Circulation transnationale des idées à l`âge d`or
Transcription
Circulation transnationale des idées à l`âge d`or
Doctorant : Mlle Candice MENAT, doctorante en deuxième année - ED 355 Directeur de thèse : Lieutenant-colonel Rémy PORTE Laboratoire de rattachement : CHERPA, Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence Communication présentée dans le cadre de la IXe École d'été de politique comparée Circulation transnationale des idées à l'âge d'or de la presse militaire européenne, entre technique et patriotisme (1919-1935) Concernant l'entre-deux-guerres, les analyses proposées par l'histoire militaire - discipline longtemps pratiquée quasi-exclusivement par des professionnels des armes - portant sur les processus de politisation ou de dépolitisation sont assez rares 1. Les passions nationalistes connaissent pourtant une phase d'épanouissement durant les deux décennies qui séparent les conflagrations. La période de conflit puis l'après-guerre, donnent lieu à la fabrication de nouvelles « idoles de la tribu » et au recyclage d'anciennes, les croyances collectives s’amalgamant et se recomposant de manière parfois transnationale. Lucien Lefevre, fondateur avec Marc Bloch de l'École des Annales2, méthode historique qui renouvelle radicalement la discipline, synthétise ainsi l'attachement des peuples à leur sol, ancien champ de bataille temporairement pacifié. C'est que Patrie, le mot a des résonances charnelles et sentimentales profondes. Il évoque la terre, les morts, la terre, ce grand ossuaire des morts3. L'exploration de la mémoire de la Grande Guerre à travers les articles de presse qui composent le corpus sur lequel s'appuie ma thèse Réflexions sur la guerre motorisée dans l'espace européen à travers la presse et la littérature militaire : étude comparative France~Allemagne~Grande-Bretagne (1919-1935), permet de tracer des lignes transversales évoquant des dynamiques stimulantes. Le soubassement documentaire de mes recherches, constitué des périodiques suivants : Revue de cavalerie, Revue militaire française, Revue d'infanterie ; 1 L'article d'André Martel, « De l'histoire militaire aux études de défense » in Hommes, Idées, Journaux : mélanges en l'honneur de Pierre Guiral, Études réunies par Jean-Antoine Gili et Ralph Schor, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988, 487 p., p.279 à 294, pose bien des bases pour une part toujours actuelles. 2 Pierre Renouvin, agrégé mutilé au Chemin des Dames, a un rôle pivot dans la construction de l'historiographie de la Grande Guerre, en tant qu'expert de la question des responsabilités et des réparations. Rédacteur en chef de l'influente Revue d'histoire de la Guerre mondiale qui paraît de 1923 à 1939, il est influencé par l'École des Annales. MilitärWochenblatt n°22 11 décembre 1925, p.794 critique sa propension à justifier l'action du gouvernement français dans son livre Les origines immédiates de la guerre, Paris, Costes, 1925, 279 p. 3 “Honneur et patrie”. Une enquête sur le sentiment d’honneur et l’attachement à la patrie. Cours professé au Collège de France en 1945-46 et 1947, Paris, Perrin, 1996, 379 p., p.119. 1 Militär-Wochenblatt, Wissen und Wehr ; Army Quarterly, The Royal Tank Corps Journal, Journal of The Royal Unites Service Institution qui font autorité dans les états-majors des trois pays 4 fait apparaître un certain nombre de thèmes communs aux nations voisines. L'axe principal est le rôle nouveau et parfois perturbateur joué par la machine dans la vie tant civile que militaire, en s'efforçant de présenter de manière décloisonnée des champs que les contemporains percevaient comme étroitement interconnectés, un officier évoquant très justement les innombrables liens qui enchevêtrent l'Europe moderne5. Alors que la presse militaire 6, malgré certaines restrictions, connaît un relatif « âge d'or », son dépouillement systématique met en lumière les mouvements de circulation des idées entre les nations irriguant la pensée militaire, facilitant son cheminement, ses errements et ses progrès. La société militaire, malgré sa spécificité 7, n'est pas imperméable au Zeitgeist. Ses journaux, officiellement apolitiques, sont un espace d'exposition des enjeux du passé et de projection dans un avenir collectif. La presse militaire dans le contexte de l'histoire culturelle européenne S'informer grâce aux périodiques est une habitude répandue dans presque toutes les strates du corps social et quasi-universelle, l'aphorisme fameux de Hegel restant d'actualité dans les mess comme dans les ateliers à l'ère de la difficile adaptation de la presse aux temps modernes 8. La lecture des journaux est la prière du matin de l'homme moderne. Vis à vis du monde on oriente son attitude envers Dieu ou à ce qu'est le monde. Celle-là donne la même certitude ; on sait où on en est.9 En France, les périodiques s'articulent essentiellement selon les armes : infanterie, cavalerie, artillerie, génie. En Allemagne, les deux revues principales sont généralistes, les fantassins exerçant comme dans toute puissance continentale un ascendant marqué. Le Royaume-Uni présente la caractéristique d'offrir un mensuel entièrement consacré aux engins de la guerre moderne The Royal Tank Corps 4 Ces journaux diffusent des conceptions officielles ou semi-officielles, certaines « grandes plumes » s'exprimant également dans la presse généraliste, choisissant des feuilles prestigieuses et plutôt conservatrices. 