L`Encyclopédie de Diderot et l`Orient: lecture de la - DOCT-US
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L`Encyclopédie de Diderot et l`Orient: lecture de la - DOCT-US
L’Encyclopédie de Diderot et l’Orient: lecture de la Bibliothèque Orientale de d’Hérbelot Inès Amami Université de Paris 3 Paris, France [email protected] Abstract: The Muslim world attracts the attention of Europe since the Middle Ages in a double movement of repulsion and attraction. The prospects are changing in the second half of the 17th century and the knowledge of Arab and Muslim world tends toward a scientific exploration; La Bibliothèque Orientale is the first major work undertaken in order to contribute to the knowledge of the Eastern world. The Encyclopaedia of Diderot draws on this text a great deal of information about the Orient, Islam and the social and religious organization of the Eastern world. Even if the Encyclopaedia is not an inventory of the Arab-Muslim world as the Bibliothèque Orientale, it uses these historical facts and sociological information by integrating them into a broader reflection on the history, progress and religion. These two encyclopaedias contribute to the popularization of orientalising knowledge. By subtracting their reflection in theology, the encyclopaedists are trying synthesis of religious anthropology, where the East is apprehended outside the opposition Christianity / Islam. Keywords: Orient, Encyclopaedia, Diderot, Erudition, Bibliothèque Orientale, civilisation, history, Islam, progress. Introduction Notre propos à pour but de mettre en lumière l’apport de la Bibliothèque Orientale à l’Encyclopédie de Diderot dans la connaissance de l’Orient et sa vulgarisation. L’ Orient est entendu ici comme le monde arabo-musulman couvrant l’Afrique du nord à l’empire ottoman. Après une rapide présentation de la Bibliothèque Orientale, je m’attacherai à étudier son apport aux articles encyclopédistes sur quatre plans : la lexicographie, la géographie, l’étude des mœurs et l’Islam. Tout d’abord, on peut noter que le mouvement des études orientalistes (ou orientalisantes) entraîne à partir du dernier quart du 17ème siècle une modification de la vision de l’Orient en rupture avec celle du Moyen-âge, liée à la foi chrétienne et aux croisades. Conjointement, l’élargissement des horizons par les découvertes géographiques, la fréquence des contacts établis par les diplomates, voyageurs et missionnaires, participent au changement des cadres de perception. L’intérêt intellectuel se déplace de l’antiquité gréco-romaine vers le monde Oriental et le recours aux textes et la connaissance des langues orientales devient une nécessité et modifie profondément la vision de l’Orient. En effet, l’orientalisme à l’époque classique est le lieu d’interdépendance des sciences humaines en devenir. Il se caractérise par l’application mécanique des concepts historiques occidentaux à des réalités orientales et le recours à des techniques d’érudition élaborées par les humanistes. La Bibliothèque Orientale La Bibliothèque Orientale1 d’Hérbelot de Molainville (14.12.1625/8.12.1695) publiée en 1697 est le premier vaste ouvrage entreprit dans le but de contribuer à la connaissance du monde oriental. Il représente l’exemple probant de ce premier orientalisme islamisant du 17ème siècle et trouve un écho considérable dans l’Encyclopédie de Diderot2 (17 volumes de textes et 11 volumes de planches, 1751- 1772). Publié après sa mort en 1695 sous la direction d’Antoine Galland, le titre complet de l'édition de 1777-1779 est : Bibliothèque orientale, ou Dictionnaire universel contenant tout ce qui fait connoître les 1 Composition des tomes : 1. Avertissement de l'éditeur. Notice historique de la vie de d'Hérbelot. Observations importantes sur l'Hégire. Bibliothèques Orientales: Abakakhan-Balaam.--t. 2. Balas-Gezirat-Kheschk.--t. 3. Ghebr-Luthfallah.--t. 4. Mabed Ben Khaled-Pour.-t. 5. RabbanTozoun.--t. 6 Tuiuk-Zou Ben Thahamash. Paroles remarquables des Orientaux. Approbation. Privilège du roi. 2 Encyclopédie et Dictionnaire raisonné publié par une société de Gens de Lettres, Le Breton, Neuchâtel, 1751-1772. 36 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 peuples de l'Orient. Leurs histoires et traditions, tant fabuleuses que véritables, leurs religions et leurs sectes, leurs gouvernemens, politique, loix, mœurs, coutumes et les révolutions de leurs empires, les arts et les sciences, la théologie, médecine, mythologie, magie, physique, morale, mathématiques, histoire naturelle, chronologie, géographie, observations astronomiques, grammaire et rhétorique, les vies de leurs saints, philosophes, docteurs, poëtes, historiens, capitaines, et de tous ceux qui se sont rendus illustres par leur vertu, leur sçavoir ou leurs actions ; des jugemens critiques et des extraits de leurs livres écrits en arabe, persan ou turc, sur toutes sortes de matières et de professions, par Mr d'Herbelot. La Bibliothèque Orientale fut rééditée à Maestricht (1776), à la Haye (4 volumes, 17771799), puis à Paris (6 volumes, 1781-1783). Barthélémy D'Hérbelot a aussi rédigé une Anthologie Orientale, et un Dictionnaire arabe, persan, turc et latin qui n’ont pas été édités3. En 1661, il est nommé secrétaire et interprète de langues orientales de Louis XIV et en 1692, il devient professeur au Collège de France, où il est titulaire de la chaire de syriaque. La spécificité de La Bibliothèque Orientale d’Hérbelot4 réside dans le fait que l’auteur se fonde principalement sur des récits de voyageurs musulmans5. Il écarte de ses sources les relations jésuites dont l’objectivité est largement contestée et s’impose l’obligation de mesurer la distance qui sépare les relations de voyage même les plus récentes de la réalité des faits. Cet ouvrage contenant 6 tomes exprime une volonté de vulgarisation des connaissances orientales. Il est conçu en 2 parties : l’une historique et bibliographique et l’autre comprenant