franche-bourgogne.fr Le massacre de Mouthe, dimanche 16 avril
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Pour citer cet article : franche-bourgogne.fr Le massacre de Mouthe, dimanche 16 avril 1595 Communication présentée au colloque de la Fédération des Sociétés Savantes de FrancheComté, Pontarlier, 12-13 avril 2012 « Il est nécessaire de maintenir une bonne voysinance » : les relations tumultueuses entre le comté de Neuchâtel et le haut Doubs comtois à la fin du XVIe siècle : le massacre de Mouthe. Pour évoquer les relations tumultueuses entre le comté de Neuchâtel et le haut Doubs du comté de Bourgogne à la fin du XVIe siècle, nous n’avons que l’embarras du choix. Les archives conservent la trace de nombreux conflits survenus de part et d’autre de la frontière. Ils ne sont d’ailleurs pas plus nombreux à la fin du XVIe siècle que durant les périodes antérieures et postérieures. Il y est question, je le dis en vrac, de litiges frontaliers1, de passages de troupes, d’homicides, de transport de céréales, de bandits de grand chemin, de dégâts commis par le bétail, d’actes d’hostilité, etc. D’un dossier à l’autre, nous rencontrons les échevins de Pontarlier, les soldats de la forteresse de Joux, les habitants des Verrières, du val de Morteau et des Fourgs, de Pierrefontaine-les-Varans et du Russey, d’Orchamps et de Montbenoît, de Goumois et de Malbuisson, mais aussi ceux du Locle ou des Brenets. On y surprend des gens des environs de Morteau pillant et rançonnant les éleveurs du comté de Neuchâtel, en 1589, capturant le bétail pour le revendre sans vergogne dans le comté de Bourgogne2. On y voit aussi des habitants de Noël-Cerneux attaquer ceux des Brenets, en 1596-1597. Les archives conservées à Besançon, à Berne et à Neuchâtel, pour la plupart, permettent ainsi aux historiens de comprendre les relations de voisinage, souvent très tendues, les rivalités seigneuriales, les intérêts économiques divergents des communautés voisines. Il faudrait une étude d’ensemble de tous ces dossiers pour qu’ils prennent sens. En attendant, et après mûre réflexion, j’ai choisi de me limiter ici à l’évocation d’un seul exemple de ces conflits, à travers le cas, si étrange et si dramatique, du massacre de Mouthe. J’ai eu l’occasion, en racontant l’histoire de l’invasion de la Franche-Comté par Henri IV, de faire connaître cet événement jusqu’à alors inconnu, c’est-à-dire complètement oublié3. Depuis, j’ai découvert de nouveaux documents, conservés à Neuchâtel, et je suis donc en mesure d’apporter d’autres lueurs sur ce conflit frontalier4. Les Suisses 1 Archives départementales du Doubs : 2 B 510 (carte concernant « le litige frontalier entre le comté de Bourgogne et les seigneuries de Berne et Neuchâtel, entre 1616 et 1630 »). 2 Archives de l’Etat de Neuchâtel : Q 34. 3 Paul Delsalle, L’invasion de la Franche-Comté par Henri IV, Besançon, Cêtre, 2010, p. 200204. 4 Archives de l’Etat de Neuchâtel : fonds des archives anciennes, dossiers K 15, M 15, 0 15, Q 34 ; Archives de l’Etat de Berne : A. V. 2. et A. V. 6. ; Archives départementales du Doubs : 2 B 3336. 1 Auparavant, pour bien comprendre le massacre de Mouthe, il importe de préciser la situation politique, militaire et religieuse du côté suisse en cette fin du XVIe siècle. Le comté de Bourgogne (la Franche-Comté) était alors frontalier de plusieurs petits Etats indépendants et souvent souverains mais associés (plus ou moins selon les cas) dans une confédération. Il s’agit, du sud au nord, du pays de Vaud (perdu par la Savoie en 1536 et, depuis, contrôlé par le canton de Berne), du comté de Neuchâtel et enfin de l’évêché de Bâle (à ne pas confondre avec le diocèse éponyme). En règle générale, les cantons suisses étaient alliés au royaume de France. Ils s’efforçaient de neutraliser la Franche-Comté, province protégée par l’Espagne. Les cantons suisses s’étaient engagés dès 1511 à défendre la Franche-Comté si elle était attaquée. Philippe II se souciait