Petits secrets des très grandes fortunes

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Petits secrets des très grandes fortunes
* UNE riches OK UNE DEF
27/07/06
17:29
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Supplément au no 822-823-824, du 3 août 2006. Ne peut être vendu séparément.
Petits secrets
des très grandes
fortunes
s
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a
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o
N s riches
le
21:12
Page 2
Sommaire
ÉDITORIAL
100 millions
d’euros,
un minimum
n ne le dira jamais assez : il y a
trop de pauvres sur la planète, et
pa s a s s e z d e r i c h e s. N o t r e
époque, heureusement, remédie
à cet état de fait. Du moins pour ce qui
est des riches. Des très riches. En effet,
nous voilà revenus au temps des bâtisseurs d’empire et des spéculateurs effrénés, comme avant les années 1920.Tout
au long du demi-siècle suivant, disons
jusqu’en 1980, la richesse s’était faite
discrète, la consommation de masse était
à l’œuvre et la croissance profitait surtout à des classes moyennes de plus en
plus larges, notamment grâce à l’Etatprovidence.
Depuis vingt-cinq ans, changement
de décor, changement de règles. Toutes
les conditions sont à nouveau réunies
pour voir les riches devenir très riches :
les marchés sont dérégulés, la Bourse
invente des produits financiers sophistiqués, les salaires des (grands) patrons
s’envolent, et de nouvelles technologies
créent des empires (au top 10, les rois de
l’informatique et du web côtoient les
nababs de l’acier)… Et, pour couronner
le tout, la plupart des pays développés,
Etats-Unis en tête, diminuent les impôts
sur les tranches les plus élevées. Bref,
tout va bien pour eux. D’autant que l’argent est désormais de mieux en mieux
considéré, pour peu qu’il s’accompagne
d’un peu de mécénat ou de générosité…
Résultat, les très riches – compter au
minimum 100 millions d’euros de patrimoine – sont fêtés, courtisés et, pour la
plupart, médiatisés. Le temps d’un été,
entrez avec nous dans leur intimité.Vous
verrez, eux aussi ont des soucis. Même
si ce ne sont pas les mêmes que ceux des
300 millions d’Africains qui vivent avec
moins de 1 dollar par jour !
Plus riches que riches
p. 3
Grandes fortunes,
grands soucis p. 4
Milliardaires, millionnaires et démunis p. 4
O
Courrier international
Directeur de la rédaction
Philippe Thureau-Dangin
Rédaction en chef technique Nathalie Pingaud
Direction artistique Sophie-Anne Delhomme
Coordination maquette Edwige Benoit
Iconographie Pascal Philippe
Et toute l’équipe de Courrier international
ainsi que : Aurélie Boissière (cartographie), Valeria
Dias de Abreu (maquette), Marianne Bonneau
(révision)
Photo de couverture : James Wojcik/
Art Department
Supplément au n° 822-823-824
du 3 au 23 août 2006
de Courrier international.
Ne peut être vendu séparément.
Les dents longues Les grands cœurs
Mauricio Donelli/EPA/Sipa
Les m’as-tu’vu
Mittal : ma fille est
une princesse p. 6
Lâchez vos millions p. 9
Mon pied-à-terre sur
la Tamise p. 10
Le banquier qui aime
Chávez p. 12
Elle veut Athènes
à ses pieds p. 12
Lâchez vos millions p.13
Las Vegas ne lui fait
pas peur p. 14
La fille de… p. 16
Travaille, sois riche
et tais-toi p.17
Leurs roses n’ont pas
d’épine p. 18
Lâchez vos millions p. 19
Mon yacht, c’est
le plus grand p. 20
Réservé aux abonnés
p. 22
Nomade fiscal p. 22
Nourrices de leurs
enfants p. 23
Noirs et millionnaires
p. 23
Un pizzaiolo très
catholique p. 24
Privatiser la forêt
amazonienne p. 27
Le club
des héritières p. 27
Gates : l’amour
des autres et… des
dollars p. 28
Des chiffres et plein
de lettres
p. 28
Le comptable
philanthrope p. 29
Rupin, mais pas
flambeur p. 30
Le self-made-prince
p. 30
Organ F. Ellingvag/Corbis
27/07/06
ImagineChina
LES RICHESp02
LES SOURCES DE CE SUPPLÉMENT
ASAHI SHIMBUN 8 230 000 ex. (éditions du matin) et
4 400 000 ex. (éditions du
soir), Japon, quotidien. Fondé
en 1879, chantre du pacifisme
nippon depuis la Seconde
Guerre mondiale, le “Journal
du Soleil-Levant” est une véritable institution.Trois mille
journalistes, répartis dans trois
cents bureaux nationaux et
trente à l’étranger, veillent à la
récolte de l’information.
DAGENS NYHETER 360 000 ex., Suède, quotidien. Fondé en 1864,
c’est le grand quotidien libéral
du matin. Sa page 6 est célèbre pour les grands débats
d’actualité. “Les Nouvelles du
jour” appartient au groupe
Bonnier, le plus grand éditeur
et propriétaire de journaux en
Suède. Le titre est passé en
format tabloïd en 2004.
THE ECONOMIST 1 009 760 ex.,
Royaume-Uni, hebdomadaire.
Véritable institution de la presse britannique, le titre, fondé
en 1843 par un chapelier écossais, est la bible de tous ceux
qui s’intéressent à l’actualité
internationale. Ouvertement libéral, il se situe à l’“extrême
centre”. Imprimé dans six
pays, il réalise 83 % de ses
ventes à l’extérieur du Royaume-Uni.
EXPRESSO 140 000 ex., Portugal,
hebdomadaire. Lancé en 1973
par un député salazariste “libé-
ral”, le premier journal moderne pour Portugais cultivés a séduit par sa qualité et son indépendance. Sa principale originalité vient de son format,
proche de celui d’un quotidien.
L’“Express” est l’hebdomadaire le plus lu du pays.
FINANCIAL TIMES 439 000 ex.,
Royaume-Uni, quotidien. Le
journal de référence, couleur
saumon, de la City et du reste
du monde. Une couverture exhaustive de la politique internationale, de l’économie et du
management.
FOLHA DE SÃO PAULO 420 000 ex.,
Brésil, quotidien. Née en
1921,
la “Feuille de São Paulo” a
fait, au début des années 80,
une cure de jouvence ayant
pour maîtres mots : objectivité,
modernité, ouverture. Le quotidien est devenu ensuite le
plus influent journal
du pays, attirant l’intérêt, entre
autres, d’une jeune élite qui se
bat pour la consolidation de la
démocratie.
THE GUARDIAN 380 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Depuis le
12 septembre 2005, il est le
seul quotidien national britannique imprimé au format berlinois (celui du Monde) et tout
en couleur. L’indépendance, la
qualité et la gauche caractérisent depuis 1821 ce titre, qui
COURRIER INTERNATIONAL N° 822-823-824
2
abrite certains des chroniqueurs les plus respectés du
pays.
THE INDEPENDENT 252 000 ex.,
Royaume-Uni, quotidien. Créé
en 1986, ce journal s’est fait
une belle place dans le paysage
médiatique. Racheté en 1998
par le patron de presse irlandais
Tony O’Reilly, il reste farouchement indépendant et se démarque par son engagement
proeuropéen, ses positions libertaires sur des problèmes de
société et son illustration.
INDIA TODAY 445 000 ex., Inde,
hebdomadaire. Fondé en
1982, ce magazine est aujourd’hui l’hebdomadaire de
langue anglaise le plus lu en
Inde, avec un lectorat qui dépasse les 3,5 millions de personnes. India Today, qui se caractérise par une position plutôt conservatrice, est apprécié
pour son sérieux.
IZVESTIA 430 000 ex., Russie,
quotidien. L’un des quotidiens
russes de référence, qui traite
tous les domaines de l’actualité, les articles étant souvent accompagnés de bons dessins
humoristiques ; un supplément
“business” sur pages saumon
le mardi et le jeudi.
LOS ANGELES TIMES 900 000 ex.,
Etats-Unis, quotidien. Cinq
cents grammes de papier par
numéro, 2 kilos le dimanche,
DU 3 AU 23 AOÛT 2006
une vingtaine de prix Pulitzer :
c’est le géant de la côte Ouest.
Créé en 1881, il est le plus à
gauche des quotidiens à fort tirage du pays.
grand, très grand magazine
d’enquêtes, lancé en 1947,
agressivement indépendant et
à l’origine de plusieurs scandales politiques.
NRC HANDELSBLAD 254 000 ex.,
Pays-Bas, quotidien. Né en
1970, le titre est sans conteste
le quotidien de référence de
l’intelligentsia néerlandaise. Libéral de tradition, rigoureux
par choix, informé sans frontières.
SUNDAY TIMES 504 000 ex.,
Afrique du Sud, hebdomadaire. Fondé en 1906, Sunday
Times est le journal dominical
le plus populaire d’Afrique du
Sud. Jadis conservateur, il est
devenu, ces dernières années,
de plus en plus libéral. Son
succès repose sur ses enquêtes
rigoureuses, ses nombreuses
analyses et ses pages sportives.
EL NUEVO HERALD 90 000 ex.,
Etats-Unis, quotidien. Fondé
en 1987, en tant que supplément du Miami Herald, “Le
Nouveau Herald” est devenu
un titre à part entière en
1988. Véritable référence
pour la communauté latinoaméricaine de Miami, il appartient comme son grand
frère au groupe Knight Ridder.
PANORAMA 600 000 ex., Italie,
quotidien. Sous des dehors
plutôt sulfureux (on ne compte plus les filles nues en une),
le titre cache de bonnes enquêtes. Il a été créé en 1962
sur le modèle de Time magazine par l’éditeur milanais Mondadori, lui-même contrôlé depuis 1990 par le magnat et actuel président du Conseil,
Silvio Berlusconi.
DER SPIEGEL 1 076 000 ex., Allemagne, hebdomadaire. Un
DIE WELTWOCHE 90 000 ex., Suisse,
hebdomadaire.Titre au passé
antifasciste, il était d’une excellente qualité avant sa reprise en main, en 2002, par des
investisseurs proches de
l’Union démocratique du
centre (UDC, populiste) de
Christoph Blocher.
ZHEJIANG ZAIXIAN
<http://www.zjol.com.cn/>,
Chine. Le “Zhejiang en ligne”
est le site d’information des
médias contrôlé par le comité
du Parti de la riche province
du Zhejiang. Il a également sa
propre production journalistique.Vitrine de l’une des
presses provinciales les plus
diffusées en Chine, il se targue
de recevoir plus de 5 millions
de visites par jour.
LES RICHESp03 SA
27/07/06
20:23
Page 3
Plus riches que riches
De 1950 à 1980, les revenus
de la croissance étaient largement
partagés. Aujourd’hui, ils profitent
à une infime minorité.
Une tendance mondiale.
THE ECONOMIST (extraits)
Londres
Peter Marlow/Magnum
L
es Américains ne sont pas du genre envieux. L’écart
entre les riches et les pauvres est plus important aux
Etats-Unis que dans tout autre pays développé, mais
la plupart des gens ne s’en soucient guère. Alors que
les Européens se préoccupent beaucoup de la manière
dont les parts du gâteau sont distribuées, les Américains cherchent à rejoindre le peloton des riches et
non pas à les faire casquer. Huit habitants sur dix sont
convaincus qu’en partant de rien vous pouvez faire fortune en travaillant dur. C’est l’une des idées maîtresses du rêve américain. Suivant la célèbre formule de John F. Kennedy, “Une marée montante
soulève tous les bateaux”, les dirigeants
politiques privilégient davantage la
croissance économique que la redistribution des revenus. Ces dernières
années, la marée a été effectivement
montante. Après 1995, le bond de la
productivité a permis à l’économie
américaine de distancer celle des
autres pays développés durant une
décennie. Vers la fin des années
1990, l’ensemble de la population
en a profité. Même si l’augmentation des revenus était plus forte au
sommet de la pyramide, elle dépassait de loin l’inflation à tous les échelons. Mais, depuis l’an 2000, tout a
changé. Désormais, la croissance de
la productivité soulève moins de
bateaux. Elle profite surtout aux
plus gros salaires et aux entreprises,
dont les bénéfices représentent une
proportion record du PIB. “Si cela
continue, observe un expert, nous
allons finir comme le Brésil” – un pays connu pour la concentration de ses richesses. Actuellement, les Américains les plus fortunés se partagent quasiment la même part du PIB qu’il y a un
siècle. Mais, alors qu’à l’époque les élites vivaient de leurs rentes,
elles gagnent aujourd’hui leur vie en travaillant : en 2004, les plus
riches tiraient 60 % de leurs revenus de leur travail, contre 20 %
seulement en 1916.
Cette évolution renforce l’image que les Américains ont de leur
pays : une terre où chacun a sa chance. Mais, dans une certaine
mesure, cette image est un leurre. Plusieurs études récentes montrent qu’aux Etats-Unis, plus qu’au Canada ou en Europe, le revenu
des parents permet de prévoir si un enfant sera riche ou pauvre. Aux
Etats-Unis, environ la moitié des inégalités de revenus présentes sur
une génération se retrouve dans la suivante. Alors qu’au Canada
et dans les pays nordiques, cette proportion n’avoisine que le cinquième. Malgré cela, l’Américain lambda semble estimer que sa
patrie reste celle de tous les possibles. La part des personnes qui
considèrent que l’on peut commencer pauvre et finir riche a aug Un petit cadeau vous attend dans le jet que vous avez loué.
menté de 20 points depuis 1980. Et plus de 70 % des Américains
sont favorables à la suppression des droits de succession, même si
seulement un ménage sur cent est assujetti à cet impôt. Ils ont tendance à penser que ce ne sont pas les Américains riches qui sont à
l’origine de leurs malheurs, mais les étrangers pauvres. Plus de six
Américains sur dix sont sceptiques vis-à-vis du libre-échange. Et
neuf sur dix craignent que leur emploi ne soit délocalisé.
Les évolutions de ces dernières années n’ont fait que confirmer
les inégalités apparues au temps de Reagan. Dans les années 1950
et 1960, période faste pour les classes moyennes, la productivité
a fortement augmenté et les profits ont été largement partagés.
L’écart entre les salaires les plus bas et les plus élevés a diminué. A
la suite du choc pétrolier de 1973, la croissance de la productivité s’est soudainement ralentie, et, au début des années 1980, le
fossé entre les riches et les pauvres a commencé à se creuser. On
estime généralement que le progrès technologique en est le principal responsable : il a accru la demande de main-d’œuvre qualifiée, et l’offre n’a pas suivi. La libéralisation des échanges a renforcé
ce phénomène. Et l’affaiblissement des syndicats a rendu les choses
encore plus difficiles pour les Américains au bas de l’échelle.
Depuis vingt-cinq ans, la concentration des richesses au sommet
de la pyramide se poursuit. Selon Emmanuel Saez, de l’université
de Californie à Berkeley, et Thomas Piketty, de l’Ecole normale supérieure de Paris, qui ont décortiqué des données fiscales, la part du
revenu total détenue par les 1% les plus riches de la population américaine, est passée de 8 % en 1980 à 16 % en 2004. Et, pour les 10 %
les plus riches de ces 1%, elle est passée de 2 % à 7 %. Si l’on affine encore, en se concentrant sur le
centième le plus riche (toujours parmi les 1 % les plus riches) – soit les
14 000 contribuables situés tout en
haut de l’échelle des revenus – leur
part du revenu total est passée de
0,65 % en 1980 à 2,87 % en 2004.
Les évolutions technologiques peuvent-elles expliquer ce phénomène ?
Oui, jusqu’à un certain point. Les ordinateurs et Internet ont réduit la demande en personnel moyennement
qualifié pour les tâches routinières,
comme celles assurées par les employés de banque, tandis qu’ils ont
augmenté la productivité des plus
qualifiés. Selon certains économistes,
les technologies de l’information ont
aussi contribué à l’augmentation des
salaires des patrons. Grâce à elles,
il ne leur faut plus des années pour
maîtriser les arcanes d’un secteur
économique. Devenus plus mobiles,
ils ont plus d’opportunités sur le marché de l’emploi et leur salaire
a grimpé.Mais l’extrême concentration des revenus, qui atteint un
niveau inconnu dans les autres pays, incite à chercher d’autres explications. Le patron américain type gagne aujourd’hui 300 fois le
salaire moyen, soit dix fois plus que dans les années 1970. On est
loin d’en être là en Europe. Ce fossé alimente la théorie des “gros
richards” : les hommes d’affaires cupides s’octroient des salaires colossaux aux dépens des actionnaires.
Quelle que soit l’explication avancée, l’aggravation des inégalités va sans doute durer. Désormais, l’évolution structurelle du
marché du travail américain est accentuée par les mutations de
l’économie mondialisée. L’intégration de millions de travailleurs
chinois peu qualifiés et l’accélération des délocalisations de services en Inde ou ailleurs ont augmenté l’offre mondiale de travailleurs. Cela a diminué le coût relatif de la main-d’œuvre et augmenté les revenus du capital, ce qui n’a pu que renforcer la
concentration des revenus au profit d’une petite minorité, puisque
la plupart des actions étaient entre les mains des plus riches. Si
l’économie ralentit, les Américains seront encore plus sceptiques
sur les bienfaits de la mondialisation. Et leur célèbre capacité à
tolérer les inégalités risque fort d’atteindre ses limites.
■
COURRIER INTERNATIONAL N° 822-823-824
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DU 3 AU 23 AOÛT 2006
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Milliardaires,
2
9
1
n pour rait penser que les
familles les plus riches du
monde vivent à l’abri des soucis
d’argent. Mais, à en croire une
récente conférence sur les problèmes juridiques auxquels sont
confrontés les riches hommes d’affaires, il apparaît que ceux-ci ont de
bonnes raisons de perdre le sommeil. Le Private Client Legal Forum,
qui s’est tenu dans un cadre chic
au bord du lac de Côme, en Italie,
a mis en lumière les principaux
casse-tête que doivent résoudre les
conseillers juridiques engagés par
cette communauté “qui vaut de
l’or”. Sur la liste des menaces qui
pèsent de plus en plus sur les fortunes personnelles figurent la complexité croissante des systèmes fiscaux, les lois sur le divorce et sur
la succession, et même le risque
d’enlèvement.
Les délégués présents à la conférence, invités par le magazine Legal
Week, ont souligné que la multiplication des conflits avec l’administration fiscale constituait le principal
problème de leurs clients. Leur sentiment est que le fisc, mécontent de
“se faire avoir” par des conseillers
fiscaux professionnels, leur a déclaré
la guerre, ainsi qu’à leurs clients.
“L’IRS [Internal Revenue Service, le
fisc américain] tend de plus en plus
à considérer que, pour les riches, la
déclaration de revenus n’est que
la première étape des négociations”,
estime Paul Hocking, du cabinet
comptable Frank Hirth.
De fait, les règles sont devenues
plus strictes aux Etats-Unis et au
Royaume-Uni. L’Australie, quant à
elle, a même introduit une loi contre
l’évasion fiscale légale. Simon
Mabey, du cabinet comptable britannique Smith & Williamson, a
déclaré à ce sujet : “En ce qui
concerne l’évasion fiscale légale, il
faut s’attendre à ce que le fisc
prenne beaucoup plus d’initiatives
à l’avenir, car il a tiré des enseignements de ses expériences à
l’étranger et de ses contacts de plus
en plus étroits avec les administrations fiscales des autres pays.”
La majorité des délégués sont
convenus que les systèmes fiscaux
devenaient trop compliqués et
qu’ils devraient être simplifiés.
Mais ils ont aussi estimé qu’une
telle complexité les aidait à trouver des solutions à l’évasion fiscale légale. Seuls 19 % d’entre eux
estiment que des règles plus
strictes – imposant aux cabinets
juridiques de révéler plus de détails
aux administrations fiscale et juri-
O
dique, par exemple – les empêcheraient de conseiller leurs clients
efficacement.
Comme on pouvait s’y attendre, les
délégués ont estimé que les résultats des investissements constituaient la principale menace pour
les riches, suivis de près par l’augmentation des impôts. Mais ils ont
créé la surprise en plaçant juste
après le divorce et les résultats de
l’entreprise familiale. Peter Böckli,
de la société Böckli Bodmer & Partners, a souligné que les entreprises
familiales devaient se préparer à
des changements éventuels de
direction pour éviter des désaccords
ultérieurs entre les descendants
impliqués dans la gestion de l’entreprise et ceux qui, par choix ou
par obligation, restent à l’écar t.
“Loin des écrans de télévision et
des grands titres sur papier saumon [comme celui du Financial
Times], la plupar t de ces entreprises se déchirent pour des questions de pouvoir, a-t-il ajouté. Qui
détient – ou qui devrait détenir – le
pouvoir de décision ? Qui occupe
– ou qui devrait occuper – le poste
de directeur ?”
Les divorces coûteux font aussi
figure de menaces pour les fortunes
personnelles. Mis à par t un des
délégués, qui a suggéré ironiquement que les gens riches ne se
marient plus, l’assemblée a souligné l’importance des contrats de
mariage. D’après certains experts,
l’augmentation constante des
mariages mixtes a entraîné une
foire au divorce. C’est ainsi qu’on
voit souvent des conjoints entamer
une procédure de divorce dans deux
pays différents pour s’assurer un
jugement plus favorable.