des textes orientaux qui éclairent la première partie. Il contient un index alphabétique des auteurs orientaux et ouvrages cités. De plus, la préface de Antoine Galland expose la méthode et les motivations de d’Hérbelot : 3 Richard, Francis, « le dictionnaire de d’Hérbelot » dans Istanbul et les langues Orientales, actes du colloque organisé par l’IFEA et l’INALCO à l’occasion du bicentenaire de l’école des langues Orientales, Istanbul 29-31 Mai 1995, édité par F. Hitzel, l’harmattan, 1997, Paris. Varia Turcica, 540 p. 4 Herbelot (d’), Barthélemy, Bibliothèque Orientale, avec un supplément par C. Visdelou et A. Galland, Maëstricht, 17761780, in-folio, 2 tomes en 1 vol. 5 Laurens, H., Aux sources de l’Orientalisme, la Bibliothèque Orientale d’Herbelot, Maisonneuve et Larose, Paris, 1978. Avec cette application fatigante, mais agréable, M.D’Hérbelot apprit ce qui jusque alors avait été caché aux Européens. Mais il ne voulut pas profiter lui seul de toutes les rares découvertes qu’il avait faites, & pour rendre compte au public & à la postérité du bon emploi qu’il avait fait de son temps, il résolut de leur en faire part. 6 Sa méthode7 consiste à dépouiller les textes des savants, à interroger les voyageurs venant des pays arabes et à consulter les catalogues de manuscrits dans les plus importantes bibliothèques. Sa documentation est puisée dans des textes encore manuscrits; il indique la côte précise des ouvrages consultés à la bibliothèque du roi à la fin de chaque entrée pour permettre au lecteur d’approfondir ses connaissances par un retour direct à la source. Galland décrit le travail de D’Hérbelot comme suit : Monsieur D’Hérbelot qui possédait déjà les langues Hébraïques, Chaldaïque & Syriaque, qu’il avait jointes à la Latine & à la Grecque, deux Langues qui parmi nous suffisent communément pour mériter le titre d’Homme de Lettres, apprit premièrement à fond, les langues Arabiques, Persienne & Turque, comment le fondement & la baie du grand projet qu’il avait formé, de s’ouvrir le chemin pour arriver à la connaissance de l’Histoire, des Lois, des Coutumes, des Mœurs, des Religions, ou des Sectes tant Chrétiennes, que Mahométanes, de tous les peuples dispersés dans les trois parties de notre Contient qui les parlent. Pour cela, il lut un grand nombre de livres écrits dans chacune des trois Langues, qu’il trouva dans la bibliothèque du roi, ou dans celle de florence ou qu’il possédait lui-même par l’acquisition qu’il en avait faite. Or pour remplir la curiosité, il était nécessaire qu’il prit partir de se rendre ces trois Langues familières, parce que les Auteurs Arabes parlant mieux des affaires de leur Nation, que les Persans & les Turcs ; & ceux-ci de leurs propres, avec plus de connaissance que les Arabes, il n’y avait pas d’autres voies par où il pût arriver plus surement à la vérité de leur Histoire & à la connaissance certaine qu’il cherchait de tout ce qui les regardait8 6 Discours pour servir de Préface, A. Galland dans la Bibliothèque Orientale 7 Henry Laurens. Aux sources de l'Orientalisme: la Bibliothèque Orientale de Barthélemy d'Hérbelot, Paris, G. P. Maisonneuve et Larose, 1978. 102 p. Discours pour servir de préface, A. Galland 8 Ştiinţe socio-umane D’ailleurs, D’Alembert a lui aussi conscience de la nécessité de l’approfondissement de la connaissance des langues orientales Les Langues Orientales, j’entends parler de l’Arabe, du Persan, & du Turc, furent négligées en Europe à un tel point que personne ne s’était avisé d’en faire aucune étude. (…) Voila donc une branche d’érudition, toute neuve, trop négligée jusqu’à nous, & bien digne d’exercer nos savants 9 La Bibliothèque Orientale constitue donc une des principales sources des encyclopédistes sur la langue et la civilisation arabo-musulmane. Ils y puisent un grand nombre d’informations sur l’Islam mais aussi sur l’organisation sociale et religieuse du monde oriental. La lexicologie D’un point de vue lexicologie, la Bibliothèque d’Herbelot enrichit le vocabulaire de nouveaux termes désignant l’Orient et l’Oriental et constitue un tournant dans la connaissance de la civilisation arabo-musulmane. Il introduit de nouveaux termes et utilise une transcription de l’orthographe orientale. Cet usage des langues orientales permet de faciliter leur apprentissage et d’inclure une part d’exotisme dans ces récits. Au sujet des termes « Islam » et « mahométisme », le chevalier de Jaucourt note à l’article Islam10 : c'est M. d'Hérbelot qui a introduit ces mots dans notre langue, & ils méritaient d'être adoptés. Islam vient du verbe salama, se résigner à la volonté de Dieu, & à ce que Mahomet a révélé de sa part, dont le contenu se trouve dans le livre nommé Coran, c'est - à dire, le livre par excellence L’Encyclopédie contient de nombreux usages du terme ‘Islam’. Diderot, de Jaucourt et l’abbé Mallet utilisent à la fois les termes ‘Islamisme’, ‘musulmanisme’, ‘mahométisme’, ‘Islam’ et ‘mahométans’, ‘musulmans’ sans distinction particulière que l’usage. Dans ce même article Islam, de Jaucourt affirme qu’« Islam ou Islamisme, est la même chose que le Musulmanisme ou le Mahométisme ». L’essentiel de la théologie musulmane et l’histoire de l’empire ottoman est contenu dans l’entrée Mahométisme. Contrairement à la Bibliothèque Orientale qui systématise le recours à l’orthographe orientale, l’Encyclopédie distribue l’essentiel de ses informations sous les entrées équivalentes (ex: Islam et Mahométisme). Ces deux articles sont reliés à deux branches de connaissance différentes : histoire turque et histoire des religions du monde. L’introduction du désignant histoire des religions du monde matérialise la naissance de l’anthropologie religieuse comme discipline11 et domaine de savoir à part entière. Les entrées d’orthographe orientale ont une fonction foncièrement terminologique et lexicographique et permettent d’introduire de nouveaux vocables. Mais, elles ne contiennent pas l’essentiel de la