beaucoup, en effet, des bonnes relations entre le comté de Bourgogne et les cantons suisses. Le cas de Besançon doit être mis à part. La cité impériale avait un traité de d’entraide avec plusieurs villes helvètes. Mais la neutralité comtoise vis-à-vis de la France engageait aussi Besançon depuis le traité de 15225. Le comté de Neuchâtel était une principauté souveraine. Elle ne faisait pas partie des cantons suisses mais elle appartenait à la confédération. Genève était une ville et une république alliée à la Confédération. De même pour l’évêché de Bâle6. Depuis des siècles, les Suisses s’étaient construits une réputation de mercenaires. Ces derniers pouvaient s’engager où bon leur semblait. Il y avait donc des soldats suisses du côté français et d’autres du côté espagnol. Les soldats catholiques s’enrôlaient de préférence du côté de la Ligue, et les protestants dans les armées des chefs huguenots mais pas toujours7. Nous savons que, lors du siège de Salins par Henri IV, il y avait des garnisons suisses pour défendre la ville, autrement dit du côté comtois8. Il était donc possible d’avoir des Suisses combattant contre d’autres Suisses, comme ce fut le cas à la bataille d’Ivry en 15909. Sur le plan religieux, la situation avait changé depuis l’introduction de la Réforme. Le comté de Neuchâtel était passé au protestantisme, sauf la partie orientale ; le canton de Berne et la république de Genève aussi. L’évêché de Bâle se trouvait partagé entre les deux confessions. Fribourg, Lucerne et Soleure étaient restés catholiques10. Les territoires souverains se trouvaient tiraillés par leurs préférences confessionnelles, ce qui compliquait singulièrement les conflits et les alliances11. Le massacre de Mouthe 5 Paul Delsalle, L’invasion de la Franche-Comté par Henri IV, op. cit., p.19. « La structure politique de la Suisse » Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, Lausanne, Payot, 1983, tome II, p. 36 ; chapitre dû à Martin Körner. 7 « L’escalade de la violence », dans : Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, op. cit., tome II, p. 79. Chapitre dû à Martin Körner. 8 Paul Delsalle, L’invasion de la Franche-Comté par Henri IV, op. cit., p. 200-134. 9 Gravure reproduite dans la Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, op. cit., tome II, p. 79. 10 « La réforme de type suisse après Calvin », dans : Jean Delumeau et Thierry Wanegffelen, Naissance et affirmation de la Réforme, Paris, PUF, collection « Nouvelle Clio », nouvelle édition 1997, p. 116-122, carte p. 117. 11 François Walter, Histoire de la Suisse, Neuchâtel, Editions Alphil et Presses universitaires suisses, 2009, tome 1, p. 124-130. 6 2 Le massacre de Mouthe, commis le dimanche 16 avril 1595 constitue, sans nul doute, un des événements les plus inattendus de cette guerre. Mouthe se situe en effet à la frontière suisse, donc en un lieu très éloigné du théâtre principal du conflit qui se déroula surtout dans le bas pays et sur le « premier plateau » du Jura. Alors pourquoi un conflit frontalier et un massacre à Mouthe ? Les récits les plus détaillés résultent de l’enquête menée par les officiers du bailliage d’Aval, au siège secondaire de Pontarlier12. Les correspondances des différentes autorités autorisent le recoupement ces témoignages mais la confusion des textes ne permet pas d’obtenir une reconstitution fidèle des événements. Mouthe était alors un gros village, bien peuplé de familles et de communautés mainmortables ; on y dénombrait 141 feux en 1578, soit au moins sept cents habitants13. Aux activités agricoles, pastorales et forestières s’ajoutaient le prélèvement des tourbières et surtout l’activité d’un haut fourneau, d’une forge et d’une affinerie depuis 1570, qui appartiennent au prieuré et sont amodiés14. Ce complexe industriel portait le nom de « grosses forges »15. La croissance démographique semble considérable puisqu’on ne dénombrera pas moins de 243 feux en 1635, soit probablement plus mille deux