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Les Elco, entre reconnaissance
et marginalisation
Introduits au départ comme “aide linguistique” au retour au pays des enfants de migrants,
les enseignements de langue et culture d’origine (Elco) connaissent, depuis, une évolution
paradoxale. Participant à la reconnaissance de la diversité linguistique des enfants
de migrants, ils tendent également à marginaliser l’enseignement des langues des migrants
à l’école, et à les dévaloriser. 70 000 enfants sont concernés.
Élaborés à compter de 1973 dans le cadre d’accords bilatéraux entre la
France et huit pays d’origine(1), les enseignements de langues et cultures d’origine (Elco) prévoient d’organiser pour les enfants de
migrants scolarisés à l’école primaire, en collège et en lycées professionnels – les lycées d’enseignement général ne sont pas concernés –
un enseignement de langue et culture d’origine.
Les débats autour des Elco sont récurrents et cela depuis de nombreuses années. Peu de temps après que la France a pris conscience de
la durabilité du séjour des immigrés, notamment avec le renforcement
de la politique de regroupement familial, acteurs sociaux, enseignants
et politiques commencèrent à débattre de leur utilité. Car enfin, quelle
était la logique de ces modules spécifiques d’apprentissage ? Les
familles immigrées allaient un jour retourner dans leur pays, donc les
enfants ne devaient pas se sentir dépaysés, coupés de leur culture
après avoir intégré les écoles des pays d’origine. Louable intention, qui
se trouvait devenir caduque avec le changement du projet migratoire
et l’installation de ces familles en France. Leur projection dans l’avenir a dorénavant pour cadre la France, et leurs enfants nés dans
l’Hexagone ont pour pays la France.
Comment concevoir alors de continuer à parler de l’apprentissage
de leur langue “d’origine” à des enfants français ? On a pourtant
continué à distribuer, dans les écoles, les mêmes formulaires d’inscription facultative, en utilisant le même vocabulaire. Mais il est difficile de ne pas ressentir un malaise devant l’incongruité de la mise en
parallèle de notions telles que “intégration” ou même “citoyenneté”
avec “votre pays d’origine”, pour des enfants qui dans leur majorité
sont nés et ont été scolarisés en France.
Dès 1985, Jacques Berque soulignait, dans un rapport au ministre
de l’Éducation nationale, que “trop souvent en effet, les actions spécifiques mises en œuvre, souvent avec les meilleures intentions, révèlent des effets pervers, qui au lieu de rétablir une relative égalité des
Langues de France
par Gaye Petek,
directrice
de l’association Elele
1)- Le Portugal en 1973,
l’Italie et la Tunisie en 1974,
l’Espagne et le Maroc
en 1975, la Yougoslavie
en 1977, la Turquie en 1978
et l’Algérie en 1981.
45
2)- Jacques Berque,
“L’immigration à l’école
de la République”, rapport
au ministre de l’Éducation
nationale, La documentation
française, 1985, p. 43.
chances, conduisent en fait à renforcer la marginalité des enfants
d’immigrés, à stigmatiser encore davantage leurs différences de plus
en plus perçues comme handicap”(2).
À cela s’ajoute l’ancienneté d’un dispositif qui n’a pas été renouvelé, notamment pour prendre en compte les nouvelles migrations, et
qui peut contredire voire contrarier le développement de certaines
langues vivantes – comme l’arabe – à l’école. La récente annonce de la
suppression du certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement
du second degré (Capes) d’arabe – 40 % des enseignants de cette discipline seraient en surnombre – interroge de nouveau la légitimité des
Elco à entrer en concurrence avec les enseignements dispensés à
l’école. Dans nombre de réflexions politiques, de réunions professionnelles, d’instances consultatives, les débats autour des Elco sont revenus à l’ordre du jour. Il apparaît aujourd’hui urgent de clarifier leur
mission et de les faire évoluer.
3)- Les parcours
d’intégration : rapport
du HCI au Premier ministre,
La documentation française,
mars 2002.
4)- “Laïcité et République”,
rapport de la commission
Stasi, La documentation
française, 2004.
46
© IM’média.
Jacques Berque dénonce
dès 1985 certains
“effets pervers” d’actions
mises en œuvre pour
les enfants d’immigrés.