Dans notre monde de l’après11 septembre 2001, la conférence
ne pouvait éviter d’évoquer la
menace terroriste et les enlèvements. Christopher Grose, du
Control Risks Group, a obser vé
qu’une famille vivant dans une résidence protégée et voyageant en jet
privé ne risquait aucun kidnapping
pour peu qu’elle prenne ses précautions, qu’elle se montre discrète
et que ses journées ne soient pas
trop marquées par la routine.
Pour la période 1988-2003, le
groupe a dénombré 9 000 cas d’enlèvements suivis d’une demande
de rançon : 75 % en Amérique latine
et 15 % dans la zone Asie-Pacifique.
“C’est assez facile de noircir le
tableau, a précisé Christopher
Grose. Mais nous ne sommes pas
d’accord avec ceux qui prétendent
qu’on assiste à une vague de kidnappings.”
Bill Gates (page 28)
Patrimoine : 50 milliards de dollars*
Le fondateur de Microsoft, bientôt
51 ans, oriente aujourd’hui son
activité vers les décodeurs,
les jeux et les téléphones portables.
En juillet 2008, a-t-il annoncé, il
laissera sa place de président pour
mieux gérer sa fondation caritative.
Warren Buffett (page 29)
42 milliards de dollars
Cet homme de 75 ans a transformé
la Berkshire Hathaway en une
société d’investissement,
qui pèse 133 milliards de dollars.
Kenneth Thomson
et sa famille
19,6 milliards de dollars
Ce Canadien, qui a su créer
un empire médiatique
et s’est illustré dans l’édition
professionnelle, vient de mourir
dans sa 83e année.
* 50 milliards de dollars,
soit 30 000 siècles de SMIC.
CANADA
232 000
6
ÉTATS-UNIS
2 669 000
AMÉRIQUE DU NORD
2,9 millions
Sipa
N’allez pas croire
que les richards n’ont pas
de problèmes d’argent.
AFP
GRANDES FORTUNES
GRANDS SOUCIS
Reuters/Max PPP
20:16
Corbis
27/07/06
Paul Allen
22 milliards de dollars
A 53 ans, l’heureux cofondateur
de Microsoft gère sa fortune
en investissant notamment
dans le pétrole et en consacrant une
part de ses revenus à des fondations
pour l’éducation.
AMÉRIQUE
DU SUD
300 000
3
P a c i f i q u e
Carlos Slim Helú (page 26)
30 milliards de dollars*
L’empire de ce Mexicain de 66 ans
se compose de participations
dans la grande distribution,
la banque et l’assurance.
* 30 milliards de dollars,
soit l’équivalent du patrimoine
de 100 000 Français moyens
(le patrimoine net du ménage
français moyen est d’environ
270 000 euros).
4
BRÉSIL
109 000
AMÉRIQUE LATINE
ET CARAÏBES
23,4 %
Bob Sherwood,
Financial Times, Londres
COURRIER INTERNATIONAL N° 822-823-824
O c é a n
Rea
LES RICHESp04-05
DU 3 AU 23 AOÛT 2006
LES RICHESp04-05
27/07/06
20:09
Page 5
Bernard Arnault
Ingvar Kamprad
21,5 milliards de dollars
A 57 ans, ce Français est le roi des
produits de luxe. Il est le fondateur
et le PDG du groupe LVMH.
28 milliards de dollars
Ce Suédois est le fondateur d’Ikea,
la chaîne de magasins de meubles
en kit. Agé de 79 ans, il vit en
Suisse.
AFP
AFP
Scanpix/Sipa
millionnaires et démunis
7
4
10
Li Ka Shing
18,8 milliards de dollars
Cet homme de 77 ans, patron
de Cheung Kong Holdings, dont
les activités concernent aussi bien
l’immobilier que les médias
ou la biotechnologie, est la plus
grande fortune de Hong Kong.
EUROPE
2,4 millions
FÉDÉRATION DE RUSSIE
103 000
ROYAUME-UNI
448 000
ALLEMAGNE
767 000
EUROPE DE L’EST
ET ASIE CENTRALE
16,1 %
ASIE ORIENTALE
ET PACIFIQUE
40,7 %
CHINE
41,6 %
CHINE
320 000
MOYEN-ORIENT
ET MAGHREB
19,8 %
LES RICHES
O c é a n
MOYEN-ORIENT
300 000
ASIE-PACIFIQUE
2,4 millions
INDE
83 000
Nombre de millionnaires
Pa c i f i q u e
Par continent
ou sous-continent
Par pays
O c é a n
AFRIQUE
100 000
8
O c é a n
AFRIQUE
SUBSAHARIENNE
74,9 %
Faible
5
Moyenne
(de 6 à 10 %)
Forte
AUSTRALIE
146 000
(de 11 à 20 %)
Lieu de résidence
des dix personnes les plus
riches du monde
Corbis
E
Augmentation du nombre
de millionnaires entre 2004 et 2005
(moins de 5 %)
L E S PA U V R E S
Le prince Al-Walid ben Talal
Abdulaziz Al-Saoud (page 31)
20 milliards de dollars
Ce prince saoudien de 50 ans détient,
entre autres biens, une participation
de 10 milliards de dollars
dans le groupe financier Citigroup.
EPA/SIipa
A t l a n t i q u e
ASIE DU SUD
77,8 %
I n d i e n
74,9 %
Lakshmi Mittal (page 6)
23,5 milliards de dollars,
Cet Indien de 54 ans vit aujourd’hui
à Londres. Il dirige le plus grand
groupe métallurgiste du monde
et vient de s’emparer de son
concurrent européen Arcelor.
COURRIER INTERNATIONAL N° 822-823-824
5
DU 3 AU 23 AOÛT 2006
Pourcentage de la
population de chaque
zone vivant avec moins
de 2 dollars par jour
Sources : World Wealth Report 2006.
Banque mondiale 2006.
LES RICHESp06à08
27/07/06
18:39
Page 6
u
v
u
t
s
a
’
m
s
le
-
En 2004, Lakshmi Mittal,
le roi de l’acier indien, mariait
sa fille Vanisha à Paris
et aux châteaux de Versailles
et de Vaux-le-Vicomte.
La reporter d’India Today
en est encore émerveillée.
INDIA TODAY
New Delhi
L
’entrée du jardin des Tuileries, un parc
exotique* de Paris, est gratuite en temps
normal. D’une superficie de plus de
25 hectares le long de la Seine, le jardin accueille généralement les apprentis jardiniers et les étudiants des BeauxArts, qui viennent y puiser l’inspiration
pour leurs travaux pratiques en peinture et en sculpture. C’est là que le magnat de l’acier
Lakshmi Mittal a décidé de donner un cours magistral, dont l’intitulé pourrait être : “Ostentation, hospitalité et extravagance”. C’était en juin 2004, à l’occasion du mariage de sa fille unique,Vanisha, 23 ans,
avec le banquier Amit Bhatia, et, pour une fois, le jardin n’était pas ouvert au public. Seuls les heureux
détenteurs d’une invitation pouvaient assister à ce qui
fut sans doute le mariage de l’année.
Mittal, le plus riche Indien du Royaume-Uni, ne
semble pas gêné par son incroyable fortune. Avec une
facture de 44 millions d’euros, la cérémonie fut peutêtre le mariage indien le plus coûteux de tous les
temps. Le magnat de l’acier avait promis à sa fille que
son mariage serait spectaculaire, et personne ne doutait qu’il tiendrait parole.Tous les proches de la famille
– les plus grands noms de l’industrie indienne – venus
de partout dans le monde, de Bombay à Manhattan, prirent leurs quartiers à l’InterContinental [en face
du palais Garnier]. Un festin royal, une visite guidée du palais de Versailles et enfin une soirée boogiewoogie organisée dans leur hôtel leur permirent de se
faire une idée du programme à venir : soirées tardives
et grasses matinées.
Mittal, en papa poule hyperriche et hyperambitieux, se mit vraiment en quatre ; rien n’était trop beau
pour sa petite merveille. On dit même qu’il a commencé à négocier avec les autorités françaises plus
d’un an à l’avance. Il a non seulement payé les frais
de séjour des invités, mais il a même veillé à ce qu’on
fournisse un téléphone à chacun. Le premier étage du
palace fut transformé en établissement thermal prodiguant toute une palette de soins de beauté. Comme
le confia ensuite le célèbre poète et parolier Javed Akhtar : “Pour ce qui est de l’hospitalité, il mérite un 10 sur 10.”
Les décorateurs sont venus d’Inde, les fleuristes
des Pays-Bas. Et, bien sûr, tout le gratin de Bollywood
a répondu présent à l’appel. Ils étaient tous là, les
riches et puissants de ce monde, l’élite indienne, la
crème des studios de cinéma, les designers, les personnalités du show-biz, les virtuoses du mehndi [motifs
traditionnels tracés au henné à l’occasion des noces],
les grands chefs cuisiniers. Les stylistes Tarun Tahiliani et Suneet Varma, aidés par le duo Abu JaniSandeep Khosla, ont créé les costumes des mariés.
La chorégraphe Farah Khan, qui a contribué au succès de nombreux films, enseigna l’art subtil du déhanchement aux invités, tandis que la diva pop Kylie
Minogue empochait 300 000 euros pour une prestation d’une demi-heure. On estime à 8,7 millions d’euros la valeur totale des diamants portés par les invi-
Un mariage
de 44 millions
d’euros
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tés, et à environ 1,5 million d’euros le coût du séjour
des hôtes à l’InterContinental. Aucun cinéaste, si génial
soit-il, n’aurait eu les moyens de fixer sur pellicule
l’opulence, le glamour, l’extravagance et la splendeur
des sites où, durant six jours, se déroula cette somptueuse fête parisienne.
Les festivités débutèrent avec le sangeet [soirée musicale] dans le jardin des Tuileries entièrement éclairé
pour l’occasion. Javed Akhtar avait composé une scène
chantée qui fut interprétée par le père, la mère, le frère
et la belle-sœur de Vanisha. “Mittal est quand même
meilleur pour faire des affaires que pour pousser la chansonnette”, répondait toutefois Akhtar avec malice à ceux
qui l’interrogeaient sur les talents du businessman.
Après cet interlude fut servi un dîner gargantuesque.
Les fiançailles furent célébrées le lendemain dans le
magnifique palais de Versailles. Avec le recul, heureusement que le monarque Louis XIV, surnommé le
Roi-Soleil, était mort depuis longtemps, car il aurait
sans doute eu du mal à supporter ce qu’on infligeait à
sa propriété. Le château de Versailles avait été interdit
aux touristes pour l’occasion. La sécurité ne plaisantait pas, et les invités devaient présenter leur carton.
La fête commença avec un air d’opéra et des numéros de cancan dignes du Moulin-Rouge. Les numéros
se suivirent jusqu’à ce que Bhatia mette un genou à
terre et passe une bague au doigt de sa belle.
Ensuite ce fut la fête du mehndi dans le luxueux
hôtel Bristol transformé en un jardin exquis agrémenté
de nombreuses balancelles.Vanisha, vêtue d’une splendide tenue rose, sortit d’une Rolls-Royce Phantom et
vint rejoindre les invités, tandis que d’énormes hautparleurs diffusaient des chants traditionnels. De
grandes artistes du mehndi venues spécialement d’Inde
se mirent tout de suite au travail. Les immenses stars
de Bollywood Juhi Chawla, Rani Mukherjee, Saif Ali
Khan et, bien entendu, le grand Shah Rukh Khan
– lequel reçut un cachet d’environ 440 000 euros – se
livrèrent à une imitation parodique de la famille Mittal, qui déclencha éclats de rire et grimaces. Le thème ?
L’histoire d’amour entre Vanisha et Bhatia, évidemment ! Enfin arriva le clou de la soirée : une promenade à la belle étoile dans les 620 hectares du parc de
Saint-Cloud, “privatisé” pour l’occasion. La météo
était un peu capricieuse mais il ne plut pas, et Kylie
Minogue put faire son tour de chant.
Le mariage lui-même fut ensuite célébré dans
le somptueux château de Vaux-le-Vicomte. On avait
fait venir de Bombay une quarantaine d’artisans chargés d’ériger un mandap [structure dotée d’un chapiteau sous lequel s’asseyent les mariés, les parents et
le prêtre] sur l’un des plans d’eau du vaste parc. La
décoration comprenait également des éléphants en
fibre de verre, des minarets et un immense hall de
réception entièrement rose. Un lotus artificiel avait
été déployé sur le bassin, et des pétales multicolores
éparpillés. L’ancienne Miss Monde Aishwarya Rai,
désormais actrice de Bollywood et mannequin pour
L’Oréal, donna un petit spectacle, tandis que le DU 3 AU 23 AOÛT 2006
J. Edelstein/Camera Press/Gamma
Ma fille est une princesse
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J. Edelstein/Camera Press/Gamma
Ils n’ont plus peur de se montrer ni d’étaler leur fortune.
Ce sont les héros d’une époque vouée à l’argent. Etre milliardaire
est vraiment, vraiment chic. Etre pauvre, beaucoup moins.
Lakshmi Narayan Mittal
Le roi de l’acier indien est né en 1950
dans une famille rajpoute de la communauté
marwarie, des commerçants connus
pour leur don des affaires. Tout semblait donc
prédestiner le jeune Lakshmi à la réussite.
Son père possédait une petite aciérie,
que Lakshmi a rejointe après avoir obtenu
une licence de commerce option gestion.
Il est aujourd’hui à la tête d’un empire
international implanté dans quatorze pays
(22,2 milliards de dollars de chiffre
d’affaires) et vient de réussir son OPA sur
Arcelor, avec l’aide de son fils Aditya. Ses
deux frères continuent de gérer l’entreprise
familiale en Inde. Il vit avec sa famille
dans une luxueuse demeure londonienne.
Aziz Premji
Mukesh Ambani
Actionnaire principal de l’entreprise
de logiciels informatiques Wipro, Premji figure
en 2006 en 25e position au classement
des plus grosses fortunes de la revue Forbes.
Ce petit entrepreneur a saisi sa chance
en 1977, quand IBM a quitté le marché indien.
Il a produit ordinateurs et logiciels. Sa fortune
est estimée à 13,3 milliards de dollars.
Depuis la mort de son père, un self-made-man
du Gujarat, en 2002, Mukesh Ambani est le
pilier du conglomérat Reliance, la plus grosse
entreprise privée indienne. En 2005, à la suite
d’un conflit avec son frère Anil, le groupe s’est
scindé. Mukesh contrôle cependant la part
la plus importante. Sa fortune personnelle
s’élèverait à 8,5 milliards de dollars.
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Photos AP-Sipa
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“Beaucoup
trop vulgaire”,
selon les
journalistes
français
chef indien Munna Maharaj, venu spécialement
par avion de Calcutta, proposa aux invités un succulent buffet végétarien.
Toute cette mise en scène n’a pourtant pas manqué de susciter les critiques. Certains journalistes français évoquèrent le “mariage vulgaire de Versailles”. Les
Français, qui à l’époque ne connaissaient pas Mittal et ignoraient l’étendue de sa richesse et de son succès, se sont empressés de lui coller une étiquette de
“parvenu”. Un reporter curieux, qui avait essayé en
vain de se joindre aux festivités alors qu’il n’avait pas
de carton d’invitation, s’interrogeait tout haut sur la
caste de Mittal. Quel imbécile ! La fortune ne s’encombre pas de ce genre de petits détails. Mais suffirat-elle pour autant au bonheur de Vanisha ?
* En français dans le texte.
Ishara Bhasi
El Fassi/Sipa
En médaillon, Amit et Vanisha la veille du grand jour.
Un escalier bordé de cygnes attend les mariés à Vaux-le-Vicomte.
La salle des Batailles de Versailles : un décor idéal pour un dîner
entre amis avant le mariage.
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Mon pied-à-terre sur la Tamise
Dans la capitale britannique,
où nombre de milliardaires
de la planète possèdent
une résidence, la richesse est
une valeur en forte croissance.
Ostentatoire, si possible.
THE GUARDIAN (extraits)
Londres
L
a scène se passe en 1978 au 12, Kensington Palace Gardens, à Londres.
Les aristocratiques maîtres des lieux
– la famille Cholmondeley, qui donne
son grand chambellan au RoyaumeUni depuis des générations – venaient
de vendre leur maison et s’apprêtaient
à déménager après avoir occupé la
place pendant soixante ans. L’avenir semblait appartenir aux syndicats [le gouvernement de l’époque
était travailliste], aux Soviétiques – qui avaient commencé à acquérir des locaux diplomatiques dans la
rue au cours des années 1930 –, aux Arabes et aux
Iraniens, cousus d’or depuis l’augmentation du prix
du pétrole de 1973, et à une horde de boutonneux
arrogants fraîchement diplômés qui caressaient l’idée
très ordinaire de souscrire un crédit pour acheter
dans les quartiers alors sordides de Notting Hill,
Camden et Islington.
Une génération plus tard, on sait que les aristocrates n’avaient pas de quoi s’inquiéter. Mais ce n’est
pas le plus surprenant. Ce qui est remarquable, c’est
que l’anxiété de la classe supérieure a en fait permis
non seulement d’assurer la pérennité de la richesse
privée, mais a fait passer celle-ci à des niveaux inouïs
dans les premières années du XXIe siècle.
Pour certains, les syndicats avaient ouvert la voie
au gouvernement de Margaret Thatcher, qui allait
favoriser les riches à partir de 1979. L’argent qui s’était
mis à couler vers l’Iran et le Golfe en 1973 pour acheter le pétrole revint presque immédiatement à son
point de départ : c’est la famille royale saoudienne qui
a acquis la demeure du grand chambellan au 12, Kensington Palace Gardens. Et qui en est d’ailleurs toujours propriétaire. Les inquiétants Soviétiques se sont
transformés en Russes prodigues qui, comme les
Arabes avant eux, ramènent à l’Occident les milliards
qui leur ont été donnés en échange de leurs matières
premières. Les jeunes diplômés sont devenus des stars
du barreau, des arts et des médias – maisons valant
des millions de livres et écoles privées pour les enfants.
Quant au marquis de Cholmondeley, il est toujours
là, en 666e position sur la liste des fortunes mondiales
établie l’an dernier par The Sunday Times. En d’autres
termes, il est à la limite des superriches.
Si les très grosses fortunes du monde entier viennent vivre et faire fructifier leur argent à Londres
depuis le XIXe siècle, la tendance s’accélère aujourd’hui et d’énormes vagues d’argent privé déferlent
sur Threadneedle Street et Kensington. “Il est objectivement très difficile, à cause de la confidentialité, d’estimer la croissance du marché londonien de la gestion de
fortune. Mais une chose est sûre : il est plus important
qu’avant”, confie David Harvey, de la Society of Trust
and Estate Practitioners (STEP), une association internationale de fiscalistes et de conseillers financiers basée
à Londres, dont les membres, éparpillés dans les
centres d’affaires et les paradis fiscaux de la planète,
aident sans complexe les familles riches à protéger
leur patrimoine contre le percepteur.
“New York est bien entendu plus stable, mais la plupart des autres grands centres sont moins avantageux
que Londres, explique Harvey. Tokyo a connu une
période de dépression. Singapour est relativement nouveau. Shanghai n’est pas sûr et l’Allemagne était considérée encore récemment comme ayant une fiscalité très
lourde. Si on veut échapper légalement aux impôts, autant
aller à Londres.”
Le gouvernement ne publie pas de chiffres sur les
mouvements de capitaux privés entrant et sortant du
Royaume-Uni. Selon les statistiques les plus récentes
(2003), celui-ci détient pour 3 500 milliards de livres
à l’étranger et l’étranger possède pour 3 500 milliards
de livres au Royaume-Uni. Les rues résidentielles les
plus chères de Londres, comme Kensington Palace
Gardens, offrent un meilleur indicateur de la nature
changeante de l’argent privé qui afflue dans la capitale. Il y a dix ans, les gigantesques demeures du début
de l’ère victorienne qui la bordent étaient considérées par les agents immobiliers comme trop chères à
l’achat. Aujourd’hui, trois et peut-être quatre superriches, dont Lakshmi Mittal, la troisième fortune du
monde, y possèdent une résidence.
“Il fut un temps où il était inconcevable d’avoir son
domicile dans une de ces maisons gigantesques – elles
étaient trop grandes”, explique Dick Ford, qui dirige
les ventes de résidences de prestige londoniennes
Luxe, fiscalité,
mondanités :
Londres
a supplanté
New York
chez Knight Frank, une agence immobilière réservée
à l’élite. “Seules les ambassades et autres institutions
les prenaient. Maintenant, tout le monde en veut pour en
faire son domicile.”
Si le gouvernement ne suit pas l’évolution de la
fortune des plus riches résidents du Royaume-Uni,
certains s’en chargent pour lui. Les listes établies par
les journaux lèvent en partie le voile. Mais elles
incluent souvent dans leurs estimations les parts
sociales – qu’on ne peut vendre sans détruire la
confiance vis-à-vis du groupe. On est également parfois tenté d’affirmer qu’une personne vit au RoyaumeUni uniquement parce qu’elle y a une maison. Roman
Abramovitch, le propriétaire du Chelsea FC, possède
plusieurs maisons dans le pays et est souvent considéré comme la deuxième fortune britannique, derrière Mittal, mais il a également des résidences en
Russie et en France, et sa position officielle, exprimée
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par ses assistants à Moscou, c’est qu’il vit en Russie
et ne se rend au Royaume-Uni que pour les matchs.
