Texte de Nietzsche l`apprentissage de l`amour

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Texte de Nietzsche l`apprentissage de l`amour
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
« Il faut apprendre à aimer. – Voici ce qui nous arrive dans le
domaine musical : il faut avant tout apprendre à entendre une figure,
une mélodie, savoir la discerner par l’ouïe, la distinguer, l’isoler et la
délimiter en tant qu’une vie en soi : ensuite il faut de l’effort et de la
bonne volonté pour la supporter, en dépit de son étrangeté, user de
patience pour son regard et pour son expression, de tendresse pour ce
qu’elle a de singulier ;- vient enfin le moment où nous y sommes
habitués, où nous l’attendons, où nous sentons qu’elle nous
manquerait, si elle faisait défaut ; et désormais elle ne cesse pas
d’exercer sur nous sa contrainte et sa fascination jusqu’à ce qu’elle ait
fait de nous ses amants humbles et ravis, qui ne conçoivent de
meilleure chose au monde et ne désirant plus qu’elle-même, et rien
qu’elle-même.- Mais ce n’est pas seulement en musique que ceci nous
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arrive : c’est justement de la sorte que nous avons appris à aimer tous
les objets que nous aimons maintenant. Nous finissons toujours par
être récompensés pour notre bonne volonté, notre patience, notre
équité, notre tendresse envers l'étrangeté, du fait que l'étrangeté peu à
peu se dévoile et vient s’offrir à nous en tant que nouvelle et indicible
beauté : - c’est là sa gratitude pour notre hospitalité. Qui s’aime soimême n’y sera parvenu que par cette voie : il n’en est point d’autre.
L’amour aussi doit s’apprendre. »
Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, par. 334, trad. P.Klossowski, Folio Essais, Paris, 1982.
L’apprentissage de l’amour, tel est le thème que développe Nietzsche dans ce texte extrait
du paragraphe 334 du Gai Savoir. Que nous arrive-t-il, en effet, lorsque nous aimons
vraiment quelque chose ou quelqu’un ? Cet amour est-il donné d’emblée, en vertu de quelque
alchimie mystérieuse échappant en grande partie à la volonté du sujet ? N’est-il pas, au
contraire, le fruit d’une libre volonté, d’une décision ? Le problème que soulève Nietzsche
apparaît alors clairement : pour que l’amour advienne, ne faut-il pas se donner les moyens de
le faire advenir ?
Nietzsche renverse la conception commune de la passion fatale et exclusive : si l’amour
vrai ne se réduit pas à un sentiment spontané, il se construit par un long travail
d’apprentissage qui consiste à apprivoiser l’étrangeté dérangeante et perturbatrice de l’autre.
L’amour désigne un véritable processus de transformation et de réalisation de soi au contact
de l’altérité, mouvement par lequel nous finissons parfois par nous éprendre de ce que nous
n’aimions pas nécessairement au premier abord. Autrement dit, il faut vouloir aimer pour le
pouvoir et il est de notre responsabilité de faire advenir l’amour. Attention donc à l’illusion
de facilité : ce texte nous invite avant tout à méditer sur la patience, la beauté de l’effort et
peut-être aussi sur la figure classique de l’étonnement.
Le texte est très nettement divisé en deux parties et son mouvement d’ensemble est
particulièrement clair : Nietzsche évoque d’abord une figure musicale qui donne à penser
l’amour et qui provoque en elle-même quatre moments successifs au cours desquels le
mélomane passe de l’étrangeté à la familiarité (« Il faut apprendre à aimer…et rien qu’ellemême »). Le deuxième moment du texte nous guide de la musique à tous les objets d’amour
possibles, l’amour de soi compris : le même cheminement est à l’oeuvre puisque
l’apprentissage de l’amour est ouverture à l’altérité qui ne dévoile que progressivement sa
beauté et sa nécessité (« - Mais ce n’est pas seulement…s’apprendre »). Le texte suit ainsi
une progression qui procède par un élargissement, une généralisation, avant le retour en
boucle au titre sur la fin.
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L’amour dont il est question dans le premier mouvement du texte (« Il faut apprendre à
aimer…et rien qu’elle-même ») n’est pas précisément (même s’il peut le devenir) l’amour
d’une personne pour une autre, mais l’amour d’un sujet pour une musique. La référence à la
musique est censée dévoiler l’essence même de l’amour authentique. Nietzsche énonce
d’abord, dans la première phrase, son idée directrice : l’amour doit s’apprendre. Puis il
distingue les quatre étapes successives qu’exige la figure musicale : la délimitation de son
existence (« - Voici ce qui nous arrive…une vie en soi »), l’acceptation de son étrangeté
(« ensuite il faut de l’effort…ce qu’elle a de singulier »), l’accoutumance à sa répétition (« vient enfin le moment…faisait », la dépendance totale de sa beauté enfin (« et
désormais…rien qu’elle-même »).
