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LA TÊTE NE SERT PAS
QU’À RETENIR
LES CHEVEUX
Collection animée par Soazig Le Bail,
assistée de Charline Vanderpoorte.
LA TÊTE NE SERT PAS
QU’À RETENIR
LES CHEVEUX
Sabine Panet et Pauline Penot
© Éditions Thierry Magnier, 2015
ISBN 978-2-36474-XXX-X
Couverture : ???
DA couverture : Florie Briand
Maquette intérieure : Amandine Chambosse
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse
Sabine Panet et Pauline Penot se sont rencontrées au CE2,
où elles organisaient des trafics de livres pour assouvir
leur appétit insatiable de lecture. Elles connaissent
très bien l’Afrique où elles ont vécu.
Sabine vit maintenant à Bruxelles, Pauline à Paris.
Elles ont déjà publié deux romans à l’école des Loisirs,
toujours écrits à quatre mains.
Le cœur n’est pas un genou que l’on peut plier,
éd. Thierry Magnier, 2012.
Ma petite sœur s’appelle Prématurée, L’École des Loisirs, 2005.
Docteur Exacœur, L’École des Loisirs, 2003.
« Être radical signifie simplement :
“saisir les choses à la racine”. »
Angela Davis, philosophe américaine
« Pour moi c’était impossible d’imaginer
pouvoir devenir actrice. Parce que je suis noire.
Être actrice, c’était pour les Blancs. »
Assa Sylla, comédienne française
Aux personnes inspirantes dont l’influence
traverse cette histoire, et qui se reconnaîtront.
CHAPITRE 1
Sinthiou, région de Saint-Louis, Sénégal
1
Le fleuve fait des détours
parce que personne ne lui montre le chemin.
(proverbe Mitsogo)
« Ce matin », écrivit Ernestine dans le carnet en moleskine que Jacob lui avait offert pour le voyage « Nawdé arbore
un pagne assez sobre. Cerises sur coucher de soleil, avec parci par-là, des palmiers vert fluo et des portraits miniatures
du président. Elle est hyper belle, pour une vieille : longue et
mince, le visage fin et juste quelques rides autour des yeux,
qui plissent quand elle parle. Elle dit que je lui ressemble
beaucoup, et elle m’a demandé de réciter une scène de
l’École des Femmes à la veillée. Avec la lumière des flammes
et les étoiles, ça devrait être pas mal du tout, dans le style
intimiste. Moins grandiose que le Trianon, bien sûr, mais
une actrice sait s’adapter aux circonstances. »
Ernestine épongea avec son tee-shirt les gouttes de
sueur qui perlaient à son front. Le moindre rayon de soleil
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ratatinait tout sur son passage. La fournaise grésillait :
un milk-shake à la main. L’eau était turquoise. Jacob
c’était le crépitement des insectes rôtis par la terre, chauf-
apparut, en maillot de bain pour sortir une cannette
fée à blanc.
de Coca du frigo encastré dans le carrelage du bassin.
Ce frigo ventru ressemblait étrangement à ceux que les
Elle était assise sur une natte en plastique étendue
Bocoum avaient offerts au village, et qui étaient entre-
devant la case de Nawdé, où la famille Bocoum avait pris
posés dans la nouvelle école en attendant la distribution
ses quartiers le temps de ses vacances au Fouta. Un large
démocratique annoncée par Bassirou. En réalité il fallait
toit de paille en recouvrait l’entrée, conçue comme une
surtout attendre que le courant arrive au village. L’année
véranda en banco. C’était le seul coin d’ombre un peu
suivante, peut-être. C’était une promesse de campagne à
tranquille. Il y avait bien l’épais manguier de la place
laquelle Bassirou tenait beaucoup.
principale, mais le risque de chute de fruits était élevé,
– Je te salue, petite-fille de Nawdé, fille d’Aminata et de
et les garçons du village y jouaient au foot avec les
Khalidou Bocoum, petite sœur d’Awa, grande sœur de Sey-
jumeaux : leur cris empêchaient Ernestine de se concen-
dou, Ibrahima et Amayel. Comment vas-tu ? Et la santé ?
trer. À Villepinte, elle pouvait au moins débrancher la
Et la famille ? Ta mère est là ?
Wii. Ici, rien à faire. De toutes les façons, il n’y avait pas
Ernestine, qui venait de faire un plongeon imaginaire
d’électricité. Pas de ventilateur. Pas de télévision, à part
gracieux sous le regard admiratif de Jacob, mit un peu de
l’antique poste que le voisin branchait sur la batterie de
temps à répondre à la question que la griote lui posait à
sa voiture. Pour recharger son téléphone, il fallait aller
l’issue des salutations d’usage.
au centre de santé, sur le goudron, à trois kilomètres, et
attendre son tour. En bref, elle était aussi bien devant la
case de Nawdé.