Voici un peu plus de deux ans, le Haut Conseil à l’Intégration (HCI),
dans son rapport intitulé “Les parcours d’intégration”(3), prônait “l’évolution des Elco vers un enseignement de langues vivantes permettant
aux jeunes de tirer parti de leur héritage familial et à la nation d’enrichir son patrimoine linguistique”. Plus récemment, la commission
de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République,
dite commission Stasi, dans son rapport(4) remis au président de la
République en décembre 2003, après avoir dénoncé “la logique communautariste” de ces enseignements, recommande “la suppression
progressive des Elco au fur et à mesure de leur remplacement par un
enseignement de langues vivantes de droit commun”. En avril 2004,
une soixantaine de députés a déposé une proposition de résolution à
l’Assemblée nationale pour la création d’une commission d’enquête
N° 1252 - Novembre-décembre 2004
sur l’application de conventions prévoyant l’organisation des Elco, et
leur évaluation est inscrite dans la mission confiée à Robert Pandraud
en mai 2004 auprès du ministre de la Cohésion sociale(5).
Le premier écueil à éviter est l’amalgame. La situation des Elco
varie selon leur statut social et leur place dans les enseignements ordinaires dispensés à l’école. Si l’enseignement de langues européennes
comme l’italien, le portugais ou encore l’espagnol dans le cadre des
Elco peut paraître anachronique, ou si un enseignement dispensé dans
le cadre ordinaire (comme celui de la langue arabe) ne justifie pas
l’ajout d’un dispositif spécifique, d’autres Elco (comme celui de turc)
mériteraient une approche différenciée. En effet, parce qu’il répond à
une demande sociale et institutionnelle réelle, l’Elco turc apparaît
comme un contre-exemple.
5)- Commission des affaires
culturelles, familiales
et sociales, compte-rendu
n° 44, “Examen de
la proposition de résolution
tendant à la création
d’une commission d’enquête
sur l’application
des conventions prévoyant
l’organisation des cours
d’enseignement de la langue
et de la culture d’origine
et les mesures d’améliorer
cet enseignement”,
Assemblée nationale,
mercredi 26 mai 2004.
Un dispositif européen
La mise en place des Elco a été décidée en accord avec la directive du
Conseil des communautés européennes du 25 juillet 1977 relative à la
scolarisation des enfants de travailleurs migrants. On assiste au même
moment dans plusieurs pays européens à l’adoption de programmes
d’enseignement des langues et cultures d’origine. Une étude du
Parlement européen(6) a ainsi souligné les difficultés que rencontraient
les États à appliquer stricto sensu cette directive, face à l’augmentation et à la diversité des flux migratoires. Ces difficultés, devenues
structurelles, ont infléchi la politique de l’Union européenne, qui s’est
orientée progressivement vers l’éducation interculturelle. Comme
l’énonce l’étude du réseau Eurydice(7) sur l’enseignement des langues
étrangères en Europe, “contrairement à la première approche, qui
visait uniquement les enfants de communautés de migrants dans le
but de les intégrer à leur société d’accueil, l’éducation interculturelle
s’adresse à l’ensemble des élèves”.
Cependant, cette prise en compte d’une nouvelle réalité sociale et
culturelle de l’immigration et la nécessité de l’intégrer dans la culture
et l’éducation du pays d’accueil ont préservé la notion de promotion de
la langue maternelle, “afin de les aider à conserver leur patrimoine
culturel, à rester en contact avec leur culture d’origine et, le cas
échéant, à faciliter leur retour dans le pays d’origine”(8). Les deux
orientations continuent donc à prévaloir.
Les dispositions prises varient d’un État à l’autre. La Belgique, certains Länder allemands, l’Espagne, le Portugal et le Luxembourg ont
adopté, comme la France, un système d’accords bilatéraux entre le pays
d’origine et celui d’accueil. C’est donc le pays d’origine des migrants qui
nomme et recrute les enseignants, tandis que le pays d’accueil met à
disposition les locaux et les infrastructures et participe parfois au
salaire des enseignants. En France, les enseignants sont uniquement
Langues de France
6)- Parlement européen,
L’enseignement
des immigrés dans l’Union
européenne, 1998, p. 43.
7)- L’enseignement
des langues étrangères en
milieu scolaire, 1999-2000 :
www.eurydice.org
8)- Op. cit., p. 37.
47
9)- Op. cit., p. 41.
rémunérés par le pays d’origine. Au Danemark, dans certains Länder
allemands, en Suède, en Grèce, en Italie, aux Pays-Bas et en Norvège
cet enseignement est entièrement assumé par le pays d’accueil. Au
Royaume-Uni, il est dispensé par le secteur associatif, qui peut bénéficier du soutien des autorités locales ou de fondations caritatives(9).