Tulip Financial Research, une société qui étudie
les dépenses des personnes très riches qui résident
au Royaume-Uni, utilise une méthode différente.
Avec un modèle informatique, elle étudie non la
richesse globale, mais les valeurs disponibles – les
espèces et tout ce qu’on peut rapidement convertir en espèces. Selon sa dernière enquête, les valeurs
disponibles des Britanniques ont augmenté de plus de
50 % entre 2000 et 2005, soit bien plus que l’inflation,
et sont passées de 1 000 à 1 600 milliards de livres.
Tulip reprend la division habituelle des riches en
quatre familles : en bas, les mass affluent [le commun
des nantis] – 4 % de la population –, qui possèdent
aujourd’hui en moyenne 144 000 livres de valeurs disponibles chacun ; puis viennent les high net worth
(HNW) – 0,7 % de la population –, 665 000 livres de
valeurs disponibles chacun ; puis les ultra-HNW
– 135 000 individus, représentant 0,3 % de la population –, 6,4 millions de livres de valeurs disponibles
chacun. Cette catégorie détient près de la moitié des
valeurs disponibles du Royaume-Uni et ses membres
sont en moyenne 66 % plus riches qu’il y a cinq ans.
Le dernier groupe, les superriches, les 1 000 personnes
les plus aisées du Royaume-Uni, ont vu leurs valeurs
disponibles augmenter de 79 % en cinq ans et possèdent en moyenne 70 millions de livres chacune.
“Bien entendu, explique John Clemens, de Tulip, il ne
faut pas oublier que 30 % de la population ne possède pas
du tout de valeurs disponibles.”
S’il y a plus d’argent que jamais au Royaume-Uni
et en particulier à Londres, d’où vient-il ? L’une des
explications, c’est qu’au cours des dernières années
la ville est devenue, plus encore que dans les années
1990, la place financière favorite des riches particuliers. Sa fiscalité généreuse envers les mégariches,
en particulier ceux nés à l’étranger, en fait presque
un paradis fiscal. Les vieux snobismes de classe ont
partiellement cédé la place aux nouveaux snobismes
de l’argent et de la beauté. Qu’on songe aux autres
attraits de Londres – stabilité politique, fonctionnaires
relativement honnêtes, foule de spécialistes habiles
à éviter les impôts, boutiques de luxe, restaurants et
clubs aux prix suffisamment élevés pour assurer aux
riches qu’ils sont des gens bien particuliers, célébrités en résidence, énergie culturelle, existence dans
la cité d’une City entièrement dévouée à l’argent –,
et l’on comprendra que seul New York peut rivaliser.
“Les superriches veulent avoir deux domiciles, un à
NewYork et un à Londres”, confie un Britannique qui
gère des fonds spéculatifs. “La plupart d’entre eux veulent vivre dans ces deux villes, mais, s’ils résident à New
York, ils paient beaucoup plus d’impôts qu’ici.”
Il y a peu encore, la plus grande partie de la planète (les Etats-Unis étant la principale exception)
fonctionnait selon trois principes. Le premier, c’est
que de vastes pans de l’économie étaient détenus
par l’Etat et gérés par des fonctionnaires au salaire
modeste ; le deuxième, c’est que les personnes particulièrement riches devaient payer bien plus d’impôts que les autres ; le troisième, c’est que le gouvernement empêchait les gens de transférer librement
leur argent d’un pays à un autre.
Ces principes ont été mis au rancart dans une
grande partie de la planète, par exemple au RoyaumeUni, en Chine, dans l’ancien bloc soviétique, l’Inde,
l’Asie du Sud-Est, l’Afrique et l’Amérique latine. Les
entreprises publiques ont été privatisées et les fonctionnaires qui les dirigeaient sont pour beaucoup
devenus millionnaires. Pour l’orthodoxie économique,
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Tim Graham/Getty
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Jordi Labanda/La Vanguardia
la surimposition des riches est un mal – en Russie
et dans d’autres pays de l’ancien bloc soviétique, riches
et pauvres paient exactement le même impôt sur le
revenu. Les patrons n’ont plus honte de toucher des
millions, voire des milliards, en salaires, dividendes,
primes et stock-options, et l’argent traverse les frontières aussi allégrement qu’un oiseau.
Mais il y a une autre explication : ce n’est pas qu’il
y a plus d’argent privé à Londres qu’il y a dix ou vingt
ans, c’est simplement que ceux qui en ont sont plus
enclins à l’étaler. “Nous sommes à une époque où on
dépense et on gagne des sommes faramineuses”, m’a confié
Geordie Greig, le rédacteur en chef du magazine
Falter. “Certains paieront 250 000 livres à une vente
de charité aux enchères pour que leur fils escorte David
Beckham sur le terrain pour un match de football.”
Les milliardaires ne restent pas chez eux à
contempler leurs paquets de billets. L’essentiel de
leur argent est toujours en mouvement, leur fortune
respire, se dilate et se contracte. Le fait que nombre
des plus riches résidents “britanniques” vivent en
fait partout et nulle part, entre Londres, Moscou,
Monaco et d’innombrables villes et îles à travers le
monde, fait oublier une vérité plus profonde : la
chose qui préoccupe les riches, c’est plus le temps
que la géographie. Leur vrai domicile, c’est leur
famille, et la question qui les tourmente, qui les
obsède, c’est comment transmettre leur patrimoine
aux générations suivantes sans qu’il soit dévoré par
le fisc ou disparaisse dans les casinos ou les divorces.
Le vrai symbole de richesse en 2006, ce n’est pas la
Bentley, la maison à Kensington Park Gardens, ni
le diamant gros comme le Ritz. C’est le family office
– une équipe de juristes et de comptables qui se
consacrent exclusivement et à plein temps à protéger le patrimoine et à le faire perdurer pour des générations –, une planification à très long terme que
la plupart des gouvernements, et moins encore les
gens ordinaires, ne peuvent même envisager.
Car une grande fortune peut disparaître rapidement si les héritiers se révèlent incapables d’en supporter le poids. Le négociant en fer Ernest Benzon
recevait des invités aussi célèbres que Felix Mendelssohn, George Eliot et Robert Browning dans son
luxueux salon. En 1889, son petit-fils, lui aussi appelé
Ernest, raconta ce qui était arrivé à la fortune fami-
Les traditions chics et chères sont immuables : chaque année, au mois
de juin, aristocrates et milliardaires se retrouvent aux courses d’Ascot.
liale dans un livre intitulé How I Lost £250,000 in Two
Years [Comment j’ai perdu 250 000 livres en deux
ans]. Les titres des chapitres décrivent l’évaporation
d’une fortune équivalant aujourd’hui à une somme
se situant entre 20 et 110 millions : “Courses, Jeu,
Boxe, Prêteurs d’argent, Monte Carlo et le tir aux
pigeons, Marchands de Londres”. Avant de perdre
son dernier shilling à la roulette, Benzon dilapida
un jour 10 000 livres au casino en dix minutes.
D’après Seb Dovey, de Scorpio Partnership, un
cabinet de gestion de fortune londonien, il existe environ 2 500 family offices actifs en Europe, trois fois plus
aux Etats-Unis, environ 11 000 dans le monde, chacun ayant plus de 100 millions de dollars à investir.
“Chose significative, le nombre de nouveaux family offices
augmente, confie-t-il. Nous estimons qu’il s’en crée actuellement vingt par mois en Europe. Deux à trois par mois au
Royaume-Uni.” De l’autre côté de l’Atlantique, l’ampleur de l’augmentation de la fortune des très riches et
la stagnation, voire la baisse, du patrimoine des classes
moyennes commencent à mettre mal à l’aise certains
commentateurs conservateurs. Cependant, Londres
est peut-être coincée : peut-être ne peut-elle plus se
passer de l’argent du monde.
James Meek
Grande banlieue
Spéculons à fond
Apprentissage en or
Bureau et maison à Londres, appartement
à Monaco. Plus de 650 patrons feraient
ainsi la navette – en jet privé, bien sûr –
pour ne pas payer leurs impôts en GrandeBretagne. Ils profitent d’une disposition
fiscale pour les voyageurs datant de la
navigation à vapeur. (The Guardian, Londres)
30 000 milliards de dollars seraient investis
dans des hedge funds. Ces fonds spéculatifs
sont en plein essor au Moyen-Orient, en Asie
et en Grande-Bretagne : les nouveaux riches qui
ont fait fortune à la City ou dans les matières
premières veulent les mêmes opportunités que
les milliardaires. (The Daily Telegraph, Londres)
Il n’y a pas qu’Oxford ou la City. Du chef Jamie
Oliver – 25 millions de livres à la banque –
au diamantaire Laurence Graff – à la tête
de 1,5 milliard –, en passant par Eric Clapton,
de plus en plus de fortunes d’outre-Manche
se sont construites grâce au travail manuel
et à l’apprentissage. (The Independent, Londres)
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Le banquier qui aime Chávez
Le Vénézuélien Víctor Vargas
joue au polo, pilote des jets,
marie sa fille au duc d’Anjou,
mais travaille volontiers pour
le régime chaviste !
Mauricio Donelli/EPA/Sipa
EL NUEVO HERALD (extraits)
Miami
V
íctor Vargas Irausquin arrive à bord
de son yacht et accoste dans le
luxueux ensemble nautique de Sotogrande, dans la région de Cadix. Le
banquier vénézuélien multimillionnaire vient participer à un tournoi de
polo avec son gendre, prétendant au
trône de France. Sur le quai, des paparazzi prennent des clichés en rafale. Ce qui impressionne le plus les chroniqueurs mondains, c’est que
Vargas fait venir ses propres chevaux depuis les EtatsUnis par avions spéciaux. L’année dernière, il en a fait
transporter 80 pour jouer avec le mari de sa fille Margarita, Luís Alfonso de Borbón, duc d’Anjou.
Vargas, l’un des banquiers les plus prospères du
Venezuela d’Hugo Chávez, a l’air gêné aux entournures
par sa célébrité fraîchement acquise. Cela fait pourtant
dix ans qu’il vit dans le même luxe, explique-t-il, et personne ne s’était encore intéressé à lui. “Maintenant,
ils m’ont découvert et ne me lâchent plus”, assure-t-il en
souriant. Si Vargas s’est retrouvé sous les feux de la
rampe, ce n’est pas seulement à cause de ses jouets coûteux et des mariages spectaculaires de ses deux filles.
Sa notoriété, il la doit aussi et surtout à son flair de
financier, dans un pays où les relations avec l’Etat
demandent énormément de doigté. Et dans ce domaine
Vargas, 54 ans, a l’habileté d’un horloger suisse. Il est
vrai qu’il appartient à une génération de banquiers qui,
après s’être vu confier les fortunes de la IVe République
– la République du mal et de la corruption, dixit Chávez –, se sont accommodés de la Ve, celle du chavisme,
où leurs capitaux n’ont cessé de fructifier. Avocat sorti
de l’université catholique Andrés-Bello, coureur automobile et aviateur aux douze mille heures de vol,Vargas est président et propriétaire du Banco Occidental
de Descuento (BOD), cinquième banque du pays. Il
assure par ailleurs la présidence de l’Association bancaire du Venezuela et représente son pays auprès de
la Fédération latino-américaine des banques. Il est marié
avec Carmen Leonor Santaella, dont il a eu trois
enfants, deux filles et un garçon, mort à 18 ans.
Il a investi dans le secteur pétrolier, vient de racheter une banque au Panamá et une autre en République
dominicaine, où il possède une grande propriété, et il
dirige une affaire de résidences de luxe. Ses chevaux
paissent à West Palm Beach, où il est propriétaire d’une
autre demeure. Il a également investi dans l’immobilier à Miami et possède des appartements à New
York et à Madrid. Il pilote son propre jet Gulfstream 5,
ce qui lui permet d’assister à un conseil d’administration au Venezuela le matin et de jouer au polo en
République dominicaine l’après-midi. “Je ne crois pas
être quelqu’un d’exceptionnel, fait pourtant valoir Vargas.
L’image officielle du bonheur entre Margarita, l’héritière
de Víctor Vargas, et son mari, Luís Alfonso de Borbón, duc d’Anjou.
Je dirais que je suis normal. Je ne pense pas avoir une intelligence au-dessus de la moyenne. Mon succès, je le dois à
mon travail, à mes efforts, à mon optimisme.Tous les jours,
je me dis qu’il faut se lever, travailler et bien faire les choses.”
L’un des secrets de sa prospérité, ajoute-t-il, est de
s’être entouré d’une équipe de conseillers qui travaillent
pour lui depuis vingt ans, certains étant d’anciens camarades d’université. Il doit aussi une part de son succès à l’actuel gouvernement. De tout le secteur privé,
la banque est l’activité la plus encouragée par Chávez.
Et le BOD est l’un des établissements bancaires qui
ont tiré profit de la revente des obligations argentines
souscrites par le gouvernement vénézuélien.Vargas ne
se considère pas pour autant comme un banquier chaviste, malgré ce que laissent entendre ses ennemis. Il
s’enorgueillit d’avoir dans son conseil d’administration
des membres de l’opposition, même s’il ne cache pas
qu’il compte parmi ses amis de longue date l’actuel
ministre des Finances, Nelson Merentes. Son conseiller
juridique Pedro Rendón Oropesa rappelle que le banquier, tout chaviste qu’il est, a dû subir un interrogatoire du ministère public vénézuélien dans le cadre
d’une enquête sur une conspiration qui aurait été ourdie pendant le mariage de sa fille en République dominicaine. Le juge a estimé qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre l’enquête. Ces noces somptueuses entre
Margarita et le duc d’Anjou ont rempli les rubriques
faits divers et surtout des dizaines de pages de chroniques mondaines en Espagne et en Amérique latine.
Quelques zones d’ombre viennent pourtant entacher le parcours de Vargas, obligé de s’expliquer sur
un épisode financier douteux aux Etats-Unis. En 1993,
la Réserve fédérale de New York lui a infligé une
amende de 525 000 dollars [415 300 euros], assortie
de 625 000 dollars de dommages et intérêts : il était
accusé d’avoir menti aux autorités bancaires lors d’une
tentative d’achat d’une banque par une autre, soupçonnée de fraude et de blanchiment d’argent. L’affaire n’a guère fait de bruit au Venezuela, mais Vargas
n’a pas cherché non plus à la dissimuler. Dans un
communiqué de presse destiné aux autorités bancaires
de son pays, il a notifié les termes de l’accord auquel
il est parvenu avec la plus haute autorité bancaire des
Etats-Unis.Tout le monde a ainsi été mis au courant.
La rançon du succès sans doute.
Gerardo Reyes
■ Depuis qu’elle a épousé l’un des plus
riches armateurs de Grèce, Gianna Angelopoulou a de grandes ambitions politiques.
Gianna Angelopoulou n’est pas une personnalité comme les autres. Après le succès des Jeux olympiques d’Athènes, qu’elle
a en par tie organisés, elle revient sur le
devant de la scène et investit dans la presse
une petite partie de la grande fortune qu’elle
tient de son mari. Une nouvelle baronne s’impose. Sa vie est un vrai conte de fées. Au
début des années 1990, la députée conservatrice Gianna Daskalaki se rend à Istanbul
pour assister à l’inauguration du nouveau
sanctuaire du patriarcat œcuménique orthodoxe, dont la rénovation a été financée par
le riche industriel Théodore Angelopoulou.
Et là, pendant la messe d’inauguration, la
belle Gianna s’évanouit dans les bras de l’in-
fluent milliardaire, qui a fait sa fortune dans
la marine, le BTP et le commerce. Ils se
marient en 1995 et obtiennent l’organisation des JO en offrant leur argent
comme garantie en cas de retard
des travaux. Après de nombreuses péripéties, le comité
olympique grec nomme
Gianna à la tête du comité
d’organisation des Jeux,
une mission qu’elle remplit
à coups de milliards d’euros
pour rattraper les retards :
quand on aime, on ne compte
pas. Depuis lors, Gianna n’a
jamais caché son appétit de pouvoir.
Participante assidue des soirées mondaines,
elle organise elle-même des fêtes marquantes, comme celle où le feu d’artifice
a mis le feu à la colline qui entoure sa maison.
Son rêve absolu est de prendre la place du
président de la République, Carolos
Papoulias, mais elle a vite été
écar tée par ses amis politiques. Car sa fortune et son
appétit de pouvoir font peur
au Premier ministre, Kostas
Karamanlis, qui ne l’a
même pas remerciée pour
sa contribution au succès
des JO. Le couple Angelopoulou en a gardé de l’amertume et compte bien se venger
un jour. Gianna tente maintenant de
faire son entrée dans le cercle des “grands
leaders”, en se portant candidate à la mairie d’Athènes. Les élections municipales
COURRIER INTERNATIONAL N° 822-823-824
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DU 3 AU 23 AOÛT 2006
auront lieu en octobre prochain, il lui reste
à trouver un parti politique et une circonscription… Début 2006, elle a tenté de racheter le groupe de presse Bobolas, propriétaire du quotidien de gauche To Ethnos,
mais la conjoncture ne lui a pas été profitable. Et puis Gianna et Théodore ont été
soupçonnés de vouloir mettre la main sur
les équipes de football de l’Olympiakos et
du PAOK Thessalonique, et sur la chaîne de
télévision privée Alpha. Mais cela n’a rien
donné. Finalement, Gianna, qui ne veut pas
d’un rôle de figurante, a trouvé quelqu’un
prêt à lui vendre quelque chose. Depuis juin
dernier, elle est l’heureuse propriétaire du
quotidien conservateur Eleftheros Typos.
L’idéal pour la princesse, qui va enfin pouvoir faire pression sur le gouvernement.
(D’après O Kosmos tou Ependytis, Athènes)
Lionel Cironneau/AP-Sipa
GRÈCE ELLE VEUT ATHÈNES À SES PIEDS
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A 84 ans, Stanley Ho,
le roi des casinos de Macao,
consolide sa fortune.
Et ce n’est pas l’arrivée
des boss américains du jeu
qui le fait trembler. Portrait
d’un très habile négociateur.
EXPRESSO
Lisbonne
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tanley Ho vient de mettre en vente
la résidence qu’il possède à Cascais
[le Deauville portugais, près de Lisbonne]. Le magnat souhaite ainsi
se défaire une fois pour toutes de
ses dernières superstitions. La fin
de la construction de cette superbe
demeure date en effet de 1999,
année de la rétrocession de Macao à la Chine. Et l’histoire de cette propriété est liée à celle de la fulgurante
carrière de Stanley Ho dans l’univers des casinos.
Quand il a acheté le terrain en 1963, il venait d’obtenir l’unique licence de jeux jamais accordée à Macao
et en Chine. La concession lui avait été attribuée grâce,
notamment, à l’intervention du père de sa première
femme, la Portugaise Clementina Morais Leitão, qui
avait fait jouer ses relations dans ce territoire portugais
d’outremer. C’est pour cette raison que la résidence
allait ensuite symboliser l’attachement de Stanley Ho
au Portugal. Durant cette période, il devait malgré tout
connaître deux grands drames. En 1973, son épouse
est victime d’un accident de voiture sur la route du
Guincho, à Cascais. Elle ne se remettra jamais de ses
blessures. Quelques années plus tard, sur cette même
route, c’est au tour de son fils aîné, Robert Ho – qui
devait hériter des casinos –, de trouver la mort, avec sa
femme Mélanie. “Stanley a fait tout ce qu’il pouvait pour
Clementina. Je crois qu’il avait l’impression que tant que sa
femme vivrait ses affaires se porteraient bien”, raconte
Almeida Santos, ancien président de l’Assemblée de la
République portugaise, qui est devenu son associé l’an
dernier en acquérant 5 % de Geocapital, une société
créée dans le but d’encourager les investissements chinois au Mozambique, en Angola et au Cap-Vert.
La mort de Clementina, en février 2004, trois mois
avant que des concurrents américains n’inaugurent en
grande pompe le Sands Macau, premier casino non
chinois du territoire, semblait achever quatre décennies d’une ascension météorique. Les analystes misaient
sur un déclin de l’empire Ho et de ses méthodes colo-
nialistes d’arrière-garde. Pour eux, Ho ne pourrait pas
résister longtemps aux requins de Las Vegas qui
venaient d’arriver sur le territoire, avec leur mégalomanie tapageuse : Steve Wynn, le patron du mythique
Mirage, et Sheldon Adelson, qui voulait exporter vers
l’Asie une réplique de 830 millions d’euros du casino
Venetian, avec canaux artificiels et gondoles.
Pourtant, cette mort annoncée n’a pas eu lieu.
L’homme que les Chinois amateurs des tables de baccara appellent Wong Tai Sin, “le dieu qui transforme nos
rêves en réalité”, a été stimulé par cette concurrence
et l’octogénaire a retrouvé un nouveau souffle.
Entre 2004 et 2005, il a multiplié son patrimoine par
deux, en le faisant passer de 3 à 6 milliards d’euros,
devenant ainsi, à 84 ans, le 84e homme le plus riche de
la planète (selon la revue américaine Forbes).
