l’aurais fait d’une sonde, pour tenter de voir s’il existe une connexion entre les deux femmes. Dihya m’adresse un sourire très tendre, puis montre son sein gauche, en reprenant de sa voix chantante : – Na’am, tera n’iblis Je n’en saurai pas plus. Mais j’en suis convaincu, il existe un lien entre les deux femmes. Sinon, la jeune berbère aurait trouvé un moyen pour me faire comprendre que les trois syllabes de ce prénom n’évoquaient rien pour elle. Elle se dégage comme à regret de mes bras, et se lève lentement, libérant peu à ma verge. Elle saisit l’une de mes serviettes de toilette – et je prends conscience soudain qu’il n’y a plus que mon équipement dans la grotte. Plus rien de ce qui appartenait à Stéphanie ne s’y trouve Elle me frictionne le ventre avec soin, puis s’essuie rapidement le sexe et s’accroupit devant moi. D’un geste parfaitement symétrique, elle plonge les deux mains dans le sable derrière elle, y puise une pleine poignée qu’elle fait descendre grain à grain de chaque côté de ses jambes repliées. Deux formes coniques s’érigent peu à peu, auxquelles elle donne, en quelque pression de la paume, une forme pyramidale. – À présent, tu peux voyager dans le rêve, dit-‐elle enfin dans le vide, tout en contemplant la paroi de la grotte. Nous n’y serons plus seuls, conclut-‐elle dans un français impeccable qui m’abasourdit, mais dont je ne saisis aucunement la portée. Puis elle me prend la main, m’entraîne dehors et me montre le ciel où déjà les étoiles s’éteignent une à une. Juchée sur la pointe des pieds, elle rapproche son visage du mien afin de guider mon regard dans la bonne direction. De l’index, elle décrit le contour d’une constellation. – Nous l’appelons la vache qui pleure, Tristan. Ces treize étoiles forment notre signe. N’en oublie jamais le dessin. Ce sont les derniers mots que je l’entendrai prononcer dans ma langue. Me prenant à nouveau en remorque, elle me conduit dans le labyrinthe des passages, et lance soudain comme un cri d’oiseau. Aussitôt, deux étalons bais font irruption dans le défilé, sans que j’aie seulement pu percevoir le moindre bruit de galop. Dihya calme les bêtes, l’une après l’autre, en leur tapotant le poitrail. Puis elle me tend les rênes de celle qui semble 239 la moins farouche. Je regarde la jeune femme d’une mine désemparée. Nous sommes nus l’un et l’autre. Pas de selle, ni même un simple tapis… Il va falloir monter à cru. – Yah ! Je n’ai guère le temps de faire état de mon embarras. Dans un cri, Dihya vient de bondir sur le cheval dont elle a conservé les rênes. De l’une de ses lanières, repliée en boucle, elle donne un coup rapide sur la croupe de l’animal, moins pour lui donner le signal du départ que pour m’inviter à la suivre. Je saute à mon tour sur l’étalon qu’elle m’a confié. Le pur-‐sang se cabre à peine ai-‐je tiré sur son mors, puis au premier coup de talon le voilà qui fonce droit devant. Mais ma compagne est déjà loin, elle file dans une étroite vallée, projetant derrière elle un nuage de sable. Presque couché sur la crinière, j’encourage ma monture par de brèves tapes sur l’encolure. Je vois Dihya au loin qui ralentit. Il y a un instant, elle et sa monture n’étaient guère plus qu’un point à l’horizon. À présent, je distingue nettement une forme humaine sur un cheval. Quelques secondes encore, et l’éclair nacré d’un sourire me foudroie. La jeune berbère s’approche, m’invite d’un geste à lui passer les rênes. Nous repartons au trot, presque côte à côte, ma monture un peu en retrait. N’ayant plus à me préoccuper de la route, je contemple la cavalière. Le bras replié, en léger recul, elle offre à mon regard l’arc fermement bandé de son sein gauche vu de trois quarts arrière. L’aréole sombre, presque noire, tranche sur la peau dorée, et plus encore le mamelon turgescent, d’un violet sombre et luisant. Je suis la courbe douce qui rejoint le torse et descend sur la ligne des hanches, avant de m’attarder sur la cambrure douce des reins. Un peu plus bas, les lobes pleins et musclés, parfaitement ambrés des fesses accompagnent les mouvements du cheval. À chaque accident du terrain, ils se soulèvent à peine, assez cependant pour me laisser deviner parfois, à contre-‐jour, entre les cuisses largement écartées par le dos du cheval, l’arrière de la vulve. Le sexe épanoui décrit la forme incertaine, inversée, mouvante, de monts jumeaux séparés par un étroit sillon. Et je songe un instant à l’épopée de Gilgamesh, aux deux éminences qui s’élèvent à l’est du monde et qui, aux yeux des Mésopotamiens, constituaient la porte par laquelle, chaque matin, le soleil pénétrait dans le monde. J’imagine l’interminable défilé que franchit le héros, et avec lui je marche à tâtons dans l’épouvantable ténèbre. Et soudain, la lumière se fait en moi, et j’aperçois les deux pyramides de la Vache qui pleure… Mon guide bifurque à gauche. Nous nous engageons dans un étranglement qu’enserrent de hautes masses rocheuses – on les dirait déchiquetés par quelque cataclysme ancien, 240 quelque force tellurique des commencements. Enfin la vue se dégage, tandis que nous empruntons un raidillon interminable. Les bêtes hésitent, s’ébrouent à chaque fois qu’une pierre roule. Puis nous débouchons sur un large de plateau, flanqué de deux mamelons pierreux. Le chemin suit la ligne de crête et conduit, à gauche, jusqu’au sommet le plus élevé. Parvenus enfin à la cime, nous voyons l’horizon dessiner autour de nous un cercle parfait. Tout en m’invitant d’un geste à faire de même, Dihya contraint sa monture à décrire un tour complet sur elle-‐même. Et c’est pour me lancer au terme de cette rapide révolution quelque chose comme « Ameghrad ». Je crois que, dans sa langue, cela signifie « l’univers »… Nous redescendons vers le plateau central et mettons pied à terre. Me prenant la main, ma compagne m’entraîne à l’extrémité orientale de la longue corniche. Nous nous allongeons là, la tête et les bras dans le vide. Un instant, Dihya me regarde en souriant comme une petite fille qui jouit de la bêtise qu’elle est en train de commettre. Puis elle me désigne les parois en à-‐pic, les lignes qui courent tous le long, les reliefs. C’est seulement lorsque son geste s’arrête sur une forme en auge profondément creusée que je reconnaît la larme. Nous sommes au-‐dessus du rocher de la Vache qui pleure, à l’endroit précis d’où quelques heures plus tôt elle nous épiait Stéphanie et moi… – car à n’en pas douter, c’était elle, cette forme sur le plateau… La jeune Targuie s’étend à présent sur le dos et écarte largement les cuisses. Elle me caresse la verge. D’une légère pression du pouce et de l’index, elle en éprouve à intervalles réguliers la tumescence, puis, le moment venu, m’attire vers elle. Je comprends alors que c’est à un rituel mystérieux que nous allons devoir nous soumettre. Je la pénètre d’un mouvement très lent presque déférent, sans la quitter du regard. Elle sourit mais ne cille pas, et conserve de ce fait sur ses traits quelque chose de figé et de solennel, comme une expression secrètement hiératique. Ses gestes sont empreints de calme et de sérénité. Adoptant son rythme, je la chevauche sans précipitation aucune. Nous n’échangeons pas un mot. Seuls, nos souffles viennent se mêler à la basse obstinée du vent – un vent chaud qui s’est levé depuis quelques minutes à peine. Ils marquent une cadence de plus en plus soutenue jusqu’à l’instant où, cédant au plaisir, nous lèvres se cherchent, s’unissent dans un long baiser, à l’instant précis de l’orgasme, étouffant ainsi le cri que ni l’un ni l’autre n’aurions su retenir. Dihya se dégage prestement, reprend les rênes des deux pur-‐sang et saute sur le sien, le plus farouche. Je m’approche d’elle, observe un instant le trop plein de sperme qui 241 dégoûte entre ses cuisses et imprègne la toison courte de l’animal. Je n’ai que le temps de déposer un baiser furtif sur son genou gauche avant qu’elle se mettre en route. Je m’élance et atterris péniblement sur ma monture, déjà lancée au trot. Le retour vers le campement commence, sans un mot. Une fois dans la vallée, je suis frappé par une étrange qualité de la lumière. Le jour est déjà bien avancé et pourtant l’on dirait que nos ombres lentement s’allongent en direction de l’ouest. La clarté matinale se fait moins vive et le vent plus frais. Quand nous revenons à grotte, le ciel semble avoir retrouvé les couleurs qu’il avait à l’instant où Dihya me montrait les constellations. Je lève les yeux et je vois briller dans le bleu profond du septentrion les treize étoiles de la Vache qui pleure. Je m’attendais à trouver mes compagnons de voyage atterrés, me cherchant au hasard des défilés, criant mon prénom, les mains en porte-‐voix. Mais tout est calme. Il doit être quatre heures du matin. La nuit s’achève à peine. Guides et touristes dorment paisiblement. Nous mettons pied à terre. Je pénètre dans la caverne sous la frise mauve et ocre des chasseurs. Ma compagne me suit, m’invite à m’étendre sur le duvet grand ouvert. Après avoir, du plat de la main, tassé le sable des deux petites pyramides qu’elle a formées quelques heures ou quelques secondes plus tôt – je ne sais plus –, elle vient se blottir dans mes bras. Un frisson me parcourt. Ce que je viens de vivre me paraît incompréhensible… On me réveille. C’est Usem, le vieux Targui, celui qui couvait des yeux Stéphanie les jours précédents. – Faut se lever, massir Tristan, lance-‐t-‐il en riant après m’avoir copieusement secoué. Les autres massir’massas prennent leur tadjimjimt n’toufat, leur… repas du matin. Endhahel, yani… hier, on a dit : « réveil à 7 heures ». Je consulte ma montre, abandonnée près du duvet. J’ai près de quarante minutes de retard. Le vieillard se retourne pour me laisser m’habiller. En me levant, je considère, ému, les deux petites pyramides élevées par Dihya. Elle s’est enfuie, évidemment. Parviendrai-‐je jamais à la retrouver ? J’enfile rapidement des vêtements propres en me disant que le mystère de Stéphanie, lui aussi, reste entier. Pourquoi a-‐t-‐elle précipitamment quitté la caverne, avec – si je puis dire – armes et bagages. – Mon amie, elle aussi prend son petit déjeuner ? Usem se retourne brusquement. 