L`Encyclopédie de Diderot et l`Orient: lecture de la - DOCT-US

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L`Encyclopédie de Diderot et l`Orient: lecture de la - DOCT-US
L’Encyclopédie de Diderot et l’Orient: lecture de la Bibliothèque
Orientale de d’Hérbelot
Inès Amami
Université de Paris 3
Paris, France
[email protected]
Abstract: The Muslim world attracts the attention of Europe since the Middle Ages in a double movement
of repulsion and attraction. The prospects are changing in the second half of the 17th century and the knowledge
of Arab and Muslim world tends toward a scientific exploration; La Bibliothèque Orientale is the first major work
undertaken in order to contribute to the knowledge of the Eastern world. The Encyclopaedia of Diderot draws on
this text a great deal of information about the Orient, Islam and the social and religious organization of the
Eastern world. Even if the Encyclopaedia is not an inventory of the Arab-Muslim world as the Bibliothèque
Orientale, it uses these historical facts and sociological information by integrating them into a broader reflection
on the history, progress and religion. These two encyclopaedias contribute to the popularization of orientalising
knowledge. By subtracting their reflection in theology, the encyclopaedists are trying synthesis of religious
anthropology, where the East is apprehended outside the opposition Christianity / Islam.
Keywords: Orient, Encyclopaedia, Diderot, Erudition, Bibliothèque Orientale, civilisation, history, Islam,
progress.
Introduction
Notre propos à pour but de mettre en lumière
l’apport de la Bibliothèque Orientale à
l’Encyclopédie de Diderot dans la connaissance
de l’Orient et sa vulgarisation. L’ Orient est
entendu ici comme le monde arabo-musulman
couvrant l’Afrique du nord à l’empire ottoman.
Après une rapide présentation de la Bibliothèque
Orientale, je m’attacherai à étudier son apport
aux articles encyclopédistes sur quatre plans : la
lexicographie, la géographie, l’étude des mœurs
et l’Islam.
Tout d’abord, on peut noter que le
mouvement des études orientalistes (ou
orientalisantes) entraîne à partir du dernier quart
du 17ème siècle une modification de la vision de
l’Orient en rupture avec celle du Moyen-âge, liée
à la foi chrétienne et aux croisades.
Conjointement, l’élargissement des horizons par
les découvertes géographiques, la fréquence des
contacts établis par les diplomates, voyageurs et
missionnaires, participent au changement des
cadres de perception. L’intérêt intellectuel se
déplace de l’antiquité gréco-romaine vers le
monde Oriental et le recours aux textes et la
connaissance des langues orientales devient une
nécessité et modifie profondément la vision de
l’Orient.
En effet, l’orientalisme à l’époque classique
est le lieu d’interdépendance des sciences
humaines en devenir. Il se caractérise par
l’application mécanique des concepts historiques
occidentaux à des réalités orientales et le
recours à des techniques d’érudition élaborées
par les humanistes.
La Bibliothèque Orientale
La Bibliothèque Orientale1 d’Hérbelot de
Molainville (14.12.1625/8.12.1695) publiée en
1697 est le premier vaste ouvrage entreprit dans
le but de contribuer à la connaissance du monde
oriental. Il représente l’exemple probant de ce
premier orientalisme islamisant du 17ème siècle
et trouve un écho considérable dans
l’Encyclopédie de Diderot2 (17 volumes de textes
et 11 volumes de planches, 1751- 1772).
Publié après sa mort en 1695 sous la
direction d’Antoine Galland, le titre complet de
l'édition de 1777-1779 est :
Bibliothèque orientale, ou Dictionnaire
universel contenant tout ce qui fait connoître les
1
Composition des tomes : 1. Avertissement de l'éditeur.
Notice historique de la vie de d'Hérbelot. Observations
importantes
sur
l'Hégire.
Bibliothèques
Orientales:
Abakakhan-Balaam.--t. 2. Balas-Gezirat-Kheschk.--t. 3.
Ghebr-Luthfallah.--t. 4. Mabed Ben Khaled-Pour.-t. 5. RabbanTozoun.--t. 6 Tuiuk-Zou Ben Thahamash. Paroles
remarquables des Orientaux. Approbation. Privilège du roi.
2
Encyclopédie et Dictionnaire raisonné publié par une société
de Gens de Lettres, Le Breton, Neuchâtel, 1751-1772.
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DOCT-US, an III, nr. 1, 2011
peuples de l'Orient. Leurs histoires et traditions,
tant fabuleuses que véritables, leurs religions et
leurs sectes, leurs gouvernemens, politique, loix,
mœurs, coutumes et les révolutions de leurs
empires, les arts et les sciences, la théologie,
médecine, mythologie, magie, physique, morale,
mathématiques, histoire naturelle, chronologie,
géographie,
observations
astronomiques,
grammaire et rhétorique, les vies de leurs saints,
philosophes, docteurs, poëtes, historiens,
capitaines, et de tous ceux qui se sont rendus
illustres par leur vertu, leur sçavoir ou leurs
actions ; des jugemens critiques et des extraits
de leurs livres écrits en arabe, persan ou turc,
sur toutes sortes de matières et de professions,
par Mr d'Herbelot.
La Bibliothèque Orientale fut rééditée à
Maestricht (1776), à la Haye (4 volumes, 17771799), puis à Paris (6 volumes, 1781-1783).
Barthélémy D'Hérbelot a aussi rédigé une
Anthologie Orientale, et un Dictionnaire arabe,
persan, turc et latin qui n’ont pas été édités3.
En 1661, il est nommé secrétaire et
interprète de langues orientales de Louis XIV et
en 1692, il devient professeur au Collège de
France, où il est titulaire de la chaire de
syriaque.
La spécificité de La Bibliothèque Orientale
d’Hérbelot4 réside dans le fait que l’auteur se
fonde principalement sur des récits de voyageurs
musulmans5. Il écarte de ses sources les
relations jésuites dont l’objectivité est largement
contestée et s’impose l’obligation de mesurer la
distance qui sépare les relations de voyage
même les plus récentes de la réalité des faits.
Cet ouvrage contenant 6 tomes exprime une
volonté de vulgarisation des connaissances
orientales. Il est conçu en 2 parties : l’une
historique
et
bibliographique
et
l’autre
comprenant des textes orientaux qui éclairent la
première partie. Il contient un index
alphabétique des auteurs orientaux et ouvrages
cités.
