Composer aveC la mort de dieu

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Composer aveC la mort de dieu
Sous la direction de
Patrick THÉRIAULT
Jean-Jacques HAMM
Composer
avec
la mort
de Dieu
Littérature et athéisme
au XIXe siècle
Composer avec la mort de Dieu :
littérature et athéisme au XIXe siècle
Composer avec la mort de Dieu :
littérature et athéisme au XIXe siècle
Sous la direction de
Patrick THÉRIAULT
et
Jean-Jacques HAMM
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Dépôt légal 1er trimestre 2014
ISBN 978-2-7637-2025-8
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Table des matières
Introduction............................................................................... 1
Patrick Thériault, Jean-Jacques Hamm
Le Dictionnaire des athées de Sylvain Maréchal.
Bilan pour un nouveau siècle............................................... 13
Joël Castonguay-Bélanger
Stendhal, la mort de Dieu et le génie du catholicisme................. 31
Michel Crouzet
Alexandre Dumas et la résurrection matérialiste.
Lecture du Comte de Monte-Cristo en mythe laïque.............. 61
Maxime Prévost
Jean Richepin : de bohème en blasphèmes.................................. 83
Dylan Bhunoo , Anthony Glinoer , Isabella Huberman
Entre postulat de raison et postulation du désir : l’athéisme de
Mallarmé............................................................................. 101
Patrick Thériault
L’athéisme radical d’Octave Mirbeau.......................................... 123
Pierre Michel
Devant le vide et l’absence de Dieu : le suicidaire du
roman naturaliste................................................................. 139
Sébastien Roldan
VIII
Composer avec la mort de Dieu : littérature et athéisme au XIX e siècle
Faire le deuil de Dieu ? De l’angoisse à la mélancolie,
ou à la libération.................................................................. 163
Éric Benoit
L’impossible disparition de l’écriture de « dieu » chez Renan........ 175
Maxime Allard
Athéisme et écriture : éléments et problèmes............................... 201
Jean-Jacques Hamm
Présentation des auteurs............................................................. 215
Introduction
Patrick Thériault
Université de Toronto
Jean-Jacques Hamm
Queen’s University
Car on ne détruit que ce qu’on remplace.
– Auguste Comte1
D
ans le « grand récit » progressiste de la Modernité, qui est
aussi celui de la sécularisation graduelle de l’Occident, le
XIXe siècle est le principal acteur et témoin de la « mort de Dieu » ou,
selon une formulation plus récente, de sa « deuxième mort 2 ».
L’athéisme a quitté depuis longtemps l’intimité des officines où certains
libertins le dérivaient secrètement du rationalisme ; il n’est déjà plus
le fait restreint de cette minorité de philosophes qui, s’engageant un
pas au-delà de la représentation déiste, en faisaient l’étendard le plus
flamboyant du combat pour les Lumières. Avec les entreprises philosophiques des Feuerbach, Marx, Nietzsche et Freud, il acquiert une
reconnaissance sans précédent dans l’espace de la pensée. Sur le plan
social, il jouit d’un « droit de cité définitif3 » et l’orbe de son influence
1. Cité par Pierre Viaud, dans Une humanité affranchie de Dieu au XIXe siècle, p. 209.
2. Voir André Glucksmann, La troisième mort de Dieu, Paris, Nil, 2000. L’auteur associe
la première mort de Dieu à la crucifixion de Jésus-Christ, la deuxième, au déicide du XIXe siècle
résumé par la célèbre proclamation de « l’Insensé » nietzschéen et, finalement, la troisième mort, à
la suspension de l’éthique impliquée par les extrémismes religieux contemporains s’autorisant de
Dieu pour assouvir leur soif de puissance.
3. Marcel Neusch, Aux sources de l’athéisme contemporain, p. 26.
2
Composer avec la mort de Dieu : littérature et athéisme au XIX e siècle
s’élargit jusqu’à imprégner – sous une forme souvent mal différenciée,
toutefois, de l’agnosticisme, du matérialisme, de l’anticléricalisme et,
dans la deuxième partie du siècle, de la libre-pensée – une large frange
de la classe moyenne, pour s’imposer en définitive comme un « phénomène bourgeois4 ». Depuis la Révolution, de fait, l’athéisme peut
revendiquer une certaine respectabilité ; si son nom se dégage difficilement de son héritage séditieux et sulfureux, il n’est plus en France
l’expression du dangereux hubris métaphysique qu’il traduisait encore
au siècle précédent5. Dieu est mort : l’idée, sans être jamais tout à fait
banale, exhibe désormais l’air de familiarité qui distingue l’athéisme
du XIXe siècle de ses déclinaisons antérieures. L’Église, certes, ne
désarme pas, mais, ne pouvant plus compter sur les faveurs du pouvoir
après le Second Empire, en vient à se camper dans la posture obsidionale et réactionnaire qui, tout au long de la crise moderniste, en fera
une citadelle assiégée. Il est vrai que l’« armée de Néant6 » dont elle
s’épouvante apparaît d’autant plus insidieuse qu’elle se confond
souvent avec l’attitude d’indifférence caractéristique de l’athéisme dit
pratique ou passif, qui préfère ignorer plutôt que reconnaître son
adversaire en le combattant.
Le gain d’assurance et de visibilité dont peut ainsi s’enorgueillir
la posture athée au XIXe siècle, en particulier dans le domaine philosophique, ne résulte pas d’abord d’un triomphe de la logique et des
ressources spéculatives de la négation. En corrigeant Descartes et en
enseignant que l’existence, même divine, ne pouvait avoir valeur de
prédicat, Kant avait déjà freiné le jeu des preuves et des réfutations
ontologiques. Plus déterminants sont les développements que connaissent alors les sciences, en particulier « humaines ». L’apparition du
concept même de religion comme catégorie anthropologique universelle s’impose comme l’un des principaux facteurs explicatifs de la
montée de l’incroyance au XIXe siècle. Le comparatisme décèle d’une
religion à l’autre les marques d’une élaboration humaine, qu’il référencie généralement à un mode de compréhension du monde de type
primitif, reflétant une phase infantile, prérationnelle de l’humanité ;
la multiplicité des points de vue auxquels il fait accéder relativise les
diverses prétentions religieuses à la Vérité en même temps qu’il suggère
leur commune origine anthropologique. Par là même, pour beaucoup,
4. Georges Minois, Histoire de l’athéisme, p. 443.
5. Gavin Hyman, A Short History of Atheism, p. 9.
6. Ernest Hello, M. Renan, l’Allemagne et l’athéisme au XIXe siècle, p. 9.
Introduction
3
le christianisme perd sa spécificité et ne devient plus qu’un exemplaire
particulier, ayant sévi en Europe, d’un phénomène social universel et
universellement illusoire7. Et l’exégèse rationaliste qui s’épanouit
outre-Rhin ne contribue pas peu à cette désacralisation du fait religieux
par voie scientifique. L’influente Vie de Jésus (1835) de David Friedrich
Strauss, traduite par Littré en 1839, donne à voir, sous le mythe d’un
Christ produit par l’activité fabulatrice des évangélistes, un personnage
historique d’une humanité certes exceptionnelle, mais fondamentalement réfractaire à l’union hypostatique proclamée par le dogme. À la
suite de Strauss et à l’exemple bien connu de Renan, nombreux sont
les séminaristes et les théologiens qui seront amenés par l’exégèse et
l’histoire des religions, véritable « école d’incroyance8 » selon l’expression de Georges Minois, à adhérer à une forme ou une autre de
matérialisme.