242 – Qui ça, massir Tristan ? – Stéphanie, voyons, la jeune femme m’accompagnait, celle qui partageait avec moi le dromadaire… L’homme du désert ouvre de grands yeux. – Mais massir Tristan, tu n’as pas d’eddiout ! (Je sais que le mot signifie : « femme »). Et il ajoute d’un ton où je sens pointer comme une colère contenue : « Usem sait. Tu as dormi avec la folle de Djanet. Elle cherche partout son homme. Elle t’a trouvé. Mais ce n’est pas ton eddiout ». Et il ajoute entre ses dents : « aouir’ ! », jamais de la vie ! Il s’avance vers moi, je l’entends à nouveau murmurer quelque chose en langue targuie, et au milieu de la phrase le prénom de Stéphanie, prononcé avec une nuance de respect. Il m’aide à boucler mon sac à dos et, en s’approchant, le voilà qui piétine les deux petites pyramides de sable… Trois jours plus tard, j’étais en France. Entre-‐temps, j’avais pu vérifier que le vieux Targui n’avait pas menti. Les compagnons de route, auquel je ne posais qu’indirectement la question, afin de ne pas passer pour fou, n’avaient croisé de Stéphanie de toute la randonnée. J’étais bien seul sur le dromadaire, et tous avaient été étonnés de me voir de plus en plus fréquemment m’isoler du groupe – jusqu’à choisir une caverne passablement éloignée des leurs pour passer la nuit. Quant aux guides, ils profitèrent d’une absence de leur chef pour m’expliquer, dans leur français rehaussé de langue targuie, que la folle de Djanet était une femme qu’Usem connaissait bien, qu’il semblait même la protéger, bien qu’elle fût bannie de sa tribu pour « inconduite » – Idjiten icchadhenin, c’est l’expression qu’ils employèrent, tout en riant et en soulignant leur propos de gestes obscènes. J’avais du mal à croire cependant que je pusse être tombé sur une nymphomane forcenée. J’ai bien tenté d’en savoir plus auprès d’Usem lui-‐même, je me suis surtout efforcé de le convaincre de me laisser rencontrer Dihya à nouveau. Je me suis heurté à un mur. J’étais suffisamment troublé pour penser que j’avais rêvé toute l’histoire et que le vieux Targui s’était moqué de moi. La folle de Djanet, certes, existait bel et bien. Je l’avais croisée au marché avant le départ. Mais qui sait si mon imagination n’avait pas fait le reste ? Qui sait si Usem n’avait pas bluffé, prêchant le faux pour savoir le vrai. Restait ce prénom, Dihya, que je n’avais pu inventer de toutes pièces. C’était bien ainsi que le vieux guide 243 appelait sa jeune protégée. Mais j’avais pu le puiser dans mes souvenirs d’histoire berbère. La légende de la Kahena m’a toujours fasciné. Le hasard aurait fait le reste. Évidemment, j’ai consulté un psychiatre dès mon retour. Je lui ai raconté mon aventure. Il s’est contenté de développer une théorie autour de la présence imaginaire de Stéphanie. L’une de mes grand-‐mères s’appelait Étiennette. Ce détail lui a suffi pour m’expliquer que, me sentant isolé du reste du groupe, partant : fragilisé, j’avais recherché le sein nourricier et projeté une image maternelle à laquelle j’avais fini par croire. – Vous comprenez Étienne, Stéphane ce sont d´eux formes du même prénom… Les Stéphanois sont les habitants de Saint-‐Étienne. – Oui, mais mon aïeule se faisait appeler Marie… – Raison de plus. Vous avez utilisé ce refoulement d’Étiennette pour masquer la réalité sous les traits de Stéphanie… J’ai éclaté de rire en lui faisant remarquer que la grande blonde de Djanet n’avait rien à voir avec la petite vieille ratatinée, éternellement vêtue de noir de mon enfance. Il m’a observé, un instant dubitatif par-‐dessus ses lunettes à fine monture d’or, puis tout en remplissant les papiers de prise en charge, il s’est contenté de lancer, un sourire mauvais aux lèvres : – Cela vous fera 800 francs… Voilà qu’avec ces deux petits tas de sable au bord de mon lit, toute l’histoire me revenait en mémoire. Depuis cette séance chez le psychiatre, lequel ne s’était intéressé qu’à Stéphanie, Dihya était entièrement sortie de ma vie. Je l’avais comme ensevelie au plus profond de moi, dans la terre meuble de ma mémoire. J’avais vécu des années sans songer à elle un instant. Je me demandais pourtant si ce n’était pas sa voix un peu rauque, le diamant sombre de ses yeux, la courbe pleine de ses seins que j’avais cherchés dans chacune des femmes que j’avais eues pour maîtresses. Et n’était-‐ce pas parce qu’aucune d’entre elles n’avait pu répondre à mes attentes informulées que je n’avais su en choisir une parmi toute pour m’accompagner jusqu’au seuil de la vieillesse ? Ressusciter ces souvenirs enfouis de longue date ne suffisait cependant pas à expliquer la présence de sable dans ma chambre. Le temps pluvieux ne m’inspirait guère de longues promenades du côté de la plage, ces derniers jours. Et j’imaginais mal que Sonia, en se déchaussant près de mon lit deux nuits plus tôt, ait pu faire tomber ne fût-‐ce qu’un 244 grain de poussière sur la moquette. Mon esthéticienne de maîtresse était trop soignée – au point même d’en paraître maniaque – pour me laisser de tels cadeaux. De toutes façons, Amélie, ma femme de ménage, était passée la veille, et rien ne résiste à ses coups d’aspirateur… D’où venait donc ce sable ? Je résolus de poser la question à mon collègue Germain Braille, professeur en géographie physique et grand spécialiste de l’érosion naturelle. Je prélevai un échantillon de sable dans une enveloppe, et après m’être annoncé au téléphone, je lui rendis visite dans son laboratoire. – Peut-‐on identifier la provenance d’un échantillon de sable ? lui demandai-‐je après les salutations d’usage. – Cela dépend de l’état de conservation de ton échantillon et surtout des micro-‐ organismes qu’il contient. La composition en elle-‐même et surtout la granulométrie – la taille des grains, si tu préfères – permettent de faire une bonne approximation. Ensuite, c’est selon… Si le prélèvement a été effectué voici un siècle, il est peu probable qu’on puisse être plus précis. Au contraire, s’il est récent, on peut presque localiser son emplacement d’origine à une centaine de kilomètres près… Je sortis l’enveloppe de ma poche. – Tiens, lui dis-‐je, j’ai récolté cela ce matin… – Donc tu connais la réponse. Du sable de Perros… – Non, justement, cela ne peut en aucun cas venir d’ici ! – Là, tu piques ma curiosité ! rétorqua mon compère en s’emparant de mon échantillon. Il fit couler quelques grains dans la paume de sa main et ajouta : « Mmmmh joli ! Effectivement, cela n’a rien de breton. Pour en établir l’origine, j’ai besoin d’environ deux heures. Repasse en fin de matinée. Tu en seras quitte pour me payer un gueuleton !… Je revins à midi passé de quelques minutes. Germain Braille enfilait sa veste et se préparait à sortir. – Bon, j’ai tes résultats. Tu m’invites chez Georges et je te raconte tout. Ce ne fut qu’une fois installé au premier étage de sa brasserie favorite, devant une pleine assiettée de langoustines au thym qu’il se décida enfin à parler. – Nous sommes devant un mélange assez original de SiO2 enrichi de traces diverses et de CaSO4·2H2O. Devant ma mine dépitée, il ne put qu’éclater de rire. 245 « Ah oui ! j’oubliais que nous avons affaire à un digne représentant des sciences douces ! continua-‐t-‐il. Je voulais simplement dire que ton sable est un composé de quartz et de gypse, avec un peu d’aluminium, de magnésium et de sodium. Les grains sont relativement grossiers. Et j’ai découvert sur plusieurs d’entre eux des traces fossiles d’Escherichia coli. J’ai hésité longtemps entre White Sand, au Nouveau Mexique – mais la proportion de quartz est légèrement trop importante – et le Colorado – attribution sans doute plus probable, mais par trop banale. La présence de notre gentil colibacille m’a néanmoins conduit à pencher pour une autre origine. Un lieu qui à l’époque préhistorique fut particulièrement habité. Eh ! oui, mon bonhomme ! ton sable, il vient du Tassili. Tu as vécu là-‐bas, je crois ? – Pas exactement. Mais j’y suis allé pour une excursion dans les années quatre-‐vingts. Le reste du temps, je vivais plus au nord. – Et bien, tu as dû revenir avec un souvenir quelconque, un vase, une lampe à huile qui contenait un peu de ce sable entre deux parois. Les artisans usent souvent de ce moyen pour renforcer les objets qu’ils façonnent. Et quelqu’un – ta chère Amélie, par exemple – aura brisé l’objet et répandu son contenu… En tout cas, une chose est sûre, mon vieux ! Ton échantillon, tu ne l’as pas prélevé sur le site il y a vingt-‐quatre heures. Cela fait bien trente ans qu’il est isolé de son milieu naturel. Et l’on pourrait compter plus large ! Je suis retourné dans Tassili. J’ignore absolument pourquoi. Je n’avais évidemment aucun espoir d’y retrouver Dihya. Cela devait faire longtemps qu’elle ne courait plus par les vallées de Tegharghat. Peut-‐être voulais-‐je simplement revoir la Vache-‐qui-‐pleure. Et puis, pourquoi ne pas l’avouer ? Je me sentais appelé par le sable. Quelqu’un ou quelque chose – mais qui ? mais quoi ? – m’avait fait signe par-‐delà le temps. Il était hors de question que je me dérobe. Prise d’assaut par des groupes et grappes de touristes, Djanet est aujourd’hui méconnaissable. Le Grand Hôtel de la Palmeraie, tel que je l’ai connu, a disparu. Ma petite agence de voyage bretonne m’a réservé une chambre au Zeriba, en plein cœur de la ville. On m’y a également confié l’adresse d’un correspondant local, Essendilene Travels, à deux pas du marché pour que je mette au point le détail de mon séjour. (« Il est plus prudent de voir tout cela sur place », m’a dit, d’un ton charmeur, la jolie blonde en charge de mon dossier. Et voyant ma mine un peu déconfite, elle a ajouté : « Vous verrez, ils sont très bien »). Je pousse la porte de l’établissement, un large battant de 246 verre orné d’un rideau de perles d’où mon geste fait sourdre une cascade de sons cristallins. Je pénètre dans une salle oblongue, toute en profondeur. Une fois franchie une série de présentoirs sur lesquels s’accumulent des prospectus en tout genre, je découvre deux bureaux installés dans un large coin d’ombre et flanqués de deux ventilateurs électriques. Assis à celui de gauche, une jeune femme m’accueille avec un franc sourire et, d’un geste quelque peu emphatique, m’invite à prendre place sur le siège en face d’elle. – Selaam r’aleîkum, fais-‐je, avec cet accent spécial qu’ont les Berbères lorsqu’ils se saluent entre eux. Car j’ai la volonté de ne pas passer pour un banal touriste. Mais l’amusement se lit aussitôt sur le visage de mon vis-‐à-‐vis et je me sens soudain tout à fait ridicule. – Aleîkum Selaam… Vous parlez le tamasheq, notre langue targuie ? Vous ne préférez pas que nous échangions en français ? J’acquiesce en bredouillant, puis je lui présente ma requête. – Je… Je n’ai pas voulu prendre un voyage organisé et me fondre dans le troupeau joyeux des vacanciers européens. Je n’ai rien réservé d’autre que mon vol