Revue des Interactions Humaines Médiatisée
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Revue des Interactions Humaines Médiatisée Journal of Human Mediated Interactions Rédacteurs en chef Sylvie Leleu-Merviel Khaldoun Zreik Vol 9 - N° 2 / 2008 R.I.H.M., Volume 9 N°2, 2008 Revue des Interactions Humaines Médiatisée Journal of Human Mediated Interactions Rédacteurs en chef / Editors in chief Sylvie Leleu-Merviel, Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, Laboratoire des sciences de la communication (LSC) Khaldoun Zreik, Université Paris 8, Laboratoire Paragraphe Comité éditorial / Advisory Board Karine Berthelot-Guiet (CELSA- Paris-Sorbonne GRIPIC ) Jean-Jacques Boutaud (Université de Dijon, CIMEOS ) Yves Chevalier (Université de Bretagne Sud, CERSIC -ERELLIF) Didier Courbet (Université de la Méditerranée Aix-Marseille II, Mediasic) Viviane Couzinet (Université de Toulouse3, LERASS) Pierre Fasterz (Université de Louvain-La-Neuve) Yves Jeanneret (Université d' Avignon, Culture & Communication ) Patrizia Laudati (Université de Valenciennes, LSC ) Catherine Loneux (Université de Rennes, CERSIC -ERELLIF) Serge Proulx ( UQAM, LabCMO) Imad Saleh (Université Paris 8, Paragraphe) Revue des Interactions Humaines Médiatisée Journal of Human Mediated Interactions Vol 9- N° 2 / 2008 Sommaire Editorial S. LELEU-MERVIEL, K. ZREIK 1 L’influence des soap opera sur les stratégies narratives des séries télévisées Soap opera influence on TV Prime time narrative C.. COMPTE 3 Evaluer un dispositif de formation à distance Principes et retour d’expérience Evaluating a distance learning system: principles and feedback S. CARO DAMBERVILLE 25 Transmission de la mémoire de la Shoah : une médiation scénique de restitution Passing on the memory of the concentration camps: restitution via a scenic mediation S. LELEU-MERVIEL 53 RCI WEB : un système collaboratif de recherche d’information centré utilisateur RCI WEB : a “user-centred” system for collaborative research of information R. VIVIAN, J. DINET 85 R.I.H.M., Volume 9 N°2, 2008 Editorial Après la parution du premier numéro « nouvelle formule », la revue R.I.H.M. installe plus durablement son horizon scientifique dans la perspective des Interactions Humaines Médiatisées. Elle affirme son ouverture aux contributions inter-disciplinaires, tout en restant particulièrement attentive à la science de l’information-communication, et notamment à la diversité de ses apports. A ce titre, R.I.H.M. « nouvelle formule » semble répondre à un besoin. Ce second numéro prouve à nouveau que les deux cultures peuvent non seulement cohabiter, mais qui plus est se compléter et s’enrichir l’une l’autre. Il étend encore la palette des objets étudiés en s’ouvrant à la télévision et au théâtre, tout en conservant le rythme de deux articles à dominante sciences humaines et sociales et deux articles plus techniques. Ainsi, le premier article se penche sur le feuilleton télévisuel à épisodes, dit soap opera, pour dégager un modèle de rhétorique télévisuelle héritée de la tradition littéraire picaresque. En analysant des séries du « prime time » apparemment aussi différentes que Hill Street Blues, NYPB, P.J., Ally Mc Beal, Avocate & Associates, ou Urgences, il révèle les stratégies narratives qui en assurent le succès à long terme et sur une très large audience. Le second article met en œuvre plusieurs catégories d’outils d’évaluation sur des dispositifs d’apprentissage. Centré sur la dimension d’évaluation de l’interface personne-système, il montre de façon très concrète, et en comparant les diverses méthodes, ce qu’il est possible d’obtenir en évaluant l’interface d’un dispositif de formation à distance d’un point de vue ergonomique. Le troisième article envisage la problématique de la transmission de la mémoire. Il analyse, sous trois angles complémentaires, un vecteur de médiation assez inaccoutumé : la représentation scénique au théâtre. Il examine notamment la pertinence d’une proposition théâtrale qui se veut documentaire et fidèle aux faits, au plus près de la réalité historique. Enfin, le dernier article s’intéresse à la recherche collaborative d’information du point de vue des comportements et processus mentaux sous-jacents. Il poursuit trois objectifs complémentaires. Il explicite les enjeux liés à cette activité. Il fait un point sur les connaissances du domaine. Il présente enfin les caractéristiques et les fonctionnalités d’un outil technique innovant. R.I.H.M. maintient ainsi le format de 4 articles longs en varia et boucle, avec ce second numéro, sa programmation de parution 2008. En remerciant les contributeurs qui n’ont pas craint l’aventure d’une revue en mutation, nous vous souhaitons à toutes et à tous une très bonne lecture et nous espérons que la découverte de la revue vous a convaincus de lui être fidèle. Sylvie LELEU-MERVIEL et Khaldoun ZREIK Rédacteurs en chef 1 L’influence des soap opera sur les stratégies narratives des séries télévisées Soap opera influence on TV Prime time narrative Carmen COMPTE Université de Picardie Jules Verne [email protected] Résumé. Ancré profondément dans une tradition littéraire picaresque, le feuilleton à épisodes a réussi à traverser les différents types de supports (journal, radio, cinéma, télévision) en trouvant, à chaque étape, les spécificités d’écriture qui caractérisent le média utilisé. Son adéquation avec des contraintes techniques du petit écran a fait de ce format un modèle de rhétorique télévisuelle dont le succès (à long terme et sur une très large audience) permet de comprendre son influence sur des séries du « prime time » apparemment aussi différentes que Hill Street Blues, NYPB, P.J., Ally Mc Beal, Avocate & Associates, ou Urgences. En jouant sur les stratégies narratives, on assiste à un basculement du récit vers une focalisation sur des relations interpersonnelles dans une sorte de huis clos qui tient par un minutieux travail technique que nous contribuons à mettre en évidence. Mots-clés. Soap opera, narration, rhétorique télévisuelle, feuilletons, séries américaines, structures narratives, forme culturelle de communication, fiction télévisuelle, formes fictionnelles. Abstract. Deeply rooted in the picaresc tradition, the soap opera (daytime serial) gendered a narrative form finding its own specificity, progressively in the protocols of more closed narrative forms such as press, radio, cinema and television. Its adaptability to the technical capacities of programs meant for the small screen has developed a real rhetoric model proving to be one of the most effective broadcast vehicle (if we considered its long term run and large audience). This also explains its influence on prime time series as varied as Hill Street Blues, NYPB, P.J., Ally Mc Beal, Avocate & Associates, or E.R. While developing a distinct narrative form, the serial puts the emphasis of the fiction on interrelationships among characters creating a real “huis clos”. This is done with a meticulous technical work which we contribute to underline. Keywords. Soap Opera, narrative, TV rhetorics, daytime serials, american serials, narrative structure, cultural form of communication, television fiction, story telling forms. 3 Revue des Interactions Humaines Médiatisées 1 Vol 9 N°2, 2008 Introduction Le soap opera s’inscrit dans la tradition littéraire picaresque qui remonte au XVIème siècle. En effet, que ce soit avec la Celestina ou Lazarillo, c’est l’aventure d’une société qui est racontée, ce sont les péripéties d’un personnage 1 représentant du peuple, antinomique des héros de pastorales et des romans de chevalerie. Issus de la littérature orale, ces feuilletons sans fin 2 ont suivi l’évolution des médias, dans les journaux, puis à la radio, au cinéma et enfin à la télévision. Se sont-ils adaptés aux contraintes des différents supports médiatiques ou ont-ils fait évoluer l’écriture de ces derniers ? C’est l’une des questions qui se pose lorsque l’on observe la place prépondérante qu’ils occupent et la parfaite union établie entre leur forme narrative et le système symbolique télévisuel. Elle sera abordée en première partie. Afin de vérifier si ce style de narration influence de façon visible les autres formes de fiction, elles sont appréhendées, en deuxième partie, à partir de quelques caractéristiques. Enfin, nous examinons si ce système d’écriture, minutieusement construit en réponse à des besoins sociaux et individuels, peut compromettre la diversité des formats télévisuels et entraîner une uniformisation, ou s’il constitue une sorte de rhétorique particulièrement adaptée au support hertzien. C’est en effet un système paradoxal car, pour traiter des difficultés de la vie ordinaire, voire de l’action-zéro (absence d’action dont le Loft serait le point extrême), afin de se rapprocher d’une réalité quotidienne, il a dû développer des moyens techniques extrêmement sophistiqués qui réussissent à maintenir l’intérêt et l’attention du spectateur et donc à le fidéliser. 2 Analyser l’écriture télévisuelle d’un soap 2.1 Un constat Dans une économie télévisuelle de renouvellement que caractérise la recherche du bénéfice, la permanence des soap opera représente un phénomène exceptionnel. A l’antenne dès 1937, The Guiding Light était un feuilleton radiophonique à succès qui s’est poursuivi sous la forme d’un soap à la télévision jusqu’à aujourd’hui. S’il constitue ainsi le record de longévité d’une émission, ce passage réussi d’un support technique à un autre soulève au moins deux questionnements : • Si le succès de ce style de narration exprime l’existence d’un besoin de la part du public, quel est-il et de quelle façon la télévision le satisfait-il ? • Si, comme l’affirme Mc Luhan, « le média c’est le message », dans quel sens s’est effectuée l’adaptation ? Le genre littéraire du feuilleton a-t-il été transformé par sa mise en scène hertzienne, ou a-t-il 1 La Célestina (1499) de Fernando de Rojas et les Aventures de Lazarillo de Tormes (1553), œuvre anonyme. On rappellera que l’œuvre de Dickens a d’abord été lue par épisodes dans des magazines, avant d’être regroupée dans un ensemble d’ouvrages. 2 D’où le nom d’opera en référence à la longueur, aux retournements narratifs et de soap, allusion aux détergents, subventions publicitaires de la première heure de la télévision pour des feuilletons de l’après-midi. Ils ont pris le nom de tele-novelas dans les pays hispanophones (avec le surnom de culebrones, couleuvres exagérément longues), rappel de leur origine des fotos-novelas. Les westerns furent appelés des “horse-opera” dans les années 1930. On peut également y voir, comme l’ont fait les nombreuses critiques, le détergent qui nettoie tout ce qui est mauvais dans l’individu et qui alimente l’art mélodramatique de l’opéra… 4 L’influence des soap opera sur les stratégies narratives des séries télévisées contribué à développer un nouveau style télévisuel, une écriture en concordance avec les contraintes du média ? L’œuf ou la poule 3 ? Trois éléments montrent à la fois une adéquation du genre au média et un développement de l’outil télévisuel pour répondre aux caractéristiques du style narratif : • L’infrastructure commerciale de l’outil dont le fonctionnement est conditionné par l’audience. Le soap est organisé en intime interaction avec le grand public. Courrier, magazines maintiennent un lien étroit qui assure à la production une bonne assise sociale 4 . Ces aspects collatéraux permettent déjà d’entrevoir la transition médiatique que peut apporter la Web TV. • La structure de production de ces feuilletons qui garantit au produit une régularité et un coût de type industriels. Le rythme de tournage d’un épisode quotidien, base d’une fidélisation du public, suppose une organisation précise et une équipe homogène : les réalisateurs, les scénaristes et acteurs sont sélectionnés puis formés en interne pour assurer des continuités de style. • Une remise en question quotidienne de la réalisation, par une approche pragmatique de la réception 5 , afin d’en améliorer l’impact. Face à une concurrence sérieuse, il faut à la fois fidéliser en rassurant et stimuler en innovant, d’où un besoin de connaître et d’exploiter le système symbolique utilisé et son potentiel. Un succès d’audience pour un monde rassurant Pour étayer l’affirmation selon laquelle les êtres humains sont insatiables dans leur curiosité envers leurs semblables, M. Esslin (1982) raconte une anecdote. Dans un petit village africain aux maisons de huttes, sans commerce et sans électricité, il s’interrogeait sur ce que faisaient les habitants, pendant les longues soirées qui succèdent à une nuit qui tombe tôt et soudainement sous les tropiques. Son ami lui répondit sans hésitation que les gens parlaient d’eux, de leurs voisins, des joies, des peines. Ainsi, considère M. Esslin, cet intérêt qui vient après les préoccupations de nourriture, d’un abri, de la procréation, constitue l’un des besoins fondamentaux des humains 6 et l’auteur de conclure que toute fiction n’est finalement qu’une forme de potin (gossip). La télévision, avec son interminable flux de personnages présentés de 3 Le succès de certains formats s’est répercuté sur l’évolution technologique. Ainsi les “comic strips” ont accéléré les progrès de l’impression couleur à grande vitesse. 4 D. Hobson (1982) rapporte l’importante controverse soulevée dans la presse et les nombreuses manifestations occasionnées par la décision de ne pas renouveler, après 17 années de services, le contrat de l’actrice qui jouait le rôle central de Meg Mortimer dans le feuilleton britannique “Crossroads”. L’auteur a traité ce phénomène dans une analyse systémique qui montre combien les divers éléments socioculturels co-latéraux ont autant d’importance que le texte pour construire une relation d’interaction entre les téléspectateurs et le feuilleton. 5 Qui conduit à des résultats surprenants constatés lors l’étude (Compte, 1985), notamment la corrélation entre des analyses sémiotiques du traitement technique et des études cognitives, au grand étonnement de l’instance de réalisation (“do I do that?” répondait le réalisateur interrogé lors d’un entretien). 6 Pour étayer ce point, certains chiffres sont éloquents : en 1940, les 64 feuilletons diffusés par les radios américaines constituaient 92% du financement sponsorisé des émissions de la journée. 5 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 manière dramatique (que ce soit de la fiction ou de la réalité), est le plus parfait convoyeur mécanisé de ces formes de commérages (p.30). Dans un autre contexte, américain cette fois, D. Hobson (1982) souligne le plaisir qu’éprouvent les téléspectateurs à commenter ce qui s’est passé ou va se passer dans les épisodes des fictions télévisées. Puisqu’il s’agit de la vie quotidienne, chacun peut se sentir spécialiste et avoir son mot à dire, ce qui expliquerait, en France, le succès de la télévision réalité et d’émissions de type Loft story. C’est donc un domaine remarqué par les chercheurs, particulièrement en psycho-sociologie. Les analyses de D. Pasquier (1998) sur Hélène et les garçons et autres séries pour adolescents, tout comme le travail de S. Chalvon-Demersay (1994), confirment cet engouement et le rôle joué par ces émissions. Aux Etats-Unis, les soap sont doublement ancrés dans une réalité quotidienne. Tout d’abord par les thèmes qui reprennent des faits-divers, mais également par les indications de coordonnées et de références données incidemment au cours des échanges. Le feuilleton mêle habilement des personnages de fiction et des acteurs sociaux qui acceptent de faire une apparition, jouant leur propre rôle. Les spectateurs intègrent ce monde virtuel en évoquant les personnages comme des êtres familiers qu’ils suivent depuis des années et auxquels ils adressent un abondant courrier. Le rapport intime qu’ils éprouvent avec ce style d’émissions, son appropriation sont illustrés par le nom que la mère de R. Allen (1995) attribue aux soap : “my stories” et que l’auteur rapporte avec amusement. Les soap constituent un « lien commun » rassurant dans une société où la famille est atomisée, dispersée, où les environnements mêmes sont en continuelle transformation. Ils développent un monde qui se substitue naturellement au vide laissé par une individualisation sociale. Nourris des problèmes rencontrés par les individus, ils en assurent de nombreuses fonctions 7 en donnant, non pas des leçons, mais des éclairages multiples d’une même situation. Or, observer comment quelqu’un s’est tiré d’affaire face à un problème, constitue également une partie importante d’un processus d’apprentissage permanent tout au long de la vie. D’où l’intérêt didactique 8 suscité par ce format télévisuel. Un succès financier pour un modèle efficace Par l’apport des publicitaires, les soap opera assuraient 75% des revenus des Networks dans les années 1980, ce qui explique la luxueuse organisation 9 qui permet Pourvoyeurs de modèles comportementaux d’une éducation sociale, ils deviennent également objets de communication et même moyens utilisés par des acteurs médicaux pour évoquer les problèmes d’un patient. 8 L’échec de la campagne anti-alcoolique menée par le Ministry of Health dans les années 80 et le succès remporté par le thème traité dans plusieurs soap opera en témoignent, tout comme l’importante utilisation en Amérique latine de ce type de feuilletons dans un objectif d’éducation à grande échelle. 9 Pour All my Children, un immeuble entier est consacré à la production du soap, véritable usine comportant tous les corps de métier travaillant la nuit pour la mise en place des décors, dès 7h du matin pour la réception des acteurs, la répétition des textes, les séances d’essayage et de maquillage, la mise en place des éclairages avec celle des caméras, pour une répétition avec le réalisateur en fin de matinée et un tournage en début d’après-midi. Pendant que le document est au montage-son, des réunions sont prévues avec toute l’équipe pour discuter du scénario du lendemain, prendre connaissance du courrier des spectateurs (les sacs postaux reçus quotidiennement et les courriers électroniques sont analysés et synthétisés par des responsables) afin d’en tenir compte, de corriger éventuellement le scénario avant de le distribuer aux acteurs qui doivent l’apprendre pour le lendemain. L’arrivée de la numérisation dans les moyens de production a très peu modifié cette organisation. 7 6 L’influence des soap opera sur les stratégies narratives des séries télévisées une production régulière et précise. Tout est, en effet, minuté, chacun connaît sa fonction exacte afin d’être efficace et d’éviter les surcoûts. L’équipe de scénaristes et de réalisateurs est formée spécifiquement par la chaîne de façon à assurer une continuité de style et une création commune. A la différence de la production française, le produit réalisé appartient à la chaîne, les auteurs, scénaristes et réalisateurs sont « fonctionnarisés » à son service. L’industrialisation du processus de création permet de mettre en place un produit réplicable jusqu’à ce qu’une légère inflexion de l’audimat apporte un signal immédiatement géré dans un sens d’ouverture à la créativité. 2.2 Du paradoxe à un type de narration spécifique Ses caractéristiques apparentes Caractéristiques Intimité du huis clos Morcellement extrême Implication Développement dialogique Téléspectateurs Médiation Compréhension/motivation Interaction Réappropriation Figure 1. Schématisation des modes de médiation/interaction propres au soap Pour tout profane 10 , le soap est caractérisé par des personnages qui, essentiellement par des échanges verbaux, nous entraînent dans des dédales compliqués d’intrigues multiples qui intéressent plus particulièrement un public de ménagères. Conclusion des analyses d’audience des années 1940 pour la radio, cette image persistera pour la télévision. Il faut attendre la décennie 1980 pour que de nouvelles études démontrent que le public est beaucoup plus large et différencié (Cassata & Skill, 1983), que le type de narration est vraiment spécifique et que certaines de ses règles sont peu à peu adoptées dans les prime time (Skill, 1982). J’ai moi-même expérimenté comment, lors de mes premiers séjours à New York, alors que l’anglais constituait encore un sérieux barrage et que mon manque d’intérêt a priori pour le genre du feuilleton me faisait zapper devant le téléviseur, deux particularités ont retenu mon attention. Tout d’abord, le fait que de manière presque immédiate au moment du visionnement, la relation entre les personnages et le sens de leur action apparaissait transparente au spectateur que j’étais. Elément paradoxal si l’on considère qu’il s’agit de plusieurs intrigues entrelacées, souvent très compliquées, en principe essentiellement présentées par des dialogues et entrecoupées, sans transition, par de longues pauses publicitaires, au moins sept fois en moyenne, quelle que soit la durée de l’épisode. Ainsi, étonnée par l’efficacité de cette forme de médiation, il m’a semblé intéressant d’observer comment le système d’expression spécifique développé par ce genre narratif permettait à quiconque (même à un non-anglophone) de comprendre et même de retenir des formules d’échanges sociaux. Cela apparaissait comme un système fonctionnel mis en place pour répondre au « melting pot » américain : une sorte de « Fast-food » intellectuel et social, facile à assimiler. Et pour le Dictionnaire de la Communication qui définit le soap comme « une réalisation de médiocre qualité (…) qui s’adresse aux ménagères ». 10 7 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 La deuxième particularité s’est révélée au cours de l’analyse conduite pour comprendre ce paradoxe 11 . Les résultats ont confirmé l’objectif général commun, celui d’une recherche d’audience maximale. Il est apparu que le soap qui a obtenu le plus grand succès, contrairement à celui qui en avait obtenu le moins, portait plus d’attention aux deux points suivants : - Faciliter la compréhension du plus grand nombre de téléspectateurs ; - Stimuler continuellement leur motivation. Pour ce faire, sur la base d’une approche pragmatique, chaque chaîne a mis en place, tout au long de ces années à l’antenne, un système précis qui apporte à un public hétérogène une réponse à la fois sociale, narrative et technico-cognitive. « Ces outils permettent de composer un réseau polyphonique multicode et stratifié qui favorise une lecture à plusieurs niveaux de compréhension. Le message y est structuré en plusieurs strates sémantiques, la plus fondamentale prend en compte les éléments de compréhension, une autre fortement imprégnée d’éléments socioculturels autorise un niveau de lecture différent, et une troisième reste plus particulièrement ouverte pour un espace de création originale ; les trois étant intrinsèquement liées et interconnectées » (Compte, 1985). Une méthode de mise à plat des structures narratives Une méthode d’analyse a été mise au point à l’occasion de cette recherche sur les Soap Operas (1985), puis elle a été adaptée à l’auto-formation des enseignants de langue 12 en leur donnant un outil simple à utiliser pour sélectionner et exploiter les documents extraits d’émissions de télévision ou de films. La méthode allie des données sémiotiques de mise en image utilisées par l’instance de production à des données perceptuelles apportées par les recherches en sciences cognitives et repérées lors du visionnage. D’où le nom donné à cette méthodologie « sémio-cognitive ». L’image s’apprend. Comme tout média, l’écriture télévisuelle obéit à des codes, les niveaux de lecture dépendent donc de leur maîtrise. C’est la raison pour laquelle l’analyse proposée commence par une mise à plat du document, car celle-ci sert de cadre de référence. Il s’agit de mettre sous forme de tableau les éléments tels qu’ils ont été perçus. Elle donne à voir la chronologie des événements, de saisir rapidement le découpage des unités constitutives. Leur minutage donne en outre une information importante sur les éléments mis en avant par le réalisateur. Il ne s’agit cependant pas d’un script précis et rigoureux ou d’un scénarimage (story board). Pour l’analyse des structures narratives, le document est découpé en unités d’action ou événementielles 13 , considérées comme des séquences. La chronologie des événements permet de faire apparaître les distorsions du traitement temporel (temps réel versus temps fictionnel). Une analyse sémiotique plus poussée exige de L’analyse (Compte, 1985) s’est d’abord centrée sur les treize feuilletons présents à l’antenne, afin de vérifier leur appartenance commune à une forme précise et appliquée. L’étude diachronique plus détaillée du contenu s’est effectuée sur deux extrêmes : les soap opera ayant le meilleur et le plus mauvais indice d’audience dans un corpus portant sur cinq années. 12 Collection EDAV (Exploitation de Documents Authentiques en Vidéo, 1986-1995) Publication et diffusion CIEP/CNDP. Composée de 6 ouvrages chacun accompagné d’un film, la collection proposait un outil d’auto-formation aux enseignants afin qu’ils sachent utiliser l’image animée dans leurs cours. Cf. également l’ouvrage publié chez Hachette : la Vidéo en classe de langue (1993). 13 Le tableau propose 4 colonnes : le n° de la séquence, sa durée, un bref descriptif de l’action et les indications scripto-iconiques. 11 8 L’influence des soap opera sur les stratégies narratives des séries télévisées détailler les séquences en plans selon leur grosseur 14 et leur durée et de repérer où se situent les effets spéciaux apportés par un mouvement particulier de la caméra (panoramique, travelling) ou de l’objectif (zoom). Ces tableaux permettent une analyse de la diègèse : comment se construit la chronologie des actions et des personnages. Pour ces derniers, nombreux dans les feuilletons, une analyse de leurs interrelations sous forme de mapping permet de comprendre l’impact, la complexité que certains d’entre eux possèdent par rapport à d’autres qui deviennent des fairevaloir. Dans l’expérimentation évoquée (1985), la mise à plat des épisodes de soap opera s’est faite en trois étapes : une mise à plat du visuel plan par plan, puis de l’audio (sans l’image) et enfin du traitement technique, toujours en fonction de la perception au moment du décodage. Puis, pour la partie technique, une comparaison a été menée avec les scripts de réalisation que la chaîne de télévision a mis à notre disposition. Elle révèle ainsi un travail minutieux comparable à celui d’une composition musicale dans laquelle la place et la tonalité de chaque instrument sont précisément calculées. Dans le cas du feuilleton, les instruments sont constitués par des codes empruntés à d’autres médias, tels les styles narratifs (littérature), le jeu de personnages, les décors et costumes (théâtre et cinéma), le travail sur les différents types de musique (radio), le montage (cinéma). C’est la combinatoire de ces systèmes symboliques qui appartient en propre au média télévisuel. Le produit est élaboré en fonction de la réception qui en est prévue. La priorité est de faciliter la compréhension, puisque tout spectateur qui ne comprend pas zappe en jugeant négativement le spectacle. Parallèlement, il est indispensable d’offrir une stimulation à des motivations et à des niveaux d’attention très hétérogènes. Un travail précis de médiation Dans un cadre d’analyse sémio-cognitive, la mise à plat de structures narratives des fictions policières télévisuelles fait apparaître, entre autres, deux processus de logique visant la compréhension. Le premier est représenté par des séries telles Murder she wrote (Arabesque), qui par un effet de flashback explique, au moyen d’une reprise visuelle, les différents points clés de la résolution de l’intrigue policière. Columbo se situe dans cette logique, mais avec une structure différente : l’explication est donnée, visuellement, aux spectateurs avant l’arrivée du héros. Ce n’est pas le processus le plus couramment employé par les soap opera. Dans le second, l’influence du format porte davantage sur la participation continuelle du spectateur grâce à des éléments facilitant le repérage, non pas comme spectateur d’une situation, mais comme témoin, confident d’un réseau de témoignages qui finissent par converger vers une seule ou une multiplicité d’explications. C’est une structure en puzzle. Ce point apparaît nettement dans Hill Street Blues, New York Police Blues (NYPB) et dans Urgences lorsque les séries font intervenir des opinions différentes apportées par les divers personnages. Le spectateur n’assiste pas vraiment à l’action, mais aux réactions médiatisées des personnages. Le système de juxtaposition permet d’accélérer des inférences pour comprendre plus vite une situation. 14 L’analyse proposée se distingue d’une analyse cinématographique dans la mesure où ce décodage par plans peut se faire en utilisant simplement trois types de plans : les deux extrêmes de l’échelle des plans (gros plan et plan d’ensemble) et un plan intermédiaire. Les raisons en sont développées dans (Compte, 1992). 9 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 Repérage des personnages Au premier rang des éléments facilitant le repérage se place l’utilisation de stéréotypes et d’archétypes qui, du point de vue narratif, stimulent la participation active des spectateurs. On retrouve également la distinction précise des personnages par leur physique, les costumes, le métalangage corporel et tout indice permettant de les caractériser et donc de les discriminer les uns par rapport au autres. L’importance de ces éléments est apparue lors du décodage évoqué (1985) des deux feuilletons. Le décodage, nous avons insisté sur ce point, se faisait en fonction de ce que percevaient les codeurs 15 . Dans l’un des feuilletons, celui qui avait le moins de succès, le décodage visuel (sans audio) a présenté aux décodeurs des difficultés dans la reconnaissance et l’identification de certains personnages, à cause d’un casting trop uniforme. Les personnages se « ressemblaient tous » d’après les codeurs 16 et leur repérage, leur nombre, le rythme du défilement (interdiction de revenir sur un plan analysé) exigeaient un effort d’attention plus poussé et, en général, mal accepté. Celui qui avait le plus de succès présentait au contraire de nombreux détails favorisant une perception rapide et une prise en compte des conditions de visionnage dans le flux. Projection des intentions de réalisation dans le décor L’analyse technique a mis en valeur le rôle des décors, élaborés pour créer une émotion, une atmosphère en liaison directe avec l’intentionnalité que souhaitait transmettre le réalisateur. Les gammes de couleurs et de matières jouent dans le même sens. Parmi de nombreux exemples, le traitement des deux couples de héros du même feuilleton semble illustratif de ce point, car ils étaient systématiquement filmés, les uns sous un éclairage franc, les autres tamisés ; les uns avec des couleurs pastel, les autres des couleurs sombres. La systématisation de ces éléments tenait parfaitement son rôle de facilitateur dans la perception d’une ambiance et l’anticipation de l’action : le premier couple, jeune et amoureux, vivait en parfaite harmonie, alors que le couple âgé était à la veille d’un divorce. La redondance de ces éléments, qui semble vraiment exagérée lorsqu’elle apparaît dans la mise à plat, n’est pas consciemment perçue lors du visionnage dans le flux et, d’après les réactions des décodeurs, elle semble avoir un réel impact sur la perception et, par contrecoup, sur la motivation, car elle facilite une compréhension rapide. Stimulation par la réalisation L’autre souci de l’instance de réalisation est de continuellement stimuler la motivation du spectateur. Elle le réalise par le choix des thèmes tout autant que par la mise en scène servie par un cadrage et un montage particuliers. Pour équilibrer le manque d’action, les échanges entre les personnages sont filmés en plans serrés 17 et courts. Le couloir de P.J. permet non seulement aux personnages de se croiser (source d’intrigues secondaires), mais également de faciliter des mouvements de caméra. Le rôle de la prise de vue est primordial. Les emplacements de caméras 15 Pour l’expérimentation, ils avaient été choisis avec des âges et types de motivations différents. Pourtant, les décodages qu’ils effectuaient séparément (ils ne se connaissaient pas) apportaient les mêmes informations et des remarques comparables. 16 Le contexte du feuilleton était le milieu de la danse, les personnages ne se distinguaient pas assez car ils étaient vêtus selon un même style et appartenaient à une même classe d’âge. Contrairement à des feuilletons plus récents situés dans un contexte identique (tel « Un dos Tres », par exemple), le visuel était très pauvre et peu informatif. 17 C’est-à-dire qui donnent au spectateur l’impression d’être dans un rapport d’intimité avec le personnage (gros plans). 10 L’influence des soap opera sur les stratégies narratives des séries télévisées permettant de nombreux angles de prise de vue et la construction d’un regard subjectif, spécialement adressé au spectateur, compensent les effets négatifs d’un genre qui limite l’action à un huis-clos et à une temporalité du quotidien. On a pu dire que les acteurs de soap ne bougeaient pas, car effectivement c’est la caméra qui les anime, regard inquisiteur et curieux qui se déplace constamment mais avec logique 18 . Urgences illustre bien ce procédé. Stimulation par le rythme Autre aspect de stimulation : le rythme de l’émission. Il constituait l’un des points remarqués dans (Compte, 1985). Le manque d’action dû aux choix des thèmes et au style de traitement des soap a fait prendre conscience, très tôt, de la nécessité d’assurer un rythme rapide, susceptible de retenir l’attention du spectateur. Cette accélération se remarque également dans l’évolution de séries telles que Columbo, Maigret, Navarro et J. Lescaut 19 . Le plan extrêmement long (plan séquence de 10’) que l’on trouve dans Columbo (1970) est un héritage direct des tournages cinéma. L’accélération est encore plus nette dans des séries plus récentes telles que NYPB, Urgences, Ally Mc Beal dont la structure rappelle singulièrement celle des soap opera. Les deux séries américaines 20 sont généralement plus courtes que les séries françaises (40 à 43’ versus 48 à 50’) pour un nombre de séquences plus important, ce qui signifie un plus grand nombre d’alternance entre les différents thèmes développés. L’observation de la durée moyenne des plans varie autour de 3" pour Ally Mc Beal et elle fluctue pour Urgences entre 2"24 et 4"42 alors que pour les séries françaises elle semble stabilisée autour de 3" pour Avocats et Associés et de presque le double pour La Crim’. Les durées des plans les plus courts, souvent 2" pour Urgences et Ally Mc Beal sont doublées dans les séries françaises telles que Avocats et Associés et La Crim’. Le tableau détaillé réalisé lors de la mise à plat révèle comment les séquences longues sont composées de plusieurs plans, de façon à ne pas ralentir le rythme de la narration. Ainsi la séquence la plus longue de l’épisode, 4’31" (Ally Mc Beal) concerne des plaidoiries et est construite à l’aide de 56 plans, soit une durée moyenne de 4 secondes par plan. La séquence de 5’26" (La Crim’) dans laquelle l’associé, acculé, avoue le crime, comporte 41 plans (moyenne par plan de 7 secondes). La moyenne générale de durée des plans est ainsi révélatrice d’une accélération. Mais comme la perception du spectateur a des limitations, Urgences a dû ralentir le rythme des premiers épisodes. Ally Mc Beal La Crim’ Durée Seq. la plus longue 4’31 5’26 Nbre de plans Durée moy./plan 56 41 4 secondes 7 secondes Tableau 1. Comparaison Etats-Unis/France des durées moyennes pour les séquences longues On constate globalement un rythme deux fois plus rapide des productions américaines par rapport aux productions françaises. 18 Contrairement à ce qui a été tenté dans la série La Crim’ où les mouvements de caméra provoquent le tournis. 19 La durée moyenne des plans d’un Columbo est passée de 1’57 (1970) à 1’42 (1980), pour Julie Lescaut de 1’47 (1996) à 1’25 (1997), pour ne citer que deux exemples. 20 Il est fait, ici, référence aux épisodes analysés : Ally Mc Beal (1997 et 1999), Urgences (1999 et 1999), Avocats et Associés (1999 et 2000), La Crim’ (2000 et 2001). 11 Revue des Interactions Humaines Médiatisées 3 Vol 9 N°2, 2008 Les caractéristiques de l’« union » forme narrative/système symbolique et son influence dans les séries du « prime time » L’étude détaillée des soap opera conduite par R. Stedman (1977), par M. Cassata et T. Skill (1983), R. Allen (1985), C. Compte (1985) semble confirmée par celle plus récente de R. Allen (1995). Si les thèmes sont variés et évoluent avec la société comme par effet de miroir, un certain nombre d’éléments permanents permettent d’évoquer une structure générale et des caractéristiques propres au genre. Nous les avons regroupées selon deux points de vue. - Du point de vue narratif Multiplicité d’intrigues entrelacées. Développement alterné de chacune d’elles. Découpage en séquences courtes rythmées par de nombreux plans. Absence de héros. Absence de morale manichéenne. Elaboration d’une rhétorique télévisuelle. - Du point de vue social Ancrage dans une réalité quotidienne. Maintien d’une cohésion sociale. Pérennité rassurante (élément d’équilibre pour une société atomisée). Relation privilégiée avec le téléspectateur. T. Skill remarquait déjà en 1982 l’ouverture du prime time à certaines des caractéristiques tangibles du format. Aujourd’hui, des productions autres que des soap telles que les sit’com, les séries et les feuilletons, diffusées aux heures de grande écoute, semblent effectivement avoir adopté certains des éléments narratifs des soap notamment dans le traitement du personnage principal, de l’action et du développement de la fiction. 