Dans ce processus d’anthropologisation du fait religieux, le divin
apparaît le plus souvent dans la texture et le contexte d’interprétation
du mythe, donnée décisive, s’il en est, de l’épistémè du XIXe siècle9.
Il apparaît corrélativement de moins en moins à l’autre versant de
l’expérience humaine, comme son pôle sacré. À la lumière dissolvante
de la philologie, l’époque constate en effet qu’il ne représente plus tant
« un au-delà du savoir qu’un certain en deçà de nos phrases », qu’un
être « foment[é] sans cesse10 » par les mots et la grammaire, et comme
tel susceptible d’être scientifiquement mis à plat. Mais le référencement
du divin au modèle mythique et aux lois internes du langage ne sert
pas seulement la cause de l’athéisme et de son opposition au Dieu
personnel et tout-puissant de la tradition chrétienne. Il ouvre aussi à
l’élaboration de nouveaux motifs d’investissement religieux et, avec
eux, à l’invention de nouveaux cultes : posé comme construction
fantasmatique, produit imaginaire, le divin quitte la sphère supranaturelle où le tenait la théologie chrétienne et s’offre à une certaine
réappropriation humaine ; à l’instar de tout mythe, il se prête à l’exploitation philosophique, devient objet de réécriture littéraire, appelle
partout des récupérations contemporaines, au nom du maintien moral,
de la cohésion sociale ou d’un désir de transcendance inscrit au plus
profond de l’homme, comme on l’allègue diversement. De fait, le
124.
  7. Philippe Nemo, La belle mort de l’athéisme moderne, p. 14.
  8. Georges Minois, Histoire de l’athéisme, p. 477.
  9. Voir Bertrand Marchal, La Religion de Mallarmé. Poésie, mythologie et religion, p. 10410.
Michel Foucault, Les Mots et les choses, p. 311.
4
Composer avec la mort de Dieu : littérature et athéisme au XIX e siècle
XIXe siècle ne se prive pas pour croire ou faire croire à de modernes
théophanies ni pour fonder de nouvelles religions. Il est tout aussi bien
le lieu des attaques les plus massives et les plus décisives qu’on ait
portées contre le Dieu et les institutions des religions installées que le
témoin de nombreuses tentatives de refondation spirituelle, qui expriment et nourrissent en lui une diffuse, mais poreuse, religiosité11.
Résumant ce qui ne semble déjà plus une contradiction, mais une
articulation dialectique de la croyance et de l’incroyance suffisamment
répandue pour s’imposer comme un fait typique de la modernité
philosophique tardive, la religion positiviste d’Auguste Comte promet
ainsi de pallier l’« ignoble caducité12 » historique et théologique du
catholicisme et de combler le besoin individuel et collectif de direction
spirituelle, qu’elle juge vital, par la substitution de l’Humanité à Dieu.
Elle invite analogiquement à reconnaître parmi le pullulement contemporain de programmes de renouveau spirituel placés à l’enseigne de
l’Humanité, de la Science ou de l’Art un nombre appréciable de
« religions de substitution ».
Qu’elle s’accompagne ou qu’elle se dispense, comme il arrive le
plus souvent, de références institutionnelles, cette religiosité nouvelle
trouve sa principale source dans la sensibilité romantique, telle qu’elle
imprègne tout le siècle, et bien au-delà, à travers ses prolongements
et ses mues modernistes. C’est peu dire que le romantisme est tiraillé
par le souvenir fantasmatique d’un âge d’or de la croyance, par un
désir impérieux de croire par-delà l’héritage rationaliste des Lumières.
Il apparaît plus radicalement être le nom même de ce tiraillement,
tant il est vrai qu’il naît de « l’écart toujours plus abyssal entre les
réflexes persistants de l’esprit, acquis tout au long d’une continuelle
imprégnation religieuse, et les objections philosophiques auxquelles a
donné accès la pensée critique13 ». Le Dieu de l’Occident chrétien ne
règne plus sur l’univers symbolique fracturé de la modernité romantique, épicentre d’un choc qu’il n’est pas exagéré de qualifier
d’« époqual ». Mais, comme le constatera plus tard Nietzsche, sa mort
engendre dans la sphère de l’immanence une foule d’« ombres14 »,
11. Fait significatif, c’est au XIXe siècle qu’apparaît et se popularise l’emploi métaphysique
du mot « au-delà » (Guillaume Cuchet, « La communication avec l’au-delà au XIXe siècle. La religion des morts, religion de la sortie du catholicisme ? », p. 44-45).
12. Cité par Pierre Viaud, dans Une humanité affranchie de Dieu au XIXe siècle, p. 210.
13. Alain Vaillant, Dictionnaire du romantisme, p. XXXVII.
14. Voir notamment l’aphorisme 108 du Gai savoir : « Nouvelles luttes. – Après que le
Bouddha fut mort, on montra encore des siècles durant son ombre dans une caverne – ombre
formidable et effrayante. Dieu est mort : mais telle est la nature des hommes que, des millénaires
Introduction
5
dans lesquelles on s’empresse de reconnaître de nouvelles figures de
l’Absolu. « Fantômes15 », dira quant à lui Marx, qui disséminent la
substance divine dans l’ensemble du réel et qui induisent à la représentation romantique la luminosité trouble à travers laquelle elle
apparaît comme un crépuscule des dieux encore numineux, s’offrant
et s’assimilant à toute la gamme des passions : de l’enthousiasme des
écrivains mages ou prophètes, s’auto-investissant d’un sacerdoce
social16, au désespoir et à la mélancolie des poètes du désenchantement,
s’appliquant à dépeindre le ciel vide de la modernité, en passant par
la révolte des émules littéraires de Lucifer. Ainsi la culture romantique
est-elle obsédée par Dieu, traversée de part en part par la question
que ne manque plus de poser son existence, dès lors que celle-ci se
présente irrémédiablement entamée par un soupçon d’absence ou
d’imposture.