cents habitants. Le prieuré de Mouthe était une dépendance de l’abbaye de Saint-Oyend de Joux (Saint-Claude)16 puis, vers 1580, passée parmi les biens du collège des Jésuites de Dole ; on y conservait des reliques dont « trois gouttes de sang de Nostre sauveur ». C’est pourquoi Mouthe était alors un des principaux lieux de pèlerinage en Franche-Comté, comme le précise Loys Gollut, quelques années avant le drame17. Au début du mois d’avril 1595, le capitaine Dupuis commandait une bonne centaine d’hommes de guerre, des Suisses venus pour la plupart de Gex, Coppet, Nyon, Morges et Yverdon. Ils se livraient à des « volleries » dans les environs. Dupuis se prétendait porteur d’une commission, et feignait « d’aller en France au service de Sa Majesté » Henri IV. Il faut en effet préciser qu’en ce printemps 1595, la Franche-Comté venait d’être envahie par les troupes du roi de France. Dès le début du mois de février, il avait envoyé une avant-garde dirigée par les capitaines d’Haussonville et Tremblecourt et il s’apprêtait à intervenir lui-même dans les premiers jours du mois de juin. En ce début d’avril, toute la partie septentrionale de la province était déjà tombée ; seule Salins avait résisté héroïquement. Le 5 avril, la bande de soldats se trouvait à L’Isle, à l’est du lac de Joux, au pied du Mont Tendre18. A Jougne, M. de Corselles (qui est probablement le gouverneur de la place) s’inquiéta et avertit le bailli de Nyon, qui tenta de les dissuader d’entrer en FrancheComté. Quelques soldats rebroussèrent chemin et partirent vers Neuchâtel pour rejoindre d’autres compagnies allant au service du roi de France, tandis que le gros de la troupe resta 12 Archives de l’Etat de Berne : A. V. 6., f° 93 ; datée du 24 avril 1595. Voir la notice sur Mouthe dans le Dictionnaire des communes du département du Doubs, Besançon, sous la direction de Jean Courtieu, Cêtre, 1985, tome 4, p. 2283-2290, par Joël Guiraud, Michel Malfroy et Bernard Olivier 14 Archives départementales du Doubs : 35 H 130. 15 Archives de l’Etat de Berne : A. V. 6., f° 93. 16 Laurence Delobette, Trois mille curés au Moyen Age : les paroisses du diocèse de Besançon, XIIIe-XVe siècles, Besançon, Cêtre, 2010, p. 256. 17 Loys Gollut, Les mémoires historiques de la république séquanoise, Dole, Dominique, 1592, col. 83. 18 Archives de l’Etat de Berne : A. V. 6., f° 87. 13 3 fidèle au capitaine Dupuis. Vers une ou deux heures du matin, les soldats quittèrent L’Isle, prirent le chemin de la vallée de Joux puis grimpèrent vers le Noirmont. Ils franchirent la frontière et descendirent vers Mouthe19. Le samedi 15 avril, Messire Jacques Thiebault, prêtre chapelain en l’église du prieuré de Mouthe, fut informé que l’ennemi s’approchait du comté de Bourgogne et avait l’intention d’y entrer du côté de Mouthe, de Rochejean ou de Jougne. Il le fit savoir à la communauté qui fut aussitôt assemblée. On décida d’être sur ses gardes et d’envoyer des émissaires en reconnaissance dans les bois et par les chemins, notamment aux différents points de franchissement de la montagne du Noirmont du côté du pays de Vaud20. Le dimanche 16 avril, cent vingt à cent quarante soldats entrèrent à Mouthe. C’était en fin de matinée, à l’issue de la grand’messe dominicale, célébrée par messire Choe. Les Meuthiards entendirent résonner le tambour et furent épouvantés. Tout à coup, un habitant (Claude Besuchet) entra dans l’église en criant au curé qu’il devait se hâter de terminer sa messe car l’ennemi arrivait. La plupart des paroissiens sortirent aussitôt, prenant la fuite. Maître Claude Thiebault, notaire, n’assistait pas à la messe ; il était chez lui lorsque sa fille, Perrenette, entra dans la maison en courant et en disant que des gens armés venaient d’arriver dans le village et qu’il fallait se sauver. Il s’empara rapidement de sa bourse mais, trop tard, cinq soldats entrèrent dans la maison en criant : « Tête Dieu, Poltron, je te tue, la bourse ! ». L’un des soldats lui