Les amours illégitimes de Monsieur Physique

Transcription

Les amours illégitimes de Monsieur Physique
Conte
« Les amours illégitimes de Monsieur Physique-Peinture et de Madame
Chimie-Photo ».
À Hippolyte Bayard.
Il était une fois deux couples voisins qui ne se fréquentaient guère. Le couple
très âgé s’appelait Peinture et l’autre, plus jeune, Photographie. Ils avaient
beaucoup en commun : les maris étaient originaires de Physique et les
épouses de Chimie, domaines aux frontières mal définies.
Monsieur Physique–Peinture avait la réputation d’être verni, liant mais aussi
d’être visqueux et de devenir avec l’âge, sec, dur et cassant. Madame Chimie–
Peinture, ex–Mademoiselle Pigment, était, quant à elle, haute en couleurs.
Monsieur Physique–Photographie descendait de la famille Optique, spécialisée
depuis des siècles dans la réalisation d’un appareil merveilleux : la « Camera
Obscura » ; ses nombreux amis le surnommaient Optique–Photo. Madame
Chimie–Photo, issue de l’ancienne famille Alchimie, était extrêmement sensible
et restait toujours à l’abri de la lumière en compagnie de ses deux serviteurs
aqueux, Révélateur et Fixateur.
Dans le couple Peinture, on admirait surtout Madame Chimie, ex–Mademoiselle
Pigment, et Monsieur Physique faisait de son mieux pour la mettre en valeur.
Par contre, dans le couple Photographie, il était manifeste que Madame Chimie
vivait dans l’ombre de Monsieur Optique.
Les deux couples coulaient une existence paisible jusqu’au jour de novembre
mille neuf cent cinquante-six où Monsieur Physique–Peinture rencontra, près
de la Forêt-Noire, Madame Chimie–Photo. Ce fut le coup de foudre. Il la révéla
à elle-même. Elle se détourna de son mari, lequel, entre nous, faisait beaucoup
de vent avec toutes ses lentilles. Elle osa s’exposer nue, en pleine lumière.
Monsieur Physique–Peinture s’étendit lentement sur elle. Par bonheur,
Révélateur et Fixateur vinrent les submerger et, minutieusement, inscrivirent
dans la couche sensible de Madame Chimie–Photo, la moindre de leurs
positions.
De cette union devait naître Chimigramme. Lors du baptême, Monsieur
Physique–Peinture renonça à le nommer Physico–Chimigramme, à la
satisfaction générale. Le jeune Chimigramme, comme tous les bâtards, eut
autant de peine à se faire reconnaître par sa famille Photographie que par sa
famille Peinture. Son beau-père, Monsieur Optique–Photo, lui reprochait de
s’être libéré de l’outil familial : l’appareil photo.
Chimigramme connaissait cependant l’aventure de Photogramme, un original
en marge de la famille Photo qui avait connu la gloire sans utiliser l’appareil.
Deux représentants de la famille Peinture, Man et Moholy, l’avaient même
adopté.
Quelques années plus tard, par une alliance incestueuse, Chimigramme et sa
demi-sœur Photogravure, donnèrent naissance à Photo–Chimigramme.
Chimigramme rendit même hommage aux grands de la dynastie Photographie.
Pour attirer l’attention de son père, Monsieur Physique–Peinture, Chimigramme
mit au point le Vernis Magique grâce auquel il pouvait tracer des centaines de
lignes parallèles. Mais son géniteur, trop occupé à enduire des kilomètres
carrés de murs et de toiles, l’éconduisait en lui lançant : « Va voir ta mère ».
Or, celle-ci était à nouveau embobinée, enfermée dans les chambres obscures
et condamnée à mettre au monde les millions de petits que son mari, Optique–
Photo, avait fécondés.
Quant à sa belle-mère, Madame Chimie–Peinture, ex–Mademoiselle Pigment,
elle devint écarlate en apprenant que Chimigramme fréquentait les frivoles
Trichromes, de la famille Photo. Il lui rétorqua que ces colorants se laissaient
fixer alors que les Pigments se mélangeaient entre eux.
Toutefois, l’évolution des mœurs rapprocha les familles Peinture et
Photographie. On vit les Pictos, cousins de la famille Photo, copier les Peintures
et, quelque temps après, des membres de la famille Peinture, chiper, souvent
en cachette, les recettes et les appareils de la famille Photo. Celle-ci, flattée,
les laissait faire.
Chimigramme assistait à ce va-et-vient avec sympathie : n’était-ce pas ce qu’il
faisait en son for intérieur depuis sa naissance ?
Il trouvait toujours un accueil fraternel dans des foyers proches : Cinéma,
Graphisme, Sérigraphie, BD, Gravure, Design.
Chimigramme conservait beaucoup d’amis dans la famille Photo mais celle-ci
avait fort à faire pour consolider ses nouvelles acquisitions : musées,
fondations, centres culturels, galeries. Quant à ses rapports avec la famille
Peinture, ils demeuraient délicats, Chimigramme ne se présentait-il pas sous la
simple apparence du papier qui est l’uniforme de la famille Photo ? Alors que
l’habit (le frac) des huiles de la famille Peinture est fait de toile.
Aujourd’hui, Chimigramme est dans la trentaine, âge de raison. Les
envahisseurs Laser et Magnétique libéreront bientôt sa mère, Madame Chimie–
Photo, de ses tâches reproductrices ; elle pourra se consacrer à des œuvres
plus nobles. Chimigramme a beaucoup de projets il se souvient d’un flirt
engagé il y a quinze ans avec Ordinateur et envisage de se laisser un peu
programmer par lui.
Il va renouer avec son grand ami, Cinéma. Il rêve aussi d’agrandir la famille de
chercheurs qui porte son nom.
(à suivre)
PCC P.C. 28 juin 1987.
* Cf. Lexique