depuis la France et mon séjour à l’hôtel. J’aimerais cependant monter jusqu’à Tillélene, puis de là, faire un petit pèlerinage jusqu’à Teghargat… – La Vache qui pleure ! lance la jeune femme en souriant. Tout le monde passe par là, effectivement. – Oui, je sais, il s’agit d’une étape classique. Mais je n’ai pas envie de m’y rendre en compagnie de dons Juans au front dégarni et à la joue molle, ou pire encore, de matrones à l’arrière-‐train moulé dans un short d’adolescente. L’employée de l’agence éclate de rire. Mais je poursuis sans me démonter : « Ne pourrais-‐je louer les services d’un guide et me rendre seul sur les lieux – en évitant les heures de fréquentation touristique ? » – Nous pouvons vous proposer ce service, effectivement, me répond la jeune femme en s’efforçant de retrouver son sérieux. Mais dès lors qu’on évite les excursions classiques, vous vous en doutez je suppose, tout devient, du point de vue administratif, très… compliqué. Et c’est peu dire ! Mais… Elle réfléchit un instant, puis brusquement demande : – Est-‐ce que vous savez monter à cheval ? – Mal, mais je sais. 247 – Dans ce cas, je crois que le plus simple pour vous serait de rejoindre une des équipes de surveillance du parc du Tassili. Celle qui couvre la région que vous souhaitez visiter part de la passe de Tikoubahene, dans deux jours – ce mercredi donc, si vous acceptez de patienter jusque-‐là. Je peux vous réserver un taxi qui vous conduira au point de rendez-‐ vous, puis un cheval qui vous permettra de suivre le groupe, guère plus de deux Touareg, le plus souvent. Seulement… Elle semble à nouveau hésiter. Moins habituée à travailler avec les étrangers qu’avec la population locale, elle me regarde droit dans les yeux, essaie de sonder le client que je suis, cet inconnu qui vient de faire irruption dans cette agence. Je lui adresse mon meilleur sourire, comme pour la mettre en confiance et murmure : – Seulement… ? – … Il faut d’abord que vous obteniez l’accord de l’Office national du parc. Si vous acceptez de vous plier aux usages… Elle fait, du pouce et de l’index, le signe de compter quelques billets de banques. – Cent dinars ? – Disons le double. Le montant en vigueur du bakchich s’établit aux alentours de cent quatre-‐vingts. Vous demanderez Youssef et surtout dites bien que c’est de ma part… – Mot de passe : « Essendilene Travels » ? fais-‐je naïvement. Elle éclate de rire. – Non ! donnez plutôt mon prénom : Tala. Mais auparavant, afin que je prépare les détails de votre promenade, pouvez-‐vous m’en dire plus sur vos attentes ? Que recherchez-‐vous, là-‐haut ? Des souvenirs ? – Oui. J’ai parlé de pèlerinage. C’est exactement cela. Je suis venu ici-‐même il y a trente ans, avec une femme… enfin… ma femme, décédée voici quelques mois. Et j’ai eu envie… Je me sens rougir à mesure que se déploie le mensonge. – … j’ai eu envie de revenir dans ces lieux que nous avons tant aimés. Ma voix n’est plus qu’un souffle. C’est à peine si je parviens au terme mon explication. Sans doute l’employée de l’agence prend-‐elle cela pour de l’émotion. Elle hoche en tout cas la tête, d’un air compatissant, et murmure à son tour : – Comme je vous comprends ! Je m’arrangerai pour que vous puissiez vous recueillir dans une complète solitude. 248 Elle remplit un bordereau et me le tend. J’y lis les différentes étapes qu’elle vient de prévoir pour mon périple. Je suis sidéré par la rapidité avec laquelle elle a ainsi mis au point l’itinéraire. – Vous connaissez le Tassili N’Ajjer comme votre poche ! lui dis-‐je, un brin admiratif. Elle soulève la manche droite de son corsage et me montre un tatouage berbère, deux losanges encadrant chacun une croix et prolongés par une série de pointillés. – Je suis née là-‐haut, explique-‐t-‐elle. J’y ai vécu jusqu’à ma sixième année… Le gros Youssef n’a fait aucune difficulté. Une fois que je lui ai discrètement glissé les deux billets de cent dinars, il a tamponné bordereau de l’agence et m’a fait noter l’heure du rendez-‐vous : – Tikoubahene, 6 heures du matin. Tala mettra un cheval à votre disposition. J’opinai du chef et quittai les locaux de l’Office national. Je m’appliquai ensuite de mon mieux à meubler l’attente, à errer presque deux jours entiers dans la petite ville. Je passai quelques heures dans le petit musée, m’égarai dans la palmeraie, flânai dans le marché qui n’avait plus rien de commun avec celui que j’avais connu. Je songeai un instant à mener ma petite enquête afin de retrouver la trace de Dihya. Mais, même chez les vieillards que je parvenais à interroger, le prénom n’évoquait plus grand-‐chose – à part celui de la Kahina, bien entendu. Quand j’expliquai que je recherchai une femme rencontrée ici même trente ans plus tôt, on se contentait le plus souvent de hausser les épaules en ajoutant, tout au plus : « Ah, oui ! la folle de Djanet. Nul ne sait ce qu’elle est devenue ». Si j’ai fini par pousser à nouveau la porte d’Essendilene Travels, c’est donc plutôt par désœuvrement que dans le secret espoir de me voir indiquer une piste. Tala m’a accueilli avec le même sourire imperturbable, commercialement correct. Elle s’est raidie un peu lorsque je lui ai proposé de prendre un verre à la terrasse l’hôtel, une fois achevées ses heures de permanence, afin de bavarder de choses ou d’autres. – Nous sommes en terre musulmane, cher monsieur Farrel, et je n’ai nulle envie de passer ici pour ce que je ne suis pas. Mais, c’est vrai, j’ai vécu en France le temps de mes études et les occasions de parler votre langue se font de plus en plus rares… Quelques instants passés à converser me feraient le plus grand bien. Pourtant, je préférerai un endroit plus discret que le Zeriba et certainement pas un café ! Si vous voulez bien, l’un 249 de mes neveux passera vous prendre à l’hôtel vers sept heures. Il vous guidera jusqu’à la maison. À l’heure dite, un gamin est venu me prendre en remorque. Il m’a conduit à travers un labyrinthe de ruelles jusqu’à un grand portail bleu creusé dans un haut mur chaulé, pour le reste entièrement aveugle. Une fois franchi le seuil, j’ai pénétré dans l’un de ces jardins secrets chers aux classes aisées algériennes. De l’eau, de la végétation à profusion avec, au milieu, une fontaine octogonale flanquée de palmier nains. Étendue dans une chaise longue, un verre de citronnade à la main, Tala profitait des derniers rayons du jour. Elle se leva à mon approche et me fit signe de la suivre. Nous pénétrâmes dans une salle étroite, en partie noyée dans l’ombre. Il en montait un chuchotis de femmes qui cessa brusquement mon approche. Je vis sortir quatre vieilles touarègues, ridées comme des dattes trop sèches. Tala frotta une allumette et en approcha la flamme de trois bougies sagement rangées sur une table basse. Puis elle me désigna du menton l’un des huit poufs qui constituaient l’ameublement principal de la pièce. Je m’assis, puis attendis qu’elle m’eût servi un grand verre citronnade avant de l’étourdir de mes questions. J’ignorais que ma petite enquête allait tourner bien vite court. – En réalité, Tala, avouai-‐je, en revenant à Djanet, je me suis bien mis en quête d’un souvenir, mais pas exactement celui dont je vous ai parlé à l’agence. Je… Je baissais les yeux, honteux de mes mensonges de l’après-‐midi. « Je n’ai jamais été marié, continuai-‐je. J’étais seul lorsque j’ai découvert pour la première fois le Tassili. Je veux dire que… Oui, bien sûr j’étais avec d’autres touristes, mais certainement pas avec l’épouse que j’ai inventée de toute pièce. Mais voilà… J’ai rencontré une femme là-‐haut, sur le plateau. Elle m’a dit s’appeler Dihya, tout comme la reine des Aurès. Je crois cependant qu’elle était… – Folle ? fait brusquement Tala, le regard illuminé d’un éclair farouche. C’est ce que tout le monde disait ici à propos d’elle. Dihya, la folle de Djanet ! Celle qui vagabondait là haut, du côté de la Vache qui pleure… – Vous la connaissez ? Je devine la réaction de mon hôtesse – elle a dû brusquement se raidir. À la lumière des bougies, je vois son visage se durcir, puis se figer comme un masque de cire. – Qui donc, parmi nous autres imuhagh, pouvait ne pas la connaître ? murmure-‐t-‐elle en soupirant. 250 Je souris en entendant mon interlocutrice désigner son peuple sous cette appellation spécifique qui signifie en langue targuie : « noble et libre ». Mais elle ajoute presque aussitôt, d’une voix devenue pratiquement inaudible : « Elle est morte, il y a semaine ». Je sens un ressort secret se rompre en moi. Pour me donner une constance, je me mets à effectuer un rapide décompte. Nous étions mardi. Voici sept jours, très exactement, j’ai trouvé à mon réveil, près de mon lit, deux petits tas de sable… Je laisse le silence s’installer, par pudeur pour la douleur que je discerne dans les réponses de Tala, mais aussi par respect pour une défunte dont je découvre, interdit, qu’elle m’a si profondément marqué. Je sais que les femmes d’ici meurent souvent jeunes, épuisées par de nombreuses grossesses, atteintes d’infections graves, de cancer, de méningite ou de tuberculose. Sans me l’avouer, j’ai espéré cependant que Dihya ait pu échapper au sort commun. Il n’en est rien visiblement. Pourtant, au-‐delà de la mort, cette femme avec laquelle je n’ai vécu que quelques heures, a tenu à me faire signe. Elle a défié les lois du monde, survolé en pensée des milliers de kilomètres pour venir déposer à mes pieds deux petits tas de sable, les mêmes petits tas de sable qu’elle a façonnés il y a trente ans, un matin après l’amour, dans une grotte du Tassili. – Vous étiez très proches ? finis-‐je par demander à mi-‐voix. – Vous savez, soupire-‐t-‐elle, les Ajjers sont plus ou moins tous de la même famille. Mais c’est vrai, j’aimais Dihya plus qu’aucune autre. Je contemple mon verre de citronnade à moitié vide et tente d’infléchir le cours de notre entretien. J’interroge Tala sur ses études – un doctorat en archéologie préhistorique –, sur sa famille – orpheline, elle a perdu son père à la naissance, sa mère plus récemment –, sur ses goûts en matière de littérature ou de musique – Le Clézio et Penderecki. Elle répond par des phrases brèves qu’elle refuse de développer, ponctuant chaque réplique par un « que dire de plus ? » ou un simple geste de la main. De sorte que bientôt, la conversation languit. Curieusement, à la considérer ainsi, à la flamme des bougies, à suivre lentement les lignes de son visage, l’amande de ses yeux – un peu moins effilée que beaucoup de ses semblables – mon esprit se met à vagabonder à travers des paysages de fantaisie. Je vois une fillette en nattes blondes. Elle a grimpé sur un cheval trois fois plus haut qu’elle et aide à une petite brune à monter en croupe. Puis soudain, je deviens cette gamine européenne lancée au galop sur les pistes du Tassili, je sens les bras de la jeune Berbère autour de moi alors que sous mes regards ébahis se découpe la forme caractéristique du rocher de la Vache qui pleure… 251 – Monsieur Farrel ! Tristan… Je sors brusquement de ma longue rêverie. Tala est à mes côtés, la main sur mon épaule. – Vous m’avez fait peur, avoue-‐t-‐elle. J’ai cru que vous alliez me faire un malaise ! Vous vous êtes penché sur la table, comme pour en observer de plus près les incrustations de nacre et puis… Plus rien !