arracha la bourse21. La troupe de soudards était, indéniablement, éméchée et en tout cas surexcitée. Aux ordres du capitaine Dupuis, les soldats avaient pénétré dans la localité, « au plus proche des grosses forges », brandissant les coutelas et les arquebuses chargées à mèches et à plomb, en criant furieusement : « tue ! tue ! ». Les habitants de Mouthe sortirent en courant de l’église et s’enfuirent de tous les côtés. Lorsque les soldats entrèrent dans l’église il n’y avait plus que messire Jacques Thiebault, le chapelain, et quelques vieilles femmes. Les soldats firent prisonnier Jacques Thiebault, l’outragèrent en blasphémant afin qu’il leur indiquât où se trouvait l’argent22. Les soldats se livrèrent aussitôt à un pillage en règle de la localité ; tout y passa : meubles, vêtements, linges, argent. Pour s’emparer des biens des habitants, ils pénétrèrent dans les maisons et brisèrent les coffres et les arches. Ils volèrent une trentaine ou une cinquantaine de juments, vingt-neuf très exactement selon les uns, trente-six ou quarante-huit d’après d’autres témoins23. Selon la déposition du curé, messire Pierre Choe, les soudards volèrent des meubles, des linceuls (draps), des serviettes, des nappes, des vêtements, des 19 Archives de l’Etat de Berne : A. V. 6., f° 87. Archives départementales du Doubs : 2 B 3336. Ce prêtre est âgé de 48 ans. 21 Archives départementales du Doubs : 2 B 3336. 22 Archives départementales du Doubs : 2 B 3336. Me Jehan Lhomme dit qu’il a compté 123 soldats. 23 29 juments selon le dossier du parlement à Dole (Archives départementales du Doubs : 2 B 3336) ; 36 juments selon les officiers du bailliage d’Aval, à Pontarlier (Archives de l’Etat de Berne : A. V. 6., f° 93) ; 40 juments selon une lettre des parlementaires à Dole (Archives de l’Etat de Berne : A. V. 6., f° 71). 20 4 chevaux (pour 200 écus) et même des lits de plumes 24! Entrant dans l’église, ils commirent des sacrilèges et s’en prirent aux reliques de saint Simon. Ils dérobèrent deux grands calices et des pièces de velours. Au prieuré, les soldats trouvèrent du vin : « ils le beurent en telle sorte qu’il n’y en laissèrent que bien peu »25. Certains entrèrent dans l’église à cheval et « pour ce faire rompirent et ostarent les bans de bois y estans »26. Des soldats allumèrent du feu dans l’église27. Ils y firent pour quatre mille écus de dégâts. En pillant la maison de Maître Jehan Lhomme, notaire et scribe de la seigneurie, ils volèrent neuf écus d’or qui se trouvaient dans les arches et au buffet étant au poile ; ils brûlèrent aussi la plus grande partie de ses papiers. De leur pillage dans la localité, les soldats accumulèrent beaucoup d’argent, entre vingt et trente mille francs comtois28. Pour ces soudards, les « voleries, larcins et hostilités » ne suffisaient pas ; ils se livrèrent à un massacre de la population. Deux cents habitants, à peu près, s’étaient retranchés dans une grange proche de l’église ; de là, ils s’efforcèrent d’arquebuser en pensant les chasser. Appelés au secours, les habitants des villages voisins accoururent, notamment ceux de Gellin, de Sarrageois et de La Villedieu. Aussitôt, les soldats tirèrent à l’arquebuse, dans toutes les directions. Certains habitants se jetèrent dans la rivière et quelques-uns s’y noyèrent. Des hommes, des femmes et des enfants, en grand nombre furent blessés. On releva plus d’une vingtaine de morts, parmi lesquels : Claude Besaichet, dit le Soldard (est-ce le Claude Besuchet cité ci-dessus ?) Symon Roubert ou Robert29, dit Tyon Anthoine Beneflain ou Benestaim Antoine Lenetra dit Labouret (ou Tabouret) Jehan Rouget, de Mouthe. Plusieurs habitants de Gellin furent tués aussi, notamment Jehan Estienne Philibert (certains documents le prénomment Jean Pierre ou Pierre Jehan), Claude Philibert ; frère du précédent Un nommé Grenot Pierre Touverert ou Bouveret Surchon ou Juchon Jehan Guyon Bouquet ou Bouquetet Simon Maire Bouveret François Gryon ou Guyon Jehan Fauvrot ou Fauros Claude Tat ou Cas dit le Fils ou le Fied un certain Jacoutet aussi, peut-être (car les documents ne sont pas clairs). 