– Je suis ici, avec le bébé, la devança Aminata depuis
l’intérieur. Fanta Seck, c’est bien toi ?
– Aminata, la francenabé, oui, c’est moi, kay !
Ernestine observa Fanta se baisser pour entrer dans la
Ernestine ferma les yeux. Elle se dit qu’elle allait se
case et entendit sa mère s’affairer. Un bruit de frottement.
jeter dans le fleuve Sénégal dès qu’elle trouverait assez
Le balai que l’on passe sur le sol de terre battue. Un tin-
d’énergie pour se lever mais, encombrée par la vision
tement de verre, un ruissellement d’eau. Une tête ronde,
d’un crocodile à l’affût sur une berge, elle révisa sa rêve-
posée directement sur un buste grassouillet, passa à l’hori-
rie et barbota mentalement dans une piscine de glaçons,
zontale dans l’embrasure de la porte. À huit mois, Amayel
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se déplaçait à quatre pattes, ce qui était considéré comme
un retard à la marche dans le village sénégalais, et comme
un développement normal à la PMI.
– Occupe-toi d’elle ! Ne la quitte pas des yeux ! la tança
Aminata.
– Oui, elle a peut-être un peu la diarrhée. Tu la changes
et tu lui donnes un biberon d’eau.
Aminata fourragea dans un sac au pied du lit et tendit
un sachet d’Adiaril à Ernestine. Elle coucha Amayel, qui
entreprit la destruction du magazine Amina imprudem-
Ernestine poussa le soupir affligé de l’artiste réduite à
un quotidien trivial. Dès qu’elle serait une comédienne
correctement rémunérée (même juste un peu rémunérée),
elle embaucherait une baby-sitter pour garder les jumeaux
et Amayel. Peut-être même qu’avec le succès, elle pourrait
payer à ses parents un appartement doté de deux pièces
supplémentaires, histoire que les garçons puissent avoir
leur propre chambre, laissant à Ernestine l’usage peinard
de la sienne.
ment laissé sur le lit.
– Tu mets ça dedans, expliqua Aminata. Tu verses tout.
Tu mélanges avec l’eau et tu secoues.
– Lingettes ?
– Prends le gant de toilette dans le seau, là. Et la crème.
Fanta Seck était assise, le dos droit, au bord du matelas. Ernestine, les tresses penchées au-dessus des plis
de sa petite sœur, ne la vit pas couler un regard discret
vers Amayel. Quand Ernestine souleva les pieds du bébé
Amayel se dirigea vers sa sœur en roucoulant de joie,
soulevant des volutes de poussière dans un quatre-pattes
pour glisser une nouvelle couche sous ses fesses, Fanta
demanda, l’air de rien :
enthousiaste. Mis à part une couche et un entrelacs de
– Aminata, c’est encore une haddaaki, ta plus jeune ?
gris-gris à la ceinture et aux poignets, elle était toute nue,
– Oui.
le crâne rasé de près. À ses oreilles tintaient de petites
– Pour 5 000 francs, on peut demander à la vieille de
venir vous voir.
boucles dorées.
– Viens par ici, gras-double. Argh. Qu’est-ce que tu
sens mauvais !
– Non.
– Tu as oublié la tradition ?
Ernestine se leva, attrapa Amayel à bout de bras et
fonça à l’intérieur de la case. Amayel rit et agita les pieds.
– Sa couche est encore pleine ! Elle pourrait faire un
effort, franchement, c’est une infection.
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– Non. Je me suis engagée avec des Maliennes, au
Blanc-Mesnil.
– Évidemment. La parole est comme l’eau, elle ne se
rattrape pas.
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– Ce sont des forgeronnes. Comme chez nous. Elles
Ernestine sortit dans la lumière crue et s’orienta au
fumet de mouton grillé qui montait de la cour où Nawdé
font ça très bien.
– Je n’en doute pas. Mais, parfois, ceux qui partent en
Europe ont tendance à oublier leurs origines.
Ernestine referma les bords de la couche. Sa mère reprit :
supervisait la préparation du déjeuner. Au passage, elle
salua une cousine et faillit percuter un poulet.
– Ma fille, l’accueillit Nawdé, la voix chevrotante mais
– Pas moi.
l’œil pétillant, tu te décides enfin à faire quelque chose
– Ah bon ? railla la griote. Et comment va ta fille Awa ?
ko nafata. Assieds-toi là, sur ce tabouret. Prends ce cou-
Aminata se trémoussa :
teau. Je suis sûre qu’on ne t’a jamais appris à couper cor-
– Elle a très bien réussi ses examens. Tout le monde se
rectement un oignon.
réjouit que ce mariage n’ait pas eu lieu : elle n’a que seize
À Villepinte, Aminata faisait de son mieux pour incul-
ans.