Cours “intégrés” ou “différés”
10)- Circulaire
du 9 avril 1975.
11)- Circulaire
du 30 mars 1976.
12)- Circulaire
du 12 juillet 1939.
48
En France, à partir de 1975 plusieurs circulaires du ministère de
l’Éducation nationale ont réglementé l’enseignement des Elco. À
l’école primaire, les cours – d’une durée hebdomadaire de trois
heures – peuvent avoir lieu pendant le temps scolaire, en remplacement des activités d’éveil ; il s’agit alors de cours “intégrés”(10). Les
cours dits “différés”, eux, sont dispensés en dehors du temps scolaire
dans les locaux scolaires(11). Ces enseignements, qui pour l’essentiel se
déroulent à l’école élémentaire, sont organisés dans leur grande majorité hors du temps scolaire (soit plus de 70 % des cours dans le premier
degré et la totalité des cours en collège). Ce dernier point fournit
matière à la principale critique adressée aux Elco, puisqu’il permet de
soustraire une partie des élèves aux enseignements communs.
Alors que la circulaire de 1939(12), qui réglementait les cours de
langues vivantes assurés “par des moniteurs étrangers” pour les
enfants de migrants, rappelait qu’ils devaient avoir lieu en dehors du
temps scolaire, celle du 9 avril 1975 qui régit les cours intégrés des
Elco préconise que ceux-ci se fassent en remplacement des activités
d’éveil. Ces dernières ont été remplacées depuis 1985 par l’enseignement de l’histoire et de la géographie en cycle III (de la classe de CE2
à CM2). Approximativement, ce sont 15 000 élèves des cours intégrés
qui peuvent être privés d’un enseignement d’histoire et de géographie.
Le cas allemand connaît les deux variantes : si l’enseignement relève
de la compétence du ministère de l’Éducation du Land, il est dispensé
pendant les heures scolaires, sinon hors temps scolaire. Cela s’accompagne depuis 1996 d’une recommandation qui vise à ouvrir les cours aux
locuteurs de langue allemande, dans l’objectif de renforcer l’éducation
interculturelle. Les contenus d’enseignement varient quand à eux fortement selon les pays. En Suède et au Luxembourg, certaines disciplines
comme les sciences peuvent faire l’objet d’un enseignement en langue
d’origine, rapprochant celui-ci du modèle des sections européennes en
France et d’un enseignement “en” langue et pas uniquement “de” langues.
En France, chaque pays “d’origine” définit son propre programme. Des
groupes de travail bipartites, mis en place avec le Maroc en 1995 et avec
l’Algérie en 1997, ont ainsi donné lieu à la publication de deux guides
pédagogiques élaborés en commun. À notre connaissance, aucune évaluation comparée des différents systèmes adoptés par les États membres n’a
été menée à un niveau européen. Il est donc difficile d’avoir une idée pré-
N° 1252 - Novembre-décembre 2004
cise de leur efficacité respective en matière d’apprentissage ou de fonctionnement. Notons toutefois que les Pays-Bas ont décidé récemment de
supprimer l’enseignement de la langue d’origine pour l’arabe et le turc.
Un enseignement en crise
Depuis vingt ans, les effectifs d’élèves inscrits aux Elco baissent de
façon continue. En effet, si l’enseignement du turc se maintient, les
autres voient le nombre de leurs élèves et de leurs enseignants diminuer. Les Elco marocains restent les plus nombreux, et comptent
23 000 élèves. En 2003-2004, un peu plus de 70 000 élèves ont suivi un
Elco dont plus de 60 000 dans le premier degré. Cet enseignement
concernait plus de 100 000 élèves en 1994-1995 et 140 0000 dix ans
plus tôt(13). En 1998, une note de la
direction de l’Enseignement scoLes Elco semblent pâtir du fait que
laire du ministère de l’Éducation
les contenus semblent moins importants
nationale soulignait que moins
que leur qualité. Le problème principal
d’un élève sur cinq potentiellement
concernés fréquentait les Elco.
est bien de savoir ce qui est entendu sous le terme
Les maîtres nommés et rétribués
“cultures d’origine”.