De plus, la préface de Antoine Galland expose
la méthode et les motivations de d’Hérbelot :
3
Richard, Francis, « le dictionnaire de d’Hérbelot » dans
Istanbul et les langues Orientales, actes du colloque organisé
par l’IFEA et l’INALCO à l’occasion du bicentenaire de l’école
des langues Orientales, Istanbul 29-31 Mai 1995, édité par F.
Hitzel, l’harmattan, 1997, Paris. Varia Turcica, 540 p.
4
Herbelot (d’), Barthélemy, Bibliothèque Orientale, avec un
supplément par C. Visdelou et A. Galland, Maëstricht, 17761780, in-folio, 2 tomes en 1 vol.
5
Laurens, H., Aux sources de l’Orientalisme, la Bibliothèque
Orientale d’Herbelot, Maisonneuve et Larose, Paris, 1978.
Avec cette application fatigante, mais
agréable, M.D’Hérbelot apprit ce qui jusque alors
avait été caché aux Européens. Mais il ne voulut
pas profiter lui seul de toutes les rares
découvertes qu’il avait faites, & pour rendre
compte au public & à la postérité du bon emploi
qu’il avait fait de son temps, il résolut de leur en
faire part. 6
Sa méthode7 consiste à dépouiller les textes
des savants, à interroger les voyageurs venant
des pays arabes et à consulter les catalogues de
manuscrits
dans
les
plus
importantes
bibliothèques. Sa documentation est puisée dans
des textes encore manuscrits; il indique la côte
précise des ouvrages consultés à la bibliothèque
du roi à la fin de chaque entrée pour permettre
au lecteur d’approfondir ses connaissances par
un retour direct à la source. Galland décrit le
travail de D’Hérbelot comme suit :
Monsieur D’Hérbelot qui possédait déjà les
langues Hébraïques, Chaldaïque & Syriaque, qu’il
avait jointes à la Latine & à la Grecque, deux
Langues qui parmi nous suffisent communément
pour mériter le titre d’Homme de Lettres, apprit
premièrement à fond, les langues Arabiques,
Persienne & Turque, comment le fondement & la
baie du grand projet qu’il avait formé, de s’ouvrir
le chemin pour arriver à la connaissance de
l’Histoire, des Lois, des Coutumes, des Mœurs,
des Religions, ou des Sectes tant Chrétiennes,
que Mahométanes, de tous les peuples dispersés
dans les trois parties de notre Contient qui les
parlent.
Pour cela, il lut un grand nombre de livres
écrits dans chacune des trois Langues, qu’il
trouva dans la bibliothèque du roi, ou dans celle
de florence ou qu’il possédait lui-même par
l’acquisition qu’il en avait faite. Or pour remplir
la curiosité, il était nécessaire qu’il prit partir de
se rendre ces trois Langues familières, parce que
les Auteurs Arabes parlant mieux des affaires de
leur Nation, que les Persans & les Turcs ; &
ceux-ci de leurs propres, avec plus de
connaissance que les Arabes, il n’y avait pas
d’autres voies par où il pût arriver plus surement
à la vérité de leur Histoire & à la connaissance
certaine qu’il cherchait de tout ce qui les
regardait8
6
Discours pour servir de Préface, A. Galland dans la
Bibliothèque Orientale
7
Henry Laurens. Aux
sources de l'Orientalisme: la
Bibliothèque Orientale de Barthélemy d'Hérbelot, Paris, G. P.
Maisonneuve et Larose, 1978. 102 p.
Discours pour servir de préface, A. Galland
8
Ştiinţe socio-umane
D’ailleurs, D’Alembert a lui aussi conscience
de la nécessité de l’approfondissement de la
connaissance des langues orientales
Les Langues Orientales, j’entends parler de
l’Arabe, du Persan, & du Turc, furent négligées
en Europe à un tel point que personne ne s’était
avisé d’en faire aucune étude. (…) Voila donc
une branche d’érudition, toute neuve, trop
négligée jusqu’à nous, & bien digne d’exercer
nos savants 9
La Bibliothèque Orientale constitue donc une
des principales sources des encyclopédistes sur
la langue et la civilisation arabo-musulmane. Ils
y puisent un grand nombre d’informations sur
l’Islam mais aussi sur l’organisation sociale et
religieuse du monde oriental.
La lexicologie
D’un point de vue lexicologie, la Bibliothèque
d’Herbelot enrichit le vocabulaire de nouveaux
termes désignant l’Orient et l’Oriental et
constitue un tournant dans la connaissance de
la civilisation arabo-musulmane. Il introduit de
nouveaux termes et utilise une transcription de
l’orthographe orientale. Cet usage des langues
orientales permet de faciliter leur apprentissage
et d’inclure une part d’exotisme dans ces récits.
Au sujet des termes « Islam » et
« mahométisme », le chevalier de Jaucourt note
à l’article Islam10 :
c'est M. d'Hérbelot qui a introduit ces mots
dans notre langue, & ils méritaient d'être
adoptés. Islam vient du verbe salama, se
résigner à la volonté de Dieu, & à ce que
Mahomet a révélé de sa part, dont le contenu se
trouve dans le livre nommé Coran, c'est - à dire, le livre par excellence
L’Encyclopédie contient de nombreux usages
du terme ‘Islam’. Diderot, de Jaucourt et l’abbé
Mallet utilisent à la fois les termes ‘Islamisme’,
‘musulmanisme’, ‘mahométisme’, ‘Islam’ et
‘mahométans’, ‘musulmans’ sans distinction
particulière que l’usage.
Dans ce même article Islam, de Jaucourt
affirme qu’« Islam ou Islamisme, est la même
chose
que
le
Musulmanisme
ou
le
Mahométisme ». L’essentiel de la théologie
musulmane et l’histoire de l’empire ottoman est
contenu
dans
l’entrée
Mahométisme.
Contrairement à la Bibliothèque Orientale qui
systématise le recours à l’orthographe orientale,
l’Encyclopédie distribue l’essentiel de ses
informations sous les entrées équivalentes (ex:
Islam et Mahométisme). Ces deux articles sont
reliés à deux branches de connaissance
différentes : histoire turque et histoire des
religions du monde. L’introduction du désignant
histoire des religions du monde matérialise la
naissance de l’anthropologie religieuse comme
discipline11 et domaine de savoir à part entière.
