Fin de siècle à la Havane

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Fin de siècle à la Havane
Cigares cubains : les vrais et les autres
Fin de siècle à la Havane
Cigares cubains : les vrais et les autres
Quand le vieil Alejandro vous tend un long cigare ocre brun, couleur de glaise alentour, souple et
vivant comme les grandes feuilles dorées qui sèchent abandonnées à la brise du soir, on se tait. Et
on craque une allumette. Le tabac exhale des senteurs de bois frais, de réglisse, de miel et dépices
mêlées que lon retient en bouche, paupières closes, le temps de voir défiler les voiles blanches
dantiques caravelles et des conquistadors assis sur de lumineux butins. Puis on souffle une longue
volute de fumée, forte et savante, porteuse de la mémoire de la terre, légère et sensuelle comme
lair chaud de la nuit des Caraïbes. Alors on comprend que le tabac dAlejandro est un trésor. A 75
ans, Alejandro Robaina Pereda, cultivateur de San Luis, au coeur de la région de la Vuelta Abajo, le
filon noir de Cuba, est le meilleur producteur de havanes au monde. Il vous observe en silence,
paysan et seigneur, le dos appuyé contre son rocking-chair, la tête un peu rejetée en arrière et les
godillots bien plantés sur le seuil de sa vieille ferme. Comme si, dans la fumée dun havane qui se
consume, il passait en revue un siècle qui séteint avec lui. Son père a quitté autrefois San Luis en
char à boeufs, laissant derrière lui les décombres de la propriété ravagée par deux cyclones
tropicaux. A 200 kilomètres de là, près de La Havane, la famille construit une nouvelle ferme, et
Alejandro se rappelle la maison coloniale, le mouvement du bétail et lodeur de la canne broyée.
Quand le cours du sucre seffondre, lor se transforme en plomb, et tout le monde repart vers San
Luis, entassé dans un camion Dodge aux roues de fer. Ils sont sept enfants pour 4 hectares.
Alejandro travaille la faim au ventre dans les champs, son tabac manque dengrais, et il court
jusquaux écuries des casernes ramasser le crottin de cheval. Face à tant dacharnement, la misère
finit par capituler. La Seconde Guerre mondiale fait flamber le prix du tabac, les marchands venus de
Floride se disputent ses feuilles à grandes liasses de dollars, il embauche quarante personnes et
achète, en 1951, son premier tracteur : un Ferguson. Cétait il y a plus de quarante ans... Et le
Ferguson est toujours là, noirci, usé, rouillé jusquà los, cent fois réparé, fossile mécanique animé
par un vieux moteur russe : un des derniers tracteurs encore en service dans la région. Entre-temps,
il y a eu la grande Revolucion et lespoir dun monde meilleur, puis lembargo américain a jeté Fidel
dans les bras de Moscou et le régime a vécu sur une économie de troc avec lEst. Après
leffondrement du mur de Berlin, le grand frère communiste sen est allé, son pétrole avec lui, mais
pas lembargo américain. Le reste se décline en quelques chiffres ronds comme un noeud coulant.
Le PNB, en chute libre, est passé en quatre ans de 32,5 à 18,3 milliards de dollars. Les ressources
extérieures, 8 milliards de dollars en 1989, plafonnent cette année à 1,7 milliard. Lîle a perdu ses
ressources et son énergie. Cuba, privée du pipe-line russe, ne dispose plus que du dixième du
carburant dont elle a besoin. Aujourdhui, lappareil économique est aussi rouillé que le Ferguson
dAlejandro. Et quand le vieil homme relève la tête et quil contemple la campagne alentour, il
soupire, incrédule : « Regardez ! Nous sommes revenus... au temps du char à boeufs ! » Il dit vrai. Il
faut parcourir ces routes de campagne pour ressentir létendue de la pénurie. Dabord, le silence,
inhabituel, sur des kilomètres dasphalte vide. Puis de grands zébus, bosse sur le dos, gorge
pantelante, qui traînent lentement un simple madrier de bois, et un paysan, debout, fouet à la main.