par les pays d’origine étaient plus de
2 000 dans les années quatre-vingt ;
ils ne sont plus que 950 durant l’année scolaire 2002-2003(14). La grande 13)- Commission des Affaires
du Sénat,
majorité d’entre eux est formée d’instituteurs titulaires, sauf pour culturelles
“Rapport d’information
l’Algérie qui recrute depuis quelques années des étudiants mais aussi sur l’enseignement
langues étrangères en
des diplômés algériens résidant en France. Les inspections – une des
France”, 12 novembre 2003.
dizaine par an – sont menées en principe conjointement par un inspecteur français et un inspecteur du pays d’origine, mais cela ne va pas 14)- Op. cit., p. 61.
sans poser des problèmes de concertation et de compétence pour les
inspecteurs français dans certaines langues comme le turc.
Il conviendrait de s’interroger plus précisément sur les causes de
cette désaffection. Est-elle la conséquence d’une demande sociale, qui
rejoint celle de la majorité des familles, où une langue comme l’anglais
se trouve privilégiée ? Force serait alors de constater que les migrants
n’épousent pas spontanément le choix de conserver leur langue maternelle ou de l’enseigner à leurs enfants. Ou est-elle encore la conséquence d’une évolution qui a vu les flux migratoires se transformer
considérablement depuis les années soixante-dix. Peut-on en effet
considérer que l’enseignement des langues italienne, espagnole et portugaise puisse relever aujourd’hui du dispositif des Elco ? Ce désinvestissement touche en effet plus fortement les vagues migratoires les
plus anciennes, issues du Portugal, des pays du Maghreb ou d’Italie.
D’autre part le dispositif ne s’est pas renouvelé. Qu’en est-il de l’enseignement des langues parlées par les nouveaux migrants ? Du tamoul ou
de la langue pakistanaise par exemple ?
Langues de France
49
Langue de la famille, ou d’origine ?
15)- Voir l’article
de Dominique Caubet,
pp. 34-44.
16)- Enseignement
des langues d’origine et
immigration nord-africaine
en Europe : langue
maternelle ou langue
d’État ?, Inalco, 1997, p. 79.
50
Si la langue maternelle est celle apprise en famille, force est de constater
que ni les Elco, ni un enseignement de langue vivante ne correspondent
à cette définition. La langue apprise et enseignée dans ces deux cas est
la langue écrite et parlée dans un cadre officiel, qui est bien souvent éloignée de la langue familiale et maternelle(15). La principale critique adressée aux Elco depuis le rapport de Jacques Berque a été, comme celui-ci
le souligne, de “confondre l’enseignement de la langue nationale du
pays d’origine avec celle du milieu familial et social des enfants”.
Cette question se pose de manière encore plus évidente pour les
enfants dont la langue maternelle n’est pas reconnue ou n’est pas enseignée dans le pays d’origine, comme le berbère ou le kurde. Il convient
donc d’interroger le double postulat selon lequel la langue enseignée
dans les Elco est la langue maternelle, et celui qui consiste également à
présenter cet enseignement comme un moyen d’aider les jeunes issus de
l’immigration à se construire une identité positive. Dans ce cas, de
quelle langue maternelle et de quelle identité s’agit-il ?
Prenant le cas des berbérophones qui constituent une part importante
des migrants marocains, Mohand Tilmatine constatait, en 1997, que
“l’élève est confronté à une perpétuelle contradiction. On lui demande
d’une part d’apprendre à l’école une langue ‘maternelle’ que sa propre
mère ne parle pas et d’écrire une langue qu’il ne parlera pas (l’arabe
standard) ; et d’autre part de parler à la maison une langue qu’il
n’écrira pas… Alors ce qui aurait dû constituer le pilier de l’édifice
identitaire de l’enfant se transformera en un héritage pesant, difficile à
assumer.”(16) Aussi ces langues, qui sont également des langues internationales, sont difficilement perçues comme telles quand elles continuent
uniquement d’être qualifiées comme des langues d’immigration.