réflexion des encyclopédistes, concentrée dans l’entrée équivalente en orthographe française, conforme à l’usage. En revanche, l’orthographe orientale est parfois mise de coté au profit de l’usage. C’est le cas de l’article Bairam de l’abbé Mallet qui désigne une fête orientale célébrant la fin du jeûne du mois de Ramadan. L’abbé reprend et compile la Bibliothèque Orientale et le Dictionnaire de Trévoux 12 comme suit : ‘Bairam’ dans l’Encyclopédie : Bairam, s. m. (Hist. mod.) nom donné à la grande fête annuelle des Mahométans. Voyez Fête, &c. Quelques Auteurs écrivent ce mot plus conformément à l'orthographe Orientale beïram; c'est originairement un mot Turc, qui signifie à la lettre un jour de fête, ou une solennité. C'est la pâque des Turcs.13 Beiram dans la Bibliothèque Orientale : Beiram, mot Turc qui signifie fête solennelle. (…) On l’appelle communément la Pâque des turcs, & passe dans l’opinion du vulgaire pour leur plus grande fête, & pour le grand beïram. Le Dictionnaire de Trévoux réunit les différentes orthographes sous la même entrée et reprend la même définition : Beiram, Bairam, ou bayram, termes de relation. Mot turc qui signifie fête solennelle (…) les musulmans n’ont que deux beïrams; (…) on l’appelle communément la Pâque des turcs ; & 11 9 Ibid. Islam, (Hist. Turq.), De Jaucourt, tome 8. 10 37 L’Encyclopédie et la création des disciplines, Martine Groult, CNRS éditions, 2003. 12 Dictionnaire de Trévoux 1704-1771. 13 Bairam, (histoire moderne), Mallet; Encyclopédie, tome 2. 38 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 dans l’opinion du vulgaire, elle passe pour leur plus grande fête, & pour le plus grand beïram. 14 L’abbé Mallet compile ici ces deux ouvrages qu’il cite en italique à la fin de l’article. Cette utilisation de l’orthographe française dénote à la fois une volonté de fixer dans la langue commune de nouveaux termes ainsi qu’une tendance à dénigrer les coutumes orientales en favorisant des termes multiples pour un même idiome et en entretenant un flou sémantique. A l’article Babel Mandel15 consacré aux portes de l’enfer dans l’Islam, Diderot tire sa définition de l’entrée Bab El Mandeb de la Bibliothèque Orientale « qu’on nomme vulgairement babel mandel 16». Il valorise l’orthographe française et inscrit l’Encyclopédie dans la lignée des dictionnaires monolingues. La terminologie reste malgré tout imprécise. Elle oscille entre l’usage et le terme oriental et l’on sait que l’Encyclopédie ne deviendra réellement un dictionnaire de langue qu’à partir du tome 3. En revanche, à l’entrée Aschariouns ou Aschariens17, Diderot juxtapose les deux orthographes orientale et française du mot et concentre ainsi les informations sur cette école de théologiens musulmans dans le même article. Cette économie du mot participe à une amélioration du sens et à un enrichissement de la lexicographie. Le procédé de translittération est peu à peu introduit dans les textes français permettant la vulgarisation et une large diffusion de termes introduits initialement par la langue arabe. L’article Samachi illustre cette relative confusion qui règne dans la terminologie et la connaissance de l’orthographe orientale : les Persans & les Arméniens écrivent Schamakhi; ville de Perse, capitale du Shirvan. Nos auteurs ne s'accordent point sur l'orthographe de ce mot; car les uns écrivent Samachi, les autres, en plus grand nombre, Scamachie, d'autres, schumachie, & d'Hérbelot Schoumacki; cette différente orthographe, fort commune en géographie, a trompé la mémoire de la Martinière, qui conséquemment sans en avertir, a fait trois articles différens de cette ville, dont nous parlerons sous le seul mot de Scamachie. 18 14 Beiram, Bairam, ou bayram, termes de relation, Trévoux, tome 1. 15 16 17 1. 18 Babel Mandel (Géographie moderne), Diderot tome 2. Bab- Al mandeb, Bibliothèque Orientale, vol. 1. Aschariouns ou Aschariens, (Histoire mod.), Diderot, tome Samachi, (Géog. mod.), Jaucourt tome 16. Ici, de Jaucourt n’accorde pas un crédit total à la Bibliothèque Orientale et la confronte aux autres ouvrages sans pour autant prendre parti. Parfois l’Encyclopédie renvoie explicitement à l’entrée équivalente de la Bibliothèque Orientale. C’est le cas de l’article Enfer19 où l’abbé Mallet traite de la représentation de l’enfer dans la théologie Islamique et renvoie à l’entrée Gehenem pour plus de précisions sur le sujet. Il introduit le terme oriental par une transcription phonétique et donne au texte un coté exotique. L’idée de l’enfer musulman obtient une connotation d’étrangeté et de singularité. Il arrive aussi que le recours à la Bibliothèque soit passé sous silence. C’est le cas de l’article Aga20 où l’abbé Mallet reprend l’entrée du même mot d’Hérbelot et copie sa définition sans y faire allusion. De plus, une des particularités de l’ouvrage de D’Hérbelot est l’introduction de passages en langue arabe et de maximes ou de vers de poésie orientale. Ces éléments tentent de palier au caractère pesant du texte en lui donnant une coloration exotique. L’abbé Bignon, secrétaire de la Bibliothèque du Roi, avait fait fondre les caractères orientaux et arabes pour l’imprimerie. Mais ces caractères sont totalement absents du Dictionnaire Raisonné contrairement à ceux de l’alphabet grec. Il n’existe aucune note manuscrite nous permettant de statuer sur le souhait des éditeurs de l’Encyclopédie d’intégrer ou non ces nouveaux caractères dans le corps de texte. Nous pensons que cette carence ne résulte pas d’une omission mais bien d’un choix de faire prévaloir la langue française en réalisant principalement un dictionnaire monolingue. Le manque de spécialistes dans ce domaine tenté par l’aventure encyclopédique et la question du coût financier peuvent aussi expliquer cette carence. Concernant la prononciation des termes orientaux, l’Encyclopédie ne fait pas preuve du même souci de rigueur que la Bibliothèque Orientale et le Dictionnaire de Trévoux. L’absence