On plonge dans la masse de fumée noire que crache un camion soviétique, lourd et austère comme
une fonderie dUkraine, ou un énorme conteneur métallique découpé à la scie, posé sur un tracteur
et rebaptisé autobus public. Les dernières voitures sont américaines, Chevrolet, Buick, De Soto,
Jean-Paul Mari
Première publication : 15 décembre 1994
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Oldsmobile, venues dun temps où lessence coulait à flots. Elles ont des couleurs acidulées, rouge
fraise, jaune citron ou vert pistache, avec dénormes feux clignotants, des ailes fuselées et de petits
Boeing dacier qui font mine de décoller sur des capots trop grands. Rouillées et clinquantes,
rafistolées avec du fil de fer, elles avancent toujours, comme au sortir dune fête foraine
davant-guerre, voyageurs fantomatiques qui semblent flotter entre locre frais de la terre et le vert
des rizières. Autour delles, le décor industriel paraît intact. Tout y est : les routes, les coopératives,
les pylônes électriques, les panneaux de signalisation, les ponts et les rails de chemin de fer. Mais
rien ne fonctionne : les usines sont fermées ou tournent au tiers de leur capacité, les fils électriques
ne distribuent que la pénurie et les rails de chemin de fer sont couverts dherbes folles. Ne cherchez
pas les bidonvilles des banlieues de Mexico, de Lima, de Rio, de Bogota ou de Caracas, la misère
puante des cabanes de tôle, les mendiants qui exhibent leurs plaies, les fillettes qui se vendent ou
les gosses au ventre gonflé. Ici, la police ne flingue pas les enfants des rues. Le dénuement na pas
le visage cruel et impitoyable des villes du tiers-monde. Même si les Cubains ont perdu 4 à 5 kilos en
moyenne à force de se battre contre le manque de nourriture, dessence, de courant, dair
conditionné, deau, de transports, de pièces détachées. A force de vivre dans un pays en panne.
Pour produire les meilleurs cigares de la terre, le vieil Alejandro sait bien quil faut recouvrir ses
champs dun grand voile de tissu blanc, seul moyen de faire pousser le tabac à labri de la pluie,
dans une atmosphère plus douce, pour obtenir ces feuilles dorées et sans taches que lon sarrache
sur le marché mondial. Voilà quinze jours quil aurait dû commencer à installer larmature de bois qui
soutient le tissu. « Et je suis bloqué, impuissant... à cause de la pénurie de fil de fer ! » Alejandro le
paysan enrage. A quoi bon les prix, les médailles et les diplômes que lEtat lui remet chaque année
pour le féliciter dêtre le meilleur ! Lannée dernière, Fidel Castro, le Comandante, la même invité à
un meeting révolutionnaire. « Pourquoi nas-tu pas intégré une coopérative ?, lui a demandé Castro.
- Parce que je suis bien trop vieux, a souri Alejandro. - Ton champ est grand ? - Pas assez pour faire
brouter ma mule ! - Tu as des enfants ? - Oui, Comandante. Un fils, métallurgiste à La Havane.
Même que je dois lui envoyer de la nourriture. Son salaire ne lui permet pas de manger ! » Les
délégués ont éclaté de rire, et Fidel, bon prince, lui a offert une voiture Lada toute neuve. Elle est
toujours là, sous une bâche, dans le garage de la ferme de San Luis, à côté dune vieille Chevrolet
des années 50 : « De toute façon, aucune des deux ne peut rouler, sourit, malicieux, le vieillard. On
ne trouve pas dessence. Cest comme le fil de fer... » La vie est devenue âpre dans la campagne
cubaine. Mais en ville lobsession de la survie touche au désespoir. Jusquà jeter cet été 30 000
personnes à la mer, des balseros accrochés à des radeaux dérisoires, planches de bois ou
chambres à air de camion, sous un soleil de plomb, au milieu des vagues et des requins, à la
recherche du nouvel eldorado américain. Le désespoir... Pour en prendre la mesure exacte, il faut
éviter La Havane, qui ne concentre que les maux du système, et laisser derrière soi les ghettos à
touristes où les Cubains sont condamnés à faire du lèche-vitrines. Il vaut mieux filer vers le centre de
lîle, le long dune côte superbe et déchirée qui mène à la plus belle ville du pays, la plus riche
autrefois et la plus démunie : Trinidad. Hier, cétait le port du centre des Caraïbes, entre les trésors
du Nouveau Monde et le royaume de Castille. Les bateaux qui y faisaient escale emportaient la
marchandise précieuse et laissaient des milliers desclaves noirs pour peupler les champs de canne
à sucre. Les négociants ont construit ici des palais, débordant de cristal de Bohême, dopales
françaises, dazulejos dEspagne et de baignoires
en marbre de Carrare. Cétait avant que les temps modernes, larrivée des bateaux à vapeur et la fin
de lesclavage sauvent les Noirs mais ruinent la ville. Du coup, on évite son port peu profond, le
chemin de fer ne passe pas la montagne, les grands bourgeois sen vont, ne restent que les Noirs et
les petits paysans, et Trinidad sendort dans ses draps de soie déchirés. Pour ne plus se réveiller.