Le cas de la langue arabe est emblématique. Décrite à la fois comme
langue de France – avec l’arabe dialectal –, langue vivante étrangère,
ou langue d’origine avec l’enseignement de l’arabe dit de communication à l’école, cette pluralité de statut peut constituer un frein à sa
reconnaissance et contribuer à en contrarier l’apprentissage. Malgré
les efforts consentis par le système scolaire (autour de 200 enseignants
titulaires et plus de 250 établissements en France l’enseignent comme
une langue vivante), l’enseignement de la langue arabe peine à être
adopté par les familles. Ses effectifs stagnent depuis dix ans, et son
enseignement en tant que langue vivante ne concerne aujourd’hui dans
le secondaire qu’un peu plus de 6 000 élèves, ce qui représente à peine
0,7 % des effectifs. Si sa perception comme langue de l’immigration est
souvent avancée comme une explication, on peut constater néanmoins
que durant la même période, l’enseignement de la langue chinoise a vu
doubler ses effectifs dans le secondaire – alors qu’il partage a priori
son statut culturel et social, avec la présence aujourd’hui d’une forte
N° 1252 - Novembre-décembre 2004
© IM’média.
immigration chinoise. Le récent rapport de la commission culturelle du
Sénat(17) propose, comme solution à cette image stéréotypé “source de
nombreux préjugés”, de développer l’enseignement de l’arabe dans les
filières élitistes que sont les sections orientales.
Reste également à déterminer la part que tiennent d’autres dispositifs et notamment les associations dans l’enseignement et la diffusion de
la langue arabe. Certaines d’entre elles ont pris des initiatives pour
maintenir la culture ou la langue d’origine auprès des migrants, mais
parfois dans une perspective plus cultuelle que culturelle. Quel est leur
poids dans la diffusion de cette langue et pour quels objectifs et à quelles
fins ? Ce poids du milieu associatif, qui reste à évaluer précisément, peut
expliquer en partie la lente mais sûre désaffection des familles pour les
Elco, notamment en langue arabe. L’enseignement dispensé dans les
associations répondrait mieux à l’attente de certaines familles, notamment en matière d’éducation religieuse. La langue arabe lettrée étant le
plus souvent perçue comme répondant d’abord au besoin de “savoir lire
et écrire la langue de l’islam”.
La qualité et le niveau des contenus d’enseignement des Elco sont également une des causes avancées. Nous sommes ici dans le cœur du débat.
Critiqués depuis le rapport Berque parce qu’ils “ignorent les phénomènes
migratoires et les transformations culturelles qui en découlent pour
les individus et les groupes sociaux”(18), les Elco semblent pâtir du fait
que la surveillance des contenus est moins importante que leur qualité.
Le problème principal concernant les Elco est bien plutôt de savoir ce
qui est entendu sous le terme “cultures d’origine”, l’apprentissage de la
langue comportant évidemment moins de risques en termes de contenu
Langues de France
Soutien scolaire dans
une bibliothèque.
17)- Op. cit., p. 62.
18)- Jacques Berque,
op. cit., p. 13.
51
et de formation des esprits. La circulaire de 1939, qui rappelait que ces
cours concernaient la langue, l’histoire et la géographie du pays d’origine et non la culture d’origine, pouvait apparaître moins ambiguë et
moins sujette à interprétation.
Elco et diversité linguistique à l’école
© Bénédicte Mercier.
19)- L’italien, l’espagnol,
l’arabe et le portugais à
l’école primaire et
dans le secondaire, le turc
dans l’enseignement
secondaire comme langue
vivante 2.
L’introduction progressive de l’enseignement des langues étrangères à
l’école primaire et la volonté affirmée ces dernières années de les
implanter durablement grâce au plan de développement des langues
vivantes étrangères se sont accompagnées de l’idée d’intégrer les Elco
dans ce dispositif. En effet, bon nombre de langues enseignées(19)
comme langues vivantes sont aussi proposées par les Elco. Leur intégration présenterait l’avantage de diversifier les langues enseignées à
l’école. L’anglais reste en effet dominant, son enseignement étant
adopté dans près de 80 % des classes à l’école primaire et 96 % des
élèves l’apprenant au collège et au lycée. Dans le secondaire, toutes les
langues (allemand et russe compris) reculent devant la progression de
l’anglais comme première langue vivante et devant l’avancée du couple
L’enseignement
du chinois voit ses effectifs
progresser plus vite
que ceux de l’arabe dans
le secondaire.
52
N° 1252 - Novembre-décembre 2004
anglais-espagnol en langue vivante deux(20). L’intégration des Elco dans
le dispositif d’enseignement des langues vivantes pourrait renforcer
leur diversification, en ouvrant plus de choix à l’ensemble des élèves.