… Et j’ai eu beau vous secouer… Vous devriez rentrer à votre hôtel et vous reposer. Il faut vous lever de bonne heure, demain. Le taxi passe vous prendre à 4 heures trente. – Je vais bien, ne vous inquiétez pas. Mais vous avez raison, je dois rentrer. Elle tape dans ses mains et appelle : « Amêzyan ! ». Le gamin qui m’a conduit jusqu’ici apparaît soudain, le visage fendu d’un large sourire. J’adresse un rapide salut de la tête à mon hôtesse : – Au revoir, Tala, j’espère vous revoir à mon retour… – Nous aurons l’occasion de nous revoir très bientôt, croyez-‐moi, fait-‐elle en hochant la tête, un sourire énigmatique aux lèvres. – Au fait, dis-‐je en me relevant, « Tala », cela signifie « Fontaine », si je ne m’abuse… – C’est cela, exactement… La bénédiction du désert ! ajoute-‐t-‐elle en riant… Il est à peine six heures moins le quart quand le taxi me dépose avec mon léger équipement de randonnée à Tikoubahene, à l’entrée de la passe. Quelques minutes plus tard un bruit de galop monte de la vallée. Deux chevaux, l’un monté par un cavalier, l’autre mené par la bride. Le port de celui qui va être mon guide durant ces trois jours est d’une noblesse étonnante. Dans ses vêtements bleus de Targui, la tête enveloppée d’un chèche indigo, il fait corps avec sa monture et cependant en amortit chaque mouvement. Droit, mais sans raideur, souple mais sans mollesse. L’homme mérite réellement d’être appelé imuhagh. Il appartient visiblement à cette aristocratie du désert, éprise de liberté et de grandeur. Arrivé à ma hauteur, il arrête ses chevaux, met pied à terre et abaisse la partie du turban qui masque sa bouche… Je reconnais immédiatement Tala. – Vous ? Mais… – Eh oui ! l’équipe de surveillance du parc du Tassili, aujourd’hui, c’est moi ! dit-‐elle en riant. Essendilene Travels que j’ai fondé, que je dirige et dont je suis l’unique salariée ne me suffit pas pour vivre. Je ne touche qu’une clientèle nationale dont les moyens sont 252 bien moindres que les vôtres. Alors, je travaille aussi pour l’Office national. Deux fois par mois, je ferme l’agence et je saute sur mon cheval. Elle hésite un peu avant de poursuivre : « En fait, mon tour de ronde ne tombait pas aujourd’hui, mais j’ai des collègues compréhensifs… » – Vous auriez pu me prévenir ! – En réalité, tout s’est fait après votre départ, hier soir… Deux coups de téléphone, et l’affaire était réglée. J’ai eu subitement envie, moi aussi de remettre mes pas dans ceux de Dihya. Voyant ma mine un peu déconfite, elle ajoute : « Pour tout dire… Je n’ai pas le droit de me déguiser de la sorte. D’ordinaire, j’accomplis ma tournée en jean et sweet shirt, un pull sur les épaules pour parer à un éventuel coup de froid. Mais cette fois, c’est vrai, j’ai voulu produire mon petit effet. Et j’avoue qu’à voir votre tête, je ne le regrette pas ! Vous m’en voulez ? » Je me sens surtout piqué au vif dans mon amour-‐propre. Je marmonne une phrase incompréhensible, arrime mon sac à dos à la selle du second cheval, enfile l’étrier droit et prend tranquillement mon assise, avant de hausser ostensiblement les épaules. – Nous y allons, Tala ? La jeune femme a déjà pris une centaine de mètres d’avance… Ce n’est que le soir après dîner que j’ai commencé à vraiment me dérider. Après avoir cherché une heure durant la caverne que j’avais occupée avec Stéphanie et installé notre bivouac juste devant le seuil, j’ai laissé Tala s’écarter quelques minutes pour une rapide toilette. Je l’ai entendue, alors qu’elle s’éloignait, grommeler en langue targuie quelque chose qui devait signifier que, décidément, j’avais la rancune tenace. Nous avons soupé en silence, puis je me suis levé en contemplant le ciel. – Dihya m’avait appris le nom que vous donnez aux constellations. Je désignais du doigt celle que je pensais être la Vache qui pleure. Tala s’est approchée, m’a pris doucement la main et l’a déplacée de quelques centimètres. – Vous vous trompez de trente bonnes années lumière, Tristan. Là c’est, Tir’si Tandherret, la jeune Chèvre, de l’autre côté, vous voyez ce groupe de neuf étoiles, on l’appelle Djezzoul Irî Amder, la girafe au petit col. Juste à côté, c’est la Vache qui pleure. 253 J’ai saisi Tala par le poignet, et me plaçant derrière elle, j’ai parcouru lentement l’avant-‐ bras, frôlant à peine la peau ambrée, avant de m’arrêter au niveau du coude. Dégageant du menton le large manteau targui, j’ai posé mes lèvres dans le creux doré de l’épaule. À l’instant même où j’allais lui prendre les seins, la jeune femme s’est retournée, et en se plaquant contre moi, elle a chuchoté comme à regret : – Il ne faut pas aller plus loin, Tristan, ni ce soir, ni jamais. Que j’ai dû lui paraître stupide ! Que peut attendre une jeune musulmane de son âge, d’un homme comme moi ? Je me suis éloigné un instant pour faire un brin de toilette, puis nous nous sommes retrouvés sous la procession ocre et mauve des chasseurs. Tala était déjà enfouie sous ses couvertures berbères, son manteau de Targui et son chèche bleu marine soigneusement pliés à côté d’elle. Je me suis glissé sans un mot dans mon duvet et ai commencé à me déshabiller au prix de mille contorsions. Ma voisine a attendu que cesse le froissement de mes vêtements contre le nylon du sac de couchage. Puis elle s’est retournée vers moi et, sortant un bras de ses cotonnades bariolées, elle est partie à la recherche de ma main droite. Nos doigts se sont croisés, nos phalanges se sont soudées et nous avons fini par nous endormir ainsi, à deux pas l’un de l’autre, mais dans la même sphère de paix et de tendresse. Nous avons quitté Tillélene au petit matin. Le réseau compliqué des vallées était encore noyé dans l’ombre et comme recouvert d’une mince couche brumeuse, montée de l’oued voisin. Je savais, pour avoir parcouru le chemin avec Dihya que nous étions à une heure de galop, deux tout au plus de Thegharghat et de la Vache qui pleure. Mais Tala dut me faire prendre le chemin des écoliers… Elle s’est appliquée en tout cas à mettre pied à terre chaque fois que nous croisions une concrétion rocheuse aux formes inattendues. Pris par le charme de sa voix, l’harmonie de ses gestes, je ne songeais nullement à protester. Par mes questions et mes remarques, je contribuais même parfois à faire durer un peu plus encore telle ou telle pause. De sorte que le soleil se couchait déjà lorsque nous aperçûmes, émergeant à peine de l’horizon, les deux montagnes pyramidales et le mince bandeau rocheux qui les lie l’un à l’autre. Avant de faire, comme prévu, l’ascension du massif par le raidillon dont, voici trente ans, une jeune Berbère m’avait révélé l’existence, je mis pied à terre devant le bas-‐relief. Je posai trois doigts sur la pierre, suivis le plus proche des sillons que l’homme préhistorique y avait creusés et retirai brusquement la main, comme si je venais de me 254 brûler. L’image de Stéphanie, que la vie avait presque entièrement effacée de ma mémoire, m’était apparue soudain, et cette phrase étrange qu’elle avait prononcée à mi-‐ voix devant la grande larme sculptée : « Je suis pareille à cette pauvre bête, assiégée par la mort ». J’ai dû murmurer quelque chose et sans doute, inconsciemment, prononcer le nom de la longue femme blonde à laquelle, apparemment, mon imagination avait donné naissance. Toujours est-‐il qu’une fois notre bivouac installé sur la haute table reliant presque à leur sommet les deux pyramides de pierre, Tala m’a demandé : – Vous connaissiez Stéphanie ? – Je vous demande pardon ? Effectivement, j’ai croisé dans ma vie plusieurs femmes qui portaient ce prénom. Mais… Pourquoi cette question ? La jeune berbère sourit en secouant légèrement la tête. – Allons ! vous savez bien… Je parle d’une Stéphanie que vous auriez croisée dans ces parages. Je sens le rouge me monter au visage. – Je ne saurais rien dire, à propos de cette femme, Tala. J’ai cru la connaître, et même au sens biblique du terme. Mais c’était une illusion. Enfin je ne sais pas… Tala s’assied à même le sol, exactement entre les deux mamelons rocheux. Tout en contemplant la lente montée des ténèbres, comme surgies des vallées avoisinantes, elle commence, de sa voix douce et chantante, un récit dont elle avait, au moins depuis la veille, retardé la narration. – Stéphanie Schneider était la fille de deux enseignants venus de la métropole. Son père était professeur de mathématique au lycée de Ghardaia et sa mère institutrice. Lorsque la guerre éclata, tous deux prirent le parti de leurs élèves et des parents de ceux-‐ci. Stéphanie venait juste de naître et bientôt le jeune couple dut quitter la ville et se réfugier dans les Aurès. Ils participèrent à l’organisation de la résistance, jusqu’à ce jour de printemps 1961 où Matthieu Schneider devint l’une des cibles de l’O.A.S. Un Targui installé à Constantine conduisit la petite famille jusqu’à Djanet où notre clan les prit sous sa protection. Et voilà comment Dihya rencontra Stéphanie. « On m’a conté cent fois cette incroyable conjonction. Cela se passait sur la place du marché, parmi les étals et les vendeurs à la sauvette. La petite Européenne, toute blonde, est arrivée, intimidée, en compagnie de ses parents. Elle portait à la main une petite valise de carton où elle conservait tous ses trésors. Dihya, qui était sa cadette de deux ans, était postée de l’autre côté de la place, à l’endroit même où son grand père avait 255 l’habitude de s’installer pour vendre divers objets de métal – nous appartenons à une tribu de forgerons. Dès que leurs regards se furent croisés, les deux fillettes furent comme mutuellement aimantées. Elles avancèrent l’une vers l’autre d’un pas de somnambule, se rejoignirent au milieu du marché. Stéphanie saisit la main de la petite berbère afin d’en contempler les arabesques de