Aujourdhui, on ne visite que des palais décatis, envahis par les plantes sauvages, les ordures et les
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cochons. Entre un plafond de cèdre crevé, des fresques moisies et un reste de plancher où flotte,
suspendu, un piano baroque et muet. « La ville est morte deux fois », dit Rodrigo larchitecte, en
montrant un palais du XVIIIe siècle et la nouvelle usine de cellulose paralysée par manque
délectricité. Plus de production de papier, plus de caramels exportés à létranger. « Depuis deux
ans, le pays senfonce à loeil nu », explique le jeune architecte. Il a en lui cette extraordinaire
gentillesse du peuple cubain, une chaleur de tous les instants, la culture-mémoire dune île entre
deux continents et, toujours, cette dignité dans le malheur. Rodrigo travaille avec passion à la
restauration du quartier historique déclaré patrimoine de lhumanité. La nuit, il trace ses plans à la
lumière dune lampe à kérosène, sans ventilateur pour lutter contre la chaleur et les moustiques ; le
jour, il file à son officine municipale reproduire les documents sur une photocopieuse artisanale quil
a construite : une rangée de néons, du papier traité à la vapeur dammoniaque et... « ça marche ! ».
Au bureau, chaque matin, architectes et secrétaires passent des heures à échanger des
informations : où trouver du fromage, quelques légumes, du café, des chaussures ou des cigarettes.
Un casse-tête. Rodrigo tousse de plus en plus fort, un ami directeur de la fabrique des cigarettes
Popular la averti : « Ne fume plus cette saloperie. Des tiges de tabac sans feuilles, importées dItalie
et hachées menu. » A Cuba ! Architectes, médecins, petits fonctionnaires ou ouvriers : chaque
Cubain vit aujourdhui grâce à léconomie parallèle. Rodrigo gagne 340 pesos par mois, il en faut
près de 5 000 pour survivre. La fameuse libretta, ration alimentaire mensuelle à bas prix délivrée par
le gouvernement, assure à peine une semaine de provisions. Le reste ? « Certains volent les usines
ou les fabriques : cest dangereux. Dautres confectionnent de mauvaises chaussures au noir,
plantent un avocatier dans le jardin, louent leur chambre ou ouvrent un resto clandestinµ » On
nachète plus, on troque. Des oeufs contre des stylos ; du fromage contre des cigarettes. Tous sont
condamnés au trafic. « Aujourdhui, un flic honnête serait le policier le plus maigre du monde ! »,
sourit Rodrigo. Il vous entraîne dans les vieilles rues de Trinidad, qui se lisent comme un manuel
déconomie à ciel ouvert. On vous hèle gentiment au passage pour vous vendre un fruit unique, une
paire de maracas, une noix de coco sculptée, pour 2 ou 3 dollars, léquivalent ici dun salaire. Au
coin dune rue, on bute dans la foule dun bal organisé par les autorités. A Cuba, le pouvoir a gardé
le goût de la fête. Longues queues pour un rouleau de pâte sucrée, parfumée dune virgule de
chocolat et, surtout, pour des bouteilles de mauvais rhum agricole, celui quon a surnommé le
« ni-ni-ni » parce quaprès en avoir bu on ne peut plus « ni marcher, ni manger, ni faire lamour ».