De cette mort, donc, l’effervescence spirituelle du romantisme
apparaît moins la négation que le symptôme et, comme on peut en
faire l’hypothèse, le corrélat symbolique. Elle semble en effet participer
d’une logique de substitution du type auquel Auguste Comte faisait
allusion lorsqu’il notait, fort lucidement, qu’« on ne détruit que ce
qu’on remplace ». Supposer une telle logique implique d’admettre que
la mort de Dieu n’est jamais définitive, qu’elle suscite, au XIXe siècle
et sans doute encore aujourd’hui, déplacements et réinvestissements
de croyance, qu’elle peut s’épeler en des binômes apparemment
disjonctifs (« religion positiviste », « religion athée », « théologie athée »,
« mystique sans Dieu », etc.) et qu’elle s’accommode parfois de la
création de nouvelles idoles. C’est un fait qu’avant l’ère romantique
jamais le déni de Dieu n’était apparu aussi étroitement solidaire avec
durant peut-être, il y aura des cavernes où l’on montrera encore son ombre. – Et quant à nous
autres – il nous faut vaincre son ombre aussi ! » (Œuvres philosophiques complètes, vol. V, p. 137).
Sur le thème de la mort de Dieu chez Nietzsche, voir aussi les aphorismes 125 (« L’insensé ») et 343
(« Notre gaieté ») du Gai savoir. Notons que la formule « Gott ist tot », loin de seulement traduire
l’athéisme propre à la période et à l’esprit du nihilisme nietzschéen, fait écho à d’autres propositions d’incroyance impliquant à peu près les mêmes termes et se détachant longitudinalement de
tout le cours du XIXe siècle. C’est comme telle qu’elle a valeur de symbole et qu’elle se recommande, avec et par-delà Nietzsche donc, pour penser le phénomène de l’athéisme à l’échelle de
tout le siècle. L’essayiste et romancier Pascal Quignard (La Barque silencieuse, p. 196-199) distingue
à cet effet dans la philosophie et la littérature d’idées du grand XIXe siècle cinq « scènes » offrant
des variations explicites sur le thème de la « mort de Dieu » : chez Jean Paul (1796), Edgar Quinet
(1833), Heinrich Heine (1834), Max Stirner (1845) et Friedrich Nietzsche (1883).
15. Cité par David J. Gordon, dans Literary Atheism, p. 21.
16. Voir notamment Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain (1750-1830). Essai sur
l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne.
6
Composer avec la mort de Dieu : littérature et athéisme au XIX e siècle
la recherche de la transcendance, ou du moins jamais avant elle une
telle solidarité n’avait été si brutalement exposée à la lumière de la
conscience17.
Incidemment, ceci implique de reconnaître aussi que, s’il y gagne
en influence et en confiance sur les plans philosophique, politique et
social, le discours athée change substantiellement au XIXe siècle : ses
contours sont globalement moins nets, ses angles par endroits moins
vifs que par le passé. Il ne prend plus seulement la forme traditionnelle
et purement négatrice d’une arme de combat – fer de lance de la
pensée progressiste dûment conformé à la cible bien découpée de la
divinité chrétienne –, mais peut s’adjoindre ou tolérer des propositions
à caractère religieux ou spiritualiste, donnant prise à des motifs plus
ou moins précis de croyance. En ce cas, il semble l’expression d’un
constat général selon lequel il ne suffit pas à l’homme contemporain
de signer ou de contresigner la mort de Dieu : il lui faut en plus composer
avec elle, c’est-à-dire la compenser par quelque biais, par quelque objet.
Plus que tout autre discours, la littérature née de la sensibilité romantique appuie ce constat : elle se donne à lire comme le lieu privilégié
de cette compensation symbolique18. C’est en elle que l’espoir moderne
d’une relève spirituelle de l’Écriture divine par le discours humain
apparaît le plus agissant – en même temps que le plus clairement
condamné, par l’opération même de l’écriture, à participer à la dissémination du divin. C’est aussi en elle que le tremblé de l’inquiétude
existentielle et théologique que suscite souvent le thème de la mort de
Dieu, par contraste avec la vigueur affichée par beaucoup de
programmes de réformation sociale et de refondation politique, se fait
le plus vivement sentir.
De là l’idée qui préside au présent ouvrage : articuler la question
de l’athéisme au XIXe siècle depuis le point de vue de la littérature
française et suivant des enjeux ressortissant plus proprement aux études
littéraires. Le projet nous est paru d’autant plus pertinent que la plupart
des études qui ont été consacrées à cette question sont signées par des
historiens des idées et des religions qui, quels que soient les mérites de
17. Hans Georg Schenk, « Le romantisme et la déchristianisation de l’Europe », p. 116.
18. Cette fonction de compensation symbolique s’est imposée dans le champ de l’histoire
des idées comme l’un des principaux traits définitoires de la littérature moderne, c’est-à-dire
­romantique et postromantique. Voir, entre autres critiques qui réfèrent explicitement à l’idée de
compensation, Jean-Marie Schaeffer (L’Art de l’âge moderne…, p. 19-20), Georges Gusdorf (Du
néant à Dieu dans le savoir romantique, p. 394) et surtout Michel Foucault (Les Mots et les choses,
p. 309-313).
Introduction
7
leurs recherches, préfèrent généralement se tenir à bonne distance,
sinon du texte, du moins de l’analyse littéraire. Il va sans dire que,
même rapporté aux dimensions du corpus littéraire, le sujet reste
extrêmement vaste et protéiforme. La dizaine de contributions rassemblées dans ce volume ne peut pas même prétendre cerner les contours
de ce qui serait une histoire ou une typologie des expressions littéraires
de l’athéisme au XIXe siècle. En revanche, elle offre un échantillonnage
varié d’analyses de postures d’écrivain et d’options d’écriture qui, par
leur filiation avec la pensée athée, ouvrent de prometteuses pistes de
réflexion sur les rapports complexes que la littérature du XIXe siècle
entretient avec les motifs de la croyance et de l’incroyance.
Notre volume s’ouvre sur un article de Joël Castonguay-Bélanger
consacré au Dictionnaire des athées de Sylvain Maréchal. L’ouvrage publié
à l’orée du XIXe siècle propose de dresser la liste alphabétique des
athées les plus méritants. Il a une double visée : réhabiliter les athées
honnêtes gens et citer tous ceux qui, de près ou de loin, ont adopté
des positions critiques vis-à-vis de l’orthodoxie religieuse ou de l’institution ecclésiastique, sans se revendiquer nécessairement de
l’athéisme. L’ouvrage fut notamment attaqué par des personnalités
contemporaines mécontentes de figurer dans la liste. Léonard Aléa
publia une réfutation systématique dans son Antidote de l’athéisme.