Les entrées d’orthographe orientale ont une
fonction
foncièrement
terminologique
et
lexicographique et permettent d’introduire de
nouveaux vocables. Mais, elles ne contiennent
pas
l’essentiel
de
la
réflexion
des
encyclopédistes, concentrée dans l’entrée
équivalente en orthographe française, conforme
à l’usage.
En revanche, l’orthographe orientale est
parfois mise de coté au profit de l’usage. C’est le
cas de l’article Bairam de l’abbé Mallet qui
désigne une fête orientale célébrant la fin du
jeûne du mois de Ramadan. L’abbé reprend et
compile la Bibliothèque Orientale et le
Dictionnaire de Trévoux 12 comme suit :
‘Bairam’ dans l’Encyclopédie : Bairam, s. m.
(Hist. mod.) nom donné à la grande fête
annuelle des Mahométans. Voyez Fête, &c.
Quelques Auteurs écrivent ce mot plus
conformément à l'orthographe Orientale beïram;
c'est originairement un mot Turc, qui signifie à la
lettre un jour de fête, ou une solennité. C'est la
pâque des Turcs.13
Beiram dans la Bibliothèque Orientale :
Beiram, mot Turc qui signifie fête solennelle.
(…) On l’appelle communément la Pâque des
turcs, & passe dans l’opinion du vulgaire pour
leur plus grande fête, & pour le grand beïram.
Le Dictionnaire de Trévoux réunit les
différentes orthographes sous la même entrée et
reprend la même définition :
Beiram, Bairam, ou bayram, termes de
relation. Mot turc qui signifie fête solennelle (…)
les musulmans n’ont que deux beïrams; (…) on
l’appelle communément la Pâque des turcs ; &
11
9
Ibid.
Islam, (Hist. Turq.), De Jaucourt, tome 8.
10
37
L’Encyclopédie et la création des disciplines, Martine
Groult, CNRS éditions, 2003.
12
Dictionnaire de Trévoux 1704-1771.
13
Bairam, (histoire moderne), Mallet; Encyclopédie, tome 2.
38
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dans l’opinion du vulgaire, elle passe pour leur
plus grande fête, & pour le plus grand beïram. 14
L’abbé Mallet compile ici ces deux ouvrages
qu’il cite en italique à la fin de l’article. Cette
utilisation de l’orthographe française dénote à la
fois une volonté de fixer dans la langue
commune de nouveaux termes ainsi qu’une
tendance à dénigrer les coutumes orientales en
favorisant des termes multiples pour un même
idiome et en entretenant un flou sémantique.
A l’article Babel Mandel15 consacré aux portes
de l’enfer dans l’Islam, Diderot tire sa définition
de l’entrée Bab El Mandeb de la Bibliothèque
Orientale « qu’on nomme vulgairement babel
mandel 16». Il valorise l’orthographe française et
inscrit l’Encyclopédie dans la lignée des
dictionnaires monolingues. La terminologie reste
malgré tout imprécise. Elle oscille entre l’usage
et le terme oriental et l’on sait que l’Encyclopédie
ne deviendra réellement un dictionnaire de
langue qu’à partir du tome 3.
En revanche, à l’entrée Aschariouns ou
Aschariens17, Diderot juxtapose les deux
orthographes orientale et française du mot et
concentre ainsi les informations sur cette école
de théologiens musulmans dans le même article.
Cette économie du mot participe à une
amélioration du sens et à un enrichissement de
la lexicographie. Le procédé de translittération
est peu à peu introduit dans les textes français
permettant la vulgarisation et une large diffusion
de termes introduits initialement par la langue
arabe.
L’article Samachi illustre cette relative
confusion qui règne dans la terminologie et la
connaissance de l’orthographe orientale :
les Persans & les Arméniens écrivent
Schamakhi; ville de Perse, capitale du Shirvan.
Nos auteurs ne s'accordent point sur
l'orthographe de ce mot; car les uns écrivent
Samachi, les autres, en plus grand nombre,
Scamachie, d'autres, schumachie, & d'Hérbelot
Schoumacki; cette différente orthographe, fort
commune en géographie, a trompé la mémoire
de la Martinière, qui conséquemment sans en
avertir, a fait trois articles différens de cette ville,
dont nous parlerons sous le seul mot de
Scamachie. 18
14
Beiram, Bairam, ou bayram, termes de relation, Trévoux,
tome 1.
15
16
17
1.
18
Babel Mandel (Géographie moderne), Diderot tome 2.
Bab- Al mandeb, Bibliothèque Orientale, vol. 1.
Aschariouns ou Aschariens, (Histoire mod.), Diderot, tome
Samachi, (Géog. mod.), Jaucourt tome 16.
Ici, de Jaucourt n’accorde pas un crédit total
à la Bibliothèque Orientale et la confronte aux
autres ouvrages sans pour autant prendre parti.
Parfois l’Encyclopédie renvoie explicitement à
l’entrée équivalente de la Bibliothèque Orientale.
C’est le cas de l’article Enfer19 où l’abbé Mallet
traite de la représentation de l’enfer dans la
théologie Islamique et renvoie à l’entrée
Gehenem pour plus de précisions sur le sujet. Il
introduit le terme oriental par une transcription
phonétique et donne au texte un coté exotique.
L’idée de l’enfer musulman obtient une
connotation d’étrangeté et de singularité.
Il arrive aussi que le recours à la Bibliothèque
soit passé sous silence. C’est le cas de l’article
Aga20 où l’abbé Mallet reprend l’entrée du même
mot d’Hérbelot et copie sa définition sans y faire
allusion.
De plus, une des particularités de l’ouvrage
de D’Hérbelot est l’introduction de passages en
langue arabe et de maximes ou de vers de
poésie orientale. Ces éléments tentent de palier
au caractère pesant du texte en lui donnant une
coloration exotique. L’abbé Bignon, secrétaire de
la Bibliothèque du Roi, avait fait fondre les
caractères orientaux et arabes pour l’imprimerie.
Mais ces caractères sont totalement absents du
Dictionnaire Raisonné contrairement à ceux de
l’alphabet grec. Il n’existe aucune note
manuscrite nous permettant de statuer sur le
souhait des éditeurs de l’Encyclopédie d’intégrer
ou non ces nouveaux caractères dans le corps
de texte. Nous pensons que cette carence ne
résulte pas d’une omission mais bien d’un choix
de faire prévaloir la langue française en réalisant
principalement un dictionnaire monolingue. Le
manque de spécialistes dans ce domaine tenté
par l’aventure encyclopédique et la question du
coût financier peuvent aussi expliquer cette
carence.