d’indications phonétiques dans les articles consacrés à l’introduction de nouveaux vocables orientaux prouve que le processus didactique des langues orientales de l’Encyclopédie n’a pas été pensé dans sa totalité. D’Alembert est conscient des lacunes et du travail qu’il reste encore à effectuer dans le domaine des langues orientales : Il est vrai que dans l’état présent de notre littérature, le peu de secours que l’on a pour 19 20 Enfer, (théologie), Mallet, tome 5. Aga (histoire moderne), Mallet, tome 1. Ştiinţe socio-umane 39 l’étude des langues orientales, doit rendre cette étude beaucoup plus longue, & que les premiers savants qui s’y appliqueront s’y consumeront peut-être toute leur vie ; mais leur travail sera utile à leurs successeurs; les dictionnaires, les grammaires, les traductions se multiplieront & se perfectionneront peut à peu, & la facilité de s’instruire dans ces langues augmentera avec le temps.21 articles de géographie tentent de fixer la localisation du plus grand nombre de lieux en confrontant les sources d’informations et d’apporter une visibilité plus importante du monde. Au sujet de la ville de Hawas en Perse, de Jaucourt rectifie les différentes orthographes et les coordonnées géographiques en confrontant les informations : Il est vrai que l’importance de l’orthographe et de la phonétique avait déjà été mise en avant par Galland dans la préface de la Bibliothèque Orientale : Cette ville est la même qu'Ahuas de M. d'Herbelot, & qu'Haviza, de l'historien de TimurBec. Sa longitude, suivant Tavernier, est à 75d. 40'. latitude 33d. 15'. mais la lat. de Tavernier n'est pas exacte; Nassir- Eddin, & Vlug- Beig suivis par M. de Lisle, mettent de 31d. 26 Touchant l’Orthographe des mots Arabes, Persans,& Turcs, on est obligé d’en dire quelque chose, non pas pour l’amour de ceux qui savent ces Langues, parce qu’il leur sera facile de l’observer, mais pour faire plaisir à ceux qui ne les savent pas, afin qu’ils prononcent ces mots de la manière qu’ils doivent être prononcés. Géographie Sur le plan de la connaissance géographique de l’Orient, les encyclopédistes puisent chez d’Hérbelot certaines informations sur la localisation des villes. On sait que la cartographie ne se constituera comme science qu’au 19ème siècle et que le savoir géographique reste assez flou22. Ces précisions de géographie mathématique et de géographie descriptive sont le plus utilisées dans les articles du chevalier de Jaucourt. Il consacre plusieurs courtes entrées à des villes d’Arabie, de Perse ou d’Inde peu connues. C’est le cas des articles Ghilan23, Hadhramout24 et Lahor25 qui enrichissent le vocabulaire géographique et participent à une meilleure connaissance de cette partie du monde. La description du monde connu est basée sur les récits de voyages et les itinéraires terrestres et maritimes qui apportent un contenu au cadre spatial donné par la géographie mathématique. L’innovation du 18ème siècle est la nouvelle branche de la géographie, la géographie physique, qui permet l’établissement de cartes plus précises et lie l’étude du relief, des coordonnées de navigation (méridiens et parallèles) à celle du climat. Les 21 Erudition, (Philosoph. & Litt.), D’Alembert, tome 5. « L’article géographie dans l’Encyclopédie » L’Encyclopédie et ses lectures, colloque d’Alençon. 23 Ghilan, (Géographie), de Jaucourt, tome 8. 24 Hadhramout, (Géographie), de Jaucourt, tome 8. 25 Lahor, (Géographie) de Jaucourt, tome 9. 22 dans Dans le domaine de la Géographie, la Bibliothèque Orientale fournit peu d’informations utiles à la connaissance géographique et physique de cette partie du monde. La mutation de cette discipline en recherche rend le contenu des entrées d’Herbelot quelque peu obsolète et inexploitable. Les rédacteurs y préfèrent les indications des navigateurs et des voyageurs qui ayant fait eux même l’expérience de ces routes maritimes et terrestres, sont plus crédibles dans ce domaine. Néanmoins, il est certain que ces deux ouvrages encyclopédiques procèdent du même intérêt pour l’Orient et le monde arabomusulman. Cette intertextualité révèle la force de l’engouement du public et des savants pour cette contrée éloignée. Sortie des cabinets d’érudits, l’étude de l’Orient se vulgarise et se généralise. L’étude des langues fait place à celle des mœurs et de la société. Les mœurs Sur le plan de la connaissance des mœurs et de l’organisation de la civilisation orientale, la Bibliothèque Orientale n’est pas d’un recours systématique. Les encyclopédistes confrontent et opposent les sources diverses afin de rendre compte de la réalité de la civilisation orientale de la façon la plus précise. D’une part, l’étude de l’Encyclopédie révèle l’apport de la Bibliothèque Orientale sur le plan de la connaissance civilisationnelle. Les Lumières introduisent une vision théandrique du monde centrée sur l’Homme. L’apparition de la philosophie de la nature a pour aboutissement l’éveil d’une philosophie de la culture dont le 26 Hawas, (Géographie) de Jaucourt, tome 8. 40 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 point de départ est la reconnaissance de la civilisation comme le fait fondamental de la réalité humaine. Ces deux ouvrages intègrent la dimension civilisationnelle comme la clé de voute de la compréhension de la réalité orientale. La connaissance de l’Orient passe par celle de son organisation sociale, militaire et politique. La Bibliothèque Orientale fournit une multitude d’éléments sur la constitution de la société, ses particularités vestimentaires et sur les mœurs utilisés à la rédaction de certains articles. Néanmoins ces informations restent, dans l’absolu, peu lisibles par rapport à celles apportées par des ouvrages spécialisés plus récents ou plus complets tels que ceux de Joseph de Guignes27, Cantemir28, Ricault29, Guer30, Ockley31 ou Hottinger32. D’autre part, le recours aux équivalences culturelles est présent aussi bien dans l’Encyclopédie que dans la