5 Général Serrigny, « La grande pitié de nos effectifs de guerre » sept.-oct. 1924, Revue des deux mondes p.626. 6 Évoquant la « Belle Époque », Jean-Charles Jauffret in Pierre Guiral, op. cit., « Les fonctions de la presse militaire française de 1871 à 1914 » p.51 note que L'étude de la presse militaire française a, jusqu'ici, suscité peu d'intérêt en raison du faible nombre de ses parutions et du poids de son conformisme.(...) Les rédacteurs ont du mal à faire preuve d'originalité et d'initiative à une époque où l'officier, privé du droit de vote et « le regard fixé sur la ligne bleue des Vosges », n'a ni le goût ni l'autorisation de se préoccuper des clameurs de la cité. Après 1919, si l'ennemi allemand a été repoussé au-delà du Rhin, ce constat demeure partiellement exact. 7 Sénéchal, Michel, Droits politiques et liberté d'expression des officiers des forces armées, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1964, 321 p. 8 Expression utilisée dans Bellanger, Claude, (dir.), Histoire générale de la presse française. Tome III, De 1871 à 1940, Paris, PUF, 1969, 688 p., pour caractériser la période qui s'étend de 1919 à 1940. 9 Hegel, ‘Aphorismen aus red Jenenser Zeit’, in Hoffmeister, Johannes, Dokumente zu Hegels Entwicklung, Stuttgart, F. Fromman, 1936, XII-476 p., p.360. 2 Journal, vitrine et laboratoire d'idées de l'ensemble homonyme, unique en Europe 10. Appréhendée dans sa globalité, la presse européenne est étudiable comme un objet où apparaissent des tensions, des courants qui dépassent la fragmentation géographique de l'espace par des frontières multipliées par les traités de paix. Même si les trois pays ne partagent pas un horizon historique commun, un nombre significatif d'officiers possède un niveau en langues étrangères leur permettant de prendre connaissance des publications des voisins. L'organe semi-officiel de la Reichswehr, la petite armée professionnelle limitée à 100000 hommes concédée à l'Allemagne vaincue par les Alliés en vue de son autodéfense, Militär-Wochenblatt propose régulièrement des exercices de thème et de version dans des langues européennes variées, même en russe11. Les sujets retenus, toujours en rapport avec le métier des armes, ne sont pas anodins. Les Français et surtout les Britanniques, dont les forces sont mobilisées par la police intérieure de leur empire, ne s'astreignent pas au même apprentissage. De nombreux canaux de circulation des idées existent cependant entre les nations, quel que soit leur degré de ferveur dans la préparation au prochain conflit12. Les rédacteurs de Militär-Wochenblatt se livrent en 1928 et 1929 à une enquête sur les structures bibliothécaires à disposition de l'armée dans les pays voisins13. Ces articles reflètent ce que la Reichswehr connaît de l'organisation de l'enseignement militaire et des réseaux documentaires français 14. Si ce type de production littéraire n'est pas vraiment emporté par la vague du jazz et du cubisme, son contenu est fréquemment moins austère qu'il n'y paraît au premier abord et révèle, en marge de sujets strictement militaires qui s'accompagnent généralement d'une forte dose rhétorique nationaliste, implicite ou explicite, une curiosité envers le monde extérieur et ses mutations. Au-delà de l'énergie collective que les peuples, galvanisés par des idéologies, peuvent mobiliser pour infléchir leur destin, défendre ou éventuellement accroître leur territoire, se manifeste de plus en plus clairement cette extension de plus en plus efficace de la force musculaire, cet adjuvant de plus en plus consubstantiel aux diverses activités humaines : la machine. 10 Le Tank Corps voit le jour en 1917 comme branche séparée du Machine Gun Corps. La coopération germano-soviétique n'apparaît jamais explicitement dans la littérature ouverte. On note néanmoins un très vif intérêt de l'état-major de la Reichswehr pour le monde soviétique, malgré l'aversion viscérale que lui inspire le bolchévisme, e.g. Militär-Wochenblatt « Geistesarbeit im Sowjetheer » n°40, 1928, p.1545-1548. Le travail intellectuel des cadres de l'Armée rouge n'est pas une terra incognita en Occident, et vice-versa. 12 L’Annuaire de la Presse française et étrangère et du monde politique, Roux-Bluysen, Maurice (dir.) Paris, L'Office de la presse, 1923, 2042 p. consacre ses p.1587 à 1605 à la description des journaux régionaux allemands informant sur leur tirage, leur périodicité et les classant par tendance politique selon une grille détaillée : catholique, centre, chrétien conservateur, conservateur, constitutionnel agrarien, constitutionnel libre, impartial, indépendant, jeune-libéral, libéral, libéral démocrate, libéral modéré, libéral, progressiste, national libéral, nationaliste, nationaliste indépendant, nationaliste progressiste, prolétaire, religieux libéral, socialiste-démocrate. 13 Militär-Wochenblatt présente notamment en 1928 dans le n°42 « Das Militärbibliothkswesen der außerdeutschen Länder » p.1644-1645 puis dans le n°9 « Das Militärbibliothekswesen » p.337-339. 