une chambre a soi - la Compagnie ad-apte
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une chambre a soi - la Compagnie ad-apte
vice versa une chambre a` soi « Mets-toi un peu à ma place ! » est l’injonction qu’on se lance à la figure chaque fois qu’on se sent incompris – avec un peu plus de verve, peut-être, quand l’interlocuteur est du sexe opposé… Dans cette rubrique, une plume féminine adopte avec sagacité le point de vue masculin : sans peur aucune de ce qui l’attend ! texte Marie Fourquet illustration Noémie Arrigo Parce qu’elle était devenue la mère. Parce qu’elle était à genoux, dans la salle de bains, les mains s’agitant dans la corbeille à linge sale. Parce que ce qu’elle faisait là, maintenant, consistait à séparer mon linge sale de celui des enfants. Mes t-shirts, mes chemises, caleçons et chaussettes étaient imprégnés d’une crasse qui ne pouvait être mélangée à celle des enfants. Ma sueur de papa à proximité du body du bébé était impossible. Et ça, elle le savait parce qu’elle était devenue la mère. – Je t’ai déjà dit mille fois de ne pas mettre ton linge sale avec celui des enfants ! – Toi, tu mets bien ton linge avec le leur. Elle s’arrête, en apnée face à tant d’incompréhension. – Cela n’a rien à voir ! Bon sang, ce n’est pas compliqué de mettre tes chemises dans l’autre corbeille. Enfin, tu le sais bien, c’est agaçant ! Je fais un tas de mes affaires soi-disant puantes tout en jetant un regard attendri vers la corbeille de petits linges bariolés de Babars et de Winnies. Ma femme est folle. La terre entière s’accorde à dire qu’elle est une mère remarquable, menant de front carrière et vie de famille, alors qu’elle est juste complètement siphonnée. Dans cet espace qu’est notre appartement, il y a quatre chambres, une douche pour nous, et une salle de bains pour les enfants. Une cuisine équipée, un salon au canapé d’angle avec un pot pourri Senteurs d’ailleurs qui s’exhibe sur une table basse transparente. Une bibliothèque longe le corridor, garnie de volumes illisibles de la Pléiade. Des appliques font face à la bibliothèque et mènent du salon aux chambres des enfants. Ordrées, organisées, colorées, des pièces qui fleurent bon les premiers de classe qu’ils ont sagement réussi à être, sauf la dernière, qui a un an. Il y a aussi une chambre d’amis. Une chambre destinée à devenir celle de la petite dernière, seulement moi, moi qui dors dans un lit aux nuances roses, j’ai décidé de faire de cette chambre un bureau, mon bureau. Vendredi soir, un couple de nouveaux amis vient dîner chez nous. La jeune femme, sans enfant, s’inquiète pour son chien resté seul. Ma femme avait bien précisé lors de son invitation qu’elle ne PF146 souhaitait pas que Louise, le bulldog français, soit de la partie. La moquette, les enfants, son allergie. Moi, je sais bien que les petits auraient adoré voir ce corps trapu courir à travers l’appartement. Et leur mère supplier tout le monde de se calmer un peu. Et Louise lécher énergiquement la frimousse des trois. Je crois que j’aurais pris une photo de la petite à quatre pattes à côté du chien. Sur cette image, j’affirme à la jeune femme que les animaux n’ont aucune notion du temps et que la bête ne lui en tiendra pas rigueur. – Vous voulez visiter l’appartement ? En un mouvement, nous voilà à montrer, conseiller et palabrer sur divers choix, économiques, décoratifs et, bien sûr, écologiques. Nous arrivons à la chambre d’amis. Et là, dans l’encadrement de la porte, tenant fermement la poignée, je sors, sans aucune hésitation : – Oui, je vais faire de cette pièce mon bureau. On a hésité en aménageant, et puis… Au pire, s’il le faut, j’y laisserai un canapé lit. J’ai tout de suite vu dans l’œil du maître de Louise un éclair de jalousie. Mon bureau. Et encore, mon gars, t’as pas d’enfants, imagine ce que cette pièce représente comme conquête pour un père de famille. Une pièce rien qu’à lui. Galvanisé par cette affirmation, je remarque à peine le regard décidé de ma femme. Décidé à nettoyer cette idée crasseuse de mon cerveau. Beaucoup de silence suivit cette soirée. Des semaines entières s’écoulèrent sans qu’aucun de nous deux n’en reparle. La porte de la chambre d’amis restait fermée. Le reste de notre organisation familiale ne fut pas perturbé pour autant, personne ne faisait la tête, pas de larmes, pas de cris. Rien. Face à tant d’inertie, un jeudi, après le boulot, j’ai couru dans une boutique de déco. J’ai demandé un catalogue d’échantillons de papiers peints pour chambre d’enfant. Puis je l’ai laissé traîner sur le guéridon dans le hall, avec une rose mise dans un verre de Nutella. Une heure après, la rose était dans un soliflore à côté du pot pourri. Sans commentaire. ▪