C’est d’abord à son habile talent de négociateur que
le roi de Macao doit sa réussite. Lors de la Seconde
Guerre mondiale, il a su traiter avec les occupants japonais : il leur vendait des armes en échange de l’approvisionnement de Macao en sucre et en haricots. Il a
ensuite appris à négocier avec la dictature portugaise
de Salazar, tout en amenant les maoïstes fortunés de
Chine dans les salons du casino Lisboa. Après la “révolution des œillets” de 1974, il s’est adapté aux différents
gouvernements du Portugal démocratique. Il a continué à ouvrir des casinos tout en maintenant – d’après
les rumeurs – de bonnes relations avec les triades [organisation mafieuse active en Chine et dans la diaspora
chinoise]. Bref, il a toujours su s’adapter au climat très
particulier de Macao : un pays, deux systèmes.
Les Chinois
l’appellent
Wong Tai Sin,
“le dieu qui
transforme nos
rêves en réalité”
En 2005, les recettes brutes générées par l’industrie du jeu à Macao ont atteint 4,5 milliards d’euros, le
double de 2002, ce qui représente une croissance de
plus de 30 % par an. Et s’il est vrai que les investisseurs
américains ont gagné beaucoup d’argent, 74 % du
gâteau est revenu à Stanley Ho. A Macao, il y a de la
place pour tout le monde. Avec la libéralisation des
licences de jeu et la fin du monopole en 2002, la Chine
a ouvert ses portes et a autorisé ses ressortissants à aller
tenter leur chance à la roulette. Ces nouveaux joueurs
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constituent aujourd’hui la moitié de la clientèle de
Macao. Et le marché promet encore une croissance
exponentielle. Macao devrait être en mesure de dépasser Las Vegas dès 2006, devenant ainsi la nouvelle capitale planétaire du jeu. Les analystes prévoient en effet
une croissance de 20 % pour l’année en cours, alors
qu’à Las Vegas elle ne devrait pas dépasser les 5 %.
Mais le plus étonnant, c’est que les deux tiers des
bénéfices engrangés par la société de Stanley Ho, la
Société des jeux de Macao (SJM), sont toujours le fait
du seul casino Lisboa, le casino historique de Ho.
L’homme d’affaires a su entretenir des relations privilégiées avec un précieux portefeuille de 4 000 clients
milliardaires, presque tous des Chinois. Il s’est assuré
leur présence assidue dans les 36 salons du casino le
plus élitiste et le plus traditionnel de l’industrie mondiale du jeu. En moyenne, chaque fois que l’un de ces
clients se met à jouer, Stanley Ho gagne 800 000 euros.
Autant dire que le patriarche hongkongais est en
forme. On dirait qu’il a su négocier même avec la
mort. Sa recette miracle ? Il ne fume pas, ne boit pas,
nage une demi-heure par jour et, le plus important, il
a su conserver des relations pacifiques avec les trois
épouses qui lui restent ainsi qu’avec ses seize enfants
(sans compter Robert, qui est décédé). Depuis vingt
ans déjà, la presse spécule sur le jour où le magnat se
retirera de la scène et elle tente d’envisager les scénarios de sa succession. “Le sujet est tabou. Les Chinois
n’aiment pas parler de ces choses-là “, explique Carlos
Monjardino, ami de la famille et ancien secrétaire
adjoint de l’Economie et du Tourisme de Macao. Lorsqu’il se rend à Hong Kong, il ne manque jamais de
rendre visite au roi de Macao dans la superbe résidence où il vit seul, sans aucune de ses trois femmes.
Les deux collectionneurs de Rolls-Royce parlent voitures, affaires et se souviennent du bon vieux temps
à Macao. La seule chose dont ils ne parlent jamais,
c’est de leur succession.
Pourtant, sans révéler ouvertement le nom de celui
qui pourra un jour s’asseoir sur son trône, le magnat
semble tout de même préparer l’avenir. Il a choisi pour
cela une stratégie astucieuse. Au lieu de faire participer ses deux enfants les plus talentueux aux affaires
de la SJM, il les a encouragés à suivre leur propre chemin, ce dont il devrait tirer doublement parti : tout
en les préparant aux responsabilités de leurs futures
fonctions, il réduit les dommages qui pourraient éventuellement venir de la concurrence.
Sa fille Pansy, 42 ans, s’est associée au géant américain de la MGM (dirigée par le deuxième plus important patron mondial du jeu, Kirk Kerkorian) et a acheté
à son père une sous-concession, qui lui permettra d’ouvrir en 2007 un complexe de 600 chambres et
300 tables de jeu. Quant à son fils Lawrence, 29 ans,
il vient d’être placé par Stanley à la tête de Melco International (société d’investissements contrôlée par la Stanley Ho lors de l’inauguration d’un complexe commercial
à Shanghai, en décembre 2002.
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Las Vegas ne lui fait pas peur
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Reuters/Max PPP
N’allez pas croire qu’ils soient tous des héritiers. Au contraire.
Les nababs du XXI e siècle nous viennent des économies émergentes,
des technologies et des nouveaux produits de la Bourse.
Singapour : riche malgré lui
Dans son bureau du 61e étage
du Republic Plaza, au cœur de Singapour,
Kwek Leng Beng expose un kalachnikov plaqué
or, cadeau de son partenaire saoudien,
le prince Al-Walid, pour fêter leur rachat
du Plaza, en 1995. Le magnat singapourien
dirige le groupe Hong Leong et possède
88 hôtels dans le monde. Selon le magazine
Argent, pouvoir et famille
Forbes, sa fortune s’élèverait à 4 milliards
de dollars. Lorsque son père, le fondateur
de l’empire, l’a appelé pour lui succéder,
il a d’abord fui en Malaisie.
Finalement, l’héritier est revenu à Singapour
pour gravir peu à peu les échelons
du groupe avant d’en prendre les rênes,
en 1990.
“Nasser Al-Khorafi est l’homme le plus riche
du Koweït et le deuxième Arabe le plus riche
après le prince Al-Walid [voir p. 31]”,
indique le quotidien panarabe Al-Hayat.
“La valeur boursière de son groupe augmente
constamment. Il faut dire qu’il a remporté
une bonne part des offres publiques relatives
aux infrastructures que le gouvernement
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koweïtien a lancées récemment avec l’argent
du boom pétrolier.” Ses relations familiales
ne seraient pas étrangères à sa bonne
fortune : son frère Jassem vient d’être réélu
au poste de président du Parlement,
qu’il occupe pour le compte de l’émir.
Pour l’opposition, il incarne tous les travers
d’une classe politique corrompue.
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LA FILLE DE...
famille Ho), qui a fait alliance avec les plus importants investisseurs du secteur en Australie (le
groupe PSB) pour acheter à Steve Wynn une sousconcession, au prix impressionnant de 750 millions
d’euros. Ce qui leur permettra de construire le premier casino subaquatique de la planète, avec 450 tables
et 3 000 slot machines [machines à sous], en plein cœur
du territoire de Macao, sur la bande de terre artificielle
appelée Cotai, qui relie les îles de Taïpa et de Coloane.
Une tactique qui fonctionne : des six concessions et
sous-concessions attribuées par le gouvernement de
Macao, trois sont restées dans la famille. Selon un économiste portugais, qui a travaillé avec Pansy Ho à
Macao, “la continuité du clan Ho dépendra essentiellement de Pansy qui, comme son père,‘possède un don’ pour
les affaires et a pris une place de plus en plus importante
au sein du groupe, dont elle est devenue la figure clé”.
La rivalité entre les épouses du magnat est, elle
aussi, sous contrôle, et Stanley Ho a su une fois
encore tourner la situation à son avantage. Deux
d’entre elles occupent un siège à la table de réunion
de la SJM. Angela, la plus jeune et la plus médiatique, avec laquelle Stanley fait parfois des apparitions publiques, est même responsable de la gestion
des casinos du groupe. Est-ce à dire qu’elle pourrait
prétendre à la succession ?
La règle essentielle pour ceux qui veulent rester
en lice est de ne pas se laisser dominer par l’ambition. En juin 2004, Winnie Ho, jusqu’alors chargée
de la gestion quotidienne des maisons de jeu de son
frère, dénonçait dans les colonnes de la Far Eastern
Economic Review un système généralisé de blanchiment d’argent, qui permet aux citoyens chinois de
faire sortir du pays n’importe quelle somme d’argent,
quand Pékin jure que personne ne peut passer la frontière avec l’équivalent de plus de 4 800 euros en
poche. Sous la pression des investisseurs américains,
habitués à la législation ferme et restrictive de
Las Vegas, les autorités chinoises ont profité de l’occasion pour imposer certaines règles en matière de
contrôle des flux financiers sur le territoire, instaurant une limite de 52 000 euros à partir de laquelle
Le prestigieux casino Lisboa de Macao,
propriété historique de la dynastie Ho, inauguré dans les années 1960.
tous les clients sont dans l’obligation de s’identifier
auprès des casinos. Une loi qui devrait entrer en
vigueur à la fin de l’année.
Malgré un emploi du temps très chargé sur l’axe
Hong Kong-Macao, Stanley Ho conserve des liens
étroits avec le Portugal, le pays qui est à l’origine de sa
fortune. Le quartier général du casino Estoril [sur la
côte lisboète] n’est pas très éloigné de la résidence qu’il
possède à Cascais et des deux autres maisons qu’il a
offertes à deux de ses femmes, reproduisant ainsi le
modèle mis en place à Hong Kong : habiter assez près,
mais pas tous ensemble. Cependant, au-delà des maisons de jeu qu’il y exploite, le Portugal représente pour
Stanley Ho une nouvelle opportunité, un levier pour
la mondialisation de ses affaires. Car l’actuel gouverneur de Macao, Edmund Ho [sans liens de parenté
avec Stanley], est en train de faire de ce petit territoire
de 27 km2 la plaque tournante de l’exportation des
investissements chinois vers les pays lusophones
d’Afrique, l’Angola et le Mozambique en tête. Stanley Ho a précisément créé Geocapital pour permettre
à des groupes privés chinois de s’installer dans les pays
de langue portugaise. En avançant ses pions en Afrique,
Ho mise sur deux tableaux : il se lance sur un marché
vierge et obtient l’estime personnelle du président chinois, Hu Jintao. Ce sont ces mouvements sur l’échiquier – un pas vers l’intérieur de la Chine et un autre
vers l’extérieur – qui pourraient lui servir de solution
de repli dans le cas où, contre toute attente, les choses
viendraient à tourner mal pour lui à Macao.
Pour l’instant, en tout cas, l’échec semble impossible. Soixante et onze ans après avoir vu son père
perdre toute sa fortune à la Bourse de Hong Kong,
menant ainsi sa famille à la ruine et conduisant deux
de ses oncles au suicide, le roi de Macao se prépare à
venger le sort du défunt patriarche Ho Kowng. Les
analystes estiment que, lorsque sa société entrera en
Bourse, avant la fin de cette année, Stanley pourrait
encaisser 1,5 milliard d’euros. C’est largement suffisant pour lui permettre de s’adonner, s’il le souhaite,
à l’une des pratiques de superstition chinoise les plus
enracinées : brûler de l’argent pour attirer la chance
lors du passage vers l’autre monde. Stanley Ho, lui,
peut en brûler beaucoup.
■ Elle est belle, jeune, intelligente et talentueuse.
Diplômée de Harvard et de l’Institut des technologies
de l’information de Tachkent, Goulnara (qui signifie
“rose” en ouzbek) travaille au début des années 1990
à l’ONU, à New York, où elle rencontre son futur époux,
Mansour Maqsoudi, un Américain d’origine ouzbèke.
Puis elle enseigne à la prestigieuse Université d’économie mondiale et de diplomatie à partir de 1997, tout
en conseillant le ministre des Affaires étrangères ouzbek. En septembre 2003, Goulnara Karimova est accréditée par le ministère des Affaires étrangères russe
comme conseiller-ministre plénipotentiaire de l’ambassade d’Ouzbékistan en Russie.
A l’occasion de son divorce, les avocats de son ex-mari
ont dévoilé quelques aspects de la for tune de Goulnara Karimova. The Independent rapporte que ce patrimoine aurait été acquis à l’occasion de privatisations
d’entreprises d’Etat. Ses divers comptes à Genève
et à Dubaï abritent 11 millions de dollars, ses bijoux
sont estimés à 4,5 millions de dollars, son réseau
de magasins de distribution à 10 millions de dollars,
ses night-clubs à 4 millions et sa villa dans une station de montagne ouzbèke à 13 millions. Tous ces
chiffres sont démentis par l’intéressée.
Malgré la mauvaise santé de l‘économie ouzbèke, Goulnara Karimova s’est bâti en quelques années un empire
en acquérant des entreprises de son pays, pour certaines via des holdings dont le siège est aux Emirats
arabes unis. Elle possède aussi des intérêts dans des
entreprises du secteur du coton, de la téléphonie mobile
– comme Uzdunrobita, qui compte 150 000 abonnés –,
de la publicité, de la restauration et des médias avec
le titre Terra Bella, publié depuis 2002 par Terra Group,
qui lui appartient. Plus récemment, la fille du président
a jeté son dévolu sur le secteur du pétrole ; elle contrôlerait la société Zeromaks, concurrente de la société
nationale Uzbekneftegaz. Ce qui a donné l’occasion
à un organe de presse russophone de titrer sur la “goulnarisation” de l‘industrie ouzbèke. Mme Karimova, qui
possède également des biens immobiliers à Moscou,
est une par faite incarnation du contrôle exercé par
l’élite au pouvoir sur le milieu des affaires en Ouzbékistan. Selon la Nezavissimaïa Gazeta, la “lady ouzbèke” aurait même créé un système de pouvoir parallèle. Certains voient en elle une candidate parfaite pour
la prochaine présidentielle.
Micael Pereira, Virgílio Azevedo et Gilberto Lopes
(correspondant à Macao)
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DU 3 AU 23 AOÛT 2006
Litsa
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Goulnara Karimova, la fille aînée du dictateur
de l’Ouzbékistan, s’est bâti une fortune colossale
avec célérité. Et sans excès de scrupules.
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Travaille, sois riche et tais-toi
Huang Guangyu, roi
de l’électroménager, est sans
doute la plus grande fortune
de Chine. Mais il vit de
manière spartiate, dans un
modeste appartement de Pékin.
LOS ANGELES TIMES (extraits)
L
’homme le plus riche de Chine a
amassé une fortune de près de 2 milliards de dollars, mais il vit comme
un comptable frugal. Quand il quitte
sa tour de bureaux de 32 étages, le
soir, Huang Guangyu rentre dans le
modeste appartement qu’il partage
avec sa femme et ses deux filles dans
le sud-ouest de Pékin. La folie du golf qui balaie la
Chine actuellement le laisse froid, il préfère regarder un peu la télévision. Il déclare ne pas avoir de hobbies. “Je ne sais pas quoi faire d’autre”, confie-t-il.
L’ascension de Huang, 36 ans, serait saluée aux
Etats-Unis comme une histoire à la Horatio Alger
[1832-1899, auteur à succès de romans dépeignant
la lutte pour la réussite de jeunes hommes humbles
et vertueux]. Mais, en Chine, où la corruption est endémique, beaucoup pensent que les 300 000 millionnaires
doivent leur réussite à la bonne vieille méthode traditionnelle : voler les masses. Il est vrai que la République
populaire n’a jamais connu d’écart de fortune aussi
grand depuis 1949. Pékin doit faire face à une série
croissante d’émeutes provoquées par des paysans et des
ouvriers pauvres furieux de voir leurs terres et leurs
usines tomber aux mains d’entrepreneurs prédateurs.
Pour certains intellectuels, le capitalisme est devenu
fou et il faut y mettre un terme. “Nous avons beaucoup
de riches dont la fortune provient on ne sait d’où. Les autres
admirent leur argent mais se demandent s’il est très moral”,
confie Victor Yuan, analyste à l’institut de consultants
Horizon Survey. “Il faut être riche en silence.”
Huang, qui est l’actionnaire majoritaire de la chaîne
de magasins d’électroménager Gome Electrical
Appliances, connaît l’autre aspect de la fracture sociale.
Deuxième d’une famille de quatre enfants, il est né
dans un village en majorité catholique près de Shantou, ville côtière de la province méridionale du Guangdong. Dans son enfance, il a eu faim, dit-il. Mais Zeng
Changmin, sa mère, le gavait d’histoires – des épisodes
de la Bible, mais aussi les aventures de leurs ancêtres
qui allaient vendre du sucre et des haricots en Thaïlande. Une parabole semble lui avoir fait forte impression, celle des talents : un maître récompense deux serviteurs qui ont investi l’argent qu’il leur a confié, mais
punit le troisième qui a enterré sa pièce. Huang, à la
messe, ne priait pas pour devenir riche, mais pour
échapper à la pauvreté de son village – 300 familles
qui cultivaient du riz et du blé sur de petites parcelles.
“Il y avait trois voies possibles pour moi.Aller à l’école,
être soldat ou trouver par moi-même un moyen de survivre.” Les études, c’était cher, et l’armée ne voulait
pas d’un pouilleux comme lui. A l’âge de 16 ans, il
ImagineChina
Los Angeles
Il craint que
ses employés
le quittent et
occupent “leurs
propres collines”
part donc avec son frère pour la Mongolie-Intérieure,
des jours de train pour aller tenter sa chance à
2 000 kilomètres au nord. Ils y vendent des radios
et de petits appareils électriques. L’entreprise ne dure
que quelques mois : avec un peu plus de 100 dollars en poche, ils mettent le cap sur les lumières de
Pékin. Quand Huang et son frère arrivent dans la capitale chinoise, en 1986, Mao Tsé-toung est mort depuis
dix ans et la Chine commence à adopter le capitalisme. Les gens ont le droit de monter des affaires,
le revenu augmente et les consommateurs exigent des
réfrigérateurs et des machines à laver. “Venir à Pékin
a changé ma vie”, confie Huang avec chaleur.
Les frères louent une échoppe près de la place
Tian’anmen. Comme ils n’ont pas d’argent pour acheter des appareils, Huang entasse des cartons de téléviseurs vides à l’intérieur pour donner l’impression
que la boutique est pleine, raconte Liu Honyan, auteur
d’une biographie du milliardaire. Quand un client
commandait un article, Huang courait l’acheter chez
un autre marchand, le rapportait en tricycle et le revendait avec un bénéfice. C’est cette même ruse, disent
certains analystes financiers, qui lui a permis, dix-sept
ans plus tard, de catapulter son groupe Gome au sommet de la vente au détail chinoise – un secteur de
60 milliards de dollars. Après avoir fondé une chaîne
de 120 magasins, il a regroupé les 90 plus rentables
Le soir, M. Huang regarde la télévision.
“Je ne sais pas quoi faire d’autre”, confie-t-il.
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dans une société pour la faire coter en Bourse à Hong
Kong. Comme il taisait l’existence des magasins à
la traîne, les non-initiés n’ont vu que le côté rose de
Gome, explique Wang Jizhou, d’Alliance Investment
Consulting, un cabinet de conseil financier de Pékin.
Avec les 400 millions de dollars que lui a rapporté
cette entrée en Bourse et les 150 millions de dollars
de Warburg Pincus, un investisseur privé américain,
Huang a plus que doublé le nombre de ses magasins au cours des deux dernières années. Le groupe
possède désormais 460 points de vente dans 161 villes
et emploie 100 000 personnes.
Comme Sam Walton, le fondateur de la chaîne
américaine de magasins Wal-Mart, Huang agit sur les
prix pour doper ses ventes. Il supprime les intermédiaires et négocie directement avec les producteurs
émergents, par exemple Haier, le géant chinois de
l’électroménager ; il achète en grande quantité et propose un prix de vente tellement bas que les concurrents ont du mal à suivre.
Huang ne s’excuse pas d’avoir réussi. Pour nombre
d’observateurs, il n’a pas bénéficié d’un soutien particulier au sein du gouvernement [ce qui n’est pas courant]. Mais ses concurrents l’accusent d’utiliser sa puissance sur les fabricants pour écraser la concurrence.
Certains l’appellent “le boucher des prix”. Les fabricants
lui reprochent d’être parfois dominateur, tout en reconnaissant qu’il paie ses factures. Les initiés ajoutent qu’il
mène la vie dure à ses directeurs, ce qui crée une atmosphère de crainte. Les intéressés n’ont pas souhaité faire
de commentaires. Les cartes de visite de Wang Liqun,
la directrice du plus grand point de vente pékinois du
groupe, comme celles des autres employés de Gome
portent au dos trois règles cardinales : n’acceptez pas
de cadeaux des clients ; ne prenez pas de pots-de-vin ;
ne vous servez pas de votre fonction à des fins d’enrichissement personnel.Tout en bas, il y a un numéro de
téléphone qu’on peut appeler pour dénoncer les
employés qui se comporteraient mal. Pour Lu Renbo,
un analyste, Huang craint que ses employés “ne forment
leurs propres cercles de relations,qu’ils n’occupent leurs propres
collines, comme disent les Chinois”.
Lu attribue en partie le succès de Huang à un bon
timing. Il y a quelques années, l’entrepreneur s’est
aperçu qu’il pouvait retarder ses règlements aux fabricants, ce qui lui a permis d’investir dans l’immobilier les énormes liquidités dégagées par ses magasins.