14 Op. cit., « Die Militärbibliothekswesen in Frankreich und Polen », n°24, 25 décembre 1927, p.896. Seule l'École militaire de l'Infanterie et des Chars de combat de Saint-Maixent n'est pas évoquée dans une énumération pourtant exacte et complète. 11 3 L'homme, la machine et la figure de l'expert En 1921, le général von Zwehl15 désigne avec pertinence les ingrédients de la victoire alliée 16 : ce n'est pas le génie du maréchal Foch qui nous a vaincus, mais le Général Tank, cette nouvelle machine de guerre, en liaison avec le considérable effort de soutien américain. Même si ce dernier facteur est souvent minimisé à l'Ouest dans le travail d'écriture, de réécriture et de fixation des enseignements de la guerre mondiale, le rouleau compresseur de la puissance industrielle des ÉtatsUnis17, pèse d'un poids déterminant dans la balance. Le même officier d'infanterie promeut la même année18 dans un autre opuscule la légende du coup de poignard dans le dos - dont Ludendorff n'est pas l'inventeur, seulement un propagandiste doué - selon laquelle l'armée allemande invaincue aurait été traîtreusement mise à mal par des ennemis intérieurs gagnés par la gangrène de l'anarchie. La Reichswehr ne s'arrime pas, dans un élan d'enthousiasme, à la mouvance mécanisatrice, et surtout n'attache pas immédiatement aux engins une idéologie particulière, la projection d'une identité virile de la nation glorifiant la rapidité et la modernité : si le char fascine certains auteurs, c'est avant tout du fait de sa prohibition par une clause du traité de Versailles. La politisation voire poétisation19 de la machine est surtout le fait des futuristes italiens ralliés au fascisme. Un Allemand comme George Soldan20, qui développe une réflexion profonde sur les interactions entre l'homme et les forces matérielles sur le champ de bataille, est séduit par la vision véhiculée par les discours de Mussolini. À Vienne, l'ingénieur Fritz Heigl, ancien fantassin 21, se consacre aux études techniques, à l'enseignement et au journalisme. Il synthétise dans les éditions successives de son Taschenbuch der Tanks22 des connaissances encyclopédiques sur les chars, puisant à toutes les sources d'information disponibles en Europe et même au-delà. Ses livres, enrichis de nombreux schémas 15 Die Schlachten im Sommer 1918 an der Westfront, Berlin, Mittler und Sohn, 1921, 40 p., p.37. Sa formule est très fréquemment reprise dans la littérature militaire européenne de l'entre-deux-guerres, généralement sous forme tronquée, s'arrêtant au « tank » et excluant le troisième acteur de la victoire alliée. 17 Le 17 décembre 1917, Pétain affirme publiquement : « J'attends les chars et les Américains ». 18 Zwehl, Hans von, Der Dolchstoß in den Rücken des siegreichen Heere, Berlin, Karl Curtius, 1921, 27 p. L'aptitude à l'évaluation rationnelle d'une situation militaire et à la production de fictions consolatrices peuvent cohabiter au sein des mêmes cercles. La fabrication et la propagation de cette explication mi-fantasmatique de la défaite allemande a été étudiée par Jardin, Pierre, Aux Racines du mal : 1918 Le déni de défaite, Paris, Tallandier, 2006, 639 p. 19 Un texte emblématique est le manifeste de Marinetti sur la guerre d'Éthiopie en 1936 : Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes, nous nous élevons contre l'idée que la guerre serait anti-esthétique (…) La guerre est belle parce qu'elle crée de nouvelles architectures, comme celles des grands chars, des escadres aériennes aux formes géométriques, des spirales de fumée montant des villages incendiés. 20 Le fantassin George Soldan, rédacteur des Reichsarchivs (influent équivalent, outre-Rhin, de la Société de l'histoire de la guerre française) publie en 1925 Der Mensch und die Schlacht der Zukunft, Oldenburg, Stalling, 1925, 108 p., qui soulève des débats houleux dans les colonnes de Militãr-Wochenblatt. Il puise son inspiration chez Ersnt Jünger, Colmar von der Golz et dans une relecture critique de Clausewitz. 21 Heigl possède la formation scientifique d'un officier d'artillerie. 22 Ce titre peut se traduire par Manuel des chars. Heigl, Fritz, Taschenbuch der Tanks, Lehmanns, Munich, 1926, 402 p. réédition id. ibid. 1930, 374 p. 16 4 extrêmement précis et de photographies, sont imprimés en caractères latins 23, pratique rare à l'époque. Les traductions en anglais24 de ses articles sont fréquentes. L'approche technique apparaît dans une certaine mesure comme un facteur de dépolitisation à une époque marquée par des haines nationales féroces, séquelles de l'endoctrinement intensif déployé pendant la Grande Guerre, puis du ressentiment engendré par les traités de paix. Exposant peu de contenu idéologique, Heigl adopte le discours et le rôle de l'expert, factuel, intellectuel, faisant rarement appel aux émotions des lecteurs25, soucieux de présenter une approche compréhensive du char dans toutes ses dimensions et ses potentialités, sa devise étant « Wissen ist Macht ! »26. La comparaison des matériels semble plus aisée que celle des doctrines, qui impliquent des éléments humains, organisationnels, car elles sont le produit d'une culture militaire qui mobilise les aspects symboliques voire charnels de la guerre. Après son décès