L`homme post-darwinien: un singe nu avec une grosse tête
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L`homme post-darwinien: un singe nu avec une grosse tête
A paraître dans la publication des conférences « Le mois de la science et de la spiritualité », 2012, organisée par le Centre Cèdres, Lausanne L'homme post-darwinien: un singe nu avec une grosse tête ? Un débat entre Christine Clavien* et Peter Clarke** * Philosophe des sciences à l’Université de Lausanne Neurobiologiste à l’Université de Lausanne ** 1. Néodarwinisme et foi biblique par Peter Clarke La théorie darwinienne de l’évolution postule une origine commune des différentes espèces à partir d’un seul organisme monocellulaire. Elle postule aussi que les différences entre les espèces et leur évolution en formes complexes résultent d'une modification progressive causée par des mutations aléatoires et la sélection naturelle de celles qui permettent l’adaptation au milieu. Le terme néodarwinisme s'applique à la combinaison de la théorie darwinienne avec la génétique. Les preuves scientifiques du néodarwinisme ont été présentées par nos collègues Jacques Dubochet et Jacques Besson. Bien qu’accepté quasi-universellement par les biologistes, le néodarwinisme est contesté par les créationnistes, qui nient l’origine commune des espèces, et par les partisans du dessein intelligent qui acceptent l’origine commune mais affirment que les mécanismes naturels sont insuffisants pour expliquer la diversification des espèces. La plupart des biologistes chrétiens (ou juifs) acceptent que l’évolution est compatible avec le théisme (croyance en un Dieu qui est actif dans le monde). Cette position s’appelle l’évolution théiste. Les créationnistes rejettent cette position par crainte que l’évolution soit incompatible avec les récits bibliques de la création qu’ils ont tendance à interpréter littéralement. Pourtant, la plupart des spécialistes affirment que le genre littéraire de ces récits ne permet pas une interprétation littérale et scientifique 1. L’interprétation non littérale n’est pas une invention moderne pour éviter un conflit avec la science ; il y avait déjà une diversité d’interprétations non littérales parmi les rabbins à l’époque de Jésus et parmi les pères de l’église. Je pense que le chapitre 1 de la Genèse est une polémique contre le polythéisme des autres religions du Moyen Orient qui considéraient le soleil, la lune et les grands monstres de la mer comme des divinités et/ou des rivaux de Dieu. Ce chapitre déclare qu’ils font partie de la création de l’unique Dieu. 1 T. Römer « Quelle est la vérité » des récits bibliques sur l’origine du monde et de l’homme ?, dans Et Dieu Créa Darwin (éds p. Bornet et acoll.) Genève, Labor et Fides, 2011. 1 2 2. Cohabitation délicate entre science et croyances religieuses par Christine Clavien Dans son ouvrage Living with Darwin 2, Philip Kitcher développe une argumentation très critique face à la religion. L’essentiel des idées présentées dans ce chapitre se trouve de manière plus ou moins explicite chez Kitcher, à la différence que je ne cherche pas ici à sonner le glas de la religion. Les avancées de la science et tout particulièrement le développement de la théorie darwinienne de l’évolution semblent avoir deux implications ‘extrascientifiques’ majeures. Premièrement, elles sont de nature à ébranler bon nombre de convictions religieuses, y compris l’idée même de l’existence d’un Dieu créateur soucieux du bien de l’humanité. Deuxièmement, elles modifient fondamentalement notre compréhension de nous-même et de notre place dans le monde vivant. Considérons ces deux phénomènes tour à tour. Croire en Dieu implique de croire en l’existence d’un être capable de réaliser de grands projets. Il importe donc pour un croyant de trouver des indices de l’activité divine. Or si l’on adopte une perspective d’historien/ne des sciences, on constate qu’au fil des découvertes scientifiques, ces ‘indices’ se réduisent comme peau de chagrin. Voici un certain nombre de thèses (allant de la plus