L’homme aurait ainsi amassé de juteux bénéfices sur
un marché en pleine expansion. D’ici aux Jeux olympiques de 2008, Huang espère faire passer le nombre
de ses points de vente d’électroménager à 1 000 et
atteindre 15 milliards de dollars de ventes annuelles
au lieu de 6 milliards en 2005. Il doit cependant faire
face à des contraintes juridiques et à une certaine
incertitude politique.
Même si le gouvernement est ravi de voir des sociétés privées comme Gome créer des emplois et payer
des impôts, il subit une pression croissante pour réduire
la fracture sociale. Beaucoup voudraient que Pékin
prenne aux riches pour donner aux pauvres. Les riches
sont souvent décrits comme des adeptes de la fraude
fiscale et des escrocs qui travaillent main dans la main
avec les cadres du Parti pour rafler les terres et dépouiller
les entreprises publiques. Huang se dit lui aussi préoccupé par la fracture sociale chinoise et déclare contribuer à la réduire et non à l’élargir. Il projette de recruter 20 000 personnes de plus cette année.
Après vingt ans passés à avancer seul, Huang ne
souhaite pas obtenir de faveur spéciale du gouvernement. “J’espère simplement que nous serons traités
comme les autres.”
Don Lee, avec Cao Jun
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Leurs roses n’ont pas d’épine
Enzo Enea est un artiste des
espaces verts. Aux quatre coins
du monde, des clients fortunés
s’arrachent ses créations.
DIE WELTWOCHE (extraits)
Zurich
Véronique Hoegger
P
ascal Buholzer a 32 ans, il est banquier et est venu à Schmerikon
[sur les rives du lac de Zurich] au
volant d’une Jaguar neuve. Au poignet, il porte une montre à
100 000 francs suisses. Il a une
question en tête : “Les plantes risquent-elles de dépérir si on verse son
cocktail dessus ou si on joue de la musique à tue-tête ?”
“Non, dans les deux cas, vous n’avez rien à craindre”,
assure Enzo Enea, le paysagiste qui lui aménage une
terrasse de 240 mètres carrés à Küsnacht, près de
Zurich. Le client repart satisfait. Mais ce n’est là
qu’une terrasse. Aux murs du bureau d’Enzo Enea,
des plans montrent des parcs privés de plusieurs milliers de mètres carrés dont l’aménagement a coûté
une fortune. Il fallait y intégrer aires d’atterrissage
pour hélicoptère, villas gigantesques, orangeries
modernes, jeux d’eau futuristes… Enzo Enea attire
notre attention sur la photo d’une petite maison au
charme romantique, perchée dans un arbre. “C’est
l’une de mes plus belles réalisations”, confie-t-il, lui qui
aime tant l’authenticité.
Le paysagiste pionnier le plus riche de Suisse
emploie 450 personnes, soit 448 de plus que lorsque
son père a repris l’affaire, il y a quinze ans. Enea
junior, 41 ans, mène actuellement soixante-dix projets de front en Suisse et à l’étranger. Et quand ce
perfectionniste déclare qu’il “suit de près” ses dossiers, cela signifie aussi qu’il “suit de près” son exigeante clientèle. Enzo Enea a planté quatre mûriers
devant la maison d’une cliente qui collectionne les
somptueuses étoffes de soie. Les branches de ces
arbres forment une tonnelle, où les vers à soie se
nichent au début de l’été. “Théoriquement, la maîtresse
des lieux pourrait dérouler les cocons, installée sous sa tonnelle, et produire ses étoffes maison”, explique Enea. Il
défend ses idées de création avec l’aplomb du
convaincu. Il a un jour persuadé un client de retirer son Picasso au profit d’une plante exotique qu’il
s’était procurée à Kyoto. Un placement autant qu’une
œuvre d’art. Enzo Enea a réussi à faire déplacer des
piscines parce qu’elles perturbaient la géométrie d’un
jardin et son sens de l’esthétique.
Cette star du jardinage sait éviter tous les désagréments : les arbres qui perdent leurs feuilles, les
rosiers qui ont des épines, les eaux stagnantes qui attirent les moustiques. Pour lui, les paradis de verdure
dans lesquels des jardiniers zélés désherbent, taillent,
binent, arrosent et regardent croître leur empire vert
pendant des décennies, c’est de l’histoire ancienne.
Ses jardins sont le fruit de la logique et d’une planification minutieuse : haies assorties à l’architecture
de la maison, symétrie des espaces, chemins et platesbandes, arbres disséminés et domestiqués, espaliers
taillés à la perfection, fleurs rares savamment choisies
pour éclore les unes après les autres. Cette verdure
facile à entretenir est exactement ce que recherche sa
clientèle amatrice de design. Ses clients favoris sont
les chirurgiens. Chez eux, pas de blabla qui tienne, ils
aiment la précision et la méthode.
Le carnet d’adresses d’Enzo Enea est rempli de
noms célèbres issus du showbiz, de l’aristocratie fortunée et de la bourgeoisie d’affaires. On trouve ses jardins par centaines (environ 700) sur la riviera du lac
de Zurich et partout où se dressent de somptueuses
villas et où se créent de luxueux quartiers résidentiels :
en Russie, en Inde, en Chine, en Arabie Saoudite.
Mais si l’entreprise est en pleine expansion, c’est aussi
parce que les propriétés de famille passent aux mains
des héritiers. “Les anciens plantaient des tomates et adoraient le granit brut : c’était la sensibilité typique du [canton du] Tessin”, explique Enzo Enea. Les jeunes géné-
Le must d’Enzo Enea : concevoir des jardins design et sans entretien
où les arbres ne perdent pas leurs feuilles.
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rations sont hédonistes ; elles sont moins économes
et considèrent qu’un espace vert est un lieu de vie
et non un camp de travail. Il suffit d’accompagner
Enzo Enea sur la rive droite du lac de Zurich dans sa
Range Rover pour s’en convaincre. Tous les
200 mètres, il bifurque soit vers le lac, soit vers la colline. Ici vers un jardin japonais, là-bas vers le jardin
classique d’une demeure patricienne.
Et ce pionnier continue d’avancer. Les jardins tendance d’après-demain voient le jour dans son laboratoire de Schmerikon : les paysages de tourbières, les
jardins riches en herbes aromatiques aux vertus curatives, les biotopes qui attirent les papillons, les pins et
les ifs taillés en sculptures extravagantes. On y trouve
aussi ses accessoires préférés : un mur antique provenant d’une ancienne orangerie française acheté aux
enchères chez Sotheby’s pour le prix d’une Porsche,
un chalet qui servait jadis d’abri aux cerfs, les parterres de roses qu’il a créés lors de la venue du prince
Charles. Mais rien de cela n’est à vendre.
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Massimo Gatti, entrepreneur,
financier et amoureux de la
mer qui, jusqu’à il y a peu,
sillonnait la Méditerranée avec
le Toi et Moi, un yacht de
42 mètres pouvant accueillir 10 invités et 8 membres
d’équipage. Aujourd’hui, il l’a vendu et il attend que
les chantiers Navalia de Viareggio lui livrent un langoustier de 75 pieds (22,5 mètres). Gatti est sorti, du
moins pour quelque temps, du jeu de “celui qui a la
plus grosse” (embarcation, bien sûr) et a lancé la mode
des langoustiers, imité rapidement par Marina Berlusconi, présidente de Fininvest, et par l’ancien ministre
Lucio Stanca. Mais il avoue que, lorsqu’il prendra
sa retraite, il cherchera “un bateau de 50 mètres pour se
promener sur les mers du globe six mois par an”.
Comme celui que Carlo de Benedetti avait acheté,
en 2000, à un ministre des Finances américain, un
brise-glace de 55 mètres transformé en 1985 en yacht
de luxe. Avec l’Itasca, l’“Ingegnere” a fait le tour du
monde et a offert de grandes croisières à ses amis.
Diego della Valle, patron de la marque Tod’s, n’a pas
résisté non plus : sa flotte, formée du Marlin, l’élégant
canot à moteur de John Kennedy, et du Candida, un
voilier des années 1930, s’est agrandie avec l’Altair 2,
une coquille de noix de 64 mètres qui, lorsqu’elle est
en rade à Capri, fait de l’ombre aux ferries.
Flavio Briatore, directeur général de Renault F1,
est un autre adepte du club. Amoureux de ses bateaux,
il les appelle toujours Lady in Blue. Le premier, il l’a
vendu ; le second, il ne l’a gardé qu’un an et l’a laissé
à un Français trop pressé pour attendre les trente-six
mois de délai de livraison demandés par le chantier,
en empochant au passage un bénéfice substantiel.
Briatore a réinvesti la somme pour transformer un
remorqueur de haute mer de 65 mètres. Ça a dû lui
coûter sacrément cher, mais sûrement moins que les
135 millions de dollars que Roman Abramovitch a
dépensés pour faire restaurer ses yachts. L’homme
d’affaires russe, célèbre depuis qu’il a acheté l’équipe
de foot britannique de Chelsea, est très critiqué par
la presse de son pays, qui a calculé qu’avec la même
somme, il aurait pu donner à manger pendant six mois
aux 60 000 habitants de la Chukotka, la région de
la Sibérie dont il est le gouverneur. Mais Abramovitch, sourd à la douleur humaine, a équipé le Pelorus
(115 mètres) d’un mini-sous-marin pour fuir en cas
d’attentat. Des mensurations bien loin de celles qu’apprécient les super-riches italiens qui, du moins pour
le moment, se contentent de rester dans les limites
des 40 à 60 mètres. En partie parce que “au-delà de
100 mètres, on ne peut entrer que dans des ports comme
celui de Gênes ou de Naples, et nos armateurs n’aimeraient guère être au mouillage au milieu des pétroliers”,
explique Norberto Ferretti, président du groupe synonyme qui rassemble quelques-uns des constructeurs
navals italiens les plus prestigieux. “Si on veut profiter
de son bateau avec sa famille, 30 mètres sont plus que suffisants, explique-t-il. Mais si on veut recevoir et donner
des fêtes, il faut alors voir plus grand.”
Le styliste Roberto Cavalli, lui, s’est contenté
d’un Baglietto de 41 mètres, Rc Freedom, dont la
peinture bleue change de couleur selon la lumière,
et qui a été meublé en style léopard, comme son
Zodiac de 18 mètres.
Les menaces de crise et de récession n’y font rien :
les mégayachts font fureur. “Il y a, dans les chantiers
italiens, 249 mégayachts. Ils représentent 38 % du marché mondial”, précise Roberto Vitelli, président de
l’Ucina (l’association des constructeurs navals). Le
secteur est en pleine expansion. La flotte mondiale
des bateaux de plus de 30 mètres – 200 unités en
Déco intérieure
en léopard,
coque irisée et
Zodiac assorti…
1980, 900 en 1992 – compte aujourd’hui plus de
2 500 unités, et les commandes affluent. Une manne
pour le marché, comme le confirme Alberto Amico,
président du chantier Amico & Co de Gênes, spécialisé dans la remise à neuf de yachts de 20 à 100
mètres. En ce moment, le chantier travaille aux finitions du MirabellaV, le sloop le plus grand du monde,
une coque de 75 mètres et un mât de 90, propriété
de Joe Vittoria, l’ancien patron d’Avis. On y restaure
aussi le Dauphine, le yacht à vapeur de 80 mètres
construit en 1921 sur lequel furent signés les accords
de Yalta en 1945. “75 % de la flotte des maxis, explique
Amico, navigue l’hiver dans les Caraïbes et l’été en Méditerranée.” Mais attention : ce ne sont pas toujours les
propriétaires qui sont à bord, car le coût de l’entretien de ces yachts est astronomique. Selon Amico,
il représente en moyenne 10 % de la valeur du bateau.
La location est donc bienvenue pour amortir les frais.
La star la plus récente de la finance italienne, le promoteur immobilier Stefano Ricucci, a passé commande d’un bateau à moteur ultrarapide, le Mangusta, mais pour les vacances il a loué un yacht
confortable de 50 mètres, tandis que ses deux associés ont été vus sur un Pershing gris bleu de 26 mètres
et sur un Benetti de 14 mètres. Mais ils pourront sans
doute difficilement résister à l’envie de grimper aussi
à l’échelle du “yacht-o-mètre”. C’est le jeu, comme
le rappelle Norberto Ferretti, où “on peut être
convaincu d’être en possession du plus gros bateau du
monde, mais tôt ou tard on arrive dans un port où mouille
un plus gros que le sien”. Damned !
Damiano Lovino
L’Octopus, le yacht de Paul Allen, un des fondateurs de Microsoft :
126 mètres de long, équipé d’un hélicoptère et même d’un sous-marin.
RUSSIE ET EN PLUS, IL FLOTTE !
Antonov/AFP
Un yacht de moins de
40 mètres ? Mesquin. A voiles
ou à moteur, qu’importe,
pourvu qu’il surpasse celui du
voisin de ponton. Le marché
des mégayachts va bien, merci.
■ Roman Abramovitch possède
– entre autres choses – trois yachts
de grand luxe, dont deux se classent
parmi les dix plus grands du monde :
le Pelorus (ci-dessus) , 115 mètres,
et Le Grand Bleu, 108 mètres.
L’entretien de l’ensemble de sa flottille lui coûterait une soixantaine de
millions d’euros par an. Le Pelorus
dispose de cabines pour 22 invités,
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de vitres à l’épreuve des balles,
d’une piscine couver te, d’un système de détection de missiles et de
deux emplacements pour hélicoptère. Il a été lancé en 2003, pour
le compte d’un cheikh saoudien, et
acheté peu après par Roman Abramovitch. L’équipage ne compte pas
moins de 46 personnes, capables
d’assurer un niveau de service qu’on
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DU 3 AU 23 AOÛT 2006
ne trouve dans aucun des palaces
de la planète.
Depuis le milieu des années 1990,
le nombre d’heureux détenteurs de
ce genre de merveilles flottantes a
plus que doublé. On compte aujourd’hui de par le monde près de
7 000 yachts de luxe, appar tenant
surtout à des Américains.
Igor Iavlinski, Izvestia, Moscou
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Rex-Sipa
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Un peu de plaisir et bien du tracas
Pour les milliardaires russes, posséder
plusieurs embarcations de taille
est une obligation. Coûteuse, certes.
IZVESTIA (extraits)
Moscou
armi les dix plus grands yachts de luxe du
monde, on trouve d’abord le Project Platinium (160 mètres) du cheikh Al-Maktoum
[l’émir de Dubaï, décédé en janvier], suivi
du Rising Sun (138 mètres) de Larry Ellison [le patron d’Oracle], et de l’Octopus (126 mètres)
de Paul Allen [cofondateur de Miscrosoft]. Cette liste
comporte aussi deux navires appartenant à Roman
Abramovitch [milliardaire russe du pétrole qui vit à
Londres, où il possède le club de foot de Chelsea].
En juin, le Pelorus (115 mètres) était à l’ancre au large
de l’Allemagne, à proximité de Lübeck, pour la Coupe
du monde. L’oligarque avait envoyé à Moscou Le Grand
Bleu, un 108 mètres, pour l’offrir à Evguéni Chvidler
[président de Sibneft, associé et ami d’Abramovitch],
un cadeau évalué à 114 millions de dollars.
Offrir un yacht est un cadeau empoisonné, car il
coûte un dixième de son prix par an en entretien.
Chvidler devra ainsi débourser de 10 à 20 millions de
dollars. L’équipage doit se monter au minimum à
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25 personnes, soit autant de salaires à l’année. Le problème principal, ce sont les réparations. Comme le
disent les propriétaires expérimentés, quand on a
un yacht, on fait plus d’entretien que de croisières.
Les milliers de pièces qui le composent nécessitent
un nettoyage permanent. La seule dépense que Chvidler pourra éviter est celle d’un emplacement dans un
port : l’éléphantesque Grand Bleu est trop grand pour
Saint-Tropez ou pour le Port Hercule de Monaco
[une place dans ces ports coûte plusieurs dizaines de
milliers d’euros par jour].
S’il se décidait à le louer, il pourrait en retirer jusqu’à 1 million de dollars par semaine. Même les milliardaires ne rechignent pas à ce genre de pratique, à
l’instar de Mouna Ayoub, propriétaire du Phocéa, ou
de Mohamed Al-Fayed. Mais cela ne va pas sans risque.
Des compatriotes fortunés qui ont souhaité rester anonymes m’ont ainsi confié leur mésaventure : “Une fois
riches, nous avons acheté un yacht, comme tout le monde.
Un automne,nous étions à Londres,et notre bateau mouillait
dans un port français. Nous versions ponctuellement les
salaires du capitaine et de l’équipage. Et un beau jour, notre
mère ouvre un magazine chez le coiffeur, et que voit-elle ?
Incroyable ! Planté sur la poupe qu’elle connaissait si bien,
Johnny Hallyday ! Nous avons scruté les photos à notre
tour, pas d’erreur, c’était notre bateau, il n’y en a pas deux
comme celui-là ! Le fin mot de l’histoire, c’est que le capitaine avait eu l’idée de se faire un peu d’argent de poche, et
il avait loué notre bateau en douce,pour son compte...” C’est
sans doute cela qui fait dire aux Américains que le
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meilleur système, pour tout ce qui vole, navigue ou
fait l’amour, c’est la location.
Mais il faut être bien mesquin pour se soucier de
rentabilité. Les Russes n’aiment pas mégoter. “Abramovitch a beaucoup de bateaux”, m’a expliqué un loup
de mer, qui est aussi un loup du business russe. “Que
voulez-vous qu’il en fasse ? Des conserves ? Les vendre ne
serait pas bon pour son image. Pour s’en débarrasser, il est
obligé de les offrir. Le plaisir suprême n’est pas de naviguer,
c’est de commander un nouveau yacht, toujours plus classe.”
Quand on a une villa sur la Côte d’Azur, une résidence
dans la Roubliovka [le quartier chic et cher de Moscou], une Ferrari, un yacht à Port Hercule et que la
corne d’abondance ne tarit pas, il faut, pour éponger
les liquidités, avoir aussi un yacht à Moscou. Mais il est
impossible d’y naviguer, la belle saison est courte, la
profondeur insuffisante, alors les gros navires restent à
quai et enrichissent les patrons de yacht-clubs. Pour
que les plaisanciers frustrés puissent faire prendre l’air
à leurs joujoux un festival nautique a été créé sur la
Moskova, sous l’impulsion de Roman Trotsenko, l’“oligarque de la plaisance”. Cette année, tous les hôtes
devaient être vêtus de blanc, mais, parmi les 2 000 privilégiés qui assistaient à cet événement mondain accompagné d’un concert du groupe Scorpions, les véritables
propriétaires de yachts, comme les acquéreurs potentiels, étaient rares – on a en tout cas pu apercevoir Vladimir Jirinovski, le banquier Alexandre Pliouchtchenko,
le mécène Alimjan Tokhtakhounov, ou le cinéaste Fiodor Bondartchouk.
Bojena Rynska
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Réservé aux abonnés
William Cash – cela ne s’invente
pas – édite un magazine pour les
millionnaires. Au sommaire : “La déco
de votre jet” ou “Choisir les diamants”.
DER SPIEGEL
Hambourg
A
ttablé dans un café de Notting Hill, à
Londres, un homme nerveux, bien habillé,
raconte qu’il a mis plus d’un an pour établir une liste et que cela lui a coûté 60 000
livres. Il la cache mais, parfois, il en montre
des extraits à ses clients, qui promettent de garder le
silence. Cette liste contient 40 000 noms, adresses et
numéros de portable : une sorte de registre des puissants de ce monde, de l’ordre secret des riches et des
superriches. C’est en tout cas ce que prétend William
Cash (ce n’est pas un pseudonyme), 39 ans, éditeur.
Ce mec est peut-être un génie, ou bien il est timbré.
Grand, bien en chair, il s’essuie le front et se lance.
Sa grande affaire, ce sont les 184 milliardaires d’Europe, des dizaines de milliers de multimillionnaires, les
héritages, l’argent frais des Etats-Unis et de la Chine,
trois continents et une nouvelle génération richissime
venue de tous pays… Un monde merveilleux, non ?
Mais qui a ses problèmes :
n’est-il pas fatigant de réunir une collection de bijoux digne de ce nom ? de
chercher des Picasso, des
Monet, des Baselitz ? de
s’offrir jets, Ferrari et vignobles français ? On risque
sans arrêt de se faire kidnapper. Par exemple, le
yacht jette l’ancre à Beyrouth, on sort pour se dégourdir les jambes et on se
fait immédiatement enlever
par deux fous djihadistes
– tout ça parce qu’on a voulu économiser sur la “sécurité personnelle”. Ou bien : le
divorce n’est pas prononcé que votre épouse devient
subitement cupide, exige la moitié de vos milliards, aïe !
On en ressort plus malin, mais trop tard.William Cash
fait une pause et respire profondément. Manifestement,
l’idée de perdre la moitié d’une fortune colossale le
consterne.
Et vous, monsieur Cash, vous pouvez aider les milliardaires ? “Vous voyez, les riches ont des moyens extraordinaires, mais ils doivent également porter des fardeaux
extraordinaires. C’est pourquoi il leur faut une offre particulière : c’est une niche de marché, comme les homosexuels
ou les écolos convaincus, ou que sais-je encore.”
Et vous, monsieur Cash, êtes-vous très riche ? “Moi ?