prématuré27, l'Allemagne hitlérienne procède à la réédition de son œuvre principale28 en 1938, préfacée par Guderian, qui le présente faussement, dans une démarche de récupération, comme un grand Allemand au service de la nation unifiée. Le promoteur de la Panzerdivision contribue, par opportunisme, à créer un lien étroit entre arme blindée et nazisme. Il souhaite en effet donner un nouvel élan à sa carrière en intéressant Hitler aux applications militaires du moteur, alors que le char suscite encore un certain scepticisme auprès de ses supérieurs. Material oder Moral ? le rôle respectif des engins et des forces morales dans l'armée En l'année 1925 se tient par voie de presse, à travers ces caisses de résonance des états-majors que sont Militär-Wochenblatt et la Revue militaire française, un débat entre le colonel Alléhaut29 et le général von Taysen30 sur l'importance respective du matériel et des forces morales31 dans l'infanterie française et celle la Reichswehr. Le second reproche aux Français de se reposer, par système, sur 23 Dans le monde germanophone, les imprimeries disposaient de caractères latins, voire cyrillique, mais les textes rédigés en allemand, que ce soit dans la presse ou en volumes reliés, sont invariablement présentés en gothique. 24 Par exemple dans The Royal Tank Corps Journal vol.XI n°.124 août 1929 « The Russian "Austin" Semi-Tracked Armoured Car », pp.121-122, vantant les chenilles inventées par le Français – ayant fait carrière au service du tsar – Kégresse, illustration de la circulation des hommes et des idées techniques. 25 Les seuls passages un peu lyriques sont ceux qu'il traduit des passages du prophète britannique de la mécanisation J.F.C. Fuller lorsqu'il évoque le pionnier autrichien sacrifié Gunther Burstyn qui propose vainement dès 1911 un char tout-terrain doté d'un canon sur tourelle pivotante. 26 Savoir c'est pouvoir, aphorisme généralement attribué à Francis Bacon. 27 Heigl meurt de maladie à trente-sept ans. The Royal Tank Corps Journal du janvier 1931 n° 141 p.272 rend un hommage chaleureux à un contributeur régulier. 28 Heigl's Taschenbuch der Tanks, 3, Munich, J.F. Lehmanns Verlag, 1971, VIII-335 p. 29 Alléhaut est l'un des noms français les plus fréquemment cités dans les pages de Militär-Wochenblatt, avec Buat, Debeney, Foch et Pétain. 30 Friedrich von Taysen chronique régulièrement la Revue militaire française et la Revue de Cavalerie dans MilitärWochenblatt. Ses avis sont prisés par Wissen und Wehr. 31 Les arguments avancés par les deux protagonistes sont rassemblés en volumes reliés : Alléhaut, Émile, La guerre n'est pas une industrie, Paris, Berger-Levrault, 1925, 168 p. et Taysen, Friedrich von, Material oder Moral ? Ein Beitrag zur Beurteilung der im französischen Heere herrschenden Kampfgründsätze, Charlottenburg, Offene Wort, 1923, 58 p. 5 l'armement moderne, et de négliger les forces morales indispensables à la cohésion et à l'efficacité sur le terrain, vertus dont les forces allemandes seraient parées au plus haut point. Sur l'utilisation de machines de guerre, il affiche son scepticisme, tant par rapport à la fiabilité des appareils blindés qu'à leur intérêt militaire intrinsèque.32 Ce questionnement sous-tend une bonne part des interventions publiques en Europe à propos de la motorisation et de la modernisation des armées. Cette joute plutôt courtoise est avant tout révélatrice du degré de connaissance réciproque de l'appareil militaire de l'autre. Elle illustre les rapports étroits entre doctrines, politique de défense et croyances collectives qui fondent l'armature de la nation 33. L'armée française, douloureusement consciente de son déficit démographique, cherche des moyens d'y obvier 34 tout en refusant par principe de remettre en question la conscription. De l'École normale 35 aux champs de batailles de la Grande Guerre, Jean-Marie Bourget, reconverti en professionnel de la presse, rend compte dans le Journal des Débats de ces tensions qui transcendent les frontières. C'est une personnalité à la confluence des mondes civils et militaires36. En 1928, il expose ainsi37, avec une certaine justesse, la controverse Alléhaut-Taysen : La doctrine de guerre de l'armée française (...) est très étudiée en Allemagne. (...) Il attribue la conception française au désir de ménager les hommes (...) et aussi le fait que notre dénatalité croissante nous oblige à éviter les pertes : la vie de l'individu prend une valeur particulière qui impose des ménagements. Une conclusion perspicace est fournie une décennie après le paroxysme de 1925 par le Polonais Sikorski38. Si les Français se montrent sceptiques voire frileux quant à l'utilisation des chars dans l'armée de terre, ils ne dédaignent pas, confrontés à une conjoncture délicate39, de les proposer à l'exportation, malgré leur patriotisme affiché. L'un des chars conçus par Renault – acteur économique privé - le NC 3, n'est pour ainsi dire opérationnel qu'au Japon40. Les périodiques rendent compte plus ou moins directement de ces 32 Alléhaut, Op. cit., p.50. Habeck, Mary R. Storm of Steel : The Development of Armor Doctrine in Germany and the Soviet Union, 1919-1939, Londres, Cornell University Press, 2003, 309 p. évoque p.36 à 70 les échos de la controverse dans l'Armée rouge. 