Concernant la prononciation des termes
orientaux, l’Encyclopédie ne fait pas preuve du
même souci de rigueur que la Bibliothèque
Orientale et le Dictionnaire de Trévoux.
L’absence d’indications phonétiques dans les
articles consacrés à l’introduction de nouveaux
vocables orientaux prouve que le processus
didactique
des
langues
orientales
de
l’Encyclopédie n’a pas été pensé dans sa totalité.
D’Alembert est conscient des lacunes et du
travail qu’il reste encore à effectuer dans le
domaine des langues orientales :
Il est vrai que dans l’état présent de notre
littérature, le peu de secours que l’on a pour
19
20
Enfer, (théologie), Mallet, tome 5.
Aga (histoire moderne), Mallet, tome 1.
Ştiinţe socio-umane
39
l’étude des langues orientales, doit rendre cette
étude beaucoup plus longue, & que les premiers
savants qui s’y appliqueront s’y consumeront
peut-être toute leur vie ; mais leur travail sera
utile à leurs successeurs; les dictionnaires, les
grammaires, les traductions se multiplieront & se
perfectionneront peut à peu, & la facilité de
s’instruire dans ces langues augmentera avec le
temps.21
articles de géographie tentent de fixer la
localisation du plus grand nombre de lieux en
confrontant les sources d’informations et
d’apporter une visibilité plus importante du
monde.
Au sujet de la ville de Hawas en Perse, de
Jaucourt rectifie les différentes orthographes et
les coordonnées géographiques en confrontant
les informations :
Il est vrai que l’importance de l’orthographe
et de la phonétique avait déjà été mise en avant
par Galland dans la préface de la Bibliothèque
Orientale :
Cette ville est la même qu'Ahuas de M.
d'Herbelot, & qu'Haviza, de l'historien de TimurBec. Sa longitude, suivant Tavernier, est à 75d.
40'. latitude 33d. 15'. mais la lat. de Tavernier
n'est pas exacte; Nassir- Eddin, & Vlug- Beig
suivis par M. de Lisle, mettent de 31d. 26
Touchant l’Orthographe des mots Arabes,
Persans,& Turcs, on est obligé d’en dire quelque
chose, non pas pour l’amour de ceux qui savent
ces Langues, parce qu’il leur sera facile de
l’observer, mais pour faire plaisir à ceux qui ne
les savent pas, afin qu’ils prononcent ces mots
de la manière qu’ils doivent être prononcés.
Géographie
Sur le plan de la connaissance géographique
de l’Orient, les encyclopédistes puisent chez
d’Hérbelot certaines informations sur la
localisation des villes. On sait que la
cartographie ne se constituera comme science
qu’au 19ème siècle et que le savoir
géographique reste assez flou22. Ces précisions
de géographie mathématique et de géographie
descriptive sont le plus utilisées dans les articles
du chevalier de Jaucourt. Il consacre plusieurs
courtes entrées à des villes d’Arabie, de Perse ou
d’Inde peu connues. C’est le cas des articles
Ghilan23,
Hadhramout24
et
Lahor25
qui
enrichissent le vocabulaire géographique et
participent à une meilleure connaissance de
cette partie du monde. La description du monde
connu est basée sur les récits de voyages et les
itinéraires terrestres et maritimes qui apportent
un contenu au cadre spatial donné par la
géographie mathématique. L’innovation du
18ème siècle est la nouvelle branche de la
géographie, la géographie physique, qui permet
l’établissement de cartes plus précises et lie
l’étude du relief, des coordonnées de navigation
(méridiens et parallèles) à celle du climat. Les
21
Erudition, (Philosoph. & Litt.), D’Alembert, tome 5.
« L’article géographie dans l’Encyclopédie »
L’Encyclopédie et ses lectures, colloque d’Alençon.
23
Ghilan, (Géographie), de Jaucourt, tome 8.
24
Hadhramout, (Géographie), de Jaucourt, tome 8.
25
Lahor, (Géographie) de Jaucourt, tome 9.
22
dans
Dans le domaine de la Géographie, la
Bibliothèque Orientale fournit peu d’informations
utiles à la connaissance géographique et
physique de cette partie du monde. La mutation
de cette discipline en recherche rend le contenu
des entrées d’Herbelot quelque peu obsolète et
inexploitable. Les rédacteurs y préfèrent les
indications des navigateurs et des voyageurs qui
ayant fait eux même l’expérience de ces routes
maritimes et terrestres, sont plus crédibles dans
ce domaine.
Néanmoins, il est certain que ces deux
ouvrages encyclopédiques procèdent du même
intérêt pour l’Orient et le monde arabomusulman. Cette intertextualité révèle la force
de l’engouement du public et des savants pour
cette contrée éloignée. Sortie des cabinets
d’érudits, l’étude de l’Orient se vulgarise et se
généralise. L’étude des langues fait place à celle
des mœurs et de la société.
Les mœurs
Sur le plan de la connaissance des mœurs et
de l’organisation de la civilisation orientale, la
Bibliothèque Orientale n’est pas d’un recours
systématique. Les encyclopédistes confrontent et
opposent les sources diverses afin de rendre
compte de la réalité de la civilisation orientale de
la façon la plus précise.
D’une part, l’étude de l’Encyclopédie révèle
l’apport de la Bibliothèque Orientale sur le plan
de la connaissance civilisationnelle. Les Lumières
introduisent une vision théandrique du monde
centrée sur l’Homme. L’apparition de la
philosophie de la nature a pour aboutissement
l’éveil d’une philosophie de la culture dont le
26
Hawas, (Géographie) de Jaucourt, tome 8.
40
DOCT-US, an III, nr. 1, 2011
point de départ est la reconnaissance de la
civilisation comme le fait fondamental de la
réalité humaine. Ces deux ouvrages intègrent la
dimension civilisationnelle comme la clé de voute
de la compréhension de la réalité orientale.
La connaissance de l’Orient passe par celle de
son organisation sociale, militaire et politique. La
Bibliothèque Orientale fournit une multitude
d’éléments sur la constitution de la société, ses
particularités vestimentaires et sur les mœurs
utilisés à la rédaction de certains articles.
Néanmoins ces informations restent, dans
l’absolu, peu lisibles par rapport à celles
apportées par des ouvrages spécialisés plus
récents ou plus complets tels que ceux de
Joseph de Guignes27, Cantemir28, Ricault29,
Guer30, Ockley31 ou Hottinger32.