Eh bien, euh… j’ai quelques biens…”
Par exemple, êtes-vous multimillionnaire ? “Eh
bien, ma femme est une Bulgari.Vous savez, les montres,
les bijoux… Mais je ne suis pas richissime, non. Je ne joue
pas dans la même division que ces gens-là, malheureusement.” Il remue son latte macchiato, l’air contrarié. Pour
un peu, on voudrait le consoler – on peut s’en sortir
même sans milliards, personne n’est parfait. “Vous
savez, j’ai une collaboratrice,Wendy Coumantaros, une
femme exceptionnelle. C’est la fille d’un armateur grec et
JAPON
NOMADE FISCAL
d’une directrice d’entreprise industrielle française. Paris,
Londres, NewYork,Athènes : elle connaît ces villes. Ce que
je veux dire par là, c’est qu’elle a les meilleures fréquentations.” Oui. Et alors… ? “C’est moi qui l’ai eue.”
Il y a un an environ, William Cash a estimé qu’il
devait avancer. Enfin, ce ne sont pas vraiment les mots
qu’il a employés. Mais William Cash a bénéficié d’une
formation de première qualité – écoles privées, études
à Cambridge, diplôme en littérature anglaise. Fils d’un
avocat et député conservateur, il peut distinguer un vrai
saphir d’un faux et passe pour un connaisseur des opéras de Purcell. Pourtant, il y a quelque chose qui a
coincé et il est devenu journaliste.
Au début des années 1990, il s’est installé à Los
Angeles, travaillant pour le quotidien londonien The
Times. Il a écrit des articles sur O.J. Simpson et sur
les émeutes, publié des livres et est revenu dix ans plus
tard en Grande-Bretagne, tout bronzé. Il a commencé
à l’Evening Standard et s’est spécialisé dans la noblesse
d’argent. Accessoirement, il s’occupait de la partie rédaction d’Annabel’s, un magazine destiné aux membres de
clubs londoniens (pour lesquels le qualificatif de “snob”
serait encore trop faible).William Cash rédigeait des
articles sur des futilités étudiées, des textes fleurant bon
le “rien”. Les choses allaient plutôt bien, mais, entouré
d’autant d’argent et de pouvoir, il se demanda s’il ne
se trouvait pas dans une impasse. Il lui fallait une idée.
Tout l’or du monde était entre les mains des riches
et le problème, c’est qu’ils croyaient qu’ils avaient déjà
tout. Qu’est-ce qu’ils
n’avaient pas ? Que
pouvait-on leur proposer ? “Des informations,
lance William Cash, des
informations qu’ils ne
trouvent nulle part ailleurs
et qui correspondent exactement à leurs besoins.”
C’est ainsi qu’a vu le
jour Wealth Management
Survey, l’organe central
du pouvoir de l’ombre.
Il regorge de publicités
pour l’immobilier, les
gardes du corps, les
bijoux, les banques privées et les jets privés,
ainsi que d’articles sur
l’immobilier, les gardes
du corps, les bijoux, les banques privées – et sur ce qu’il
faut savoir avant d’acheter une livre de diamants.
William Cash a installé sa nouvelle rédaction dans
80 mètres carrés à Notting Hill, à côté d’un magasin
d’objets d’occasion, en haut de sept marches raides : il
y a entassé des bureaux et douze ordinateurs dans les
petites pièces, a engagé des maquettistes, des stagiaires,
des rédacteurs et des dessinateurs. Puis il s’est mis à
rechercher des annonceurs en proposant des prix imbattables. L’entreprise fonctionne au mieux, “car nous avons
la liste”. Pour recevoir le magazine, il faut figurer sur
cette liste et donc disposer d’une fortune de 5 millions
d’euros (10 millions, c’est mieux), déduction faite des
biens immobiliers. Le titre n’est pas disponible en
kiosque, “car les milliardaires se rendent rarement chez
le marchand de journaux”.
William Cash est peut-être cinglé, peut-être génial.
Un jour, il se retrouvera peut-être sur sa liste. Et le reste
du monde ? Est-ce que les gens normaux peuvent acheter et lire Wealth Management Survey ? “Les gens normaux ?” s’étonne-t-il en ouvrant de grands yeux. “Non.
Pour quoi faire ?”
Ralf Hoppe
Le bien
le plus
précieux
de la
rédaction : la liste
de tous les riches
de la planète
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Au Japon – comme en Europe –, les grandes fortunes
émigrent pour payer moins d’impôts.
ans un gratte-ciel de Manhattan qui donne sur
les pelouses de Central Park, le président d’un
groupe immobilier de la région de Tokyo coule des
jours heureux. Pour payer moins d’impôts, cet homme
de 63 ans a choisi d’être un “voyageur permanent”
en se rendant d’un pays à l’autre : c’est ainsi qu’il
passe son sixième été à New York. “Le Japon, toujours en quête d’égalité, est un pays qui néglige
les riches. C’est la raison pour laquelle nous, les
riches, par tons à l’étranger”, raconte-t-il. Chaque
matin, peu avant 7 heures, lorsqu’il fait son jogging à Central Park, il aime bien échanger des saluts
avec les gens qu’il croise. A midi, il se rend à son
cours d’anglais ou rejoint des amis. “Ici, les disparités créées par la compétition génèrent de la vitalité, poursuit-il. Les riches sont respectés et profitent librement de leur richesse.”
Tous les ans, cet homme séjourne à New York de juin
à août. Il rentre ensuite au Japon, puis, pendant l’hiver (de décembre à mars), il réside à Hawaii, où il
possède un appartement. Il paie l’impôt sur le revenu
au Japon, mais déclare ses séjours aux Etats-Unis
pour ne pas avoir à payer la taxe d’habitation, qui
n’est redevable que lorsqu’on a occupé le lieu le
1er janvier. Il prend soin également de séjourner au
Japon moins de cent quatre-vingt-deux jours par an
pour bénéficier du statut de non-résident, ce qui réduit
le montant imposable. Par ailleurs, les contribuables
japonais qui ont leur for tune à l’étranger peuvent
échapper aux droits de succession et à la taxe sur
les donations si eux-mêmes et les bénéficiaires sont
non-résidents depuis plus de cinq ans. Aujourd’hui,
cet homme “voyage” seul, mais, à terme, il envisage
de s’installer avec sa femme dans un pays où il n’y
a pas d’impôt sur la succession et les donations, afin
d’y léguer sa for tune à sa famille.
Dans un quar tier résidentiel situé à quinze minutes
de voiture du centre d’Auckland, en Nouvelle-Zélande,
un Japonais de 54 ans a lui aussi choisi de devenir
un “voyageur permanent”. Depuis, il prend son café
sur des terrasses donnant sur la mer et, les jours de
beau temps, joue au golf ou se promène dans une
voiture de luxe italienne.
A la mi-juillet, il s’est envolé pour la Thaïlande. “J’y
passerai plusieurs mois avec un visa de tourisme.
Après quoi je ferai un tour au Japon et à Hawaii, et je
retournerai en Nouvelle-Zélande sans doute l’an prochain”, raconte-t-il. En son absence, il confie la garde
de sa maison d’Auckland à son fils, qui a émigré avec
lui et ouver t une quincaillerie. Cet homme a bâti sa
for tune sur l’île de Shikoku en travaillant lui aussi
dans l’immobilier. Il fut un temps où il pensait que
les impôts qu’il payait étaient utiles à sa région, qui
investissait dans l’éducation et le réseau routier. Mais,
avec la détérioration de la situation financière de
l’Etat, la par t des recettes allouées aux collectivités locales a diminué, et les disparités avec Tokyo
n’ont cessé de se creuser. Jugeant que les villes
de province n’avaient plus d’avenir, l’homme s’est
installé il y a quatre ans en Nouvelle-Zélande, où
les taux d’intérêt sont élevés. “Ici, il est normal de
réduire ses charges fiscales au minimum et de profiter de sa for tune, af firme-t-il. Je ne fais plus
confiance à aucun Etat et je me débrouille par mes
propres moyens.” Les riches déser tent aujourd’hui
le Japon. Mais, s’ils ont ce choix, n’est-ce pas parce
qu’ils ont fait for tune ?
Asahi Shimbun, Tokyo
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Nourrices de leurs enfants
Dans un éditorial surprenant,
un site chinois explique pourquoi
le retour des nourrices allaitantes
est un indicateur de la fracture sociale.
ZHEJIANG ZAIXIAN (extraits)
Pékin
lors que, depuis plus d’un demi-siècle,
elle était pratiquement tombée en désuétude, l’expression “nourrice allaitante”
réapparaît dans certaines régions de
Chine. Les emplois de “nourrices allaitantes professionnelles” d’aujourd’hui, qui touchent
pour leur travail peu pénible des salaires équivalents
à ceux des cols blancs, suscitent un grand intérêt,
mais leur cas a déclenché un véritable débat moral
en certains endroits, notamment dans la province
[côtière] du Zhejiang.
Si l’on compare le travail accompli par une nourrice et celui effectué dans un “atelier de la sueur
et du sang” [sweatshop], on peut dire que le premier
est beaucoup plus agréable. En échange du lait
donné au bébé et de quelques tâches ménagères
simples, les nourrices peuvent “jouir” chaque jour
de bons petits plats mijotés, riches en valeur nutritive. Quant à leurs appointements mensuels – plusieurs milliers de yuans –, ils sont l’équivalent des
revenus d’un manœuvre d’origine rurale en un
semestre ou d’un agriculteur en une année. Certes,
ces mères ne peuvent pas rester aux côtés de leur
propre enfant pour l’allaiter, mais ce dernier “peut
très bien être nourri à la bouillie ou au lait en poudre” ;
quant à l’argent qu’elles gagnent, “c’est pour lui assurer une vie meilleure plus tard”.
Certains estiment qu’en vendant leur lait ces nourrices perdent le droit à disposer d’une partie de leur
corps, même si, sur le plan de la dignité, elles se
situent sur un pied d’égalité avec leur employeur.
Je pense qu’il ne s’agit pas exactement cela. Ainsi,
dans la littérature, la nourrice de Jia Lian du Rêve
dans le pavillon rouge peut manger à la même table
que son “fils de lait”. “L’économie de la nourrice” peut
China Photos/AFP
A
également être considérée comme un bon moyen de
rapprocher riches et pauvres.
D’un côté, la classe des “enrichis en premier” dispose des ressources lui permettant de se payer une
nourrice et ressent le besoin de le faire ; d’un autre
côté, les salaires élevés proposés poussent une multitude de femmes vers ce nouveau métier, à tel point
que le marché des nourrices professionnelles est plein
d’avenir. Comme le pensait l’économiste britannique
[et prêtre anglican] James Townsend, l’existence des
pauvres répond à une loi naturelle. C’est parce qu’il
Gare de Chengdu (Sichuan). Des membres du Groupement
des employées de maison du Sichuan en partance pour Pékin.
y a des pauvres que l’on trouve des gens “pour remplir les fonctions les plus serviles, les plus sales et les plus
vulgaires de la communauté. […] Les personnes plus délicates sont ainsi libérées de ce dur travail et peuvent vaquer
à des tâches plus élevées sans être dérangées.”
Quelles que soient les incitations, il n’y aurait sans
doute pas, si les disparités sociales n’étaient pas aussi
importantes, autant de jeunes femmes désireuses d’aller nourrir de leur lait un petit être complètement
inconnu en abandonnant leur propre bébé pleurant
de faim. En fait, cette situation présente surtout
l’avantage de permettre de juger directement de
l’étendue du fossé entre pauvres et riches à travers
l’essor ou le déclin de l’activité économique de nourrice allaitante.
Fan Yanbing
AFRIQUE DU SUD NOIRS ET MILLIONNAIRES
D’une étude à l’autre, on voit grossir
le nombre des Noirs fortunés, constate
le Sunday Times de Johannesburg.
’est essentiellement grâce au Black
Economic Empowerment (BEE), programme d’émancipation économique destiné aux Sud-Africains noirs, que le pays
compte depuis l’année dernière 5 880 nouveaux millionnaires en dollars. “En 2005,
la croissance des millionnaires en dollars
en Afrique du Sud a été phénoménale :
15,9 %, bien au-dessus du taux mondial de
6,5 %”, souligne Patrick McLaughlin, le
porte-parole aux Etats-Unis de Capgemini,
à l’origine avec Merrill Lynch du World Wealth
Report [Rapport mondial sur la richesse].
Les nouveaux millionnaires ont rejoint les
C
rangs des superriches sud-africains, parmi
lesquels les hommes d’affaires milliardaires
Jonathan Oppenheimer, Johann Ruper t,
Patrice Motsepe et Tokyo Sexwale. Ces nouveaux entrants viennent de faire passer le
nombre de Sud-Africains millionnaires en
dollars à 42 883, selon les chiffres du rapport, contre 25 000 en 2002.
Parmi les nouveaux élus, on compte des promoteurs immobiliers, des courtiers en Bourse,
des investisseurs immobiliers ou encore des
experts en technologies de l’information, mais
aussi d’anciens fonctionnaires et des hommes
politiques proches de l’ANC (Congrès national africain), le parti au pouvoir. Toujours selon
le rapport 2006 de Capgemini et Merrill Lynch,
le continent africain compte 83 000 millionnaires en dollars, qui totalisent une fortune
de 800 milliards de dollars [630 milliards d’euros], et la moitié d’entre eux vivent donc en
Afrique du Sud. Le pays se classe quatrième
sur la liste des pays enregistrant la croissance
la plus rapide des millionnaires, derrière la
Corée du Sud, l’Inde et la Russie.
Le magnat de l’exploitation minière Mzi Khumalo, l’un des premiers bénéficiaires du phénomène, aurait engrangé 1 milliard de rands
[112 millions d’euros] dès 2002 au cours
d’une seule opération. Patrice Motsepe, jadis
lui aussi dans l’extraction, a amassé en dix
ans autant d’argent que Raymond Ackerman,
le PDG de la chaîne de magasins Pick’n Pay,
en quarante années de labeur. Pour l’économiste de Johannesburg Mike Schussler, c’est
la solidité du rand qui a permis à de nombreux
Sud-Africains de devenir millionnaires : en
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2002, explique-t-il, il fallait 9,5 millions de rands
pour avoir 1 million de dollars, contre 6,4 millions en 2005. “Sans compter le dynamisme
du marché des actions et la hausse de l’immobilier, grâce auxquels beaucoup d’avoirs
financiers et de portefeuilles d’investissement
se sont envolés”, ajoute l’économiste.
Les Sud-Africains qui ont accumulé une fortune ne sont pas tous dans les affaires. L’ancienne star du foot, Lucas Radebe, engrange
ainsi près de 1 million de livres [1,5 million d’euros] par an depuis qu’il est capitaine
du club anglais de Leeds United. Et le champion sud-africain de cricket Makhaya Ntini,
qui a débuté sa carrière il y a plus de dix ans,
devrait gagner cette année quelque 1,5 million de rands [170 000 euros].
Simpiwe Piliso, Sunday Times, Johannesburg
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En Floride, le fondateur
de Domino’s Pizza a décidé
de consacrer sa fortune
à l’édification d’une ville
entièrement catholique.
Elle répondra au doux nom
d’Ave Maria et le préservatif
n’y aura pas droit de cité.
Maria. Selon la rumeur, seuls les catholiques auront
droit de cité dans la ville et tout média vantant les plaisirs de la chair y sera censuré.Tom Monaghan compte
en effet contrôler tout ce qui sera vendu dans la ville,
empêcher les chaînes de télévision d’y diffuser des
émissions interdites aux moins de 18 ans, les marchands de journaux de proposer des magazines
pornographiques et les pharmacies de vendre des
contraceptifs. Celui que l’on surnomme “le pape de la
pizza” ne peut s’en prendre qu’à lui-même si de telles
rumeurs circulent autour de son projet. Certes, il reste
mesuré dans ses déclarations publiques, mais il n’a pas
THE INDEPENDENT
Londres
Photos Ave Maria/Sipa
U
n beau jour, alors que le soleil de
Floride aura dardé ses premiers
rayons, votre incrédulité se muera
en stupéfaction. Devant vous,
comme plantée dans le sol fertile par Dieu le Père lui-même,
se dressera la ville la plus propre
et la plus belle que vous ayez
jamais vue. En son cœur s’élèvera un crucifix de
20 mètres de haut, le plus imposant des Etats-Unis.
Bienvenue à Ave Maria, une ville encore invisible,
mais dont la construction a déjà commencé. Les travaux des premières routes et infrastructures ont
démarré au mois de février et, si tout se passe comme
prévu, ses 11 000 villas flambant neuves seront habitables fin 2007. Il y aura également une université
conçue pour accueillir quelque 5 000 étudiants au
visage lisse et frais et, de préférence, catholiques.
Située à la lisière du parc national des Everglades,
Ave Maria est l’œuvre d’un certain Tom Monaghan,
un fervent catholique qui a fait fortune en créant la
chaîne de restauration rapide Domino’s Pizza et qui,
depuis qu’il a lu un livre de C.S. Lewis, en 1989, s’est
donné pour mission de propager sa foi.
Tom Monaghan a commencé à investir dans des
œuvres catholiques il y a près de vingt ans. Après avoir
vendu ses parts de Domino’s Pizza en 1999 pour 1 milliard de dollars, il a encore intensifié ses activités philanthropiques. Il a financé de nombreuses associations
catholiques, en particulier celles qui s’opposent au
contrôle des naissances et militent contre l’avortement.
Sa générosité a été telle qu’au début des années 1990
les organisations féministes ont appelé au boycott de
Domino’s Pizza. Mais elles n’ont pas été suivies.
Parmi tous les projets soutenus par Tom Monaghan, aucun n’a suscité autant d’émoi que celui d’Ave
Un projet
applaudi
par Jeb Bush
en personne
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fait grand-chose pour contredire ses détracteurs.Voilà
par exemple ce qu’il a déclaré récemment à l’hebdomadaire Newsweek à propos de son grand projet : “Je
crois que toute l’histoire de l’humanité consiste en une grande
bataille entre le bien et le mal. Et je veux y participer.” Il
a également expliqué qu’en finançant sa nouvelle ville
avec 250 millions de dollars tirés de sa fortune personnelle, il ne faisait qu’accomplir “la volonté de Dieu”.
Et pour couronner le tout, il y a le discours de Nicholas Healey, l’homme choisi par Tom Monaghan pour
être président de l’université d’Ave Maria, la première
université catholique qui sera construite aux EtatsUnis depuis quarante ans. Lors de l’inauguration du
chantier de l’université, Nicholas Healey s’est en effet
étendu sur le thème de la dégénérescence morale de
l’Occident. “A en juger par la chute libre de son taux de
natalité, l’Europe ne croit même plus en l’avenir… Or
les enfants sont une marque d’espoir et le fruit de notre obéissance à l’ordre divin de croître et de nous multiplier.”
Tom Monaghan a d’abord voulu construire la ville
et son université à Domino’s Farms, dans le Michigan, à l’endroit où il a édifié le siège de sa chaîne de
restauration rapide. Mais les autorités locales lui ont
refusé le permis de construire. Il s’est alors rabattu
sur le sud des Etats-Unis, la Floride. Lorsque le milliardaire a acheté les 2 500 hectares qui deviendront
bientôt Ave Maria, il a été applaudi par le gouverneur de Floride, Jeb Bush, en personne. Celui-ci a
même assisté à l’inauguration du chantier en février,
et vanté Ave Maria comme un lieu “où s’uniront la
foi et la liberté”.
Né en 1947 à Ann Harbor, dans le Michigan,Tom
Monaghan a été élevé par sa mère, célibataire, et par
les religieuses de son école, qui ont semé chez lui les
premières graines de la foi. Alors qu’il était encore
étudiant, il a acheté avec son frère une minuscule pizzeria baptisée DomiNick’s Pizza dans la petite ville
d’Ypsilanti. Son frère lui a plus tard cédé sa part de
l’affaire, laissant Tom transformer seul l’entreprise en
un véritable empire qui compte aujourd’hui plus de
6 000 établissements dans le monde entier.
Tom Monaghan s’est ensuite marié, est devenu le
père de quatre enfants et a commencé à collectionner tous les symboles de la réussite. Il y a d’abord
eu le yacht, puis la Bugatti Royale de collection – l’un
des six exemplaires qui existent dans le monde – et ce
qui est peut-être son plus beau trophée : l’équipe de
base-ball des Detroit Tigers, qu’il s’est offerte en 1983.
Tout en accumulant les signes extérieurs de richesse,
il n’a cessé de montrer des preuves de sa foi. Il s’est
rendu à Rome en 1987 pour recevoir la bénédiction
de Jean-Paul II, puis il a fondé Legatus, un club
regroupant les chefs d’entreprise américains dési-
Plan d’ensemble de la future université Ave Maria. Un des bâtiments.
Aux Etats-Unis,Tom Monaghan, qui a bâti sa fortune
avec Domino’s Pizza, est surnommé le “pape de la pizza”.
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Andrew Sacks/TimeLife-Getty Images
Un pizzaiolo très catholique
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Trop d’argent ? Choisissez une noble cause, si possible
assez loin de votre business, pour qu’il n’y ait aucun conflit gênant.
Et donnez vos millions sans barguigner.