34 On envisage simultanément la modernisation des forces, le recours à des effectifs indigènes, ou la fortification permanente de frontière, projet aboutissant à la coûteuse ligne Maginot. 35 L'article d'Olivier Chaline « Les normaliens dans la Grande Guerre », Guerres mondiales et conflits contemporains, n°183, juillet 1996, p.99 à 110 offre une vue panoramique de cette génération, à une époque où les élites meurent encore au front. 36 Parmi les personnalités présentes à ses obsèques en décembre 1932, on remarque : Le général Laure, au nom de M. le maréchal Pétain (...) général Dufieux ; général Mordacq et les officiers du cabinet militaire de Clemenceau ; M. André Chaumex, de l'Académie française ; le comte de Fels, directeur de la Revue de Paris (...) M. et Mme Jean de Pierrefeu (…) baronne Vincent d'Indy. Jacques Duboin possède un réseau relationnel allant de l'état-major au monde culturel. 37 Le Correspondant du 10.02.1928 p.378-403 p.399. 38 La guerre moderne, son caractère, ses problèmes, Paris, Berger-Levrault, 1935, 246 p., p.121. Ce volume s'ouvre par une préface très prudente du maréchal Pétain. 39 Dès le milieu des années 1920, le marasme économique et le déficit budgétaire sont responsables de la réduction du budget de l’armée. Celui-ci s’élève à 20 % du budget total en 1928, à 27,9 % en 1930 et 1931 (...) les crédits militaires diminuent jusqu’à 21 % en 1933. Delorge Pierre-Henri, « Pourquoi avoir gardé une cavalerie à cheval (1918-1939) ? », Guerres mondiales et conflits contemporains, janvier 2007 n° 225, p.23. 40 François Vauvilliers, Histoire de Guerre, Blindés & Moteurs n°100 avril-mai 2012, Paris, Histoire et Collections, 112 p., p.29. Le ministère de la guerre dispose d'un Service des cessions de matériels à l'étranger, dirigé par un colonel. 33 6 transactions41, auxquelles l'état-major allemand ne reste pas indifférent. Sport, jeunesse, armée et politique Bourget, figure d'envergure transnationale42 curieux des avancées et des évolutions outre-Rhin 43, évoque par exemple, comme ses homologues des nations voisines, les possibilités d'encadrement et d'endurcissement de la jeunesse – forcément masculine 44 – à travers le sport. Celui-ci, très prisé durant les « Années folles », peut, sous certains modes, être l'occasion d'un rapprochement entre les peuples, dans une mouvance de dépolitisation tendant à l'apaisement des tensions. C'est l'idéal original de l'olympisme et des organisations qui s'en inspirent, visant à scénographier les rivalités nationalistes en évitant l'effusion de sang. À une période d'incertitude et de périls croissants, il s'agit surtout de valoriser le Menschenmaterial, de sculpter les corps pour façonner l'âme de la nation, par-delà les expérimentations à finalité sociale ou artistique. Dans le Journal des Débats du 31 janvier 1925, Bourget aborde le cœur de cette thématique 45, « Le sport et l'armée » : suivant les grandes lignes tracées par le héraut Georges Hébert, il fustige les effets pervers de la compétition qui valorise l'accomplissement individuel, dans un but publicitaire, commercial, l'effort étant justifié par la gratification financière. Il juge cette logique contradictoire avec les intérêts de la nation en armes. il est exact que les Allemands font un effort sérieux vers le développement du sport en vue de l'utilité sociale et spécialement de l'utilité patriotique (…) comme le montre la phrase suivante46 41 La Revue d'Infanterie, février 1929, vol.74, n°437, p.324-326. Avec Jacques Bainville et Pierre Renouvin, il est l'un des rares civils français à avoir l'honneur d'être chroniqué par Militär-Wochenblatt n°13 du 2 octobre 1927 p.470 J.M. Bourget « Voraussicht bei organisatorischen Fragen », traduction d'un passage du Journal des Débats du 2 novembre 1926. 43 Parmi les papiers personnels rassemblés par son petit-fils, on trouve cette note de la Deutsche Botschaft. Paris, le 12 août 1930 Cher Monsieur, en réponse à la démarche que vous avez voulu faire auprès de moi l'autre jour, j'ai le regret de vous informer que la présence de la presse étrangère aux manœuvres de la Reichswehr qui auront lieu du 15 au 17 septembre, n'est pas prévue, et que seule la presse allemande y assistera. (...) Signé : Joachim Kühn. 44 En 1914, le Deutscher Turnverband compte 6% de femmes (...). Dans les années 1920, plus d’un million de femmes pratiquent une activité physique collective. Le plus fort taux de participation féminine (près de 20%) est atteint au sein de la Turnerschaft. Farges, Patrick « Masculinités et « masculinisme » ? (1880-1920) » in Le premier féminisme allemand (1848-1933), Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 176 p., p.161. 45 Mosse, George L. De la Grande Guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999, 292 p. note p.157 que La France privilégiait les garçons, identifiés par l'année de leur future conscription (ce conscrit de la classe de 35) et non par leur année de naissance. 46 « Quand cette nouvelle fait le tour de la presse : L'Allemagne possède le coureur le plus rapide du monde », cela ne veut rien dire, si nous ne sommes pas sûrs que notre moyenne, elle aussi, est plus élevée que celle des autres peuples. 