henné dessinées le matin même. De son côté, Dihya s’empara d’une des nattes blondes et en examina, comme émerveillée, la texture et la couleur. Ce long moment de fascination réciproque passé, elles s’assirent toutes deux sur la terre battue de la place et se mirent à jouer avec le contenu de la petite valise en carton. De ce jour, elles ne se quittèrent plus. Et lorsque le clan estima plus prudent de faire monter les Schneider sur le plateau, Dihya et ses parents partirent évidemment avec eux. Il était hors de question de séparer les deux enfants. La petite troupe changeait de campement tous les deux ou trois jours. Vous imaginez les jeux des petites dans les vallées, dans le lit des oueds asséchés ou dans les grottes de Tillélene ! Puis un jour, ils sont arrivés ici, à Tegharghat. Stéphanie devait avoir huit ans tout au plus. Et c’est là que le drame a eu lieu. Dans la demi-‐pénombre du crépuscule, je devine les silhouettes de deux fillettes. À mesure que la voix de Tela raconte leur histoire je les vois évoluer sous mes yeux. Elles courent en riant, sautent sur les rochers, jouent à cache-‐cache. La petite blonde est le loup. Le visage tourné contre le rocher, elle a entrepris de compter jusqu’à cinquante. Sa camarade, si brune de teint et de cheveux, est partie se dissimuler dans une sorte de puits creusé dans la pierre. On n’entend qu’une voix fluette égrenant des nombres : « trente-‐sept, trente-‐huit, trente-‐neuf », quand soudain le commando de l’OAS apparaît en contrebas… – Schneider, hurle un homme, nous savons où tu te planques. Ne nous oblige pas à monter te chercher. …Tremblante de peur, je me dissimule dans une anfractuosité de la roche. Je me demande bien pourquoi cet homme que je n’ai jamais vu crie ainsi le nom de papa. Crotte de bique en sauce ! c’est le moment que choisit Dihya pour sortir de sa cachette ! Elle a pas dû bien comprendre ce qu’il a dit, l’affreux monsieur. Elle me sourit, court vers moi. Et puis, un bruit très fort se met à pétarader à nos oreilles : « tacatacatacatacatac ! » Je me retourne. Des flammes brillent au bout des fusils. Je me jette sur ma petite sœur berbère. Faut qu’elle s’allonge sur le sol comme papa nous a appris ! Mais là, plaf ! je sens des choses qui me 256 rentrent dans le dos. Ça fait pas vraiment mal. Seulement, un liquide épais coule sur ma robe de vichy rose. C’est chaud et visqueux. Beurk ! Va y avoir des trous partout et des taches. Maman sera pas contente, ça c’est sûr ! Tout est sombre et froid autour de moi. Je glisse comme au milieu de tessons de verre ou de glaçons très noirs. Brrr ! c’est pas marrant. J’aperçois au-‐dessus de moi le visage de Dihya. Elle pleure, elle crie, ma Didi. Mais moi, j’entends plus rien. Je me laisse bercer. Je suis bien dans ses bras. C’est doux, finalement, la mort. « Voilà, poursuit Tala. La petite berbère a fermé les yeux de celle qu’elle tenait pour sa grande sœur. Puis, quand elle a entendu les hommes arriver par le raidillon, elle s’est dissimulée sous une saillie de la pierre, juste au-‐dessus du bas-‐relief. De nouveaux coups de feu ont éclaté tout autour, mais, depuis sa cachette, elle n’a pas bronché. Elle était si fluette, si petite que personne n’a pris garde à elle. Et quand elle est sortie de son refuge, elle a découvert les corps de Matthieu et Jeanne Schneider, ainsi que celui de sa mère, étendus parmi les pierres, à côté de Stéphanie. Ils avaient été mitraillés à bout portant. Le visage du professeur de mathématique était réduit en bouillie, tout comme le buste de deux femmes. C’est que le commando, placé sous les ordres de Robert Martel, le « chouan de la Mitidja », n’avait pas pour habitude de faire de quartier. Seul Usem, le père de Dihya, descendu à Djanet pour y faire des provisions, avait pu échapper au massacre… Usem ! Soudain m’apparaît le visage du vieux Targui qui couvait Stéphanie des yeux, comme si elle existait, comme si elle était encore vivante… « Lorsqu’il est revenu sur le plateau, il a trouvé sa fille agrippée au cadavre de Stéphanie, et hurlant comme une bête blessée. Il a tenté de la raisonner, mais comment expliquer la mort, et cette mort-‐là surtout, à une enfant de six ans ? Malgré tout l’amour de son père, Dihya est devenue incontrôlable. Une vraie petite sauvageonne. Elle a multiplié les fugues, causés mille tourments au pauvre Usem. Au début, ce n’était pas encore bien grave. On finissait toujours par la retrouver dans les parages de Tillélene ou du côté de la Vache qui pleure. Elle jouait avec les ombres comme s’il s’agissait de Stéphanie, elle leur parlait, leur attribuait mille aventures. « À la puberté cependant, une bizarre lubie lui vint. Elle prétendait que son ancienne amie était en elle et qu’elle demandait à en sortir. On finit par comprendre ce qu’elle avait en tête. Elle voulait concevoir une fille en tous points semblable à sa compagne de 257 jeux. Pauvre enfant ! À treize ans à peine, elle rêvait déjà à l’Européen blond qui lui donnerait pareille progéniture, et se mit à le chercher dans tous les visages étranger qu’elle croisait… « Dès qu’il eut pris conscience du danger auquel s’exposait l’adolescente, Usem, la mort dans l’âme, se résolut à l’enfermer. Une jeune fille prête à se donner au premier étranger venu !… Vous imaginez le scandale, chez nous, en terre musulmane ? Mais ce faisant, le pauvre homme ne fit qu’amplifier les effets de la maladie. Dihya parvint sans peine à s’enfuir et elle prit ses quartiers à Tillélene, que les touristes commençaient tout juste à visiter. Après quelques tentatives infructueuses, son père, de guerre lasse, renonça à l’y pourchasser. Elle devint pour tous la folle de Djanet, pauvre créature nymphomane, qu’Usem, promu guide en chef du parc du Tassili, surveillait de loin en loin, pour autant que sa mission le lui permettait. Tout le monde en ville la connaissait, car elle redescendait parfois dans la vallée, vêtue comme une mariée, affirmant à qui voulait bien l’entendre qu’elle invitait toute la ville à ses noces. « Les femmes la fuyaient comme la peste, assurant qu’elle n’était qu’une sorcière. Je crois qu’en réalité la jalousie les dévorait, car à cette époque là, Dihya était, pour ce qu’on en sait, d’une beauté sans pareille. Les hommes se moquaient d’elle. Mais avant tout, ils cherchaient à l’éviter. La sachant folle personne n’a jamais réclamé contre elle la seule punition que prévoient les religieux à l’encontre de telles pratiques, la lapidation. D’ailleurs, a-‐t-‐elle eu autant d’amants qu’on le raconte ? Je ne saurais vous dire. « Une chose est sûre, elle a fini par obtenir de l’un deux ce qu’elle voulait. Elle est revenue, brusquement assagie à la maison de son père, enceinte déjà de cinq ou six mois. Elle s’est posée, dans cette grande habitation solitaire qu’Usem avait fait construire derrière un massif rocheux, sur le bord même du plateau, à l’abri de tous les regards. C’est là que le clan avait fini par prendre ses quartiers d’été et que, tous les ans, le vieux guide attendait secrètement le retour de l’enfant prodigue… « Dihya a dû être bien déçue quand la fille tant attendue a pointé le bout de son nez. Car ce qu’on a vu paraître alors était une frimousse à peine moins foncée qu’une datte du Tassili. Et des cheveux aussi sombres que ceux de sa mère. Je pense toutefois que la parturiente a dû faire contre mauvaise fortune bon cœur. Elle s’est entièrement dévouée au nourrisson. Elle n’a plus jamais repris ses folles errances et est restée sagement tapie dans la demeure paternelle. Une fois la petite sevrée, elle s’est occupée indifféremment de tous les enfants du clan. Elle est devenue leur nounou, leur mère adoptive. Il n’était 258 pas rare que l’un d’entre eux, épuisé par les jeux ou en proie à un brusque accès de mélancolie, se réfugiât dans ses bras et, pour reprendre quelque force, s’en vînt lui chercher le sein, car longtemps y perla une goutte de lait. Le soir venu, elle nous tenait d’étranges propos, regardant dans le vide, comme si elle parlait avec des ombres. Un certain jour d’hiver, une fois le reste du clan redescendu passer la mauvaise saison dans la vallée, elle voyait même, à ce qu’elle disait, les portes du ciel s’ouvrir toutes en grand et elle pouvait alors entrer physiquement en contact avec les défunts. Tous les ans de la sorte, dans la maison désertée ses habitants, elle avait rendez-‐vous avec Stéphanie. … Et me voilà qui songe aux traditions celtes dont j’explore depuis trente-‐cinq ans les mystères. Notamment cette étrange fête de Samain à laquelle j’ai consacré l’un de mes livres. Trois jours avant le 1er novembre et trois jours après, le calendrier celte instaure une période hors du temps, une semaine entière durant laquelle le roi rassemble ses sujets autour d’invraisemblables festins. Malheur à celui qui déclinera l’invitation. Car le peuple doit être soudé pour affronter l’événement majeur censé se dérouler durant ces sept jours : l’ouverture du Sid, de l’Au-‐delà. C’est l’époque où l’on entre en contact avec les esprits des défunts, où des conquérants de tout acabit passent les portes des enfers ; l’époque où les banshees, ces blondes messagères de l’ailleurs, viennent chercher les fiers guerriers sur lesquels elles ont jeté leur dévolu. C’est au fond à un miracle du même genre que la prétendue folle de Djanet faisait référence. Bruns ou blonds de poils, de complexion dorées ou pâles, les peuples partagent bien les mêmes rêves, les mêmes fantasmes… Toute à sa rêverie, Tala esquisse un sourire à la fois tendre et amusé. – Ah si, quand même ! ajoute-‐t-‐elle, rêveuse. Dihya avait conservé de ses errances une manie pour le moins singulière. À observer des heures durant les gravures rupestres du Tassili, elle en avait déduit que les fameux « martiens », n’étaient ni plus ni moins que des chamans préhistoriques… – Il n’y a rien d’insensé à cela, fais-‐je. C’est même une opinion assez largement partagée… – Oui, bien sûr… Mais chez elle, cette intuition avait pris des proportions invraisemblables. Sur le modèle des scaphandres que portent nos extraterrestres de la préhistoire, elle s’était fait forger par son père un casque de métal, un hémisphère d’aluminium parcouru de fines rainures, et d’où émergeait trois courtes antennes, censément destinées à capter les ondes de l’au-‐delà. Dihya prétendait qu’il suffisait de se 259 coiffer de ce morion pour percevoir la voix des défunts. Et nous étions terrorisés lorsqu’elle nous racontait les aventures dont les morts, par ce truchement, lui faisaient