– C’est l’âge où j’ai donné naissance à mon premier fils.
quer les fondamentaux à ses filles : confection du tiep et de
Chez moi. Comme ma mère avant moi, et ma grand-mère
la farce aux épices pour le poisson, préparation du bissap.
avant elle.
Mais Ernestine se montrait hermétique aux instructions
– Ta mère est morte en couches, Fanta. Paix à son âme.
La griote se leva brusquement, réajusta son page et se
dirigea vers la porte. Elle se retourna avant de se baisser :
– On se verra ce soir à la veillée, Aminata, ma sœur.
maternelles.
Elle s’installa sur le tabouret et s’empara du couteau
que lui tendait sa grand-mère.
La cour faisait office de cuisine : des seaux, des casseroles et des ustensiles de toutes les couleurs s’entassaient
Dieu est grand.
– À ce soir, Fanta Seck, que Dieu te garde.
dans un désordre apparent. Au centre, une marmite était
Ernestine attrapa une bouteille d’eau minérale, en rem-
posée sur des braises protégées par trois hautes pierres.
plit un biberon et versa par-dessus le contenu du sachet.
– Fanta est fâchée parce que Awa ne s’est pas mariée ?
C’est quoi cette tradition ? C’est qui ces Maliennes ?
Le matériel de cuisine qu’Aminata et Khalidou avaient
rapporté de France était exposé sur une table : râpe à six
faces, couscoussier en inox, bouteilles thermos fleuries et
– Où la chèvre a ravagé les cultures, elle revient. Ce ne
assiettes en faïence que Nawdé avait commandées pour la
sont pas des histoires pour les enfants. Laisse ce biberon,
frime, mais qui ne serviraient pas, puisque tout le monde
je vais m’en occuper : va aider ta grand-mère.
mangeait autour d’un même bol. Nawdé avait prévu de les
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placer bien en vue dans sa case, sur la commode, à côté du
plat de riz à la viande que Bassirou et Khalidou vinrent
portrait encadré de l’ancien président et de sa collection de
finalement honorer au milieu de l’après-midi.
parfums parisiens.
Lorsqu’il eut fini sa dernière bouchée, Bassirou fit signe
– Tu sais par où on commence à lui régler son compte,
à cet oignon ?
à la petite qui lui versait de l’eau sur les mains d’aller
appeler Ernestine.
– Euh… On le coupe en deux ?
Quand elle se présenta, il lui dit sans la regarder :
– Tsss. Pas du tout. On enlève la tête. On tranchera la
– J’ai des bagages pour toi.
queue après, sinon il va tomber en morceaux tout de suite.
Et on pèle les premières couches, jam-jam.
– Comme ça ? s’assura Ernestine, larmoyante.
Puis il commenta à l’intention de son cousin Khalidou,
occupé à tamponner son menton avec un Lotus :
– Ils nous ont répété jusqu’à nous fatiguer qu’il ne fal-
– Oui. Et ensuite ?
lait pas les marier parce qu’ils ne se connaissaient pas et
– On le coupe en deux ?
maintenant ils se font des amabilités. Enfin, comme tu
– Mais qui m’a donné une taaniraangel pareille ?
dirais : Dieu est grand.
Nawdé attrapa un second tabouret, rabattit autour
Khalidou acquiesça et chacun commença à siroter bru-
de ses jambes son pagne « cerises et coucher de soleil »
yamment le thé servi dans des verres minuscules. Bassi-
et s’assit. Comme à chaque fois que sa grand-mère était
rou essuya du revers de la main la mousse caramel qui
près d’elle, Ernestine eut l’impression désagréable de res-
s’était déposée au-dessus de sa lèvre et claqua des doigts
pirer un relent d’urine. Avec l’odeur de l’oignon, c’était
en direction d’un coin de la pièce.
supportable. Mais ça rappelait à Ernestine les couches
d’Amayel.
– Apporte-moi ça, ordonna-t-il à Ernestine, dont il
oubliait systématiquement le prénom. Tu verras, c’est léger
– On le coupe en quatre. Attention à ne pas entamer le
dadol, on le garde pour la fin.
– Je pense que je vais y arriver, renifla Ernestine, les
yeux brouillés, juste avant de s’entailler la main.
comme tout.