L’astronome Jérôme Lalande ayant pris la défense de Maréchal, le
débat se déplacera sur le plan du « pouvoir de la parole scientifique à
statuer en matière de religion », bataille qui se livra autour de la
mémoire de Newton. Malgré ses défauts de méthode, le livre de
Maréchal marque un jalon important de l’histoire de l’athéisme : il
apparaît avoir « participé à une construction d’une représentation
positive de l’athée19 ».
Quels écrivains méritent d’être ainsi appelés ? Stendhal athée ? La
cause semble entendue. Et pourtant, l’être humain semble avoir besoin
du péché pour vivre pleinement la passion. Michel Crouzet explore
cette contradiction dans « Stendhal, la mort de Dieu et le génie du
catholicisme ». L’athéisme de Stendhal s’inscrit dans le contexte historique de la Révolution et de l’Empire, puis du retour de la religion
avec les Bourbons. Nombreuses sont les pages où Stendhal condamne
la religion comme imposture, comme atteinte aux Lumières, à la
démocratie. Aucune spéculation métaphysique chez lui. Michel
Crouzet parle du « prépositivisme de Stendhal ». S’il préconise le libre
19. Voir ci-dessous, p. 42-43.
8
Composer avec la mort de Dieu : littérature et athéisme au XIX e siècle
arbitre, l’écrivain refuse le moralisme catégorique du protestantisme.
Il promeut un catholicisme sans la foi, qu’il trouve en Italie, pays de
la sensation où « amour sacré, amour profane, amour de l’art, ce serait
le même amour, qui ne changerait que d’objet sans changer de nature ».
Il y a quelque chose de religieux dans toute passion, une alliance du
plaisir et du péché, c’est-à-dire une acceptation qui se traduirait comme
un « oui » à la vie. L’athée rejette tout ce qui est superstition, mais sait
que l’intensité de la vie, l’intensité de l’art requièrent un certain rapport
au sacré.
Dans le cas d’Alexandre Dumas, comme le montre Maxime
Prévost, il serait possible de parler d’un « athéisme mystique » conciliant
des professions de foi matérialistes et une certaine ouverture métaphysique. Comme Dickens, Hugo ou Verne, Dumas crée des « mythes
modernes » capables de compenser, sur le plan symbolique, les
croyances religieuses traditionnelles mises en crise ; ses œuvres incorporent certains schèmes initiatiques auxquels le lecteur, par
procuration, peut participer. De manière plus générale, il cherche à
donner expression à un « merveilleux matérialiste » (Anselmini) où les
éclipses de héros supposés morts et réintroduits soudainement dans la
vie de l’action romanesque, où les coups de théâtre en forme de résurrection fictionnelle permettent au lecteur moderne de croire à la
possibilité, ici-bas, de sa propre réinvention. Quelles sont les caractéristiques formelles et thématiques qui prédéterminent une œuvre à
pourvoir ses contemporains et la postérité de semblables « mythes
laïques » ? L’examen auquel Maxime Prévost procède en dernière
partie d’analyse, en se penchant sur la structure du Comte de MonteCristo, veut répondre à cette question.
L’athéisme peut-il s’inscrire dans une stratégie institutionnelle de
distinction, servir la cause d’un positionnement symbolique avantageux
dans le champ littéraire ? Le cas de Jean Richepin qu’étudient Dylan
Burnhoo, Anthony Glinoer et Isabella Huberman le laisserait croire.
Paru en 1884, son recueil-pamphlet Les Blasphèmes représente le « seul
écrit au XIXe siècle par un auteur de quelque importance historique
à être entièrement consacré à l’anti-religion20 ». N’admettant pour
toute loi universelle que celle matérialiste du hasard, le poète y manifeste une violence hyperbolique, attaque frontalement religion, famille,
amour et stigmatise sans pitié toutes formes d’idéalisme. Or rien chez
le prince de la bohème qu’est Richepin n’annonçait vraiment une telle
20.
Voir ci-dessous, p. 120.
Introduction
9
« débauche blasphématoire ». Rien, sauf peut-être le désir de s’affirmer
sur le plan institutionnel, de se composer une « identité poétique », en
profitant de l’imprégnation de l’athéisme dans le discours social
ambiant pour opposer de nouveaux motifs de contestation aux esthétiques dominantes, à commencer le Parnasse. « Outrer pour exister »
socialement et littérairement, telle semble avoir été la maxime qui a
guidé l’auteur des Blasphèmes.
Peut-on se dire quitte de Dieu ? La difficulté apparaît particulièrement épineuse à la lumière du romantisme et de sa descendance
esthétique, en particulier symboliste, où la réfutation de Dieu va
souvent de pair avec l’adhésion à un discours à résonance religieuse.
Se penchant sur l’athéisme de Mallarmé, Patrick Thériault montre
que la rupture avec la théologie chrétienne s’opère chez le poète au
profit d’une religion des Lettres qui, en consacrant et en célébrant le
langage, en fait l’objet d’un culte matérialiste et poétique. Plus fondamentalement, il pointe ce qui, assez tôt dans l’évolution spirituelle de
Mallarmé, travaille en sous-main l’écriture et fait signe vers une
certaine postulation du désir, qui incline irrésistiblement le poète vers
l’Autre transcendant. Cette postulation s’unirait et donnerait le change
– tout à la fois – au postulat rationaliste que Mallarmé et la tradition
associent au motif directeur de l’athéisme.
S’il existe un athéisme radical, ce pourrait bien être celui d’Octave
Mirbeau, que thématise Pierre Michel. Ayant vécu les rigueurs d’une
éducation religieuse dépourvue d’humanité, Mirbeau devient un
« matérialiste impitoyablement lucide, un anticlérical sans concessions
et un anti-chrétien convaincu 21 ». Que faire devant les scandales que
sont la mort, la violence, les sacrifices sanglants qui n’obéissent à
aucune règle éthique ? S’interdisant rigoureusement d’adhérer à tout
système générateur d’oppression, Mirbeau prônera d’une part un
engagement citoyen sur fond de désespérance. Il se tournera d’autre
part vers l’écriture, en cultivant l’ambiguïté et en rejetant le finalisme
du récit construit, à travers des procédés textuels comme le recyclage,
la fragmentation et le collage. Cette disposition radicalement antimétaphysique et cette pratique littéraire expressément subversive font de
Mirbeau « un véritable athée ».
21.
Voir ci-dessous,, p. 171.
10
Composer avec la mort de Dieu : littérature et athéisme au XIX e siècle
Sébastien Roldan propose d’étudier la figure du suicidaire du
roman naturaliste face au vide de l’absence de Dieu. Devançant le
diagnostic médical et, en fin de siècle, sociologique, la littérature analyse
le phénomène du suicide en le rapportant à un ensemble d’allégories
et d’explications, invoque la perte de repères existentiels et symboliques.