Bibliothèque Orientale. Cette utilisation des équivalences de terminologie occidentale et orientale procède d’un but didactique. Elle permet au lecteur français (et européen) de se confronter à l’altérité par le biais d’analogies et d’appréhender l’organisation des sociétés orientales dans un mode ethnocentrique. Dans ce rapport à l’autre, la réalité orientale se voit plier aux exigences de la vulgarisation des connaissances. Transformé par le truchement de l’écriture dictionnairique, le monde oriental est représenté sur le même mode que le monde occidental et français. L’univers oriental n’est pas montré dans ce qui fait sa particularité face à l’occident mais dans ce qu’il a d’universel. Cette vision met en avant l’universalisme des sociétés évoluées par la mise en avant d’éléments communs à savoir la religion, la loi et l’Etat. A ce titre, la fête du baïram33 est présentée et expliquée comme étant « la pâque des turcs », le cadi34 comme « le juge des causes 27 Joseph de Guignes, Histoire générale des Huns, des Turcs, des Mongols et autres Tartares occidentaux, Paris, 1756- 1758. 28 Cantemir Dimitri, prince de Moldavie, Histoire de l’Empire Othoman, où se voyent les causes de son agrandissement et de sa décadence, traduit en français par M. de Joncquières, Paris, J. N. Le Clerc, 1743, 2 vol. Ricault, Paul, Histoire de l’Empire Ottoman; Histoire des 29 trois derniers empereurs des Turcs depuis 1623 jusqu’à 1677, traduit de l’anglais, 2ème édition de Paris, L. Billaine, 1684, 8 t. en 2 vol. Jean-Antoine Guer, Mœurs et usages des turcs, leur civiles chez les Sarrasins & les Turcs » et le cadilesquer35 comme « le chef de la justice chez les turcs ». Ces équivalences permettent au lecteur de concevoir le fonctionnement de la société orientale par le biais de transposition et de calquage culturel. Ce même procédé analogique, utilisé aussi avec des anecdotes, est utilisé dans les récits de voyages (surtout chez Chardin et Tournefort). En effet, d’Hérbelot effectue plus un travail de traduction et d’illustration de la littérature du monde Oriental qu’une réflexion sur son mode d’organisation social, politique et religieux. Il offre les éléments de base utiles à un raisonnement plus poussé des encyclopédistes, leur permettant ainsi de dégager une synthèse positive de l’étude de l’Orient. Sur l’organisation de la justice, la Bibliothèque Orientale permet de connaître la répartition des juges dans l’empire ottoman36 qui s’étend de l’Europe à l’Asie. Ces informations sont compilées et confrontées à celles contenues dans certains ouvrages spécialisés comme L’Histoire de l’Empire Ottoman de Ricault ou L’Histoire générale des turcs de Guignes. De Jaucourt et l’abbé Mallet extrait du texte d’Hérbelot des informations diverses sur les tenues vestimentaires distinctives des chrétiens et juifs d’Orient37, sur « la cérémonie de l'adoption [qui] se fait en faisant passer celui qui est adopté par dedans la chemise de celui qui l'adopte.38 » ou même sur la monnaie perse39. La compilation des informations de d’Hérbelot et d’autres ouvrages et dictionnaires est plus fréquente chez l’abbé Mallet. L’article Giagh40 consacré à la division du temps et l’article Ab41 (nom du dernier mois d’été), au découpage du calendrier syriaque compile les informations du Trévoux et de la Cyclopédia de Chambers auxquels il renvoie pour plus de détails sur ce sujet. Chaque giagh contient deux de nos heures, & se divise en huit parties qu'ils nomment keh; de sorte que leur journée contient quatre- vingtsseize kehs, ou autant que de quarts- d'heure chez nous. D'Herbelot, biblioth. Orient. Voyez le dictionn. de Trévoux & Chambers. Cependant etcontrairement à ce que l’on pourrait croire, les articles consacrés à des faits 30 35 religion, leur gouvernement civil, militaire et politique, avec un abrégé d’histoire ottomane, Paris, 1747, 2 tomes. 31 Ockley, Histoire des Sarazins ; traduit en français en 1748. 32 Jean Henri Hottinger, L’Historia Orientalis, 1651. 33 Bairam, (Hist. mod.), Mallet, tome 2. 34 Cadi, (Hist. mod.), Mallet, tome 2. 36 Cadilesquer ou Cadilesquier, (Hist. mod.), Mallet, tome 2. Ibid. 37 Zonnar, s. m. (terme de relation.), de Jaucourt, tome 17. 38 Adoption, (Jurisprud. Hist. anc. mod.) Mallet, tome 1. 39 Toman, (Monnoie de compte.), de Jaucourt tome 16. 40 Giagh ou Jehagh, s. m. (Hist. mod.), Mallet, tome 7. 41 Ab, Mallet, tome 1. Ştiinţe socio-umane sociaux précis tels que le mariage ou les cérémonies funéraires ne sont pas puisés dans la Bibliothèque Orientale mais dans les récits de voyages. Ce choix marque une volonté de rendre compte du réel oriental de façon contemporaine et expérimentale. D’Herbelot n’a jamais visité aucune de ces contrées42, son érudition est totalement livresque ; il fait partie de ces orientalistes sédentaires qui se sont consacrés aux classements, à la traduction et à l’interprétation des textes majeurs de l’Orient sans jamais sortir de son cabinet. La plupart des encyclopédistes privilégient la relation viatique aux ouvrages d’érudition dans l’étude des mœurs et des faits sociologiques. Ce choix est à mettre en corrélation avec la vision empirique des rédacteurs pour qui la connaissance doit être tirée de l’expérience. L’expérience de la confrontation à l’altérité orientale prime sur la connaissance livresque et abstraite de cette même altérité. L’encyclopédie et Orientale face à l’Islam la Bibliothèque La grande divergence entre l’Encyclopédie et l’ouvrage d’Hérbelot réside dans le traitement accordé à l’Islam. Les deux ouvrages offrent une image plus ou moins négative de l’Islam mais cette vision procède d’un raisonnement différent. En effet, la Bibliothèque Orientale couvre principalement l’Islam classique c'est-à-dire l’essentiel de l’Orient connu. Elle intègre une vision chrétienne de l’Orient arabo-musulman centrée sur l’idée de Révélation et met en avant l’erreur de la religion et la ferveur des pratiques. L’Encyclopédie, elle, conçoit les religions et leur histoire dans une perspective critique et théandrique. Au même titre que le Judaïsme et le Catholicisme, l’Islam est accusé d’assujettir les croyants, de restreindre leurs libertés et de se substituer à la raison. L’idée de la religion des Lumières43 est liée à celle de l’affranchissement de l’esprit par l’usage de la raison. La perception du monde n’est plus soumise aux croyances religieuses ; elle permet à l’anthropologie religieuse de s’esquisser comme science tout en s’éloignant de l’influence de la théologie. De plus, la subjectivité d’Hérbelot apparaît clairement dans le domaine religieux et sa 42 D’Hérbelot devait accompagner Thévenot dans un voyage en Orient mais sa participation a été subitement annulé, voir J. Gaulmier. 