42 7 empruntée au Militär-Wochenblatt (n°1 du 11 décembre 1924). Bourget poursuit : la question se complique encore du fait que la réduction de la durée du service en temps de paix. D'une durée initiale de trois ans depuis 1913, la loi du 1 er avril 1923 le réduit à dix-huit mois, celle du 31 mars 1928 à un an. L'ancien combattant remarque que La technicité croissante des armes modernes laissera de moins en moins de temps pour mettre les hommes en bonne condition physique. Le développement d'aptitudes indispensables à la pratique de la guerre moderne suppose dans une certaine mesure l'abandon de l'idée du peuple en armes du fait des exigences croissantes de spécialisation. La possibilité de passage effectif à l'armée de métier, sujet épidermique, affleure souvent dans le débat public lorsque l'on aborde le thème - a priori peu chargé politiquement - du matériel. Les militaires les plus doués pour manœuvrer avec des engins modernes ne peuvent être directement issus des masses, sans formation préalable, surtout dans un pays encore largement rural comme la France47. Ce phénomène qui point déjà lors de la création, dans l'urgence, des premières unités de chars au printemps 1917 ira en s'amplifiant. Hommes et machines dans les œuvres en rapport avec l'expérience de la Grande Guerre Le souvenir de vertus guerrières des morts au champ d'honneur ne s'incarne pas seulement dans des monuments de pierre et de bronze, mais également dans des productions littéraires, certaines transcendant les catégories nationales par leur puissance d'évocation. Émilio Gentile affirme que la Première Guerre mondiale donna à la sacralisation de la politique son élan le plus déterminant, à travers l'intensification du culte de la nation 48. Les états-majors et les professionnels de la sphère publique ne sont pas les seuls à s'efforcer de donner un sens au traumatisme collectif. Si un certain pourcentage de soldats démobilisés dotés d'une plume alerte se tournent résolument vers l'engagement pacifiste49, d'autres transcrivent avec enthousiasme les mutations d'un champ de bataille devenu une annexe sanglante de l'usine. Une page de la littérature allemande est écrite par une constellation de talents inédits. On retient ici les deux grands que sont Jünger et Remarque. Ces étoiles jumelles, malgré leur positionnement radicalement opposé, représentent deux pôles significatifs concernant l'expérience de la Grande Guerre. Ils donnent forme au sentiment d'horreur suscité par l’industrialisation des combats au sein desquels interviennent assez tardivement les chars. Jünger, engagé volontaire dans l'infanterie, rapidement promu sous-officier, puis officier, 47 Parmi les conscrits, il est plus aisé de trouver un excellent maréchal-ferrant qu'un mécanicien compétent. La composition démographique des troupes françaises joue en faveur des partisans du cheval. 48 Gentile, Emilio, Les religions de la politique, entre démocraties et totalitarismes, Paris, Seuil, 2005, 304 p., p.83-84. 49 Mais le choc du premier conflit mondial se retrouve aussi, par rebond, dans un pacifisme des intellectuels, sécrété par une mauvaise conscience profondément intériorisée. Rioux, Jean-Pierre, Sirinelli, Jean-François, Histoire culturelle de la France IV, le temps des masses, Paris, Seuil, 1998, 403 p., p.144. 8 livre à ses lecteurs dans Orages d'acier, publié en 1920, une chronique quotidienne de la guerre de tranchées retravaillée à partir de notes prises sur le vif, qui laisse transparaître une connaissance assez approfondie tant de la culture de la France que de ses habitants. Nous entrions désormais en quelque sorte dans la guerre nouvelle. (...) Maintenant, c'était la bataille de matériel qui nous attendait, avec son déploiement de moyens titanesques. Celle-ci fit place à son tour, vers la fin de 1917, à la mêlée organisée des blindés, dont la physionomie ne parvient cependant pas à se dessiner dans tous ses détails.50 Ce livre, malgré un ton nationaliste et un parti pris belliciste assumés obtient une renommée immédiate dans la société militaire51 aussi bien que dans la république des lettres. En 1930, l'année de la première projection aux États-Unis de l'adaptation cinématographique du roman-phare de Remarque, il est traduit en français52 par un officier supérieur. À l'Ouest rien de nouveau paraît pour la première fois fin janvier 1929. La compétence militaire de l'auteur fait rapidement l'objet de contestations 53, son ouvrage étant ressenti comme un brûlot, voire une atteinte à l'honneur des anciens combattants. Il provoque des remous dans les colonnes de Militär-Wochenblatt, ayant l'honneur d'être cité assez fréquemment dans des articles du corps du journal. Les garants du moral de l'armée sont irrités par le nombre d'exemplaires vendus. Le Generalleutnant54 von Metzsch entend rétablir la vérité sur l'expérience des soldats sur le champ de bataille, que Remarque aurait volontairement romancée, en exagérant l'horreur et la vanité du sacrifice de la jeunesse dans le but éminemment politique de promouvoir des thèses pacifistes. À l'instar de Jünger, Remarque se distingue par son talent littéraire, un souffle qui passe l'épreuve de la traduction, deux méthodes et deux positionnements différents aboutissant à la même qualité poétique dans la transcription des réalités de la guerre : obus, vapeurs de gaz et flottilles de tanks : choses qui vous écrasent, vous dévorent et vous tuent.55 Représentations de l'espace européen et vie sociale des images Relire la revue Militär-Wochenblatt en se concentrant sur les aspects non directement liés à la 50 Ersnt Jünger, Orages d'acier, Paris, Folio, 1970, 477 p., p.106-107. Militär-Wochenblatt fait de la publicité pour les divers titres de Jünger, à côté d'autres vantant des romans britanniques traduits, de facture plus classique. Wissen und Wehr affiche également son admiration pour cet auteur. 