part. Car elle ne nous passait aucun détail du combat contre les forces du mal, des difficultés que chacun éprouvait pour échapper à la bouche obscène du néant. Nous ne savions pas très bien de quoi il pouvait s’agir, mais nous imaginions volontiers qu’un animal gigantesque demeurait au bord des enfers, la gueule grande ouverte. Plutôt informe, il ressemblait dans nos rêves à un gros sac de chair, toujours affamé, et dont l’ouverture unique était garnie de dizaines de dents acérées. À l’évocation de ce Ghoul – c’est le nom que nous avions donné à la créature –, nous nous serrions les uns contre les autres afin de nous rassurer quelque peu. Invariablement pourtant, l’un d’entre nous, sans doute plus courageux que les autres, demandait à se couvrir le crâne du couvre-‐ chef prétendument magique. Nous le voyons alors presque aussitôt rouler des yeux et grimacer comme s’il entrait effectivement en relation avec des puissances effrayantes… « Dihya me l’a fait essayer, son égouttoir à légumes – c’est ainsi qu’entre nous nous appelions son casque de chaman. En réalité, l’impression produite ressemblait assez à celle qu’on obtient lorsqu’on croit entendre le bruit de la mer en approchant l’oreille d’un coquillage. La demi-‐sphère d’aluminium amplifiait les sons de votre corps, le battement de votre sang, le moindre craquement de vos os, et leur conférait une résonance inattendue, curieusement métallique. Tala lève les yeux vers moi. Je la sens désemparée soudain, presque sans défense, comme si l’évocation de cette dernière lubie de Dihya la ramenait à ses années d’enfance et qu’elle tâtonnait dans un passé où venaient brusquement s’effacer tous ses repères. Je n’ose lui demander quel lien obscur la rattache si fortement à la folle de Djanet. Je n’en ai d’ailleurs pas le temps, car une évocation chasse l’autre. – On raconte que la nuit de l’accouchement fut aussi celle de sa dernière escapade. Elle a mis au monde sa fille dans la solitude la plus totale, pour qu’elle noue une relation infrangible avec l’esprit du lieu. Où cela s’est-‐il passé ? nul ne le sait vraiment. Certains prétendent que l’enfant est née dans un des nombreuses grottes, sous une fresque préhistorique que la parturiente aurait élue entre toutes. D’autres affirment qu’on ne pouvait choisir lieu plus approprié que l’endroit même où nous nous tenons actuellement, entre ces deux mamelons de pierre. Pour ma part, à chaque fois que j’y songe, je trouve ces supputations bien vaines. Je me demande plutôt comment Dihya, 260 quel que soit le lieu choisi, est parvenue à le rejoindre. Quelle énergie a-‐t-‐elle su puiser en elle pour pousser son gros ventre jusque-‐là ? – Sait-‐on ce qu’est devenue cette enfant ? Tala, perdue dans ses pensées, ne cherche pas à répondre. Ai-‐je cependant réellement besoin qu’elle formule explicitement une vérité dont je pressens, depuis la veille, les contours ? Peut-‐être un vague besoin de confort intellectuel me fait-‐il attendre d’elle la confirmation de ce qui m’apparaît de toutes façons comme une évidence ? À moins qu’il s’agisse d’autre chose et que, de son côté, la jeune femme souhaite également m’entendre prononcer un mot. Mais ce mot ne parvient pas à franchir la barrière de mes lèvres. Je dois le refouler depuis trop longtemps. C’est un peu comme si des tonnes de sable s’étaient accumulées dans ma mémoire, à l’endroit précis où se trouvent enfouis le souvenir des corps et des étreintes muettes. Je m’assied sur une pierre, près de Tala, et la prends doucement par l’épaule : – Tu veux rentrer en France avec moi ? J’ai posé la question dans un souffle, à peine un murmure. – Non, Tristan, j’appartiens au Tassili, désormais. Mais je te remercie de l’avoir proposé. Nous nous rapprochons du feu où nous avons disposé quelques heures plus tôt nos affaires. Dos à dos, nous nous déshabillons en silence avant de nous glisser, elle sous ses couvertures bariolées, moi dans mon duvet glacé. Une émotion presque incompréhensible m’étreint. Je tends les mains vers ma jeune compagne. Elle les saisit, en embrasse lentement les paumes, puis les plaque contre ses joues. C’est un geste d’apaisement, presque de pardon. – Je te rendrai visite, là-‐bas, lorsque je serai prête. Je te le promets. * * * Essendilene Travels À l’attention de Mlle Tala Rue de la Liberté Djanet Algérie Rennes, le 25 juillet 2011 261 Mademoiselle, Vous ne me connaissez pas. Si, toutefois, je prends la liberté de vous écrire, c’est parce que la santé d’un ami commun, Tristan Farrel, me donne de sérieuses raisons d’inquiétude. Son état à la fois mental et physique s’est dégradé depuis un an, depuis ce voyage qu’il a fait en Algérie – il parle, lui, de « pèlerinage » –, voyage au cours duquel il vous a, je crois, rencontrée pour la première fois. Tout a commencé par une banale dépression. Tristan n’a bientôt plus assuré ses cours que de façon épisodique. Puis il s’est retranché – le mot n’est pas trop fort – dans la demeure familiale que son grand-‐père a fait construire à Perros-‐Guirec, sur la corniche, face à la mer. Au fil des jours, il a rompu avec toutes les relations qu’il pouvait avoir. J’ai fini par être la seule personne à lui rendre visite, la seule à laquelle il accepte désormais d’ouvrir sa porte. Il est dans un état de maigreur épouvantable. J’ai beau tenter de renouveler régulièrement son stock de provision, il ne mange presque plus. Pire peut-‐être quand on l’a connu, toujours tiré à quatre épingles, il ne se change pratiquement jamais. Je pense qu’il ne se lave plus. Vous le verriez, on croirait un clochard. En quelques mois, il a vieilli de vingt ans. Il est tellement faible que le moindre virus le terrasse des semaines durant. Je suis le seul ami qu’il ait conservé. Je n’ai aucune envie de le faire interner pour raison médicale. Mais il faut bien que j’agisse. Que je le tire de ce marais où il s’englue peu à peu, avant qu’il y enfonce la tête. J’aimerais donc comprendre ce qui s’est passé durant ce fameux « pèlerinage ». Je suis sûr que le mal s’était déjà emparé de lui lorsqu’il a découvert – je ne sais s’il vous en a parlé – deux petits tas de sable au bord de son lit. Du sable du Tassili (j’en ai à l’époque identifié la provenance). Une chose est sûre, il est parti en Algérie presque aussitôt. Je ne serais pas étonné d’apprendre que, pour la plupart, les réponses à mes interrogations se trouvent là-‐ bas. Je veux dire chez vous. Voilà pourquoi je me permets de vous écrire. Parmi les paperasses qui encombrent son bureau, j’ai découvert voici quelques jours un billet sur lequel il avait griffonné à la hâte : « Si tout va mal, prévenir Tala, Essendilene Travels, à Djanet ». Renseignement pris auprès de son agence de voyage, vous seriez la personne avec laquelle il est entré en contact l’an passé afin de mettre au point son excursion du côté de Tellilène. Peut-‐être connaissez-‐vous certains détails qui me permettraient de le raisonner. Je crains sinon de devoir le faire conduire à l’hôpital. Il est dans un tel état de déréliction, que ce n’est à mon avis qu’une question de semaines. Trois ou quatre, tout au plus. 262 Je n’ai aucune idée de ce que peut représenter Tristan pour vous. Je suppose que vous êtes devenus intimes lors de son dernier séjour et que, pour des raisons qui ne me regardent rien, votre relation s’est brisée nette. Je ne vous demande pas de revenir en arrière, mais simplement de m’expliquer. J’en suis persuadé : cela peut lui sauver la vie. Je vous prie de croire en l’expression de ma totale sincérité, Germain Braille Professeur des universités Institut de Géographie Physique de Rennes Tandis qu’elle attend devant le comptoir que l’hôtesse veuille bien enregistrer son maigre bagage, Tala relit au moins pour la dixième fois la lettre du collègue de Tristan. Elle en examine l’enveloppe, l’adresse, le timbre, et cherche à comprendre pourquoi ce courrier a mis plus de trois semaines à lui parvenir. Hier matin, au réveil, elle a découvert au pied de son lit deux minuscules pyramides de sable. Elle s’est souvenue aussitôt que sa mère avait pour habitude de former machinalement de menus tas de ce genre lorsqu’elle évoquait le fantôme de Stéphanie. Elle en a prélevé quelques grains, les a fait rouler sur ses premières phalanges et les a trouvés bien gros, humides et légèrement rosés. « Ceux-‐là, a-‐t-‐elle murmuré pour elle-‐même, cela m’étonnerait qu’ils viennent de chez nous ! Voilà qui est singulier ! » Une heure plus tard, en arrivant au bureau de l’agence, elle a découvert, glissée sous la porte, la lettre de Germain Braille. Une lettre, qui outre qu’elle l’alertait sur l’état de Tristan, évoquait brièvement deux identiques tas de sable. Fébrilement, elle a cherché sur internet le numéro de téléphone du professeur de géographie. Elle le savait pour avoir mené un an plut tôt une petite enquête sur la question, il était inutile de chercher à joindre directement l’ancien professeur d’ethnologie : il s’était fait mettre depuis longtemps sur liste rouge. C’est donc par son collègue qu’elle pouvait tenter de le joindre… – Allô ? Je suis désolé de vous déranger. Je suis Tala. Je viens de recevoir votre lettre… Je voudrais des nouvelles de Tristan. Un long silence se fait à l’autre bout du fil. Puis une voix embarrassée qui cherche ses mots, hésite, lui apprend ce qu’elle sait déjà. – Pourquoi… Pourquoi ne m’avoir pas appelé plus tôt ?