Sa nièce lui tendit une sacoche dont il extirpa deux colis
cartonnés. Sur le premier, qui avait la taille d’un livre de
poche, était inscrit au feutre le prénom de la destinataire :
Awa. Le second, gros comme une boîte à chaussures, por-
Les oignons furent coupés, huilés, enduits de moutarde,
tait la mention : Agathe Masmondet. Une lettre était scot-
poivrés, rissolés et dispersés élégamment dans le grand
chée sur chacun. Ernestine nota avec intérêt la différence
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de format entre les deux paquets et leva les yeux vers son
du laboratoire INSERM où travaillait Dado Bocoum, sœur
oncle pour en savoir plus, mais Bassirou avait déjà reporté
de Khalidou, était venu quelques semaines plus tôt à Sin-
son attention sur un autre sujet :
thiou. Il avait remis au maire, Bassirou Bocoum, le prix
– Est-ce que tu sais que le Quai-d’Orsay nous sucre
« Ici et là-bas », décerné à la classe de 6e 1 du collège de
notre consul général ? Il nomme un vulgaire consul hono-
Villepinte pour son interprétation de l’École des Femmes de
raire à Saint-Louis. Un binational, peut-être. À nous, les
Molière, avec Ernestine Bocoum dans le rôle d’Agnès.
plus civilisés, les plus français, les plus parisiens d’Afrique,
Ernestine était très satisfaite de sa prestation, et plus
dans notre grande ville inscrite au patrimoine mondial de
encore d’avoir convaincu sa classe d’attribuer le prix de
l’UNESCO, ils vont nous mettre un paysan pour représenter
5 000 euros, destiné à un projet humanitaire, au finance-
la France. Le frère du patron de Dado, il part en poste au
ment d’un instituteur pour l’école de Sinthiou.
Suriname. Je me demande bien à quoi ça sert : il n’y a
Le prix remis par le consul avait auréolé Bassirou
personne là-bas, et même s’il y avait quelqu’un, de toute
Bocoum d’un prestige suffisant pour assurer sa réélection.
façon il parlerait néerlandais. Néerlandais, tu te rends
Il avait pu renoncer sans humiliation au projet de mariage
compte ? Tu savais que ça existait, toi, le Suriname ? Moi,
de son fils Malick avec Awa, la sœur aînée d’Ernestine.
j’ai dû aller chercher sur une carte.
Awa était restée en France le temps que cette promesse
– Oui, acquiesça au hasard Khalidou Bocoum, que le
d’union soit oubliée, et en avait profité pour partir à Olé-
flot de paroles de son cousin contrariait dans son assou-
ron dans la famille de sa meilleure amie. Cette meilleure
pissement.
amie s’appelait Agathe Masmondet, et Ernestine mourait
– Mais tu es trop cultivé, aussi. Ce n’est pas représenta-
d’envie de savoir ce que lui envoyait l’ancien fiancé d’Awa.
tif. En tout cas, heureusement qu’on avait encore le collec-
– Et ma fille ? demanda Nawdé, assise en retrait. Vous
tionneur d’éléphants en bois pour la remise de l’enveloppe.
ne pourriez pas la marier avec le frère du consul, ma fille ?
Ce n’est pas un consul honoraire qui nous aurait fait dépla-
Khalidou se plongea dans la contemplation de ses
cer la RTS. Et sans la RTS et la distribution de casquettes,
babouches et Bassirou entreprit de siffloter négligemment.
qui sait comment auraient tourné les élections ?
On entendit un gémissement :
– Vous, les Européens, vous avez vraiment tout oublié !
Le dernier consul de France à Saint-Louis, dont le hasard
Khalidou, comment peux-tu m’expliquer que Dado n’ait
voulait qu’il soit aussi le frère du directeur de recherche
toujours pas de mari, alors que vous vivez tous les deux
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à Paris ? Tu ne connais aucun homme fréquentable à lui
Les alexandrins furent applaudis par les villageois qui,
présenter ? C’est parce qu’elle a honte, qu’elle n’est pas
s’ils n’avaient pas tout compris au vieux français que réci-
venue avec vous ?
tait Ernestine, en avaient reconnu, sous leur ciel étoilé, la
– Ma mère, risqua Aminata, je vous assure que Khalidou
musique : elle était similaire à celle des longs récits scandés par les griots.
a tout fait.
Ernestine jugea qu’il n’était pas stratégique d’informer
Nawdé que Dado avait embrassé son prof de français dans
les vestiaires du Trianon, quel que soit le soulagement que
cette nouvelle pourrait lui procurer.
À la tombée de la nuit, Ernestine déclama son texte
devant la famille et les voisins réunis autour d’un feu de
bois dans la cour principale de la concession. On entendait
bruisser les feuilles des rôniers. L’air avait l’odeur magique
du désert au repos et exhalait le parfum frais du fleuve
couché en contrebas.
Ernestine jouait à la fois Arnolphe et Agnès, qui se donnaient la réplique dans la scène 5 de l’acte I. Elle ressentait
la présence de Jacob comme s’il était à l’intérieur d’elle,
bien à l’abri entre sa peau et ses poumons.