Le texte s’ouvre sur une proposition éclatante, paradoxale à souhait, rédigée en italique, et
qui constitue le titre de ce paragraphe 334 du Gai Savoir : « Il faut apprendre à aimer ».
Premier paradoxe : l’amour, ce sentiment de sympathie et d’attachement très fort pour un
autre que soi-même, relèverait d’un apprentissage, c’est-à-dire d’un processus complexe de
formation, d’instruction, d’acquisition de connaissance, de découverte. Loin de désigner un
sentiment plus ou moins confus, subi par l’individu, l’amour profond passerait
nécessairement par l’expérience et l’initiation. Deuxième paradoxe : Nietzsche parle d’un
devoir (« Il faut… ») d’apprendre à aimer, alors que nous considérons spontanément que le
sentiment amoureux est rebelle par nature à toute injonction et que, comme on le dit, l’amour
ne se commande pas. Troisième paradoxe enfin : le titre fonctionne également sur le
rapprochement de deux verbes, l’un cognitif («apprendre ») et l’autre affectif (« aimer »),
rapprochement qui évoque le titre même de l’ouvrage dont ce texte est extrait : Le Gai
Savoir. Or, que s’agit-il précisément d’apprendre dans l’amour ?
Pour répondre à cette question, Nietzsche commence par l’exemple de la musique (« Voici
ce qui nous arrive dans le domaine musical ». Que se passe-t-il, en effet, lorsque nous aimons
ou finissons par aimer telle ou telle figure musicale ? Ce n’est pas un hasard, semble-t-il, si le
philosophe-artiste fait référence à la musique pour mieux penser l’amour. Outre que
l’analogie de l’amour et de la musique est fréquente chez Nietzsche (l’art en général, la
musique en particulier, sont des puissances de vie), il convient de souligner que le sens de
l’ouïe, plus que celui de la vue, est le sens par excellence qui permet de juger le monde et
l’existence comme phénomène esthétique à part entière. D’autre part, la référence à la
musique n’est pas non plus neutre dans la mesure où l’expérience esthétique est pensée
comme un apprentissage toujours exigeant de l’altérité et de l’étrangeté. Il faut donc
considérer les premières lignes du texte avec beaucoup d’attention puisqu’elles dessinent les
étapes principales de cet apprentissage patient de l’altérité.
Le premier moment de cet apprentissage (« - Voici ce qui nous arrive…une vie en soi »)
passe par la délimitation de l’existence de la musique. Cette délimitation consiste à
« apprendre à entendre » le morceau de musique. Que signifie le verbe « entendre », sinon
l’écoute attentive, intelligente, qui se distingue de l’écoute passive, irréfléchie, spontanée,
celle qui fonctionne notamment dans notre rapport immédiat au monde ? L’écoute musicale
authentique est affaire de sensibilité certes mais d’une sensibilité pénétrée d’intelligence,
libérée du poids des habitudes et du quotidien, une sensibilité cultivée par le discernement. Il
convient d’apprendre à repérer et finalement à apprécier l’originalité de l’oeuvre musicale,
laquelle ne s’offre pas spontanément à l’oreille distraite. Nietzsche parle de la « vie en soi »
de la figure musicale pour signifier le fait qu’une oeuvre d’art quelle qu’elle soit se mire en
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elle-même, montre pourtant quelque chose comme un monde, enseigne à voir d’une manière
nouvelle notre univers quotidien. Face à une oeuvre d’art, il faut d’abord la regarder ou
l’écouter avec attention. Il faut attendre qu’elle nous parle, abandonner toute prétention à un
sens préétabli ou à une compréhension immédiate.