3.1 De l’extraordinaire à la quotidienneté Pour comprendre la filiation picaresque annoncée au début, il convient d’interpréter le terme de picaro, non pas dans un sens moral de « vaurien » donné par le dictionnaire, mais dans un sens social de la « valetaille » du XVIème siècle, c’est-àdire du petit peuple. Les récits picaresques touchent le grand public car il s’y reconnaît et s’identifie à ces héros ordinaires du quotidien. A. Bandura (1965, 1971) avait déjà démontré l’impact télévisuel dans ce processus d’identification (modeling process) provoqué également par la télévision, surtout lorsqu’elle présente des personnages et des situations proches de la vie du téléspectateur. Du héros à l’individu Le genre du soap opera refuse la notion classique de héros pour lui préférer des « brillances » ponctuelles de certains personnages, selon les épisodes. Le héros fait place à des individus mis en lumière, parce qu’ils sont confrontés à une circonstance particulière et/ou parce qu’ils ont un type de comportement précis. C’est ainsi que, dans leur analyse de l’audience, S. Pingree (1981) et M. Cantor et S. Pingree (1983) expliquent le pouvoir d’identification qu’exerce ce genre télévisuel et l’implication profonde des spectateurs pour ce type d’émission. Le genre du soap s’oppose au principe manichéen développé dans les westerns, par exemple. Ses personnages ne sont ni bons ni méchants, ils sont « faibles » car, selon les conjonctures, ils peuvent agir de façon à nuire à un autre personnage. Les interactions multiples apportent des nuances qui conduisent à comprendre les 12 L’influence des soap opera sur les stratégies narratives des séries télévisées situations, plutôt qu’à les juger. Le téléspectateur acquiert ainsi une perception plus complexe et plus profonde des personnages. Il est difficile alors de les considérer comme abjects, ils peuvent même devenir attachants dans leur faiblesse. On retrouve ce souci dans des productions actuelles du prime time. C’est le registre choisi dans le feuilleton Le juge est une femme avec un duo constitué par les héros. Le commissaire ivre mort disparaît, ce qui constitue une faute professionnelle grave. Pourtant, tout comme la jeune juge, le téléspectateur peut pardonner et comprendre, puisque le réalisateur a pris soin de montrer les raisons de la désespérance autodestructrice du personnage. Le travail des scénaristes est alors visé par des spécialistes, médecin, ancien policier tel Hugues Pagan pour Police District, afin de bien traduire le ressenti des personnages, « cassés de l’intérieur, ballottés par la vie » ou de vérifier l’authenticité des actions et des termes professionnels utilisés. Du héros solitaire au modèle multipolaire Le relevé des interactions entre les personnages (Fig.2) établi lors de la mise à plat des séries actuelles, permet de remarquer, par le nombre d’apparitions des personnages à l’écran, la focalisation dont ils sont l’objet. Columbo Secr Columbo Suspect Maîtresse Ami Victime 04 19 35 13 07 04 Fo suspect 02 Maigret Insp. Maigret Suspect Mari Infirm. Victime Kiné Star 09 34 09 04 06 04 08 18 Concierg e 16 Navarro Waltz B.M. Navarro Borrel Auqulin Blomet Truand Martin Ginou 04 13+ 63 16+ 15+ 13+ 06 05 06 Yoland e 24 NYPB Inspect. 1 Inspect.2 Patron Inspect.3 Inspect.4 Avocat 25 15 16 15 03 Inspect.2 Patron Inspect.3 Inspect.4 Inspect.5 Inspect.6 Assistant 15 18 11 22 16 09 08 21 P.J. Inspect. 1 18 Figure 2. Synthèse des interactions inter-personnages et apparitions à l’écran La différence de traitement entre Columbo, Maigret d’une part, et NYPB et P.J. d’autre part, montre combien les intrigues sont concentrées sur le héros et le suspect dans le premier cas et réparties dans le deuxième cas. Maigret est ainsi mis en valeur, tout comme Columbo 21 , contrairement aux patrons des séries policières telles NYPB ou P.J.. Le modèle du héros solitaire, issu de la tradition littéraire, puis cinématographique, tels Maigret, Columbo, Derrick, dans laquelle la narration 21 L’importance du suspect s’explique par la structure logique de la série qui suit le personnage au moment de l’action, au début de l’épisode, avant l’arrivée de Columbo. 13 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 structurante s’articule au fil des avancées de l’enquête, place le public dans une fonction de spectateur. Au contraire, le modèle multipolaire proposé par NYPB, P.J., Police District, Ally Mc Beal, Urgences, composé d’une pluralité de personnages, permet une focalisation sur des aspects psychologiques et sociaux par le biais du comportement de cette diversité d’individus. Ces séries ont adopté la technique des soap, qui n’explique pas, mais, à travers des échanges, des interactions, montre et fait apparaître les aspects saillants d’une personnalité et d’une situation. La série Urgences illustre bien ce processus narratif. Julie Lescaut, Les Cordiers en sont, en France, également des exemples, dans la mesure où l’intrigue est redistribuée à d’autres personnages (les inspecteurs, la famille, par exemple). Le temps de présence du héros à l’écran passe ainsi presque du double (62,5%) 22 au simple (34%) entre Columbo (1970) et Navarro (1995) ou Ally Mc Beal (2001) (37%). Présence à l’écran Pourcentage Columbo 1970 60’ 62,5% Columbo 1980 51’ 56% Maigret 1987 42 46% Navarro 1995 29 34% Ally Mc Beal 2001 15’36 37% Figure 3. Temps de présence du héros à l’écran Cependant, la télévision dont l’objectif demeure la conquête de l’audience maintient une pluralité de formes, raison pour laquelle il serait vain de parler de paléo ou de néo-télévision. Le principe de diffusion des séries semble s’apparenter davantage à l’hétérogénéité favorisant l’hybridation des formats. Ainsi, côtoyant des modèles de héros solitaire ou multipolaire, des formules intermédiaires se développent, mettant en scène un duo ou un personnage fort autour duquel gravitent les autres protagonistes. La série Navarro tient lieu de transition avec un personnage présent, mais une interaction importante avec ses « mulets » (les inspecteurs). D’un événement à l’« action-zéro » du quotidien Les travaux de V. Propp (1925, 1965) sur la structure des contes ont contribué à mettre en évidence le fait que, traditionnellement, une narration est centrée sur un événement qui, dans la vie tranquille d’un personnage ou d’une communauté, crée un déséquilibre. Le héros entre alors en action pour rétablir l’harmonie initiale qui est en réalité une nouvelle harmonie, d’une autre nature que celle d’avant le chaos. Or, dans les soap tout comme dans la vie, cette harmonie n’est pas qu’un “happy end”. Elle est un passage, une transition vers de nouveaux bouleversements. Cette intrication d’aventures ordinaires jamais achevées rend ardue la tâche de résumer des récits précisément nourris des multiples relations entre les personnages ; lorsqu’on s’y aventure, on retrouve des archétypes. Si la source de toute fiction et de toute narration est, selon M. Esslin, fondée sur l’intérêt porté par les humains sur les autres, cette logique peut conduire vers un extrême d’action-zéro de type « Loft » ou d’actions-prétextes. On rend compte des « histoires » de la banalité quotidienne parfois simplement créées par le heurt de personnalités 23 . Le récit à base de dialogues s’y prête bien car il génère ses propres problèmes d’interprétation. Ainsi, c’est bien plus que le récit, l’évocation d’une temporalité du quotidien qui semble constituer l’objet principal de ce type de narration. Cette tendance apparaît dans les 22 23 De la durée totale des épisodes analysés : Columbo (1970), Navarro (1995). D’où le choix très précis du type de personnages dans les jeux tels Loft Story, Koh Lanta, etc. 14 L’influence des soap opera sur les stratégies narratives des séries télévisées séries telles que NYPB, P.J. ou Police District qui font « rejaillir l’ordinaire » 24 . Les enquêtes sont reléguées à la fonction de décor, elles sont des prétextes, d’ailleurs elles peuvent très bien ne pas aboutir comme c’est le cas dans la vie. L’événement n’est qu’un déclencheur pour mieux connaître les réactions des personnages. L’approche systémique inter-textuelle permet de tourner autour des personnages pour en comprendre les réactions. L’accroche dramatique principale peut être, comme le fait remarquer McAdow (1974), associée à un intérêt d’ordre sexuel ou encore au voyeurisme sadomasochisme que nous avons en nous et qui, d’après P. De-Muth et E. Barton (1982), étaient pris en charge par les jeux du cirque, au temps des romains. Mais il nous semble, d’après les étudiants interviewés 25 sur leur intérêt pour les soap, rejoindre l’opinion développée, en France, par D. Pasquier sur le rôle éducatif de ce genre d’émission, et ce pour au moins deux raisons. Le besoin éprouvé par les adolescents mais aussi par les adultes de connaître et de comprendre, d’une part, les différents comportements engendrés par une situation donnée ; d’autre part, les stratégies et/ou les solutions présentées par les séries pour gérer de véritables problèmes sociaux. Car les soap dépassent la simple présentation de la « mise en scène » interpersonnelle. Ils possèdent la particularité de traiter également des événements qui affectent la société. Dans les années 1980, ils représentaient même les seules émissions osant aborder, à côté des classiques adultères, les problèmes d’alcoolisme, de racisme et d’homosexualité. La série Urgences s’inscrit, de ce point de vue, totalement dans cette filiation. Tout d’abord, parce qu’il est difficile, dans un épisode, d’identifier le héros : les personnages bénéficient d’un traitement identique comme le montre le tableau de la figure 4. Ensuite, parce que chacun des personnages permet de traiter des problèmes de société, tels les enfants séropositifs et leur adoption (Jeanie), le droit des malades versus le devoir du médecin face à la mort (deux cas sont présentés dans cet épisode, une jeune fille et une vieille femme), l’homosexualité (Weaver) ou encore le droit des pères divorcés (Dr Benton). Illustration même d’une structure en puzzle, il est difficile de citer les problèmes et de les associer à un seul personnage, dans la mesure où la multiplication des facettes d’exposition entrecroise personnages et problématiques. Personnages Jeanie Dr.Weaver Bébé Lucy Dr.Romano Dr. Elizabeth Carter séropositif Cousine Redgy Damien Dr.Benton Lukas Dr.Greene Carla Carol Décès de la Psy Damien mère Nbre d’apparitions 6 5 4 8 5 4 8 6 Figure 4. Nombre d’apparitions des personnages (Urgences, « Derniers Sacrements », 1999) 3.2 Les éléments structuraux et l’organisation du discours Le fait de construire la narration télévisuelle sur une base unanimement perceptible conduisant vers une signification fondamentale permet ensuite de « jouer » sur les différentes strates ou niveaux signifiants. Le terme « jouer » est Expression de C. Chelli producteur de la série Police District sur M6 (Synopsis n°18, avril 2002, p.29). 25 Un professeur d’une des plus fameuses universités américaines avait dû changer l’horaire de ses cours parce qu’il correspondait à celui de la diffusion d’un soap et causait de l’absentéisme de ses étudiants. 24 15 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 volontairement employé, car il permet de considérer les prises de risque qu’apporte l’innovation en matière de réalisation. On veut modifier les représentations des téléspectateurs en accrochant leur attention ou leur curiosité par des combinatoires nouvelles et on attend de ce nouveau rapport perceptif qu’il entraîne une structuration rationnelle ou un espace de liberté et d’identification du téléspectateur. Structure narrative Ainsi sont remises en cause certaines structures narratives de base que la littérature a contribué à développer. La linéarité de développement en est un exemple. Les feuilletons tels que l’Instit ou Madame le Proviseur ne fonctionnent, auprès d’un public exigeant, que s’ils sont enrichis par ailleurs 26 . Le sens commun peut accepter un héros unique qui résout le problème à la façon caricaturale de Zorro et un contexte manichéen qui rappelle celui des westerns, mais, si l’on choisit de développer une action miroir d’une réalité quotidienne, le média du flux a ses exigences. Notre monde de vitesse ne permet pas, comme le faisaient les frères Lumière après avoir planté leur caméra, d’attendre qu’il se passe quelque chose 27 . Comment alors combiner la temporalité quotidienne avec ce besoin d’accrocher en permanence l’attention et la motivation ? La solution apportée par la structure du soap a été de développer plusieurs intrigues et de construire leur alternance de façon à ce qu’elles se situent, dans un épisode donné, à des points différents de leur développement dramaturgique (Fig. 5). Cette organisation permet de combiner l’intérêt narratif de façon à assurer une accroche constante pour un public peu captif 28 . Ainsi, si l’on accepte comme principe le développement dramatique canonique en trois temps (début, pic, dénouement), chaque épisode présente un récit qui débute, une histoire qui se termine et le pic dramatique d’un développement. Du point de vue de l’intérêt du sujet, les nouveaux téléspectateurs sont conquis par l’histoire qui s’amorce et par le pic dramatique, tout en étant intéressés au développement des autres histoires dont le pic viendra dans les épisodes qui suivent. Souvent, le dénouement d’un thème peut se poursuivre par le démarrage d’un sujet secondaire en latence dans le traitement du sujet principal. Thème 1 commencement développement dénouement pic dramatique Thème 2 Thème 3 Thème 4 dénouement pic dramatique commencement fin du thème dénouement démarrage fin dénouement pic dramatique démarrage fin Episode 3+ Épisode 4+ pic dramatique Épisode 1+ (ou plusieurs épisodes) Épisode 2+ Figure 5. Représentation de l’alternance comme système de développement dramaturgique des différents thèmes d’un même soap opéra Par exemple par une analyse plus fouillée d’une problématique sociale d’actualité, par des développements sur les plans sociologique et pédagogique susceptibles d’accrocher un grand public. 27 Bien que le succès constaté du Loft à sa sortie repose la question… 28 C’est-à-dire qui ne suit pas régulièrement les épisodes. 26 16 L’influence des soap opera sur les stratégies narratives des séries télévisées On retrouve dans Ally Mc Beal un exemple de cette alternance dramaturgique. Pour des raisons d’espace, nous reportons ici le tableau d’un seul épisode (Fig. 6). Les intrigues sont centrées autour de trois personnages de la série. John (points rouges et thème 2 sur le graphique) est amené à défendre une victime dont il tombe peu à peu amoureux au cours de l’épisode. C’est le commencement d’un thème qui sera repris par d’autres épisodes jusqu’à un dénouement. Le thème 3 est porté par Ling (points verts) jusqu’à sa conclusion à la fin de l’épisode. Le pic dramatique appartient au thème 1 sous la responsabilité d’Ally (points bleus), amoureuse de Lary, jalouse et inquiétée, plusieurs épisodes après on saura que c’est à juste titre, avec la visite de l’ex-épouse de ce dernier. La fonction des autres personnages est justement d’interagir avec l’un des trois, ou les trois, de façon à faire apparaître des facettes et des interprétations différentes d’une même situation. La figure ci-dessous présente sur un même tableau l’alternance des intrigues avec des éléments narratifs (nombre de plans faisant apparaître le personnage principal) et des éléments techniques qui expliquent le rythme (alternance des histoires avec alternance de décors fermés (cabinet d’avocat, bureaux, toilettes) et ouverts (extérieur 5, école 1, Tribunal 2 et bar 3). Dans ce tableau, la première ligne donne la chronologie des 36 séquences qui composent l’épisode. Les chiffres sous les points de couleur représentent le nombre de plans développant la séquence. Chaque point de couleur représente l’un des 3 héros mis en avant dans l’épisode. Points bleus 1 = apparitions à l’écran de Ally Mc Beal, 2 celles de John et 3 celles de Ling. Figure 6. Alternance dramaturgique dans la série Ally Mc Beal (épisode 10, série 4, année 2001) (T = Tribunal, B = Bar, E = extérieur) La même analyse a été faite sur trois épisodes d’Ally Mc Beal. Elle révèle une identité dans le nombre et la construction des intrigues qui composent chaque épisode : les problématiques inhérentes aux personnages se poursuivent d’un épisode à l’autre, accentuant l’effet feuilleton et permettant une densité, un volume, à des caractères que l’on voit se développer. Les intrigues professionnelles ou privées sont traitées avec un nombre de plans correspondant surtout à la tension dramatique que l’on souhaite établir. Dans le cas de cet épisode, le pic est dans le thème 1 qui comporte le plus grand nombre de séquences et de plans (47,63%). Le thème 2 reçoit un traitement presque équivalent avec 32, 57% des plans. Le thème 3 présente moins d’accroche pour les épisodes à venir, il est donc traité avec une présence des personnages à l’écran moins importante (19,78%). D’un lieu unique pour évoquer une diversité de contextes Un paradoxe intéressant à remarquer dans les soap trouve son prolongement dans les séries : lorsque le spectateur est invité dans une sorte de huis clos dans lequel se développe l’intrigue, ce dernier se situe souvent dans des lieux de passage, 17 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 lieux où se côtoient des catégories sociales différentes. L’hôpital, le commissariat, le cabinet d’avocat en sont des exemples typiques. Paradoxalement, il s’agit de lieux dans lesquels la fragilité de l’individu apparaît, son intimité également. Le choix des lieux est, de ce fait, loin d’être neutre. Dans l’étude réalisée en 1985, les codeurs impliqués par le protocole méthodologique l’avaient même noté comme l’un des éléments susceptibles d’expliquer l’insuccès de l’un des deux soaps analysés. Il s’agissait d’un studio de danse dans lequel venaient répéter des personnages divers, alors que la série à succès se déroulait dans un hôpital et plusieurs restaurants. Contrairement à ces lieux, connus de tous, le studio de danse ne favorisait pas le type d’interactions multiples et variées qu’offrent l’hôpital et des lieux de brassage de population. La série Ally Mc Beal illustre ce point dans la mesure où la grande majorité des scènes se situe dans le cabinet d’avocats. Le Bar, les toilettes mixtes, le hall (avec le personnage de la secrétaire effrontée et curieuse) amplifient le brassage des stéréotypes et leur confrontation conduit bien souvent à des revirements dramaturgiques. Dans la série Urgences, outre la diversité des difficultés inhérente au développement des personnages, eux-mêmes culturellement et socialement très diversifiés, le centre hospitalier permet de porter un éclairage incisif sur certains problèmes sociaux dans des contextes variés. Selon les épisodes, l’envers du décor d’événements dont les médias se sont fait écho est découvert et exploré. Ainsi, le traitement aux Urgences de victimes d’une émission de la télé-réalité, fait apparaître incidemment, à travers le drame vécu par des candidats, les véritables « règles » du fonctionnement de ce genre d’émissions. Le monde des concerts de hard rock, autre exemple, est examiné à l’occasion du secours apporté aux victimes. Dans un épisode, un même fait-divers permet de développer différentes problématiques : le danger des effets pyrotechniques d’un spectacle branché (un musicien au pied éclaté par un effet spécial), les effets d’un mélange de drogue et d’alcool (un autre musicien saisi d’une crise cardiaque), les aléas des gardes d’enfant (un jeune garçon piétiné et perdu dans la foule, il a été emmené à ce concert à l’insu des parents par la Baby Sitter et son petit ami), etc. Tout comme les coupures de publicités dans la diffusion des soap opera, les moments de distanciation, de souffle ou de pause sont créés par une ouverture du huis clos. Dans l’épisode de Ally Mc Beal (Fig. 6) ces coupures, sont apportées par des lieux tels que le tribunal, la rue (l’école, dans cet épisode) et le bar. L’analyse du tableau des lieux (Fig. 7) fait apparaître une influence que l’on peut attribuer au style narratif propre aux soap opera. D’un côté se situent les intrigues qui se développent dans les lieux du crime et de l’environnement des suspects et témoins (Columbo, Maigret), de l’autre, les intrigues pratiquement en huis clos de type Urgences, Ally Mc Beal, dont Navarro et Julie Lescaut constituent des hybrides. Il s’agit bien de deux logiques narratives. Dans la première, le personnage, telle une force qui va de l’avant, n’existe qu’en fonction du lieu où se déroule l’action ; dans la deuxième, il se crée une sorte d’équilibre entre les lieux de vie du personnage principal, qu’ils soient professionnels (commissariat) ou personnels (appartement pour Navarro, maison pour Julie Lescaut 29 ). Le générique de début de NYPB est, de ce point de vue, intéressant à analyser car il stigmatise très concrètement le traitement spécifique des lieux. L’extérieur est montré avec l’agressivité d’une accélération, de chocs visuels alors que les 29 Ou hôtel dans le cas exceptionnel de l’épisode qui se partage entre la France et la Suisse (1996) ; importance également exceptionnelle des extérieurs dans le cas de l’épisode (1997) dans lequel Sarah, la fille aînée de J. Lescaut aide la fille de la victime. 18 L’influence des soap opera sur les stratégies narratives des séries télévisées personnages sont présentés avec un léger ralenti qui préfigure le développement privilégié des relations entre les personnages par rapport aux actions policières menées dans la ville (Compte & Arensma, 2002). Columbo Columbo Maigret Navarro Navarro J. Lescaut date 1970 1980 1987 1995 2000 1996 1997 Lieux App.(victime) 8 Villa (victime) Hôtel 17 Commissariat Commissariat Commissari Commissariat (décors) Cabinet du - Int. 15 Sa chambre7 Divers (ext.) 21 ats 19 suspect 10 - Chambre 5 Hammam 6 Appartement Aérogare/avion 3 - Ext. 16 Ext. Hôtel 13 Lieux du crime appartement Commissariat 3 Ruelle/cuisine Ext. Ville 5 Quartier 5 Hôpital 4 5 Autres 4 Restaurant maison J.L. Maison JL 3 Studio cinéma 4 Lieu du crime 4 14+1(Ginou) 5 App.Victime 3 App.Maîtresse 2 (chambre) Lieux -crime 5 6 Ext. 6 (France J. Lescaut + Suisse) 13 Extérieur(3) 20 Institut 8 Bar 3 Hôtel 5 Lieu Maison JL 3 du Bureau 2 crime 7 Autres lieux 9 Figure 7. Tableau des lieux-décors 30 D’une histoire à un réseau de situations et d’échanges L’analyse de séries telles Columbo ou Maigret révèle une structure construite sur le modèle de la quête, parce que le développement de l’histoire recompose la temporalité en fonction du récit. L’avancée de l’enquête donne le tempo. A partir du moment où l’on souhaite représenter les actions dans un contexte temporel miroir d’une réalité quotidienne, le réalisateur doit élaborer un système d’équilibre susceptible de compenser l’impression d’étirement, de temps mort. L’influence des soap opera se retrouve dans l’apport du développement simultané de plusieurs intrigues développées à travers des échanges 31 . Dans NYPB, il est difficile de dissocier certains personnages de l’équipe qu’ils constituent (Sipovitz / Simone ; Martinez / Greg). La mise à plat permet d’expliquer ce point : dans la mesure où ils représentent des personnalités différentes, la mise en valeur, par des effets de caméra précis, de leurs réactions, gestuelles et mimiques offre au public des éléments d’analyse ou de connivence. On démultiplie ainsi les points de vue narratifs. Comme le signale R. Allen (1995 : 7), le déterminant syntagmatique (la direction générale du sujet ou l’intrigue) a cédé la place à une complexité paradigmatique (de l’intrigue à un monde fictionnel). Le spectateur fidèle est ainsi récompensé par une construction qui lui permet des décodages à plusieurs niveaux, une lecture plus nuancée des personnages et de la situation, car leurs composantes ont été élaborées tout au long de nombreux épisodes, alors qu’un épisode analysé Les nombres accolés indiquent le nombre de séquences se déroulant dans le décor cité. L’espace imparti à ce texte ne permet pas de reproduire les schémas d’inter-relations développés à partir des mises à plat des séries qui font nettement apparaître les différents traitements narratifs. 30 31 19 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 hors contexte par un critique naïf apparaît comme du dialogue sans intérêt échangé par des personnages communs. 4 Le paradoxe télévisuel : un art précis de la combinatoire qui permet l’indigénisation Il faut attendre les années 1980 pour que le format très spécifique au soap opera soit pris au sérieux (entrée dans les « Cultural Studies » en Grande-Bretagne avec Coronation Street (1981) et l’ouvrage de D. Hobson (1982)). (Compte, 1985) a montré comment la rigueur de la manipulation technique qui accompagne ou plutôt qui s’est mise au service d’une stratégie narrative spécifique des soap opera a fait de ce format un modèle de rhétorique télévisuelle. Rhétorique télévisuelle, une combinatoire minutieuse et précise, en quête de la profondeur Le terme de rhétorique est employé à dessein pour le différencier de « grammaire », de « formule » ou de « moule » car il rend davantage compte d’une dynamique particulière. Comme dans le langage oral ou écrit, il atteste d’une construction intentionnelle et singulière, utilisant un certain nombre de procédés repérables, finement organisés et structurés dans un but précis. A la différence d’une « grammaire », le sens émerge non seulement de la syntaxe, mais également de sa mise en contexte et de tout un jeu de combinatoires qui laissent place à la créativité et à l’innovation - une des conditions de survie dans un monde concurrentiel. A la différence d’une « formule », les éléments repérés ne fonctionnent pas toujours de la même manière quelle que soit l’intrigue et contrairement à un « moule », l’analyse en terme de rhétorique laisse la place à une combinatoire infinie, car toujours singulière des procédés repérés dans le système symbolique télévisuel. Le traitement technique des feuilletons utilise des figures de rhétorique que l’on trouve dans d’autres émissions, mais avec un agencement minutieux de plusieurs composantes. La différence tient surtout au souci d’une adéquation avec le système perceptif des téléspectateurs et à l’importance du traitement visuel (comme dans la communication interpersonnelle de la vie quotidienne, analysée par E. Goffman), d’où l’importance d’une redondance inter-éléments. Ce qui explique certainement l’attitude différente des téléspectateurs que les études de S. Pingree (1981), de M. Cantor et S. Pingree (1983) et C. Compte (1992) décrivent comme plus participatifs. La redondance inter-éléments Lorsque l’on assiste au tournage d’un épisode de soap opera, on est étonné de ce qui apparaît tout d’abord comme une absence de jeu, un « non jeu » des acteurs. Le travail qui leur est demandé se situe entre le théâtre et le cinéma, car ils doivent s’exprimer sans pratiquement bouger. De fait, ils participent à un ensemble en procurant la base sur laquelle s’organise le travail technique. Ce sont l’alternance des plans et les mouvements de caméra qui leur donnent vie et les situent par rapport au regard des autres personnages, les éclairages, les couleurs et la musique qui apportent la profondeur. La même remarque pourrait s’appliquer aux dialogues. Alors qu’ils sont la base de la narration, ils sont extrêmement concis sans chercher, comme dans le « polar » du cinéma français, le bon mot, la formule d’auteur qui marque (mais qui est intraduisible et qui nuit à l’exportation). Cette concision dans le texte évite l’impression de bavardage que pourrait créer une production à base de “gossips”. 20 L’influence des soap opera sur les stratégies narratives des séries télévisées L’installation d’un art de la combinatoire 32 exige une qualité du cadre qui ne tolère pas de plan neutre 33 . L’instance de réalisation joue sur la valeur perceptuelle de l’échelle des plans 34 . Le gros plan est utilisé pour attirer l’attention sur des accessoires facilitant la compréhension ou participant à la profondeur des personnages. La mise en valeur du personnage principal d’un épisode peut se faire par une différenciation, il apparaît en plus gros plans tout seul par exemple ou par le nombre d’interactions avec les autres personnages. Mais ce traitement n’est pas systématique (ce qui serait le propre d’une grammaire télévisuelle), c’est le rapport dans la différenciation qui l’est (ce que revêt, pour nous, tout l’intérêt d’une analyse en terme de rhétorique télévisuelle). Télévision internationale et indigénisation Evoquer une rhétorique télévisuelle internationalement respectée convoque aussitôt le problème de la mondialisation, et notamment d’une hégémonie des modèles anglo-saxons. C’est, en effet, le succès de Hill Street Blues qui a permis, selon l’auteur de P.J., F. Krivine, de convaincre les décideurs de prendre le risque d’une série policière axée sur autre chose qu’une enquête. Cela signifie-t-il que la télévision française soit sous la coupe des productions américaines ? La réponse est affirmative en ce qui concerne la diffusion. Le coût des packages américains défie toute concurrence et les chaînes y trouvent leur compte. En va-t-il de même pour la production ? Peut-on parler d’une théorie d’homogénéisation de la culture mondiale ou au contraire d’une indigénisation ? La théorie d’A. Appadurai que M. Buonanno (1999) applique à la dramatique télévisuelle montre qu’il y a « indigénisation » lorsque l’on peut remarquer un phénomène d’appropriation et d’élaboration à partir d’une culture imprégnée des caractéristiques locales, et l’auteur de citer l’exemple des western spaghetti. Si, en ce qui concerne les séries et feuilletons, la tradition européenne est plus ancienne et si l’on peut retrouver dans la littérature, puis à la radio et au cinéma, des productions à base de structure modulaire (la filiation picaresque est importante) portant sur des faits-divers ordinaires, tissu de la vie sociale mêlant intrigue et vie personnelle, la transition sur le média télévisuel ne s’est pas vraiment faite en Europe. L’apport des soap opera américains est donc intéressant particulièrement sur les deux points suivants : • En premier lieu, il produit la preuve du succès d’une forme hybride mais précise, et donc une incitation commerciale à la décliner sur des émissions du prime time. • En second lieu, il a développé une utilisation du système symbolique télévisuel très fonctionnelle et efficace. La question qui se pose, dans ce cas, consiste à rechercher si le passage de l’artisanat créatif à une échelle industrielle ne tue pas l’esprit novateur et ne risque pas de « formater » les styles (on peut songer à Hollywood et à la suprématie des Studios Universal pour le cinéma). Sur ce point, la notion d’indigénisation est intéressante à considérer, car elle s’oppose à celle de simple « copie » ou « inspiration ». Il s’agit de s’approprier des éléments dans une organisation cohérente avec le système social national. Titre d’un paragraphe de (Compte, 1992). C’est-à-dire qui ne donne pas d’information sur le thème, les personnages ou le contexte. 34 La grosseur, à l’écran, du sujet filmé. C’est la différence de ce traitement par rapport aux autres personnages qui désigne, aux yeux des spectateurs mais sans qu’ils en prennent conscience, le protagoniste mis en valeur pendant l’épisode. 32 33 21 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 Si la série La Crim’ fournit un exemple de simple déclinaison de l’original, celui de P.J. nous semble avoir intégré les éléments inspirés par NYPB dans un contexte culturel plus national. Nous avons montré (Compte & Arensma, 2002) combien, sur le plan de la série policière, la télévision française a réussi à faire reconnaître un hybride caractéristique de sa culture avec des réalisations comme Navarro et Julie Lescaut, des séries de type familial dans lesquelles la figure du héros n’est pas totalement gommée, mais correspond au besoin sécurisant d’une image forte. Il nous semble que l’influence des soap opera porte sur deux aspects plus importants qu’une limitation à une inspiration. Tout d’abord, la découverte du potentiel d’un système symbolique que la télévision américaine, stimulée par la concurrence, a dû explorer bien avant que la télévision française n’en éprouve la nécessité. La problématique n’est alors pas de s’affranchir d’un modèle, mais, à travers l’analyse de celui-ci, d’apprendre, de découvrir et d’utiliser une rhétorique qui permet de trouver un style personnel à l’auteur, aux scénaristes français, souvent isolés et autodidactes 35 . Le deuxième apport concerne la prise en compte de deux logiques de communication. Dans le cas de Navarro ou Julie Lescaut, la série propose un divertissement au spectateur, dans les autres types de séries telles que Hill Street Blues, NYPB ou P.J. beaucoup plus dans la lignée des soap, le spectateur se sent impliqué, voire acteur. Ce sentiment tient à la façon dont l’intrigue est conduite, la véracité des éléments d’information ou plutôt la cohérence, et le style d’écriture qui implique ou distancie. L’impact de la scène fait que le spectateur se l’approprie et qu’il continuera à la développer dans son esprit après le visionnement, contrairement au divertissement qui se termine avec le visionnage du document. 5 Conclusion On a pu remarquer le développement de thèmes de plus en plus intimes traités dans les trois formats sit’com, séries, feuilletons. Faut-il imputer ce fait aux soaps ou à l’évolution sociale et à une plus grande précision de l’usage qui est fait de la télévision dans la vie quotidienne des individus ? Notre analyse ne permet pas de répondre sur ce point que nous laissons aux sociologues, nous avons juste repéré des caractéristiques apparentes spécifiques aux soap opera et considéré dans quelle mesure elles ont été reprises dans les productions du prime-time. En télévision, la rentabilité est mesurée et prise en compte. S’agissant d’un mass media onéreux, il convient d’élaborer les programmes avec le souci d’une audience toujours plus importante et d’une diffusion internationale. Dans un tel contexte, l’intérêt des soap opera réside dans le fait que ce format a su développer une maîtrise du système symbolique d’un outil perfectionné (le média télévisuel) jusqu’à en établir une rhétorique permettant une action sur le fonctionnement cognitif du téléspectateur. La mise en place d’invariants, de règles d’agencement et de fonctionnement techniques a été faite, non seulement dans un souci esthétisant ou innovant à la manière des modes passagères, mais dans le but d’assurer une véritable fonction de médiation cognitive et affective auprès des téléspectateurs. Prendre en compte des phénomènes de perception, d’attention, favoriser la compréhension et stimuler la motivation apparaissent comme les préoccupations phares de l’instance de réalisation. D’où la pérennité des solutions et la nouveauté 35 Les Ecoles et Centres de formation se déclarent avant tout de Cinéma et non de Télévision. 