« Il disait qu’il m’aimait d’une amour sans seconde,
Et me disait des mots les plus gentils du monde,
Des choses que jamais rien ne peut égaler,
Et dont, toutes les fois que je l’entends parler,
La douceur me chatouille, et là-dedans remue
Certain je ne sais quoi dont je suis tout émue. »
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CHAPITRE 2
Sevran, Seine-Saint-Denis, France
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On ne trouve son véritable chemin
qu’en cherchant et, souvent, en cherchant seul.
(proverbe toucouleur)
– Bonjour ! Entrez, installez-vous. Je suis Esther Fellmann.
La gynécologue du Planning familial adressa un chaleureux sourire à sa patiente, contourna son bureau et vint
s’asseoir face à elle.
La table qui les séparait était encombrée de piles de
dossiers cartonnés reliés par une tige métallique, d’un
calendrier dont les deux faces plastifiées formaient un
triangle avec le plan du bureau, d’un cercle en carton avec
une aiguille mobile qui donnait le terme des grossesses
en fonction de la date des dernières règles, du dictionnaire Vidal, de post-it, de dépliants sur la sécheresse vaginale, d’une représentation anatomique de l’utérus et des
trompes, d’échantillons gratuits de contraceptifs oraux et
de nombreux stylos portant le logo de firmes pharmaceutiques.
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Au mur, une affiche proclamait « Liberté, égalité, sexualités ». À côté était scotché un dessin de plus petite taille,
sur lequel on voyait une jeune fille à l’air vaguement
inquiet, à moitié allongée sur un lit, s’adresser au garçon
– Qu’est-ce que vous faites, dans la vie ?
– Je suis en Terminale S.
– Est-ce que vous avez eu des problèmes de santé, dans
votre vie ? Des opérations ? Vous faites des allergies ?
occupé à se mettre tout nu devant elle : « Eh, pas si vite, tu
– J’ai été opérée des végétations. répondit Awa dont la
as pris tes précautions ? » « Ouais », répondait le garçon,
voix s’affirmait au fil des réponses. Et j’ai eu l’appendicite.
la tête encore coincée dans son T-shirt, « j’ai envoyé mes
– Vous avez des frères et sœurs ?
parents au cinéma ».
Awa hocha la tête et énuméra :
– J’ai une sœur de douze ans. Deux frères jumeaux qui
Awa s’aperçut que la docteure Fellmann la regardait et,
devant son sourire qu’elle trouva horriblement complice,
elle se défendit :
vont avoir sept ans. Et une petite sœur de onze mois.
La médecin recula pour caler son dos contre le molleton
de son fauteuil à roulettes et dévisagea sa patiente.
– Je ne viens pas du tout pour ça.
– D’accord, répondit tranquillement la médecin.
Awa Bocoum avait un visage fin, des yeux relativement
Esther Fellmann lui fit signe de poursuivre puis, comme
clairs par rapport au noir soutenu de sa peau, des cheveux
Awa ne disait rien, elle attrapa un nouveau dossier et leva
épais lissés derrière des oreilles qu’allongeait le poids de
son stylo estampillé Bayer©, du nom d’un fabricant de sté-
pendentifs en forme de goutte. Un peu de gloss doré sur
rilets.
les lèvres. Elle portait un jean brut et une veste en toile
– Quel est votre nom ?
épaisse cintrée, fermée par deux rangées latérales de bou-
– Awa Bocoum.
tons. Elle se tenait très droite, pour ne pas dire raide, mais
Elle l’inscrivit sur la couverture cartonnée et leva son
soutenait maintenant avec plus de tranquillité le regard de
regard bienveillant, qui aurait donné envie à Awa d’aller
son interlocutrice, que cette assurance autorisa à en venir
se blottir dans ses bras, si elle avait pu, brusquement,
au sujet de la consultation :
avoir un âge où ce genre de comportement est socialement
– Qu’est-ce qui vous a amenée à faire la démarche de
venir me voir ?
admis.
– Quel âge avez-vous ? demandait justement la médecin.
Une vague de chaleur transparut sous sa peau, et les
yeux d’Awa convergèrent entre ses cuisses.
– Seize ans. Et demi.
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– J’ai… une douleur. Pas tout le temps, mais… souvent.
C’est comme des décharges électriques qui me brûlent par
à-coups la peau… heu… en surface du…
Elle désigna la zone à travers la braguette de son jean.
– … du pubis, compléta la médecin avec aménité.
Awa hocha la tête et se racla la gorge :
– Je n’en avais jamais parlé jusqu’à cet été. Et puis je
suis partie un mois dans la famille de ma meilleure amie.
– Et… heu : avant ça ?