Le deuxième moment que provoque en elle-même la figure musicale est l’acceptation de
son étrangeté (« ensuite il faut de l’effort…ce qu’elle a de singulier »). Le verbe
« supporter », mis en italique dans le texte, résume cette démarche. L’étrangeté dont parle
Nietzsche renvoie à cette « vie en soi » de la musique, c’est-à-dire à tout ce qui, en elle, est
singulier, mystérieux, original. Si l’oeuvre d’art nous ouvre une dimension inédite et
inexplorée du monde, il apparaît tout à fait normal que la nouveauté qu’elle incarne soit
perçue d’abord sur le mode de l’étrangeté. Ce passage nous indique clairement que c’est bien
d’un apprentissage de l’altérité qu’il s‘agit dans l’amour musical. C’est ce que traduit
d’ailleurs le verbe « supporter » qui, loin de signifier quelque passivité du sujet, désigne
l’action positive et volontaire d’accepter l’étrangeté. Cette acceptation de l’étrangeté de
l’oeuvre, qui est acceptation de sa singularité irréductible, est affaire, nous dit Nietzsche,
« d’effort », de « bonne volonté », de « patience » - dispositions qui constituent précisément
les matériaux et les moteurs de l’apprentissage. Pour aimer l’étrange, il faut le vouloir, se
donner les moyens, faire preuve de « tendresse », c’est-à-dire d’une certaine disponibilité
ontologique, d’une certaine innocence, d’une capacité à se laisser surprendre ou séduire, et à
jouir d’une telle surprise.
La troisième étape, après la phase de la découverte et de l’acceptation, est celle de
l’accoutumance ou de l’habitude (« - vient enfin le moment…faisait »). Au fur et à mesure
que le mélomane pénètre dans l’intimité de l’oeuvre musicale, on sent la beauté qui affleure.
Le philosophe nous explique ici que l’effort et la bonne volonté produisent lentement leurs
effets : le mélomane s’imprègne littéralement de l’oeuvre qui dévoile petit à petit ses
richesses ; la figure musicale est comme intériorisée par le sujet, elle fait partie de lui en
quelque sorte, et l’on passe ainsi du registre initial de l’étrangeté à celui de la familiarité. Le
terme qui illustre parfaitement ce processus d’imprégnation est le participe passé
« habitués », lui aussi écrit en italique. L’habitude en question n’est pas tant le comportement
machinalement et passivement répété que l’apprivoisement de l’étrangeté. Le sujet se
transforme alors en profondeur, son horizon naturellement borné s’élargit : simple mélomane
ou amateur d’abord, il finit par devenir amoureux.
Mais que veut dire l’auteur lorsqu’il affirme, en parlant de la musique, que « nous sentons
qu’elle nous manquerait, si elle faisait défaut » ? Ce passage du texte, d’une grande beauté,
suggère que l’apprentissage de l’amour est comparable à une musique que nous n’apprécions
pas de prime abord, et qui finit, très progressivement, très patiemment, presque
insidieusement, par nous devenir indispensable – vitale. Se crée une sorte de nécessité entre
le sujet et l’oeuvre, une dépendance librement consentie, qui ne résulte pas de quelque
aliénation mais d’une activité volontaire d’un individu qui a su se rendre disponible à
l’étrangeté. L’amour accomplit le prodige de transformer la contingence (la rencontre non
nécessaire entre deux êtres – ici, le mélomane et la musique - qui n’étaient pas destinés à se
rencontrer) en nécessité.
Dans la dernière étape, l’intensité est à son comble et l’on perçoit le philosophe-artiste qui
traduit sa propre expérience de mélomane, d’instrumentiste et de compositeur (« et
désormais…rien qu’elle-même »). Filant la métaphore du rapport amoureux (la musique fait
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de nous « ses amants humbles et ravis »), Nietzsche en vient à décrire son rapport à la
musique sous l’aspect du plaisir de la soumission (« désormais elle ne cesse pas d’exercer sur
nous sa confiance et sa fascination… »). Je suis esclave de cette musique, je le sais, et cela
même est justement mon plaisir. On retrouve ici la notion de dépendance volontaire, fruit
d’une contingence devenue nécessité, où le sujet se soumet peu à peu, à mesure que l’oeuvre
offre sa propre nécessité – son monde, ses richesses, sa beauté. Nietzsche ne dit pas pour
autant que tout est gagné et que dans cette quasi dépossession de soi l’oeuvre devient
transparente (une oeuvre d’art est une réserve de sens inépuisable). Dans ce parcours
initiatique où l’amour prend forme, nous ne sommes pas passés exactement de l’étrangeté à la
familiarité ; une telle familiarité n’existe pas ici, il y a toujours quelque chose d’étrange en
elle, sans quoi il n’y aurait ni contrainte ni fascination, ni humilité ni ravissement –
ingrédients nécessaires de l’amour.