22 L’influence des soap opera sur les stratégies narratives des séries télévisées des propositions qui les font adopter comme éléments de base d’une écriture télévisuelle. Barde des temps modernes, c’est sur le petit écran et à partir d’un monde fictionnel créé que se fait la cohésion sociale, que se développe un sentiment d’appartenance et de partage d’intérêts de connaissances et d’événements rapportés par la télévision. Il nous semble intéressant à ce titre de relever l’arrivée, à la place des nombreuses séries familiales, de feuilletons portant sur les problèmes d’éthique et des cas de conscience, que ce soit dans un environnement de commissariat ou dans le huis clos d’un cabinet d’avocat (Boston Public, The Practice, Ally Mc Beal). Il s’agit là d’une évolution conforme au rôle du barde télévisuel : plutôt qu’à l’image idéalisée d’un noyau familial, on préfère impliquer le spectateur dans une présentation nuancée de problèmes dont il est peut-être important qu’il prenne conscience en tant que citoyen dans un système démocratique. Ainsi, le format méprisé du soap nous montre que le média de masse ne doit pas nécessairement s’uniformiser à partir du plus petit dénominateur culturel commun. Son impact, ainsi que la facilité d’acquisition de son système signifiant, devraient en faire un outil essentiel pour contribuer à apporter des réponses sociales et éducatives. Bibliographie Allen, R. (1985). Speaking of Soap Operas. Chapel Hill, NC : University of North Carolina Press. Allen, R. (ed.) (1995). To Be Continued… Soap Operas Around the World, Routledge, London. Bandura, A. (1965). “Influence of Model’s Reinforcement Contingencies on the Acquisition of Imitative Responses”. Journal of Personality and Social Psychology, I, 589595. Bandura, A. (1971). Analysis of modeling processes. In A. Bandura (ed.), Psychological Modeling: Conflicting theories, (pp.1-62). Aldine-Atherton, Chicago. Buonanno, M. (1999). El drama televisivo. Identidad y contenidos sociales, Gedisa editorial, Barcelona, 1999. Cantor, M. & Pingree, S. (1983). The Soap Opera, Sage Publications, Beverly Hills. Cantor, M. (1980). Prime-Time Television, Content and Control, The Sage CommText Series, Sage Publications, Beverly Hills. Cassata, M. & Skill, T. (1983) (eds.). Life on Daytime Television: Tuning-in American Serial Drama, Norwood, N.J. Ablex. Chalvon-Demersey, S. (1994). Mille scénarios. Une enquête sur l’imagination en temps de crise, Metailié, Paris. Compte, C. & Arensma, D. (2002). Les séries policières françaises et américaines. Les leçons d’une analyse comparative, Actes du Colloque sur les séries policières, Bordeaux (à paraître). Compte, C. (1985). Using Soap Opera Structure for Aural French Comprehension, PhD, New York University, New York. 23 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 Compte, C. (1992). « Les feuilletons américains : structuration narrative et manipulation technique », dans Lectures de l’Image, Cahier n°1, Université de Lausanne, 87-108. De-Muth, P. & Barton, E. (1982). « Soap gets in your mind ». Psychology Today 16, july : 74-78 Esslin, M. (1982). The Age of Television, Freeman, San Francisco. Hobson, D. (1982). "Crossroads": The Drama of a Soap Opera, London, Methuen. McAdow (1974, 1995). “Experiences of Soap Opera”. Journal of Popular Culture 7 : 955-965. Pasquier, D. (1998). Lectures des personnages de série, dans Bourdon, J. et F. Jost (ed.) : Penser la télévision, Actes du Colloque de Cerisy, Nathan, INA, coll. Médias Recherches ; Paris, 216-233. Pingree, S. (1981). « Audience activity with daytime and prime time television ». Unpublished. Propp V. (1928, 1965). Morphologie du conte, Seuil, Paris. Skill, T. (1982). « Television’s families : Real by Day, ideal by Night” in M. Cassata & T. Skill (eds), Life on Daytime Television : Tuning-In American Serial Drama. Norwood, NJ. : Ablex pp.139-146. Stedman, R. (1977). The Serials: Suspense and Drama by Installments. Norman : University of Oklahoma Press. 24 Evaluer un dispositif de formation à distance Principes et retour d’expérience Evaluating a distance learning system: principles and feedback Stéphane CARO DAMBREVILLE Laboratoire LIMSIC, EA4177 CIMEOS, Université de Bourgogne [email protected] Résumé. La multiplication des dispositifs de formation à distance et la complexité de certaines plateformes utilisées au sein du système universitaire soulèvent des questions. En tout premier lieu, celle de la stabilisation des pratiques d’écriture des documents numériques. En second lieu celle de l’évaluation de ces dispositifs. C’est ce dernier point que nous souhaitons traiter dans le cadre de cet article. Qu’est-il possible d’évaluer en la matière ? Les dimensions d’évaluation sont multiples selon l’angle choisi. Nous nous limiterons à une approche centrée sur l’évaluation de l’interface personne-système. Le terrain d’expérimentation choisi est un site Internet d’apprentissage du droit du travail réalisé par le service universitaire de formation continue de l’Université de Bourgogne. Mots-clés. Enseignement à distance, technologies d’information communication pour l’enseignement, ergonomie, évaluation ergonomique, utilité, utilisabilité, méthodes d’inspection, test utilisateur, questionnaires et entretiens. Abstract. The multiplication of distance learning platforms and the complexity of some of those used within the university system raise questions. First of all, the stabilization of writing practices of digital documents. Secondly, the evaluation of these devices. We want to address this last point in this article. What is it possible to assess in this field? There are many dimensions of evaluation, depending on the angle chosen. We limit ourselves to an approach focused on evaluating the humancomputer interface. The chosen testing ground is a website for law studies, developed by the University of Burgundy’s further education section. Keywords. Distance education, information communication technologies for education, ergonomics, usability testing, utility, usability, inspection methods, user testing, questionnaires and interviews. 1 Préliminaires Tout d’abord, lors d’une démarche d’évaluation, il est nécessaire de définir ce que l’on souhaite évaluer. Pour cela il convient de considérer que l’apprenant se situe dans un contexte d’apprentissage « par l’intermédiaire d’un dispositif technique ». L’apprenant se trouve donc exposé à une double contrainte, celle de 25 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 devoir intégrer des connaissances nouvelles sur un domaine donné (le droit du travail dans notre cas) et en même temps, utiliser un dispositif technique pour ce faire (un site internet développé à cet effet). On comprend que cette double contrainte et cette structure de buts va rendre ce type de tâche particulièrement complexe dans le cas où le dispositif technique serait défaillant (c’est-à-dire, difficile à utiliser). Dans ce cas particulier, l’allocation de ressources cognitives « supplémentaires » à l’utilisation du dispositif technique plutôt qu’à la tâche d’apprentissage va provoquer de piètres performances en termes d’apprentissage. Dans cet article, nous nous concentrerons sur l’évaluation d’un de ces dispositifs technique à l’aide de méthodes « classiques » de l’ergonomie des interfaces personnes-système. Il s’agira donc de l’évaluation du dispositif technique plutôt que de l’évaluation du « gain » en termes d’apprentissage chez l’apprenant. Les trois méthodes choisies seront : l’évaluation par inspection (ou audit), les tests utilisateurs, les entretiens et questionnaires. Pour chacune de ces méthodes, nous donnerons des exemples de livrables. Il est peut-être utile de préciser avant tout qu’une bonne interface pour l’apprentissage est une interface qui ne consomme que très peu de ressources cognitives pour son utilisation. Une interface « transparente », discrète, va permettre à l’apprenant de concentrer ses ressources cognitives sur l’apprentissage des connaissances et non sur l’apprentissage ou la maîtrise du dispositif technique. L’objectif est donc clairement de minimiser la charge cognitive spécifiquement dédiée à l’exploitation du système (pour une présentation du concept de charge cognitive, cf. (Chanquoy et al., 2007)). 1.1 Les dimensions de l’évaluation On peut considérer que l’évaluation consiste généralement à comparer l’objet évalué à un modèle de référence afin d’en déduire des conclusions (Huart et al., 2008). Bien entendu le « modèle de référence » peut être virtuel et envisagé comme une combinaison de recommandations adaptée au domaine de l’objet à évaluer. Qu’est-il possible d’évaluer dans un contexte de formation à distance ? L’évaluation doit reposer sur des critères formels et explicites. Quelles sont les dimensions d’évaluation à privilégier ? De nombreux critères d’évaluation sont mobilisables pour l’évaluation des documents numériques et dans le contexte de l’apprentissage, on peut encore en ajouter qui sont plus spécifiques. On distingue habituellement trois dimensions d’évaluation principales des systèmes interactifs (Senach, 1993) : ¾ l’utilité, ¾ l’utilisabilité, ¾ l’esthétique. Tricot (Tricot et al., 2003) ajoute à ces trois dimensions l’acceptabilité (sentiment positif ou négatif à l’égard du produit, « intention » d’utilisation en fonction de nombreux paramètres : motivation, affects, culture, valeurs). La figure 1 ci-dessous présente les critères d’évaluation des trois premières dimensions. Les notions d’utilité et d’utilisabilité sont souvent discutées dans la littérature ainsi que le périmètre qu’elles embrassent (Huart et al., 2008). Dans le cas d’évaluation ergonomiques d’interfaces personnes-système, on s’intéresse à l’utilisabilité et éventuellement à certaines dimensions de l’utilité. Il n’est pas très difficile d’appréhender ce que recouvrent la plupart des critères d’utilité comme la vitesse de chargement d’une page, la présence de liens morts, la qualité du contenu (texte, image), la présence des fonctionnalités pertinentes pour l’utilisateur. L’utilisabilité ou la dimension ergonomique est la plus délicate à évaluer car les critères à respecter sont peu connus et font rarement l’objet de formation. Sur la figure 1, trois attributs principaux sont mentionnés pour l’utilisabilité : facilité 26 Evaluer un dispositif de formation à distance. Principes et retour d’expérience d’apprentissage, d’utilisation, qualité de la documentation. On peut aussi mentionner, selon les auteurs, l’efficacité d’utilisation, la facilité de mémorisation, l’utilisation sans erreurs, et la satisfaction de la part de l’utilisateur (Huart et al., 2008). La dimension esthétique relève de compétences spécifiques mais laisse aussi place à une grande part de subjectivité. Elle est parfois considérée comme une composante de la satisfaction de la part de l’utilisateur au même titre que les préférences de l’utilisateur (Bastien et Scapin, 2001). Évaluation d’un système interactif Utilité - capacité fonctionnelle - performances du système - fiabilité - contenu - qualité de l’assistance - scénario, métaphores Utilisabilité - facilité d’apprentissage - facilité d’utilisation - qualité de la doc. Esthétique - typographie - graphisme - choix des couleurs - etc. Qualité ergonomique - adéquation à la tâche - adéquation à l’utilisateur - adéquation au contexte hé i t Figure 1. Dimensions d’évaluation, adapté d’après Senach (1993) De ces trois dimensions, la plus importante semble être l’utilité. Une interface esthétique et facile à prendre en main, si elle n’offre pas les fonctions dont l’utilisateur a besoin (ou envie de se servir), si elle est instable techniquement, si elle présente des informations qui ne sont plus à jour, risque fort d’être délaissée. Au contraire, une interface qui offre un service dont l’utilisateur a besoin et d’une manière efficace sera utilisée même si elle est peu esthétique et quelque peu difficile à appréhender. L’interface du minitel, qui a eu son heure de gloire, en est un exemple. Ni modèle d’ergonomie ni de graphisme, les écrans du minitel ont été utilisés par l’intermédiaire d’un clavier, peu agréable de surcroît, parce que le minitel offrait des services réels (et même payants) aux usagers. Dans un contexte nonconcurrentiel, une interface peut être essentiellement axée sur l’utilité. Dans un contexte concurrentiel, dans un contexte où les impératifs de sécurité ou de simplicité d’utilisation sont déterminants, la donne est tout autre et l’interface devra soigner son utilisabilité et/ou son esthétique. On emploie pour les domaines de l’utilisabilité et de l’utilité de nombreuses méthodes d’évaluation d’interfaces homme-machine. Un ouvrage francophone récent en recense pas moins d’une quinzaine assorties de fiches pratiques (Baccino et al., 2005). Nous nous limiterons à des méthodes couramment utilisées pour évaluer l’utilité et l’utilisabilité du site de 27 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 formation au droit du travail. Ces méthodes sont liées à l’évaluation d’un système réel : l’inspection, les tests utilisateurs, les questionnaires et entretiens (cf. tableau 1). 1.2 Les diverses méthodes d’évaluation : classification rapide Il existe de nombreuses possibilités de classement des méthodes d’évaluation selon que l’on s’intéresse au type d’approche (expérimentale vs prédictive) à l’implication d’utilisateurs, d’experts, aux aspects théoriques, situationnistes (en laboratoire, en situation réelle), au produit fini ou à des prototypes, etc. Nous présentons dans le tableau 1 une classification rapide de ces méthodes, proposée par Huart et al., (2008). Système réel Système représenté Utilisateur réel Méthodes d’observation (approches empiriques) Rapports d’utilisateurs (approches empiriques) Utilisateur représenté Rapports de spécialistes (approches expertes) Méthodes analytiques Tableau 1. Classification des méthodes d’évaluation d’interfaces personnes-systèmes d’après Huart et al., (2008) 1.3 Présentation du dispositif évalué Le cheminement que nous allons décrire s’inspirera d’évaluations pratiquées sur le site « Droit du travail : formation en ligne de l’institut d’AES » de l’université de Bourgogne sur une période de trois ans. Le produit testé comportait un module sur le syndicalisme. Certaines fonctions n’étaient pas implémentées ou terminées au moment de l’évaluation. Toutefois il s’agit bien du système réel et non représenté (maquette, prototype papier...) au sens de Huart et al., (2008). A noter au passage qu’il n’est pas utile d’attendre qu’un produit de formation soit complètement finalisé pour l’évaluer. L’évaluation peut se concentrer sur les parties du dispositif qui sont déjà fonctionnelles. Une fois que ces parties sont évaluées et modifiées, le cas échéant, on étendra à tous les développements futurs les résultats de l’évaluation . Figure 2. Ecran de choix des activités 28 Evaluer un dispositif de formation à distance. Principes et retour d’expérience Le site « Droit du travail : formation en ligne de l’institut d’AES » propose différents types d’activités (voir figure 2, écran de choix des activités) : - lecture d’un cours (mémento) - exercices (études de cas concrets) - tests (positionnement rapide par questions fermées pour se situer par rapport à des connaissance sur un thème) - échanges avec d’autres apprenants, un groupe, un tuteur - consultation de documentation liée au domaine. A chaque type de tâche correspond une logique d’utilisation de l’interface et des outils appropriés qui peuvent donner l’impression d’une certaine complexité. Utilisateurs Les utilisateurs de ce dispositif sont des étudiants de licence d’AES. Toutefois une utilisation du dispositif pour la formation professionnelle est envisageable. On utilisera le terme d’utilisateur dans la suite de cet article plutôt qu’apprenant. En effet, l’évaluation décrite ci-après porte sur le dispositif en termes d’interaction et non directement sur l’acquisition des connaissances. Contexte Les utilisateurs travaillent avec le dispositif individuellement, à domicile ou en salle informatique en libre service. Le dispositif est pensé comme un complément à un cours classique dispensé à l’Université. Le site présente donc des liens avec le cours intitulés « annonces ». Le site dans sa version évaluée comporte de nombreux écrans et présente des possibilités de navigation multiples d’une partie à l’autre. Les organisateurs de structure et de mise en forme (para-linguistiques : couleur, enrichissement typographique, multifenêtrage, icônes etc.) ont été utilisés abondamment afin de faciliter l’utilisation de ce dispositif de formation. 1.4 Panorama des méthodes Les méthodes d’évaluation de l’utilisabilité sont classées généralement selon plusieurs facteurs. On peut différencier les méthodes qui nécessitent le recours à des utilisateurs et les autres. On utilisera alors le qualificatif d’observations participantes ou tests utilisateurs. Le second facteur consiste à classer les méthodes selon les outils qui les assistent. Ainsi des outils logiciels d’évaluation automatique permettent d’évaluer certaines dimensions d’utilisabilité comme la densité informationnelle par simple comptage des mots, des liens… D’autres outils informatiques assistent partiellement l’évaluateur ou permettent par exemple de suivre le parcours dans les écrans et de le reconstituer à l’aide de mouchards informatiques. Chaque méthode présente des forces et des limites et on consultera valablement l’ouvrage cité précédemment pour en avoir le détail (Baccino et al., 2005). À présent, nous allons nous recentrer sur les principales méthodes qui seront mobilisées dans le cadre de cette évaluation. 2 Les méthodes d’inspection 2.1 Les méthodes d’inspection : présentation Dans un premier temps et avant de recourir à des méthodes coûteuses comme celles qui nécessitent d’observer ou d’interviewer des utilisateurs, il convient de vérifier que l’interface respecte les normes et standards existants. Pour ce faire, on demande à un évaluateur (dont l’expertise peut varier) d’évaluer le dispositif sur la base de standards existants. Les standards utilisés peuvent être multiples comme 29 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 une norme de qualité ISO 9241-10, mais aussi des listes de critères de qualité ergonomiques comme ceux de Nielsen (1994) ou de Bastien et Scapin (1993) repris dans la norme AFNOR Z67-133-1. L’évaluateur analyse l’interface à l’aune des standards ou des critères choisis et il se familiarise avec l’interface afin de comprendre son utilisation et de prévenir les problèmes qui pourraient surgir dans ce contexte. Concrètement l’évaluateur procède en quatre étapes distinctes qui peuvent se recouvrir temporellement. ¾ La familiarisation avec le dispositif, ¾ La maîtrise de recommandations, (guidelines, grille de critères) ¾ L’application des recommandations retenues au dispositif ¾ La rédaction du rapport d’évaluation. La familiarisation avec le dispositif nécessite une bonne connaissance de la cible (public visé par le système), du contexte d’utilisation et des tâches à effectuer avec le système (résolution de problèmes, acquisition de connaissance, recherche d’information, etc.). Une exploration du système pendant une heure environ avec des commentaires de l’équipe de conception peut permettre une première prise en main dans de bonnes conditions. La formalisation de la structure de navigation (arborescence) sur un grand document est aussi utile à cette étape. L’équipe de conception n’a pas forcément de document de ce type qui soit suffisamment complet. L’évaluateur aura intérêt à s’en fabriquer un en collant des post-it sur un tableau par exemple. La numérotation des écrans sur ce documents sera utile aux étapes suivantes. La maîtrise de recommandations, guidelines, grille de critères de qualité ergonomique sera plus ou moins importante selon l’expertise de l’évaluateur. Une bonne base de départ avec peu de critère peut consister à utiliser les critères de Nielsen qui sont peu nombreux (10) ou ceux de Bastien et Scapin (1994) qui sont également peu nombreux (18) et fournis avec des définitions précises et de nombreux exemples appliqués aux interfaces personnes-système ou aux documents numériques (Bastien et al., 1998). L’application des recommandations au dispositif est la phase d’analyse proprement dite au cœur de cette activité d’inspection. Pour un évaluateur novice, on pourra procéder à une inspection critère par critère lors du parcours dans le dispositif. L’évaluateur expert qui maîtrise et mémorise les critères d’évaluation parcourra les parties représentatives de l’application et identifiera les critères non respectés en fonction des situations d’interaction. Les problèmes détectés seront relevés aussi précisément que possible (titre, numéro de l’écran, description du problème, critère concerné et copie d’écran si nécessaire selon la complexité du problème). Pour les écrans comportant de nombreux problèmes, une copie d’écran commentée avec la liste des problèmes relevés peut être envisagée. On pourra également, pour faciliter l’application des recommandations au dispositif (3ème étape) se construire sous forme d’écran (page Web) ou sur papier des fiches par critère (définition du critère et exemples de défauts). Ces fiches sont destinées à passer en revue tous les défauts de l’interface et à les répertorier directement « sur le critère concerné ». La figure 3 présente un dispositif logiciel de ce type conçu par les étudiants de la Licence Pro Activités et Techniques de Communication du département Services et Réseaux de Communication de l’IUT de Dijon (Julien Saurin et Rémi Chouvenc, promotion 2008). Ce dispositif peut être ouvert dans une fenêtre sur l’écran de l’évaluateur et le système à évaluer dans une autre fenêtre à proximité sur le même écran. 30 Evaluer un dispositif de formation à distance. Principes et retour d’expérience Figure 3. Présentation du critère densité informationnelle (Bastien et Scapin 1998), le champ de texte permet de relever les problèmes liés à la densité informationnelle ainsi que leur localisation dans l’application. L’échelle bi-polaire permet d’attribuer une note à chaque critère Chaque bouton du bandeau gauche (qui représente un des 18 critères de qualité ergonomique de Bastien et Scapin) est cliquable pour permettre à l’utilisateur de revenir à n’importe quel critère lors de l’évaluation. Les boutons en bleu signifient que pour ces critères, des observations ont déjà été mentionnées et les boutons en gris sont des critères pour lesquels aucun problème n’a été signalé. Lorsque la souris passe sur l’un des boutons, un escamot apparaît après 0,5 secondes pour préciser à quel critère correspond chaque numéro ; au bout de 3 secondes, le texte devient défilant afin de compléter la description. Si l’utilisateur clique, il est automatiquement conduit vers le critère sélectionné (cf. figure 4). Une bordure noire entoure le carré du critère courant (8 sur la copie d’écran, figure 4). A l’issue de l’évaluation, le dernier écran présente la notation de chaque critère (échelle bi-polaire) et la liste des problèmes relevés par l’évaluateur classée par critère (Figure 5). Il convient de signaler que quand les problèmes relevés sont nombreux, une classification des problèmes par écran est plus adaptée pour l’équipe de conception. 31 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 Figure 4. Survol d’un critère avec la souris, critère prise en compte de l’expérience de l’utilisateur (Bastien et Scapin, 1998) Figure 5. Synthèse de l’évaluation, le champ de texte liste les critères non respectés, leur description ainsi que leur localisation dans l’application 32 Evaluer un dispositif de formation à distance. Principes et retour d’expérience La rédaction du rapport comprend la présentation d’une courte introduction sur le dispositif évalué et du contexte de l’évaluation, la liste des critères d’évaluation choisis (les concepteurs ne connaissent pas toujours les critères mobilisés pour l’évaluation). La présentation des problèmes constatés pourra suivre l’ordre des critères mobilisés (si les défauts sont peu nombreux) ou être organisée par écran s’il y en a beaucoup sur chaque écran. Dans ce dernier cas, une copie d’écran de la partie problématique et une maquette d’écran qui solutionne les problèmes sera proposée idéalement. Le groupement de certains défauts et leur présentation globale peut être envisagée quand ces défauts reviennent sur de nombreux écrans (certains concepteurs ont des habitudes qui provoquent des problèmes répétitifs). Enfin une rubrique de remarques générales et/ou diverses peut être envisagée pour faire remonter à l’équipe de conception des informations sur des bugs éventuels, impressions diverses, coquilles orthographiques, problèmes esthétique... même si ces remarques ne sont pas directement liées à l’utilisabilité ou à l’utilité du produit. Une conclusion sur la perception du produit évalué et la pondération des défauts constatés (défauts majeurs, mineurs...) pourra être d’une grande utilité pour l’équipe de conception. La conclusion peut orienter l’équipe de conception vers une autre technique d’évaluation (tests utilisateurs, entretiens, questionnaires etc.) selon les résultats obtenus lors de l’inspection. La technique suivante (test utilisateur par exemple) pourra se placer après les éventuelles modifications du produit préconisées dans le rapport d’inspection. 2.2 Inspection du dispositif de formation Dans le cadre de l’évaluation du dispositif de formation, nous avons choisi d’utiliser les critères de qualité ergonomiques de Bastien et Scapin (1993). À partir du recueil d’une synthèse de nombreuses études expérimentales sur les interfaces personne-système, Bastien et Scapin ont élaboré une grille d’analyse fondée sur une liste de critères qui permettent d’évaluer l’ergonomie des interfaces homme-machine et, par inclusion, des documents numériques. La liste de critères (voir ci-dessous) permet de classer les défauts, de façon à prévenir les problèmes d’utilisation et à faciliter la conception. L’énumération ci-dessous présente la liste des critères d’utilisabilité ou de qualité ergonomique de Bastien et Scapin. Les 18 critères élémentaires (qui ne peuvent se subdiviser) apparaissent en caractères gras. 1. Guidage 1.1 Prompting ou incitation 1.2 Groupement/Distinction entre items 1.2.1 Groupement/Distinction par la localisation 1.2.2 Groupement/Distinction par le format 1.3 Feed-back immédiat 1.4 Lisibilité 2. Charge de travail 2.1 Brièveté 2.1.1 Concision 2.1.2 Actions minimales 2.2 Densité informationnelle 3. Contrôle explicite 3.1 Actions explicites 3.2 Contrôle utilisateur 4. Adaptabilité 4.1 Flexibilité 33 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 4.2 Prise en compte de l’expérience de l’utilisateur 5. Gestion des erreurs 5.1 Protection contre les erreurs 5.2 Qualité des messages 5.3 Correction des erreurs 6. Homogénéité / Cohérence 7. Signifiance des codes et dénominations 8. Compatibilité On trouvera une définition de chacun de ces critères et des exemples d’application donnés par les auteurs dans le contexte d’interfaces homme-machine dans Bastien et Scapin (1993), et des adaptations au contexte des documents numériques dans Bastien et al. (1998). Les listes de critères, qu’elles soient plus ou moins étendues, présentent souvent des éléments similaires comme le contrôle utilisateur. Une force de la liste de Bastien et Scapin est qu’elle a été validée expérimentalement auprès d’évaluateurs ergonomes et non-ergonomes lors d’expériences d’évaluation d’interfaces fictives comportant des défauts introduits volontairement. Le dispositif a été évalué par une personne expérimentée dans l’évaluation d’interfaces personnes-système. Le dispositif de formation en ligne a été présenté à l’évaluateur par son concepteur de manière informelle (pendant environ 1 heure) puis un accès personnalisé (Identifiant et mot de passe) a été fourni à l’évaluateur afin de se familiariser seul avec le dispositif. A la suite de la phase de familiarisation, l’évaluation a pu commencer directement, car l’évaluateur avait l’habitude d’utiliser la grille de critères choisie. Les temps approximatifs consacrés à cette étude peuvent se répartir selon les phases en : ¾ Familiarisation avec le dispositif (2 heures), ¾ Maîtrise de recommandations, (guidelines, grille de critères) (néant, évaluateur expert) ¾ Application des recommandations retenues au dispositif (20 heures) ¾ Rédaction du rapport d’évaluation de 22 pages avec copies d’écran (10 heures). Le temps consacré à la phase 1 est relativement stable (environ 1 à 3h selon les projets et la complexité de la structure de navigation). Le temps consacré à la phase 2 dépend des compétences de l’évaluateur et/ou de sa connaissance de la grille de critères/Norme qu’on lui demande d’utiliser. Le temps consacré à la phase 3 dépend de l’aspect systématique de l’analyse (tous les écrans, une partie représentative dans les projets ambitieux) et du niveau de conseil (relevé simple de défauts et éventuellement : propositions de solutions, maquettes d’écrans « de remplacement », re-structuration de l’architecture du produit). Plus le niveau de conseil sera élevé et plus l’évaluation demandera du temps. Enfin la rédaction du rapport dépendra aussi de la complexité du projet et du niveau de conseil (solutions prototypes, maquettes etc.) 2.3 Résultat de l’inspection Le tableau 2 présente quelques problèmes de conception relevés lors de l’inspection du site de formation au droit du travail. Les défauts sont classés selon la liste des critères de Bastien et Scapin. Ce tableau témoigne de la première partie de la phase 3 « l’application des recommandations retenues au dispositif ». Il ne s’agit dans un premier temps que de l’inventaire des problèmes qui seront repris dans le rapport avec des propositions de solutions. 34 Evaluer un dispositif de formation à distance. Principes et retour d’expérience Problème Un moteur de recherche est disponible. Toutefois l’utilisateur ignore la portée de la recherche. Est-ce qu’il s’agit de la partie courante « module syndicalisme », de toute la partie sur le droit du travail, d’une recherche dans la bibliothèque ? Critère non respecté Guidage : Prompting ou incitation Groupement / Distinction entre items L’utilisateur ignore la portée des boutons tourne page << >>. L’utilisateur ne sait pas s’ils tournent les pages à l’intérieur de la partie tests (passage du premier test au second) ou s’ils permettent de passer d’une question à l’autre au sein d’un même test. Ceci est dû à la proximité de ces boutons avec le label « tests ». Les zones « cliquables » ne sont pas toujours distinguées des zones « non-cliquables ». Par exemple, si les zones qui présentent un dispositif rollover (activation par survol de la souris) sont parfois cliquables, parfois elles ne le sont pas. Les titres des aplats colorés de l’écran « accueil module », « choix des activités » par exemple ont un dispositif rollover et ne sont pas des liens. Homogénéité, cohérence Quand l’utilisateur clique sur certains livres de la bibliothèque et qu’il ne se passe rien, il n’a pas toujours d’indication de chargement (ou de la présence ou d’absence de contenu.) Feed-back immédiat Homogénéité, cohérence Des éléments graphiques ayant des aspects similaires sont parfois cliquables, parfois non-cliquables. Les chiffres qui représentent des pages sont cliquables, tandis que les boutons proches de « mémento » et de « tests » ne le sont pas. Chaque fenêtre doit avoir un titre spécifique. Le titre « Droit du travail » ne peut donc pas convenir pour toutes les fenêtres. C’est ce qui est spécifique à une fenêtre qui doit être le titre le plus visible sur celle-ci. Par exemple « Exercice » « Test » « Activités » Guidage : Prompting ou incitation 35 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 « Présentation du site » « Démonstration ». Dans les « exercices », comment l’utilisateur peut retrouver les notes du calepin d’une fois sur l’autre ? Est-il possible de les enregistrer ? Sont-elles perdues d’une connexion à l’autre ? Ceci n’apparaît pas clairement dans l’interface. Guidage : Prompting ou incitation Dans les tests, quand l’utilisateur revient en arrière pour refaire une question, par exemple de la question 4 à la question 1, les questions 3 et 2 défilent avant que la question 1 apparaisse. Mieux vaudrait un accès direct (non séquentiel). Brièveté : actions minimales Tableau 2. Exemples de défauts relevés lors de l’évaluation par inspection. Les défauts sont décrits colonne de gauche et les critères de qualité ergonomiques non respectés sont mentionnés dans la colonne de droite Bien entendu, pour chaque problème constaté, il convient à l’évaluateur, si cela fait partie de la commande, de proposer une solution qui résolve le problème décrit préalablement. Pour les écrans qui comportent de nombreux défauts d’utilisabilité, il est possible de présenter l’écran évalué accompagné de la liste de problèmes et de proposer ensuite une maquette d’écran qui résolve les problèmes répertoriés (ce cas ne s’est pas présenté lors de cette évaluation par inspection). A ce type de défauts d’utilisabilité vont s’ajouter des défauts d’utilité qui pourront également être signalés (fonctionnalités manquantes par exemple, bugs, problèmes d’affichages, liens morts, etc.) Le tableau 3 présente un exemple de défaut relevant de l’utilité du dispositif. Problème Critère non respecté Capacité fonctionnelle Dans le module Syndicat > Docs > Représentativité, l’utilisateur ne peut faire défiler le texte faute de barre de défilement Tableau 3. Exemples de défauts relevés lors de l’évaluation par inspection. Le défaut est décrit colonne de gauche et le critères d’utilité non respecté est mentionné dans la colonne de droite 36 Evaluer un dispositif de formation à distance. Principes et retour d’expérience 2.4 Inspection : conclusion Quand l’inspection ne relève pas de critères explicitement énoncés, on parle alors d’inspection heuristique. Selon les compétences de l’évaluateur, on pourra qualifier l’évaluation d’experte (Nogier, 2005). Les limites de l’inspection sont celles d’une situation d’évaluation quelque peu « artificielle » car l’évaluateur ne présente pas nécessairement un profil analogue aux utilisateurs réels du dispositif. D’autre part, l’inspection consiste à évaluer tout ou partie des écrans du dispositif sans nécessairement s’immerger dans un scénario à exécuter conformément à l’objet du dispositif de formation. Pour renforcer la validité écologique de l’évaluation par inspection, on peut demander à l’évaluateur de suivre un scénario déterminé qui va l’amener à adopter un parcours relativement similaire aux parcours des futurs utilisateurs du dispositif de formation (technique du parcours cognitif). La principale faiblesse de la méthode est qu’il est difficile pour l’évaluateur de prévoir les failles du système quand il s’agira d’utilisateurs réels qui interagiront avec le dispositif dans leur contexte d’utilisation habituel. Toutefois cette méthode permet d’éviter les défauts fréquents des interfaces moyennant un investissement modéré. Cette méthode est également tributaire de la qualité / de l’expérience des évaluateurs. A noter que ces derniers doivent s’imprégner du domaine de l’interface évaluée et / ou être assistés par un spécialiste de ce domaine (le droit du travail dans notre cas) (Baccino et al., 2005). La liste des critères utilisée pour l’évaluation par inspection peut être complétée ou modifiée selon le contexte afin de l’adapter à l’objectif de l’interface testée (contexte d’apprentissage à distance). 3 Les tests utilisateur 3.1 Les tests utilisateurs : présentation Il s’agit cette fois de tester le produit en phase finale, ou en phase de prototypage auprès d’un petit nombre d’utilisateurs représentatifs du public auquel le dispositif est destiné. On peut conduire un test avec différents groupes d’utilisateurs qui vont exécuter des tâches sur des versions du dispositif qui peuvent être différentes (plan de test inter-sujets). Par exemple, un groupe de cinq utilisateurs exécute les tâches avec la maquette d’un site de formation A et un groupe de cinq utilisateurs exécute les tâches avec la maquette d’un site de formation B. Bien entendu, les deux documents ne varient que sur le facteur que l’on veut étudier (deux systèmes de navigation différents par exemple). Avec un plan de test intra-sujets, le même groupe de participants teste les deux versions du document avec les mêmes tâches ou des tâches différentes pour chaque document mais qui sont analogues et comparables en difficulté. Dans ce cas, l’ordre de passation des sujets pour le test est contrebalancé, la moitié des participants commencent par tester le document A et l’autre moitié le document B . Généralement les tests ont lieu individuellement. La participation de cinq à dix utilisateurs représentant la population ciblée par le produit permet d’identifier la grande majorité des problèmes. Généralement les tests ont lieu en individuel. La participation de 5 utilisateurs représentant la population ciblée par le produit permettrait d’identifier 85 % des problèmes (Nielsen, 2000). Toutefois des travaux plus récents ont démontré qu’à moins de 10 voire 20 utilisateurs, le risque était grand de négliger de graves problèmes d’utilisabilité (Baccino et al., 2005). Il semble que 10 à 20 utilisateurs permettent de détecter respectivement 80 % et 95 % des problèmes d’utilisabilité (Faulkner, 2003). Par ailleurs, 15 à 20 utilisateurs sont 37 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 nettement préférables du point de vue de la fiabilité statistique (Baccino et al., 2005). Si le produit est particulièrement défaillant, on pourra poursuivre les tests en ajoutant un utilisateur supplémentaire dans chaque groupe d’utilisateurs testés jusqu’à avoir circonscrit les problèmes posés par le produit (quand un nouvel utilisateur ne détecte pas de nouveaux problèmes). Nielsen a montré qu’il valait mieux faire 3 tests avec 5 utilisateurs à différentes étapes de la conception plutôt qu’un seul test avec 15 utilisateurs (Nielsen, 2000). Interface/Tâche Interface/Tâche Participant 1 Interface 1 Tâche 1,2,3,4 Interface 2 Tâche 5,6,7,8 Participant 2 Interface 2 Tâche 5,6,7,8 Interface 1 Tâche 1,2,3,4 Participant 3 Interface 1 Tâche 4,3,2,1 Interface 2 Tâche 8,7,6,5 Participant 4 Interface 2 Tâche 8,7,6,5 Interface 1 Tâche 4,3,2,1 Etc. Tableau 4. Exemples de protocole avec documents/interfaces et tâches contrebalancées Généralement, la procédure la plus simple consiste à demander aux utilisateurs de faire ce pourquoi le dispositif est fabriqué, acquérir des connaissances sur un domaine, une organisation ou exécuter une procédure. Après un temps d’exploration libre du dispositif par l’utilisateur pendant quelques minutes, on lui demandera soit de rechercher des informations qui peuvent nécessiter de consulter plusieurs écrans, soit d’exécuter une procédure pour laquelle le document numérique est conçu (ou d’autres tâches représentatives de son usage). L’expérimentateur peut être présent à proximité du participant pour administrer la consigne générale : « Vous allez tester le site… Ce site est encore en phase de prototypage… Ce n’est pas vous qui êtes testés mais le produit… », puis les consignes (ou scénarios) spécifiques pour que le participant exécute les opérations demandées. Il est conseillé d’écrire les différentes consignes (consigne générale et consignes des tâches à exécuter) pour que les participants puissent participer au test dans les mêmes conditions. 