Toutefois, comme il apparaît, le suicide s’avère en partie irréductible
à la démarche rationaliste promue par le programme naturaliste ; il
vaut pour un innommable, une source de mystère par où continue,
quoi qu’on en ait, de s’exprimer une certaine forme de transcendance.
Aussi l’associera-t-on à des motifs de vertige plus ou moins bien définis,
liés le plus souvent à la description d’une nature déchaînée où prédomine la symbolique de l’eau. Si elles favorisent des situations ordinaires
où interviennent des facteurs sociaux et biologiques, les représentations
naturalistes du suicide ne diffèrent pas essentiellement de celles de
leurs prédécesseurs romantiques : les unes et les autres rappellent
« l’image d’un monde incertain marqué en creux par l’absence de
Dieu ».
Le déni de la mort de Dieu serait-il une constante de l’humanité ?
L’idée de la disparition de Dieu débouche au long du XIXe siècle sur
un travail de deuil inachevable, fait d’angoisse, de mélancolie, voire
de panique. Qu’en est-il de la libération, envisagée par Nietzsche ?
Éric Benoit examine la prégnance de ces thèmes chez Jean-Paul
Richter, Alfred de Vigny, Gérard de Nerval, Charles Baudelaire, Jules
Laforgue, Stéphane Mallarmé. La mort de Dieu se révèle chez ces
auteurs comme un processus sans fin qui appellera toute une série de
« mystiques » à vocation supplétive ou compensatoire au XXe siècle :
mystique de la littérature avec Sartre, de l’érotisme et de la dépense
avec Bataille, de l’invective avec Artaud, de la quête désolée du sens
avec Jabès.
L’analyse symptomale que Maxime Allard propose de la Prière sur
l’Acropole et de certains passages des Drames philosophiques de Renan se
tient au plus près de l’écriture ; elle veut rendre compte de cette écriture
« décrochée de la foi chrétienne en “Dieu” » et pourtant encore passionnellement liée aux signifiants que la tradition occidentale aura
identifiés au divin. Ce qui survit du divin par-delà la conversion matérialiste du penseur est une certaine motion de discours, un désir qui
le porte à appeler et épeler « Dieu » et à produire un acte d’énonciation
qui relève encore d’un certain geste d’adoration – et qui révèle surtout,
sur un plan plus général, les puissantes déterminations rhétoriques et
affectives à l’œuvre chez le sujet adorant, louangeant, priant. C’est à
Introduction
11
la lumière d’un tel désir que s’expliquerait chez Renan, et sans doute
aussi chez les autres apostats restés semblablement fidèles à leur éthos
de croyant, « l’impossible disparition » de l’écriture du divin.
Quels rapports peut-on dégager entre athéisme et écriture ? JeanJacques Hamm se demande si l’on peut parler d’écriture athée, et sous
quelles modalités on pourrait définir l’athéisme d’un texte, d’une
œuvre, plutôt que celui d’un auteur en particulier. Consacré au poème
en prose, l’article examine, à propos des formes, les rôles de l’inachèvement, du fragment, du blanc. Il analyse les principales composantes
de ce que l’on pourrait concevoir comme un régime d’écriture de
l’immanence : syntaxe, rhétorique, contradictions logiques, c’est-à-dire
tout ce qui rend le texte irréductible à un signifié transcendantal et à
la constitution d’un telos. Il soulève enfin le rôle de la lecture dans une
telle approche.
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Le Dictionnaire des athées
de Sylvain Maréchal
Bilan pour un nouveau siècle
Joël Castonguay-Bélanger
Université de la Colombie-Britannique
L’homme dit : faisons Dieu, qu’il soit à
notre image !
Dieu fut, et l’ouvrier adora son ouvrage.
– Sylvain Maréchal1
Q
uelques années avant que ne souffle le vent révolutionnaire
de déchristianisation qui allait profondément transformer
– pour un temps du moins – le visage religieux de la France, l’écrivain
Louis-Sébastien Mercier notait que la philosophie de son siècle n’avait
pas peu contribué à l’essor du scepticisme et de l’incroyance. Dans son
Tableau de Paris, Mercier déplore les progrès réalisés par l’athéisme chez
ses contemporains, ce mal monstrueux, cette « déplorable erreur » qu’il
se désole de voir à ce point répandue dans la capitale. Selon lui, il ne
peut entrer que « de l’orgueil, du fanatisme, de l’ignorance, de
l’audace » dans cette « manie destructrice, qui fait un désert du brillant
spectacle du monde2 ». Pour Mercier comme pour la majorité chrétienne et bien pensante, l’athée était un être dangereux avec lequel il
ne faisait pas bon être vu, et encore moins confondu.
1. Épigraphe des Fragments d’un poème moral sur Dieu, 1781.
2. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris. Nouvelle édition, p. 170.
14
Composer avec la mort de Dieu : littérature et athéisme au XIX e siècle
Contre toute attente, et au grand dam du principal intéressé,
Louis-Sébastien Mercier n’allait pas moins découvrir son nom dans
le scandaleux Dictionnaire des athées anciens et modernes que publie Sylvain
Maréchal quelques années plus tard3. Il est vrai que ce dictionnaire,
signé par un auteur dont l’athéisme militant n’était un secret pour
personne, comportait quelques entrées qui, à l’instar de celle de
Mercier, ne manquaient pas de paraître étonnantes. Par une série de
détournements singuliers, certains contempteurs de l’athéisme se
retrouvaient rangés au milieu des figures favorables à la cause, conférant à l’ouvrage un aspect polémique qui, dès sa parution en 1800, en
a problématisé la lecture.
L’ambition du Dictionnaire des athées ne pouvait cependant échapper
à personne. Composé de quelque 1057 articles de longueur variable
(de quelques mots à quelques pages), il proposait une sorte de répertoire
de citations et de notices biographiques visant à établir la légitimité et
les fondements historiques de la thèse athéiste. Sa publication imprimée
en format in-8o, portatif et abordable, rendait bien compte du chemin
parcouru depuis l’époque où la circulation d’un tel brûlot sous une
forme autre que manuscrite et clandestine aurait été tout simplement
impensable. Elle témoignait en outre de la croissance éditoriale significative qu’avait connue le genre du dictionnaire tout au long du XVIIIe
siècle4 et de l’intérêt que pouvait y trouver un polygraphe comme
Sylvain Maréchal pour répandre des idées qui, somme toute, étaient
encore considérées comme hétérodoxes. L’astronome Jérôme Lalande,
lui-même sympathique à la cause de l’athéisme et bénéficiant pour
cette raison d’une longue notice dans ce dictionnaire, entreprendra
de lui donner deux suppléments en 1803 et 1805. Sa renommée
scientifique ne fut pas étrangère à l’attention que suscita de nouveau
l’entreprise initiée par Maréchal.