… 263 – Je vous dis que la lettre… – Mais… Mais, enfin ! j’ai tenté de vous joindre voici quinze jours, par téléphone… Vous ne répondiez pas… – Oui, la ligne de l’agence était en dérangement. J’ai perdu des milliers de dinars à cause de cela… Tala s’interrompt, rougissant de cette remarque stupide. Depuis quand l’argent présente-‐t-‐il pour elle le moindre intérêt ? Depuis une seconde à peine, depuis qu’elle n’ose pas poser la question qui désormais lui brûle les lèvres. Depuis que, de l’autre côté, son correspondant ne fait aucun effort pour l’aider… Malgré tout, elle n’est pas fille de Dihya pour rien. Elle rassemble ses forces, prend une large inspiration et demande, d’une voix à peine tremblante : – Il est… mort ? – Oui, je l’ai retrouvé hier matin, étendu par terre, parmi des photographies du Tassili. Je crois que vous avez été sa dernière maîtresse, mademoiselle. Tala s’entend lâcher d’une voix étrange, presque méprisante : – Je n’ai jamais été sa maîtresse, Monsieur Braille. Je suis… ou plutôt j’étais… Et la voix s’adoucit soudain avant de lancer, presque dans un souffle : « … c’était mon père ». Nouveau blanc de l’autre côté de la Méditerranée. Tala entend le collègue de Tristan tousser, sans doute pour s’éclaircir la voix, avant d’ajouter, toujours aussi hésitant et maladroit : – Pardonnez-‐moi. J’ignorais totalement ce détail… Enfin, je veux dire… Je ne savais pas qu’il avait une fille… L’incinération est prévue pour après-‐demain, à deux pas de chez lui. Si vous pouviez venir… Nous ne serons pas très nombreux, je crois. Grelottant sous la pluie, elle est arrivée, toute petite et transie de froid, en gare de Lannion, après un long périple en avion puis en train. Germain Braille l’attendait sur le quai. Il l’a conduite jusqu’à Perros-‐Guirec. Il a ouvert pour elle la grande maison familiale, si froide, si humide. Le bureau était resté tel qu’il était lorsque Germain Braille a découvert le corps de Tristan. Un désordre épouvantable. Des papiers, des photographies jonchent le sol. Et dans cet amas de documents, aux coins cornés, aux bords déchirés parfois, un dessin, une simple épure au crayon. On y voit le visage de deux femmes. L’une est brune, aux traits typiquement berbères. Elle ressemble un peu à Tala. Sans doute est-‐ce sa mère, jeune, dont elle n’a jamais vu de photos. Le second 264 portrait surplombe un peu le premier. Il représente une Européenne, une blonde au visage long, aux yeux clairs. Au-‐dessus d’elle, on entrevoit, hâtivement esquissée, une fresque préhistorique, une scène de chasse. Une série de créatures longilignes conduite par l’un de ces êtres étranges que les archéologues nomment par dérision souvent des « martiens ». Dans le coin inférieur gauche, l’artiste – Tristan lui-‐même sans doute – a inscrit une légende : Tillélene, printemps 1983. À la morgue, la cérémonie est vite bâclée. Germain Braille a choisi la musique d’accompagnement : Chants berbères du Tassili, un disque qu’il a trouvé dans la collection de Tristan. Souligné par le rythme lent d’un bendir, une basse continue, obstinée, résonne depuis un guember lointain : trois notes toujours identiques, un la, un mi♭un peu bas puis un si. Comme s’il naissait peu à peu de cette sourde rengaine, un chœur de femme monte bientôt, ponctué de battement de mains en contretemps. C’est l’instant qu’a choisi l’ordonnateur des pompes funèbres pour faire monter le cercueil sur le tapis roulant. Au dessus de leur tête, un écran de télévision montre ainsi l’ultime promenade de Tristan à la poignée d’amis fidèles, rassemblés dans la pièce réservée aux proches du défunt. Bientôt la porte du four s’ouvre et l’on voit la bière se frayer une route parmi les flammes. Puis la caméra s’éteint, l’image filmée cède la place à une photographie, retrouvée parmi les papiers du mort. C’est une vue de Tegharghat. On aperçoit dans le fond la double pyramide de la Vache qui pleure. Retranchée dans sa douleur solitaire, Tala a du mal à distinguer la cause exacte de son désarroi. Est-‐ce d’avoir vu le cercueil pénétrer dans le feu ? N’est-‐ce pas plutôt de retrouver ce décor familier où voici près de trente ans, la vie de Tristan, une première fois, s’est arrêté. Deux heures plus tard, à l’accueil du cimetière, on lui remet l’urne contenant les cendres de son père. – Il est interdit de les conserver par devers vous. Si vous ne les déposez pas dans un colombarium, si vous ne les dispersez pas dans l’espace d’un site cinéraire prévu à cet effet, vous devez impérativement prévenir la mairie du village natal… Mais Tala n’écoute pas. Elle serre contre son cœur le vase de bronze doré et quitte sans un mot les bâtiments du cimetière. Hier soir, Germain Braille l’a emmenée faire un tour sur le sentier des douaniers. Et là, parmi les concrétions rocheuses, elle a retrouvé une 265 forme tendrement aimée : deux grandes formes pyramidales, reliées par un mince ruban de granit rose – le tout fiché dans le sable comme un météore tombé du ciel. C’est depuis la table de pierre que forme cet ensemble qu’elle dispersera les cendres de son père. Un violent vent de terre s’est levé. On dirait que les éléments tiennent à lui faciliter la besogne. Depuis son promontoire, Tala penche un peu l’urne avant d’en soulever le couvercle. Tout en se disséminant dans les airs, la fine poussière décrit une large courbe qui plonge un instant vers le sol avant de se diriger presque résolument vers la mer. À l’instant précis où le nuage vient caresser les premières vagues, trois formes, comme nées de l’écume commence à danser au ras des flots. On distingue très nettement deux femmes, une brune et une blonde. Un homme les accompagne, qui exécute, quoiqu’avec une maladresse touchante, les mêmes gestes et les mêmes pas. Et soudain, des sons retentissent dans l’air du soir, aigus pour la plupart, mais aussi graves parfois. Et Tala qui connaît mal les oiseaux du littoral breton n’est pas sûre que ce ne soit là que des cris de mouette, de macareux ou de goélands. « Cela ressemble presque à des rires, dit-‐elle à mi-‐voix, comme pour elle-‐même. Et se retournant vers les terres, elle serre d’une main le col de son imperméable, avant de descend avec précautions la sente caillouteuse qui l’a menée ici, jusqu’au rocher de la Vache qui pleure. 266 Natha Depuis combien de temps était-‐il demeuré assoupi contre le tronc du baobab ? Il aurait été incapable de le dire. Durant le sommeil, la ramure qui ornait sa tête s’était prise dans les branches basses et il avait dû se libérer d’un coup sec, entraînant quelques ramilles avec lui. Une étroite blessure s’était ouverte dans l’écorce, et la sève s’était mise à couler. « On dirait des larmes », songea Cernunnos, qui se sentit vaguement coupable. – Il ne faut jamais laisser pleurer l’arbre-‐à-‐l’envers, lui avait dit un jour un vieux du village, quelque temps après son arrivée dans la région. Si jamais cela t’arrive, alors surtout, plaque ta bouche contre la plaie que tu as ouverte, et bois l’eau sucrée que les racines font monter jusque-‐là. Cernunnos fit les gestes que l’ancêtre avait indiqués. Et lorsque il eut absorbé quelques lampées de sève, il sentit sur son épaule les premières gouttes tomber. C’était sa ramure de cerf qui à présent pleurait. Il posa les doigts sur la blessure que les larmes du baobab avaient ouverte dans ses propres bois et sentit qu’elle possédait la même forme, exactement, que celle dont souffrait l’arbre. Il suça ses doigts un instant et découvrit que le liquide qui s’écoulait à présent de son auguste parure était mêlé de sang. Il comprit aussitôt que, si personne ne lui venait en aide, il ne tarderait pas à s’effondrer, à se vider de toute force vitale. Il fit signe aux hommes, aux australopithèques, aux singes anthropoïdes qu’il avait protégés pendant des générations et des générations, mais cela faisait des siècles déjà qu’ils ne croyaient plus en lui. Ils ne virent aucun de ses gestes. Seule, la bête-‐qu’il-‐ne-‐connaissait-‐pas répondit à son appel. C’était une créature majestueuse, à la silhouette épaisse mais à l’esprit léger. Elle approcha en battant lentement des oreilles, tout en faisant danser le long appendice qui occupait la place du mufle et avec lequel elle balayait presque le sol. Elle posa tendrement ses longs sabres d’ivoire sur les épaules de l’homme-‐cerf. 267 – Je ne puis rien pour toi, Cernunnos, fit le mastodonte dans un barrissement sonore comme une fanfare. Non, je ne puis rien, à part peut-‐être t’apporter la paix dans ton dernier sommeil. Délicatement, il saisit de sa trompe le collier qu’il portait au cou et le déposa sur le sable. Le blessé découvrit que l’objet était composé de cinquante perles bleues, enfilées sur une cordelette d’or et toutes ornées d’un signe mystérieux, à chaque fois différent. La bête brisa le lien de métal blond et les minuscules débris d’azur se répandirent dans le sable. Cernunnos, qui d’épuisement s’était laissé tomber, le dos contre l’arbre, sentit quelques-‐unes des pierres venir rouler contre ses jambes. Il en prit une entre ses doigts. Elle s’ornait d’un cercle parfait au centre marqué d’un point. – Celui-‐ci, c’est « tha », dit le pachyderme, et celui-‐là « na ». Il désignait de sa trompe une seconde perle qui portait cette fois un symbole fait de deux bâtons à angle droit. Ces deux lettres suffisent à écrire le mot « refuge ». L’homme-‐cerf saisit la seconde pierre et contempla un instant les deux petites pierres bleues dans sa paume. La sève du baobab, qu’il avait laissé couler sans plus y prendre garde, ruisselait à présent sur ses épaules et suintait jusque sur ses mains. Lorsqu’elle eut atteint les perles qu’il tenait à présent dans son poing serré, il sentit une forte vibration parcourir tout son être. – Natha, fit-‐il en soupirant. L’éléphant s’approcha de lui et Cernunnos vit alors que sa trompe, pareille au tronc d’un puissant arbre, présentait une blessure, comme celle du baobab, comme celle dont il avait sentit la présence à l’embranchement de ses propres bois. Tout en serrant le mot « refuge » contre sa paume, il posa doucement sa main libre sur la plaie de l’animal. Un sang très pur, très rouge se mit à filtrer entre ses doigts. – Petit frère, dit le mastodonte, nous voici enfin réunis. Et il s’effondra à son tour. La sève continua à couler pendant des heures. Elle finit par engendrer une petite mare dans laquelle Cernunnos aperçut tout d’abord l’image inversée du baobab. Puis il découvrit, à l’endroit même où il pensait apercevoir son propre reflet, la grosse tête du pachyderme. Ce n’est qu’un peu plus loin, en face de l’éléphant précisément, qu’il aperçut un visage d’homme couronné de bois de cerfs. Il regarda son compagnon et lui sourit. 