La gynécologue regretta immédiatement sa formulation :
– Excusez-moi, c’était maladroit. Je voulais dire : quelles
sont les origines de vos parents ?
La voix nasillarde et atténuée d’un enfant filtrait de la
pièce mitoyenne, qui était le cabinet d’un orthophoniste.
– Ils viennent d’un village peul du Fouta Toro, dans le
nord du Sénégal.
J’ai passé du temps à discuter avec sa mère, j’ai… j’ai eu
Son interlocutrice, qui prenait des notes dans son dos-
confiance en elle et au moment où la douleur est revenue,
sier, souligna à main levée les derniers mots et releva les
je lui ai demandé si elle pensait que c’était normal.
yeux.
– Dans beaucoup de régions du monde, et notamment
– Et ?
– Elle a dit que non. Que ce n’était jamais normal
dans le nord du Sénégal, il existe une pratique répandue
d’avoir mal, qu’elle ne savait pas à quoi c’était dû, mais
qu’on appelle l’excision. Elle peut occasionner, même très
que si je venais au Planning familial, un médecin pourrait
longtemps après, des douleurs telles que celles que vous
m’examiner et trouver une solution.
décrivez. Est-ce que vous savez si vous avez été excisée,
– Quelqu’un vous a blessée ? Est-ce qu’on vous a
contrainte à faire quelque chose qui vous déplaisait ?
quand vous étiez petite ?
Awa la fixa sans comprendre.
– On n’a jamais parlé de ça chez moi. Je ne sais même
Awa fit non de la tête.
Le docteur Fellmann jeta un regard machinal au calen-
pas ce que c’est.
Esther Fellmann ouvrit le bac de l’imprimante, en sortit
drier.
– Vous avez hésité à venir. Plus d’un mois.
Awa fixa le linoléum autour de sa chaise.
– Je n’avais pas très envie qu’on m’examine à cet
une feuille blanche et se mit à dessiner.
– Voilà la zone du corps féminin qu’on appelle le périnée.
Devant, le clitoris, à la jonction antérieure des grandes lèvres.
À l’intérieur : les petites lèvres. En avant, l’orifice par lequel
endroit-là.
s’écoulent les urines, qui est la terminaison de l’urètre…
– Et vous venez…
– De Villepinte. Cité Malraux.
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Elle croquait toujours, armée de son stylo Bayer©.
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– … puis la vulve, qui est la partie externe du vagin…
Awa enleva son jean et, devant le sourire timide de la
médecin, retira aussi son boxer. Ses fesses déchirèrent le
et en arrière : l’anus.
Elle dessina les poils pubiens et tourna le croquis vers
papier déroulé sur le skaï quand elle grimpa sur le fauteuil.
En voyant les deux étriers placés à la hauteur des accou-
sa patiente.
– L’excision est une tradition ancienne qui consiste à
couper une partie de cette région, le plus souvent…
Elle barra d’un trait oblique le haut de son dessin et
doirs, elle s’affola :
– Je ne peux pas faire ça.
Et elle mima du dos de ses mains le geste des cuisses
qu’on écarte.
hachura la partie droite.
– … le clitoris et une partie des lèvres. Parmi les conséquences, certaines engendrent les symptômes que vous
– Je ne toucherai à rien. Vous ferez tout vous-même.
– J’ai l’impression que vous allez m’enfoncer un couteau entre les jambes.
décrivez.
La médecin mit toute la douceur possible dans les deux
phrases qu’elle prononça ensuite :
– Attendez, je règle le scialytique…
Le docteur Fellmann orienta la lampe placée au-dessus
– Il est possible que vous ayez été excisée et que vous
d’elles de telle sorte qu’une flaque de lumière jaune se des-
n’en ayez pas encore connaissance. Voulez-vous que nous
sina sur le bord du fauteuil au fond duquel Awa se tenait
regardions ensemble ?
recroquevillée.
Awa la fixait sans répondre.
– Si vos douleurs sont liées à une excision, nous pourrons envisager une réparation qui les soulagera. Si ce n’est
– … Voilà… je pose les mains sur ma tête, annonça la
gynécologue en joignant le geste à la parole, et ne les bougerai plus sans votre autorisation.
pas le cas, l’examen me permettra peut-être de m’orienter
Awa descendit précautionneusement les fesses, entrou-
vers un autre diagnostic. Dans tous les cas, nous trouve-
vrit les jambes et arrêta de respirer. La médecin avait une
rons une solution pour que vous ne souffriez plus, comme
drôle de touche, avec ses coudes pliés et ses mains jointes
vous l’a dit très justement la mère de votre amie.
au-dessus de son chignon.