3.2 Test utilisateur du dispositif de formation L’évaluation du site de formation au droit du travail a été menée auprès de dix participants (Taux d’identification de défauts d’environ 80% selon certains travaux, cf. paragraphe ci-dessus). Cette expérience a fait suite à l’évaluation par inspection. Cette inspection a entraîné un certain nombre de modifications dans le prototype d’alors. C’est donc ce site, déjà en partie aménagé, qui a fait l’objet du test décrit cidessous. Nous donnerons une brève description de la méthode utilisée ainsi que quelques résultats. Objectifs du test Il s’agit d’évaluer le produit de formation dans un contexte qui soit le plus proche possible de la réalité. Il est difficile de prédire l’interaction des nombreuses variables qui entrent en jeu lors d’une tâche aussi complexe que l’analyse d’un problème juridique par le biais d’une interface homme-machine. L’objectif est d’identifier les éventuels défauts de l’interface et les manques qui auraient pu échapper à l’analyse de la première évaluation par inspection. Il s’agit aussi de sélectionner des alternatives de conception (voir l’exemple concernant la navigation 38 Evaluer un dispositif de formation à distance. Principes et retour d’expérience par des liens en bandeau ou par des boutons « tourne page »). Des changements d’organisation peuvent aussi être envisagés le cas échéant. Protocole expérimental L’évaluation consiste à observer des participants en situation d’utilisation du dispositif de formation. Les quatre tâches représentatives à effectuer sont proposées par l’expérimentateur à l’aide de consignes écrites (voir ci-après). Les participants doivent verbaliser (dire « tout haut » ce qu’ils font, ou pensent). Les participants sont filmés pour la mesure des temps, l’analyse des parcours, et l’enregistrement de leurs commentaires. Les participants passent l’expérience individuellement, en présence de l’expérimentateur. Le fait que les utilisateurs soient observés par un tiers peut provoquer un biais, l’effet Hawthorne (les résultats positifs ou négatifs peuvent ne pas être dus qu’aux facteurs expérimentaux). Différentes techniques expérimentales existent pour s’en prémunir (salles d’expérimentation avec vitre sans tain, procédures d’observation indirectes : magicien d’Oz, évaluation coopérative... (Baccino et al., 2005)). Lors d’une utilisation des tests utilisateur en milieu industriel, un éventuel biais dû à l’observation est tout à fait acceptable. Si l’observation de participants a pour objectif l’obtention de résultats dans un contexte de recherche fondamentale, on aura avantage à se prémunir de ces phénomènes. Dispositif d’observation La figure 6a présente la configuration du système d’observation en situation. L’expérimentateur est à proximité de la personne observée 1 . Dans le dispositif de recueil présenté ci-dessous, un convertisseur transforme l’image de l’écran en signal vidéo. Cette image est intégrée à un plan d’ensemble de l’espace de travail du participant enregistré par une caméra. Cette vue permet de distinguer les temps de « lecture des consignes » (données sur papier) des temps de consultation des écrans. Elle permet également d’enregistrer les réactions des participants et les commentaires sonores qui sont formulés pendant l’expérience (verbalisations simultanées). Lors du mixage des deux images, une incrustation de l’image du plan d’ensemble est faite en haut à droite de l’image de l’interface. Cette zone de l’écran présente en effet peu d’interaction généralement (cf. figure 6b). L’expérimentateur donne les consignes aux participants, recueille les observations de ces derniers et note les problèmes que les participants rencontrent. Le dispositif d’enregistrement vidéo du parcours de l’utilisateur peut permettre une analyse fine et a posteriori des parcours des participants au sein du dispositif de formation. La durée de l’enregistrement vidéo a oscillé entre 45 minutes et 1 heure 30 environ pour chaque sujet selon leur rapidité. Les vidéos ont été dépouillées manuellement lors d’un visionnement systématique. Les variables sélectionnées avec l’équipe de conception (cf. ci-après le Tableau 5) sont enregistrées lors du visionnement dans le logiciel de statistique associé au laboratoire d’observation (Logiciel The Observer de la société Noldus). L’enregistrement des variables d’intérêt se fait par appui de touches dédiées au clavier d’un ordinateur (par exemple la touche « a » du clavier est enfoncée chaque fois que le sujet est sur la page d’accueil, la touche « c » lorsque le sujet lit la consigne écrite, la touche « r » quand il répond à une question, etc.). Cet enregistrement permet d’obtenir des statistiques qui sont présentées au paragraphe 1 L’expérimentateur et les éventuels observateurs peuvent également suivre le déroulement de l’expérience depuis un autre local sur écran ou à travers une glace sans tain. Cela permet de faire varier le nombre d’observateurs sans que le participant en ait conscience. L’équipe de conception peut ainsi venir observer quelques utilisateurs. 39 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 3.3. Le coût du visionnement est important eu égard au retour sur investissement qu’il procure (éléments formels d’appréciation de durées et de nombre d’occurrence d’événements). Il ne se justifie que pour des projets ambitieux où la mesure du temps ou l’utilisation de fonctionnalités par exemple doivent être quantifiés formellement (comparaison entre deux systèmes de navigation par comptage du nombre de clics sur ces dispositifs de navigation par exemple). Il est rare de s’apercevoir, lors du visionnement, d’éléments que l’expérimentateur n’aurait pas pu déceler pendant les observations. Par contre, les enregistrements vidéo sont déterminants pour la présentation des résultats à l’équipe de conception qui a parfois du mal a admettre qu’il se produise des phénomènes problématiques en dehors d’éléments chiffrés et de séquences vidéo. Au-delà de l’aspect statistique, l’enregistrement vidéo a donc parfois valeur de preuve. E x p é r im e n ta te u r S u je t C o n v e r tis s e u r M ix a g ee t e n re g is tre m e n t C a m é r a Figure 6a. Plan du dispositif Figure 6b. Image enregistrée Méthodologie Participants Deux variables indépendantes peuvent faire l’objet d’analyses : le genre (masculin, féminin) et la compétence en droit du travail (expert, novice). Nous ne retiendrons que la compétence dans le cadre de cette étude. Les participants se répartissent en deux groupes de cinq. Sur les dix participants, cinq sont considérés comme « experts » dans le domaine juridique et cinq sont considérés comme « novices » mais disposent de compétences qui leur 40 Evaluer un dispositif de formation à distance. Principes et retour d’expérience permettent d’utiliser le dispositif (étudiants familiers des interfaces Web et des TIC). La répartition expert novice s’est faite sur la base du nombre d’heures de formation en droit du travail et de la pratique professionnelle. Aucun sujet n’a été écarté dans le cadre de cette expérience. Les sujets ont été recrutés sur la base du volontariat. Les participants considérés comme « experts » ont bénéficié récemment d’une solide formation en droit du travail ou occupent un poste dans le domaine des ressources humaines. Les participants « novices » sont des étudiants adultes en formation continue, sans formation juridique pour trois d’entre eux (niveau bac+2 minimum) et deux étudiants de formation initiale en DUT Information-Communication ayant suivi peu de cours de droit du travail pendant leur cursus. Matériel Un certain nombre de pré-requis ont été vérifiés concernant l’utilisation du site. Les messages d’aide sont disponibles, même si leur contenu est provisoire. L’application fonctionne normalement en général, même si toutes les commandes réelles ne sont pas implémentées (fonction « rechercher » par exemple). Dans le cas où les commandes ne fonctionneraient pas complètement, l’expérimentateur indique au participant le comportement futur de l’application. La consigne écrite de départ est la suivante. Consignes Les consignes données à lire sur un support papier ont été les suivantes : L’objectif de la séance est de valider un nouvel outil de formation en ligne de l’Université de Bourgogne. Ce site internet est destiné à l’apprentissage de différents modules de droit du travail. Je vais vous demander d’effectuer certaines tâches. Au fur et à mesure que vous utiliserez le logiciel pour exécuter les tâches indiquées, je pourrais vous poser des questions sur ce que vous voyez ou sur ce que vous attendez des fonctions que vous utilisez. Sentez-vous libre de donner des observations pendant la session. Nous vous demandons de « penser tout haut » en indiquant les actions que vous voulez faire et les informations que vous recherchez. Il n’y a pas de question stupide ou de mauvaise réponse. Ce produit est un prototype, ne soyez pas étonné qu’il puisse réagir d’une façon inattendue. C’est le produit de formation que nous testons et non vos capacités à répondre aux différentes questions. L’étude comporte trois questions ponctuelles et un cas pratique. A l’issue de cette étude, nous répondrons à vos différentes questions et prendrons note de vos remarques éventuelles. Vous allez essayer le site : Droit du travail en ligne. À la suite de la lecture de la consigne quatre tâches sont à réaliser. En voici deux exemples : Tâche 1 Répondre à la question suivante en la justifiant : Un salarié ayant un an d’ancienneté conteste le fondement de son licenciement. Il s’est vu notifier son licenciement le jour même de l’entretien préalable. Cette précipitation de l’employeur peut-elle faire l’objet d’une sanction par les juges ? Illustrer avec une décision jurisprudentielle. Saisissez votre réponse dans la fenêtre Word ouverte à l’écran. Tâche 4 Répondre par écrit au maximum possible des 5 questions figurant dans le cas pratique du module « licenciement ». Saisissez votre réponse dans la fenêtre Word ouverte à l’écran. Trois tâches sont assez modestes en temps de travail nécessaire (quinze minutes environ) et en nombre d’écrans à parcourir (tâches 1, 2, 3). La dernière tâche (4) est la résolution du cas pratique du module « Licenciement » et nécessite une interaction prolongée avec le dispositif ainsi que le parcours de nombreux 41 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 écrans au sein de l’application (environ une heure). L’ordre d’exécution des tâches 1, 2, et 3 est contrebalancé pour éviter les effets d’ordre. La tâche quatre est donnée à tous les participants après l’exécution des 3 premières tâches. Variables quantitatives recueillies Les temps consacrés à seize types d’événements sont mesurés. Le choix des événements mesurés se fait en concertation avec l’équipe de conception. Un événement correspond à la consultation d’un type d’écran, le choix d’une fonction ou l’exécution de tâches annexes liées à l’activité (lecture de la consigne, rédaction de la réponse). Le temps est mesuré en secondes. Le détail des événements pris en compte est présenté dans le tableau 5 (le nom des variables dans la deuxième colonne correspond au nom affecté à chaque variable dans le logiciel de dépouillement). Elément 1 2 Nom Variable Accueil Carte 3 Choix 4 5 Plan NavDiv 6 Réponse 7 8 Recherch[e] Texte 9 Surligna[ge] 10 Consigne 11 12 Aide Calepin 13 Document 14 Etape1 15 PlanHier 16 Tournpag Définition Type de variable Temps passé sur la page d’accueil Temps passé sur un écran « carte conceptuelle » Temps passé sur l’écran « choix d’activités » Temps passé sur l’écran « plan du site » Temps passé sur d’autres écrans intermédiaires de navigation Temps passé à la saisie de la réponse dans un document Word Temps passé à rechercher un mot Temps passé à la lecture d’un texte à l’écran Clic sur le bouton de la fonction « surlignage » d’un paragraphe Temps passé à la lecture de la consigne de l’exercice (sur papier) Temps passé à lire l’aide en ligne Temps passé sur le « calepin » pour y consigner des annotations Accès à un document par la bibliothèque « documentation juridique » (seulement pour la tâche 1) Clic sur le bouton Etape 1 (seulement pour la tâche 4) Clic sur le plan hiérarchique (seulement pour la tâche 1) Clic sur un bouton « tournepage » (seulement pour la tâche 1) État État État État État État État État Événement ponctuel (sans durée) État État État État Événement ponctuel (sans durée) Événement ponctuel (sans durée) Événement ponctuel (sans durée) Tableau 5. Événements enregistrés Il est possible de mesurer les temps nécessités pour l’exécution des différentes tâches, mais aussi le nombre d’écrans parcourus. Les événements correspondent à des états (affichage d’un écran, lecture de la consigne, lecture d’un texte à l’écran 42 Evaluer un dispositif de formation à distance. Principes et retour d’expérience etc.), ou à des actions ponctuelles (surlignage d’un paragraphe, clic sur un bouton ou une zone de l’écran). Le tableau 5 ci-dessus indique la liste des variables choisies pour analyser les enregistrements vidéo. Un certain nombre de remarques sont notées par l’expérimentateur pendant le test. Les questions et remarques soulevées pendant le test seront retranscrites lors de l’analyse des tâches. Résultats du test utilisateur Les participants sont placés en situation d’utilisation du site sans formation spécifique à l’utilisation du dispositif et sans documentation papier (seules les aides en ligne sont disponibles). On peut postuler que dans des conditions moins difficiles (après une courte présentation du logiciel), lors de la deuxième ou troisième utilisation, ou après une formation, les résultats seraient différents. Il est possible de restituer pour chaque participant les traces des événements enregistrés pour chaque tâche demandée. C’est ce que présente la figure 7 cidessous obtenue à l’aide du logiciel The Observer. Chaque barre de l’histogramme présente le parcours d’un participant différent (dix participants dans notre expérience). La figure 7 donne les temps consacrés aux événements observés et leur moment d’observation. La légende indique les événements observés pour chaque participant. Les zones blanches accompagnées de traits pointillés sont des moments d’interruption de l’observation et du chronométrage pour différentes raisons (accès réseau interrompu, plantage du système, discussion avec l’expérimentateur). Les cinq premières barres de la figure en partant du bas représentent les temps des participants « experts ». Chaque couleur représente un événement. Les événements ponctuels (sans durée) sont représentés par des traits plus fins et plus hauts, variables « PlanHier », « Tournpag », « Surligna ». 3.3 Figure 7. Analyse des parcours pour la tâche 1 Le tableau 6 présente les principaux indicateurs statistiques concernant cette tâche. Le nombre d’occurrences de chaque événement, la durée des états enregistrés peuvent donner lieu à des analyses statistiques. Il est intéressant par exemple pour une équipe de conception de savoir quels sont les outils de navigation utilisés, quelles sont les fonctions inutilisées ou appréciées, etc. Il arrive qu’une fonction soit appréciée des utilisateurs mais qu’ils aient du mal à la retrouver quand ils en ont 43 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 besoin. La fonction « surlignage » par exemple n’a été utilisée qu’une seule fois par l’un des dix participants. Élément Freq Durée Totale en sec. Durée Totale en % Moyenne StdDev StdErr Durée Mini Durée Maxi Accueil 15 174.80 1.970 11.653 10.885 2.810 0.64 37.36 Carte 21 656.28 7.396 31.251 19.400 4.233 3.72 61.20 Choix 29 711.20 8.014 24.524 15.648 2.906 1.04 58.64 NavDiv 3 55.28 0.623 18.427 10.075 5.817 7.72 27.72 Reponse 38 1842.24 20.760 48.480 53.663 8.705 4.28 257.00 Texte 91 5024.80 56.624 55.218 68.168 7.146 0.28 318.08 Surligna 1 - - - - - - - Consigne 20 399.68 4.504 19.984 18.686 4.178 1.88 80.64 Document 3 9.68 0.109 3.227 1.217 0.703 1.84 4.12 PlanHier 40 - - - - - - - Tournpag 18 - - - - - - - Total 279 8873.96 100.00 40.336 52.582 3.545 0.28 318.08 Tableau 6. Principaux indicateurs statistiques pour les dix participants, tâche 1 Le tableau 6 a été obtenu automatiquement depuis le logiciel The Observer a l’issue du dépouillement des vidéos. Les participants mettent en moyenne 15 minutes à accomplir la tâche 1. Deux participants mettent nettement plus de temps que les autres (traces 5 et 7 sur la figure 7). On peut expliquer cela par le fait que ces deux participants ont commencé l’expérience par la tâche 1. Ces deux participants découvrent donc le fonctionnement du site lors de la tâche 1. 56,62% du temps total est consacré à l’étude des textes juridiques proprement dite et un peu plus de 7% du temps aux cartes conceptuelles. 20,76% du temps est alloué à la rédaction de la réponse. Près de 11% du temps est dévolu à la navigation, ce qui peut probablement être diminué en aménageant l’interface. Il ne semble pas y avoir de différence significative entre participants experts et novices dans les temps consacrés à la tâche. Le concepteur du dispositif voulait connaître la fréquence d’utilisation de la zone de navigation située en bandeau à gauche dans les écrans. Chaque clic sur un lien dans cette zone a été enregistré (variable « PlanHier » du tableau 6). Une comparaison avec les possibilités de navigation séquentielle, analogues à la navigation dans un ouvrage papier a été proposée (boutons « tourne page », variable « Tournpag » du tableau 6). La figure 8 présente pour chaque participant le nombre d’occurrence de clic dans le bandeau de navigation. 44 Evaluer un dispositif de formation à distance. Principes et retour d’expérience Figure 8. Clics dans le plan hiérarchique, tâche 1 La navigation via le plan hiérarchique semble privilégiée par rapport aux boutons tourne page (40 occurrences contre 18). La figure 9 présente les occurrences de clics sur les boutons « tourne page ». Le type de navigation (« tourne page » versus plan « hiérarchique ») ne semble pas dépendre de l’expertise puisque l’on retrouve les deux modes de navigation chez les participants experts et chez les novices. Seul un participant (trace 5) utilise les deux modes de navigation. Figure 9. Clics sur les boutons tourne page, tâche 1 Remarques et observations recueillies pendant la tâche 1 Différents aspects ont été observés lors de la tâche 1 (collectés lors de l’expérience ou pendant la visualisation des vidéos). En voici quelques-uns, qui relèvent tantôt de l’utilité (possibilité d’imprimer les textes juridiques pour les étudier sur papier) tantôt de l’utilisabilité (longueur des écrans à faire défiler). Ces phrases sont des commentaires de l’analyste (elles ont été ré-organisées et versées au rapport d’évaluation). La longueur des écrans de la partie analyse de jurisprudence désoriente parfois les utilisateurs. Une segmentation en plusieurs écrans serait peut-être préférable. 45 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 L’icône de globe dans les cartes de concept de la partie mémento fait penser à un accès réseau (type d’icône que l’on peut trouver dans certains navigateurs pour le web par exemple) et ne convient pas au concept représenté. L’icône « I<< » (retour à l’écran choix d’activité) est souvent utilisée pour revenir en arrière et les utilisateurs sont surpris de voir leur position dans l’arborescence remonter d’un niveau. Ils pensent retourner au premier écran du niveau courant. De plus il arrive parfois qu’étant dans le module licenciement, en cliquant sur cette icône, l’utilisateur arrive sur l’écran choix d’activité du module CDD Intérim. L’icône jurisprudence semble ambiguë (remplacer ou doubler d’une infobulle plus proche de l’icône). Les participants cliquent sur les icônes qui servent de légende dans les cartes conceptuelles (globe et texte) celles-ci ayant également l’aspect de boutons. Dans les cartes conceptuelles, les « pop-up » (fenêtres ponctuelles ou escamots) ne se désactivent pas toujours après consultation du lien, de ce fait ils masquent une partie de la carte et les utilisateurs n’arrivent pas toujours à les faire disparaître. En fait il faut ouvrir un autre pop-up pour faire disparaître le précédent. Sur un grand écran, un des participant (P7) déplore de n’utiliser qu’une petite partie de l’espace disponible. Un participant aimerait pouvoir imprimer les écrans du mémento. Lors d’une première utilisation, sur l’écran choix d’activité, les participants cliquent dans les aplats colorés en vain pour faire apparaître les menus avant de se rendre compte qu’il faut cliquer (survoler du moins) seulement les titres de « colonnes ». Peut-être que les différents choix des sousparties pourraient être affichés en permanence. Le participant 6 éprouve des difficultés pour revenir à l’écran d’accueil et de ce fait utilise la fonction « précédent » du navigateur pour revenir en arrière. Il conviendrait de distinguer davantage ce bouton des autres boutons de navigation. De plus la zone d’information sur la signification des boutons ne se rafraîchit pas toujours correctement (conserve parfois le label du dernier bouton survolé). Il arrive ainsi que le commentaire soit « Accès au mémento » au lieu de « Retour à l’accueil » ou « Retour à l’écran de choix des modules ». Conclusion tâche 1 Le temps alloué à la navigation pourrait vraisemblablement être diminué en améliorant la navigation ou certaines icônes afin de consacrer la plus grande part du temps à la résolution du problème juridique (lecture des textes et des cartes conceptuelles par exemple). Il semble pertinent de maintenir les deux modes de navigation (« plan hiérarchique » et « tourne page »), ceux-ci étant utilisés par les participants, de plus l’accès à des modalités de navigation différentes respecte le critère de qualité ergonomique « flexibilité ». Le temps consacré à la lecture de textes juridiques à l’écran est trop important (56,62 % du temps total) et cette activité est jugée désagréable. Il conviendrait de pouvoir imprimer ces textes pour les analyser sur support papier. 3.4 Tests utilisateur : conclusion Le biais potentiel de l’« observation » par un tiers est en fait peu préjudiciable en général dans le cadre de ce type d’expérience. La précision des mesures effectuées et le type de données collectées en priorité (détection de problèmes pour l’essentiel) supporte un éventuel biais de ce type. La méthode des tests utilisateurs, quoique coûteuse (environ 60 heures pour cette étude), permet de relever les problèmes posés dans le cadre de l’interaction du système et de l’activité du participant dans une situation proche de la réalité. Les prédictions de ces problèmes sont difficiles même par le biais d’une évaluation experte ou d’un parcours cognitif (cognitive walkthrough, expert qui tente de reproduire le cheminement qu’effectuera 46 Evaluer un dispositif de formation à distance. Principes et retour d’expérience l’utilisateur). On gagnera à y recourir au maximum, même si pour cela on doit se passer de moyens d’enregistrement vidéo si la mesure du temps, du nombre d’occurrence d’événements et la valeur de preuve des enregistrements ne sont pas indispensables. L’analyste, avec un peu d’habitude, enregistrera la plupart des problèmes rencontrés par les utilisateurs au fur et à mesure, à l’aide d’une simple prise de note. Les résultats qualitatifs (observations en direct, commentaires et impressions de participants recueillies pendant l’observation) sont tout aussi significatifs en termes d’efficacité opératoire et de décisions de modification du dispositif que les mesures quantitatives (nombres d’écrans parcourus, de clics dans une zone etc.) En effet, c’est souvent sur la base de ces résultats « qualitatifs » que les propositions de modifications du dispositif sont fondées et précises (changements d’icônes inappropriées, modalités d’accès plus directes aux documents, possibilités d’imprimer certaines parties du site, etc.) C’est très certainement une des méthodes d’évaluation des plus efficace avec une grande validité écologique et une vocation opératoire des plus directe. Parmi les autres méthodes présentées ici (inspection et questionnaires / entretiens), les tests utilisateurs permettent souvent à l’observateur d’avoir des « intuitions » fondées sur l’observation concernant les solutions qui permettront de fixer les défauts de l’interface. Il est judicieux d’administrer à la fin d’une expérience de test utilisateur un questionnaire d’évaluation ou de satisfaction. A cette occasion, on pourra aussi s’entretenir de manière informelle avec le participant à propos des éventuels problèmes rencontrés lors de son parcours dans le dispositif (débriefing). 4 Les questionnaires et entretiens 4.1 Les questionnaires et entretiens : présentation Les questionnaires et les entretiens complètent valablement les tests avec des utilisateurs. Il conviendra d’adapter les questions à chaque cas d’étude et en particulier à l’état d’avancement du produit. On peut trouver en ligne des questionnaires d’évaluation (questionnaire WAMMI par exemple). Toutefois, certains de ces questionnaires mêlent les dimensions d’évaluation (utilité, utilisabilité, esthétique) et sont rarement adaptés aux enjeux de l’évaluation d’une interface spécifique (comme la formation à distance). Les questionnaires à eux seuls ne permettent souvent pas d’obtenir des recommandations précises en termes de changements à apporter à l’interface. Par contre ils donnent la mesure la plus compréhensive de la satisfaction générale de l’utilisateur (Huart et al., 2008). De plus, ils peuvent permettre de dégager des tendances sur des notions subjectives, mais importantes d’agrément d’usage. Ainsi des expériences ont montré que lire des textes avec une longueur de ligne de 100 cpl (caractères par ligne) sur écran était plus rapide qu’avec des lignes de 50 cpl. Ceci est dû au moindre recours aux ascenseurs qui font défiler le texte à l’écran. Si l’on s’en tient là, on pourrait généraliser cette observation et la transformer en recommandation. Des questionnaires administrés en fin d’expérience ont démontré que les participants préféraient les lignes de 50 cpl pour lesquelles ils trouvaient la lecture plus fluide, bien que, dans l’absolu, les lignes de 100 cpl entraînent des temps de lecture plus courts. 4.2 Questionnaire sur le dispositif de formation Après l’utilisation du dispositif de formation, (dans le cadre du test utilisateur, à la fin du test), un questionnaire papier est administré et rempli par les participants. 47 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 Nous présentons quelques réponses à deux questions ouvertes posées aux participants à propos du dispositif qu’ils ont utilisé pendant une à deux heures environ : Comment trouvez vous ce site ? Avez-vous des suggestions d’amélioration du site ? Les remarques des participants sont données quelle que soit leur pertinence par rapport à l’interface et sont rapportées pratiquement dans leur formulation initiale. Réponses à la question « Comment trouvez vous ce site ? » P1 (Participant 1) : Ce site est un bon outil pour approcher la matière qu’est le droit du travail. Il est complet et surtout, il est ordonné, clair et compréhensible. Cependant, l’outil internet ne remplacera pas tout de suite la matière papier. En clair, pour moi, travailler sur un support papier reste encore essentiel. De fait, il m’est difficile de me concentrer pendant une longue période sur l’ordinateur (comme par exemple la résolution d’un cas pratique). Sur la recherche d’un document ou d’une partie de cours, le site me semble être un excellent outil d’analyse et de compréhension. On arrive bien à trouver rapidement des documents. P2: Je trouve le site très intéressant et surtout très utile. P3 : Site intéressant et pratique notamment pour les révisons, car il englobe les thèmes étudiés en cours. Les cas pratiques permettent de s’entraîner pour résoudre des problèmes (pour examens). P4 : Ce site est très fonctionnel et permet une approche plus simple et pratique du cours notamment en période d’examen. P5 : Réservé à des étudiants en droit. Difficile d’appréhension pour un novice. Le graphisme est agréable. P6 : Intéressant pour en savoir plus sur droits et devoirs salariés/employeurs. Précis dans le vocabulaire juridique utilisé (pas assez décomposé ou simplifié pour des non initiés). Lecture de certains textes rendue difficile par le défilement répété. P7 : Au début de la consultation je n’ai pas immédiatement réussi à me repérer dans le site. Le vocabulaire employé semble accessible. P8 : Convivial, étoffé. Si la navigation dans le site peut paraître un peu difficile dans un premier temps, elle devient ensuite beaucoup plus aisée. Les possibilités d’obtenir une réponse semblent tellement nombreuses que cela peut laisser croire que l’on a jamais vraiment exploré l’ensemble d’un domaine, peut-être cibler les domaines d’une manière plus précise. P9 : La première utilisation n’est pas évidente, il faut quelques minutes pour se familiariser et se repérer. Par contre une fois que l’on s’est imprégné de l’architecture la navigation est assez facile. Les modules sont bien guidés. P10 : Le site est présenté d’une façon tout à fait attrayante pour un domaine aussi rébarbatif que le droit du travail dans ses pires moments. La navigation est assez aisée. Le seul problème est que l’on a du mal à repérer tous les éléments et les liens qui peuvent nous aider à progresser dans la navigation. Certains composants comme les questions du cas pratique gagneraient à êtres plus visibles. Les réponses à ces questions font apparaître des éléments constatés lors de l’observation, mais également des considérations nouvelles. Parmi les éléments déjà constatés lors du test utilisateur, la lisibilité des textes juridiques (longs et peu structurés pour le support numérique) à l’écran est jugée désagréable (P1 et P6). La possibilité d’imprimer tous les textes nécessaires à la résolution d’un cas pratique semble indispensable dans ce contexte. La prise en main du produit n’est pas aisée 48 Evaluer un dispositif de formation à distance. Principes et retour d’expérience (première utilisation) P7, P8 et P9. Par ailleurs, des problèmes de repérage, de visibilité de certains éléments sont également évoqués (P9 et P10) qui conduisent au sentiment de ne jamais être très assuré d’avoir exploré l’ensemble d’un domaine (P10). L’élément nouveau est que certains participants considèrent que cet outil est un dispositif intéressant de préparation aux examen (P3 et P4). De fait, cela confirme le positionnement du produit comme complément à un cours « classique ». Réponses à la question « Avez vous des suggestions d’amélioration du site ? » P1 : Pourrait-on peut-être avoir la possibilité d’imprimer les documents qui sont sur le site (surtout pour les cas pratique). P5 : Manque de visibilité dans le cas pratique. Liens non actifs dans le bandeau. Icônes peu signifiantes. P6 : Icônes plus claires (distinctes, par exemple « maison » pour retour page d’accueil pas très lisible), plus précises, situation dans l’espace page. Attention à la juxtaposition d’une image animée avec une phrase ou une question, c’est peu lisible du coup (par exemple, dans l’exercice cas pratique licenciement). Prévoir ascenseurs pour lectures des décisions des différentes cours de justice. P7 : Dans le cas pratique, les consignes des différentes étapes ne sont pas attractives. Le contraste entre la couleur du fond de cartouche et la couleur des caractères n’est pas approprié. Possibilité d’avoir un lexique pour expliquer les termes techniques. P9 : Certains fonds bleus étaient trop foncés par rapport au texte. P10 : Pour les questions du cas pratique il est peut être nécessaire de changer la taille des caractères et la casse, ainsi que leur couleur. La plupart des éléments signalés dans les réponses ont été constatés pendant le test utilisateur. Sans revenir sur ce qui a été signalé lors de la question précédente (possibilité d’imprimer P1), on peut signaler que les propositions d’amélioration concernent la signification des codes utilisés et en particulier des icônes qui sont parfois ambiguës (P5, P6). Par ailleurs, des problèmes de lisibilité liés à un contraste insuffisant entre couleur de fond et couleur de texte apparaissent très nettement (P7, P9, P10). 4.3 Questionnaires et entretiens : conclusion Les questionnaires et entretiens sont des méthodes « économiques » qui permettent de prendre la température concernant la perception d’utilisateurs sur un dispositif donné. Il n’est pas souhaitable qu’il y ait un grand nombre de questions dans le questionnaire, surtout si celui-ci est administré après un test utilisateur qui a déjà duré près d’une heure par exemple. Des questions fermées peuvent être envisagées pour mesurer des dimensions précises relatives au dispositif. Des questions ouvertes sur l’agrément général, des suggestions d’amélioration et/ou les principaux problèmes rencontrés peuvent permettre d’ouvrir un espace d’expression pour l’utilisateur. Le point de vue de l’utilisateur est à pondérer à l’aune des résultats scientifiques car les préférences de certains utilisateurs ne sont pas toujours en adéquation avec les bonnes pratiques qui ont fait l’objet de validations expérimentales. Les questionnaires et entretiens utilisés seuls n’apportent que des éléments d’appréciation sur les problèmes les plus saillants. De plus, ces éléments sont abordés de manière générale, ce qui ne permet pas, bien souvent, d’interpréter ces remarques de manière à modifier précisément l’interface. Par exemple, une remarque comme « on a du mal à repérer tous les éléments et les liens qui peuvent nous aider à progresser dans la navigation » est difficilement interprétable d’un 49 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 point de vue opératoire pour l’équipe de conception faute de précision suffisante. Aussi des entretiens complémentaires peuvent consister à demander aux participants de préciser tous ces points : « Icônes peu signifiantes », pouvez-vous m’indiquer lesquelles ? Pouvez-vous en dessiner une qui soit plus signifiante pour vous ? L’objectif pour les concepteurs est de convertir les remarques en propositions de modifications si les remarques sont pertinentes et récurrentes. Le rapport coût efficacité en termes opérationnels est faible par rapport aux autres techniques, mais les entretiens sont une méthodes intéressante pour recueillir les impressions d’utilisateurs sur un dispositif et décider de poursuivre l’évaluation si nécessaire avec une technique plus lourde. Pour certains aspects précis et déjà identifiés (problèmes de compréhension d’icônes par exemple), les questionnaires permettent d’avoir un retour rapide des utilisateurs. 5 Conclusion générale sur l’évaluation du dispositif de formation Après avoir évalué le dispositif de formation avec les trois méthodes présentées ci-dessus, la conclusion de l’évaluation pour ce dispositif était de cet ordre : Le dispositif évalué répond à son objectif de complément à un cours « classique ». Ce type de produit de formation convient bien pour des tâches courtes avec peu de lecture à l’écran. Lorsque le problème à traiter est complexe et demande de naviguer plus fréquemment ainsi que de lire de nombreux textes sur écran, plusieurs problèmes se posent. Le maintien en mémoire des consignes et des questions est difficile lorsque l’on doit se concentrer sur la navigation et la recherche d’information. La lecture de longs textes sur écran est jugée fatigante. Les utilisateurs demandent donc de minimiser les déplacements dans les écrans en rendant la consultation des documents plus directe (au plus près de la question posée) et pour les longs textes, ils souhaitent pouvoir « imprimer ». L’usage de certaines fonctions est à développer ou améliorer (recherche, surlignage, cartes conceptuelles) et d’autres fonctions n’ont pas été utilisées (calepin) ou été peu utiles en l’état actuel (plan du site et aide en ligne). La partie cas pratique, jugée intéressante nécessite le plus d’aménagement à cause de la multiplicité des difficultés rencontrées. Difficultés à identifier la question générale, à activer les sous-questions, à faire le lien entre sous-questions et documents suggérés à la lecture, à accéder à certains documents suggérés. Toutefois les modifications qui permettraient une prise en main plus rapide du site ne remettent pas en cause son organisation actuelle. Ces modifications visent essentiellement à améliorer - la navigation (longueur des pages, boutons de navigations), - le repérage (en évitant à l’utilisateur de quitter un espace courant pour consulter des informations en rapport à cet espace), - la signifiance des codes utilisés (icônes et termes choisis pour désigner certains concepts), - la lisibilité (combinaisons de couleur texte/fond). 