En quoi donc la musique donne-t-elle à penser l‘amour ? Ce premier mouvement du texte
nous enseigne que dans l’amour musical, il se pourrait bien en effet que ce soient les
musiques que nous n'aimons pas à la première écoute qui finissent par nous ravir
entièrement : l’étrangeté se découvre peu à peu, leur beauté apparaît avec le temps, mais –
heureusement – il reste toujours un voile. Aimer n’est pas quelque chose d’immédiat, de
spontané ; aimer demande du temps ; aimer s’apprend. Ce texte nous suggère que la facilité
n’est jamais bon signe pour l’amour exigeant (et c’est bien d’amour exigeant qu’il s’agit tout
au long de ce texte – il y a amour et amour !). Est-ce seulement le cas en musique ou cette
vérité est-elle valable en toutes choses ?
C’est alors que Nietzsche ajoute, dans le deuxième mouvement du texte, que de la
musique à tous les objets, c’est le même apprentissage qui est à l’oeuvre, c’est la même
expérience qui se déploie, et c’est finalement la même chose qui est en jeu : l’effort patient
pour apprivoiser l’autre et se laisser féconder par lui (« - Mais ce n’est pas
seulement…s’apprendre »). A partir du paradigme de la musique, Nietzsche procède par une
généralisation. On passe de l’amour musical à tous les objets d’amour possibles
(« Mais…aimons maintenant »). Dans tous les cas, la beauté émanant de l’étrangeté constitue
comme une récompense de l’apprentissage de l’altérité (« Nous finissons
toujours…hospitalité »). L’amour de soi n’échappe pas à cette règle puisqu’il convient
également d’apprendre à s’aimer (« Qui s’aime soi-même…d’autre »). La fin du texte fait
écho au titre du début et vient confirmer l’idée selon laquelle l’amour doit bel et bien faire
l’objet d’un travail (« L’amour aussi doit s’apprendre »).
L’apprivoisement de la figure musicale nous a livré quatre étapes fondamentales qui
métamorphosent patiemment l’amateur en amoureux : entendre, supporter, attendre et
finalement désirer ou aimer. Ce paradigme du travail amoureux semble pouvoir être étendu à
toute sorte d’objets d’amour possibles. En tout cas, « c’est justement de la sorte que nous
avons appris à aimer tous les objets que nous aimons maintenant ». Nietzsche n’écrit pas
que tout peut et doit être aimé, ni que toute chose soit digne du même effort. Il s’agit plutôt
de dévoiler la façon dont nous avons fini par nous éprendre des objets que nous « aimons
maintenant ». L’injonction signalée dans la première phrase du texte (« Il faut apprendre à
aimer ») n’est peut-être pas à comprendre comme une invite à aimer nécessairement tout et
n’importe quoi sur le modèle de l’amour musical. Nietzsche met plutôt au jour le processus
sous terrain qui a présidé à l’élaboration de l’amour profond, soit pour nous guérir de
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l’illusion de la facilité et nous permettre ainsi d’identifier les choses que nous aimons
vraiment, soit pour nous inciter à nous pencher sur des objets authentiquement aimables.
A cette étape du texte, Nietzsche n’est pas très explicite, en effet, sur tous ces objets que
nous « aimons maintenant ». Le philosophe ne nous aide guère : il nous laisse deviner (le
procédé est habituel dans un aphorisme), peut-être parce qu’il se garde bien d’enseigner
quelque recette de l’amour, peut-être aussi parce qu’il convoque toujours un lecteur actif.
Outre la musique, qui est élevée au rang d’objet culte, d’autres textes du Gai Savoir signalent
que, parmi ces objets, se trouvent la philosophie elle-même, et plus précisément les grands
problèmes philosophiques : « Les grands problèmes exigent tous le grand amour et seuls en
sont capables des esprits puissants, entiers et assurés, fermes dans leur assiette » (Gai Savoir,
par. 345). Plus révélatrice encore est l’utilisation du passé composé dans la phrase « nous
avons appris à aimer ». Ce passage au passé permet de relire l’aphorisme tout entier à la
lumière de l’éternel retour (amor fati) qui suppose bien une forme d’amour, à la fois attentif
et attentionné, dans la mesure où l’éternel retour apparaît, dans la philosophie Nietzschéenne,
comme pensée éthique et sélective, c’est-à-dire comme attention à la vie. La musique – l’art
en général -, les grands problèmes philosophiques, l’éternel retour incarnent peut-être tous
ces objets aimables dont parle Nietzsche.