Awa hocha subrepticement la tête en portant à sa
– Si vous pouvez écarter vos lèvres… voilà. Parfait. J’ai
bouche l’extrémité de son pouce, dont elle entreprit de
vu… Je peux ? demanda-t-elle en jetant un regard oblique
ronger l’ongle, déjà court et irrégulier.
à ses mains croisées.
– Venez, on va s’installer dans la pièce à côté.
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Awa acquiesça.
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– Est-ce que vous voulez regarder ? proposa la gynécologue en lui tendant un miroir de poche.
Awa secoua vigoureusement la tête. Prenant acte de
– Est-ce que vous pensez que ma tante aussi, elle
est… ? Elle a été élevée au village, elle est venue en France
après son Bac.
son refus, les mains d’Esther Fellmann vinrent enserrer
– C’est plausible, oui.
tendrement ses chevilles, puis l’aidèrent à se relever.
– On parle de TOUT avec elle, elle fait sa moderne, sa
libérée, elle me dit qu’elle me soutiendra toujours et en
– Je vous attends à côté.
fait… que dalle… En fait on ne parle de rien.
1
Awa pleurait de rage.
– Vous avez deux sœurs… avança prudemment la
– Vous avez effectivement été excisée, répondit-elle au
médecin. Je comprendrais que vous n’ayez pas envie de
regard interrogatif qu’Awa levait vers elle en même temps
remuer ces souvenirs tout de suite mais… est-ce qu’un
qu’elle laçait ses Converses sur le linoléum de la première
jour, à l’occasion d’un voyage au Sénégal peut-être, votre
pièce. Je pense que vos douleurs sont dues à un névrome,
mère aurait parlé d’une fête, d’une tradition des femmes ?
une sorte d’irritation du nerf pubien qui est consécutive à
Est-ce que quelque chose vous revient à l’esprit ?
la coupure. Ça se traite très bien.
– Je ne comprends pas. Pourquoi on m’aurait fait ça ?
Sans jamais m’en parler ? À quoi ça sert ?
Awa écarquilla les yeux et articula lentement :
– Oui. Je me rappelle, j’étais en CM2, donc je devais
avoir… dix ans. Ma mère a emmené Ernestine pour la tra-
– À rien, malheureusement. C’est une tradition ances-
dition des femmes. Ernestine, c’est la sœur qui me suit,
trale, coriace. J’imagine que, pour vos parents, la pratiquer
on a cinq ans d’écart. C’était toute une histoire. Elles
devait relever de l’évidence. Qu’autour d’eux, toutes les
sont parties ensemble un matin, et, comme ma tante
femmes, depuis des générations…
était encore aux États-Unis à l’époque, on a été gardés
– Mais c’est délirant…
par la voisine. Les jumeaux étaient bébés, je me souviens
Awa secouait la tête, furieuse :
qu’elle les a gavés de boulettes de viande écrasées pour
– … que personne n’ait pensé à m’avertir qu’on avait
qu’ils se tiennent tranquilles. Quand elles sont revenues,
coupé une partie de moi, POUR RIEN.
La médecin acquiesçait doucement pendant qu’elle fulminait :
Ernestine est restée au lit pendant plusieurs jours, toute
seule dans la chambre. Les garçons dormaient avec mes
parents et moi dans le salon. Il n’y a que maman qui
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s’occupait d’elle. Mon père lui a offert des petits poneys,
Elle laissa Awa gamberger une minute, puis reprit :
avec une brosse mauve pour leur crinière et leur queue.
– Comment s’appelle votre sœur de onze mois ?
Et moi j’étais…
– Amayel ; c’est un prénom peul.
Awa secouait la tête, écœurée.
– … jalouse, compléta Esther Fellmann. Ce qui est par-
– Est-ce qu’Amayel a changé pendant le séjour au
Sénégal ?
faitement logique, ne vous culpabilisez pas inutilement. Et
Awa réfléchit :
vous m’avez dit que vous avez aussi une sœur plus jeune…
– Je n’y étais pas. Mais quand je l’ai retrouvée, elle
– … qu’ils ont emmenée un mois au Sénégal, cet été.
avait fait des progrès : elle a fait ses premiers pas ; elle dit
– Aïe. Vous savez si le voyage était organisé à l’occasion
« Da » pour désigner sa girafe en plastique. Et elle a quatre
d’une sorte de fête en son honneur ?
dents.
– Non. À l’origine, il était organisé autour d’une sorte
– Ça, c’est très bien. Mais je pensais plutôt à un com-
de fête en mon honneur. Mon mariage, en fait. Mais j’ai
portement différent. Par exemple : quand on change sa
refusé, ma tante m’a soutenue, ma mère a fini par me sou-
couche, est-ce qu’elle pleure ? Est-ce qu’il y a du sang ?
tenir aussi et… ça ne s’est pas fait.
– Non. Je la change très souvent, elle n’a jamais pleuré.