D’autre part, le recours aux équivalences
culturelles est présent aussi bien dans
l’Encyclopédie que dans la Bibliothèque
Orientale. Cette utilisation des équivalences de
terminologie occidentale et orientale procède
d’un but didactique. Elle permet au lecteur
français (et européen) de se confronter à
l’altérité par le biais d’analogies et d’appréhender
l’organisation des sociétés orientales dans un
mode ethnocentrique.
Dans ce rapport à l’autre, la réalité orientale
se voit plier aux exigences de la vulgarisation
des
connaissances.
Transformé
par
le
truchement de l’écriture dictionnairique, le
monde oriental est représenté sur le même
mode que le monde occidental et français.
L’univers oriental n’est pas montré dans ce qui
fait sa particularité face à l’occident mais dans ce
qu’il a d’universel. Cette vision met en avant
l’universalisme des sociétés évoluées par la mise
en avant d’éléments communs à savoir la
religion, la loi et l’Etat.
A ce titre, la fête du baïram33 est présentée
et expliquée comme étant « la pâque des
turcs », le cadi34 comme « le juge des causes
27
Joseph de Guignes, Histoire générale des Huns, des Turcs,
des Mongols et autres Tartares occidentaux, Paris, 1756-
1758.
28
Cantemir Dimitri, prince de Moldavie, Histoire de l’Empire
Othoman, où se voyent les causes de son agrandissement et
de sa décadence, traduit en français par M. de Joncquières,
Paris, J. N. Le Clerc, 1743, 2 vol.
Ricault, Paul, Histoire de l’Empire Ottoman; Histoire des
29
trois derniers empereurs des Turcs depuis 1623 jusqu’à
1677, traduit de l’anglais, 2ème édition de Paris, L. Billaine,
1684, 8 t. en 2 vol.
Jean-Antoine Guer, Mœurs et usages des turcs, leur
civiles chez les Sarrasins & les Turcs » et le
cadilesquer35 comme « le chef de la justice chez
les turcs ». Ces équivalences permettent au
lecteur de concevoir le fonctionnement de la
société orientale par le biais de transposition et
de calquage culturel. Ce même procédé
analogique, utilisé aussi avec des anecdotes, est
utilisé dans les récits de voyages (surtout chez
Chardin et Tournefort).
En effet, d’Hérbelot effectue plus un travail
de traduction et d’illustration de la littérature du
monde Oriental qu’une réflexion sur son mode
d’organisation social, politique et religieux. Il
offre les éléments de base utiles à un
raisonnement plus poussé des encyclopédistes,
leur permettant ainsi de dégager une synthèse
positive de l’étude de l’Orient.
Sur l’organisation de la justice, la
Bibliothèque Orientale permet de connaître la
répartition des juges dans l’empire ottoman36 qui
s’étend de l’Europe à l’Asie. Ces informations
sont compilées et confrontées à celles contenues
dans certains ouvrages spécialisés comme
L’Histoire de l’Empire Ottoman de Ricault ou
L’Histoire générale des turcs de Guignes.
De Jaucourt et l’abbé Mallet extrait du texte
d’Hérbelot des informations diverses sur les
tenues vestimentaires distinctives des chrétiens
et juifs d’Orient37, sur « la cérémonie de
l'adoption [qui] se fait en faisant passer celui qui
est adopté par dedans la chemise de celui qui
l'adopte.38 » ou même sur la monnaie perse39.
La compilation des informations de d’Hérbelot
et d’autres ouvrages et dictionnaires est plus
fréquente chez l’abbé Mallet. L’article Giagh40
consacré à la division du temps et l’article Ab41
(nom du dernier mois d’été), au découpage du
calendrier syriaque compile les informations du
Trévoux et de la Cyclopédia de Chambers
auxquels il renvoie pour plus de détails sur ce
sujet.
Chaque giagh contient deux de nos heures, &
se divise en huit parties qu'ils nomment keh; de
sorte que leur journée contient quatre- vingtsseize kehs, ou autant que de quarts- d'heure
chez nous. D'Herbelot, biblioth. Orient. Voyez le
dictionn. de Trévoux & Chambers.
Cependant etcontrairement à ce que l’on
pourrait croire, les articles consacrés à des faits
30
35
religion, leur gouvernement civil, militaire et politique, avec
un abrégé d’histoire ottomane, Paris, 1747, 2 tomes.
31
Ockley, Histoire des Sarazins ; traduit en français en 1748.
32
Jean Henri Hottinger, L’Historia Orientalis, 1651.
33
Bairam, (Hist. mod.), Mallet, tome 2.
34
Cadi, (Hist. mod.), Mallet, tome 2.
36
Cadilesquer ou Cadilesquier, (Hist. mod.), Mallet, tome 2.
Ibid.
37
Zonnar, s. m. (terme de relation.), de Jaucourt, tome 17.
38
Adoption, (Jurisprud. Hist. anc. mod.) Mallet, tome 1.
39
Toman, (Monnoie de compte.), de Jaucourt tome 16.
40
Giagh ou Jehagh, s. m. (Hist. mod.), Mallet, tome 7.
41
Ab, Mallet, tome 1.
Ştiinţe socio-umane
sociaux précis tels que le mariage ou les
cérémonies funéraires ne sont pas puisés dans la
Bibliothèque Orientale mais dans les récits de
voyages. Ce choix marque une volonté de rendre
compte du réel oriental de façon contemporaine
et expérimentale. D’Herbelot n’a jamais visité
aucune de ces contrées42, son érudition est
totalement livresque ; il fait partie de ces
orientalistes sédentaires qui se sont consacrés
aux classements, à la traduction et à
l’interprétation des textes majeurs de l’Orient
sans jamais sortir de son cabinet.
La plupart des encyclopédistes privilégient la
relation viatique aux ouvrages d’érudition dans
l’étude des mœurs et des faits sociologiques. Ce
choix est à mettre en corrélation avec la vision
empirique des rédacteurs pour qui la
connaissance doit être tirée de l’expérience.
L’expérience de la confrontation à l’altérité
orientale prime sur la connaissance livresque et
abstraite de cette même altérité.
L’encyclopédie et
Orientale face à l’Islam
la
Bibliothèque
La grande divergence entre l’Encyclopédie et
l’ouvrage d’Hérbelot réside dans le traitement
accordé à l’Islam. Les deux ouvrages offrent une
image plus ou moins négative de l’Islam mais
cette vision procède d’un raisonnement différent.