6 Conclusion sur l’évaluation Cet article est essentiellement destiné à donner un aperçu rapide de ce qu’il est possible d’obtenir en évaluant l’interface d’un dispositif de formation à distance d’un point de vue ergonomique. Au cours de la phase de développement, le concepteur peut utiliser la grille de Bastien et Scapin (1993) afin d’auto-évaluer sa production, mais un vrai travail d’évaluation relève souvent d’un spécialiste. Lorsque l’enjeu est important notamment, le mieux est d’avoir recours à un ergonome et ceci, dès le début de la conception (une correction coûte entre dix et cent fois plus cher lorsqu’elle intervient en phase de développement plutôt qu’en phase de conception (Baccino et al., 2005)). On peut signaler aussi que des tests de 50 Evaluer un dispositif de formation à distance. Principes et retour d’expérience perception peuvent être mis en œuvre dès le début du projet sur les maquettes, prototypes papier. De nombreuses autres méthodes d’évaluation existent dont certaines nécessitent des outils logiciels (évaluation assistée, analyse des log-files, etc.) Certaines méthodes d’évaluation peuvent être très sophistiquées (comme le suivi des mouvements oculaires). Un des objectifs de cet article aura été de montrer que l’association de plusieurs méthodes d’évaluation est souvent nécessaire et s’inscrit dans la perspective de pratiques intégrées comme la méthodologie SUE Systematic Usability Evaluation (Garzotto et al., 1997) qui associe méthode d’inspection et tests empiriques (Huart et al., 2008). A l’évaluation de l’interface, il convient aussi d’ajouter la question de la performance du dispositif en termes d’apprentissage. Des méthodes spécifiques destinées à évaluer cet aspect pourront être couplées aux méthodes d’évaluation des interactions avec le dispositif que nous venons de décrire. Cette fois, ce ne sera pas la médiation technique qui sera évaluée, mais davantage la qualité des contenus, leur bonne adaptation au niveau de compréhension des utilisateurs visés et leur progression pédagogique. On pourra pour ce faire s’appuyer sur des principes énoncés pour l’évaluation de dispositifs hypermédia de formation comme les sept qualités de l’apprentissage de Jonassen, 1995 (constructif, actif, coopératif, conscient, contextuel, (qui permet le) transfert, réflexif). Toutefois ces dimensions rendent compte de processus de haut niveau qui nécessitent pour certains d’entre eux (comme le transfert) un arsenal méthodologique conséquent eu égard au cadre de l’évaluation de dispositifs de formation à distance. Bibliographie Baccino, T., Bellino, C. & Colombi, T. (2005). Mesure de l’utilisabilité des interfaces. Paris, Hermès Lavoisier éditions. Bastien, J.M.C. & Scapin, D.L. (1993). Ergonomic criteria for the evaluation of humancomputer interfaces. Rapport technique, n° 156, INRIA, Rocquencourt. Bastien, J.M.C., Leulier, C. & Scapin, D.L. (1998). L’ergonomie des sites web. In Cours INRIA Créer et maintenir un service web, ADBS, INRIA (Eds.), ADBS éditions, Paris, 111-173. Bastien, J.M.C. & Scapin, D.L. (2001). Evaluation des systèmes d’information et critères ergonomiques. In Kolski C. (dir.), Environnements évolués et évaluation de l’IHM, Interaction homme-machine pour les SI 2, Hermès Sciences Publications, Paris, 53-80. Chanquoy, L., Sweller, J. & Tricot, A. (2007). La charge cognitive. Paris, Armand Colin. Faulkner, L. (2003). Beyond the five-user assumption : Benefits of Increased sample sizes in usability testing. Behavior Research Methods, Instruments & Computers, 35(3), 2003, 379-383. Garzotto, F. & Matera, M. (1997). A Systematic Method for Hypermedia Usability Inspection. The new review of hypermedia and multimedia, Vol. 3, p. 39-65. Huart, J., Kolski, C. & Bastien, C. (2008). L’évaluation de documents multimédias. Etat de l’art. In Leleu-Merviel (dir.), Objectiver l’humain ? Volume 1, Qualification, quantification, Paris, Hermès Sciences Publications. 51 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 Jonassen, D. (1995). Supporting Communities of Learners with Technology: A vision for Integrating Technology with Learning in Schools, Educational Technology, 35(4), 60-63, Jul.-Aug. 1995. Nielsen, J. (1994). Heuristic evaluation. In Usability Inspection Methods. In Nielsen, J., Mack, R.L. (Eds.), John Wiley & Sons éditions, New York, 25-62. Nielsen, J., (2000). Why you only need to test with 5 users, Alertbox, 19 mars 2000, en ligne : http://www.useit.com/alertbox/20000319.html. Nogier, J.F. (2005). Ergonomie du logiciel et design web : le manuel des interfaces utilisateur. Paris, Dunod éditions. Senach, B. (1993). L’évaluation ergonomique des interfaces homme-machine : une revue de la littérature. In Sperandio, J.C. (Ed.), L’ergonomie dans la conception des projets informatiques, Toulouse, Octares éditions, 69-122. Tricot, A., Plégat-Soutjis, F., Camps, J.F., Amiel, A., Lutz, G. & Morcillo, A. (2003). Utilité, utilisabilité, acceptabilité : interpréter les relations entre trois dimensions de l’évaluation des EIAH. In Desmoulins, C., Marquet, P., Bouhineau, D. (Eds.), Environnements informatiques pour l’apprentissage humain, ATIEF / INRP éditions, Paris, 391-402. 52 Transmission de la mémoire de la Shoah : une médiation scénique de restitution Passing on the memory of the concentration camps: restitution via a scenic mediation Sylvie LELEU-MERVIEL Univ Lille Nord de France, F-59000 Lille, France UVHC, LSC, F-59313 Valenciennes, France [email protected] Résumé. Transmettre la mémoire de la seconde guerre mondiale aux générations qui ne l’ont pas connue devient impératif. Cela ne va pas sans une nécessaire réflexion quant aux vecteurs de médiation adéquats. Cet article porte sur Du cristal à la fumée, pièce de Jacques Attali créée dans une mise en scène de Daniel Mesguich le 16 septembre 2008. Cette proposition inhabituelle via la représentation scénique au théâtre fait l’objet d’une triple analyse : exploration du texte fondée sur la méthode de Patrice Pavis, analyse de la mise en scène grâce aux outils de la scénistique, première approche du processus médiationnel à l’œuvre dans la forme théâtrale. Au terme de ce parcours, il apparaît que l’objet scénique n’est sûrement pas le plus apte à supporter un régime de restitution des faits historiques. Mots-clés. Médiation scénique, théâtre, métaphore, scénistique, faits historiques, sémiotique cognitive, signifiance, intégration conceptuelle. Abstract. Passing on the memory of World War II to new generations has become an imperative. To do this, careful thought is needed about the appropriate vectors of mediation. A point in case is the play of Jacques Attali, Du cristal à la fumée (From crystal to smoke) directed for the stage by Daniel Mesguich on 16 September 2008. The article examines this unusual play and its theatrical scenic representation in a threefold way: an exploration of the text based on the method of Patrice Pavis, an analysis of the stage direction using the tools of the scénistic method, and an attempt in understanding the meditational process at work in the theatrical form. In doing this, it appears that the scenic object is not the most appropriate in enhancing the restitution of historical facts. Keywords. Mediation, scenic, theatre, metaphor, scénistic, historical facts, cognitive semiotics, significance, conceptual integration 1 Introduction La question de la mémoire de la Shoah s’impose actuellement comme une problématique majeure, au moment historique précis de ce basculement où les derniers témoins physiques sont en passe de tous disparaître. Elle s’accompagne 53 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 d’une réflexion approfondie sur la médiation nécessaire. Tous les musées de la déportation, les sites concentrationnaires, les nombreux mémoriaux de divers pays mènent notamment un travail très abouti sur les modes de médiation opportuns pour la transmission de la mémoire à des générations qui n’ont pas connu cette période de l’Histoire. Une proposition plus inaccoutumée – une médiation via la représentation scénique au théâtre – fait l’objet de cet article. 1.1 Présentation de « l’objet » scénique et des questions qu’il pose Un texte… En août 2008 paraît chez Fayard, sous la signature de Jacques Attali, un opus de 187 pages dont la première de couverture mentionne : « Du cristal à la fumée. Théâtre » (Attali, 2008). Une création… La création a lieu le 16 septembre 2008 au Théâtre du Rond-Point, dans une mise en scène de Daniel Mesguich. Elle bénéficie d’un relais médiatique important. Le spectacle est à l’affiche dans ce même théâtre jusqu’au 28 septembre. Des commentaires… Dès le lendemain, les journalistes commentent l’aspect « événementiel » de la création. Ainsi la critique de Fabienne Pascaud du 17 septembre 2008 à 18 heures 30, intitulée « Coup de gueule-théâtre », à ce jour encore audible en ligne à l’adresse http://www.telerama.fr/scenes/theatre-du-cristal-a-la-fumee,33733.php (consulté le 4/8/2009, texte intégralement retranscrit en annexe), commence-t-elle par ces mots : « La soirée était très chic hier au théâtre du Rond-Point. Les ministres se pressaient, Rachida Dati en tête. Les hommes de gauche se pressaient aussi, Laurent Fabius en l’occurrence. Que venaient-ils voir ? Hé bien ils venaient voir la dernière œuvre du conseiller du Président Sarkozy, homme de gauche au demeurant, Jacques Attali, qui s’intitule ‘Du cristal à la fumée’. Ils n’ont pas été déçus… ». Des critiques… Le ton passe néanmoins très vite de la chronique mondaine à la critique la plus acerbe : « C’est vrai qu’ils ont très peu applaudi. On les comprend. Le spectacle est tout simplement lamentable. On aurait pourtant aimé adorer ce spectacle, ou du moins pas en rire, pas le trouver ridicule comme on a pu le juger hier soir ». Nul besoin d’un esprit très acéré pour comprendre que Fabienne Pascaud n’a pas du tout aimé ce qu’elle a vu – ce qui n’est nullement répréhensible : c’est son droit le plus strict. Malgré la dimension par conséquent très subjective, et de fait orientée, des propos qu’elle tient, ce qui retient particulièrement l’attention est cette mise en cause du procès théâtral lui-même que comporte sa diatribe : « Daniel Mesguich et Jacques Attali ont trouvé que les propos des nazis étaient trop dégoûtants pour que des acteurs les interprètent. On les comprend volontiers : ces mots touchent l’indicible, l’innommable. Mais pourquoi, alors, vouloir faire du théâtre ? ». On observe en outre que cette même question est relayée par d’autres critiques beaucoup moins véhémentes, plus modérées et/ou consensuelles. On peut citer par exemple Elise Noiraud, dans les Trois Coups du 27 septembre 2008, sous la plume de laquelle on trouve : « Malgré la valeur du texte, malgré la nécessité de l’entendre […] je demeure taraudée par une seule question : est-ce bien là du théâtre ? ». 54 Transmission de la mémoire de la Shoah : une médiation scénique de restitution Une problématique… Ces deux premières citations suffisent à faire émerger une problématique liée de fait à la fonction de transmission mémorielle : le mode de médiation était-il adapté à l’objet ? 1.2 Méthode d’analyse Analyse du texte, de la proposition scénique et du processus médiationnel Pour tenter de répondre à cette question, une analyse objective et rigoureuse de la production proposée en septembre 2008 est tout d’abord effectuée. Elle débute par une exploration du texte, fondée sur la méthode d’analyse des textes contemporains de théâtre proposée par Patrice Pavis (2002). Cette analyse de l’objet abstrait qu’est le texte est complétée par une analyse de son incarnation concrète : en corps, en mouvements, en espace, en sons et en lumières. Les outils de la scénistique sont mobilisés pour ce faire. Enfin, l’examen du processus médiationnel conclut l’article. Corpus Les documents qui constituent le corpus de l’analyse sont : • En tout premier lieu l’édition du texte de la pièce chez Fayard. Cet élément essentiel est complété par un ensemble de textes critiques et/ou de commentaires, mis à disposition sur le Web et en l’occurrence moissonnés par le moteur de recherche Google© sous la formulation de recherche « Du cristal à la fumée ». Figurent dans ce corpus : • La critique de Fabienne Pascaud pour Télérama du 17 septembre 2008 • La critique de Joévin Canet pour Le Magazine Info du 21 septembre 2008 • La critique d’Elise Noiraud pour Les Trois Coups. Le seul journal quotidien du spectacle vivant du 27 septembre 2008 • La critique de Judith Sibony pour Rue 89 du 27 septembre 2008 • La critique de Corinne Denailles pour Pariscope (non datée) • Le commentaire en ligne de Jules Dupont du 5 octobre 2008 sur le site d’Amazon.fr qui commercialise l’édition papier du texte • Le commentaire signé Latour07 du 29 septembre 2008 sur ce même site • L’article d’André Larané intitulé « Shoah : l’Histoire en pièces » du 28 septembre 2008 sur le site Herodote.net Les adresses des sites Internet donnant accès à l’intégralité de ces divers documents figurent en annexe. En outre, la critique de Fabienne Pascaud étant radiophonique, une transcription intégrale sous forme textuelle est également disponible en annexe, comme indiqué plus haut. 2 Analyse du texte de Jacques Attali Pavis (2002 : 1-31) propose quelques « thèses pour l’analyse » qui visent à interroger le texte dramatique contemporain de façon pertinente. Ce modèle s’inspire de celui qu’Umberto Eco a consacré au texte narratif, testé et exposé dans Lector in fabula (Eco, 1985), mais Patrice Pavis l’a entièrement adapté de façon à « prendre en compte cette ‘parole en action’ que constitue le théâtre ». L’outil a été conçu pour fonctionner du côté de la réception et du lecteur, à l’inverse d’une méthode génétique tournée vers la conception et l’écriture de l’œuvre, ses sources ou la méthode de travail de l’auteur ; il est donc particulièrement adapté à notre situation. 55 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 6 niveaux s’enchâssent successivement les uns dans les autres, conformément au schéma de la figure 1. A B I II III IV Figure 1. Schématisation des niveaux successifs d’analyse du texte dramatique Après une présentation rapide du type de caractéristique observée à chacun de ces niveaux d’après (Pavis, 2002), les variables correspondantes sont instanciées pour « Du cristal à la fumée », ce qui en assure une analyse la plus méthodique possible. Il est à noter que Patrice Pavis recommande d’utiliser son modèle comme une boîte à outils dans laquelle on vient puiser en fonction de ses besoins. Cela signifie concrètement que tous les items ne sont pas pertinents pour tous les textes, certains d’entre eux étant du reste délibérément piétinés par l’écriture dramatique contemporaine. On n’instanciera donc que les items signifiants pour l’objet qui nous préoccupe, sans que cela constitue un manquement à l’exploitation de la méthode. 2.1 Niveau A : textualité, stylistique Questions propres au niveau A - Comment ça parle ? Procédés lexicaux, grammaticaux, rhétoriques. Stylisation de la langue. Oralisation de la langue. Adaptation aux lois phonétiques de la diction et à la mise en bouche. Plasticité du texte, faculté de se modeler sur la voix et le corps des comédiens. - Musique et matière des mots Musique textuelle. Tissage des phrases. Répliques, sonorités. Sons, rythmes, jeux du signifiant. - Types de paroles Formes verbales utilisées, langue naturelle ou langage formalisé. Prose ou vers, marques d’oralité. Mot du personnage ou mot d’auteur. Répartition des paroles entre les locuteurs, masses textuelles, ordre des tours de paroles. 56 Transmission de la mémoire de la Shoah : une médiation scénique de restitution - Lexique Source, direction et but de la parole ; vectorisation (Pavis, 1996b). Paroles et silences. Vocabulaire utilisé. Occurrences verbales exprimant une même idée. Champ lexical. - Isotopie et cohérence Fil conducteur. Lignes directrices permettant d’organiser les informations et les indices. Rapprochement des termes et/ou des thèmes. - Indications scéniques Découpage visible du texte (séquences, scènes, actes, tableaux). Didascalies. - Marques de stylisation et de littéralité Fonction poétique (Jakobson, 1963). Art de la composition et du montage des discours. Dramaticité et théâtralité de l’énonciation verbale. Le DOKUMENT 18-16PS Jacques Attali revendique explicitement une approche documentaire. Ainsi, la préface de l’édition (Attali, 2008) indique : Cette pièce raconte, au plus près de la réalité historique, la réunion secrète qui s’est tenue au matin du 12 novembre 1938, deux jours après la Nuit de cristal, à Berlin, entre les principaux dirigeants nazis […]. Plusieurs sténographes, dont le docteur Fritz Dörr, prennent en notes le contenu des échanges. A la fin de la guerre, Fritz Dörr remet ses notes, compte rendu partiel de la réunion, aux Américains. Elles sont utilisées lors des procès de Nuremberg. Les notes des autres sténographes, portant sur la moitié de la réunion, n’ont jamais été retrouvées. Ce document est ensuite envoyé aux archives allemandes sous la référence « PS1816 ». En 1998, des familles juives héritières de polices d’assurances non honorées par l’Etat nazi saisissent l’Etat de Californie afin de retrouver des preuves de la collaboration des assurances allemandes avec le gouvernement nazi. La société Risk International, engagée pour mener cette enquête par l’Etat de Californie (avec le concours d’Avoteynu, dans le cadre du projet Living Heirs), contacte la société d’assurance allemande Allianz et remonte la piste du document. Cette pièce est inspirée par ce verbatim partiel, par les témoignages laissés par divers participants à cette réunion, dont Bernhard Lösener, du bureau juif du ministère de l’Intérieur, et Ernst Wörmann, par le biais du livre du professeur Gerald D. Feldman (Allianz and the German Insurance Business, 1933-1945, Cambridge University Press, 2001), ainsi que par les travaux des historiens du groupe Allianz, dirigés par Barbara Eggenkämper, que je remercie pour leur aide. Derrière l’indication « référence PS-1816 » de cette préface, une note de bas de page renvoie à l’annexe, « Premières pages du document 1816-PS consigné dans les archives des procès de Nuremberg », qui comporte trois scans de feuillets reproduits ci-dessous dans les figures 2 à 4. 57 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 Figure 2. Page de garde du document, in (Attali, 2008 : 184) Figure 3. Page d’intertitre « de 1742-PS à 1849-PS », in (Attali, 2008 : 185) 58 Transmission de la mémoire de la Shoah : une médiation scénique de restitution Figure 4. Première page du « DOKUMENT 1816-PS », in (Attali, 2008 : 186) Textualité de la pièce Sans entrer dans une analyse approfondie, on peut tout de suite observer quelques incohérences notoires. Tout d’abord, alors que l’intention est revendiquée « au plus près de la réalité historique », alors que les scans de documents « authentiques » viennent fonder cette démarche en instaurant une rhétorique de la « vérité » de par leur statut de « preuve irréfutable », on note une légèreté peu explicable dans l’appel à référencement, puisque le texte d’Attali indique PS-1816, tandis que l’édition elle-même atteste quelques dizaines de pages plus loin que le titre exact est « DOKUMENT 1816PS ». Le fait de revendiquer l’exactitude tout en tenant pour négligeable une erreur dans le référencement documentaire introduit le doute, même s’il ne s’agit là que d’un détail. Par ailleurs, aucune indication n’est fournie concernant l’intervention d’un (ou plusieurs ?) traducteur(s). Ce point de vue est pourtant absolument déterminant. En effet, d’autres travaux (Gentès, 2009) ont montré combien la traduction, à travers sa mise en mots de concepts parfois très peu transposables d’une culture à l’autre, procède d’une réécriture totale. Chaque terme doit y être soupesé longuement afin 59 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 de garantir une fidélité maximale – on pourra trouver une première approche du concept de fidélité entre original primaire et document secondaire dans (Bouchez, 2007 : 131-133). Ainsi, la première phrase de Goering dans le DOKUMENT est : Meine Herren, die heutige Sitzung ist von entscheidender Bedeutung. La traduction dite « mot à mot », au ras du signifiant allemand, est : Messieurs, la séance/session d’aujourd’hui est d’une importance décisive. Ils deviennent dans le texte de la pièce (Attali, 2008 : 17) : Asseyez-vous, messieurs. Heil Hitler, Heil Hitler. La réunion d’aujourd’hui est de la plus haute importance. Ces quelques mots suffisent à bien percevoir l’impact de la transposition interprétative apportée par rapport au DOKUMENT 1816-PS. L’invite à s’asseoir a été ajoutée, séparée en cela du vocable Sitzung qui signifie mot à mot le « sitting », la séance assise. Les « Heil Hitler » sont résolument absents du DOKUMENT. Enfin, « importance décisive » a été transposé en « de la plus haute importance ». Les 11 lignes qui suivent dans cette première réplique de Goering n’ont aucun fondement textuel dans la trace fournie par le DOKUMENT, comme on peut le voir à partir du scan de la figure 4. Ni l’ordre de prendre en note – ou de suspendre la prise de note à sa demande –, ni les objurgations aux autres membres de la réunion – « Silence… Dépêchez-vous… Prenez place… Tout le monde est là ? » –, ni les considérations sur la salle, son esthétique ou sa fonctionnalité n’y figurent. Les 13 lignes suivantes, qui commentent les événements de la Nuit de cristal, sont également dépourvues de référent dans le DOKUMENT. En effet celui-ci enchaîne directement avec « J’ai reçu tout à l’heure une note du secrétaire de notre Führer… – Ich habe einen Brief bekommen… » (cf. figure 4). De même lorsque, très peu de temps après (p. 22 du texte), Goering dit : « Monsieur Wörmann, votre ministère, les Affaires étrangères, ne semble pas réussir à trouver un dépotoir pour nos Juifs ? », le mot « dépotoir » est lourd d’implications sémantiques. On aimerait un retour sur le terme figurant dans le DOKUMENT 1816-PS pour s’assurer de la fidélité aux implications sémantiques authentiques. Le même effet est décuplé à la page 25 dans la réplique, toujours de Goering : « Nous devons trouver une solution conclusive, finale ». On mesure tout le poids de la question posée ici à propos de la traduction concernant l’importance de chaque mot, de chaque formule dans une optique de fidélité textuelle, en imaginant un choix du type « Nous devons résoudre définitivement ce problème » et en comparant les effets respectifs de « résoudre définitivement » et « trouver une solution finale » concernant la question juive. La langue comporte en outre de nombreuses marques d’oralité qui ne sont certainement pas présentes dans la trace écrite du DOKUMENT 1816-PS. Il est cependant difficile de l’affirmer sans recourir à l’intégralité du document source, la première page dont on peut consulter le scan n’étant pas suffisante pour en témoigner de façon certaine. Néanmoins, l’hypothèse d’une prise de distance de la textualité par rapport à une stricte fidélité à la trace historique semble fondée. Enfin, les sciences de l’information sont particulièrement sensibles aux problématiques de la transcription – action intermédiaire indispensable par exemple en audiovisuel lorsqu’il s’agit de dérusher une interview afin de sélectionner les fragments que l’on retiendra dans le montage final. Cet exemple illustre parfaitement un cas où il y a fidélité maximale vis-à-vis des propos d’origine puisque l’on procède à partir d’une trace filmique enregistrée, sans manipulation intermédiaire des données d’origine. Ce n’est pas le cas du DOKUMENT 1816-PS : il ne s’agit pas d’une retranscription a posteriori d’une trace enregistrée par exemple au magnétophone, mais d’une prise de note à la volée, dans le fil d’une réunion qui 60 Transmission de la mémoire de la Shoah : une médiation scénique de restitution ne s’est pas interrompue ou dont le rythme n’a pas été suspendu pour que les sténographes aient le temps de noter. Les mots et les formules employés peuvent donc être les leurs, et non ceux des dignitaires nazis. Les approximations, étant donné les contraintes opératoires, sont forcément légion. En outre, la moitié au moins des prises de note ont définitivement disparu. Finalement, pour les éléments lacunaires dont nous disposons, ce sont trois niveaux successifs de transposition au moins (en supposant que le DOKUMENT contienne l’intégralité des notes prises, sans erreur de transmission et sans censure) qui interviennent comme l’indique la figure 5 ci-dessous. Figure 5. Les niveaux successifs de transpositions intermédiaires des propos nazis d’origine Bien entendu, chaque niveau apporte son tribut d’inexactitudes et/ou de déformations inévitables, comme le montre le jeu bien connu de la chaîne de répétitions orales successives. Pour toutes ces raisons, il apparaît clairement que la textualité de la pièce ne peut guère être fidèle aux propos d’origine, et que d’ailleurs, elle semble s’en soucier finalement fort peu. Ainsi, l’affirmation de Joévin Canet : « Les paroles que l’on entend sur scène sont celles de crapules criminelles, de fous sanguinaires, vils et misérables, arrivés à une position de pouvoir par une maladie de l’Histoire. Or, dans leur majeure partie, ces paroles ont bien été prononcées. Et là réside toute la puissance de ce spectacle » semble largement abusive. Là aurait pu effectivement résider toute la puissance de ce spectacle si ce travail de restauration historique avait pu fournir toutes les preuves d’une très grande rigueur, ce qui est loin d’être le cas. 2.2 Niveau B : situation d’énonciation Questions propres au niveau B - Comment on le fait parler ? Situation des locuteurs ; circonstances de leurs paroles, de leurs faits et gestes. Identification des énonciateurs verbaux et non verbaux. Qui parle à qui et à quelles fins. Situation dramatique. - Conditions de la communication Enjeu de chaque scène, superobjectif. Enonciation théâtrale comme « progression dynamique d’actes de langage en interaction » (Schaeffer & Ducrot, 1995 : 746). - Maximes conversationnelles Principes – constamment bafoués au théâtre – : de coopération (accepter et faciliter le dialogue) ; de pertinence (parler seulement à propos) ; de vérité (affirmer des choses avérées) ; de quantité (ne mentionner que le strict nécessaire) ; de manière (éviter les ambiguïtés) (Grice, 1979). - Conscience métatextuelle Réflexion du texte sur lui-même et sur la théâtralité. Fonction méta-linguistique (Jakobson, 1963). 61 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 - Rythmisation, ponctuation, partition Répétitions, constantes, isocolies. Partition des silences. Ralentissements, accélérations. Découpage narratologique, rhétorique, dramaturgique, respiratoire. - Intertexte Didascalies, indications scéniques. Paratexte (Genette, 1982), (Thomasseau, 1984) : titre, liste des personnages, préface ou avertissement, notes ou conseils pour la mise en scène. - Marques de théâtralité Traces et indices d’oralité : hésitations, silences, pauses, présence insistante d’un non-dit ; ruptures syntaxiques ou rythmiques, construction défectueuse ou hésitante (Molinié, 1992) ; marques phatiques du discours ; style argotique ou familier. Situation d’énonciation dramatique Encore une fois, la préface de l’édition (Attali, 2008) précise cette question dès sa toute première phrase : Cette pièce raconte, au plus près de la réalité historique, la réunion secrète qui s’est tenue au matin du 12 novembre 1938, deux jours après la Nuit de cristal, à Berlin, entre les principaux dirigeants nazis. La situation proposée par la pièce « reconstitue » au plus près la réunion, pilotée par Goering autour duquel sont rassemblés 12 hauts dignitaires nazis. L’enjeu est donné dès la première intervention de Goering : « J’ai reçu tout à l’heure une note du secrétaire de notre Führer, Martin Bormann, me transmettant l’ordre de régler la question juive par n’importe quel moyen. Le Führer me l’a aussi ordonné lui-même en détail par téléphone ce matin, comme il me l’avait déjà expliqué avant-hier, à Munich ». L’enjeu est précisé deux répliques plus loin : « Nous sommes ici pour régler le problème juif, et il est principalement économique ». Du point de vue des modalités de la prise de parole, les interlocuteurs s’interrompent et se coupent la parole fréquemment les uns les autres : là encore, impossible de savoir si le DOKUMENT 1816-PS porte la trace de tels agissements conversationnels. Une fois de plus, l’hypothèse d’une prise de distance de l’énonciation par rapport à une stricte fidélité à la trace historique semble fondée. 2.3 Niveau I : Intrigue Questions propres au niveau I - De quoi ça parle ? Structure et armature formelle. Evénements racontés. - Thématique Thèmes abordés, motifs, leitmotive et topoï. Thèse proposée. Hypothèses de récit. - Structure discursive Moments de la pièce, dispositio. Exposition, nœud, péripétie, dénouement (dramaturgie classique). Enchaînements des événements de la pièce. - Découpage visible du texte Séquences, scènes, actes, tableaux, fragments. 62 Transmission de la mémoire de la Shoah : une médiation scénique de restitution Episodes. Intrigue La thèse défendue par la pièce est affirmée dans la préface de l’édition (Attali, 2008), dans la partie laissée entre crochets, absente des citations précédentes : Cette pièce raconte […] la réunion secrète […] entre les principaux dirigeants nazis. C’est d’elle qu’est sortie la décision de la Solution finale, bien avant la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942. Nous reviendrons plus loin sur l’analyse de cette thèse. On se contente ici de la reproduire comme elle est formulée par l’auteur lui-même. Les seuls événements de cette réunion qui occupe toute la pièce sont les entrées et sorties des personnages, qui articulent les structures du texte et en forment l’armature. Chaque entrée-sortie clôt un acte et ouvre le suivant : il y en a six en tout. Viennent s’ajouter à ces six actes qui correspondent à la réunion elle-même un prologue qui présente les événements de la Nuit de cristal. La didascalie qui ouvre ce prologue indique : Un écran de cinéma (le reste de la scène est dans l’obscurité). Voix off sur les images d’actualité. Le prologue se clôt également par une didascalie que voici : L’écran disparaît. Le rideau se lève et dévoile une grande salle de réunion ; quatorze sièges, trois portes. Une table en U. Une autre table avec du café et des tasses. Des cartes. Au mur, un immense portrait de Hitler. Un téléphone sur une table à l’écart. Les officiels nazis entrent l’un après l’autre. Ils se saluent militairement ou civilement, chuchotent entre eux, se placent, s’observent. A leurs gestes et à leurs tics, on doit comprendre leur rang, leur clan, leurs haines, leurs folies. La voix off reprend, et annonce les noms de ceux qui entrent [liste des noms]. Kehrl porte avec lui des dossiers et une quinzaine de copies d’un texte qu’il remet à Goering avant de s’asseoir à côté de lui. Goering est au centre, à sa droite, Heydrich, Daluege et Himmler. A sa gauche, entre Goebbels et lui, une chaise reste vide. Le texte comporte en outre un épilogue, qui prévoit que les saluts individuels des comédiens soient accompagnés du rappel de la destinée de chacun des personnages historiques incarnés respectivement. Cet épilogue débute donc ainsi : Pendant que les acteurs viennent saluer l’un après l’autre, on entend en voix off : GÜRTNER Meurt en 1941 à Berlin après avoir justifié juridiquement l’extermination des Juifs HEYDRICH Nommé protecteur du Reich en Bohême-Moravie. Assassiné à Prague en mars 1942. […] 2.4 Niveau II : structures narratives, dramaturgie Questions propres au niveau II - Comment ça agit ? Qu’est-ce que ça représente ? Conventions de jeu. Conventions scéniques. 63 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 - Qu’est-ce que ça raconte ? La fable. Contenu narratif, action résumée en une seule phrase. - C’est où ? C’est quand ? Chronotope. Fusion des indices spatiaux et temporels (Bakhtine, 1978 : 137). - Nature du conflit Enjeu de l’action, ses conditions, sa finalité. Nœud/dénouement ; énigme/révélation ; imbroglio/reconnaissance ; énigme/éclaircissement (dans une dramaturgie classique). Figures textuelles du conflit : attaque, défense, riposte, esquive ; cas de conscience, dilemme, choix stratégique… (Vinaver, 1993 : 901). - Genre Classification dans un genre/sous-genre. Tragédie/comédie (dans une dramaturgie classique). Fable, chronotope et enjeu Les éditions contemporaines ont instauré l’usage de faire figurer la fable en quatrième de couverture du livre (lui octroyant ainsi une fonction attractive, à visée plus communicationnelle et/ou commerciale). Cet ouvrage-ci ne déroge pas à cette règle d’usage. On trouve donc au dos de (Attali, 2008) : Le samedi 12 novembre au matin, à Berlin, deux jours après la sanglante Nuit de cristal, les principaux dirigeants nazis se réunissent secrètement, sous la direction de Goering. Himmler, Heydrich, Goering, Funk, Daluege sont là, entre autres. Hitler, resté à Munich, suit la réunion minute par minute. C’est de ce conseil des ministres surréaliste, grotesque, monstrueux, où se mêlent les détails les plus sordides et les envolées les plus barbares, où se révèlent les haines opposant les nazis les uns aux autres, qu’est sortie la décision d’en finir physiquement avec les Juifs. Bien avant la réunion dans une villa du lac de Wannsee, le 20 janvier 1942. Sans que rien ne soit jamais dit explicitement. On peut constater que ce court texte définit à la fois la fable, le chronotope, le superobjectif et les enjeux, ainsi que le tissu conflictuel (haine opposant les nazis les uns aux autres). 2.5 Niveau III : action Questions propres au niveau III - Que fait l’action ? Actions, motivations humaines qui éclairent les événements. Quels événements ? Quelle situation ? - Qui agit ? Actants : actants abstraits, individus concrets. Caractères psychologiques, comportementaux, moraux, culturels des personnages. Lignes de forces et contradictions des actants. Mécanismes actantiels. - Quel type de personnage ? Gestus des personnages. Attitudes. Rapports de force, hiérarchie. - Quelle rhétorique des actants ? 64 Transmission de la mémoire de la Shoah : une médiation scénique de restitution Figures qui contribuent à la dynamique du drame. Tâche principale de chaque personnage au sein de l’action. Actants et action 14 personnages participent à l’action de la pièce : 13 dignitaires nazis et un représentant des compagnies d’assurance, décrits comme suit dans la liste des personnages – par ordre alphabétique – (Attali, 2008 : 9) : Bürckel, Joseph (43 ans) : gauleiter d’Autriche Daluege, Kurt (41 ans) : adjoint de Himmler, lieutenant général de la police SS, commande la police d’ordre Frick, Wilhelm (61 ans) : ministre de l’Intérieur depuis 1933 Funk, Walther (48 ans) : ministre de l’Economie après avoir été secrétaire d’Etat de Goebbels au ministère de la Propagande Goebbels, Joseph (41 ans) : ministre de la Propagande Goering, Hermann (45 ans) : numéro deux du régime, feld-maréchal, chargé du plan quadriennal et de la préparation à la guerre Gürtner, Frantz (57 ans) : ministre de la Justice depuis 1933 Heydrich, Reinhard (34 ans) : adjoint de Himmler, patron de la SS Hilgard, Eduard (54 ans) : directeur général d’Allianz et président de la Fédération des compagnies d’assurance allemandes Himmler, Heinrich (38 ans) : SS-Reichsführer, contrôle la police, la Gestapo, la SS et le SD Kehrl, Hans (38 ans) : bras droit de Goering, chef du bureau de planification au ministère de l’Economie Krosigk, comte Lutz Schwerin von (43 ans) : ministre des Finances depuis 1932 Stuckart, Wilhelm (33 ans) : secrétaire d’Etat au ministère de l’Intérieur Wörmann, Ernst (54 ans) : secrétaire d’Etat aux Affaires politiques au ministère des Affaires étrangères Concernant l’action, il s’agit de récupérer la « bourde » de la Nuit de cristal – Goering parle de « stupidité » page 65 du texte, il s’exclame « Quelle bêtise ! » page 67 et évoque « l’erreur commise avec les manifestations d’hier » page 77. Ladite « erreur » conduit à l’obligation de rembourser les Juifs assurés et s’avère un naufrage économique et financier. On peut constater que, parmi tous les actants, Eduard Hilgard est le seul à défendre réellement le remboursement intégral des sommes dues, ce qui implique une tension dramatique assez faible. Néanmoins, 65 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 l’essentiel du conflit n’est pas là, étant entendu implicitement qu’on l’obligera à passer par-dessus ses engagements sans autre forme de procès. Le conflit principal réside entre les dignitaires nazis eux-mêmes, qui débattent, chacun défendant son territoire. « Ce sont des loups qui se détestent » commente la critique Fabienne Pascaud. 