52 Orages d'acier, souvenirs du front de France, Payot, Paris, 1930, 270 p. Collection de mémoires, études et documents pour servir à l'histoire de la guerre mondiale, traduction française par F. Grenier. 53 Les passions déchaînées par ce livre (au contenu peu scandaleux par rapport à d'autres titres controversés du XX e siècle) atteignent leur paroxysme lorsqu'il est choisi par les nazis pour un autodafé le 10 mai 1933. 54 L'équivalent d'un général de division. Il signe dans Militär-Wochenblatt n°41 4 mai 1929 « Wahrheit ohne Dichtung » p.1671-1672, une variation sur le titre de l'autobiographie de Goethe Dichtung und Wahrheit, poésie et vérité. Dans le n°8 du 25 août 1929, p.281 est énoncé clairement : le pacifisme est un instrument de la diplomatie du vainqueur ; il sert tous ceux qui ont intérêt au maintien du statu quo. Le vaincu aspire moins à la paix éternelle, qu'à redresser les torts qui lui ont été causés. Metzsch est également un contributeur régulier de Wissen und Wehr. 55 À l'Ouest rien de nouveau, Paris, Le Livre de Poche, 1991, 287 p., p.276 51 9 pratique du métier des armes est un exercice assez gratifiant, d'autant que le matériau est plus dense et plus abondant que dans d'autres périodiques équivalents en France ou en Grande-Bretagne. L'Allemagne pré-hitlérienne ne paraît assurément pas une civilisation de barbares 56. Le journal de l'état-major reflète un peu de cette vie sociale et culturelle foisonnante qui privilégie la modernité 57. Le spectre des pays couverts est extrêmement large, ce qui suppose un réseau de correspondants, une veille stratégique extrêmement efficace, avec une attention particulière portée aux illustrations thématiques, malgré des moyens matériels manifestement réduits 58. Alors que le prestigieux Journal of The Royal Unites Service Institution privilégie la valorisation du patrimoine par de magnifiques planches hors texte en couleurs, entretenant le sentiment national par la réactivation de scènes du passé59, que les revues françaises destinées aux officiers font pour ainsi dire l'impasse sur les aspects visuels60, Militär-Wochenblatt met en avant des dessins en noir et blanc, parfois proches de la caricature, équivalent « coup de poing » de titres bien sentis. Les rédacteurs abordent occasionnellement des thèmes tels la crise de l'énergie, la recherche de carburants naturels comme substituts au pétrole, la peur des insurrections musulmanes et du fanatisme religieux en Afrique et au Proche-Orient. L'intervention des Alliés en Orient ne laisse pas les Allemands indifférents. Le Major Welsch constate par exemple61 que l'on peut tracer maints parallèles entre les Kabyles 62 et les Druzes. Il insiste sur le droit des petits peuples à combattre contre leur oppresseur, mettant en avant l'exemple du Japon63 « aux dents de dragon ». Il semble que la petite Reichswehr apprécie l'action de forces nationalistes numériquement réduites, technologiquement peu avancées, cependant capables de tenir tête à un adversaire très supérieur. Malgré un certain mépris pour ces peuples, les patriotes peuvent s'y identifier. Désarmée, l'Allemagne tend à exagérer la puissance de ses voisins par des démonstrations plus ou moins fallacieuses renforcées de dessins à la tonalité dramatique 56 On note quelques passages aux connotations eugénistes, par exemple « Wehrkraft und Rassendienst » n°41 du 4 mai 1928, p.1584-1585, plus fréquents à mesure que l'on approche de 1933. La Reichswehr affiche un patriotisme incandescent mais n'est pas intrinsèquement national-socialiste. L'organe du NSDAP, le Völkischer Beobachter, est à peine mentionné dans la revue de presse hebdomadaire. 57 Le Deutsches Historisches Museum présente en ligne une page illustrée consacrée à la motorisation dans la vie quotidienne des Allemands avant 1933, avec des estimations chiffrées de l'équipement en automobiles et autres appareils : http://www.dhm.de/lemo/html/weimar/alltag/motorisierung/index.html. 58 La livraison n°3 du 18 juillet 1929 p.109 comporte la recension d'une collection sur les uniformes d'Autriche-Hongrie paraissant à Paris. L'auteur s'interroge sur les ressources financières dont on dispose en France pour ces publications luxueuses, et invite à une comparaison avec les conditions « désespérées » que connaît sa rédaction. 59 À la fin des années 1920 sont promues comme « grandes pages » de l'histoire du Royaume-Unis : la reine Elisabeth, les navires à voiles, les campagnes contre Napoléon... quelques avions militaires récents sont toutefois présents dans ces superbes encarts à mi-chemin entre peinture et photographie. 