24 Archives départementales du Doubs : 2 B 3336. Le curé est âgé de 50 ans ; il donne une liste (incomplète) des victimes, dans un document très mal écrit, que nous avons confronté avec les autres listes, notamment celle fournie par le notaire Thiebault. 25 Archives de l’Etat de Berne : A. V. 6., f° 87. 26 Observons au passage qu’il s’agit là d’un témoignage très ancien sur la présence des bancs dans l’église. 27 Selon la déposition de Poysot ; Archives départementales du Doubs : 2 B 3336. 28 Archives départementales du Doubs : 2 B 3336. 29 Les différents documents donnent des orthographes variables pour les noms propres ; au lieu de trancher, nous préférons donner les deux ou trois versions rencontrées. 5 Parmi les personnes assassinées, on identifia des habitants de La Villedieu, tels Fiacre (ou Fracre ou Frarze) Rousseau ou Rousseault Symon Vaulcheret ou Vautheret Claude fils de Groz Claude Vaulcheret ou Vautcheret Claude Lamre ou Laure dit Choulier Claude du Fourt dit Poulain Pierre Cabette ou la Cabelta, de Sarrageois 30. D’autres noms sont encore plus illisibles que ceux retranscrits ici, tant bien que mal. Au total, le gouverneur Vergy dit que le massacre fit vingt-huit morts31. Il y eut aussi de nombreux blessés, dont Anthoine Cart, Claude Cart, son fils, Jehan Palars dit Bel, Jehan Beschet dit Boulet Sa femme Charles Beschet leur fils Jacques Rouger Un certain Gresiet Loys Thiebault François Guyot Et messire Jacques Thiebault, le prêtre déjà cité. Apprenant que des secours armés arrivaient de Rochejean, les soudards décidèrent de rebrousser chemin et de redescendre dans la vallée du lac de Joux. Ils se retirèrent au village des Charbonnières puis s’arrêtèrent à La Coudre, près de Mont-la-Ville. Ils y vendirent les biens et meubles qu’ils avaient volés à Mouthe. Poursuivis par le sieur de Romainmôtier, ils s’enfuirent et se dispersèrent32. La dispersion se fit vers quatre ou cinq heures et les soudards s’en allèrent dormir au village de Luth, situé à deux lieues de Mouthe (environ 12 km), prenant soin d’emmener avec eux un prisonnier (Simon Pasteur) pour les guider à travers la montagne33. Selon la déposition du notaire Claude Thiebault, un des soldats revenu ensuite à Mouthe aurait été capturé, et immédiatement « tuer et massacrer a la fureur du peuple »34. A Mouthe, plusieurs soldats furent blessés par des habitants du village, soucieux de se défendre et d’arrêter le massacre. On les emmèna à Nozeroy où ils furent interrogés. Pourquoi à Nozeroy ? Il eut été plus logique de les emmener à Pontarlier, siège du bailliage, mais il est vrai qu’en pleine guerre les pratiques suivent d’autres logiques qui nous échappent souvent. Un document, ni daté ni signé, conservé à Berne donne un récit différent du drame. Il dit que les soldats se sont emparés de l’église et s’y sont barricadés avec les paroissiens en grand nombre qui venaient d’assister à la messe. Qu’ils tentèrent de 30 Archives départementales du Doubs : 2 B 3336. On retrouve ici des noms des anciennes familles de cette région, parfois avec une orthographe différente, par exemple Besuchet, Philibert, Rouget. 31 Archives de l’Etat de Berne : A. V. 6., f° 69. Ce nombre se retrouve dans une lettre écrite par les parlementaires à Dole, id., f° 71. 32 Archives de l’Etat de Berne : A. V. 6., f° 87. 33 Archives départementales du Doubs : 2 B 3336. 34 Archives départementales du Doubs : 2 B 3336. 