2.6 Niveau IV : sens Questions propres au niveau IV - Qu’est-ce que ça dit ? Quelle est la thèse ? Qu’est-ce que ça sous-entend idéologiquement ? Que cache l’inconscient du texte ? Sous-entendus, implicites, présupposés ? Contenu latent, texte et sous-texte ? Sens induit Le commentaire signé Jules Dupont résume l’essentiel de la réponse à cette question difficile : Attali, quant à lui, instille dans l’esprit du grand public que les chefs nazis, Hitler mais aussi Goering ou encore Heydrich, étaient des monstres, étrangers à notre monde, des monstres qui plus est rationnels puisque c’est sur la base d’un raisonnement froid (éviter de se mettre à dos les réassureurs américains) qu’ils envisagent l’extermination des Juifs. 3 Analyse de la mise en scène de Daniel Mesguich Après avoir décrypté le texte de Jacques Attali conformément à la méthode d’analyse promue par Patrice Pavis, il convient d’examiner la mise en scène proposée par Daniel Mesguich dans cette série de représentations de septembre 2008. Les outils de la scénistique proposés dans (Leleu-Merviel, 1996) et (LeleuMerviel, 2005) sont mobilisés pour ce faire. 3.1 Les outils de la scénistique : rappel La scénistique est une méthodologie globale d’aide à la conception de documents. Elle s’appuie sur la décomposition du processus créatif en cinq étapes distinctes (Leleu-Merviel, 2005) : • élaboration du potentiel scénaristique décrit dans la diégèse, • construction de la trame narrative régissant la structure événementielle profonde, • conception du schéma scénationnel qui supporte toutes les scénations possibles, • choix de la scénique qui prépare la transposition du document en une réalité perceptible, • détermination de la mise en situation spécifiant les modalités concrètes de l’interaction. Bien que cette méthode soit spécifique à la conception de documents interactifs en médias multiples (c’est-à-dire comportant de l’interactivité et faisant appel à des environnements virtuels), elle demeure efficace pour des narrations plus conventionnelles, et peut soutenir une démarche analytique. Les trois premiers stades (diégèse, trame narrative, schéma scénationnel) correspondent, dans une forme sans interaction comme l’écriture dramatique, à l’achèvement du texte. La méthode d’analyse des textes contemporains de théâtre de Patrice Pavis a permis d’effectuer très méthodiquement l’analyse du texte au paragraphe précédent. Restent donc la scénique et la mise en situation. 66 Transmission de la mémoire de la Shoah : une médiation scénique de restitution La scénique désigne le processus permettant de transposer le texte en une réalité concrète. (Leleu-Merviel, 2005 : 176-177) indiquait déjà : « La scénique relève totalement de la réalisation, au sens audiovisuel du terme. C’est à ce niveau seulement que les personnages prennent corps, que les décors se concrétisent. En se référant à l’interprétation musicale ou théâtrale, on conçoit bien qu’un même texte peut supporter une infinité de scéniques différentes, selon le choix du ‘maître d’œuvre’ auquel on en confie la réalisation […]. Le même texte est donc radicalement différent dans une mise en scène de Peter Brook ou de Daniel Mesguich ». Concrètement, la scénique détermine, sur la base du texte, les données physiques de la représentation finale (images, sons, espaces, lumières, décors…). La situation est définie comme l’ensemble des relations concrètes qui, à un moment donné, unissent un sujet ou un groupe au milieu et aux circonstances dans lesquels ils doivent vivre et agir. En ce qui concerne la « mise en situation », (LeleuMerviel, 2005 : 178) indique : « Le paragraphe précédent a évoqué les représentations musicales ou théâtrales pour fonder les concepts introduits. La mise en situation y correspond aux éléments définissant la relation du spectateur avec le spectacle (choix d’une église ou d’une salle sèche pour un concert, disposition des spectateurs à l’italienne ou autour des comédiens comme dans le théâtre élisabéthain, sonorisation ou non de la représentation, déplacement partiel de l’espace de jeu parmi les spectateurs suivant un principe de mise en situation qui était cher à Jean-Louis Barrault, ou au contraire concept contemporain de déplacement des spectateurs dans l’espace de jeu des artistes au théâtre ou à l’opéra, etc…) ». Il s’agit à présent de décrire la scénique et la mise en situation, principalement au travers du corpus de commentaires et critiques référencés précédemment. 3.2 Choix scéniques Prologue Le prologue a pris la forme d’un montage audiovisuel d’images d’archives, projeté sur un écran comme indiqué dans les didascalies. La voix interprétant le texte du commentaire était celle de Daniel Mesguich lui-même. Curieusement, aucun des articles du corpus ne revient sur ce prologue. Pourtant, le rôle des images d’archives et du récit des faits en ouverture était déterminant pour renvoyer le spectateur, avant le lever de rideau, à la réalité, qui plus est dans un régime de documentaire audiovisuel familier aux spectateurs d’aujourd’hui qui ont pleinement intégré cette forme et ce genre dans leur horizon d’attente (Jauss, 1978). Dispositif scénographique La critique d’Elise Noiraud comprend une description du dispositif scénographique : « Dans ce qui ressemble à une salle de conférence, des tables ornées de l’insigne nazi se dressent devant nous, autour desquelles les comédiens vont s’asseoir. Les échanges commencent, réels, vivants, ‘naturels’ ». Une photo de Brigitte Enguerand, jointe à l’article de Joévin Canet, l’illustre assez fidèlement. Elle est reproduite ci-dessous. L’ensemble est très respectueux des indications scéniques que comporte le texte de Jacques Attali, mis à part l’« immense portrait de Hitler » dont le metteur en scène s’est dispensé. 67 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 Figure 6. Une photographie du spectacle Un parti-pris radical, le texte Cependant, les comédiens – certains comédiens, pas tous – n’incarnent pas le personnage, mais lisent le texte. Ce choix radical est abondamment commenté dans notre corpus. Ainsi Elise Noiraud : « Grand réalisme donc, en tous cas au début de ce spectacle […]. Les acteurs incarnent parfaitement ces nazis raides et agressifs. Mais très vite, c’est comme si quelque chose se grippait dans cette machine réaliste. On commence par réaliser que c’est bel et bien leur texte que les comédiens ont en main. Texte qu’ils lisent par moments, sur lequel ils butent parfois, et qui ne les quitte pas ». Fabienne Pascaud quant à elle : « Daniel Mesguich a déguisé, grimé ses acteurs lourdement, il les a placés autour d’une table, donc pas le moindre geste théâtral, pas la moindre mise en scène, il se contente de les asseoir et pire, ils ne disent même pas leur texte, ils le lisent, sans doute parce que Daniel Mesguich et Jacques Attali ont trouvé que les propos des nazis étaient trop dégoûtants pour que des acteurs les interprètent… ». Là encore, les indications du texte sont exploitées au plus près. En effet, nous avons vu que la didascalie terminant le prologue comporte cette indication : « Kehrl porte avec lui des dossiers et une quinzaine de copies d’un texte qu’il remet à Goering avant de s’asseoir à côté de lui ». Dans le texte, ce sont les copies du projet de décret préparé par Goering pour « résoudre le problème » qui sont distribuées aux participants (page 20 du texte de la pièce – qui commence réellement page 17. Par ailleurs, page 77, la réplique de Goering comporte cette injonction : « Lisez le projet de décret que je vous ai distribué en arrivant »). Si la pièce ne prévoit pas explicitement que les acteurs lisent leur texte, elle prévoit en revanche qu’ils lisent un document ; le document est présent dès le début et distribué à fin d’être lu. On ne peut donc pas accuser Daniel Mesguich de trahison sur ce point-là non plus. Reste que la radicalité de ce type de choix scénique le confronte forcément à une réception contrastée. La photographie ci-dessous, en plan plus serré, montre le texte posé sur la table devant les comédiens. 68 Transmission de la mémoire de la Shoah : une médiation scénique de restitution Figure 7. Une photographie du spectacle Second parti-pris, disparition de l’épilogue Comme l’indique Judith Sibony dans son article : « Les acteurs, pourtant en costume très réaliste, gardent à la main le texte du rôle qu’ils interprètent ; et à la fin, ils ne viennent pas saluer. Au moins l’homme de théâtre laisse-t-il ainsi entendre, à sa manière, que le spectacle ne saurait appeler des applaudissements ». Par contre, infidélité cette fois au projet de Jacques Attali, puisque nous avons vu qu’un cérémonial très particulier était prévu pour les saluts dans l’épilogue. Cérémonial qui n’a pas vu le jour, donc, au profit d’une fin d’une sobriété exemplaire et qui, effectivement, laisse entendre qu’il n’y a pas eu spectacle. Ajouts mesguichéens Deux éléments de scénique, absents du texte, ont été ajoutés. Il est intéressant d’y reconnaître les deux figures les plus en accord avec le vocabulaire mesguichéen usuel. Tout d’abord, comme on a pu l’apprécier souvent dans beaucoup de spectacles de Daniel Mesguich, l’action est accompagnée de très fréquentes ponctuations audibles, plus sonores que musicales dans la mesure où la distorsion des sons les renvoie davantage vers le bruitage que vers la mélodie. Procédé fréquent chez Daniel Mesguich, on l’a dit. (Bouchez, 2001 : 105) note par exemple : « C’est là une constante des bandes-son des spectacles de Daniel Mesguich depuis 25 ans : de courts extraits musicaux, parfois de quelques secondes seulement, ‘redoublés’ de nombreuses fois sans que l’on puisse discerner les débuts et fins de chaque redoublement, et créant ainsi une ‘boucle sonore’ répétitive, hypnotique et obsédante » et un peu plus loin à propos de Titus Andronicus 69 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 (Bouchez, 2001 : 109) : « Durant les dernières répétitions, Daniel Mesguich demanda au régisseur son de monter le niveau, sur certaines descentes de rideau, des ‘brisures sonores’ déjà tonitruantes. A celui-ci qui craignait pour l’ouïe des spectateurs, le metteur en scène répondit qu’il voulait justement qu’à ce moment précis comme à d’autres : “ça leur fasse mal” ». Par ailleurs, un personnage indéterminé, une « ombre » parcourt parfois le plateau et rôde autour de ce qui se joue là sous ses yeux. Difficile de ne pas y voir une incarnation de ces Juifs dont le sort se décide à ce moment, selon la théorie défendue par Attali. La critique rend bien sûr compte de ces choix de façon divergente. Par exemple concernant le passant, Joévin Canet conteste : « Il est vrai que la mise en scène de Mesguich ne fait pas l’unanimité. Certaines fioritures auraient pu être évitées, comme ce son strident qui ponctue la montée vers l’inacceptable, à mesure que la conversation bascule dans l’horreur ; ou encore ce passant anonyme qui traverse la réunion, semblant porter en lui toutes les souffrances à venir du peuple juif ». Tandis qu’Elise Noiraud approuve au contraire : « […] Ce sont des moments où la salle est assourdie par une musique dissonante, écho strident à l’horreur des mots échangés […]. Seule la présence du passant, qui parcourt la scène sans que jamais les nazis ne le remarquent, vient donner un peu de texture, de chair, de vie à l’ensemble ». 3.3 Choix de mise en situation La mise en situation est assez rarement discutée, car pas encore conscientisée comme un élément à part entière de la construction théâtrale. Pourtant, les expériences de « sortie des salles conventionnelles » se multiplient. Que l’on pense aux expériences d’immersion du spectateur comme dans 1793. La Cité révolutionnaire est de ce monde d’Ariane Mnouchkine et sa troupe du Théâtre du Soleil, dont Jean-Pierre Ryngaert (1993 : 92) dit : « La prise de la Bastille racontée par les acteurs dans la proximité et l’intimité de petits groupes de spectateurs y trouvait un écho immédiat ». Dans un tout autre style et plus récemment, la pièce Italienne avec orchestre de Jean-François Sivadier place les spectateurs sur les chaises des musiciens dans la fosse d’orchestre pour leur faire découvrir la préparation d’un opéra « de l’intérieur ». Que l’on pense aux expériences de théâtre en chambre, où les pièces sont représentées à domicile. Ou que l’on pense enfin à certains spectacles du Festival d’Avignon qui poussent l’expérience « de mise en situation » aux limites, comme ce spectacle itinérant dans un bus circulant dans la ville. « Du cristal à la fumée » a été créé dans un théâtre conventionnel à l’italienne, qui plus est dans une grande salle, où la distance du spectateur au spectacle est donc forcément importante. 3.4 Un objet théâtral distancié Cette distanciation constatée a bien entendu été voulue. Elise Noiraud évoque « la volonté affirmée par Mesguich d’en faire un spectacle ‘à part’ ». Judith Sibony rend compte du fait que, dans un entretien qu’il lui a accordé, Daniel Mesguich aurait déclaré : « Théâtralement, un tel objet ne peut pas être abordé comme les autres ». C’est, pense-t-il, « parce qu’il s’agit d’une ‘situation réelle’ ». Le metteur en scène, « qui nous émerveille d’habitude par son grand sens des mots et des images » selon les termes de Judith Sibony, avoue donc la difficulté d’une confrontation avec le réel, à laquelle la fréquentation des grands textes du répertoire ne l’a pas accoutumé il est vrai, alors que c’est par exemple le quotidien du documentariste audiovisuel. On pourrait dire en quelque sorte que la gravité du sujet abordé l’a poussé à « abandonner la panoplie du magicien » qui fonde habituellement son théâtre. La distance constitue ce particularisme que tous ressentent. Ainsi Elise Noiraud : « Le désir de Daniel Mesguich apparaît ici : celui de ne pas rendre vraiment le réel de 70 Transmission de la mémoire de la Shoah : une médiation scénique de restitution cet épisode. Comme pris dans cette impuissance à dire l’horreur, son théâtre se tient à distance de ce qui pourrait se jouer réellement, et choisit plutôt de ‘faire un signe vers la réalité’ ». En tout cas, c’est bien de cette confrontation à la réalité des faits et à ses traces que naît très certainement le malaise qui traverse le spectacle. C’est ce point que nous allons nous attacher à approfondir désormais. 4 Médiation du réel par la représentation Cette question du rapport signifiant entre une forme quelconque de représentation et le réel n’est pas nouvelle. Elle a notamment constitué le questionnement principal de la sémiotique depuis les années soixante. Mais elle est revisitée ces dernières années à l’aune d’une révision totale de ses fondements. Quelques retours sur ces remises en cause permettent de compléter l’étude de notre médiation scénique via un regard critique renouvelé. En fil rouge, ce nouveau parcours d’analyse est guidé par les propositions théoriques de Paolo Fabbri. 4.1 Le « tournant sémiotique » A travers ce qu’il nomme le « tournant sémiotique », Paolo Fabbri engage ainsi à « repenser l’ensemble des problèmes liés au sens, au texte et au code et surtout au signe. […] Le problème que la sémiotique doit étudier est celui des systèmes et des processus de signification » (Fabbri, 2008 : 56). Pour cela, il invite à dépasser le cadre linguistique de la première sémiotique, fortement emprunte de référentialité du mot à la chose, pour se pencher sur toutes sortes de textes non verbaux : paroles, gestes, mouvements, systèmes de lumière, états de matière, etc., toutes composantes qui entrent en jeu simultanément dans la communication. Il s’agit alors de révéler des procès de signification où le verbal n’intervient pas. Ainsi, Fabbri (2008 : 66-67) illustre : « Je donne un exemple très simple. Prenez un tableau, et essayez de dire ce qu’il y a en lui. Chacun d’entre vous est certainement en mesure de nommer toutes les choses qui se trouvent dans le tableau. Qu’êtes-vous en train d’analyser en réalité ? Vous êtes en train d’analyser les mots avec lesquels vous avez décrit les éléments du tableau, qui sont simplement ceux que les mots sont parvenus à décrire. Mais existe-t-il un sens du tableau qui soit en quelque sorte perceptible de manière différente ? Existe-t-il une organisation du sens du tableau qui recourt à des unités expressives qui ne soient pas coïncidentes avec celles que les mots peuvent découvrir dans le tableau ? La réponse est oui ; une manifestation analogue est de la même façon perceptible dans un film, dans un ballet, dans les gestes des animaux ou dans la structure d’un paysage. La première chose à faire est cependant – comme le dit Penrose 1 – de se libérer d’une sémiotique qui croit que tout dépend des mots, c’est-à-dire des signifiés qui peuvent en quelque sorte être énoncés linguistiquement ». Ainsi formulée, la proposition s’impose pour un objet scénique qui, au-delà du texte, s’exprime en corps, en mouvements, en espace, en sons et en lumières. Les formes théâtrales s’ajoutent donc naturellement au film et au ballet dans la liste des objets concernés explicitement cités par Paolo Fabbri. 4.2 Sémiotique des images Néanmoins, avant de nous concentrer sur le cas du théâtre, il n’est pas inutile d’approfondir la pensée de Paolo Fabbri. Concernant l’image, il poursuit ainsi : « Je voudrais maintenant aborder un autre point qui me semble central dans les recherches sémiotiques actuelles : la question de l’image. L’image, en effet, après quelques recherches initiales, fut plutôt délaissée par les études sémiotiques. Les différentes tentatives de constituer une sémiotique du 1 Penrose, R. (1989). L’esprit nouveau de l’empereur. 71 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 cinéma, de la télévision, de la peinture et ainsi de suite se sont rapidement diluées à cause des difficultés rencontrées en projetant indûment un modèle linguistique sur l’image, laquelle évidemment a des caractéristiques très différentes du langage verbal. […] Si elle n’a pas de caractéristiques d’emblée traduisibles linguistiquement, l’image a une substance expressive spécifique, une forme particulière d’expression qui transmet un certain type d’organisation des contenus ; on peut dire que l’image a des caractéristiques sémiotiques, et qu’elle est donc plus ou moins dotée de sens. L’image peut bien sûr également être insignifiante dans des contextes donnés : cela dit, il est indubitable qu’elle exprime des sens propres, irréductibles aux sens identifiables linguistiquement. Cette idée d’un langage spécifique de l’image est un problème qui a été posé plusieurs fois ; pour être résolu, il doit faire abstraction des comparaisons hasardeuses avec le modèle linguistique. Et il faut des actions et des opérations théoriques qui rendent la question de l’image pensable à l’intérieur d’un paradigme théorique cohérent qui permette sa compréhension » (Fabbri, 2008 : 105-106). Au terme de cette lecture, force est de constater que les analyses du texte et de la mise en scène effectuées aux paragraphes 2 et 3 sont tombées dans le travers dénoncé par Paolo Fabbri : elles se sont contentées de décrire linguistiquement, à l’aide du verbal, sans la moindre hypothèse quant à la façon dont les divers éléments recensés ont produit un sens spécifique au cours du processus signifiant. Cependant, en dépit de son intérêt, la proposition de Paolo Fabbri comporte en réalité un programme entier de recherches futures à la fois théoriques et appliquées. Malgré sa pertinence extrême, elle est encore bien loin de l’outil opérationnel, méthodologiquement arrimé, qu’il suffirait de mettre en œuvre pour produire des résultats. Par conséquent, l’analyse que nous allons entamer maintenant ne peut guère prétendre être davantage qu’une amorce, une ébauche de travaux à venir qui devront sûrement s’étendre sur plusieurs décennies. 4.3 Corps et voix, vecteurs privilégiés de la médiation Le corps de l’acteur au cœur du processus Admettons par hypothèse qu’au théâtre, par-delà le texte, le vecteur de médiation prépondérant est le comédien. Son corps, sa présence, sa voix, ses postures, ses gestes, ses intonations, son souffle, le moindre de ses états d’être participe de la signifiance, bien plus que le texte même. Une fois encore, Paolo Fabbri vient en partie au secours de ce postulat. « Un des plus grands chercheurs contemporains en linguistique de l’intonation, Dwight Bolinger, affirme que pour savoir ce que signifie une phrase on a besoin de l’intonation ; qu’on n’a aucun critère de segmentation du langage si ce n’est à travers des critères intonatifs, et qu’en dernière analyse le critère intonatif décide de l’émotion et de la communication. C’est très embarrassant pour la linguistique structurale traditionnelle » (Fabbri, 2008 : 101). Dès lors, il est clair qu’on ne peut appréhender le processus théâtral sans s’y arrêter. D’ailleurs, les mises en scène contemporaines, après les diverses révolutions du XXème siècle, et en réaction aux autres médias (cinéma, télévision… qui ne peuvent proposer au mieux qu’une image et un son) se nourrissent majoritairement de cette chair-là, comme l’indique (Evrard, 1995 : 84) : « Les auteurs subissent donc ce que certains ont appelé la tyrannie de la mise en scène. Du moins l’auteur perd son statut privilégié dans le processus de création scénique. Valorisant le regard, l’haleine, la sueur, toutes les manifestations du corps, la représentation tend à privilégier le corps insurgé de l’acteur au détriment du corps écrit, parfois réduit à un prétexte ». 72 Transmission de la mémoire de la Shoah : une médiation scénique de restitution Mise en corps et en voix La mise en corps et en voix des nazis par l’intermédiaire des comédiens constitue sans aucun doute l’un des points cruciaux de l’analyse médiationnelle. Outre qu’elle a dû poser un sérieux problème éthique aux comédiens eux-mêmes et à leur metteur en scène, on le comprend bien, les moments où ils investissaient le texte dans une visée interprétative n’étaient pas les plus forts, tant il est difficile de concevoir quel ton et quelle contenance pouvaient avoir ces hommes-là à ce moment-là. Fabienne Pascaud indique : « Les criaillements des interprètes sont si ridicules qu’on a presque envie de rire de ces propos qui devraient glacer les sangs », relayée par Joévin Canet qui est plus modéré : « spectacle servi par d’excellents comédiens, quoique parfois inutilement vociférants ». Et pourtant, cette question est la première qui nous tenaille aujourd’hui : ces gens-là parlaient-ils normalement, raisonnaient-ils normalement, menaient-ils tranquillement une réunion comme nous en avons, nous, dans nos entreprises ou nos institutions respectives, pour « résoudre collectivement un problème » ? Ce que le spectateur espérait était une proposition de réponse à cette question-là. Sans doute la frustration, et parfois la colère, viennent-elles de ce qu’il n’a pas eu le sentiment d’en recevoir une. Epaisseur du non-verbal L’une des sources du malaise généré par le spectacle Du cristal à la fumée provient probablement de là. S’il est en mesure de proposer une restitution des propos des nazis – quoique très infidèle pour toutes les raisons listées au paragraphe 3.1 –, il est impropre à rendre « historiquement » le ton, les postures physiques, les gestes, les non-dits entre les participants, les regards, les déplacements, toute l’épaisseur du non-verbal qui constitue la part prépondérante de la communication physique, in praesentia, entre individus. Bien entendu, le DOKUMENT 1816-PS, pour le coup, n’a gardé aucune trace des échanges non verbaux. Incarnation/interprétation La difficulté réside donc dans l’interprétation/incarnation des personnages/personnes par les comédiens. Une distanciation toute « brechtienne » était matérialisée par la présence du texte, on l’a vu. Faire lire parfois ce texte aux comédiens pour mieux signifier qu’ils n’incarnent pas le nazi qu’ils représentent est contesté par Joévin Canet, qui pense que la médiation était efficace sans cet artifice : « Il n’était pas utile non plus de faire lire périodiquement le texte aux comédiens, comme pour mieux les déposséder des mots horribles qu’ils doivent prononcer. Cette mise en scène est redondante car l’objectif était atteint, et le théâtre s’impose d’emblée comme le meilleur médium pour rendre palpable la folie des hommes. Dépouillé de la virtualité de la télévision ou du cinéma, il reste le lieu de représentation le plus efficace pour regarder l’humanité face-à-face, et se dire, à l’évidence : de tout cela rien ne doit être oublié. L’infamie sommeille dans la nature humaine ; tout ce qui a eu lieu peut se produire à nouveau ». A l’opposé, à partir d’une analyse identique de la médiation proposée, Corinne Denailles aboutit à un résultat inverse : « Utiliser l’espace théâtral sans la théâtralisation comme vecteur de transmission, c’est faire œuvre de pédagogie. Mais, alors qu’il est conscient de la difficulté, Daniel Mesguich n’échappe pas au piège qu’il veut éviter. Les acteurs ont beau avoir le texte en main pour signifier la distance, on est bel et bien dans l’incarnation et la théâtralisation mais non abouties puisque ce n’est pas l’objectif visé. Le sujet, très instructif, ne trouve pas la forme théâtrale qui lui aurait convenu ». 73 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 Reconstitution/restitution A partir des réflexions précédentes, le désir de non-incarnation et de nonthéâtralisation peut incliner à se demander s’il ne s’agissait pas davantage d’une reconstitution, comme les procédures judiciaires en effectuent parfois pour les crimes. Ainsi Joévin Canet ouvre-t-il son article ainsi : « Ce n’est pas à proprement parler sur une représentation théâtrale que s’ouvre cette année la saison du Rond-Point. Il serait plus juste de parler de reconstitution historique ». Néanmoins, la reconstitution judiciaire a toujours lieu en présence du suspect, et son but est justement de réveiller sa « mémoire du corps » pour le faire craquer et faire émerger une vérité physique qui surpasse celle des paroles. Du reste, cette tension verbe/corps est l’un des ressorts fondamentaux du théâtre. Ce fut d’ailleurs l’une des orientations majeures du XXème siècle de restaurer la place du corps dans le jeu théâtral, parfois jusqu’à l’abolition totale du verbal (Jacquart, 1998 ; LeleuMerviel, 2001). Toute l’analyse montre que Du cristal à la fumée oscille de l’approche documentaire, revendiquée par le texte dans une rhétorique de la fidélité au réel, jusqu’à l’imaginaire qui régit tous les autres registres expressifs. Le spectacle est donc traversé par une « distorsion historique », comme le souligne Judith Sibony, aux termes de laquelle le verbal s’affirme « au plus près de la réalité historique » – même si, encore une fois, il ne l’est pas tant que ça –, tandis que le non-verbal est de fait condamné à la fiction pure. 5 Le théâtre sous le joug de l’Histoire La question du rapport de la représentation au réel se fait plus prégnante encore lorsqu’elle touche à l’Histoire. Abondamment étudiée pour les images, qu’elles soient picturales, photographiques, ou filmiques (Morizot, 2005), elle s’est orientée parfois vers une problématique fonctionnelle, par exemple dans les travaux d’Ernst Gombrich qui analyse les diverses fonctions du tableau à travers l’histoire de la peinture (Gombrich, 2002). Elle constitue la préoccupation centrale d’un grand nombre de travaux portant sur la médiation et ses diverses modalités. Elle est fréquemment évoquée aussi pour le théâtre : « La question du rapport entre le théâtre et la vie, entre le théâtral et le réel, ne cesse d’être examinée sous tous les angles. S’il arrive que les dramaturges succombent aux attraits d’une image puisée ‘dans la vie’, beaucoup se posent la question de la bonne distance à trouver entre ce qui sonne juste dans le monde et qui ne l’est plus sur le théâtre, du nécessaire degré d’abstraction de l’art du théâtre, de l’écart indispensable entre l’écriture et le monde, entre la scène et l’écriture » (Ryngaert, 1993 : 153). C’est donc la perspective du degré de mise en abstraction et de l’écart entre le spectacle « Du cristal à la fumée » et la réalité historique qui sous-tend ce paragraphe. 5.1 Fidélité historique douteuse « Au plus près de la réalité historique… Voire » L’hypothèse nouvelle avancée par Jacques Attali sur la base du DOKUMENT 1816-PS est, rappelons-le : « C’est de ce conseil des ministres … qu’est sortie la décision d’en finir physiquement avec les Juifs. Bien avant la réunion dans une villa du lac de Wannsee, le 20 janvier 1942 ». Alors que Jacques Attali se targue d’être respectueux de la réalité historique, c’est peu de dire que sa thèse ne fait pas l’unanimité : elle déchaîne les passions contre elle ! Judith Sibony, dans son article de Rue 89, titre : « Au plus près de la réalité historique ? Voire… ». Elle semble avoir approfondi la question, puisqu’elle affirme : « Pourtant, quiconque se rend au Centre de documentation du judaïsme contemporain pour 74 Transmission de la mémoire de la Shoah : une médiation scénique de restitution consulter l’archive peut constater qu’il y est question de spoliation, de ghettoïsation, d’expulsions, mais pas encore d’extermination. De fait, toute la communauté scientifique s’accorde à situer la décision du génocide à la fin de l’année 1941 […] Sous couvert de vérité historique, la fiction d’Attali s’avère plus que tendancieuse ». La philosophe Elisabeth de Fontenay, présidente de la commission Enseignement au Mémorial de la Shoah, renchérit : « Pour traiter un tel sujet, il faut être soit un grand écrivain soit un historien. Attali n’est ni l’un ni l’autre ». Contestation de l’hypothèse principale C’est que le sujet est sensible, et qu’en voulant l’aborder, il faut savoir marcher sur des œufs. Comme l’ajoute Elisabeth de Fontenay : « Le mélange qu’il propose ici est catastrophique : il ouvre la porte à toutes les dérives, et témoigne d’un grand manque de respect pour les morts ». Latour07 met en avant la nécessité d’une approche scientifique : « Quand le sujet est à ce point sensible qu’il touche l’histoire de l’humanité, la tragédie immense du génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, alors il appartient à l’écrivain, à l’essayiste, à l’historien d’être très prudent et d’avancer sur le terrain scientifique de la confrontation des données et témoignages. Jacques Attali offense la vérité historique ». Comme nous l’avons vu dans le niveau IV de l’analyse textuelle, même si l’auteur ne l’assume pas et s’abrite derrière « la réalité », un sens sous-jacent est forcément induit en sous-texte. Celui qui émerge ici est jugé « dangereux ». En effet, laisser entendre que la décision d’exterminer les Juifs découle d’une question d’assurance implique un « dangereux glissement », comme le souligne le meilleur spécialiste français de la période, Florent Brayard, chercheur au CNRS et auteur de La solution finale de la question juive (Brayard, 2004). Il argumente : « C’est faire comme si le projet d’exterminer les Juifs pouvait être le fruit d’une rationalité : un calcul rigoureux, en vue d’un bénéfice matériel tangible. Or la ‘solution finale’ est au contraire purement idéologique : Hitler avait décrété que la mort du ‘juif’ était la condition de sa victoire ». L’historienne de la Shoah Annette Wieviorka s’indigne : « C’est une contrevérité historique de plus qui circulera en toute impunité ». Des désinvoltures envers l’Histoire André Larané, qui renvoie à la critique de Fabienne Pascaud pour juger de l’intérêt théâtral du texte et s’en tient à sa pertinence historique, s’indigne plus véhémentement encore à propos de la préface : « Autant de mensonges et de culot en si peu de lignes dans un ouvrage édité par une maison sérieuse ! ». Il parle de mystification historique. Il souligne également des inexactitudes majeures qui ôtent toute crédibilité historique à la proposition d’Attali pour quiconque demeure attaché à un minimum de rigueur : « La réunion du 12 novembre 1938 était si peu secrète que son compterendu (celui dont s’est inspiré l’auteur) figurait déjà au procès de Nuremberg. A cette réunion […] le Reichsführer Himmler, chef des SS, n’était pas présent, contrairement à ce qu’indique Attali, mais représenté par son adjoint et alter ego Heydrich. Mais il ne s’agit là que de détails… ». Une opération médiatique ? De toute évidence, la prétendue révélation historique sur l’origine de la Shoah ne fait pas l’unanimité, loin s’en faut ! Et la concordance des dates incite à penser que les différentes parties prenantes qui ont pris la décision de ce spectacle ont mis la priorité sur un « coup médiatique » – plutôt réussi d’ailleurs de ce strict point de vue : Elise Noiraud parle de « l’un des événements phares de la rentrée théâtrale » –, comme on en fait aujourd’hui pour nombre d’opérations culturelles et/ou artistiques : puisque la réunion s’est tenue le 12 novembre 1938, n’était-ce pas la commémoration des 70 ans de cet 75 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 événement qu’escomptait célébrer cette série de septembre 2008, comme l’indique André Larané ? En tout cas, les précisions apportées par les documents du corpus témoignent sans conteste qu’on n’est pas aussi près de la réalité historique qu’Attali veut bien nous le dire, puisque des personnages absents de la réunion ont même été ajoutés. Dans toute procédure quelque peu soucieuse de la précision des faits, comme un procès, de tels ajouts seraient taxés de falsification. Ce n’est pas grave en soi, car la spectacularisation de faits historiques implique une part de fictionalisation quasi inévitable. Ce qui est plus ennuyeux (et plus rare), c’est de tenter de nous faire croire que tout est exact. 5.2 Un genre théâtral aux limites Quoi qu’il en soit, Daniel Mesguich « amorce une réflexion passionnante sur les limites du théâtre face à ce genre de texte » ainsi que l’affirme Elise Noiraud. L’innovation formelle est bien présente, d’un nouveau genre théâtral aux limites de la restitution historique, même si le résultat n’a pas convaincu. Car Elise Noiraud poursuit : « Mais si la réflexion ouverte est certes intéressante, tout cela reste néanmoins académique, théorique. Et du point de vue de ce qui se passe sur le plateau, on est malheureusement déçu. La mise en scène figée tend vers la photo historique […] Le temps s’allonge, se dilue dans une logorrhée nazie qui finit par couler tel un fleuve […] Malheureusement, le mot ici devient indigeste, hermétique, tout comme les personnages, et, au final, le propos. Mesguich a souhaité ne pas rendre réaliste cette scène historique, sans la théâtraliser pour autant, se contentant de la perspective du souvenir, et de la mémoire collective. Mais cela semble malheureusement insuffisant pour donner vraiment corps, densité et sens à son spectacle, qui erre péniblement dans un non-genre ». Elise Noiraud avance ici l’idée qu’au théâtre, la restitution sans théâtralisation est insuffisante pour donner « corps, densité et sens ». On retrouve le même genre d’appréciation dans la critique de Fabienne Pascaud. Elle reproche : « pas le moindre geste théâtral, pas la moindre mise en scène », ce qui est bien entendu faux puisqu’une mise en scène, il y en avait une de fait. Ces diverses remarques aboutissent toutes au constat d’un déficit de sens. Pour clore cet article, nous allons formuler quelques hypothèses à ce propos. 5.3 La mise en saillance par la médiation scénique Bien avant Du cristal à la fumée, le théâtre a investi sans relâche la thématique des grands drames historiques ; il a sans discontinuer exhibé les cadavres de l’Histoire sur scène, comme le rappelle (Evrard, 1995 : 68) : « Face à une histoire carnassière en proie aux forces violentes de la destruction, du chaos et de la mort, l’écriture théâtrale n’a pas craint de traiter la réalité contemporaine dans sa matérialité la plus crue, de se mettre à l’écoute d’une actualité désespérante, d’ouvrir les yeux sur la cruauté […] ». Pourquoi et comment le fait-il ? (Evrard, 1995 : 68) poursuit : « Si les tragédies de l’histoire ne sont pas des sujets théâtraux en soi, le théâtre demeure le lieu où la société exerce sa lucidité. Déterrer les cadavres de l’Histoire, les donner à voir à la conscience et à la mémoire collective, exhiber sur la scène les traces des abominations passées et présentes, telle est l’une des grandes vocations du théâtre contemporain ». Franck Evrard instille l’idée que donner à voir sur scène à la conscience et à la mémoire collective les traces des abominations passées (ce qui est exactement le cas de la production étudiée) doit servir un objectif : exercer sa lucidité. Ce que signifie très concrètement ne pas seulement voir et entendre les signes théâtraux exposés via la médiation scénique mais mieux comprendre les choses grâce à eux, accomplir un effet de révélation aux termes duquel le théâtre dit plus que ce qu’il fait entendre, montre davantage que ce que l’on voit. Alors, la matière théâtrale génère du sens. 76 Transmission de la mémoire de la Shoah : une médiation scénique de restitution Ce travail de révélation s’appuie sur la mise en saillance qu’effectue le théâtre. En effet, la scène théâtrale est une page blanche, ou plutôt un vide, comme l’indique (Sarrazac, 2000 : 52-54) évoquant « l’irrémédiable vacuité de la scène » : « La scène, même (et surtout) la plus encombrée, reste vide ; et c’est justement ce vide – le vide de toute représentation – qu’elle semble vouée à exhiber devant les spectateurs […] Le plateau n’est plus le lieu d’un débordement anarchique du réel mais un espace vierge, un espace vide, une page blanche sur laquelle vont s’inscrire les hiéroglyphes en mouvement de la représentation théâtrale ». Sur ce vide, la représentation vient poser une écriture. C’est ainsi que la primauté de la mise en scène a fait de tout composant théâtral un signe : non pas flot continu d’un fragment de vie identique ici ou ailleurs, ou à tout le moins analogue, mais élément choisi, intentionnellement disposé dans cette forme-là pour être perçu et décodé, vu et lu au sein d’une composition d’ensemble. En ce sens, le théâtre met en saillance et ainsi révèle. Mais il le fait avec recul, par des détours. La simple exhibition sans lucidité ne suffit pas. Evoquant l’interdiction de spectacles trop proches d’une actualité douloureuse, (Ryngaert, 1993 : 89) dit ainsi : « Au-delà de ces anecdotes, d’ailleurs troublantes quant à la sensibilité et à la nervosité des relations entre le théâtre et la société, on comprend mieux la prudence avec laquelle les dramaturges choisissent de parler des événements historiques récents, comme si le groupe social s’imposait une sorte de travail de deuil et qu’un théâtre trop tourné vers un passé récent et non protégé par les détours de la métaphore risquait de raviver d’anciennes douleurs. La guerre d’Algérie, par exemple, n’a suscité qu’un nombre limité de pièces de théâtre, écrites pour la plupart avec des années de recul ». Jean-Pierre Sarrazac, de son côté, s’est consacré à une nouvelle approche de cet art du détour ainsi qu’à des travaux portant sur la parabole, on le sait. De plusieurs côtés donc, les analyses critiques portant sur le théâtre questionnent le détour, la transposition, la métaphore, la parabole… Pour poursuivre la réflexion à laquelle invite Paolo Fabbri, c’est du point de vue de la sémiotique cognitive que le paragraphe suivant tente de donner quelques éclairages à leur propos. 