Quelle que soit la pertinence de cette hypothèse (le texte lui-même, peu disert à ce sujet,
ne nous est pas d’un très grand secours), une chose semble certaine : l’amour en question est
de loin le moins facile, Nietzsche nous décrit un amour d’une autre nature, un amour sublime
dont finalement bien peu sont capables et qui supposent des hommes d’une autre trempe (le
surhomme nietzschéen). On attendrait en tout cas que figurât parmi ces objets l’amour pour
autrui qui est sans conteste le plus commun, voire le plus spectaculaire. Or, ce type d’amour
n’apparaît pas dans ce texte, sauf sous la forme d’une métaphore amoureuse désignant le
rapport à la musique. Il ne faut donc pas lire ce texte en termes d’amour entre l’homme et la
femme et ne pas y voir une recette idéale de l’amour parfait entre deux êtres. Nietzsche n’est
pas un conseiller matrimonial !
Alors que le premier mouvement du texte portait essentiellement sur le processus
d’apprentissage en amont du sentiment amoureux, la suite du texte insiste davantage sur ce
qui s’opère en aval du travail, lorsque toutes les étapes précédemment décrites ont été
franchies et que l’objet de notre amour, dans son étrangeté même, finit par nous ravir (« Nous
finissons toujours…hospitalité »). Ce qui se donne, au bout du compte, en récompense à tant
d’efforts, c’est le dévoilement de la beauté même de l’objet, comme si, dans l’amour, la
beauté était la finalité par excellence. Nietzsche semble faire de l’expérience esthétique un
modèle de vie : dans l’oeuvre d’art, la beauté est à elle-même sa propre fin et dans le grand
amour, il semble que cela en soit ainsi.
L’auteur souligne, comme pour nous rassurer, que tous les efforts qui ont été déployés
dans l’apprentissage de l’amour ne sont jamais vains et que nous « finissons toujours par être
récompensés ». Car pour goûter la « nouvelle et indicible beauté » - celle de l’étrangeté qui
rebute d’abord et qui fascine ensuite -, pour entrer dans le monde éclatant de l’autre et en
percevoir toutes les richesses insoupçonnées, il faut accomplir un véritable travail de soi sur
soi qui est tissé de « bonne volonté » (bienveillance à l’égard de l’objet), « d’équité »
(appréciation juste de la valeur de l’autre), de « patience » (persévérance dans l’apprentissage
malgré les difficultés et le découragement), de « tendresse envers l’étrangeté » (affection,
attachement, plaisir qui naît de la découverte laborieuse de l’autre).
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Où l’on voit que l’apprentissage de l’amour est affaire d’esprit tout autant que de corps :
l’amour, et notamment l’amour de la musique, est toujours sensuel, charnel, corporel et
consiste en une véritable éducation de l’âme comme des sens. L’étrangeté finit par faire
montre de « gratitude », de reconnaissance pour notre « hospitalité », c’est-à-dire pour notre
accueil chaleureux et désintéressé à son endroit. La métaphore du rapport amoureux
réapparaît ici : l’apprentissage amoureux est finalement un apprentissage de la réciprocité où
chacune des parties est reconnaissante envers l’autre pour le travail accompli et la beauté et le
bonheur qui en découlent. La « gratitude » est alors la juste récompense de la patience et de la
tendresse de l’amoureux.
Nous évoquions plus haut la discrétion de Nietzsche concernant les « objets que nous
aimons maintenant ». L’avant-dernière ligne du texte est plus suggestive et semble apporter
un élément supplémentaire aux hypothèses que nous formulions (« Qui s’aime soimême…d’autre »). En effet, Nietzsche ne nous donne explicitement qu’un seul exemple,
celui, pour le moins surprenant, de l’amour de soi : « Qui s’aime soi-même n’y sera parvenu
que par cette voie ». Quoi ? Le moi serait aussi étrange qu’une petite musique ? Je serais si
étranger à moi-même, duel, multiple à l’intérieur de moi-même, qu’il conviendrait que je
fournisse à mon égard le même effort, la même disponibilité et la même tendresse que pour
une musique ? Il est difficile de ne pas penser ici au texte de Pascal (in Pensées, fragment
n°323) sur le moi introuvable où pascal conclut que, dans l’amour, on aimerait une personne,
alors qu’on n’aime personne, qu’on ne connaît pas le moi, qu’on ne connaît pas l’amour.