Andrew Sacks/TimeLife-Getty Images
Singapour : riche malgré lui
Dans son bureau du 61e étage
du Republic Plaza, au cœur de Singapour,
Kwek Leng Beng expose un kalachnikov plaqué
or, cadeau de son partenaire saoudien, le
prince Al-Walid, pour fêter leur rachat
du Plaza, en 1995. Le magnat singapourien
dirige le groupe Hong Leong et possède
88 hôtels dans le monde. Selon le magazine
Argent, pouvoir et famille
Forbes, sa fortune s’élèverait à 4 milliards
de dollars. Lorsque son père, le fondateur
de l’empire, l’a appelé pour lui succéder,
il a d’abord fui en Malaisie.
Finalement, l’héritier est revenu à Singapour
pour gravir peu à peu les échelons
du groupe avant d’en prendre les rênes,
en 1990.
“Nasser Al-Khorafi est l’homme le plus riche
du Koweït et le deuxième Arabe le plus riche
après le prince Al-Walid [voir p. 31]”,
indique le quotidien panarabe Al-Hayat.
“La valeur boursière de son groupe augmente
constamment. Il faut dire qu’il a remporté
une bonne part des offres publiques relatives
aux infrastructures que le gouvernement
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koweïtien a lancées récemment avec l’argent
edu boom pétrolier.” Ses relations familiales
ne seraient pas étrangères à sa bonne
fortune : son frère Jassem vient d’être réélu
au poste de président du Parlement,
qu’il occupe pour le compte de l’émir.
Pour l’opposition, il incarne tous les travers
d’une classe politique corrompue.
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Dan Wagner/AP-Sipa
les grands cœurs
reux de promouvoir les enseignements catholiques.
Mais c’est en 1989, après avoir lu l’ouvrage Voilà pourquoi je suis chrétien de C.S. Lewis, que Monaghan a
décidé de mettre ses principes à exécution. Dans ce
livre, l’écrivain irlandais explique que le plus grand
péché de l’homme est le péché d’orgueil.Tom Monaghan a alors décidé de se retirer des affaires pour mieux
se consacrer à la religion. Il a tout de même repris ses
fonctions deux ans plus tard, car sa fortune commençait à diminuer, mais sans renier son objectif principal : défendre les valeurs catholiques.
“S’il veut construire une ville et encourager des personnes ayant les mêmes idées que lui à s’y installer, il n’y
a rien à redire à cela”, estime Howard Simon, président de l’American Civil Liberties Union, la grande
association américaine de défense des libertés, basée
en Floride. “Là où le bât blesse, c’est qu’il compte exercer une autorité sur la vie des gens.”
La tempête de protestations soulevée par le projet a été telle que le conseiller juridique de l’Etat de
Une procession sur le site du chantier, lors de la pose de la première
pierre de la future université.
“Beaucoup
d’idées fausses
circulent
sur ce projet”
Floride, Charlie Crist, a été contraint de voler à la
rescousse de Monaghan. “Une communauté a le droit
de vouloir offrir un environnement sain à ses membres,
a-t-il déclaré. Ceux qui ne sont pas d’accord avec cette
idée ont le droit de se plaindre devant les tribunaux et
d’exposer leurs griefs à un juge.”
Depuis, Tom Monaghan et ses associés font la
tournée des plateaux de télévision, clamant qu’ils
ont été incompris. Le fondateur de Domino’s Pizza
L’homme qui valait 30 milliards
Carlos Slim Helú est riche, très riche,
le plus riche d’Amérique latine.
A 65 ans, ce Mexicain d’origine libanaise
est à la tête d’une fortune estimée
à 30 milliards de dollars.
Parti de rien, il a bâti son empire
grâce aux télécommunications.
Sa soif de réussite lui a valu le surnom
a confirmé qu’il comptait exercer une autorité sur
le campus universitaire pour empêcher la pornographie d’y entrer et les préservatifs d’y être vendus.
Mais il a expliqué que sa ville serait exactement
comme toutes les autres villes américaines : libre
et ouverte. “Il y a beaucoup d’idées fausses sur ce projet. Je n’ai pas vraiment une vision pour la ville. En
revanche, j’ai une vision pour l’université”, a déclaré le
milliardaire dans l’émission Good Morning America,
sur la chaîne ABC. “Notre but n’est pas de créer une
ville coupée du monde”, a-t-il expliqué, avant d’ajouter : “Nous nous attendons même à ce qu’il y ait des
synagogues et des églises baptistes. Il n’y aura aucune discrimination envers qui que ce soit.”
Ave Maria n’accueillera pas ses premiers habitants
avant au moins un an, et ce n’est qu’à ce moment
que nous saurons si les assurances tardives de son
fondateur seront respectées. Mais une chose est sûre,
un beau jour, un jeune étudiant de l’université d’Ave
Maria annoncera qu’il est gay, et une boîte de préservatifs fera son apparition dans l’une des stationsservice de la ville. Ce jour-là,Tom Monaghan risque
bien d’avaler sa pizza de travers.
David Usborne
Les boulangers ont des écus
de “roi Midas”, en raison du sixième sens
qu’il semble posséder pour savoir
où il y a de l’argent à gagner.
Mais Carlos Slim n’oublie pas
d’où il vient et a lancé un projet baptisé
Impulser le développement économique
de l’Amérique latine, qui vise à aider
la construction d’infrastructures.
Faut-il être frères pour réussir en Pologne ?
En tout cas, depuis l’ouverture de leur
première pâtisserie, en 1979, Jozef et Marian
Koral sont devenus les premiers fabricants
de glaces du pays (30 % du marché). Ils
occupent la 42e place au classement des
Polonais les plus riches (140 millions
d’euros). Ces rudes montagnards ne parlent
COURRIER INTERNATIONAL N° 822-823-824
26
DU 3 AU 23 AOÛT 2006
jamais à la presse et se contentent d’articles
sur leurs généreuses donations à l’Eglise.
Ils ont pourtant une faiblesse : ils viennent
de découvrir les Maybach, des bijoux
manufacturés avec soin à Stuttgart.
Ils rejoignent ainsi le club fermé
des amateurs – souvent moyen-orientaux –
de ces voitures.
(Przekroj, Varsovie)
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Privatiser la forêt
amazonienne ? Facile
FOLHA DE SÃO PAULO
São Paulo
E
n dehors de quelques membres
de la jet-set et d’une poignée de
lecteurs assidus de magazines
people, les Brésiliens n’avaient
jamais entendu parler de Johan
Eliasch. Ce richissime AngloSuédois a acheté un immense
espace en Amazonie. Si l’affaire a été conclue en octobre 2005, elle n’a été révélée qu’en mai 2006 par le quotidien londonien The
Times, ce qui a attiré l’attention du pays tout entier.
La parcelle se compose
de deux propriétés, la
plus grande se trouve à
Maricoré, la seconde, à
Itacoatiara, deux communes de l’Etat d’Amazonas [dont la capitale est
Manaus]. L’ensemble représente 160 000 hectares, soit l’équivalent de
la superficie du Grand
Londres. Officiellement,
Eliasch entend ainsi préserver la forêt tropicale.
Mais, comme il l’a luimême expliqué, son projet est en fait beaucoup
plus ambitieux et il suscite bien des polémiques.
Car ce dont rêve le milliardaire, c’est de modifier le protocole de Kyoto, l’accord international
de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Eliasch voudrait que
les propriétaires de forêts
puissent eux aussi recevoir des permis d’émission – ces “droits de polluer”, dont bénéficient les
industries émettrices de gaz à effet de serre et qui
s’échangent dans des Bourses spécialisées. Aujourd’hui, seuls ceux qui procèdent au reboisement ont
droit à ces permis.
Johan Eliasch, propriétaire du groupe Head, spécialisé dans les articles de sport, est à la tête d’une fortune personnelle estimée à 520 millions d’euros et
compte bien tirer profit de son action pour la sauvegarde de l’environnement. Son engagement au Brésil n’est donc pas uniquement celui d’un amoureux
de la nature. Agé de 44 ans, né à Stockholm et habitant Londres, Johan Eliasch vit depuis 2002 avec Ana
Paula Junqueira, une Brésilienne originaire de São
Paulo, qui a tenté de faire carrière dans la chanson
avant de se tourner vers la politique. Candidate à la
députation en 1994 et 2002, elle a été battue les deux
fois et est aujourd’hui secrétaire générale de l’Association brésilienne pour les Nations unies. “Elle se
montre très soucieuse de l’environnement, évoque sans cesse
la beauté de la forêt et les horreurs que celle-ci subit. Son
influence a été décisive”, explique Eliasch.
Grâce à sa compagne, l’entrepreneur a beaucoup
d’amis bien placés au Brésil. “Elle connaît tout le
monde”, s’amuse Eliasch. Leurs relations sont également politiques. Eliasch – vice-trésorier du Parti
conservateur britannique, auquel il a prêté des fonds –
raconte que, pour mener à bien son investissement
en Amazonie, il a, entre autres, reçu l’“aide précieuse”
du gouverneur de l’Etat d’Amazonas, Eduardo Braga.
“Tous les politiques se sont montrés extrêmement obligeants
et ont parfaitement compris mon projet.”
La forêt privée du Suédois a été acquise auprès du
groupe américain GMO Renewable Resources, qui
contrôlait la scierie Gethal. Sitôt l’affaire conclue,
Eliasch a licencié 1 000 salariés de l’entreprise pour
n’en conserver que 120, dont des agents de sécurité
et du “personnel de terrain”, afin d’éviter le déboisement. Il n’a pas révélé le montant de la transaction,
mais les médias britanniques parlent de 11 millions
d’euros. Eliasch estime
pour sa par t que les
400 millions d’hectares
de la forêt amazonienne
peuvent être acquis pour
12 milliards de dollars.
Et il mène campagne
pour que d’autres étrangers, hommes politiques
et célébrités internationales, suivent son
exemple. “J’ai reçu des
centaines de demandes de
personnes qui disent vouloir acheter des terres en
Amazonie et qui ne savent
pas comment s’y prendre.
Ce qui compte, c’est que ce
mouvement ne soit pas
considéré comme un déferlement d’étrangers venus
acheter un morceau du
Brésil. Il s’agit bien de
contribuer à la préservation de la forêt. Nous ne
sommes pas des colons”,
affirme Eliasch.
Pragmatique, il envisage
d’exploiter sa forêt pour
en tirer de nouvelles sources de revenus. “Médicaments alternatifs, huiles essentielles, produits de la biodiversité, etc.” A cet effet, il a contacté le docteur Drauzio Varella, qui dirige le projet de recherche de
l’université de São Paulo sur les plantes médicinales
amazoniennes. Et il semble l’avoir convaincu. “Il m’a
paru sérieux et bien intentionné, raconte Varella. Je lui
ai décrit nos méthodes de travail, les technologies utilisées. Il m’a affirmé qu’il voulait œuvrer pour le développement durable, faire des recherches sur les huiles minérales, afin de rendre cette région viable économiquement
tout en préservant la forêt.”
Eamonn McCabe/The Guardian
Johan Eliasch vient d’acquérir
deux immenses parcelles en plein cœur
de l’Amazonie. Ce millionnaire,
qui dit vouloir sauver le poumon
de la planète, milite pour que d’autres
lui emboîtent le pas.
PAYS-BAS
LE CLUB DES
HÉRITIÈRES
Protéger
la forêt vierge,
ça peut
rapporter gros
COURRIER INTERNATIONAL N° 822-823-824
Aux Pays-Bas, des femmes soudainement riches
ont formé un club. Pour discuter investissements
mais aussi bonnes œuvres.
uand on devient riche, on mène une tout autre vie,
remarque Margriet Jansen. On a des contacts que
l’on n’aurait pas sinon. Il faut parler à la banque, au gérant
de patrimoine, aux services des impôts, au comptable,
au notaire.” Mme Jansen a gagné 1,6 million de florins
lorsqu’elle a vendu ses parts de l’entreprise familiale.
“Il y a vingt ans, c’était une somme colossale.” Elle a
alors acheté une maison, investi une partie de sa fortune et donné à des œuvres de bienfaisance. Des
démarches auxquelles elle avait déjà réfléchi. Car, pour
se préparer à sa richesse, elle avait rejoint Les Héritières,
un club d’une quinzaine de femmes fortunées où l’on
parle de tout ce qui a rapport à l’argent, mais aussi de
questions sociales. “J’ai moi-même grandi dans l’opulence, explique Margriet Jansen. Mes parents vivaient
dans une modeste maison mitoyenne, puis ils sont devenus riches. Le reste de la famille ne s’est pas enrichi,
j’ai donc appris à évoluer dans les deux mondes. Mais,
quand on fait un gros héritage du jour au lendemain, c’est
plus embêtant. Certaines personnes se sentent encombrées par cet argent. Je connais des femmes qui sont
très riches sans que leur entourage soit au courant.”
Le club des Héritières fête ses 20 ans cette année. Ses
membres n’ont plus grand-chose à apprendre sur le plan
financier, mais elles se réunissent encore cinq fois
par an. “Quand on déjeune tranquillement avec quelqu’un, on ne dit pas : il faut que je décide où je vais
investir 1 million d’euros. Avec une personne riche, on
peut. C’est agréable. Car se demander où l’on va investir 1 million d’euros est peut-être un problème de luxe,
mais cela reste un problème.” Les Héritières se soutiennent aussi lorsque l’une est en conflit avec sa
banque, par exemple. “J’ai appris que l’on peut négocier avec les banques”, s’amuse Mme Jansen.
Plus les membres du club des Héritières avancent en
âge, plus est importante la fortune qu’elles auront à
transmettre. Mais la plupart d’entre elles souhaitent
aussi s’engager pour soutenir des bonnes œuvres.
C’était là l’idée de Marjan Sax, la fondatrice des Héritières. Dans les années 1970, alors qu’elle avait une
vingtaine d’années, elle a hérité de l’équivalent de plus
de 1 million d’euros. Militante au sein des mouvements
étudiants et féministes, elle ne savait que faire de
cet argent. “L’argent, c’était synonyme de capitalisme,
raconte-t-elle. J’ai donc gardé le secret. L’argent était
placé et j’essayais de ne pas y penser.” Jusqu’à ce
qu’elle se rende compte qu’elle pouvait l’utiliser pour
mettre en œuvre des changements sociaux. Elle a fondé
Mama Cash, un organisme de financement en faveur
des droits des femmes. Aujourd’hui, Mama Cash s’intéresse surtout à des projets à l’étranger. Mais, pendant des années, l’association est intervenue aux PaysBas en tant que caution pour des femmes entrepreneurs
qui ne pouvaient obtenir de crédit auprès des banques.
Marjan Sax accordait des prêts sans intérêt à Mama
Cash. Presque personne ne savait d’où venait l’argent.
“Je mentais, l’air impassible, en prétendant qu’une
femme riche anonyme nous soutenait.” En 1986, elle
a révélé qu’elle était cette femme mystérieuse et qu’elle
voulait rencontrer des héritières sur la même longueur
d’onde qu’elle. C’est ainsi qu’a vu le jour le premier
club des Héritières, dont faisait aussi partie Margriet
Jansen. Depuis, des groupes semblables ne cessent
de voir le jour.
NRC Handelsblad, Rotterdam
Q
Fabio Victor
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DU 3 AU 23 AOÛT 2006
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les grands cœurs
Et son patrimoine est deux fois plus important
que la totalité de l’aide au développement
dégagée par les Etats-Unis en 2005, poursuit
le site. Ce qui n’a pas empêché le jur y du
Prince des Asturies de justifier sa décision en
arguant du fait que “les actions de Bill et
Melinda Gates constituent une aide précieuse
pour la coopération internationale et une référence éthique qui doit inspirer tous ceux qui
ont des responsabilités et les moyens de combattre les inégalités dont souffrent des millions de personnes”. Rien que ça ! Mais, pour
Rebelión, la vérité est ailleurs. “Selon la loi
en vigueur aux Etats-Unis, chaque dollar donné
est non imposable. Ce qu’a fait la famille
Gates, c’est échapper à l’impôt.”
Et de conclure laconiquement en rappelant
que le premier prix Coopération attribué en
1992 le fut à Nelson Mandela. “Nos sociétés
changent. Le prince Philippe de Bourbon
explique qu’il souhaite que ces prix soient
la reconnaissance par le peuple espagnol
d’une grande œuvre mondiale. Comprenez :
50 000 euros pour Bill Gates…”
(D’après <www.rebelion.org>, Madrid)
Où est Bill ? Les onze fondateurs de Microsoft à Albuquerque (Nouveau-Mexique) en 1978.
De gauche à droite. En haut: Steve Wood, Bob Wallace, Jim Lane. Au milieu: Bob O’Rear, Bob Greenberg,
March McDonald, Gordon Letwin. En bas : Bill Gates, Andrea Lewis, Marla Wood, Paul Allen.
■ “L’homme le plus riche du monde reçoit un
prix de 50 000 euros qui récompense le fait
qu’il est… l’homme le plus riche du monde.”
Le journal en ligne espagnol Rebelión, qui ne
cache pas ses sentiments procastristes,
s’exaspère de la remise du prix Prince des
Asturies, catégorie Coopération, au président
de Microsoft en mai dernier. “Le seul mérite
de Bill Gates et de son épouse Melinda est
d’avoir fait des dons qui dépassent les 10 millions de dollars ces cinq dernières années”,
estime Pascual Serrano, directeur éditorial
de Telesur, la chaîne info mise en place par
Hugo Chávez.
Pour Rebelión, la fondation Prince des Asturies, qui remet des prix considérés comme
les plus impor tants du monde hispanique,
fait fausse route. “Elle conver tit le couple
Gates en plus grands philanthropes du
monde. Si, par philanthropie, on entend, avec
l’Académie royale de la langue, l’amour du
genre humain, nous découvrons donc que la
fondation mesure cet amour en dollars.”
La fortune de Bill Gates équivaut au PIB du
Honduras, du Nicaragua et du Panamá réunis.
AP-Sipa
ÉTATS-UNIS GATES, L’AMOUR DES AUTRES ET… DES DOLLARS
Des chiffres et beaucoup de lettres
DAGENS NYHETER
Stockholm
C
’est vraiment formidable !” En refermant le
manuscrit, Sigrid Rausing ne cache pas son
enthousiasme. “Il s’agit d’un livre sur Ingmar
Bergman, la description fascinante d’un grand
névrosé et d’un visionnaire prodigieux. Il sortira probablement l’année prochaine, je crois que ce sera
un succès.” Derrière elle, dans son bureau avec vue sur
les toits du quartier londonien de Notting Hill, sont
alignés des dossiers auxquels elle a consacré les dix
dernières années de sa vie : “Chinese Working Women’s
Network”,“Kurdish Human Rights Project”,“Amnesty
International”,“Human Rights Watch”…
Au fil des années, Sigrid Rausing a donné près de
110 millions d’euros à des mouvements démocratiques, à des organisations de défense des droits des
femmes et autres œuvres caritatives. Après avoir été
l’un des philanthropes les plus généreux du RoyaumeUni, c’est aujourd’hui l’un des éditeurs les plus
influents du pays. Son rôle est tel que The Guardian
se demande si ce n’est pas cette Suédoise inconnue
du public qui “sauvera la littérature britannique”. En
mars de l’année dernière, Sigrid Rausing et son époux,
le producteur Eric Abraham – qui a reçu un oscar
pour le film de Jan Sverák Kolya –, lançaient la maison d’édition Portobello Books avec l’éditeur de renom
Philip Gwyn Jones. En octobre, elle achetait la prestigieuse revue Granta et la maison d’édition Granta
Books. “Je m’intéresse à Granta depuis le début des
années 1980, explique-t-elle. J’ai découvert la revue
en même temps que je découvrais le féminisme.”
Sigrid Rausing parle suédois avec une pointe d’accent britannique, souvenir de ses années passées en
Angleterre. Elle est discrète, vêtue d’une façon simple
mais élégante. La nouvelle propriétaire de Granta
n’entend pas rester passive. Elle n’est pas, comme un
journal britannique l’a suggéré, une de ces héritières
pleines aux as qui veulent “faire dans la culture”.
Comment devient-on mécène de la littérature lorsqu’on doit sa fortune aux briques de lait ? Voilà cinquante-quatre ans, le grand-père de Sigrid, Ruben Rausing, écrivait les premières pages de la saga Tetra Pak.
Son père, Hans Rausing, dirigeait l’entreprise. Sigrid
a grandit à Lund [dans le sud de la Suède]. “On nous
considérait d’une manière spéciale. Le capitalisme provoquait une réelle hostilité dans les années 1970 ; il était vu
comme une façon de se prostituer. Les gens avaient l’image
Daniel Finch/Financial Times-REA
Héritière du géant suédois Tetra Pak,
Sigrid Rausing a racheté la revue
Granta. D’aucuns la voient comme
le sauveur de l’édition britannique.
Sigrid Rausing, philanthrope et discrète.
COURRIER INTERNATIONAL N° 820
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d’un gros bonhomme avec un chapeau haut de forme et un
cigare. Mon père était quelqu’un d’excentrique, mais aussi
de cultivé. Il n’avait rien de la caricature du capitaliste.”
Sigrid Rausing aurait pu faire carrière au sein de l’entreprise, mais elle a choisi, comme son père et ses
frères et sœurs, de vendre ses parts à son oncle.
Elle s’éveille à la politique, vers l’âge de 12-13 ans.