forte à la moins ambitieuse) référant à l’activité providentielle du Dieu chrétien. (1) Dieu a créé plus ou moins simultanément toutes les espèces vivantes et l’âge de la Terre est estimé à quelques milliers d’années. (2) La création n’a pas eu lieu simultanément mais en stades successifs (thèse plus modeste qui permet cependant d’attribuer à Dieu l’arrivée de l’Homo sapiens sur Terre). (3) Le ‘processus causal’ qui donne lieu à la diversification graduelle de la vie relève de l’activité d’un être créateur (hypothèse du dessein intelligent). (4) Dieu a créé l’Univers et généré la vie sur Terre, puis les a laissés se développer selon leurs propres lois. L’avancée des découvertes scientifiques, et en particulier l’avènement de la théorie de l’évolution, érodent une après l’autre la pertinence de ces thèses. Du 16 au 18ème siècle, la chronologie biblique était prise très au sérieux (ce qui n’était pas forcément le cas au moyen âge, voire même dans l’Antiquité), y compris par les grands scientifiques comme Newton, Copernic ou Kepler (thèse 1). Dès le 19ème siècle cependant, une telle lecture littérale de la Bible est discréditée par les découvertes des géologues. Les strates de roches, correspondant à différentes époques de l’histoire de la Terre, contiennent des fossiles d’animaux et de végétaux que l’on ne trouve pas dans les autres strates. Cela 2 P. Kitcher. Living with Darwin. Oxford University Press, 2007. 3 indique que la Terre est très vieille (presque 4 billions d’années) et a été peuplée durant différentes périodes par un grand nombre d’espèces dont la majorité est maintenant éteinte. Or l’arbre de vie darwinien (la thèse de l’origine commune et l’idée que les organismes vivants aujourd’hui sont liés à ceux du passé par un processus de descendance avec modifications successives) explique aisément les découvertes géologiques. Par la même occasion, l’arbre de vie darwinien remet en question la thèse (2) de la création en stades successifs puisqu’il explique un nombre important d’observations (notamment pourquoi notre carte génétique est remarquablement similaire à celle des singes). Evidemment, il peut avoir plu à Dieu de mimer une chronologie faite de modifications successives, mais on se demande alors pourquoi il a agi ainsi. Evoquer les voies impénétrables du créateur est une stratégie peu plausible en comparaison d’un principe explicatif simple, compréhensible et testable. Dès le 20ème siècle, la notion de sélection naturelle (le deuxième grand principe de Darwin) est mieux comprise grâce aux nouvelles connaissances sur l’hérédité acquises en génétique mendélienne. La communauté scientifique mondiale accepte désormais que l’action conjointe de la sélection et du hasard (via mutations et recombinaisons génétiques) peut à elle seule générer la diversité vivante que l’on connait aujourd’hui, y compris l’arrivée de l’Homo sapiens. La sélection naturelle est un processus cumulatif au contraire de l’action permanente d’un créateur qui doit chaque fois créer les nouvelles espèces ex nihilo (thèse 3). Il est donc plus parcimonieux d’opter pour la première comme acteur principal de l’évolution. Aujourd’hui, seule la thèse minimaliste (4) reste plausible. Mais elle est probablement insatisfaisante pour bien des croyants puisque, finalement, le créateur ne fait plus grandchose. De plus, elle est difficile à défendre dès que l’on commence à réfléchir aux détails : elle manque de parcimonie car il faut notamment expliquer pourquoi un Dieu bon envers ses créatures permet l’imperfection que l’on observe dans le monde biologique (e.g. la souffrance des êtres vivants, le fait que les mutations dues au hasard sont pour la plupart létales). Enfin, il existe des hypothèses scientifiques alternatives pour l’origine de l’Univers (du ressort de la physique) et de la vie sur Terre (du ressort de la chimie et de la biologie moléculaire). Pour le moment, ces théories sont moins satisfaisantes que celles relative à l’évolution de la vie, ce qui laisse davantage de place à l’action de Dieu… mais