Il faut voir dans ce Dictionnaire des athées bien plus qu’une liste de
noms propres classés par ordre alphabétique. L’ouvrage propose d’une
certaine façon un renversement du modèle hagiographique dans lequel
les récits de vie des saints auraient été remplacés par ceux des athées
les plus méritants. Son prosélytisme assumé repose sur une stratégie
rhétorique qui relève moins d’une réfutation systématique et raisonnée
3. Sylvain Maréchal, Dictionnaire des athées anciens & modernes, Paris, Grabit, an VIII.
Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle DA et placées entre parenthèses
dans le corps du texte. Pour une édition moderne, on se reportera à celle publiée par Jean-Pierre
Jackson chez Coda en 2008.
4. Voir Pierre Rétat, « L’âge des dictionnaires ».
Le Dictionnaire des athées de Sylvain Maréchal
15
du christianisme que de la volonté de retirer du nombre et de l’autorité morale des athées cités des instruments pour promouvoir la
crédibilité et le versant vertueux de la doctrine. S’appuyant sur les
« noms imposants » et les « autorités graves » listés dans son dictionnaire,
Maréchal insiste pour sortir l’athéisme des confins obscurs du libertinage et de la pensée clandestine, et pour qu’on cesse de considérer ses
adeptes comme des êtres pervers et révoltants : « Une opinion morale
professée par tant de grands hommes et de gens de bien mérite qu’on
en parle avec plus de mesure » (DA, p. xxxvi). Dresser le catalogue des
athées humbles, sages et vertueux revenait ainsi à donner un visage
présentable à une opinion irrecevable, et à tirer du passé comme du
présent des repères montrant les différentes incarnations d’une pensée
jusque-là condamnée à la dissimulation.
Ce Dictionnaire des athées occupe une place à part dans le cortège
de textes anticléricaux produits pendant la période révolutionnaire et
à l’orée du XIXe siècle. Sylvain Maréchal, alors bien connu pour ses
poèmes, ses brochures politiques et son rôle actif au sein de divers
journaux révolutionnaires, n’en était pas à son premier fait d’armes
contre l’Église et contre Dieu. Ses Fragments d’un poème moral sur Dieu
(1781), réédités en l’an VI sous le titre Le Lucrèce français, avaient été
pour lui l’occasion de mettre en vers les principes à la base de son
athéisme ainsi que sa volonté de voir la vertu et la raison remplacer
la servitude politique et religieuse. Maintes fois déjà, il avait eu l’occasion de plaider pour l’avènement d’une « société d’hommes sans
Dieu » et avait même proposé d’en échafauder les principes5. La
publication de son dictionnaire représente toutefois une pièce importante dans les batailles associées aux représentations de l’incroyance
et de la libre-pensée. Parce qu’il entendait doter l’athéisme d’une
respectabilité et d’une profondeur historique inavouables, l’ouvrage
incarnait la rencontre idéale entre une forme de pensée toujours en
quête de légitimité et un support visant littéralement à établir, de A à
Z, une universalité qui lui était jusque-là refusée. À la lumière du
scandale et des multiples réfutations que s’est attirés l’ouvrage, non
seulement au moment de sa publication, mais au gré de ses suppléments et de ses rééditions au XIXe siècle, il convient de s’interroger
sur les enjeux posés par la compilation et la diffusion de cette galerie
de portraits, et de revisiter les débats qui se sont élevés autour de ses
choix.
5. [Sylvain Maréchal], Cultes et lois d’une société d’hommes sans Dieu.
16
Composer avec la mort de Dieu : littérature et athéisme au XIX e siècle
Qu’est-ce qu’un athée ?
Dans un discours préliminaire placé en tête de l’ouvrage, Sylvain
Maréchal entreprend d’abord de définir l’idéal type de l’athée qu’il
souhaite réhabiliter. À la question « Qu’est-ce qu’un athée ? », le texte
répond en commençant par célébrer le portrait de l’homme de la
nature, affranchi des préjugés, ignorant toute servitude, obéissant aux
principes d’une morale naturelle et trouvant son bonheur dans l’accomplissement de ses devoirs familiaux. « Dieu n’a pas toujours été »
(DA, p. i), lance d’emblée Maréchal pour marquer la différence entre
l’âge d’or de cet homme de la nature et les siècles de corruption morale
qui lui ont succédé. Cet éloge d’une condition antérieure aux institutions religieuses et politiques, nourri de rousseauisme et de l’idéologie
de la régénération, mériterait à peine qu’on s’y arrête s’il ne s’agissait
que d’un point de départ à la récusation des outrances morales que le
matérialisme athée des Lumières, dans sa version la plus radicale,
s’était parfois trouvé à justifier. Selon Georges Minois, si ce discours
préliminaire « fait date6 » dans l’histoire de l’athéisme, c’est avant tout
parce qu’on y présente la doctrine comme une chose banale et ordinaire. À travers une série de paragraphes rythmés par la reprise
anaphorique des mots « le véritable athée est… » et « le véritable athée
n’est point… », Maréchal construit sa définition autour d’un ensemble
d’oppositions visant à normaliser un terme que l’usage contraignait
depuis longtemps à un sens polémique et diffamant. Le « véritable
athée » ne serait pas à chercher parmi les débauchés et les libertins,
mais plutôt parmi les bons citoyens, respectueux des droits et soumis
à l’ordre public. Exclus de la définition de Maréchal sont les modèles
de l’athée élitiste qui voit dans son opinion une façon de s’élever
au-dessus du vulgaire, celui du « demi-savant » pour qui l’athéisme
n’est guère plus qu’une manière de se singulariser et celui du physicien
systématique « qui ne rejette un dieu que pour avoir la gloire de fabriquer le monde tout à son aise » (DA, p. x). La liste est longue des
anathèmes prononcés contre ceux qui, par hypocrisie ou pour se
prémunir des soupçons d’impiété, préfèrent dissimuler leur opinion
derrière une religion de façade ou se revendiquent de l’athéisme
uniquement lorsque cette position sert leur intérêt. Ni la provocation,
ni l’ostentation, ni la forfanterie ne sauraient être confondues avec la
sagesse de celui dont la grandeur morale permet de renoncer sans
perte à son dieu : « Le véritable athée n’est pas tant celui qui dit : “Non !
6. Georges Minois, Histoire de l’athéisme, p. 398.
Le Dictionnaire des athées de Sylvain Maréchal
17
je ne veux pas d’un dieu”, que celui qui dit : “Je puis être sage sans un
dieu” » (DA, p. x).