Chez Nietzsche, il convient apparemment de comprendre que nous commençons par ne
pas nous aimer : nous nous regardons comme un étranger, au même titre que la figure
musicale se livre d’abord à l’oreille sur le mode de l’étrangeté rebutante. Pourquoi cette
couleur d’yeux, cette forme de bouche, ce mouvement des cheveux ? Pourquoi aussi cette
réaction stupide face à un événement, ce comportement, cette qualité, ce défaut ? Le moi est
d’abord étranger à lui-même avant d’être étranger au monde, sans parler des nombreuses fois
où le moi se mésestime, voire se méprise. On est très loin ici de l’illusion du moi substantiel
transparent à lui-même ! Puis, comme pour la musique, nous nous acceptons, nous faisons de
nous une figure possible du monde. Précisons que l’amour de soi dont parle Nietzsche n’est
pas l’amour propre des moralistes (l’amour excessif et exclusif de soi) mais une certaine
estime de soi par laquelle le moi vaniteux est surmonté. En tout cas, là où la problématique de
Pascal était celle du moi haïssable, celle de Nietzsche s’attache avant tout à l’étrangeté qui
précède tout amour de soi, - étrangeté qu’il ne s’agit nullement de résorber mais d’accepter et
de chérir.
Le texte se termine par la reprise, légèrement modifiée, de la toute première phrase où
Nietzsche annonce sa thèse : « L’amour aussi doit s’apprendre ». La structure circulaire du
texte permet de renforcer l’idée directrice et d’insister sur l’originalité de la conception
nietzschéenne de l’amour. La nouveauté de cette dernière ligne du texte par rapport au titre
réside dans la conjonction « aussi » qui est ajoutée. Quel sens a au juste cet « aussi » ? Ne
faut-il pas le comprendre comme : il y a des choses qui s’apprennent, et d’autres dont on croit
qu’elles ne s’apprennent pas ? Là aussi, ce passage du texte est pour le moins provocateur : si
parmi les choses qui font l’objet d’un apprentissage Nietzsche range, contre toute apparence,
l’amour, voire l’amor fati, ne faut-il pas ajouter, comme nous l’avons suggéré plus haut, la
philosophie, dont on sait très bien qu’elle s’apprend, qu’elle demande même beaucoup de
temps pour s’apprendre (les élèves en savent quelque chose !), qu’on n’en finit jamais de
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l’apprivoiser et que, dans cet effort d’apprentissage infini, réside peut-être la joie de penser et
de vivre. Aussi faut-il peut-être entendre la dernière phrase : comme la philosophie (ce qui est
évident pour elle), l’amour doit s’apprendre, lui aussi. Décidément, Nietzsche ne nous
ménage guère, nous qui pensions trouver dans l’amour un havre de paix. Nul répit donc,
même et surtout dans l’amour !
De la musique à tous les objets, du mélomane à l’amoureux, que nous apprend finalement
sur l’amour le paragraphe 334 du Gai Savoir ? D’abord que, en musique comme en toutes
choses, la facilité n’est pas de mise pour l’amour exigeant qui demande un difficile effort sur
soi-même. Entendre l’étrangeté, peu amène au départ, l’apprivoiser, se laisser surprendre et
conquérir par elle pour finalement l’aimer et la désirer : tel semble être le cheminement
nécessaire de l’amoureux authentique qui part à la découverte de l’altérité et de l’étrangeté.
Cet effort courageux, nous devons l’exercer à l’égard du moi lui-même qui lui aussi a pour
tâche de s’aimer et de s’apprendre. Au bout du compte, il y a la récompense de goûter des
plaisirs inouïs et de connaître des beautés rares qui ne se dévoilent qu’au voyageur intrépide.
Outre la question de l’amour, quel est le gain théorique et pratique de cette idée que l’amour
s’apprend ? Quel intérêt philosophique cette conception nietzschéenne de l’amour peut-elle
bien avoir ?
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Ce texte au grand style et au ton toujours provocateur est riche d’une multiplicité de vues
fécondes et intéressantes. Il nous permet tout d’abord de dépasser une conception naïve de
l’amour, empreinte de fatalisme, et de pénétrer au cœur de l’amour authentique (I). En
second lieu, malgré ses nombreuses énigmes, ce texte est manifestement un éloge de la
réalisation de soi et de la beauté de l’effort : certains aspects essentiels de la philosophie de
Nietzsche se dessinent ici en filigrane. Ce texte est intéressant, enfin, sous un autre aspect,
plus insidieux : il met en scène la relecture de la figure philosophique de l’étonnement .
Alors que l’amour est souvent envisagé dans la pensée commune et dans certaines oeuvres
littéraires comme un sentiment confus et subi par l’individu dans une impuissance totale,
Nietzsche nous invite d’abord à ne pas réduire l’amour à un sentiment de sympathie très fort
pour un autre que soi-même.
En effet, l’attachement éprouvé par quelqu’un envers quelqu’un est souvent entaché
d’égoïsme forcené, de possession exclusive de l’autre et finalement d’un malentendu radical
(malentendu qui, selon Nietzsche, est inhérent à l’essence même de l’amour : «L’homme et la
femme entendent chacun quelque chose de différent par le terme amour », Le Gai Savoir, par.