6 parlementer. Voyant que les soldats étaient peu nombreux, beaucoup de paroissiens s’échappèrent et se réfugièrent dans une grange voisine. A partir de cette grange, ils tirèrent à l’arquebuse sur les soldats pour tenter de les déloger de l’église. Mais, « résolus de ne pas se laisser tuer », les soldats sortirent furieusement de l’église (sauf une demi-douzaine qui garda la barricade) et, brandissant des couteaux, entrèrent dans la grange et frappèrent sur « ces pauvres Bourguignons ». ce fut l’affolement général, les uns s’échappant par derrière, d’autres sautant dans la rivière du Doubs (certains se noyèrent), tous fuyant ci et là. Vingtcinq ou trente Bourguignons furent tués. Pendant ce temps, les autres soldats arrivés sur place pillèrent le village, pendant plus de six heures. Ils trouvèrent au presbytère le vin du curé et des Jésuites, buvant tout. Puis ils s’en prirent aux reliques, y compris « au sang du miracle ». Dans le pillage des maisons du village, ils s’emparèrent de quarante juments et de mille écus en or et en argent35. L’enquête menée au lendemain du massacre démontra que ces soldats étaient sous la direction du capitaine Dupuis (ou Duppuys, ou encore du Puys), de Gex, mais aussi d’autres capitaines : Urbain (ou Orben) Badey dit le capitaine Badey du village de Bassey (ou Bassy, Bassoy), le capitaine La Valette (ou La Vallée), le capitaine Verd ou Le Vert (de Nyon), le capitaine Taboy. Deux de ces capitaines étaient résidents en la cité de Genève36. Lors de sa déposition, maître Jehan Lhomme, notaire et scribe de la justice et châtellenie de Mouthe, déclara qu’il avait reconnu un soldat ; c’était un nommé Gabriel, natif de Bourg-enBresse. Plusieurs capitaines et soldats furent reconnus et identifiés grâce à la présence à Mouthe d’un marchand (un mercier ?) originaire de Nyon, nommé Poysot, qui se trouvait alors « place de Beauregard37 proche des tillez » (tilleuls). Un autre soldat s’appelait Bernard Bossenet ou Bosenet, de Nyon. Et un autre Barthelet. Un autre encore, Jacques fils de feu Alexandre Papey, de Nyon aussi. Un des soldats blessés et prisonniers décéda à Nozeroy. Deux des soldats, selon un témoin, étaient originaires de L’Isle dans le pays de Vaud. Un autre venait de « Couppet » (aujourd’hui Coppet) près de Genève. L’interrogatoire révéla que tous ces soldats voulaient rejoindre les troupes françaises d’Henri IV38. Protestations et poursuites Les protestations n’ont pas traîné. Rappelons que le massacre s’est produit le dimanche 16 avril. A dire vrai, l’étude de la correspondance conservée à Berne et à Neuchâtel révèle que les autorités comtoises venaient d’entendre parler du capitaine Dupuis et s’en méfiaient beaucoup. Le 17, les parlementaires de Dole écrivirent à Berne pour informer que « le capitaine Dupuis a fait levée de gens de guerre en Terre de Vaux mais aussi dans vos etats » ; ils ajoutèrent que ses troupes se renforçaient dans le quartier de Neufchâtel et qu’il voulait donner secours aux ennemis entrés en Franche-Comté, en entrant hostilement dans le bailliage d’Aval puis dans le bailliage d’Amont. Enfin, ils précisèrent que le conseil de Genève venait de leur écrire qu’il tenait Dupuis prisonnier car ce capitaine avait procédé à des levées de soldats sans en avoir l’autorisation. Or, juste au moment où ils écrivaient cette lettre, 35 Archives de l’Etat de Berne : A. V. 6., f° 87. Archives départementales du Doubs : 2 B 3336. Déposition du notaire Thiebault. 37 Il y a encore une « rue de Beauregard » à Mouthe. Poysot avait environ 40 ans. 38 J. Musy, Mouthe, histoire du prieuré et de la Terre seigneuriale, Pontarlier, 1930, 2 vol. ; aux Archives départementales du Doubs, le répertoire de la sous-série 35 H, pourtant détaillé, ne signale pas de dossier sur ce drame ; Archives départementales du Doubs : 1 B 1858 ; 2 B 3336 ; Archives de l’Etat de Berne : A. V. 2 et A. V. 6 ; je remercie vivement Nicolas Barras qui a grandement facilité mes recherches aux Archives de l’Etat de Berne. 