43 E. Cassirer, « l’idée de religion », la philosophie des Lumières, Paris, Nathan, 1966, p. 143-199. 41 connaissance de l’Islam lui permet de la confondre plus facilement. La conscience d’Hérbelot et de Galland reste religieuse, leur vision de l’Islam est imprégnée de préjugés. Dans la préface, Galland insiste sur l’utilité religieuse du travail d’Hérbelot, celle de prouver « jusqu’à quel excès d’extravagance l’esprit humain est capable de se porter en matière de Religion, lorsqu’il n’est pas attaché à la véritable » 44. Les travaux d’Hérbelot et la recherche orientaliste du 17ème siècle, en général, retirent un intérêt particulier à confondre la religion islamique par l’approfondissement de la connaissance du monde oriental. Celle-ci permet de justifier l’infériorité de la religion musulmane face à la révélation chrétienne. Les érudits orientalisants du 17ème siècle sont issus du mouvement de la Réforme et de la contreRéforme. Ils tentent d’appliquer à l’Islam les mêmes techniques d’exégèse et de traductions et esquissent une critique historique par rapport aux sources. L’article Mahomet de Bayle dans le Dictionnaire critique en est une illustration parfaite. Erreur et Imposture Penchons nous sur la question de l’erreur et l’imposture45. L’histoire universelle, centrée sur celle du peuple élu de Dieu et l’idée de providentialisme, passait sous silence celle des civilisations orientales. Au même titre que les paganismes antiques, l’Islam est perçu comme la religion de l’erreur. D’Hérbelot, de formation jésuite, transmet une vision de la théologie islamique à travers la grille de lecture apportée par le catholicisme. Cette grille permet de déterminer et de juger ce qui dans l’Islam relève du bon ou du mauvais. Contrairement à l’objectivité dont d’Hérbelot fait preuve dans l’étude des sciences et des mœurs orientaux, les entrées comme ‘Gehel’ et ‘Afu’ (qui signifient ignorance et pardon) sont représentatives de son adhérence à la culture religieuse catholique de son temps. Il y montre l’ignorance dans laquelle les musulmans sont tombés en s’immergeant dans cette fausse religion et de quelle manière le pardon des offenses est une vertu en contradiction avec la nature vindicative des 44 45 Ibid. Henry Laurens, « Histoire, anthropologie et politique au siècle des Lumières » in Les Orientales, tome I, CNRS, Paris, 2004, p. 15- 29. 42 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 Arabes ; vertu qui aurait été inspirée par les chrétiens. La représentation de l’Islam en France au 17ème siècle est centrée sur cette notion d’erreur et d’imposture46. L’œuvre de d’Herbelot ne contribue pas à modifier cette représentation. Par contre, elle offre les moyens d’étudier l’Islam comme donnée scientifique et introduit de nouvelles notions théologiques et dogmatiques jusqu’alors méconnues. C’est en ce sens que les encyclopédistes sont les héritiers de la Bibliothèque Orientale. D’Hérbelot s’applique à introduire cette science orientaliste dans le cadre traditionnel. L’Islam en tant que religion est précisément absent de la représentation que s’en fait le 17ème siècle. La seule vraie religion étant le Christianisme, l’Islam n’est qu’un paganisme dénué de toute transcendance. Pour l’Encyclopédie, l’étude de l’Islam tend à pallier à ce manque en se concentrant sur le fond dogmatique de cette religion au même titre que les autres religions révélées. Un intérêt particulier est accordé à l’étude de concepts inhérents à l’Islam telles que le fatalisme, la charité et le paradis. Ces notions sont aussi intégrées au débat contemporain des Lumières autour de la question de la liberté individuelle, du bonheur et de l’existence de Dieu. L’étude de l’Islam peut être aussi subvertie pour permettre d’attaquer l’Eglise catholique mais l’on aurait tort de réduire la motivation des rédacteurs à cela. A l’instar de la Bibliothèque Orientale, l’Islam encyclopédique intègre l’idée de l’erreur (pour des raisons différentes47) mais l’intérêt des philosophes se place plus sur le fond dogmatique. L’Encyclopédie comprend une multitude d’articles consacrés à la doctrine islamique et à ses pratiques. La majeure partie des ces entrées sont de la main de Jaucourt et de l’abbé Mallet et nous devons les plus érudits à Diderot. De Jaucourt, huguenot de naissance, est proche du déisme tandis que l’abbé Mallet est un fervent théologien catholique. Cette divergence de conviction religieuse et la polyphonie qui en résulte, rendent difficile l’émergence d’une vision unifiée de l’Islam. Globalement, de Jaucourt et l’abbé Mallet s’intéressent plus aux pratiques islamiques tandis que la préférence de Diderot 46 Carnoy Dominique, La représentation de l’Islam en France au 17ème siècle ou la ville des tentations, Paris, Paris ; Montréal (Québec) : l'Harmattan, 1998. 