Mais encore faudrait-il que les familles saisissent cette opportunité. Car de plus, cette démarche se heurte aujourd’hui à une double
difficulté : la réticence de certains États comme ceux du Maghreb et la
Turquie, qui restent attachés à l’enseignement traditionnel des Elco
parce qu’ils craignent que les aspects culturels ne soient pas suffisamment pris en compte dans des programmes français ; et les obstacles
juridiques qui ne permettent pas actuellement à l’État français d’employer des enseignants Elco, rétribués par leur pays d’origine, pour
enseigner une discipline obligatoire dans les écoles publiques.
Cet écueil a été en partie contourné par l’Italie, qui a confié pour moitié l’enseignement des Elco à des enseignants dépendant d’une association loi de 1901. Actuellement, seuls l’Italie et le Portugal (dans une
moindre mesure) se sont engagés progressivement dans l’intégration de
ces enseignements à l’enseignement classique. Reste bien évidemment la
difficulté de remettre en question un dispositif comportant des réciprocités diplomatiques et représentant un coût important, qui ne pèse pas
sur la France. La commission Stasi associait à sa proposition de suppression échelonnée des Elco une recommandation suggérant qu’en primaire,
ces enseignements soient “confiés à des associations agréées par l’État”.
20)- Commission
culturelle du Sénat,
“L’enseignement des langues
étrangères en France”,
rapport d’information,
12 novembre 2003.
La spécificité des Elco turcs
Dans les années soixante-dix, les enseignants des Elco turcs étaient des
instituteurs de village, d’origine rurale comme généralement l’étaient les
parents d’élèves, et pour ce qui était de leurs méthodes pédagogiques, en
décalage avec la modernité et l’esprit critique que l’école française a pour
mission de développer chez l’enfant. Ils ne parlaient pas français, et
étaient en retrait par rapport aux enseignants qui travaillaient dans le
même établissement. Par la suite, les critiques, l’évolution de la Turquie et
les précautions qu’elle a mises en place pour éviter un trop grand enfermement de ses immigrés autour du religieux a conduit ce pays à envoyer
des enseignants au profil de plus en plus diversifié. Ce fut d’abord des instituteurs masculins venant des zones urbaines, puis davantage de femmes,
jeunes, francophones. Ces enseignants viennent de l’enseignement secondaire et diffusent auprès des familles immigrées l’image d’une Turquie
plus républicaine que musulmane. Certains iraient même beaucoup plus
avant dans leurs propositions d’activités culturelles, si leurs instances de
contrôle logées dans les postes diplomatiques ne les cadraient pas autant.
Nous citerons l’Elco turc de Vendôme, dans le Loir-et-Cher, qui a fait
récemment la “une” du journal La nouvelle république sous le titre “La
Turquie a son ambassadrice”(21). L’institutrice y explique qu’elle s’investit
“activement pour soutenir les actions contribuant à une bonne intégra-
Langues de France
21)- La nouvelle république,
22 octobre 2003.
53
tion, qui passe notamment par l’éveil à la citoyenneté”, le journaliste
concluant qu’elle est “un trait d’union de charme entre ces deux cultures
qu’elle apprécie tant”. On voit à travers cet exemple, qui n’est pas le seul,
que l’on ne peut pas avoir une vision étriquée et globalisante. Penser que
derrière tout Elco se cache un imam peut les faire disparaître trop hâtivement, sans aucune relève, et les familles pourraient alors effectivement
envoyer leurs enfants chez les imams, afin qu’ils n’oublient pas leur “culture”. Le risque est réel, aussi faut-il être
Difficile d’échapper au risque du trop
particulièrement vigilant et perspicace.
L’enseignement de la langue turque
religieux ou du trop national, alors que
comme langue vivante dans une quinles enfants ont besoin de se sentir
zaine d’établissements du secondaire est
pleinement en osmose avec leur culture métissée.
une mesure essentielle, quoiqu’il faille
pallier les nombreux obstacles qui mettent
un frein à la création de ces enseignements – difficultés de recrutement,
mais surtout frilosité des établissements à accepter des langues jugées trop
exotiques. Il reste que les solutions de remplacement de certains Elco sont
à inventer pour l’école primaire. Sans aller jusqu’à imiter les expériences
qui existent dans d’autres pays européens, comme en Suède et en
Allemagne où l’on expérimente des classes pré-primaires et primaires en
langue d’origine, il faut certainement imaginer des relais aux Elco. Une
prise en charge par des associations reconnues pour leur compétence est
une solution, même s’il faudrait aussi travailler sur les contenus et sur l’édition de manuels adaptés. Cela a déjà été fait en Allemagne voici plusieurs
années, lorsqu’une maison d’édition turque a conçu des manuels de langue
attentifs à l’environnement biculturel des enfants, plutôt que de les faire
travailler sur des programmes établis pour des enfants turcs en Turquie.