5.4 Mise en abyme métaphorique Le fonctionnement métaphorique est complexe. Néanmoins, les travaux de la sémiotique cognitive, et notamment ceux de Mark Turner et Gilles Fauconnier, ont permis d’en promouvoir un modèle : l’intégration conceptuelle. Quoique réductrice et simplificatrice à l’excès face au phénomène d’autopoïèse théâtrale et à sa complexité, l’intégration conceptuelle est l’une des rares propositions de modèle pour le processus de signifiance dégagé de tout référent linguistique ou verbal. Traité de façon plus approfondie dans (Leleu-Merviel, 2003), on en reprend ici de façon synthétique les éléments principaux. On peut en outre se reporter à (Turner, 2000) pour un exposé très détaillé et de nombreux exemples d’illustration. L’intégration conceptuelle de Fauconnier et Turner Ce modèle comporte deux espaces initiaux, ou d’entrée, également appelés inputs. Typiquement, dans notre cas, ce sont d’un côté l’espace-temps de la représentation théâtrale, de l’autre l’immense complexité du monde dans toute sa réalité. Malgré le très grand nombre de différences entre les deux inputs, il s’établit une correspondance par analogie entre les deux espaces. Une projection partielle relie les éléments analogues ou homologues dans les espaces initiaux : elle connecte ce qui peut l’être entre les deux inputs. Il se crée alors un espace générique qui contient ce que les espaces initiaux ont en commun. L’espace générique est un espace idéel qui exerce la fonction de cadre conceptuel. La projection des deux inputs sur l’espace générique est sélective, car elle ne retient pas les éléments qui ne correspondent pas. 77 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 Figure 8. Schématisation du processus d’intégration conceptuelle Tout le processus repose sur la création d’un quatrième espace : l’espace intégrant ou blend selon la terminologie de Turner et Fauconnier. Il s’y produit quelque chose d’à la fois extrêmement imaginatif et extrêmement courant pour l’être humain : les deux éléments analogues sont intégrés l’un à l’autre, unifiés en un seul. Le blend, qui est un espace fictionnel, imaginal, produit des significations nouvelles car il contient une structure propre qui prend un nouveau sens, que l’on peut qualifier d’émergent, et qui n’existe pas dans aucun des deux espaces d’entrée. Il y a une complémentation, un achèvement très important dans l’espace intégrant. Cette complémentation, automatique, est l’opération qui fournit la signification émergente essentielle. Cependant, le blend reste relié par analogie aux espaces initiaux. Les propriétés structurales émergentes du blend sont donc projetées en 78 Transmission de la mémoire de la Shoah : une médiation scénique de restitution retour sur les espaces initiaux. Par cette opération, les inférences en retour produisent les significations émergentes. L’intégration conceptuelle et le théâtre Comme le montre Mark Turner, la phrase « ce chirurgien est un boucher » est un blend, la métaphore est un blend, mais la scène de l’aveu du Phèdre de Racine est aussi un blend, de même que le corps des complexes en mathématiques ou la géométrie hyperbolique, ainsi que nombre de productions artistiques (Turner, 2000d). Parfois l’œuvre littéraire dans sa complétude se prête à une intégration conceptuelle. Par exemple, on peut voir, dans En attendant Godot de Beckett, deux clochards attendant quelqu’un qui n’arrive jamais. C’est une histoire parmi d’autres, pas très passionnante car elle manque terriblement d’action et de rebondissements. Puis, tout à coup, le réseau d’analogies se construit. Nous percevons que cet input proposé à notre entendement constitue une métaphore de la destinée humaine toute entière : l’être humain, errant, souffreteux, passe sa vie à espérer (est-ce Dieu, ce Godot qui ne se manifeste jamais ?). La complémentation ou l’achèvement dans le blend produit la signification émergente essentielle : cette espérance est absurde, signification qui est rétroprojetée d’un côté sur la destinée de ces deux clochards et de l’autre sur l’input correspondant à l’existence humaine. L’hypothèse avancée ici est que le mécanisme de l’intégration conceptuelle régit le procès théâtral lui-même. Cette mécanique d’émergence subite est désignée par Michel Vinaver comme une fulgurance : rencontre fortuite faisant soudainement sens – (Vinaver, 1993 : 904) cité dans (Pavis 2002 : 56) –. Lorsqu’elle se produit, c’est elle qui donne à l’œuvre l’ampleur d’une « signifiance » extrêmement puissante. C’est elle qui est révélatrice et accroît notre lucidité. Du cristal à la fumée : l’intégration conceptuelle en défaut Admettre cette hypothèse fournit une explication possible aux manques et/ou déficits que fait apparaître Du cristal à la fumée au terme de l’analyse. Le fondement du mécanisme de l’intégration conceptuelle repose sur les différences entre les deux inputs : les écarts irréductibles entre l’input 1 et l’input 2 justifient la création de l’espace générique, qui est imaginal, pour y projeter les éléments similaires. C’est grâce à lui que surgit l’espace intégrant où la métaphore prend sens par complémentation et achèvement, à partir d’un mécanisme de fulgurance qui ne peut pas advenir dans les inputs. S’il n’y a plus de différences significatives entre les inputs, s’ils sont en tout point analogues ou similaires, le mécanisme de l’intégration conceptuelle ne fonctionne plus. Le losange de la figure 8 se replie alors sur luimême et se réduit à un seul et unique espace : pas d’espace générique, pas d’espace intégrant, pas de blend, plus de métaphore, ou plus exactement plus d’émergence signifiante à la transposition, plus de fulgurance, mais seulement une copie à l’identique de l’espace initial, ici « historique », copie dépourvue de révélation et/ou d’apport de sens. Daniel Mesguich et la métaphore Daniel Mesguich est le chantre de la métaphore, son virtuose, au point d’en avoir fait le symbole de son art et d’avoir donné son nom, (La Métaphore), au théâtre qu’il a dirigé à Lille de 1991 à 1998. Ne parlez pas à Daniel Mesguich d’authenticité, de sincérité, de vérité au théâtre. Voici du reste ce qu’il en dit dans L’éternel éphémère : « Qu’est-ce que cette ‘sincérité’ de l’acteur dont on nous rebat les oreilles ? Je crois que toute pensée de l’authenticité est contraire au ludisme, au plaisir du simulacre bienveillant, au jeu intellectuel-forain, qu’elle est incompatible avec l’acte théâtral. Et pourtant la sincérité existe 79 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 […] comme nudité devant les autres et soi-même. Non pas art de faire semblant, mais art de le faire exprès, comme dit Pierre Debauche […]. Le théâtre n’est pas simulacre de la Vérité, mais simulacre comme vérité ». Comme vérité créatrice d’un sens dont le réel est absolument et définitivement dépourvu ; comme épiphanie du sens. Daniel Mesguich – et d’autres metteurs en scène avec lui – affirment parfois : « Si je mets un cheval vivant sur scène, ce n’est plus un vrai cheval, c’est une métaphore de cheval ». L’intégration conceptuelle de Turner et Fauconnier permet de leur opposer ceci : si le spectateur ne perçoit aucune différence entre le cheval sur scène et le cheval dans la vie, alors pour lui il n’y a plus de détour signifiant, plus de transposition, plus d’émergence ; c’est un vrai cheval de la vie dont il se demande pourquoi diable il est exhibé en scène et non une métaphore, et l’acte théâtral perd tout son sens. Le déficit de sens observé par les commentaires et la critique à propos de la production Du cristal à la fumée de 2008 peut peut-être s’expliquer ainsi. C’est du moins l’hypothèse principale formulée ici. A vouloir proposer une restitution en tout point fidèle à la réalité historique – salle de réunion réaliste, costumes d’époque, chronotope de la vraie réunion, etc… –, le processus métaphorique ne peut plus advenir et le théâtre que l’on aime – celui dont on sort différent, plus lucide donc grandi – s’y perd. En quête malgré tout de sens, le spectateur finit alors par ne plus relever que les infidélités à l’Histoire, c’est-à-dire précisément à focaliser sur les écarts entre la réalité (input 1) et l’objet médiationnel (input 2), attitude récurrente que nous avons pu observer dans la majeure partie du corpus documentaire étudié. 6 Conclusion La question de la mémoire de la Shoah est bien sûr essentielle. La nécessité de sa transmission n’est contestée par personne. Ainsi Latour07 conclut son article intitulé Mensonges et manipulations de sens de la manière suivante : « A l’heure où les témoins de la Shoah disparaissent, il est nécessaire de reprendre le flambeau de leur témoignage pour comprendre le génocide, éviter les monstruosités de l’antisémitisme, et parfaire notre Humanité. Il est donc équivalent de dénoncer les manipulations en tous genres et autres mensonges historiques falsificateurs de sens ». Sur ce point, les diverses analyses convergent. Ainsi Elise Noiraud, après avoir évoqué « un enjeu de taille : porter à la scène les paroles que les dignitaires nazis auraient échangées », confirme : « Bien entendu, le devoir de mémoire impose de ne pas se laisser caresser par la banalité de l’horreur, et de demeurer vigilant quand les atrocités sont masquées par la minutie des mots ». Cependant, cette question ne peut oblitérer une réflexion sur la médiation nécessaire à cette mémoire et à sa transmission. Concernant un objet spectaculaire, l’actualité avait déjà posé cette même question au moment de la sortie du film La vie est belle de Roberto Begnigni qui ose l’humour sur un thème aussi tragique. On est ici, bien entendu, dans le genre de la fiction pure ; ce qui a été dit à propos de ce film n’est donc pas transposable à notre cas. Malgré les critiques qui se font jour, saluons la réflexion entamée par Daniel Mesguich à travers ce spectacle : où se situent les limites du théâtre dans l’exercice d’une médiation scénique qui se veut documentaire ? Une autre voie était possible : celle du sensible, de l’émotion pure dégagée de toute volonté de signifier. Elle impliquait une mise en situation très différente : plus « impliquante », plus « engageante ». On pouvait imaginer par exemple de disposer les spectateurs autour de la table, avec des pseudo-nazis entre eux, comme s’ils participaient eux-mêmes à la réunion. Sans cris, sans même une once 80 Transmission de la mémoire de la Shoah : une médiation scénique de restitution d’interprétation, avec la voix la plus blanche qui soit, de par la situation même le texte aurait forcément été reçu bien plus violemment. L’économie du spectacle aurait aussi été toute différente : 30 spectateurs, pas plus, au risque de voir l’effet d’immersion se diluer. En l’occurrence, ce type d’expérience est a priori très loin de l’univers mesguichéen. Faute d’avoir été tentée, il est impossible de dire si cette médiation-là était plus adaptée. C’est en tout cas une piste possible pour poursuivre la réflexion ouverte par Daniel Mesguich. Dans un tout autre registre, à l’heure où ces lignes sont écrites, France 2 diffuse la remarquable série documentaire « Apocalypse. La seconde guerre mondiale » d’Isabelle Clarke et Daniel Costelle. Il s’agit d’un travail inouï d’écriture audiovisuelle exclusivement à base d’images d’archives, auxquelles une couleur a été numériquement restituée (ce qui fait polémique quant au respect de l’intégrité de l’archive). Les sources ont été moissonnées à travers le monde entier. De très nombreuses images inconnues, professionnelles ou amateur, parsèment les quelque 800 plans que comporte chaque épisode de 52 minutes (soit, pour la série de 6, près de 5000 plans extraits de 700 heures de rushes en guise de matière première). C’est bien sûr la réalité historique elle-même qui est ici visible, dans un régime de la trace authentique. Peut-on vraiment imaginer que le théâtre puisse tenter de rivaliser sur le même terrain ? Et n’est-il pas décidément plus fécond pour lui de porter au sommet cette transposition métaphorique qui lui sied si bien ? Bibliographie Attali, J. (2008). Du cristal à la fumée. Théâtre. Fayard, Paris. Bakhtine, J. (1978). Esthétique et théorie du roman. 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C’est vrai qu’ils ont très peu applaudi. On les comprend. Le spectacle est tout simplement lamentable. On aurait pourtant aimé adorer ce spectacle, ou du moins pas en rire, pas le trouver ridicule comme on a pu le juger hier soir. Le sujet, en effet, est grave. Jacques Attali a retrouvé des archives selon lesquelles il est désormais prouvé que l’extermination, la Shoah aurait été décidée en 1938, deux jours après la Nuit de cristal et non pas comme on l’a toujours dit en 1942. Que s’est-il passé ce soir de 1938 où après la Nuit de cristal où les biens des Juifs ont été incendiés, brûlés dans tout Berlin, les dignitaires nazis se réunissent et décident tout simplement qu’il est hors de question que les Juifs soient assurés de leurs biens, que les assurances les indemnisent pour tout ce qu’ils ont perdu durant cette nuit. Et comme ils trouvent cela particulièrement injuste qu’ils touchent des millions après les méfaits qu’on leur a causés, ils décideront, ni plus ni moins, de les exterminer. Le sujet, comme je le disais, est évidemment atroce et fait prendre conscience de la Shoah qui arrive et de toute la haine que ces dignitaires nazis portent contre les Juifs et se portent aussi entre eux. Ce sont des loups qui se détestent. Mais voir cette danse de mort aurait pu glacer les sangs et aurait pu faire réfléchir si elle avait été montée intelligemment, ce qui n’est évidemment pas le cas. Daniel Mesguich a déguisé, grimé ses acteurs lourdement, il les a placés autour d’une table, donc pas le moindre geste théâtral, pas la moindre mise en scène, il se contente de les asseoir et pire, ils ne disent même pas leur texte, ils le lisent, sans doute parce que Daniel Mesguich et Jacques Attali ont trouvé que les propos des nazis étaient trop dégoûtants pour que des acteurs les interprètent, on les comprend volontiers, ces mots touchent l’indicible, l’innommable, mais pourquoi alors vouloir faire du théâtre ? Le spectateur est donc frustré et les criaillements des interprètes sont si ridicules qu’on a presque envie de rire de ces propos qui devraient glacer les sangs. Donc c’est un spectacle totalement raté, qui se retourne contre lui-même. Vraiment, sous tous les prétextes, évitez Du cristal à la fumée. Document 3 du corpus, critique de Joévin Canet. Accessible à : http://www.lemagazine.info/?Du-cristal-a-la-fumee Document 4 du corpus, critique d’Elise Noiraud. Accessible à : http://www.lestroiscoups.over-blog.com/article-23188144.html 83 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 Document 5 du corpus, critique de Judith Sibony. Accessible à : http://www.rue89.com/2008/09/27/theatre-attali-prend-des-libertes-aveclhistoire-du-nazisme Document 6 du corpus, critique de Corinne Denailles. Accessible à : http://spectacles.premiere.fr/pariscope/Theatre/Salle-de-Spectacle/Spectacle/DuCristal-A-La-Fumee/(affichage)/press Documents 7 et 8 du corpus, commentaires signés Jules Dupont et Latour07. Accessibles à : http://www.amazon.fr/Du-cristal-fumée-Jacques-Attali/dp/2213628556 Document 9 du corpus, article d’André Larané. Accessible à : http://www.herodote.net/articles/article.php?ID=486 84 RCI WEB : un système collaboratif de recherche d’information centré utilisateur RCI WEB : a “user-centred” system for collaborative research of information Robin VIVIAN, Jérôme DINET Laboratoire 2LP équipe ETIC, université Paul Verlaine de Metz [email protected] [email protected] Résumé. Cet article s’intéresse à la recherche collaborative d’information du point de vue des comportements et processus mentaux sous-jacents. Il poursuit trois objectifs complémentaires. Il explicite les enjeux liés à cette activité (de nos jours et dans un avenir proche) en faisant un point sur les connaissances (et les non– connaissances) concernant les comportements et processus mentaux impliqués. Il présente ensuite les caractéristiques et les fonctionnalités d’un outil technique innovant, simple d’utilisation, pouvant aider les utilisateurs « tout-venant » à réaliser des recherches collaboratives d’information. Cet outil baptisé RCI Web (pour Recherche d’Information Collaborative sur le Web) permet à la fois de partager des informations sur des recherches multi-utilisateurs mais aussi de pondérer la pertinence des résultats trouvés en fonction des niveaux de compétence de chaque utilisateur. L’idée n’est pas de proposer simplement un outil permettant de partager des informations sur un réseau social mais de proposer une application permettant de suivre et d’évaluer quantitativement et qualitativement un groupe de travail. Mots-clés. Outil recherche collaborative, comportement, ergonomie. Abstract. Collaborative information behavior is an essential aspect of information search tasks work; however, we have very limited understanding of this behavior. On the one hand, most models of information behavior focus on the individual seeker of information. On the other hand, no commercial systems exist which fully support collaborative information behavior. Nevertheless collaborative information behavior differs from individual information behavior with respect to how individuals interact with each other, the complexity of the information need, and the role of information technology. So researchers are also exploring collaborative information behavior from a technical perspective. This paper presents a software eveloped using the Web-based collaborative visualization. RCI Web is a collaborative Web searching environment intended for sharing Web search results among people with similar interests, such as college students taking the same course. It facilitates students’ Web searches by visualizing various Web searching processes. It also collects the visualized Web search results and applies an association rule data mining algorithm to find meaningful patterns in the Web 85 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 search queries and the resulting useful Web resources. The mined patterns are then used as recommendations in guiding other students as they search the Web on the same or similar topics. This paper describes the design and implementation of the RCI Web environment. Keywords. Collaborative information behavior, ergonomics, cognitive processes. Introduction La recherche d’information n’est pas une activité récente. Mais, il s’agit d’une activité nouvellement redécouverte car sa maîtrise semble être de plus en plus requise. En effet, savoir rechercher rapidement et/ou efficacement des informations dans son environnement est vital, ou du moins extrêmement important, dans le cas d’activités très variées telles que la conduite de centrales nucléaires, le pilotage d’engins, la prise de décision médicale, le vote électronique, la gestion et la prévention des risques industriels, ou encore la recherche d’un emploi. Les dimensions « informatisée » d’une part, et « collaborative » d’autre part, se sont progressivement et récemment accolées à la recherche d’information. Cette évolution s’est réalisée en quatre phases : - initialement, l’activité de recherche d’information était manuelle, réalisée dans des fichiers papier, et était presque exclusivement du seul domaine des « experts ». Il n’y avait pas à proprement parler de collaboration ; tout au plus quelques interactions verbales. Durant cette période, l’approche de la recherche d’information était techno-centrée (Rabardel, 1995) ; - avec la mécanisation puis l’informatisation de la recherche d’information, des non-experts (utilisateurs « tout-venant ») ont été amenés à plus fréquemment réaliser l’activité seuls, de manière indépendante. Durant cette période, l’approche devient progressivement anthropo-centrée (Rabardel, 1995) ; - avec la numérisation des bibliothèques et l’apparition fulgurante du Web dans tous nos espaces de vie (travail, domicile, école), les usagers tout-venant non experts deviennent les principaux « chercheurs d’information ». Hansen et Jarvelin (2005) constatent que l’informatisation et la numérisation ont comme principale conséquence d’individualiser l’activité de recherche d’information ; - la mondialisation concerne également les informations, les individus, leurs connaissances et leurs compétences. Il y a quelques années encore, les principaux soucis des utilisateurs concernaient les équipements et les infrastructures liées aux réseaux. Les verrous auxquels la communauté des chercheurs en sciences et techniques s’attaquait étaient donc principalement des verrous technologiques (stockage des données, vitesse de transfert de données, etc.). Aujourd’hui, ce sont les usagers et les usages qui sont au cœur des préoccupations des utilisateurs et des chercheurs, puisque sont devenues centrales les notions d’utilité, d’utilisabilité, de satisfaction, de gain et de coûts cognitifs. Et pourtant, les études scientifiques qui s’intéressent aux technologies de l’information et de la communication du point de vue des usages et des usagers sont encore minoritaires, notamment en ce qui concerne l’activité de recherche collaborative d’information. 86 RCI Web : un système collaboratif de recherche d’information centré utilisateur 1 Définition et typologie des recherches collaboratives d’information En accord avec la définition d’Hansen et Jarvelin (2005), nous pouvons définir la recherche collaborative d’information de la manière suivante : « est considérée comme recherche collaborative d’information toute tâche de type résolution de problèmes, impliquant plusieurs individus interagissant, de manière synchrone ou asynchrone, lors d’une tâche commune de recherche de sites ou de pages Web dans des contextes plus ou moins définis et des environnements plus ou moins ouverts ». Mais, cette définition est trop généraliste. Aussi, peut-on plus finement distinguer les activités de recherche collaborative d’information selon trois dimensions : ¾ le statut des partenaires (collaborateurs) concernés : « novice », tout-venant ou expert ; ¾ le type de média partagé par les collaborateurs pour réaliser l’activité (avec ou sans média technique ou numérique) ; les phases de l’activité durant lesquelles la collaboration existe (pré-active, active, post-active). 2 Recherche collaborative versus recherche individuelle 2.1 Avantages et inconvénients Les études s’intéressant à la recherche collaborative d’information se sont surtout focalisées sur la recherche sur le Web puisque cet environnement a relancé l’intérêt pour cette activité. Plus précisément, bon nombre de ces études se sont attachées à démontrer la supériorité de la dimension collaborative sur la dimension individuelle. Cette supériorité supposée transparaît notamment dans le titre de l’article publié par Lazonder (2005) : « deux têtes cherchent mieux qu’une ». Ainsi, de très nombreux travaux ont effectivement montré que la recherche collaborative de pages Web améliore les performances des utilisateurs (Bharat, 2000) (Cockburn & McKenzie, 2001) (Diamadis & Polyzos, 2004) (Dinet, 2007) (Dumais et al, 2001), notamment en ce qui concerne le nombre d’informations pertinentes trouvées et le temps mis pour réaliser la recherche. Très concrètement, effectuer une recherche collaborative de pages Web présente les avantages suivants : - le temps total nécessaire à la recherche d’informations sur le Web diminue ; - le volume des informations traitées et lues par ces individus augmente significativement ; - l’organisation des informations trouvées sur le Web semble meilleure ; - le nombre de pages re-visitées diminue significativement lorsque la recherche d’information est collaborative. Mais les résultats des études antérieures sont difficiles à comparer et les extrapolations sont également difficiles à réaliser car les situations décrites sont très hétérogènes. Par exemple, les utilisateurs sont tantôt des « experts » en informatique (doctorants en informatique) et tantôt des novices (étudiants de première année de psychologie) ; les outils utilisés sont multiples (navigateurs « traditionnels » versus interfaces spécialement développées pour l’étude) ; les thèmes et scénarii des recherches d’informations sont également variés (recherche sur un thème libre versus thème imposé ; présence versus absence de contraintes temporelles). De plus, d’autres études ont montré que la recherche collaborative d’information sur Internet présente trois inconvénients majeurs (Lipponen, 1999) (Nurmela et al, 1999) : 87 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 - le travail de recherche d’information est souvent très inégalement réparti entre les membres d’un même groupe ; - les membres d’un même groupe ont parfois des représentations de l’espaceproblème très différentes ; - un ensemble d’études actuellement conduites avec des participants âgés de 7 à 18 ans dans l’académie de Nancy – Metz tend à montrer que certains facteurs affectifs (amitié, affinité) sont des facteurs déterminants dans l’efficacité de la recherche collaborative (Dinet, 2007). 2.2 Quelles différences cognitives ? Il existe un nombre croissant de modèles tantôt prescriptifs tantôt descriptifs de l’activité de recherche d’information – pour une synthèse : (Strijbos & Fischer, 2007). Parmi ces modèles, rares sont ceux qui s’intéressent aux comportements et processus cognitifs impliqués lorsque cette activité est réalisée de manière collaborative. Pourtant, sur la base des modèles actuels, nous émettons l’hypothèse que la recherche collaborative d’information demande un plus grand nombre de connaissances (et de compétences) que la recherche individuelle d’information, notamment en matière de gestion métacognitive de l’activité. En effet, en plus des connaissances déclaratives, procédurales et métacognitives activées lors de toute recherche d’information (Dinet & Tricot, 2007), des compétences non sollicitées lorsque l’activité est réalisée de manière individuelle se trouvent l’être lorsque cette même activité est réalisée de manière collaborative. 2.3 Les aspects méthodologiques Si les recherches s’intéressant aux situations de recherche collaborative médiatisées par des outils informatiques ne cessent de se développer depuis une dizaine d’années, les résultats et constatations faites sont rarement généralisables et transférables à cause notamment de problèmes méthodologiques (Strijbos & Fischer, 2007). Un ensemble d’auteurs pense que plusieurs challenges doivent être résolus dans un futur proche si l’on veut pouvoir progresser dans l’état de nos connaissances relatives à cette activité (Weinberger et al., 2007)( Arvaja et al., 2007)(Beers et al., 2007). On identifie par exemple : - la question de la divergence/convergence. La plupart des approches théoriques de la recherche collaborative d’information repose sur l’idée que les différents individus composant le groupe s’influencent mutuellement. Or, comment évaluer ces concepts de divergence et/ou convergence ? Comment déterminer si les contributions des individus concourent ou non à la réalisation d’un objectif commun ? Comment mesurer la proximité des représentations mentales ? - la création de nouvelles techniques de recueil de données. - la prise en compte du contexte et du décours temporel. - le choix du niveau d’analyse. En ce sens, Fidel et al. (2004) proposent d’aborder la situation de recherche collaborative d’information selon une approche concentrique (Figure 1). Selon la « sphère » concernée par l’étude, le champ théorique correspondant est proposé. Les sciences de l’information ont été les premières à s’intéresser à l’activité de recherche d’information, en proposant des modèles des comportements des utilisateurs. Cette approche est intéressante dans le cadre de notre étude : Kuhlthau (1991) intègre par exemple des aspects cognitifs, affectifs et physiques liés à l’activité de recherche d’information. 88 RCI Web : un système collaboratif de recherche d’information centré utilisateur Figure 1. Les différents niveaux d’analyse de la recherche collaborative d’information Ainsi, le modèle ISP est pertinent pour l’étude, car ces trois dimensions sont présentes dans toute recherche d’information, et ceci est davantage vrai lorsque la recherche s’effectue de façon collective. En effet, dans une situation collaborative, les affects entrent en jeu dans la réalisation de l’activité, puisqu’il y a communication directe ou indirecte avec les autres membres. Pour Kuhlthau (1991), les aspects cognitifs correspondent aux pensées et à l’intellect de manière générale. De plus, les facteurs affectifs sont liés aux affects, impressions et émotions et les facteurs physiques aux actions ou comportements. Ainsi, ce ne sont pas des aspects définis avec précision. Cette étude envisage d’intégrer ces facteurs liés aux comportements humains et notamment les facteurs physiques (actions, comportements), puisque cette recherche est effectuée dans un contexte où les membres collaborent entre eux. Facteurs cognitifs Pensées, intellect Facteurs affectifs Affects, impressions, émotions Facteurs physiques Actions, comportements Tableau 1. Les différents facteurs du modèle ISP et leurs correspondances selon Kuhlthau Le modèle ISP est apprécié des documentalistes et des bibliothécaires parce qu’il intègre les facteurs affectifs et émotionnels dans la recherche d’information. Selon Kuhlthau (1991), la recherche d’information se compose de sept étapes successives, chacune faisant intervenir des composants issus des trois domaines (affects, intellect, actions) : l’initiation, la sélection, l’exploration, la formulation, la collection, la présentation et l’évaluation. 89 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 Etapes : Affectifs Cognitifs Physiques Initiation Incertitude Analyse de la demande Echange avec autrui Sélection Anxiété, confusion Choix de mots-clés Consultation répertoires, discussions Doute, incertitude, Identification des sources Lecture et prise de note confusion Production d’idées, Formulation Optimisme Lecture de notes formulation de critères Exploration Collection Intérêt accru Présentation Optimisme Evaluation Satisfaction finale Prélèvement d’informations Prises de notes précises Catégorisation des informations Identification d’informations complémentaires Organisation des notes prises Relecture finale et retour aux sources Tableau 2. Le modèle de Kuhlthau sur le processus de recherche d’information (1991) Selon Kuhlthau (1991), il existe des affects, pensées, actions et stratégies qui peuvent être associées à chacune des sept étapes présentes lors de toute recherche d’information. • Pour l’initiation, les affects sont l’incertitude. Au niveau intellectuel, il s’opère une analyse de la demande, nous faisons appel aux connaissances antérieures que nous avons sur le thème de recherche. En ce qui concerne les actions, il y a échange avec autrui, et nous cherchons des informations dans la bibliothèque ou dans des bases de données. Pour finir, stratégiquement, les membres discutent entre eux et peuvent réaliser un brainstorming. • Lors de la sélection, au niveau affectif, on peut retrouver de l’anxiété et de la confusion. Nous choisissons des mots-clés, puis nous consultons les répertoires. Enfin, nous avons pour stratégies de discuter et d’explorer les thèmes liés. • Lors de l’exploration, il règne le doute, la confusion et l’incertitude. Nous identifions des sources, il faut préciser la demande. La prise de note et la localisation des sources sont primordiales et nous arborons comme stratégie la lecture ou le listage par mots-clés. • La formulation crée un optimisme qui nous pousse à terminer la recherche, il nous faut produire des idées et formuler des critères précis. Nous lisons des notes relatives aux sous-buts et nous les articulons entre eux. • Lors de la phase de collecte, l’intérêt est accru, nous prélevons les informations, et nous effectuons des prises de notes précises. Stratégiquement, la demande d’aide auprès du documentaliste est parfois présente. • La présentation a pour effet un optimisme au niveau des affects. La catégorisation des informations se met en place, nous organisons nos notes. Il existe également un appel aux expériences antérieures. • Enfin, dernière étape, l’évaluation permet une satisfaction finale de la recherche d’information selon le modèle ISP. L’identification 90 RCI Web : un système collaboratif de recherche d’information centré utilisateur d’informations complémentaires s’est effectuée. Enfin, il existe une relecture finale et un retour aux sources. L’un des principaux apports du modèle ISP, par rapport à d’autres modèles (par exemple, celui de Marchionini en 1995, qui lui propose un modèle itératif où le comportement et les stratégies d’un individu évoluent au fil de l’activité), est donc d’intégrer les facteurs affectifs et émotionnels dans les comportements des usagers. Par ailleurs, ce modèle est intéressant pour les professionnels de l’information ou de la documentation qui peuvent ainsi avoir des référentiels de compétences à acquérir, tels que savoir gérer les conflits au sein d’un groupe par exemple. Le principal inconvénient de ce modèle est qu’il donne peu d’indications sur les comportements réels et les processus cognitifs sous jacents des individus recherchant des informations dans les environnements documentaires complexes. 3 RCI Web : un outil d’aide à la recherche collaborative d’information 3.1 Contexte Sur la base des éléments précédemment cités, il apparaît donc pertinent de proposer la création d’un outil d’aide à la recherche collaborative d’information qui soit simple d’utilisation pour les usagers tout-venant. Cet outil repose sur le principe général de représentations graphiques simples et non ambiguës affichées à l’écran aux côtés du moteur de recherche, annuaire ou méta moteur utilisé. De nombreux systèmes ont développé des interfaces permettant à plusieurs utilisateurs de connaître les personnes connectées en même temps sur un même site. Social Web, développé par Donath et Robertson (1994), permet par exemple de communiquer de manière synchrone avec l’ensemble des utilisateurs visitant la même source d’information. D’autres outils comme Webtager se contentent de partager des signets ou des listes de favoris (Wittenburg et al., 1995). Cabri (1999) a développé un système multi-navigateur consistant en une subdivision en deux frames de l’espace de travail, affichant pour l’une la liste des pages consultées par l’ensemble du groupe et pour l’autre l’historique de navigation de l’ensemble des membres ainsi que leurs échanges. D’autres travaux comme ceux de Maekawa (2006) et d’autres systèmes comme WebSplitter (Han et al., 2000) adoptent une approche différente en parallélisant une recherche collective via un ensemble de sous-fenêtres associées à chacun des membres du groupe. Des systèmes plus aboutis, comme SearchTogether (Morris & Horvitz, 2007a) permettent d’enrichir la liste des favoris d’une tierce personne d’un même groupe de travail en référençant et notant sommairement les sites Web visités. Contrairement aux systèmes qui partagent des signets, SearchTogether (figure 2) se concentre sur le soutien à la collaboration lors du processus de recherche, y compris dans la formulation de requêtes, dans l’affichage des résultats de recherche à explorer et dans l’évaluation de l’information trouvée. Cependant, utiliser cet outil nécessite obligatoirement un compte MSN©, d’utiliser Internet Explorer© et les possibilités de notation sont relativement limitées dans la mesure où les choix sont uniquement binaires (bien, pas bien). 