60 Le Journal of the Royal Tanks Corps exploite lui l'art de la caricature de manière plus joviale, pour illustrer le style de vie particulier aux tankistes, la silhouette singulière du char Mark V étant pour ainsi dire sacralisée. 61 Militär-Wochenblatt n°9 4 sept. 1925 « Frankreichs Stellung in Syrien » p.301 à 303. 62 Malgré leur éloignement géographique, Kabyles d'Algérie et Druzes de Syrie ont en commun, outre la religion, de supporter très impatiemment le joug français. 63 Karl Haushofer, le père de la géopolitique, rédige sa thèse de doctorat en 1913 sur le Japon, après y avoir vécu comme attaché militaire juste après la victoire des armées nippones sur la Russie, qui stupéfie le monde occidental. 10 dénonçant les conséquences de l'ordre de Versailles. Le sentiment obsidional qui existait déjà à l'époque wilhelminienne se manifeste avec une vigueur nouvelle. Les armements modernes, les troupes mécanisées64 prêtés aux voisins continentaux - pas forcément si bien dotés 65 en réalité - sont présentés comme automatiquement destinés à l'agression du malheureux sanctuaire national. L'hégémonie maritime de la Grande-Bretagne est stigmatisée sous les traits d'une pieuvre 66 menaçante dont les tentacules enserrent la mappemonde. La représentation géopolitique de la volonté de puissance se nourrit de symboles beaucoup moins rationnels et quantifiables que les machines tels les avions et les tanks. Ces images exercent malgré leur apparente naïveté une fonction de catalyseur très efficace. Pour les Européens qui recommencent à vivre après 1918, espérant entrer dans une ère nouvelle, les engins militaires modernes apparaissent parfois comme les enfants monstrueux de la guerre. Les véhicules sont avant tout appréhendés comme objets de la vie quotidienne, notamment sous la forme de plus en plus familière de l'automobile et de la moto. Les équipements technologiques modernes tels les récepteurs radio 67 simplifient les communications. Dans le petit monde de la presse, le perfectionnement des machines, augmentant leur efficacité et la qualité du produit fini permet la démultiplication68 de certaines images, qu'elles soient publicitaires, guerrières ou de propagande, faisant perdre au visuel un part de son originalité iconographique. À une époque d'alphabétisation poussée, une partie significative de la population d'Europe occidentale possédant un niveau correct d'éducation, l'information et les conduites d'engagement qui en découlent passent encore avant tout par l'écrit69. Le contenu de la presse militaire, qui atteint les cercles des garnisons de province, irrigue les territoires coloniaux les plus éloignés par un mouvement d'aller-retour entre la métropole et sa périphérie, a aussi pour but l'affirmation et le partage de valeurs communes. Celles-ci permettent aux officiers, aux sous-officiers d'une même nation de se recueillir dans un même passé tout en se projetant dans un avenir commun. La presse militaire, même si elle ne représente pas le segment le plus voyant de cette sphère aux facettes innombrables, occupe une 64 Un exemple se trouve dans le n°15 du 18 oct. 1929 « Wer braucht Sicherheit ? ». Sur la carte p.563-564, l'Allemagne insiste lourdement sur son absence de réservistes qualifiés, et présente son arsenal : Tanks (0) Avions (0). 65 L'évaluation des forces terrestres et aériennes en présence réalisée par les annuaires de la Société des Nations est accueillie avec une méfiance systématique. 66 Militär-Wochenblatt n°45 25 mai 1929 « Die Flottenstützpunkte im englischen Marinehaushalt » p.1791. L'illustration est tirée du livre d'Haushofer Les frontières et leur signification géographique et politique. Elle est reprise dans Weltpolitik von Heute, Berlin, Zeitgeschichte, 1935, 262 p., p.121. 67 En France l'équipement passe de 500 000 appareils en 1929 à cinq millions en 1938. 68 L'essai du philosophe Walter Benjamin, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique est rédigé en 1935. La version française élaborée dès 1936 évoque les organisations de masse du sport et de la guerre, qui tous sont aujourd'hui offerts aux appareils enregistreurs, la masse se regarde elle-même dans ses propres yeux. 69 Les moyens de diffusion dématérialisés comme la radio et le cinéma intéressent néanmoins les états-majors. L'article du lieutenant-colonel Bedoura, «La télévision », Revue d'infanterie du 1er février 1930 n°449, p.222 à 241 demeure toutefois une exception. 11 place assez importante dans l'atelier de fabrique de croyances collectives. La fécondité de l'entredeux-guerres, période non négligeable dans l'histoire des processus d'intégration européens 70 naît du balancement entre démocratie et tentation autoritaire, et de l'interrogation sans cesse renouvelée sur le modèle de citoyen qu'une société souhaite idéalement secréter. 70 Militär-Wochenblatt consacre en mai 1928 un article de fond au mouvement paneuropéen de Coudenhove-Kalergi, n°41 : Amann, Generalmajor von, « Deutschland und Frankreich » p.1577-1580. Les éphémères Cahiers de l'Union européenne, Paris, Éditions de L'Amitié française, 1932-1934, sont l'une des revues qui accueillent en France des articles du précurseur des pères de l'Europe. 12