Comme Bayle l’avait fait un siècle plus tôt, Maréchal entend
montrer que la religion n’est nullement une condition nécessaire à
l’exercice de la vertu. Bien au contraire, modestie, honnêteté et
honneur sont chez l’athée des valeurs qu’il embrasse non par crainte
d’un châtiment divin, mais parce que celles-ci sont l’expression d’une
nature plus profonde : « les bons, les vrais athées sont amants, époux
et amis beaucoup plus sûrs que les autres hommes » (DA, p. xvi). Les
athées sentent plus qu’ils ne raisonnent et forment pour cette raison
« les meilleurs gens du monde » (DA, p. xviii). Devant la difficulté de
livrer dans un dictionnaire une théorie démontrant les fondements de
sa thèse, Maréchal promet que les noms cités dans son ouvrage préviendront à eux seuls tous les arguments théologiques qu’on pourrait
vouloir opposer à la possibilité d’une morale indépendante de la religion : « ce répertoire des athées anciens et modernes prouvera du moins
que la plupart d’entre eux sont, de tous les hommes, les plus tolérants,
les plus paisibles, les plus éclairés et les plus aimables. Ils en sont aussi
les plus heureux » (DA, p. xviii-xix). Contrairement aux idées reçues,
les athées n’étaient ni les plus méchants hommes, ni les plus misérables.
Maintes fois débattues et combattues par les Lumières, ces idées
voyaient maintenant s’élever contre elles un ouvrage qui prétendait
substituer aux raisonnements subtils et aux discours philosophiques
la forme brute et imparable de la liste d’exemples.
Si Maréchal accorde une large place à la philosophie des Lumières
dans le Dictionnaire des athées, c’est moins parce qu’il lui reconnaît le
mérite d’avoir parachevé l’émancipation de la croyance religieuse, que
celui d’y avoir contribué par des écrits nombreux et une révolution
politique. La bataille n’était pas pour autant gagnée. « Il ne faut pas
que la dernière année du XVIIIe siècle, de ce siècle tant mémorable,
s’écoule avant qu’on ait osé publier enfin ce que toutes les têtes saines
pensent et gardaient pour elles » (DA, p. lxvii). Certes, en matière de
libre-pensée, les Lumières laissaient un héritage à célébrer, mais en
même temps que sa transmission, il fallait également voir à élargir son
audience. La fin du siècle était un moment propice pour dresser un
bilan qui puisse par la même occasion donner l’élan nécessaire pour
les quelques pas qui restaient à encore franchir :
Le XIXe siècle, préparé par tant d’événements, semble nous imposer
l’obligation de passer l’éponge sur quantité de vieilles institutions, monuments de honte ! Il ne faut pas que le siècle qui va s’ouvrir conserve la
18
Composer avec la mort de Dieu : littérature et athéisme au XIX e siècle
moindre trace des turpitudes commises ou écrites avant lui. Il ne faut
pas que le siècle XIXe sache combien le XVIIIe, avec toutes ses lumières
ou ses prétentions, ses idées libérales ou ses hardiesses, fut encore servile
et routinier dans ses opinions. Il ne faut pas que ce débordement de
paroles magiques, dont le mot Dieu est le sommaire, qui sur les ruines
de la raison, de la vérité et de la justice traversa tant de siècles, puisse
atteindre le XIXe sans être du moins accompagné des solennelles réclamations de la philosophie. (DA, p. lxviii-lix)
Par-delà cette façon d’insister sur la valeur symbolique de l’année
de publication, le discours préliminaire invitait à convenir que le
Dictionnaire des athées représentait, au moins par l’ordre et la forme
donnés à ses « solennelles réclamations », un hommage on ne peut plus
approprié au siècle de l’Encyclopédie.
Vertiges (et litiges) de la liste
Invoquer la vérité du nombre pour démontrer que l’athéisme était
une opinion plus commune et plus universellement partagée qu’on ne
voulait bien le croire était une chose. Encore fallait-il s’entendre sur
les limites à donner au catalogue et sur les raisons pour justifier telle
inclusion ou tel oubli. La volonté de Maréchal d’exploiter la dimension
cumulative du dictionnaire pour rassembler le plus grand nombre
d’autorités favorables à ses idées s’est matérialisée par des choix qui
ne sont pas étrangers aux critiques qui ont suivi. À rebours des dictionnaires historiques courants, qui étaient vus en quelque sorte comme
des outils de valorisation et de consécration des personnalités, on assiste
ici à un transfert de légitimité qui, suivant une logique inverse, part
des individus listés et atteint la thèse qu’ils sont censés représenter.
Leur renommée, ou leur « capital symbolique », se trouve pour ainsi
dire confisquée et mise au service de la doctrine en attente de reconnaissance.
Pour le lecteur éclairé qui ouvrait le dictionnaire, il n’y avait guère
de surprise à découvrir des noms tels qu’Épicure, Lucrèce, Vanini,
Meslier, Diderot, Helvetius, d’Holbach et Naigeon. Sans égard aux
allégeances philosophiques diverses et parfois contradictoires qui
étaient représentées, il était sans doute possible de défendre la présence
de penseurs qui, sans avoir jamais ouvertement embrassé l’athéisme,
avaient néanmoins eu un rôle à jouer dans la promotion de sentiments
anticléricaux, de philosophies sceptique, déiste, panthéiste ou même
simplement suspecte de matérialisme. Spinoza côtoie ainsi Bayle,
Le Dictionnaire des athées de Sylvain Maréchal
19
Charron, Gassendi, Voltaire, Lamettrie et Buffon. Aucune hiérarchie
ni différence de degré entre les articles ; seul l’ordre alphabétique tient
lieu de classement. Il ne semble pas toujours exister de corrélation
entre la longueur du commentaire consacré à un philosophe et l’influence exercée par celui-ci dans l’histoire des courants hétérodoxes ;
on s’étonne de ne trouver parfois qu’une maigre citation pour résumer
la pensée d’un nom célèbre, alors que l’obscur écrivaillon qui le suit
ou le précède fait l’objet d’un généreux commentaire. Quant aux
femmes répertoriées, elles se font plus que discrètes. Elles sont toutefois
encore trop nombreuses au goût de l’auteur, selon qui, en toutes les
matières, il ne revenait pas aux femmes de lutter pour l’émancipation :
« les femmes ne sont point du monde politique ou philosophique.
Chacune d’elles doit avoir les dieux et les opinions, le culte et les lois
de son père et de son mari » (DA, p. lxiii). Sur les seize figures féminines
néanmoins retenues, on retrouve la Marquise du Châtelet, la veuve
de Camille Desmoulins, Ninon de Lenclos, Mme de Sévigné et
Mme Deshoulières.