– Vous êtes aimée, glissa la médecin.
Depuis quelques jours, elle tend ses petits pieds pour qu’on
– Ah, oui oui oui. Vous pouvez le dire : refourguée
fasse des bisous sous la plante. Elle tape des mains.
depuis la naissance à un cousin inconnu. Charcutée.
– Votre mère l’emmène à la PMI du quartier ?
Jamais informée de quoi que ce soit. Aimée, comme vous
Awa acquiesça :
dites. Excusez-moi, je repense à ce que vous m’avez dit,
– Elles y sont allées la semaine dernière pour un vaccin
et… j’ai du mal à réaliser… mais, si je suis excisée, comme
contre la rougeole. Je m’en souviens, parce qu’elle a été
vous dites ? Alors : qui a fait ça ? Et quand ? Je ne suis
pesée, et que ma mère a dit qu’elle faisait 11 kilos.
jamais allée au Sénégal.
– Dans ce cas-là, je vais essayer de demander à mes
La médecin eut un haussement d’épaules impuissant.
collègues si Amayel a été examinée et ce qui a pu être noté
– Ça a pu se passer en région parisienne, dans la clan-
dans son carnet de santé. Je ne voudrais pas trahir votre
destinité. Je ne peux pas vous dire quand. Comme vous
confiance, mais il faudra probablement faire un signale-
n’en avez aucun souvenir, je dirais : dans vos toutes pre-
ment du risque auquel votre petite sœur est exposée. L’ex-
mières années.
cision est une mutilation, sa pratique est interdite par le
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droit français, par le droit sénégalais, par de très nombreux
pays : Amayel peut et doit être protégée.
Awa eut un sursaut :
– Oui. Mais c’est important que l’on sache où en est
Amayel, et pour ça j’ai besoin de me mettre en contact
avec le médecin qui la suit en PMI.
– Attendez, là. Laissez-moi digérer ce que vous venez de
m’annoncer. Vous arrivez avec vos histoires de traditions
– Je peux revenir vous voir mardi prochain ?
– Bien sûr.
répandues mais moi je n’en ai jamais entendu parler. Vous
– Vous me ferez un mot pour le lycée, sans écrire que
m’expliquez que j’ai été coupée, que ma mère, ma tante,
vous bossez au Planning familial, ou que vous êtes gyné-
ma sœur ont été coupées aussi, qu’il faut empêcher que ça
cologue, ou d’autres trucs qui feraient bizarre pour la CPE ?
n’arrive à la dernière. Je vois venir : vous allez intervenir, et
– Bien sûr.
ça va encore se passer en dehors de moi. Comme pour mon
– Comme ça vous me direz ce qu’ils ont dit à la PMI,
mariage. Ils s’y sont tous mis : ma tante et mon prof de fran-
et moi j’aurai fait un bout de chemin de mon côté. Je vais
çais se sont tellement mobilisés dans leur coin qu’ils ont fini
parler à Ernestine.
par sortir ensemble ; Ernestine a trouvé une façon d’envoyer
– Allez-y doucement avec elle. Ne forcez rien, respectez
de l’argent au village et ma mère l’a su avant moi ; ma meil-
son rythme. L’excision est un traumatisme : elle n’a peut-
leure amie a refait les plans de l’appartement de ses parents
être pas la même façon que vous de le gérer.
pour que je m’y installe avant de m’en parler… je sais, vous
allez dire que je suis très aimée. Mais moi j’ai l’impres-
Awa hocha subrepticement la tête. Esther Fellmann
poursuivit :
sion d’avoir été court-circuitée, vous comprenez ? On avait
– On parlera de vous aussi, mardi. Je vais vous pres-
décidé pour moi, ensuite on a résolu le truc sans moi. Tout
crire un antalgique et un gel anesthésique, mais il faudra
a changé, et finalement rien n’a changé : on n’en parle plus.
qu’on discute de moyens plus durables de faire disparaître
Cette fois-ci, je veux comprendre : ce qui se passe dans ma
votre douleur, votre inconfort. Vous pouvez emporter mon
famille ; qui a pris les décisions ; qui a su, pourquoi ils ont
miroir si vous voulez. Peut-être que vous pourrez me dire
voulu ou accepté qu’on nous mutile, comme vous dites. Je
mardi prochain si mon schéma était… heu… ressemblant ?
ne laisserai personne toucher à Amayel, vous pouvez être
Et elle lui décocha un bon et franc sourire, qui donna à
tranquille. Mais je ne veux pas qu’un gentil travailleur social
Awa le courage de se lever, de franchir la porte du bureau
fasse le boulot à ma place, avec sa bonne conscience de pro-
et d’affronter la rue.
tecteur des enfants. Vous comprenez ça ?
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