91 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 Figure 2. Environnement de SearchTogether Adoptant la même philosophie, Yoono (ou plutôt Yoono companion présenté figure 3) est un applicatif qui ajoute dans la barre latérale de Mozilla Firefox© une suite de menus dédiés. Cet outil n’est pas entièrement destiné à la recherche collaborative puisqu’il permet, sur le modèle des messageries instantanées, de partager de la musique, des vidéos, des photos et d’avoir un carnet d’amis. Nous sommes plus près de l’outil de gestion de réseaux sociaux qu’en présence d’un réel outil de travail collaboratif. L’aspect référencement et partage de sites Web est limité dans ses possibilités de notation. Ils n’autorisent que trois alternatives : j’adore, je déteste ou je pense que c’est drôle. Cependant, certaines options de visualisation, de classification et de conservation de données sont efficaces, faute parfois d’être efficientes. Figure 3. Environnement de Yoono companion 92 RCI Web : un système collaboratif de recherche d’information centré utilisateur Toutefois, la plupart de ces systèmes sont avant tout conçus pour effectuer des recherches générales plutôt thématiques, et ne permettent pas toujours une granularité très fine dans la gestion des informations. Par exemple, TeamSearch (Morris et al., 2006) permet à un groupe de quatre personnes « assises » autour d’une table d’affichage d’effectuer une recherche dans une base de données d’images en utilisant un langage d’interrogation visuelle. C-TORI (Hoppe & Zhao, 1994) est un système multi-utilisateurs pouvant interroger une base de données relationnelle. Un membre du groupe est désigné comme coordonnateur et ce coordonnateur a le pouvoir de créer des communautés dans lesquelles les requêtes exprimées par un utilisateur seront visibles par tous les membres de la communauté. MUSE (Krishnappa, 2005) est un système qui prend en charge, de manière synchrone, la collaboration à distance entre deux personnes pour des recherches dans une base de données médicales. Les utilisateurs de MUSE effectuent des recherches standard mono-utilisateur, mais elles intègrent, par une simple action sur un bouton, la capacité de partager des métadonnées. CIRE (Romano et al., 1999) est un système ciblé multi-utilisateurs. Chaque utilisateur effectue seul ses recherches mais il peut ajouter des commentaires sur les pages visitées. Ces commentaires sont ensuite visibles par les autres membres du groupe qui accèderont à ces mêmes sites Web. Enfin S3 (Morris & Horvitz, 2007b) permet aux utilisateurs de restituer de manière asynchrone les sites trouvés au cours d’une recherche sur le Web en présentant les résultats dans un format de fichier persistant qui peut être envoyé et complété par plusieurs personnes. La plupart des approches théoriques de la recherche collaborative d’information reposent sur l’idée que les différents individus composant le groupe s’influencent mutuellement. Comment déterminer si les contributions des individus concourent ou non à la réalisation d’un objectif commun ? Comment mesurer la proximité des représentations mentales ? Généralement, les études s’intéressant aux recherches collaboratives d’information, se focalisent sur des indicateurs quantitatifs hors-ligne ou en-ligne (e.g., temps mis pour retrouver une information, nombre de pages consultées). Mais ces indicateurs ne permettent pas d’obtenir des informations quant aux stratégies utilisées par les individus, à leurs besoins, à leurs attentes. Nous avons développé un outil d’aide à la recherche d’information collaborative (et indirectement individuelle) qui ne se restreint pas à évaluer des critères quantitatifs. L’application restitue un ensemble de données sur le comportement de l’usager. Nous avions initialement comme contrainte forte de ne pas remettre fondamentalement en cause les outils et les méthodes que chacun utilise habituellement afin de ne pas ajouter de contraintes technologiques. L’outil RCI Web (pour Recherche Collaborative d’Information, figure 4) est une application dont l’objectif est double (Vivian & Dinet, 2008a) (Vivian & Dinet, 2008b). Elle permet d’une part de fédérer autour d’une même thématique de recherche un ensemble de collaborateurs, et d’autre part d’optimiser le travail individuel. RCI Web se compose de deux applications distinctes. La première est basée sur un agent intégré au navigateur et au moteur de recherche (Google© sous le navigateur Mozilla©). Elle a comme fonctionnalités principales la notation des pages visitées, la visualisation des notes déjà attribuées par l’ensemble des collaborateurs, l’affichage de la liste des pages répertoriées dans une thématique de recherche donnée et la restitution des notes directement dans les pages du moteur de recherche. 93 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 Figure 4. Page d’accueil du système RCI Web La seconde est un outil de gestion et de suivi d’activité permettant le paramétrage d’un projet de recherche et un suivi de l’évolution, du comportement et des contributions de l’ensemble des participants. 3.2 Principe de notation des pages Après installation, l’activation de l’agent associe au navigateur une barre de tâche qui vient se superposer à la page affichée. On retrouve sur cette barre (escamotable si nécessaire) un bouton de présentation de l’historique de la recherche, d’une zone de notation et d’un menu de gestion des options. Lorsqu’un collaborateur visite une page Web, il a la possibilité de « noter » le contenu simplement en cliquant sur l’un de six niveaux proposés (figure 5). Cette action a pour conséquence de mettre à jour l’historique des recherches et de modifier instantanément les paramètres de présentation de la page au sein du moteur de recherche. Cette information sera ensuite disponible pour toutes les personnes associées au même thème de recherche. Figure 5. Principe de notation d’une page Web Affichage de l’historique des pages visitées et notées Après identification par login et mot de passe, un utilisateur a la possibilité de consulter l’ensemble des informations associées à la thématique de recherche en cours ou de toutes les recherches auxquelles il participe par une simple sélection du 94 RCI Web : un système collaboratif de recherche d’information centré utilisateur thème. Cet historique reprend les données principales associées au site visité par un ou plusieurs utilisateurs à savoir (figure 6) : • le titre de la page, • le dernier collaborateur qui a annoté la page, • la dernière note attribuée (ou la moyenne), • le nombre de visites effectuées. Figure 6. Historique des pages visitées et notées Un usager peut à tout instant consulter les résultats de recherches antérieures (personnelles ou collectives) en affichant les données soit par rapport à des critères chronologiques (dates de consultation) soit par rapport à des critères de pertinence (notes attribuées) ou encore en fonction des collaborateurs du projet. Ce filtre simplifie la représentation des résultats et minimise les interactions entre l’utilisateur et l’application. Report des notations dans le moteur de recherche Posséder un historique de recherche est certes intéressant mais pas suffisant. Il paraît difficilement concevable que, pendant une recherche d’information, un utilisateur ait besoin de vérifier en permanence si le site qu’il désire visiter est déjà référencé dans la base. Afin de limiter simplement le nombre de visites et revisites inutiles (site déjà analysé par un autre membre du groupe, revisite d’une même page à un autre moment, …), est intégrée à l’application une fonctionnalité qui permet de reporter, en enrichissant les résultats de recherche du moteur Google© (figure 7), une moyenne des notes déjà attribuées et conservées dans l’historique de recherche. Cette fonction informe simplement un collaborateur, au moyen d’indicateurs graphiques, de la nécessité de consulter ou non cette page Web. L’utilisateur est en mesure de savoir si le site a déjà été contrôlé (présence d’une note) et éventuellement si les données présentent un intérêt quelconque pour la recherche en cours (hauteur de la note). Cette donnée est intégrée directement devant les 95 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 hyperliens résultants d’une recherche par mots clés sur le moteur de recherche Google©. Figure 7. Enrichissement des résultats sous Google Une absence de note informe que le lien renvoie vers un site Web qui n’a fait l’objet d’aucune analyse préalable par l’un des collaborateurs. Le X indique que le site a déjà été consulté et qu’il ne présente que très peu d’intérêt. A ensuite été définie, certes arbitrairement, une graduation allant de 1 à 5 de la pertinence du contenu. Cette gradation pourrait être modulée en fonction des besoins propres à une étude spécifique. 3.3 Le gestionnaire d’application Le site de gestion de l’application assiste un responsable de projet (enseignant, chef de projet, …) dans la mise en œuvre d’une application de travail. Il permet de construire simplement (comme la majorité des systèmes existants), autour d’un thème clé, une équipe de collaborateurs. Mais, contrairement à l’ensemble des autres applications testées, RCI Web possède un module de suivi et d’évaluation du travail de chacun des utilisateurs. Rappelons que l’objectif premier de l’application n’est pas la création d’un quelconque réseau social mais bien le développement d’un produit permettant de suivre l’évolution des actions des différents partenaires d’un projet. Pour juger du travail d’un collaborateur (ou d’un élève dans le cadre d’une application scolaire pour des recherches sur Internet), nous devons être en mesure de définir des critères d’appréciation de sa contribution. Apparaissent donc sur une représentation graphique trois critères classiquement mis en avant dans l’évaluation d’un travail de recherche, à savoir : • la pertinence des résultats trouvés, • l’implication du collaborateur, • le degré de confiance que l’on peut apporter à son travail. 96 RCI Web : un système collaboratif de recherche d’information centré utilisateur Nous avons souhaité restituer graphiquement l’évolution du travail de chacun. Chaque collaborateur au projet apparaît donc sous la forme d’un avatar simplifié (figure 8) qui évolue dans un repère à deux dimensions supportant les trois critères définis ci-dessus. Détaillons un peu plus ces trois critères. L’évaluation de la pertinence Évaluer la pertinence d’une stratégie de recherche en fonction de critères donnés (thématiques, objectifs, format, …) est généralement une tâche complexe dans la mesure où la notion de pertinence est délicate à définir (Mizzaro, 1998). Nous proposons d’adopter une définition générique qui pourrait être précisée en fonction du contexte d’utilisation du système collaboratif. Ici, la pertinence peut se définir comme la valeur perçue par une personne de la qualité d’une information. Nous proposons de représenter, au travers d’un espace bidimensionnel visuel, une autoévaluation de pertinence sur l’échelle des ordonnées sans connotation négative. C’est l’utilisateur qui note la valeur de ses propres recherches selon des critères (parfois subjectifs) qui lui sont propres. Plus l’utilisateur a archivé de références jugées pertinentes, plus son avatar se situe haut sur l’échelle des ordonnées (cf. figure 8). L’évaluation du degré de confiance accordé au travail des collaborateurs La pertinence étant une valeur subjective et donc soumise à controverse, il semble intéressant de posséder un paramètre permettant de pondérer l’autoévaluation des références trouvées par les utilisateurs. Pour cela, nous définissons une variable nommée « taux de confiance » graphiquement associée à l’axe de abscisses. Ce taux de confiance peut être une valeur définie par défaut (0 à l’origine du graphique) ou forcée en début d’une analyse en fonction du degré d’expertise du collaborateur (figure 8) ou du retour sur des travaux antérieurs. Cet indice de confiance se justifie par l’écart souvent important qu’il peut y avoir entre les connaissances que nous pensons avoir d’un domaine et la perception de notre niveau d’expertise par nos pairs. L’évolution du taux de confiance d’un collaborateur dépend de l’évaluation que fera un responsable de projet, voire de l’ensemble des participants du groupe de recherche. Ainsi, le travail de deux personnes situées sur un même niveau de pertinence n’aura pas intrinsèquement la même valeur (figure 8). L’évaluation de la participation de chaque collaborateur Évaluer le travail de recherche d’information d’un individu peut se faire de manière qualitative par la pertinence des résultats trouvés mais aussi de manière quantitative en mesurant par exemple le nombre de sites visités, le temps passé sur chaque site ou encore le nombre de documents téléchargés. Pour apprécier la contribution quantitative d’un collaborateur au projet, nous proposons de le distinguer visuellement en modifiant la taille de son avatar (cf. figure 8). Cette variation de taille est un indicateur de l’évolution de la charge de travail d’un collaborateur. Aux différentes étapes du projet, la taille de son avatar peut aussi bien croître que décroître en fonction de son rythme de travail. L’idéal est bien évidemment que le collaborateur soit perçu comme une personne de confiance et qu’il ait trouvé un grand nombre de références jugées pertinentes. Ce cas idéal se traduirait graphiquement par un avatar surdimensionné situé dans le cadran hautdroit du repère. 97 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 Figure 8. Représentation de la pertinence, de la confiance et de la quantité de travail Visualisation de l’historique La page « historique » du module de gestion permet de visualiser un ensemble de critères pour toutes les pages notées par un des collaborateurs du projet (figures 9 et 10). Elle enrichit de manière significative les informations affichées dans l’historique du navigateur Web. Elle correspond à une véritable mémoire de travail et permet d’afficher l’ensemble des paramètres relatifs aux différentes actions des différents partenaires. Trois filtres ont pour le moment été mis en place pour faciliter la visualisation des pages référencées : • on peut filtrer les données par thème de recherche, • on peut visualiser l’ensemble des informations relatives au travail d’un collaborateur, • on peut filtrer par note moyenne minimale. Pour chaque page référencée dans la base, on peut afficher par exemple : • le thème de recherche associé à la page, • la note moyenne attribuée, • le titre de la page, • l’URL de la page, • la date de première notation, • le nombre de votes et le détail des notes attribuées par les différents collaborateurs, • le nombre de visites. 98 RCI Web : un système collaboratif de recherche d’information centré utilisateur Figure 9. Visualisation de l’historique des pages notées Il est aussi possible de visualiser le détail des notes attribuées à un site par les différents collaborateurs. Figure 10. Visualisation de l’historique des pages notées (affichage détaillé) Les données que l’on peut extraire du comportement des utilisateurs ne sont nullement limitées à celles que nous avons arbitrairement choisies d’afficher et qui correspondent à une personnalisation de l’application pour un travail d’analyse de l’activité d’élèves du secondaire dans le cadre d’une recherche collaborative dans des bibliothèques numériques. A ce stade de développement, il s’est avéré pertinent de tester l’application de notation des sites, permettant ainsi de valider ou invalider certaines hypothèses sur l’efficacité et l’efficience de RCI Web. 4 Protocoles des tests 4.1 Objectifs, questionnements et hypothèses Si la recherche collaborative d’information sur le Web semble présenter bien des avantages (elle augmente le nombre d’informations trouvées par exemple), et aussi des défauts (le travail de recherche d’information est très inégalement réparti entre les membres), de nombreux logiciels sont apparus dans le but de faciliter cette tâche. Parmi tous les logiciels, nous avons testé expérimentalement cet outil que nous proposons comme innovant : RCI Web. Concrètement, nous avons testé si le logiciel RCI Web facilite la recherche d’informations collaborative sur le Web. Le 99 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 logiciel RCI Web est-il un outil utile et efficace ? Quelle est son utilisabilité ? Est-il facilement réutilisable par les membres ? Le logiciel permet-il de réaliser une recherche d’information collaborative de façon plus rapide que sans aucun logiciel d’aide ? Permet-il de trouver davantage de pages pertinentes ? Nos hypothèses sont les suivantes. Par rapport à une recherche sans logiciel d’aide, lors d’une recherche collaborative d’informations sur le Web, le logiciel RCI Web permet : - une diminution du nombre de pages Web revisitées, - une augmentation du volume d’information traité, - une diminution du temps total mis pour réaliser la tâche. Nous formulons également l’hypothèse que le logiciel RCI Web sera jugé par les membres comme un logiciel (1) facile à utiliser et (2) facilement mémorisable. 4.2 Résumé des protocoles de tests Nous avons décidé de travailler avec 2 groupes de 8 testeurs, ainsi que 4 autres testeurs indépendants, soit 20 personnes au total : • Le premier groupe effectue deux sessions de recherche synchrone (même moment, même pièce) sur le même sujet sans notre outil. Les deux séances sont espacées d’une semaine. Ce groupe sert de contrôle pour mesurer l’effet mémoire. • Le deuxième groupe effectue une session de recherche synchrone sans notre outil et une session de recherche synchrone avec notre outil, sur le même sujet que le premier groupe. Les deux séances sont espacées d’une semaine. Ce groupe devra donc permettre d’évaluer l’apport de notre outil (en soustrayant l’effet mémoire mesuré sur le premier groupe). • En parallèle, au minimum 4 testeurs utiliseront l’outil à domicile pendant 10 jours, comme bon leur semblera et répondront ensuite à un questionnaire pour connaître leurs impressions. Ce test se fera de manière individuelle, il n’y aura pas de travail collaboratif demandé. Ce groupe permet d’évaluer l’impact de l’utilisation de notre outil à plus long terme et d’avoir un meilleur retour quant à son ergonomie et son utilisabilité. Nous utilisons le même thème de recherche pour les quatre sessions de test, afin d’être sûrs de ne pas biaiser les résultats à cause d’une meilleure adéquation de la façon de rechercher pour ce thème et du mode de fonctionnement de l’outil (qui sait ?) ou, surtout, d’une plus grande expertise d’un groupe pour telle ou telle recherche. 4.3 100 Description des parties évaluées Le logiciel est composé de trois parties distinctes : • Un agent s’affichant en haut à gauche de chaque page visitée et permettant de noter les pages visitées. Il permet également de voir la note attribuée aux pages déjà visitées pour éviter la revisite inutile de pages. Il propose plusieurs autres outils et est associé à une incrustation des notes déjà attribuées devant chaque lien du moteur de recherche Google©. • Un panneau latéral, affichable sur le côté du navigateur Internet qui permet l’affichage de l’historique des recherches. Semblable à ceux proposés par les navigateurs et permettant de filtrer l’affichage par thème de recherche ou par collaborateur. • Un site de gestion accessible par tous. Ce site permet de consulter l’historique des pages visitées et notées, d’administrer les RCI Web : un système collaboratif de recherche d’information centré utilisateur collaborateurs et les thèmes de recherche, et divers autres outils (notation des collaborateurs, sauvegarde de la base de données, etc.). Lors des tests de recherche synchrone en groupe, seule la première partie (l’agent et l’incrustation des notes dans les pages de recherche de Google©) est évaluée. Le but des tests étant de montrer l’efficacité et l’efficience de l’outil et de son concept, ce n’est pas en testant la partie « administration » que l’on obtiendrait des résultats pertinents. C’est la raison pour laquelle on se focalise sur la partie notation des pages et visualisation de l’historique. 4.4 Participants Groupes de participants Les participants sont au nombre de 16. Il y a 2 groupes de 8 testeurs qui effectuent deux recherches successives sur le même thème de recherche : « L’évolution des jeux vidéo de basket-ball ». Ce thème a été choisi car il intéresse les personnes testées, sans être un thème trop familier pour eux (pas de vrai fan de basket parmi les testeurs, ceci a pu être vérifié lors d’un entretien préalable avec l’ensemble des participants), et parce que les résultats de la recherche n’étaient pas trop faciles à trouver sur Internet. Nous avons personnellement éprouvé beaucoup de difficultés pour réaliser cette recherche en amont de l’expérience. Nous n’avons pu isoler que quelques sites proposant des vidéos sur l’évolution des jeux sur console, mais ces présentations n’étaient pas obligatoirement spécifiques aux jeux de basket-ball. • Le premier groupe de 8 personnes sert de groupe « témoin » : il effectue deux recherches sur ce thème à une semaine d’intervalle. Il permet de jauger l’effet mémoire de la recherche. • Le second groupe de 8 personnes effectue une recherche sans l’outil, puis une semaine plus tard, la même recherche avec l’outil. Dans les deux cas, les tests s’effectuent de manière synchrone : les testeurs sont réunis en même temps, dans la même pièce, et peuvent dialoguer entre eux, échanger des informations, pour effectuer une vraie recherche collaborative. Les sessions de recherche durent 15 minutes chacune, suivies de 5 minutes de mise en commun des résultats. Grâce à ces deux groupes et à ces tests croisés sur le même thème de recherche, on est potentiellement en mesure de mesurer l’efficacité de l’outil. Les caractéristiques des participants Les participants aux tests appartiennent tous au master 2 IHM de l’UFR Mathématiques Informatique et Mécanique de l’Université Paul Verlaine de Metz. Ils ont tous une très grande expérience d’Internet (utilisation journalière) et en particulier une bonne connaissance des recherches et des moteurs de recherche sur le Web. Les participants sont des experts de la recherche d’information et de l’utilisation de l’outil informatique. Informations données aux utilisateurs lors des tests Pour les sessions sans l’outil, nous donnons aux utilisateurs uniquement la thématique et leur demandons d’effectuer cette recherche durant 15 minutes. Les consignes étaient données oralement et pouvaient être répétées si les sujets le demandaient. Nous avons limité volontairement les durées des séances pour ne pas introduire un facteur de lassitude. Les échanges verbaux entre les membres du groupe sont autorisés. Puis, à la fin de la recherche, on accorde au groupe 5 minutes 101 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 pour rédiger une synthèse des résultats en classant les sites intéressants avec un barème à trois étoiles. Pour guider le classement, un cadre simple a été défini : • 1 étoile : la page présente 1 jeu vidéo de manière satisfaisante. • 2 étoiles : la page présente 2 jeux vidéo de manière satisfaisante, ou 1 de manière très satisfaisante avec au moins plusieurs copies d’écran. • 3 étoiles : la page présente 3 jeux vidéo ou plus de manière satisfaisante, ou 2 de manière très satisfaisante avec au moins plusieurs copies d’écran. • Les pages listant un grand nombre de jeux vidéo, sans les détailler, mais en présentant des liens (type Wikipedia) pourront recevoir 3 étoiles. En revanche pour la session de tests avec l’outil, nous expliquons au groupe test les différentes fonctionnalités ainsi que le principe de notation. Une introduction de 10 mn a été suffisante pour présenter les principales fonctionnalités de marquage. Bien que les participants aient une forte expérience de l’utilisation des outils de recherche et de l’informatique en général, nous n’avons pas souhaité être exhaustifs pour ne pas ajouter un biais « technologique ». Concernant la communication entre les participants, il n’y a aucune restriction, ils peuvent dialoguer et échanger comme ils le souhaitent avec les autres participants de leur groupe pendant la durée de la session. Tâche Toutes les consignes des tâches à réaliser ont été données de manière verbale en début de séance. Les sujets pouvaient à tout moment demander à l’expérimentateur de redonner les consignes ou préciser certains points. Comme cela est précisé plus haut, 2 groupes de sujets effectuent une recherche sur la même thématique dont nous avions constaté au préalable le petit nombre de références pertinentes sur le Web à savoir : « L’évolution des jeux vidéo de basket-ball » : • Le premier groupe effectue 2 sessions de recherche sans l’outil, • Le second groupe, une session sans et une session avec. Les variables que nous souhaitons contrôler sont la revisite de pages au cours d’une même session, ou au cours des deux sessions, le nombre total de pages visitées. Critères étudiés Les critères étudiés sont le nombre de pages totales visitées et le nombre de pages revisitées par les membres d’un même groupe au cours d’une même session. Nous recueillons deux catégories de données : • Par les tests : o Nombre de pages revisitées au sein de chaque groupe o Nombre de pages pertinentes trouvées • Par le questionnaire : o Facilité de noter une page o Visibilité des notes déjà attribuées o Facilité de retrouver des pages notées 5 5.1 Principaux résultats Résultats de l’utilisation de RCI Web comme outil de recherche collaborative Pour chacune des situations de recherche collaborative décrites ci-dessus sont présentés les premiers résultats obtenus. 102 156 91 11 6 6 3 Total Site visité 3 fois Effectifs Fréquences Site visité 2 fois Nombres de visites Sans l’outil Groupe 1 session 1 Site visité 1 fois RCI Web : un système collaboratif de recherche d’information centré utilisateur 173 100 Site visité 5 fois Effectifs 123 17 5 2 1 148 Fréquences 83 12 3 1 1 100 Total Site visité 4 fois Site visité 3 fois Site visité 2 fois Nombres de visites Sans l’outil Groupe 1 session 2 Site visité 1 fois Tableau 3. Fréquence des visites pour le groupe test lors de la session 1 Tableau 4. Fréquence des visites pour le groupe test lors de la session 2 103 Vol 9 N°2, 2008 1 1 145 Fréquences 73 15 5 3 1 1 1 1 100 Total 2 Site visité 8 fois 1 Site visité 7 fois 5 Site visité 6 fois 7 Site visité 5 fois 22 Site visité 3 fois 106 Site visité 3 fois Effectifs Site visité 2 fois Nombres de visites Sans l’outil Groupe 2 session 1 Site visité 1 fois Revue des Interactions Humaines Médiatisées 131 14 3 148 89 9 2 100 Total Site visité 2 fois Effectifs Fréquences Nombres de visites Sans l’outil Groupe 2 session 2 Site visité 3 fois Site visité 1 fois Tableau 5. Fréquence des visites pour le groupe utilisant RCI Web lors de la session 1 Tableau 6. Fréquence des visites pour le groupe utilisant RCI Web lors de la session 2 104 RCI Web : un système collaboratif de recherche d’information centré utilisateur L’étude quantitative des sites Web visités par le groupe test à une semaine d’intervalle ne montre pas de différence significative en termes de comportement, de nombre de pages consultées ou en nombre de revisites de site. Un peu plus de 80% des pages on été vues une fois et moins de 5% d’entre elles ont été visitées plus de quatre fois sans jamais l’être à plus de cinq reprises. On ne constate pas à ce niveau un effet mémoire significatif quant au nombre et à la qualité des résultats obtenus. On remarque, pour le groupe ayant utilisé l’outil RCI Web, une nette variation du nombre de pages revisitées. Certaine page ont été consultées huit fois lors de la session 1 du groupe 2 (sans l’outil) alors que le nombre de revisites lors de la seconde session n’est jamais supérieur à trois. 5.2 Résultats de l’utilisation de RCI Web comme outil de recherche individuelle Comme cela était précisé dans le protocole de test, nous avons ensuite fourni l’outil à 4 personnes pour qu’elles le testent à domicile pendant 10 jours dans le cadre d’un travail non collaboratif. A l’issue de cette période, nous leur avons demandé de répondre à un questionnaire (qui figure en annexe). Les chiffres dans les cellules des tableaux correspondent au nombre de personnes ayant choisi cette réponse sur le nombre total de participants à l’enquête (ex : 2/5). Les personnes ayant participé au test sont des habitués de Firefox (sauf un) et de la recherche sur Internet. Sur les 10 jours de test, ils ont utilisé l’outil en moyenne 3 fois, ce qui leur a donc permis de bien se familiariser avec son utilisation. De plus, les retours quant à l’utilisabilité et l’utilité de l’outil sont pour la plupart positifs, ou très positifs. On remarque tout de même que les testeurs n’estiment pas forcément l’outil très utile pour une recherche personnelle, mais qu’ils sont unanimes quant à son intérêt pour une recherche collaborative. Voici quelques-unes des remarques positives et négatives obtenues. Remarques positives • « J’ai utilisé l’outil pour une recherche professionnelle (informations relatives à de la réglementation). Il m’a servi à retrouver, d’un jour sur l’autre, les pages recherchées et à compléter cette recherche. RCI Web est d’utilisation intuitive. L’historique est facilement accessible et permet par classification de retrouver les pages les plus pertinentes » • « Très pratique, je pourrais l’utiliser à l’avenir dans le cas de recherches collaboratives » • « Concept intéressant, cela pourrait servir » • « Sans doute pratique pour la recherche collaborative mais ma remarque n’est pas pertinente, je ne l’ai pas testé dans ce contexte » Remarques négatives • Pas réellement de remarques négatives mais des suggestions : o « possibilité de rajouter un commentaire associé à une notation : ceci ne serait envisageable que dans le cadre d’un nombre d’utilisateurs restreint » o « pouvoir renommer une page sans que pour autant en soit modifié le lien (comme on peut le faire d’un “favoris” : également envisageable dans le cas d’un nombre restreint d’utilisateurs » 105 Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 9 N°2, 2008 • « Dommage que ce soit lié à un navigateur spécifique » (ce qui est faux) • « L’affichage devrait être opaque, l’arrière plan devient gênant. Et lorsque l’on rabat la fenêtre, elle se déploie à nouveau à chaque rafraîchissement » • « Pas bien compris les thèmes/Pour une utilisation solo, je préfère mettre les sites que j’aime en favori et oublier les autres, mais je changerais peut-être d’avis si je devais faire une recherche “importante” qui nécessite de consulter des dizaines de sites » 6 Perspectives et implications L’outil conçu et présenté ici repose sur le principe général suivant : grâce à des représentations graphiques simples clairement affichées à l’écran aux côtés du moteur, nous pouvons fournir à chaque membre d’un groupe des référentiels quant aux comportements de recherche d’information de chacun et des indicateurs quant à la pertinence des sites parcourus et annotés. En ce sens, cet outil remplit donc deux principales fonctions : • Il fournit une aide à la recherche d’information individuelle proprement dite en donnant un réel effet mémoire limitant ainsi les visites et le nombre de revisites inutiles. Ainsi, s’instaure une forme d’auto-régulation de ses propres comportements de recherche ; • Il fournit une aide à la recherche d’information collaborative en proposant un suivi et/ou une évaluation du travail de chacun. Il est probable que les applications pédagogiques soient directes, que ce soit lors d’enseignements explicites de la recherche d’information collaborative, d’accompagnements à distance ou encore d’auto-formation. RCI Web permet d’une part, d’évaluer les comportements de recherche et d’autre part, de suivre l’évolution de ces comportements tout au long de l’activité. Pouvoir accéder au contenu des recherches de l’ensemble des collaborateurs d’un projet présente un double intérêt. Le premier est bien évidement de pouvoir consulter l’ensemble des références trouvées et archivées par chaque membre. Le second est d’optimiser un travail d’ensemble en diffusant en temps réel les contributions de chacun des collaborateurs. De plus, l’application présente une réelle possibilité d’optimisation des méthodes de recherche individuelles en intégrant un véritable effet mémoire. Mais l’application n’a été évaluée qu’auprès de groupes tests restreints composés essentiellement d’étudiants de Master 2 (18 étudiants de l’université Paul Verlaine de Metz). Cependant nous pensions obtenir une différence plus significative entre le nombre de pages visitées une seule fois entre le groupe 1 et 2 (sans et avec l’outil). Nous expliquons cette faible différence par un biais induit par une mauvaise lecture des consignes. En effet quelques étudiants du groupe 2 (avec RCI Web) se sont directement connectés sur des sites de jeux familiers pour rechercher la vidéo demandée dans la consigne. Ce comportement a eu comme conséquence de faire croître sensiblement le nombre de pages visitées une seule fois. Pour confirmer (ou infirmer) les impressions que nous avions quant à l’efficacité de l’approche, nous allons rapidement réaliser une campagne de tests de plus grande envergure à la fois auprès de populations à besoins spécifiques comme des groupes scolaires, mais aussi auprès des spécialistes de la recherche d’information (bibliothécaires) et des utilisateurs tout-venants. Les évolutions du système s’articuleront autour de l’analyse du comportement des utilisateurs pendant la durée de vie d’un projet de recherche. Nous souhaitons 106 RCI Web : un système collaboratif de recherche d’information centré utilisateur pouvoir contrôler des données, comme par exemple l’évolution de la charge de travail des collaborateurs aux différents moments clés du projet ou encore l’impact que peut avoir l’historisation de son travail aussi bien d’un point de vue qualitatif que quantitatif sur les comportements de recherche d’information. Enfin, comment modifie-t-on son comportement en comparant son travail à celui de l’ensemble des membres d’un groupe ? Le travail collaboratif, tel qu’on le conçoit aujourd’hui, c’est-à-dire utilisant l’outil informatique, est une organisation du travail qui remonte aux années 1990, mais qui se développe parallèlement à Internet. Bien que l’ordinateur soit depuis plus de 10 ans un outil qui accompagne le travail quotidien de nombreuses sociétés, c’est avec l’avènement des réseaux et plus particulièrement des réseaux sans fil (téléphonie, WIFI, etc) que le travail collaboratif va prendre toute son importance. L’idée fondatrice de ce concept était de pouvoir coordonner le travail de plusieurs utilisateurs qui ne pouvaient géographiquement ou temporellement échanger simplement de l’information. La dissémination des ressources est une notion qui était déjà maîtrisée en informatique au travers de l’accès par exemple à des bases de données réparties. On a longtemps imaginé qu’il suffisait de reprendre le concept et de l’appliquer à la notion travail pour obtenir les résultats attendus. On s’est très vite rendu compte que la solution n’était pas uniquement informatique, que le travail collaboratif était un domaine pluridisciplinaire où cohabitaient des domaines liés : • aux sciences sociales et économiques comme la gestion du travail et des organisations, • aux sciences cognitives comme la gestion des groupes et des rapports, • aux sciences informatiques comme la sécurisation et l’archivage des données, • aux sciences économiques comme le partage de coût (licences, personnes, etc), • aux sciences juridiques comme l’authentification ou la certification de documents électroniques ou encore le traitement des droits d’auteurs. On assiste depuis la fin des années 90 à une expansion telle du travail collaboratif que la frontière organisationnelle de l’entreprise tend à disparaître ou du moins à se redessiner. Son succès viendra principalement, aidé en cela par une très grande diversité et convivialité des outils associés, de l’espace de liberté indirectement induit par cette organisation du travail. Initialement fonctions de certaines applications de bureautique (monde correction pour les traitements de texte) ou couches complémentaires d’une messagerie conventionnelle, les outils de travail collaboratif vont successivement être intégrés à des systèmes de gestion de contenu, de gestion de projet, de connaissance pour proposer des environnements complètement dédiés comme les portails Web d’entreprise. Bibliographie Arvaja, M., Salovaara, H., Häkkinen, P., & Järvelä, S. (2007). Combining individual and group-level perspectives for studying collaborative knowledge construction in context, Learning and Instruction, 17(4), 448-459. Beers, P.J., Boshuizen, H.P.A., Kirschner, P.A., & Gijselaers, W.H. (2007). 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