47 A l’âge classique, cette idée de l’erreur se base sur la conviction que le Christianisme est l’unique parole de Dieu tandis que celle des encyclopédistes se base sur l’idée que les religions révélées sont toutes le produit de la soif de pouvoir de certains personnages historiques qui se sont érigés en prophète pour manipuler le peuple. va à l’essence de la doctrine musulmane et la philosophie arabe (islamique et préislamique). Par ailleurs, la tradition dévote a longtemps présenté le prophète comme un cardinal dissident qui, désirant assouvir sa soif de pouvoir, corrompit les saintes écritures et fonda une secte diabolique : le mahométisme. Cette idée de corruption des Saintes Ecritures est intégrée dans l’Encyclopédie par Mallet sous l’entrée Alcoran. Cet article fait écho à l’entrée du même mot dans la Bibliothèque Orientale. D’Hérbelot y montre que Mahomet, faux prophète et imposteur a utilisé des traditions chrétiennes connues par des voies impures c'està-dire juives. L’article Alcoran reprend l’idée que la Bible ait été donnée à Mahomet par les juifs. Mallet y a aussi puisé le passage concernant la composition de l’alcoran. Les entrées Sarrazin et Arabe, démontrent aussi que le prophète s’est servit de la crédulité de son peuple pour les conserver dans l’ignorance et asseoir son pouvoir car comme « dans toutes les fausses religions, le mensonge a affecté de se donner les traits de la vérité. » 48 Aussi la Bibliothèque Orientale et les articles de Mallet présentent l’Islam comme une religion basée sur la volupté des sens adapté au peuple arabe puisque dominé par ses pulsions sexuelles : Quant au dogme, les peines & les récompenses de la vie future étant un motif très - puissant pour animer ou retenir les hommes, & Mahomet ayant affaire à un peuple fort adonné aux plaisirs des sens, il a cru devoir borner la félicité éternelle à une facilité sans bornes de contenter leurs désirs à cet égard; & les châtiments, principalement à la privation de ces plaisirs, accompagnée pourtant de quelques châtiments terribles, moins par leur durée que par leur rigueur. 49 La notion de plaisir et de concupiscence permet de dénigrer à la fois le prophète, sa religion et les arabes. Mallet met en évidence les chemins « Par où l'on voit que Mahomet fait consister toute la béatitude de ses prédestinés dans les voluptés des sens. » 50 Contrairement à certains auteurs comme Boulainvilliers, qui voit en Mahomet un grand législateur et fondateur de la civilisation araboislamique, Diderot le présente « comme le plus grand ennemi que la raison humaine ai eu. » 51 48 Arabes, philosophie des, Diderot, Tome 1 Alcoran, Mallet, Tome 1 50 Ibid. 51 Arabes, philosophies des, Diderot, Tome 1 49 Ştiinţe socio-umane Je ne pense pas contrairement à S. Neaimi52 que le mépris puissant de Diderot face à l’Islam tient à la présence de relents de la vision moyenâgeuse et dévote et à son « utilisation de sources médiévales et ecclésiastiques ». A mon sens, l’attitude de Diderot est globalement la même face à toutes les religions et non exclusivement face à la religion musulmane. En effet, l’intérêt de Diderot pour l’Islam ne réside pas dans la forme de ses pratiques ni dans la tradition mais plutôt dans les questions essentielles de théologie et de dogme53. Sur le plan de l’étude du dogme musulman, la Bibliothèque Orientale s’avère d’une utilité fréquente. Bon nombre des notions utilisées telles que l’interprétation des cinq piliers de l’Islam54 ou la représentation du paradis55 sont tirées de cet ouvrage. Le travail de Diderot dans les articles Sarazin56 ou Arabes57 consiste à mettre en relation ces dogmes avec la philosophie arabe avec une prééminence pour cette dernière. Il analyse les controverses qui ont opposé théologiens et philosophes tels que Tophail, Averroès, Abulfarage, Alfarabi, ou Al Asshari sur des questions cruciales comme la prédestination, la quintessence de Dieu ou le coran (créé ou incréé). De plus, contrairement à d’Hérbelot qui ne voit dans cette religion qu’un amas d’erreurs et de mensonges, Diderot concède quelques bénéfices aux pratiques de l’islam58. Il intègre les notions introduites par la Bibliothèque Orientale dans un débat mettant au centre la question du fatalisme, l’origine du mal et la liberté de l’homme. Selon lui, les bénéfices de cette religion sont plus d’ordre philosophique et moral. L’Islam aurait permit l’épanouissement de la philosophie chez les Arabes car « à proprement parler, les Arabes ou Sarrasins n'ont point eu de philosophe avant l'établissement de l'islamisme. »59 Au fur et à mesure de la rédaction des articles, l’écart entre les idées de d’Herbelot sur l’Islam et les articles de Mallet ou de Jaucourt 52 S. Neaimi, L’Islam au siècle des Lumières, image de la civilisation islamique chez les philosophes français du XVIIIème siècle, L’Harmattan, Paris, 2003, p. 35-36 53 Gunny Ahmad, “Diderot, the Encyclopédie and Islam” in Voltaire in his world, studies presented to W. H. Barber, Voltaire Foundation, Oxford Press, 1985. p. 261-271 54 Ramadan, Bairam, Mecque etc. 55 Paradis et Paradis terrestre, tome 11, Mallet. 56 Sarrasins ou Arabes, philosophie des, (Hist. de la Philosophie.), Diderot, tome 12. 57 Arabes, philosophie des, Diderot, Tome 1. 58 P. Roger, « Diderot, l’Orient et l’Islam », colloque Orient et Lumières, Lattaquié, Syrie, Recherches et Travaux, publications de la faculté de Grenoble, 1987, p. 121- 127. 59 Sarazins ou Arabes, Diderot. 43 s’amplifie. Après la publication de l’article Alcoran (1751), parait l’Essai sur les mœurs de Voltaire en 1756. Cet ouvrage modifie le point de vue de Jaucourt qui adopte la vision de Voltaire60 dans l’article Mahométisme contenu dans le tome 9 parut en 1765. Néanmoins, La question du Coran reste liée à cette idée de fausseté et d’imposture. L’utilisation du terme ‘Alcoran’ au lieu de ‘Coran ‘dans l’Encyclopédie et la Bibliothèque Orientale renvoie en effet, à la connotation de fausseté. Le Coran étant le livre par excellence, le terme ‘Alcoran’ renvoie à un livre parmi tant d’autres. La première traduction du coran en français et la seule jusqu’en 1783 est celle de sieur du Ryer, sieur de la Garde Malézair : « L’alcoran de Mahomet, translaté d’arabe en français », Mallet renvoie à ce texte plusieurs fois. Cette traduction n’échappe pas à l’emprise du vocabulaire du christianisme. Elle