En effet, la Bibliothèque Orientale couvre
principalement l’Islam classique c'est-à-dire
l’essentiel de l’Orient connu. Elle intègre une
vision chrétienne de l’Orient arabo-musulman
centrée sur l’idée de Révélation et met en avant
l’erreur de la religion et la ferveur des pratiques.
L’Encyclopédie, elle, conçoit les religions et
leur histoire dans une perspective critique et
théandrique. Au même titre que le Judaïsme et
le Catholicisme, l’Islam est accusé d’assujettir les
croyants, de restreindre leurs libertés et de se
substituer à la raison.
L’idée de la religion des Lumières43 est liée à
celle de l’affranchissement de l’esprit par l’usage
de la raison. La perception du monde n’est plus
soumise aux croyances religieuses ; elle permet
à l’anthropologie religieuse de s’esquisser
comme science tout en s’éloignant de l’influence
de la théologie.
De plus, la subjectivité d’Hérbelot apparaît
clairement dans le domaine religieux et sa
42
D’Hérbelot devait accompagner Thévenot dans un voyage
en Orient mais sa participation a été subitement annulé, voir
J. Gaulmier.
43
E. Cassirer, « l’idée de religion », la philosophie des
Lumières, Paris, Nathan, 1966, p. 143-199.
41
connaissance de l’Islam lui permet de la
confondre plus facilement. La conscience
d’Hérbelot et de Galland reste religieuse, leur
vision de l’Islam est imprégnée de préjugés.
Dans la préface, Galland insiste sur l’utilité
religieuse du travail d’Hérbelot, celle de prouver
« jusqu’à quel excès d’extravagance l’esprit
humain est capable de se porter en matière de
Religion, lorsqu’il n’est pas attaché à la
véritable » 44.
Les travaux d’Hérbelot et la recherche
orientaliste du 17ème siècle, en général, retirent
un intérêt particulier à confondre la religion
islamique par l’approfondissement de la
connaissance du monde oriental. Celle-ci permet
de justifier l’infériorité de la religion musulmane
face à la révélation chrétienne. Les érudits
orientalisants du 17ème siècle sont issus du
mouvement de la Réforme et de la contreRéforme. Ils tentent d’appliquer à l’Islam les
mêmes techniques d’exégèse et de traductions
et esquissent une critique historique par rapport
aux sources. L’article Mahomet de Bayle dans le
Dictionnaire critique en est une illustration
parfaite.
Erreur et Imposture
Penchons nous sur la question de l’erreur et
l’imposture45. L’histoire universelle, centrée sur
celle du peuple élu de Dieu et l’idée de
providentialisme, passait sous silence celle des
civilisations orientales. Au même titre que les
paganismes antiques, l’Islam est perçu comme la
religion de l’erreur. D’Hérbelot, de formation
jésuite, transmet une vision de la théologie
islamique à travers la grille de lecture apportée
par le catholicisme. Cette grille permet de
déterminer et de juger ce qui dans l’Islam relève
du bon ou du mauvais. Contrairement à
l’objectivité dont d’Hérbelot fait preuve dans
l’étude des sciences et des mœurs orientaux, les
entrées comme ‘Gehel’ et ‘Afu’ (qui signifient
ignorance et pardon) sont représentatives de
son adhérence à la culture religieuse catholique
de son temps.
Il y montre l’ignorance dans laquelle les
musulmans sont tombés en s’immergeant dans
cette fausse religion et de quelle manière le
pardon des offenses est une vertu en
contradiction avec la nature vindicative des
44
45
Ibid.
Henry Laurens, « Histoire, anthropologie et politique au
siècle des Lumières » in Les Orientales, tome I, CNRS, Paris,
2004, p. 15- 29.
42
DOCT-US, an III, nr. 1, 2011
Arabes ; vertu qui aurait été inspirée par les
chrétiens.
La représentation de l’Islam en France au
17ème siècle est centrée sur cette notion
d’erreur et d’imposture46. L’œuvre de d’Herbelot
ne contribue pas à modifier cette représentation.
Par contre, elle offre les moyens d’étudier l’Islam
comme donnée scientifique et introduit de
nouvelles notions théologiques et dogmatiques
jusqu’alors méconnues. C’est en ce sens que les
encyclopédistes sont les héritiers de la
Bibliothèque Orientale. D’Hérbelot s’applique à
introduire cette science orientaliste dans le cadre
traditionnel. L’Islam en tant que religion est
précisément absent de la représentation que
s’en fait le 17ème siècle. La seule vraie religion
étant le Christianisme, l’Islam n’est qu’un
paganisme dénué de toute transcendance. Pour
l’Encyclopédie, l’étude de l’Islam tend à pallier à
ce manque en se concentrant sur le fond
dogmatique de cette religion au même titre que
les autres religions révélées. Un intérêt
particulier est accordé à l’étude de concepts
inhérents à l’Islam telles que le fatalisme, la
charité et le paradis. Ces notions sont aussi
intégrées au débat contemporain des Lumières
autour de la question de la liberté individuelle,
du bonheur et de l’existence de Dieu. L’étude de
l’Islam peut être aussi subvertie pour permettre
d’attaquer l’Eglise catholique mais l’on aurait tort
de réduire la motivation des rédacteurs à cela.
A l’instar de la Bibliothèque Orientale, l’Islam
encyclopédique intègre l’idée de l’erreur (pour
des raisons différentes47) mais l’intérêt des
philosophes se place plus sur le fond
dogmatique.
L’Encyclopédie comprend une multitude
d’articles consacrés à la doctrine islamique et à
ses pratiques. La majeure partie des ces entrées
sont de la main de Jaucourt et de l’abbé Mallet
et nous devons les plus érudits à Diderot. De
Jaucourt, huguenot de naissance, est proche du
déisme tandis que l’abbé Mallet est un fervent
théologien catholique. Cette divergence de
conviction religieuse et la polyphonie qui en
résulte, rendent difficile l’émergence d’une vision
unifiée de l’Islam. Globalement, de Jaucourt et
l’abbé Mallet s’intéressent plus aux pratiques
islamiques tandis que la préférence de Diderot
46
Carnoy Dominique, La représentation de l’Islam en France
au 17ème siècle ou la ville des tentations, Paris, Paris ;
Montréal (Québec) : l'Harmattan, 1998.