Musique, orchestre, danseurs au corps cambré, en sueur, mains levées, cest toute lAfrique et les
Caraïbes qui dun coup éclate dans ce carnaval hebdomadaire du pauvre. Nègres aux cheveux
blonds, mulâtres à la peau caramel, Blanches aux yeux bleus : la foule a cette couleur cubaine, celle
du sucre de canne, poudre blanche, mélasse ou sucre roux ; celle du rhum, vieux ou agricole ; celle
des cigares, blonds ou « colorados » ; celle de la terre des champs dici, sèche ou retournée ; un
mélange des tons qui ne fait plus quun, unique : couleur cubaine ! On avance et, un peu plus loin,
Rodrigo éclate de rire en passant devant une porte signalée par un écriteau : « Membre de garde du
comité de vigilance. » Le panneau peut bien changer de titulaire chaque nuit, tout le monde dort à
poings fermés. Et dans les comités révolutionnaires des entreprises, à chaque fin de mois, le plus
inspiré des employés prend sa plume pour rendre compte au Parti de réunions de cellule qui nont
jamais eu lieu. La réalité nest plus dans les documents officiels. Elle est là, dans la maison de ce
pédiatre, transformé le soir en restaurateur clandestin, et qui vous propose, au prix du dollar,
langoustes, gâteau et cigares : tout ce quil ne peut plus payer à sa famille. Ou chez ce médecin,
spécialiste de traumatologie, démuni de médicaments mais reconverti en acupuncteur pour soigner
ses malades. Rodrigo larchitecte pourrait vous parler des heures durant des tares du système, des
compétences dévoyées, de la bureaucratie et des spasmes dune révolution grabataire. De cet
énorme gâchis. Mais il nest pas de ceux qui partiraient, même avec un visa et dans un grand
bateau, vers les plages de Floride. Même sil lui arrive de courir des heures après un comprimé
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daspirine, il na pas oublié le jour où, adolescent terrassé par une terrible maladie de la moelle
osseuse, on la transporté jusquà La Havane et sauvé à grandes doses dInterféron, un médicament
hors de prix : « Des mois de traitement. Gratuit. Comme tous les soins importants. Comme les livres,
lécole, lUniversité. Pour tous. » Il sait que depuis quelques années tout se dégrade : lalimentation,
la santé, léducation ; que les années 80 ont été obscures, marquées par la répression, le flicage et
labêtissement de la « période spéciale » ; que lautoritarisme dun caudillo vieillissant a envoyé des
opposants à la torture et à la mort. Il sait aussi que le désespoir pousse ses frères à marcher sur leur
dignité, que les hommes commencent à mendier à la porte des grands hôtels de La Havane, que les
femmes se vendent sur le front de mer et que dautres jeunes, suicidaires, se sont inoculé le sida,
histoire de changer denfer. Rodrigo sait tout cela. Mais il ne croit pas aux discours des radios
dexilés cubains à Miami, aux cris de lextrême-droite et au credo du paradis ultralibéral libéré de
Fidel, le diable communiste... Rodrigo hausse les épaules : « Quest-ce quils feraient ? Recréer une
classe de riches, transformer nos Noirs en nègres, en finir avec léducation et la santé pour tous. La
croissance au prix des bidonvilles de Rio, de la mafia de Moscou, de la violence du Bronx ? Non
merci ! » En secret Rodrigo peste contre la rigidité du Comandante et rêve dune évolution du
système vers une économie plus libérale, débarrassée du monopole de lEtat. Il nest pas le seul. On
entend le même discours dans lentourage du chef de lEtat. Et Fidel lui-même, entre deux coups de
sang où il affirme que « la révolution ne capitulera jamais », a accepté à contrecoeur une lente
marche vers léconomie de marché. En quelques années il a autorisé le dollar, décrété le tourisme
prioritaire et institué un impôt sur le revenu. En octobre, il ouvre les marchés paysans et permet aux
entreprises découler leurs surplus sur le marché libre... « Le régime a fait une partie de son
aggiornamento, analyse un diplomate à La Havane. Le modèle actuel a échoué. Les dirigeants
savent que le peuple a besoin de manger. Mais ils veulent une transition douce, sans les erreurs du
mauvais exemple russe. » Il ouvre un livre de photos dune trentaine dannées, sur la révolution des
barbudos : « Ce sont ces hommes du mouvement populaire qui ont abattu la dictature de Batista. Ils
ont fait des sacrifices, se sont battus, sont prêts aujourdhui à réformer, mais sans sacrifier lesprit de
leur révolution. Alors ils tentent le pari impossible. » En cas déchec, on connaît déjà la fin du film.
Mais sils réussissaient, peut-être quun jour le vieil Alejandro ne sera plus obligé de courir après un
bout de fil de fer pour fabriquer les meilleurs cigares du monde, et que le baiser de léconomie
réveillera Trinidad, la belle endormie de Rodrigo.
JEAN-PAUL MARI
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