36 7 les parlementaires de Dole apprirent que Dupuis venait d’entrer hostilement du côté de Mouthe39. Le 19, Vergy, le gouverneur de la Franche-Comté, se trouvait au camp de Vesoul40. Il écrivit à Berne, estimant « ces attentats contraires au bon voisinage ». Le même jour, il adressa un courrier à Neuchâtel, disant que « de telles entreprinses hostilles sont directement repugnantes à la bonne voisinance, amitié et intelligence que cette province a tousjours eu avec votre Etat »41. Le lieutenant général et les membres du conseil d’Etat de Neuchâtel42 furent très offensés d’avoir ainsi été suspectés de soutenir l’entreprise du capitaine Dupuis ; ils répondirent, le 21, qu’ils n’avaient eu aucune intelligence avec Dupuis, « ny ouverte ny secrette » et qu’ils voulaient absolument « conserver tousjours la bonne voisinance et mutuelle intelligence qui a esté entre vous et nous de temps immémorial »43. Dans une autre lettre, datée du 22, Vergy donna à Berne et à Neuchâtel les détails du massacre et de cette « entreprise indigne » ; il précisa qu’au moment d’expédier ses lettres précédentes il n’avait pas encore connaissance « des volleries, massacres, pillages et insolences (…) jusques a spolier l’église des reliquaires et ornementz d’autelz y estantz» ; il précisa cependant fermement qu’il y avait bien des soldats levés dans le comté de Neuchâtel ; il n’hésita pas à reprocher au lieutenant-général et gouverneur du comté de Neuchâtel de laisser faire des levées de gens de guerre « (selon que j’entendz par communng bruict) » dit-il, au « préjudice de ce pays et de la bonne voisinance qu’avons eu cy devant avec vous »; il envoya un ambassadeur auprès du roi de France pour protester et demanda un « chastoy [châtiment] exemplaire »44. Peu après, les Comtois exigèrent la restitution des biens volés et la capture des capitaines coupables45. Le 2 juillet, Vergy demanda à Berne de faire saisir le capitaine Dupuis, réfugié à Neuchâtel46. Le 24 juin, l’ambassadeur comtois Vincent Benoît intervint encore auprès de Berne, faisant savoir que Dupuis « ne cesse de passer et repasser dans vos pays (…) ; mercredi passé il logea à Orbe en la maison de ville où il déclara ouvertement qu’il retournait en la terre de Gex faire nouvelle assemblée pour attenter en ce pays et comté de Bourgogne ». L’ambassadeur, qui se trouvait alors à Jougne, révéla qu’il venait d’apprendre aussi que Dupuis préparait une nouvelle opération, en passant par cette ville de Jougne ; il ajouta, menaçant : « je lui fais préparer le banquet »47 ! Pour l’instant, ma recherche n’a pas donné d’autres résultats. Le capitaine Dupuis et ses sbires ont-ils été arrêtés et jugés ? Je l’ignore. On perd toute trace de ce mercenaire 39 Archives de l’Etat de Berne : A. V. 6., f° 53. Vergy aide alors Velasco à reprendre la ville prise par d’Haussonville et Tremblecourt ; cf. Paul Delsalle, L’invasion de la Franche-Comté par Henri IV, op. cit., p. 104. 41 Archives de l’Etat de Neuchâtel : K 15 (n° 16-30). 42 « le Conseil d’Etat », dans : Histoire du pays de Neuchâtel, t. 2, « De la Réforme à 1815 », Hauterive, éd. Gilles Attinger, 1991, p. 47-51. 43 Archives de l’Etat de Neuchâtel : M 15 (n° 5) ; « ce 21 avril stil ancÿen 1595 ». La notice « calendriers » du Dictionnaire historique de la Suisse, vol. 2, p. 823-824, ne m’a pas permis de comprendre cette mention car les modifications du calendrier dans le comté de Neuchâtel se produisent en 1584 et 1701. 44 Archives de l’Etat de Neuchâtel : M 15 (n° 27) ; Archives de l’Etat de Berne : A. V. 6., f° 61 et 69. 45 Archives de l’Etat de Berne : A. V. 6., f° 77 46 Archives de l’Etat de Berne : A. V. 6., f° 79. 47 Archives de l’Etat de Berne : A. V. 6., f° 97. 40 8 sanguinaire et de cet événement48. Il est vrai que le massacre de Mouthe constitue presque une banalité dans cette dramatique année 1595 au cours de laquelle la Franche-Comté a connu une des pages les plus sanglantes de son histoire. A travers ce fait divers tragique, on mesure à quel point nous manquons d’une histoire de la frontière et des frontaliers, d’une histoire humaine de ces « montagnons », de ces populations si proches et pourtant si étrangères l’une envers l’autre. 48 Il est possible qu’il y ait d’autres documents sur cette affaire aux Archives de l’Etat de Berne ; je n’ai pas encore consulté le dossier Bim 2111 et les boîtes Bq 14. 9