47
A l’âge classique, cette idée de l’erreur se base sur la
conviction que le Christianisme est l’unique parole de Dieu
tandis que celle des encyclopédistes se base sur l’idée que
les religions révélées sont toutes le produit de la soif de
pouvoir de certains personnages historiques qui se sont
érigés en prophète pour manipuler le peuple.
va à l’essence de la doctrine musulmane et la
philosophie arabe (islamique et préislamique).
Par ailleurs, la tradition dévote a longtemps
présenté le prophète comme un cardinal
dissident qui, désirant assouvir sa soif de
pouvoir, corrompit les saintes écritures et fonda
une secte diabolique : le mahométisme. Cette
idée de corruption des Saintes Ecritures est
intégrée dans l’Encyclopédie par Mallet sous
l’entrée Alcoran. Cet article fait écho à l’entrée
du même mot dans la Bibliothèque Orientale.
D’Hérbelot y montre que Mahomet, faux
prophète et imposteur a utilisé des traditions
chrétiennes connues par des voies impures c'està-dire juives. L’article Alcoran reprend l’idée que
la Bible ait été donnée à Mahomet par les juifs.
Mallet y a aussi puisé le passage concernant la
composition de l’alcoran.
Les entrées Sarrazin et Arabe, démontrent
aussi que le prophète s’est servit de la crédulité
de son peuple pour les conserver dans
l’ignorance et asseoir son pouvoir car comme
« dans toutes les fausses religions, le mensonge
a affecté de se donner les traits de la vérité. » 48
Aussi la Bibliothèque Orientale et les articles
de Mallet présentent l’Islam comme une religion
basée sur la volupté des sens adapté au peuple
arabe puisque dominé par ses pulsions
sexuelles :
Quant au dogme, les peines & les
récompenses de la vie future étant un motif très
- puissant pour animer ou retenir les hommes, &
Mahomet ayant affaire à un peuple fort adonné
aux plaisirs des sens, il a cru devoir borner la
félicité éternelle à une facilité sans bornes de
contenter leurs désirs à cet égard; & les
châtiments, principalement à la privation de ces
plaisirs, accompagnée pourtant de quelques
châtiments terribles, moins par leur durée que
par leur rigueur. 49
La notion de plaisir et de concupiscence
permet de dénigrer à la fois le prophète, sa
religion et les arabes. Mallet met en évidence les
chemins « Par où l'on voit que Mahomet fait
consister toute la béatitude de ses prédestinés
dans les voluptés des sens. » 50
Contrairement à certains auteurs comme
Boulainvilliers, qui voit en Mahomet un grand
législateur et fondateur de la civilisation araboislamique, Diderot le présente « comme le plus
grand ennemi que la raison humaine ai eu. » 51
48
Arabes, philosophie des, Diderot, Tome 1
Alcoran, Mallet, Tome 1
50
Ibid.
51
Arabes, philosophies des, Diderot, Tome 1
49
Ştiinţe socio-umane
Je ne pense pas contrairement à S. Neaimi52 que
le mépris puissant de Diderot face à l’Islam tient
à la présence de relents de la vision
moyenâgeuse et dévote et à son « utilisation de
sources médiévales et ecclésiastiques ». A mon
sens, l’attitude de Diderot est globalement la
même face à toutes les religions et non
exclusivement face à la religion musulmane.
En effet, l’intérêt de Diderot pour l’Islam ne
réside pas dans la forme de ses pratiques ni
dans la tradition mais plutôt dans les questions
essentielles de théologie et de dogme53.
Sur le plan de l’étude du dogme musulman,
la Bibliothèque Orientale s’avère d’une utilité
fréquente. Bon nombre des notions utilisées
telles que l’interprétation des cinq piliers de
l’Islam54 ou la représentation du paradis55 sont
tirées de cet ouvrage. Le travail de Diderot dans
les articles Sarazin56 ou Arabes57 consiste à
mettre en relation ces dogmes avec la
philosophie arabe avec une prééminence pour
cette dernière. Il analyse les controverses qui
ont opposé théologiens et philosophes tels que
Tophail, Averroès, Abulfarage, Alfarabi, ou Al
Asshari sur des questions cruciales comme la
prédestination, la quintessence de Dieu ou le
coran (créé ou incréé).
De plus, contrairement à d’Hérbelot qui ne
voit dans cette religion qu’un amas d’erreurs et
de mensonges, Diderot concède quelques
bénéfices aux pratiques de l’islam58. Il intègre
les notions introduites par la Bibliothèque
Orientale dans un débat mettant au centre la
question du fatalisme, l’origine du mal et la
liberté de l’homme. Selon lui, les bénéfices de
cette religion sont plus d’ordre philosophique et
moral. L’Islam aurait permit l’épanouissement de
la philosophie chez les Arabes car « à
proprement parler, les Arabes ou Sarrasins n'ont
point eu de philosophe avant l'établissement de
l'islamisme. »59
Au fur et à mesure de la rédaction des
articles, l’écart entre les idées de d’Herbelot sur
l’Islam et les articles de Mallet ou de Jaucourt
52
S. Neaimi, L’Islam au siècle des Lumières, image de la
civilisation islamique chez les philosophes français du
XVIIIème siècle, L’Harmattan, Paris, 2003, p. 35-36
53
Gunny Ahmad, “Diderot, the Encyclopédie and Islam” in
Voltaire in his world, studies presented to W. H. Barber,
Voltaire Foundation, Oxford Press, 1985. p. 261-271
54
Ramadan, Bairam, Mecque etc.
55
Paradis et Paradis terrestre, tome 11, Mallet.
56
Sarrasins ou Arabes, philosophie des, (Hist. de la
Philosophie.), Diderot, tome 12.
57
Arabes, philosophie des, Diderot, Tome 1.
58
P. Roger, « Diderot, l’Orient et l’Islam », colloque Orient et
Lumières, Lattaquié, Syrie, Recherches et Travaux,
publications de la faculté de Grenoble, 1987, p. 121- 127.
59
Sarazins ou Arabes, Diderot.
43
s’amplifie. Après la publication de l’article
Alcoran (1751), parait l’Essai sur les mœurs de
Voltaire en 1756. Cet ouvrage modifie le point
de vue de Jaucourt qui adopte la vision de
Voltaire60 dans l’article Mahométisme contenu
dans le tome 9 parut en 1765.
Néanmoins, La question du Coran reste liée à
cette idée de fausseté et d’imposture.