pour combien de temps encore ? Procédons maintenant à un exercice d’abstraction et observons ce qui se passe au fil de l’histoire des sciences. Aux balbutiements de la science, l’action providentielle de Dieu est partout, mais à chaque nouvelle découverte scientifique majeure sur les processus liés à la vie, la main créatrice est repoussée un peu plus loin. On commence par admettre que Dieu ne créé pas tout simultanément comme cela est écrit dans la Bible, puis il ne créée pas par stades successifs, puis il n’est pas directement la cause de la diversité de la vie, et on commence même à se demander s’il est utile pour expliquer l’émergence des premières entités vivantes sur Terre, voire même pour l’origine de l’Univers. En bref, plus les connaissances scientifiques se précisent, moins l’action de Dieu semble requise. Qu’on le 4 veuille ou non, cette simple observation jette le discrédit sur la croyance religieuse en général. Précisons cependant que l’on parle ici de « discrédit » et non de « preuve » contre l’existence d’un Dieu créateur. En ébranlant progressivement et systématiquement la croyance en Dieu, l’avancée des sciences affecte également notre conception de nous-même. S’il n’y a pas de Dieu, nous ne sommes pas créés à son image et perdons notre statut particulier dans l’ordre naturel. Or l’être humain, selon une vision purement scientifique, se caractérise par le fait qu’il n’a rien de vraiment particulier. La théorie darwinienne nous enseigne notamment que du point de vue strictement biologique, il n'y a aucune différence fondamentale entre les diverses espèces animales ; l’évolution traite l'homme exactement de la même façon que le singe ou le vers de terre. Notre espèce va continuer à évoluer au fil des générations jusqu’à son extinction (branche de l’arbre de vie qui se termine) ou à l’émergence de nouvelles espèces (nouvel embranchement de l’arbre). Ainsi, de manière intéressante, le darwinisme nous impose une plus grande modestie par rapport à notre statut d’être vivant. 3. Réponses théistes aux arguments de Christine Clavien par Peter Clarke Je suis d’accord avec ma collègue Christine Clavien sur plusieurs points. J’accepte, comme elle, le néodarwinisme et rejette donc, comme elle, le créationnisme et le dessein intelligent. Mais je ne suis pas d’accord avec ses arguments sur les implications du néodarwinisme pour la croyance en Dieu, et me focalise sur les trois qui me semblent les plus importants. L’argument historique J’admets que certains chrétiens aux 16ème et 17ème siècles (et avant, et après) ont interprété littéralement les récits de la création, mais bien d’autres (Calvin, Galilée…) ont averti que ces récits n’enseignent pas « l’astronomie ». Les fondateurs de la Royal Society de Londres étaient convaincus que les découvertes scientifiques fournissent même davantage de raisons de nous émerveiller devant l’œuvre du Seigneur. Et, au 19ème siècle, les idées de Darwin ont été bien acceptées par beaucoup de chrétiens, et surtout par les calvinistes 3. Les avancées de la science ont ébranlé la foi de certains, mais ce n’est pas un phénomène obligatoire ou systématique. L’implication que « le créateur ne fait plus grand-chose » Dans la forme du théisme que je connais le mieux, le Christianisme, Dieu est considéré comme étant en dehors du temps. Il n’est pas le metteur en scène mais l’auteur de la pièce dont nous sommes acteurs. Pour prendre l’exemple de la pièce MacBeth de Shakespeare, serait-il juste de dire que Shakespeare n’y fait pas grand-chose ? Dans un sens, oui, car il ne 3 J.R.Moore. The Post-Darwinian Controversies: A Study of the Protestant Struggle to Come to Terms with Darwin in Great Britain and America, 1870-1900. London, New York: Cambridge University Press, 1979. 