363). Le texte semble nous suggérer que l’amour authentique est plutôt à chercher dans des
objets où l’égoïsme et le malentendu ne sont pas systématiquement réactivés : la musique,
l’art en général, la philosophie, nous l’avons vu, sont promus au rang d’objets aimables car, à
travers eux, le sujet est mis à l’épreuve et finit par se libérer de sa propre prison selon le
processus que décrit Nietzsche tout au long du texte. On est donc loin ici de l’amour entendu
comme sentiment que l’on éprouve pour une personne, le plus souvent du sexe opposé,
caractérisé par sa puissance et ses débordements, ses excès et son aspect déraisonnable
(thème classique de la passion amoureuse).
Ainsi, contre la conception d’un amour qui serait un sentiment inné rencontré tel quel en
soi, le texte s’éloigne du sens commun (suivre ses impulsions, c’est le premier mouvement
qui est le bon, etc.), en affirmant qu’on peut et doit travailler à aimer. Tout le texte insiste sur
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l’idée que l’amour peut faire l’objet d’une volonté et d’une décision. Tout amour est
ouverture à l’altérité. Ce qui est subi dans la passion doit, dans l’amour authentique, susciter
la patience et la bonne volonté. Celui qui veut pouvoir aimer doit apprivoiser l’autre. S’il faut
s’habituer à l’étrange ou l’étranger et le faire sien (thème de l’habituation développé au début
du texte), il ne s’agit pas de le réduire, de se l’approprier dans un désir consommateur ; il
convient, au contraire, de se laisser modifier, tout en modifiant soi-même l’autre. C’est ce que
laisse entendre le texte lorsque Nietzsche précise que le mélomane devient paradoxalement
dépendant de la chose qu’il a fini par apprivoiser (« et désormais…elle-même »). Il n’y a
alors pas d’appropriation univoque, mais échange et réciprocité. Dans l’exemple donné par
Nietzsche, la reconnaissance et la « gratitude » de la musique que l’on apprend à aimer
résident dans le fait qu’elle dévoile sa richesse. L’amour est ainsi création d’un espace
nouveau de relation où deux parties se rencontrent et se donnent l’une à l’autre en étant
modifiées, transformées, voire transfigurées par ce processus.
Du coup, l’idée que l’amour s’apprend, qu’il n’est pas donné d’emblée et que l’on doit
s’en rendre capable, implique une certaine liberté dans le choix de l’objet d’amour. Cette
conception s’oppose très nettement à celle de la passion fatale et exclusive. L’amour est
pensé dans notre texte comme le fruit d’une construction et d’un travail personnels, il est le
résultat d’une action volontaire pour accueillir ce qui est autre. L’amour peut alors laisser
place à une certaine indétermination de son objet. La vision fataliste de l’amour nécessaire
pour un être ou une chose (« nous étions faits pour nous rencontrer »…) est rassurante en ce
qu’elle fait l’économie de doute sur la réalité du sentiment amoureux. En clair, accepter que
l’amour est aussi le fruit d’une décision et d’un travail fragilise la détermination de l’objet ou
de l’être à aimer, et le revers de cette liberté relative réside dans la possibilité de l’erreur et du
risque (Merleau-Ponty parlera, à ce sujet, de la « hardiesse de l’amour » qui promet souvent
au-delà de ce qu’il peut offrir).
Le deuxième aspect du texte qui retient l’attention et qui constitue un deuxième intérêt
philosophique de tout premier ordre concerne l’idée finale de récompense (Nietzsche parle de
« gratitude ») que l’on trouve dans la dernière partie et qui n’est guère nietzschéenne en
apparence, si on la voit comme une idée chrétienne. Mais s’il est vrai, comme le dit
l’aphorisme 153 de Par-delà le bien et le mal, que « ce qu’on fait par amour s’accomplit
toujours par-delà le bien et le mal », alors on verra ce texte comme un amour du travail, de la
réalisation de soi et d’autrui à travers une oeuvre, en un sens non pas chrétien mais
nietzschéen : construire sa vie comme une oeuvre d’art. Se surmonter soi-même, surmonter
sa propre douleur, telles sont les exigences du surhomme dont le gai savoir ne va pas sans
désespoir surmonté, jusqu’à dire « oui » à l’existence dans toute son horreur et sa splendeur.