La culture au cœur de la réflexion
Enfin, il faudrait également mener une réflexion sur cette notion de
“culture” intégrée dans l’intitulé actuel des Elco. Car c’est bien cet élément qui s’avère sensible, lorsque l’on s’interroge à juste titre sur le
rôle des pays étrangers qui viennent s’immiscer dans la formation des
enfants issus de familles immigrées. Il est difficile de ce fait d’échapper au risque du trop religieux ou du trop national, alors que ces
enfants ont besoin de se sentir pleinement en osmose avec leur culture
métissée. Par ailleurs, la langue et la culture des familles immigrées
d’origine rurale n’est pas habituellement celle de la culture lettrée du
pays d’origine. Aussi faudrait-il permettre, le plus souvent possible, à
leurs enfants de s’approprier celle-ci à un niveau d’apprentissage égal
à la langue et à la culture françaises apprises à l’école.
Si aujourd’hui près des deux tiers des étudiants inscrits en cours de
langue turque de l’Institut national des langues orientales sont des
Turcs, cela mérite réflexion. Car en somme, ces jeunes d’origine turque
54
N° 1252 - Novembre-décembre 2004
viennent s’approprier différemment leur langue maternelle sur les
bancs de l’université française. Autrement dit, ils ressentent l’absence
d’une maîtrise correcte de la grammaire et de la syntaxe comme un
obstacle dans leur parcours professionnel et personnel ; et cela, sur les
plans psychologique et pratique.
Quant à la culture, nous prendrons un exemple récent pour illustrer
cette nécessaire exigence de qualité. En 2002, nombre de structures
culturelles ont proposé des actions de commémoration à l’occasion du
centenaire de la naissance du grand poète turc Nazim Hikmet. Ainsi, la
Maison de la poésie ou l’Unesco ont organisé des soirées de lecture et
d’hommage. L’association Elele, pour sa part, a collaboré avec le soutien
du Fasild à l’édition d’un livre trilingue sur l’œuvre et la vie du poète disparu et en a tiré également une exposition itinérante. La même année,
on célébrait le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo.
Les occasions de rapprochement culturel étant trop rares, l’association a réalisé également une exposition, en images et en textes, intitulée “Victor Hugo-Nazim Hikmet : deux poètes de l’exil et de l’engagement”. Les deux écrivains partageaient un même parcours et étaient
d’excellents dessinateurs. Cette initiative illustre les possibilités de
faire connaître aux élèves des parcours comparées, ici, ceux de deux
poètes, l’un français et l’autre turc, qui avaient en commun l’engagement politique pour les droits de l’homme et une pensée universaliste.
On peut regretter cependant que les institutions, les médias,
l’Éducation nationale, ne s’approprient pas de manière officielle des
opportunités pourtant bien remarquées à travers les publications des
maisons d’édition. Car enfin, quoi de plus valorisant pour ces jeunes que
la reconnaissance de valeurs partagées autour d’une histoire commune ?
Il est question ici de reconnaissance mais aussi de “connaissance” au
sens le plus large et le plus honorable du terme. Ce sont en effet de telles
actions qui œuvrent au dialogue et au respect mutuel et participent de la
lutte contre les discriminations. C’est en les favorisant également dans le
cadre des enseignements communs à tous que nous pourrons contourner,
voire éviter, la tentation communautaire et le repli identitaire.
Claire Schiff, “L’institution scolaire et les migrants : peut mieux faire”
Dossier Enfants sans frontières, n° 1251, septembre-octobre 2004
A PUBLIÉ
Marie-France Guinot-Delery et Michaela Leuprecht, “L’enseignement des langues
et cultures d’origine”
Dossier D’Alsace et d’ailleurs, n° 1209, septembre-octobre 1997
Jean-Paul Payet, “Mixités et ségrégations dans l’école urbaine”
Dossier La ville désintégrée ?, n° 1217, janvier-février 1999
Dossier À l’école de la République, n° 1201, septembre 1996
Jacques Barou, “Enseignement des cultures d’origine : ambiguïtés et contradictions”
Dossier Connaître l’autre pour le reconnaître, n° 1190, septembre 1995
Langues de France
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