5 figure même pas dans la pièce. Mais dans un autre sens il fait tout ! Cette analogie (imparfaite, bien entendu) illustre la relation entre Dieu en tant que créateur et l’Univers, mais selon la théologie chrétienne Dieu se manifeste dans le monde aussi par le biais de Jésus et par l’action du Saint Esprit. En plus, la théologie chrétienne considère les lois de la nature comme étant un aspect important de l’oeuvre créatrice de Dieu. Ainsi, je considère que l’évolution est une manifestation des lois de la nature, qui viennent de Dieu, et qu’elle fait partie de ce que les théologiens appellent la providence générale de Dieu. Sans les lois de la nature, la vie serait impossible. Si les quatre interactions fondamentales de la physique des particules variaient aléatoirement, les atomes et les molécules ne pourraient pas exister. En affirmant l’importance des lois de la nature, et donc de l’évolution, pour l’expression de la providence de Dieu, je ne veux pas suggérer qu’il est prisonnier de ses propres lois. En plus de la providence générale, la théologie chrétienne parle d’une providence spéciale qui peut même impliquer des miracles. Mais seulement dans des situations particulières : le miracle a toujours une signification théologique et nécessite la foi. Il n’y a rien dans la théologie chrétienne pour me pousser à croire à des miracles à gogo pour créer les espèces. Le problème de la souffrance animale Il est inhérent dans le principe même de la sélection naturelle que beaucoup d’animaux seront mangés par des prédateurs ou mourront de faim. Les théistes argumentent que l‘évolution est un outil dans la main de Dieu pour créer la diversité de la vie. Mais est-ce concevable qu’un Dieu d’amour utilise un outil qui induit autant de souffrance ? Effectivement, tout le monde sait que la souffrance (animale et humaine) pose un problème pour la croyance en un Dieu d’amour, et les réponses des théistes à ce problème remplissent des centaines, voire des milliers de livres. Je ne peux pas aborder ici ce vaste sujet, mais il me semble que le problème posé par la souffrance animale au cours de l’évolution ne pose pas plus de difficulté sous l’hypothèse du néodarwinisme que sous les hypothèses rivales (créationnisme etc.). L'hypothèse que Dieu a créé les parasites et les prédateurs directement est surement plus problématique pour le théisme que l'hypothèse que Dieu a créé des lois universelles permettant l’évolution de la vie. Une réponse complète impliquerait d'autres éléments mais celui-ci me semble un bon début de défense. Conclusion de mes contre-arguments Tout en étant chrétien, j’accepte le néodarwinisme moderne comme étant approximativement vrai. Cette théorie me semble compatible avec la doctrine biblique, pour autant que l’on évite une interprétation artificiellement littérale des premiers chapitres de la Genèse. 6 4. La possibilité d’une cohabitation par Christine Clavien A ce jour, l’approche scientifique et plus particulièrement la théorie de l’évolution darwinienne sont incompatibles avec un certain nombre de croyances religieuses (notamment les thèses 1-3). Elles laissent cependant la place à une conception minimaliste de l’activité d’un créateur (thèse 4) tout comme aux expériences personnelles et mystiques de la religion. Notons cependant qu’au vu de l’argument historique proposé plus haut, il se peut que même la thèse minimaliste se trouve un jour rejetée par les avancées scientifiques. En attendant, reconnaissons que la théorie darwinienne ne peut pas être utilisée comme preuve de la non-existence de Dieu. Puisqu’elle présuppose des organismes capables de se reproduire, elle ne peut rien dire sur l'émergence de la vie (cette dernière peut cependant être traitée par la chimie ou la biologie moléculaire). Et de même que les autres sciences, elle ne statue pas sur les aspects qualitatifs qui pourraient se surajouter sur le phénomène biologique (statut particulier de l’être humain, valeurs sociales, morales, etc.). De plus, sachant que la science en général opère sur des régularités, des phénomènes qui se répètent de manière structurée, elle ne peut se prononcer sur la possibilité de providences spéciales (e.g. miracles). A ce jour, si chaque parti accepte ses limites, la cohabitation entre science et spiritualité ne devrait pas être problématique.