insiste sur la fausseté de cette religion et prévient le lecteur, dans l’avis qui précède le texte, contre la confusion de l’ensemble. On retrouve dans nos deux encyclopédies la même idée du coran comme œuvre grossière. Ce texte qu'il ne lui] fut communiqué que successivement verset à verset en différents tems & en différents lieux pendant le cours de 23 ans. C'est à la faveur de ces interruptions qu'ils prétendent justifier la confusion qui règne dans tout l'ouvrage, confusion qu'il est si impossible d'éclaircir, que leurs plus habiles Docteurs y ont travaillé vainement; car Mahomet, ou si l'on veut son copiste, ayant ramassé pèle - mêle toutes ces prétendues révélations, il n'a plus été possible de retrouver dans quel ordre elles ont été envoyées du Ciel. Enfin, l’Islam est présenté comme le lieu par excellence de la superstition et des croyances populaires qui alimentent l’ignorance des musulmans. L’irrationalité et la superstition des pratiques religieuses sont mises en avant dans les articles de Mallet et de Jaucourt, et les entrées de la Bibliothèque. Les entrées Péri, Guèbres (adorateurs du feu, paganisme perse), et Fakir participent à la construction de cette image. L’introduction de ces éléments relevant de la superstition et de la magie offre une couleur exotique à la fois décorative et dépréciative à la représentation du monde arabo-musulman. 60 Hafidhi, Voltaire et l’Islam, studies on Voltaire and the Eighteenth century, Oxford Foundation Press. 44 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 Conclusions Les orientations d’Hérbelot ne sont pas originales. Elles correspondent au 17ème siècle catholique et ses critères de jugements sont plus religieux et culturels que politiques et sociétales. Le 18ème siècle se caractérise par le passage de la pure érudition à l’éveil des sciences humaines. La Bibliothèque Orientale révèle l’ambivalence de la notion d’Orient : considéré à la fois comme la contrée du despotisme et celle de la liberté des mœurs et de la tolérance. Pour reprendre Said, la Bibliothèque Orientale est l’expression d’« une technique triomphante qui permet de saisir l’immense fécondité de l’Orient et de la rendre accessible systématiquement, même alphabétiquement, au public occidental » 61 En soustrayant leur réflexion à la théologie, les encyclopédistes tentent une synthèse d’anthropologie religieuse où l’Orient est appréhendé en dehors du cadre d’opposition Chrétienté/ Islam. La particularité et l’originalité des articles résident moins dans l’opinion qu’ils se font du monde oriental que dans leur méthode de réflexion fondée sur l’historiographie moderne. La contribution intellectuelle de la Bibliothèque Orientale permet donc d’intégrer le monde oriental à une réflexion générale sur le développement de la civilisation humaine et la question de perfectibilité. Les deux ouvrages cherchent à dégager l’unité transcendante des manifestations de la civilisation par l’étude des phénomènes humains dans leur diversité spatiotemporelle. Bibliographie Badir, Magdy Gabriel, Voltaire et l’Islam, studies on Voltaire and the Eighteenth century, Oxford Foundation Press, volume CXXV, Oxfordshire, 1974. Bayle, Pierre, Dictionnaire historique et critique, La Haye, 1697. Cantemir Dimitri, prince de Moldavie, Histoire de l’Empire Othoman, où se voyent les causes de son agrandissement et de sa décadence, traduit en français par M. de Joncquières, Paris, J.N. Le Clerc, 1743, 2 vol. Carnoy-Torabi Dominique, La représentation de l’Islam en France au 17ème siècle ou la ville des tentations, Paris ; Montréal (Québec) : l'Harmattan, 1998. Cassirer, E., « L’idée de religion », La philosophie des Lumières, Paris, Nathan, 1966. 61 Said Edward, L’Orientalisme: L’Orient créé par l’Occident, Seuil, Paris, 1980, p. 62. Dictionnaire universel français et latin appelé vulgairement le Trévoux, Les Libraires associés, Trévoux, 1704 1771. Groult, Martine, L’Encyclopédie et la création des disciplines, CNRS éditions, Paris, 2003. Le Meur, Denis, « L’article géographie dans l’Encyclopédie » in L’Encyclopédie et ses lectures, Actes d’Alençon, 1988, p. 104-120. Guer, Jean-Antoine, Mœurs et usages des turcs, leur religion, leur gouvernement civil, militaire et politique, avec un abrégé d’histoire ottomane, Paris, 1747, 2 tomes. Guignes, Joseph de, Histoire générale des Huns, des Turcs, des Mongols et occidentaux, Paris, 1756-1758. autres Tartares Gunny Ahmad, “Diderot, the Encyclopedia and Islam” in Voltaire in his world, studies presented to W. H. Barber, Voltaire Foundation, Oxford Press, 1985. p. 261-271. Hottinger, Johann Henrich, L’Historia Orientalis, 1651, Tiguri : typis J. J. Bodmeri. Laurens, Henry, « Histoire, anthropologie et politique au siècle des Lumières » in Les Orientales, tome I, CNRS, Paris, 2004, p. 15- 29. Neaimi, Sadek, L’Islam au siècle des Lumières, image de la civilisation islamique chez les philosophes français du XVIIIème siècle, L’Harmattan, Paris, 2003. Ockley, Histoire des Sarrasins, contenant leurs premières conquêtes et ce qu'ils ont fait de plus remarquable sous les onze premiers Khalifes ou Successeurs de Mahomet [Texte imprimé]. Traduit de l'anglais de Simon Ockley... (par Aug.-Fr. Jault), Paris, Nyon fils, 1748, 2 vols. Roger, P., « Diderot, l’Orient et l’Islam », colloque Orient et Lumières, Lattaquié, Syrie, Recherches et Travaux, publications de la faculté de Grenoble, 1987, p. 121- 127. Ricault, Paul, Histoire de l’Empire Ottoman; Histoire des trois derniers empereurs des Turcs depuis 1623 jusqu’à 1677, traduit de l’anglais, 2ème édition de Paris, L. Billaine, 1684, 8 t. 2vol. Said, Edward, L’Orientalisme: L’Orient créé par l’Occident, Seuil, Paris, 1980. Inès Amami Doctorante à l’Université de la Sorbonne Nouvelle Paris 3, France et la Faculté des Lettres de la Manouba-Tunis, Tunisie. Titre de la thèse : La civilisation orientale dans l’Encyclopédie de Diderot sous la direction de Mr Jean-Paul Sermain et Kamel Gaha.