A 17 ans, elle adhère à Amnesty International et part
étudier à Londres. Après avoir obtenu un diplôme d’histoire, elle s’oriente vers l’anthropologie ; en 1993, pour
préparer sa thèse, elle s’installe dans un ancien kolkhoze
estonien. “Quand le Mur est tombé, je me suis intéressée à
la façon dont les différents groupes ethniques de l’Union
soviétique tentaient de se réapproprier leur culture. Comment ils vivaient leur différence dans la nouvelle réalité et
comment leur démarche était profondément enracinée dans
les concepts soviétiques d’ethnicité et d’appartenance.”
Lorsque le propriétaire de Granta, Rea Hederman
– qui possède également la revue littéraire et politique
The New York Review of Books –, décide de vendre sa
maison d’édition, au printemps 2005, il se fait connaître
auprès de Sigrid Rausing et de son mari. “On y a réfléchi tout l’été. Finalement, je me suis dit qu’il fallait que je
le fasse. C’est une maison d’édition fantastique, dont le catalogue est impressionnant.”
Sa vie d’éditrice ne lui laisse aucun répit. Elle veut
transférer Granta dans le quartier de Notting Hill,
créer un nouveau concept de librairie et lancer une
maison d’édition dédiée à la jeunesse. En 2007, elle
sélectionnera parmi un panel de 80 auteurs les jeunes
écrivains américains les plus prometteurs à intégrer
au célèbre catalogue de Granta. Mais, auparavant, elle
va éditer la biographie d’Ingmar Bergman qui vient
de l’enchanter, The Director, écrite par le Suédois
Alexander Ahndoril. La multimilliardaire suédoise est
en train de réaliser le rêve de sa vie. “Ce rêve se rapproche de l’idée de la pêche, même si je ne pêche pas. On
lance un hameçon dans l’eau, on attend et on voit si ça
mord. Je pense aux livres qui émergeront peut-être. Des
livres exceptionnels, extraordinaires.”
Caspar Opitz
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Le comptable philanthrope
Warren Buffett lègue
des milliards de dollars
aux bonnes causes. Il pourrra
quand même s’acheter des
hamburgers, son plat préféré.
THE GUARDIAN
Londres
Organ F. Ellingvag/Corbis
S
i quelque chose empêche le
deuxième homme le plus riche du
monde de dormir, dans sa résidence d’Omaha (Nebraska), c’est
la certitude qu’un holocauste
nucléaire va détruire la planète.
Warren Buffett est convaincu que
le monde court à la catastrophe,
la seule variante de l’équation étant la date du big bang.
Ce milliardaire de 75 ans adore expliquer que, plus
la population s’accroît, plus le nombre de “méchants”
augmente. Et que, selon les lois de la probabilité, l’un
d’eux finira un jour par mettre la main sur une bombe
atomique. “C’est extrêmement déprimant. Ça va se produire, c’est inévitable. Je ne vois pas comment on pourrait
y échapper”, a-t-il déclaré lors d’une interview. “On
ne peut pas se débarrasser des connaissances. On peut tenter de contrôler les informations, mais on n’éliminera jamais
l’intention. C’est le grand problème de l’humanité.”
Ce personnage aimable et bavard, qui a un penchant pour le Coca-Cola cherry et les hamburgers, est
célèbre aux Etats-Unis pour ses discours informels.
Surnommée le Woodstock du capitalisme, l’assemblée
annuelle de son groupe, l’empire Berkshire Hathaway,
attire régulièrement 20 000 personnes. Buffett refuse
d’utiliser les ordinateurs sauf pour jouer au bridge et
il communique ses idées par le biais d’un courrier
annuel adressé à ses actionnaires. Dans celui de l’année dernière, il citait Mark Twain, Benjamin Franklin
et le légendaire joueur de base-ball Hank Greenberg.
Buffett aime à dire qu’il est très facile de faire fortune :
“Règle numéro un : ne jamais perdre d’argent. Règle numéro
deux : ne jamais oublier la première règle.” Derrière un
style populiste, Buffett est indubitablement un homme
de chiffres : sa fortune, bâtie sur les compagnies d’assurances, s’élève à 44 milliards de dollars, et ses décisions sont fondées sur des analyses objectives, rationnelles et quantitatives.
Au mois de juin, il a surpris une grande partie de
son entourage en annonçant un don de plus de 30 milliards de dollars à la fondation caritative de son ami Bill
Gates, la Bill & Melinda Gates Foundation. Jamais
auparavant il n’avait manifesté d’intérêt pour les maladies touchant les pays en développement ni pour le
financement de l’éducation d’enfants défavorisés.
Pourtant, Roger Lowenstein, son biographe, souligne que ce don cadre parfaitement avec l’attitude
méthodique et détachée dont Buffett a fait preuve tout
au long de sa carrière.“Sa manière d’aborder la philanthropie est très proche de sa façon de gérer ses actions : il
concentre ses dons là où ils auront le plus d’effet. Il n’est pas
du style à distribuer son argent ‘par-ci par-là’.” C’est également l’avis d’Andy Kilpatrick, qui a lui aussi écrit des
livres sur le milliardaire : “Buffett est la personne la plus
Il donne
des milliards
comme il gère
ses actions :
rationnellement
rationnelle qui soit. Il s’est simplement dit que la fondation de Bill Gates était le lieu le plus logique pour placer son
argent.” Gates a offert à Buffett un livre de 892 pages
sur les conséquences du sida, de la tuberculose et du
paludisme. Le “sage” d’Omaha a refusé de le lire : l’important pour lui était simplement que son argent soit
dépensé à bon escient.
Buffett est né en 1930 dans le Nebraska. Son père
était courtier et il a été élu député sur une plate-forme
républicaine décrite comme étant “à la droite de Dieu”.
Le jeune Warren a effectué sa première opération en
Bourse à l’âge de 11 ans. Adolescent, il a aussi distribué des journaux et complété ses économies en
ramassant des balles de golf égarées. Ces revenus lui
ont servi à acheter un terrain agricole qu’il a mis en
location. A l’université Columbia, il est tombé sous
l’influence de Benjamin Graham, un gourou de l’investissement qui lui a appris à rechercher des affaires
A l’assemblée générale de Berkshire Hathaway, les actionnaires
sont accueillis par une vidéo de Warren Buffet jouant du ukulélé.
En sous-titre :“L’année prochaine, on se les fera !”
COURRIER INTERNATIONAL N° 820
29
qui ne font pas parler d’elles mais qui marchent bien.
C’est ainsi qu’en 1962 il a racheté Berkshire Hathaway, une entreprise textile du Massachusetts, dont il
a réinvesti les bénéfices dans d’autres domaines, en
particulier dans les assurances.
L’empire Berkshire Hathaway s’étend aujourd’hui
à l’ameublement, à la confiserie et aux sous-vêtements.
Il possède des actions dans Coca-Cola, Gillette et The
Washington Post, ainsi qu’une participation majoritaire
dans la compagnie CE Electric, qui alimente 3,7 millions de foyers britanniques. Il a évité les secteurs
comme Internet, les biotechnologies et les télécommunications. Ses choix lui ont valu un succès phénoménal : depuis 1965, la croissance annuelle du
groupe est de 21,5 %. Une seule action Berkshire
Hathaway vaut aujourd’hui 92 000 dollars.
Buffett a des positions de gauche. Il a soutenu John
Kerry durant la dernière élection présidentielle, financé
Planned Parenthood, un groupe favorable à l’IVG, et
a critiqué George Bush pour avoir tenté de supprimer les droits de succession.
Dans sa vie privée, Buffett est anticonformiste. En
1952, il a épousé Susan, qui a dirigé son association
caritative jusqu’à sa mort, en 2004. Tout en restant
proches, les deux époux avaient passé un accord qui
a tenu vingt-cinq ans, en vertu duquel lui-même vivait
à Omaha avec une ancienne serveuse d’origine lettone, tandis que sa femme habitait San Francisco. Les
trois enfants de Buffett, Susie, Howard et Peter, n’hériteront que d’une modeste partie de sa fortune. Il
tient à ce qu’ils aient assez “pour faire ce qu’ils veulent mais pas [assez] pour ne rien faire”.
Ses propos sur les tendances du marché boursier
engendrent davantage d’analyses que ceux du président de la Réserve fédérale ou du ministre des Finances
américain. Quand l’ancien président chinois Jiang
Zemin s’est plaint de ne rien comprendre au marché boursier américain, Bill Clinton lui a adressé la
dernière lettre de Buffett à ses actionnaires.
DU 20 AU 26 JUILLET 2006
Andrew Clark
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les grands cœurs
Rupin, mais pas flambeur
On peut être plein aux as
et vivre discrètement.
John Caudwell s’habille
chez Marks & Spencer
et se coupe les cheveux tout
seul. Son avion et son hélico ?
Il les pilote lui-même.
FINANCIAL TIMES MAGAZINE
Londres
S
i vous rencontrez quelqu’un qui
pèse 3,3 milliards d’euros, continue à travailler douze heures par
jour et achète du jus d’orange en
promotion, une seule question
devrait vous venir à l’esprit : pourquoi ? “J’ai toujours pensé que le
travail apportait un réel équilibre”,
explique John Caudwell, qui a bâti sa fortune sur
les téléphones portables, en particulier sur la chaîne
de boutiques Phones 4u. “Je suis convaincu qu’il faut
connaître des difficultés pour apprécier les bonnes choses.”
Son jus d’orange ? Du Happy Shopper, qu’il achète
dans le magasin du coin, près de chez lui. “Je suis
comme tout le monde. Si je peux avoir de la qualité pour
un bon prix, pourquoi payer plus cher ?” ajoute-t-il.
Caudwell se coupe les cheveux à l’aide d’une tondeuse électrique de chez Boots [chaîne de pharmacies]. La première position de la tondeuse lui laisse
“juste la bonne longueur” sur le cuir chevelu. “Ça n’a
rien à voir avec l’argent, mais pourquoi perdre son temps
et payer quelqu’un 10 livres [environ 15 euros] quand on
peut le faire soi-même ?” C’est la différence entre ce
self-made-man et moi : personnellement, j’adore
perdre mon temps chez le coiffeur. Je le lui dis, et cela
le fait sourire. Pour lui, le temps est une denrée rare,
quelque chose d’exaspérant, d’insaisissable, qui vous
glisse entre les doigts quoi que vous fassiez.
Caudwell, 52 ans, a la minceur d’un lévrier et un
air plutôt intimidant. A en juger par ses dents toutes
de travers, il ne doit guère fréquenter les dentistes.
Son bureau est noir, simple et bien rangé, mais les
grandes photos accrochées aux murs trahissent sa
passion pour la puissance et la vitesse : un yacht qui
fend les flots, une moto qui prend un virage à la corde.
La plupart du temps, pour se rendre à son travail,
il pédale furieusement sur un vélo de course au
confort spartiate et parcourt une vingtaine de kilomètres en trois quarts d’heure. Il a même participé
à une course de charité, d’environ 3 680 kilomètres,
à travers l’Europe.
Je lui dis qu’il est un fonceur. “Ah oui, complètement,
cela fait partie de mon caractère. Ça peut paraître ridicule,
mais j’aime m’améliorer dans tout ce que je fais, que ce soit
en cuisine ou à vélo. Si d’autres y participent, cela ne fait
qu’ajouter un élément de compétition à l’activité. Mais je
suis également satisfait de me concurrencer moi-même.”
La compétition est une chose, mais n’oublions pas
que Caudwell vaut une considérable somme d’argent.
Quand on a tout, que reste-t-il ? “Vous avez raison,
et c’est pour cela que je me prive de certaines choses. Je
connais des gens bien moins riches que moi qui ont une
vingtaine de voitures à leur nom. Personnellement, je n’en
ai qu’une.” Quand je lui en demande la marque, il me
répond : “Une Bentley Continental GT.” Sa femme
conduit un break Diesel, leur voiture “de tous les jours”.
Caudwell est père de quatre enfants, le petit dernier a 5 mois, l’aîné 25 ans. Broughton Hall, sa magnifique résidence jacobéenne [de l’époque de Jacques Ier],
compte 65 pièces, mais il n’y emploie aucun domestique hormis une gouvernante et un jardinier, “juste le
strict nécessaire pour gérer un domaine de 12 hectares”.
“Dur mais juste”, l’épitaphe rêvée du milliardaire britannique. Dessin
de Ray Smith paru dans le Financial Times, Londres.
COURRIER INTERNATIONAL N° 822-823-824
30
Même pour acheter du champagne, il ne choisit pas
la facilité. Il trouve une bonne maison de champagne,
se rend en France avec des amis, négocie un prix
d’achat pour 1 000 bouteilles et rentre chez lui.
En imaginant la vitesse à laquelle 1 milliard de
livres me monterait à la tête et me mènerait directement vers une chaise longue en bord de mer, de belles
voitures, des femmes superbes et des champagnes millésimés livrés à ma porte, je lui demande s’il n’a pas
parfois l’impression de ne pas pleinement savourer
son succès. Après un assez long silence, il me répond :
“Non, vraiment, je ne crois pas. — Mais vous avez quand
même un jet. — Non, il ne faut pas croire tout ce qu’on lit
dans la presse”, me répond-il en faisant la grimace. Et
l’hélicoptère ? “Ce n’est qu’un petit Robinson, même pas
DU 3 AU 23 AOÛT 2006
LES RICHESp30-31
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un Chinook.” Nous revenons à la question du jet. “Il
a 25 ans et ce n’est pas vraiment un jet, simplement un
bimoteur.” Bien entendu, il les pilote tous les deux. En
revanche, il avoue que son magnifique yacht Sunseeker, dont on voit la photo au mur de son bureau,
et sa sublime demeure, qu’il a mis dix ans à rénover, sont “de vrais plaisirs”. Il n’a pas d’autres passetemps, si ce n’est des activités sportives très physiques,
comme le ski, ou en rapport avec la vitesse. Il n’a pas
le temps de lire les journaux, ni même de s’en soucier, et admet qu’il n’a “aucune idée de ce qui se passe
dans le monde”.
“Evidemment, j’ai largement assez d’argent pour le
restant de mes jours, je peux m’offrir ce que je veux. Mais
l’important, c’est d’être fier de ce qu’on fait, de ce qu’on
a réussi, et d’avoir encore des défis à relever. Pour moi, la
fortune, ce n’est pas nécessairement l’hédonisme ou les
divertissements, la voile, les voyages autour du monde. Je
ne dis pas que je ne voudrais pas faire ce genre de choses,
mais je ne peux pas me permettre de m’absenter trop longtemps. Je crois que j’ai besoin de mon travail, c’est une
question d’équilibre.”
De nombreux milliardaires sont avantagés dès la
naissance grâce à leur famille ou à leur éducation. Ce
ne fut pas le cas de John Caudwell. La maison où il a
grandi avec son frère, Brian, se trouve non loin de
la sienne. “Mon père a eu une attaque cérébrale quand
j’avais 14 ans, il est décédé quand j’en avais 18, et ma
mère s’est retrouvée seule à élever ses deux enfants.” Elle
travaillait au tri postal. Cela n’a pas dû être facile.
J’imagine que son enfance, marquée par les problèmes d’argent, lui a donné l’ambition, affirmée
semble-t-il dès l’âge de 7 ans, de devenir très riche.
Mais il assure que son ambition lui est venue plutôt en
entendant sa grand-mère lui décrire une époque où les
Caudwell étaient “des gens qui avaient réussi”, des agriculteurs, des membres de professions libérales.
Il a brièvement tenu une épicerie vers l’âge de
20 ans, une expérience désastreuse. Mais, de son
propre aveu, il y a appris ce qu’étaient les marges
bénéficiaires. Il a rebondi en se lançant dans la vente
de vêtements de moto par correspondance. Il a dû
“Je suis
milliardaire, et
alors ? En soi,
c’est dérisoire”
arrêter quand les magasins vendant les mêmes vêtements se sont plaints aux fournisseurs. Encore un
échec cuisant. “Bien sûr, j’étais trop compétitif.Aujourd’hui, les fournisseurs auraient été traînés en justice pour
pratiques anticoncurrentielles.”
Le grand tournant dans sa vie remonte à 1987.
Il vendait des voitures et pensait qu’il pourrait être
utile de posséder un nouvel appareil, le “téléphone portable”. A l’époque, un portable coûtait 1 500 livres
[plus de 2 000 euros].Très pointu sur la question des
marges bénéficiaires, Caudwell s’est dit que deux portables coûteraient sûrement moins cher et a donc
décidé de contacter directement Motorola, le fabricant. Il avait raison. Le prix a été ramené à 1 350 livres
pièce. Au bout de quelques semaines, Caudwell devenait distributeur. “J’ai acheté 26 portables et les ai revendus en huit mois.” L’affaire lui a rapporté gros. Les
15 sociétés du Caudwell Group, dont 350 magasins
Phones 4u, vendent aujourd’hui plus de 26 portables
à la minute. Caudwell joue les modestes, l’air de dire
que tout cela allait de soi. Mais, à l’époque, pour beaucoup d’entre nous, l’idée de se balader avec un énorme
portable n’était pas forcément attrayante. Pour lui,
“c’était clair comme de l’eau de roche. Je savais que le jour
viendrait où tout le monde aurait un portable, je ne pouvais pas imaginer que les gens n’en veuillent pas.”
Selon lui, “nous avons tous envie de communiquer.
Je ne me suis pas posé trente-six mille questions, j’étais
simplement persuadé que ça décollerait.Tout le monde veut
une maison, une voiture et un téléphone, ce sont des produits de base. J’étais davantage convaincu après en avoir
utilisé un. Comment pourrait-on ne pas en vouloir un ?”
Il a tout de même été surpris par son succès. “Je
n’imaginais pas une telle explosion, mais j’étais convaincu
que ce serait un produit de grande consommation.”
Caudwell ne doit son succès qu’à lui-même. Quand
je lui demande ce que la richesse lui a apporté de
meilleur, les biens matériels ne figurent pas sur sa liste.
Il parle plutôt de sécurité. Voir son père diminué par
la maladie a certainement eu un impact. “Alors, on
pense à sa propre vie et à celle de ses enfants. On se rend
compte à quel point la sécurité financière est essentielle pour
pouvoir s’occuper d’eux en cas de coup dur.” Caudwell,
spontanément, glisse une opinion surprenante concernant l’argent : “Je ne pense pas que l’argent soit vraiment une bonne chose.” Parle-t-il de la richesse héritée ? “De l’argent en général. Je pense qu’il gâche autant
de vies qu’il en embellit. C’est bien la source de tout mal,
n’est-ce pas ? Ça peut paraître bizarre venant d’un chef
d’entreprise, mais je vois tellement de vies qui ne sont pas
améliorées par la richesse.”
En dehors du travail, Caudwell est très impliqué
dans une organisation caritative qu’il a créée pour des
enfants handicapés ou en phase terminale de maladie.
Il a pu venir en aide à une petite fille de 4 ans, sans
tonus musculaire, en lui permettant de marcher grâce
à un appareil valant 14 000 livres [20 260 euros], offert
par son organisation.
Cela reste pour lui quelque chose d’inoubliable.
“Si on est privilégié comme je le suis, sachant quel bien
peut être accompli et quelle satisfaction en découle, on
manque quelque chose de formidable si l’on n’en fait pas
profiter les autres. Si mon épitaphe disait :‘Il était assez
dur mais très juste. Il a été très généreux envers des
gens dans le besoin et il a fait fortune’, je serais content.
Mais, si elle disait simplement que j’étais milliardaire,
ça ne me plairait pas du tout. Je suis milliardaire, et alors ?
C’est vrai que c’est une grande réussite, mais en soi c’est
dérisoire. Il faut que ce soit plus qu’une simple fortune.”
Toby Moore
ARABIE SAOUDITE LE SELF-MADE-PRINCE
Jerôme Sessini/Sipa
■ Al-Walid ben Talal ben Abdulaziz al-Saoud,
50 ans, est par son père le petit-fils du premier roi
d’Arabie Saoudite, Abdulaziz ibn Saoud, et par
sa mère celui de l’ancien Premier ministre du Liban,
Riad El-Solh. Malgré ce pedigree, il affirme avoir
gagné sa fortune à la sueur de son front d’homme
d’affaires. Avec près de 23 milliards d’euros, il
serait le cinquième homme le plus riche de la planète. Golden boy, il sert souvent de prête-nom pour
d’autres membres de la famille royale qui souhaitent placer des capitaux dans diverses multinationales. Il possède par exemple 5,4 % de la
chaîne de télévision pro-Bush Fox News et 13 %
de Disneyland. Heureux propriétaire de demeures
luxueuses dans les beaux quartiers de plusieurs
capitales occidentales, d’hôtels de luxe comme le
George-V à Paris et le Four Seasons à Londres, ou
encore d’un jet privé (voir photo) et du plus grand
yacht du monde, il sait être grand prince à ses
heures. En 2004, il a promis de financer
10 000 logements dans les régions pauvres d’Arabie Saoudite et se fait aimer en organisant des
banquets pour distribuer de grosses sommes d’argent à ses compatriotes. Il a aussi offert un chèque
de 10 millions de dollars à la ville de New York
après les attentats du 11 septembre 2001, don
refusé à l’époque par le maire, pour qui l’argent
saoudien sentait trop le soufre.
COURRIER INTERNATIONAL N° 822-823-824
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