L’utilisation du terme ‘Alcoran’ au lieu de ‘Coran
‘dans l’Encyclopédie et la Bibliothèque Orientale
renvoie en effet, à la connotation de fausseté. Le
Coran étant le livre par excellence, le terme
‘Alcoran’ renvoie à un livre parmi tant d’autres.
La première traduction du coran en français et la
seule jusqu’en 1783 est celle de sieur du Ryer,
sieur de la Garde Malézair : « L’alcoran de
Mahomet, translaté d’arabe en français », Mallet
renvoie à ce texte plusieurs fois. Cette traduction
n’échappe pas à l’emprise du vocabulaire du
christianisme. Elle insiste sur la fausseté de cette
religion et prévient le lecteur, dans l’avis qui
précède le texte, contre la confusion de
l’ensemble. On retrouve dans nos deux
encyclopédies la même idée du coran comme
œuvre grossière. Ce texte qu'il ne lui] fut
communiqué que successivement verset à verset
en différents tems & en différents lieux pendant
le cours de 23 ans. C'est à la faveur de ces
interruptions qu'ils prétendent justifier la
confusion qui règne dans tout l'ouvrage,
confusion qu'il est si impossible d'éclaircir, que
leurs plus habiles Docteurs y ont travaillé
vainement; car Mahomet, ou si l'on veut son
copiste, ayant ramassé pèle - mêle toutes ces
prétendues révélations, il n'a plus été possible
de retrouver dans quel ordre elles ont été
envoyées du Ciel.
Enfin, l’Islam est présenté comme le lieu par
excellence de la superstition et des croyances
populaires qui alimentent l’ignorance des
musulmans. L’irrationalité et la superstition des
pratiques religieuses sont mises en avant dans
les articles de Mallet et de Jaucourt, et les
entrées de la Bibliothèque. Les entrées Péri,
Guèbres (adorateurs du feu, paganisme perse),
et Fakir participent à la construction de cette
image. L’introduction de ces éléments relevant
de la superstition et de la magie offre une
couleur exotique à la fois décorative et
dépréciative à la représentation du monde
arabo-musulman.
60
Hafidhi, Voltaire et l’Islam, studies on Voltaire and the
Eighteenth century, Oxford Foundation Press.
44
DOCT-US, an III, nr. 1, 2011
Conclusions
Les orientations d’Hérbelot ne sont pas
originales. Elles correspondent au 17ème siècle
catholique et ses critères de jugements sont plus
religieux et culturels que politiques et sociétales.
Le 18ème siècle se caractérise par le passage de
la pure érudition à l’éveil des sciences humaines.
La Bibliothèque Orientale révèle l’ambivalence de
la notion d’Orient : considéré à la fois comme la
contrée du despotisme et celle de la liberté des
mœurs et de la tolérance. Pour reprendre Said,
la Bibliothèque Orientale est l’expression d’« une
technique triomphante qui permet de saisir
l’immense fécondité de l’Orient et de la rendre
accessible
systématiquement,
même
alphabétiquement, au public occidental » 61
En soustrayant leur réflexion à la théologie,
les encyclopédistes tentent une synthèse
d’anthropologie religieuse où l’Orient est
appréhendé en dehors du cadre d’opposition
Chrétienté/ Islam. La particularité et l’originalité
des articles résident moins dans l’opinion qu’ils
se font du monde oriental que dans leur
méthode de réflexion fondée sur l’historiographie
moderne.
La
contribution
intellectuelle
de
la
Bibliothèque Orientale permet donc d’intégrer le
monde oriental à une réflexion générale sur le
développement de la civilisation humaine et la
question de perfectibilité. Les deux ouvrages
cherchent à dégager l’unité transcendante des
manifestations de la civilisation par l’étude des
phénomènes humains dans leur diversité spatiotemporelle.
Bibliographie
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Voltaire and the Eighteenth century, Oxford
Foundation Press, volume CXXV, Oxfordshire, 1974.
Bayle, Pierre, Dictionnaire historique et critique, La
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l’Empire Othoman, où se voyent les causes de son
agrandissement et de sa décadence, traduit en
français par M. de Joncquières, Paris, J.N. Le Clerc,
1743, 2 vol.
Carnoy-Torabi Dominique, La représentation de
l’Islam en France au 17ème siècle ou la ville des
tentations, Paris ; Montréal (Québec) : l'Harmattan,
1998.
Cassirer, E., « L’idée de religion », La philosophie des
Lumières, Paris, Nathan, 1966.
61
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Seuil, Paris, 1980, p. 62.
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l’Encyclopédie » in L’Encyclopédie et ses lectures,
Actes d’Alençon, 1988, p. 104-120.
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leur religion, leur gouvernement civil, militaire et
politique, avec un abrégé d’histoire ottomane, Paris,
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Guignes, Joseph de, Histoire générale des Huns,
des Turcs, des Mongols et
occidentaux, Paris, 1756-1758.
autres
Tartares
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H. Barber, Voltaire Foundation, Oxford Press, 1985. p.
261-271.
Hottinger, Johann Henrich, L’Historia Orientalis,
1651, Tiguri : typis J. J. Bodmeri.
Laurens, Henry, « Histoire, anthropologie et
politique au siècle des Lumières » in Les Orientales,
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Neaimi, Sadek, L’Islam au siècle des Lumières,
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français du XVIIIème siècle, L’Harmattan, Paris, 2003.
Ockley, Histoire des Sarrasins, contenant leurs
premières conquêtes et ce qu'ils ont fait de plus
remarquable sous les onze premiers Khalifes ou
Successeurs de Mahomet [Texte imprimé]. Traduit de
l'anglais de Simon Ockley... (par Aug.-Fr. Jault), Paris,
Nyon fils, 1748, 2 vols.
Roger, P., « Diderot, l’Orient et l’Islam », colloque
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Ricault, Paul, Histoire de l’Empire Ottoman; Histoire
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jusqu’à 1677, traduit de l’anglais, 2ème édition de
Paris, L. Billaine, 1684, 8 t. 2vol.
Said, Edward, L’Orientalisme: L’Orient créé par
l’Occident, Seuil, Paris, 1980.
Inès Amami
Doctorante à l’Université de la
Sorbonne Nouvelle Paris 3,
France et la Faculté des Lettres
de la Manouba-Tunis, Tunisie.
Titre de la thèse : La civilisation
orientale dans l’Encyclopédie
de Diderot sous la direction de
Mr Jean-Paul Sermain et
Kamel Gaha.