268 – Natha, murmurèrent-‐ils tous les deux d’une seule voix, tandis que les ténèbres s’emparaient de leurs êtres. La longue théorie des hommes, des australopithèques et des anthropoïdes avança vers l’arbre pour s’abreuver à la source nouvelle. Une lune pleine s’était levée et baignait le monde alentour de sa lumière tendre et lactée… 269 Souvenirs du Morvan Cela commence par un enchevêtrement de feuilles dont les formes nettement découpées décrivent une série d’arabesques. Tout le premier plan en est envahi, suffoqué par cette marée ondulante de verts aux innombrables nuances. Une fois passée la barrière végétale, on aperçoit cependant une construction blanche, bizarrement déplacée dans un tel décor. Aglaé n’a jamais rien vu de semblable. De larges poteaux de bois soutiennent un fronton triangulaire percé d’une fenêtre en demi-‐lune. La galerie qui se trouve ménagée au-‐dessous laisse deviner deux étages éclairés par de nombreuses fenêtres. L’ensemble décrit ainsi une structure longue et lumineuse, particulièrement surprenante dans sa conception. Il y a évidemment des bâtiments plus imposants encore dans ce Paris où la jeune femme apprend depuis peu à se retrouver. Mais ce n’est pas tant par sa taille que cette maison de maître l’impressionne que par le contraste saisissant qu’elle établit entre la raideur apparente des lignes et le matériau utilisé qui, sous le pinceau de l’artiste, prend l’allure souple du bois. – Il vous plaît à ce point, ce tableau, ma petite Aglaé ? – Je m’arrête bien souvent devant lui, Monsieur. Elle rougit, baissant les yeux, puis s’empresse d’ajouter : « mais… jamais très longtemps ». De son regard froid de mâle calculateur, Jacques Voissière vrille les prunelles de la jeune nourrice morvandelle. – Je ne vous fais aucun reproche, Aglaé ! Je suis simplement surpris de vous voir régulièrement marquer une pause devant ce tableau à cent sous, cette pauvre croûte que j’ai eu la sottise de prendre pour un véritable Douanier Rousseau !… Car il ne me semble pas que vous aimiez réellement la peinture. Lorsque vous venez chercher vos gages, vous ne prêtez aucune attention aux gravures et autres toiles charmantes qui ornent mon bureau… Je me trompe ? Aglaé ne répond pas. Elle se contente de fuir le regard de son maître et de rougir de plus belle. Le cinq de chaque mois effectivement, lorsqu’elle vient retirer son maigre pécule, elle n’ose lever les yeux sur les miniatures indiennes et persanes, les estampes 270 japonaises aux lignes torturées ou encore les tableautins de Paul-‐Émile Bécat qui encombrent les murs. – Allons mon petit ! Ne jouez pas les oies blanches ! Si vous êtes ici pour nourrir notre petit Edgar, c’est bien parce qu’à un moment donné vous avez ouvert les cuisses ! Le lait, c’est comme l’esprit, cela ne vient pas tout seul aux filles… Involontairement, Aglaé porte la main à sa poitrine. Elle songe à l’autre enfant, celui qu’elle a dû laisser à la ferme, celui qui est sorti péniblement de ses entrailles et qu’on force, là-‐bas, à boire du lait de brebis. Elle regarde son maître, en se disant qu’elle ne doit guère avoir plus d’intérêt à ses yeux qu’une vache, puis laisse tomber d’une voix étrangement claire qui la surprend elle-‐même : – Je préfère ce tableau-‐là, Monsieur. Peut-‐être… Elle esquisse un sourire où l’on peut lire comme note sourde d’ironie avant d’ajouter : « Peut-‐être parce qu’il me rappelle mon Morvan natal ! » Troublée par l’audace de sa réplique, Aglaé rajuste l’impossible coiffe qu’on l’oblige à porter depuis qu’elle sert la famille Voissière, puis elle se glisse derrière son maître en balbutiant une vague excuse dans l’intention de justifier sa fuite : – Je dois y aller… le petit Edgar, vous comprenez ?… Puis-‐je disposer, Monsieur ? Le visage de Jacques Voissière se déforme en une moue méprisante qu’il ponctue soudain d’un signe bref, à peine visible de la main : – Filez, pauvre sotte. C’est l’ombre portée sur le tableau qui a averti Nathanaël de l’arrivée de Mademoiselle Julie. Distendue par la lumière rasante de cette fin d’après-‐midi, la mince silhouette s’est tout d’abord projetée sur la végétation luxuriante, au premier plan de la toile. Quelques instants plus tard, elle atteignait la grande demeure blanche qui se trouve comme nichée dans cette débauche de verdure. Nullement surpris, l’artiste ne s’est alors pas même retourné. Depuis qu’il a découvert une ancienne boîte de couleurs dans un coin de la grange ; depuis, surtout, qu’il a obtenu l’autorisation de s’en servir une fois sa dernière corvée accomplie, la jeune fille vient presque chaque soir admirer les progrès de l’ouvrage. Bientôt, c’est un parfum léger qui monte dans l’air, qui s’enroule dirait-‐on autour du chevalet de fortune, composés de morceaux de bois récupérés ici ou là. Puis la voix chantante, secrètement aimée, résonne dans l’atmosphère un peu lourde du soir et 271 le chiffon tendu sur quatre montants qui sert de toile à l’apprenti-‐peintre se met alors à vibrer au son de chaque syllabe prononcée, comme le ferait un tympan artificiel : – Décidément, te voilà bien toujours à jouer de la brosse, Nathanaël ! – Oui, maîtresse, presque toujours… Sauf, évidemment, quand le travaille à la plantation. Le garçon tourne les yeux vers les champs de tabac qui s’étalent, à perte de vue, en direction du sud. Machinalement, il se frotte l’épaule, comme pour atténuer la douleur cuisante que lui a infligé le fouet du contremaître lorsqu’il a voulu aider la vieille Sarah à se relever : – Elle a massacré trois beaux plants en tombant, a hurlé Benjamin Windcroft avant de frapper. Tu ne crois pas que cela suffit comme cela, Nathan ? Mademoiselle Julie s’approche du tableau. Son profil régulier, presque antique, se découpe sur le ciel apaisé de cette fin de journée. L’horizon est si bas du côté est, là où précisément se tient la jeune fille que, pour un peu, son buste entier se détacherait sur les soieries étoilées de la nuit commençante. – Je me demande comment tu fais, lance-‐t-‐elle, pour capter la lumière de la méridienne et la restituer aussi parfaitement à l’instant du crépuscule. Elle lui prend le bras avant de poursuivre : « Ces doigts seraient-‐ils ceux d’un créateur céleste ? » Le jeune noir retire vivement sa main, tandis qu’une émotion violente s’empare de lui, comme un démon mauvais qui lui fouillerait les entrailles. – Maîtresse, lorsque je travaille, je m’emplis les yeux des images du plein jour. La nuit est tombée depuis plusieurs heures déjà que mes regards baignent encore dans l’entière clarté de midi. Il n’y a pas de miracle à cela, et je n’ai rien de divin. Il esquisse un rapide signe de croix, le pinceau à la main. « Ce serait d’ailleurs sacrilège de le penser ! ». – Que l’Eternel me pardonne, Nathanaël, dit Julie, en posant sa main à plat sur la poitrine nue de l’esclave. – Si votre père nous surprend, maîtresse, je suis un homme mort et vous une fille perdue. Vous savez bien qu’il est interdit à un nègre… – Mon père ? À cette heure, il n’a en tête d’autre idée que besogner sa maîtresse ! Et cette carne, ne porte-‐t-‐elle pas comme toi peau d’ébène et cheveux crépus ? Pourquoi le mal ne serait-‐il que de mon côté ? – La loi en a décidé ainsi, maîtresse. À regret, Julie de la Voissière se retourne vers la grande maison blanche dont Nathanaël, sur son tableau, a si parfaitement reproduit la façade. Porté par son mouvement, l’une de 272 ses manches à volants vient frôler la peinture fraîche. Caresse de fine dentelle du Puy, qui érafle la pâte épaisse et crayeuse de la céruse pour y creuser de minces sillons pareils aux linéaments du bois. Seul témoin du miracle, le jeune noir sourit, il sait à présent comment il va rendre cet aspect ligneux qu’en vain il a cherché pendant des heures à reproduire… – Au fait, Nathan, sais-‐tu que chez nous, en France, ils ont un peu réagi comme ici ? Des insurgés se sont levés, ils ont fait leur révolution, et ont même proclamé les droits de l’homme et du citoyen. Un jour viendra, tu verras, où tu seras un homme libre, et tu pourras peindre toute la journée. – Je serai mort depuis beau temps, Mademoiselle Julie, répond le jeune noir dans un souffle. Jean Voissière est entré sans prévenir dans la nurserie, alors qu’elle commençait tout juste à donner le sein à Edgar. Ce n’est pas la première fois que le garçon agit de la sorte. Il aime, à ce qu’il prétend, rendre visite à son frère, de dix-‐huit ans son cadet. Mais Aglaé n’est pas dupe. À le voir debout en face d’elle, la main gauche dans la poche de son pantalon, décrivant des allers et retours le long de la protubérance qui déforme à peine l’étoffe fine du costume d’été, elle imagine bien que ce n’est pas le bambin pâle et à demi-‐ endormi qui suscite l’intérêt du jeune mâle. Rabattant un pan de son corsage, la nourrice s’efforce autant qu’elle le peut de dérober sa poitrine au regard du visiteur – le même regard que celui de son père : acier et venin. Puis les choses se précipitent. Jean lui arrache le bébé des mains et le dépose dans le berceau. Aglaé pousse un cri, aussitôt étouffé par une main venue se plaquer sur sa bouche. Des lèvres se posent sur le mamelon qu’un instant plutôt, le petit Edgar suçotait sans conviction. Puis c’est une aspiration violente : le lait doit gicler sur la langue et contre le palais de l’agresseur. – Monsieur Jean ! Non !, souffle-‐t-‐elle en se dégageant la bouche… Pas comme cela ! Je vous en prie… – Comment alors ? Aglaé hésite, rajuste les pans de son corsage et se reboutonne lentement, comme mettant à profit le délai ainsi offert. – Ce soir, dans ma chambre… 273 – Tu n’imagines pas que je vais baiser dans une piaule de bonne ? Non, tu descendras à 10 heures, dans mes appartements, nous serons plus à l’aise. La nourrice acquiesce d’un signe de tête. – Et tu ne diras rien à personne, j’espère ? – Je vous le promets, monsieur Jean. Elle pousse doucement son visiteur vers la porte qu’elle referme avec soin derrière lui. Puis elle s’en retourne, mécaniquement, vers le nourrisson qui commence à s’agiter dans son berceau. Elle n’a même pas remarqué que sa lourde coiffe de nourrice a roulé sur le sol, à quelque pas de l’enfant. Julie s’est assise dans l’herbe suffisamment près du chevalet pour pouvoir contempler à la fois le paysage à leur pied et les couleurs que Nathanaël fixe progressivement sur la toile. Elle a déplié à proximité une nappe à carreaux bleus et blancs, et installé ce qu’elle appelle leur « dînette ». Comment est-‐elle parvenue à convaincre son père de laisser de la sorte à l’un de ses esclaves ce jour entier de repos ? Voilà un pur mystère. Bien sûr, en parvenant à vendre le tableau exécuté la semaine passée, elle a démontré au patriarche que le tabac n’était pas la seule façon de faire de son esclave un placement rentable. De là, cependant, à venir le trouver, triomphante, pour lui demander : – Te sens tu capable de peindre un paysage en une journée ? Car telle était la condition formulée par Alexandre de la Voissière. Le planteur avait effet vite calculé que la vente d’un seul tableau pouvait lui faire gagner au moins cent fois ce que rapportait d’ordinaire la journée d’un nègre. Et Julie avait aussitôt mis en avant qu’elle seule, au domaine, avait l’œil pour juger de la qualité d’un tableau, qu’elle seule saurait choisir le bon point de vue, l’angle le mieux adapté… Pour autant, son intervention tenait du miracle, puisqu’elle avait également fait accepter à son père que Nath