Ainsi, cet énigmatique « il faut apprendre à aimer » n’est pas un texte sur l’habitude, c’est
un texte sur la patience et la beauté de l’effort. Que nous dit Nietzsche au fond, si on sait
l’écouter ? Que les choses (la musique, l’acceptation de soi-même, l’amour en général, le
bonheur en somme) ne viennent pas d’elles-mêmes comme par enchantement, que la beauté
elle aussi suppose l’amertume de la désillusion et du travail puisque aimer plus
profondément, c’est aussi aimer ce qu’on n’aimait pas nécessairement au premier abord.
Aimer, c’est ne-pas-s’en-tenir-à. Il en va de même pour l’amour de soi, condition de
possibilité de l’amour, si l’on en croit la suggestion finale du texte : s’il faut un travail, une
ouverture, une acceptation et une réceptivité pour aimer l’autre, encore faut-il qu’au préalable
on se juge soi-même digne d’accomplir ce service et de partager cet amour. On le sent bien,
dans nos échecs, dans nos errances, dans nos frustrations, que l’amour de soi est
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Cours Olivier Verdun
indispensable à l’échange amoureux et que cet amour de soi, que l’on confond souvent avec
le narcissisme, est le plus dur qui soit.
Pourtant, ce texte de Nietzsche laisse en suspens une question cruciale : s’il faut se donner
les moyens de faire advenir l’amour, ne faut-il pas aussi que les événements extérieurs
favorisent ce travail ? On pourrait, en effet, reprocher à ce texte sa trop grande complaisance
à l’égard du travail personnel qui fait fi des contraintes extérieures, des données inconscientes
ou imaginaires tissant la toile d’araignée de notre vie affective, mais aussi de la part
irréductible de hasard et de chance qui jalonne l’existence. Au fond, la rencontre se décide-telle vraiment ? N’est-elle pas contingente, soumise aux aléas de la vie ? Et l’on sait que
l’amour ne peut pas être sûr de lui, qu’il a toujours besoin de preuve, qu’il ne peut jamais se
dire nécessaire. Comment, en somme, la contingence qui préside à la rencontre amoureuse se
mue-t-elle en nécessité, en contrainte (cette idée est suggérée par le texte lui-même, à la fin
de la première partie) ?
Ces questions semblent tout à fait pertinentes pour l’amour entre deux personnes. Mais
que dire de l’amour artistique et de l’amour philosophique ? Le troisième intérêt
philosophique de ce texte serait peut-être alors à chercher dans la relecture de la grande figure
philosophique de l’étonnement que ce texte appelle. Car qu’est-ce qui, finalement, est en jeu
dans la question de l’amour, de son apprentissage, et qui intéresse au premier chef le
philosophe ? C’est peut-être ce qu’il faut bien appeler le « déplacement du sujet ». Dans le
fait d’aimer ou de philosopher, nous sommes sans cesse tendus vers quelque chose ou
quelqu’un . Penser l’amour, ce n’est pas seulement penser l’autre comme effet de soi, c’est se
penser aussi, et surtout, comme effet d’autre. Autrement dit, c’est la question même de ce qui
m’échappe en moi : l’amour décentre, propulse le sujet hors de lui, il détermine plus qu’il
n’est déterminé. En amour, comme en philosophie, on trouve la même passion lucide, la
même tension-vers – que ce soit un objet, une personne, une pensée ou un idéal -, avec toute
la part de souffrance que coûte cet effort. Tel est sans doute le sens de l’étonnement à
l’origine du projet philosophique lui-même et, semble-t-il, du grand amour : que rien ne nous
semble aller de soi, que chaque chose suscite en nous l’émerveillement, la fascination, voire
le ravissement.

Ce très bel aphorisme de Nietzsche nous a conduits très loin dans la compréhension de
l’amour et de son apprentissage. En insistant sur le fait que l’amour exigeant est le fruit d’une
décision et d’un travail par lesquels s’établissent patiemment la réciprocité et la beauté de
l’échange, Nietzsche n’entend pas démystifier le sentiment amoureux. Si démystification il y
a, c’est plutôt du côté d’une certaine vision naïve et fataliste de l’amour qu’il convient de
chercher. La conception de l’amour que nous propose Nietzsche, loin d’appauvrir l’amour, en
restitue au contraire toute la part de risque, d’erreur et de beauté puisque c’est au sujet qu’il
incombe de faire advenir l’amour. Si le texte peut paraître décevant en ce qu’il ne parle guère
de l’amour entre deux personnes, c’est peut-être parce que là ne réside pas vraiment l’amour
authentique. Nietzsche fait l’éloge de la réalisation de soi, de l’attente, de la grandeur de
l’effort. Ce texte est une invite à la création, à l’amour de la vie, au dépassement de soi et de
sa propre douleur – au gai savoir.