On ne peut cacher que plusieurs entrées de ce Dictionnaire des athées
laissent plutôt songeur. La liste est loin d’être exempte de surprises et
de choix inattendus. Dans certains cas, les citations données pour
justifier telle ou telle présence tiennent du procès d’intention. « C’est
que, précise Maréchal dans son discours préliminaire, beaucoup
d’honnêtes citoyens et d’hommes instruits sont athées sans croire l’être »
(DA, p. xxxvi). Dans d’autres cas, la raison invoquée ne suffit pas
toujours pour prévenir la perplexité ressentie en découvrant, au milieu
des plus farouches matérialistes, des noms qu’on aurait pu croire à
l’abri d’une nomination au sein d’un tel inventaire : Socrate, Platon,
Aristote, Saint-Augustin, Saint-Chrysostome, le pape Léon X,
Montaigne, Pascal, Leibnitz, Bossuet, Fénelon, Malebranche,
Mahomet, Moïse et Jésus-Christ (après tout, « l’examen du christianisme a fait beaucoup d’athée », DA, p. 205). Dieu lui-même n’échappe
pas à l’honneur infâme de trouver sa place entre Diderot et Diogène.
Maréchal avoue d’emblée qu’il n’a pas voulu se limiter à dresser
la liste des athées les plus célèbres, mais qu’il a aussi cru bon « leur
adjoindre des autorités prises chez leurs ennemis » (DA, p. lxi). Le
nombre relativement limité de ceux qui méritaient d’être qualifiés de
« véritables athées » autorisait, semble-t-il, cette annexion. Du reste, il
ne voyait pas le mal : l’un des thèmes récurrents dans les notices dédiées
aux « adversaires » de l’athéisme est qu’on ne peut juger des sentiments
d’un homme ni d’après ses prétentions ni d’après sa pratique de la
20
Composer avec la mort de Dieu : littérature et athéisme au XIX e siècle
religion. Partant de cette prémisse, même le plus dévot pratiquant
pouvait être vu comme un athée en puissance ou un allié sans le savoir.
Cette tendance à déceler des inclinations athées chez ceux qui pourtant
n’en laissaient voir aucun signe était encore plus problématique dans
le cas de personnalités encore vivantes. Maréchal s’armait toutefois
contre tout désir de récrimination en invitant ceux qui, parmi ses
contemporains, auraient pu se sentir offensés d’avoir été inclus dans
son ouvrage à accepter cette sélection comme un hommage : « si
quelques-unes des personnes citées sur cette honorable liste prennent
la peine de réclamer, nous les invitons d’avance à nous passer l’erreur
de les avoir jugées dignes de figurer parmi ceux que les Anciens et les
Modernes ont de plus sages et de plus éclairés » (DA, p. lxi-lxii).
Louis-Sébastien Mercier se montrera peu sensible à cette distinction et sera parmi les insatisfaits qui prendront la plume pour défendre
leur réputation. Dans une lettre d’abord publiée dans Le Bien Informé
et reprise le lendemain dans le Journal des débats, Mercier criera toute
son indignation d’avoir vu son nom associé à un ouvrage faisant l’éloge
de l’impiété :
C’est un épouvantable scandale jetté [sic] parmi nous et qui n’appartient
qu’à notre siècle, que ce dictionnaire des athées qu’on a cherché à rendre
volumineux et où l’on a fait entrer si témérairement et si injustement,
tant de noms pris au hasard. Le mien s’y trouve, tandis que tous mes
écrits disent depuis 30 années, que je suis loin, très loin de penser comme
les athées qui m’épouvantent7.
Outre Mercier, quelques savants de l’Institut, le compositeur André
Grétry, le poète Jacques Lablée, sans oublier Bonaparte – à qui les
Anglais avaient, semble-t-il, donné le surnom de « général des athées »
(DA, p. 57) –, étaient mentionnés. La présence de personnalités contemporaines dans un ouvrage recensant les principales figures de
l’hétérodoxie religieuse ne manquait pas de poser problème dans une
période de reconfiguration de l’espace social, politique et culturel
comme celle de l’après-révolution. Cette manière de fixer les appartenances et d’imposer une lecture des convictions individuelles
conférait à l’ouvrage de Maréchal le statut d’instrument de décryptage
idéologique des temps présents. En se saisissant d’une image publique
pour faire, même au prix d’un détournement de sens, l’éloge de
7. Le Bien Informé, 3 germinal an VIII, p. 2. Le même texte est reproduit le jour suivant, 4
germinal an VIII dans le Journal des débats en page 3. Conformément à l’usage dans ces journaux,
ces textes sont publiés sans titre particulier.
Le Dictionnaire des athées de Sylvain Maréchal
21
l’athéisme, il ne se mettait pas à l’abri des contestations et des conflits
d’interprétation. Le Dictionnaire des athées soulève en cela des enjeux
similaires à ceux qu’a identifiés Jean-Luc Chappey dans son étude sur
les usages des dictionnaires des contemporains à l’orée du XIXe siècle8.
Espaces de promotion individuelle et de luttes entre appartenances
sociales et politiques, ces dictionnaires des contemporains montrent
bien quels problèmes pouvaient se nouer autour de la rédaction d’une
simple notice biographique. L’appropriation du nom d’une personnalité connue au profit d’une cause à défendre soulevait
indiscutablement des questions d’honneur et de réputation. Dans le
cas du Dictionnaire des athées, la seule présence d’une citation rendait
déjà son auteur suspect de crime par association.
Les comptes rendus négatifs qui se joignirent au concert des
protestations individuelles accompagnèrent leur critique de disputes
parfois pointilleuses sur le bien-fondé de certaines entrées9. La réfutation la plus élaborée vint de Léonard Aléa qui, dans son Antidote de
l’athéisme, proposa un examen systématique des articles les plus importants. Comme son titre l’indique, cet opuscule entendait fournir un
contrepoison aux allégations jugées fausses ou mensongères de
Maréchal. S’appuyant sur quelques opinions déjà énoncées dans les
journaux, Aléa ne se prive pas pour mettre au compte de la faiblesse
d’esprit et de « l’égarement funeste » d’un pauvre écrivailleur les
erreurs, les sophismes et les incohérences qu’il affirme avoir relevés
dans sa compilation. Il n’hésite pas à qualifier le dictionnaire d’ouvrage
« le plus épouvantable qui ait encore paru », de « production inouïe,
abominable, et qui serait capable de déshonorer une nation10 », mais
convient que son hérésie se révèle pour finir au final plus révoltante
que dangereuse. Le caractère scandaleux d’une entreprise destinée à
ébranler la tranquillité morale d’une France fragilisée par des années
de guerre et de tourments politiques lui apparaît à ce titre la meilleure
réfutation à la vertu et à la bonté naturelles que Maréchal prête à ses
athées.
  8. Jean-Luc Chappey, « Sortir de la Révolution. Inventer le XIXe siècle. Les dictionnaires
des contemporains (1815-1830) ».
  9. Maurice Dommanget offre un aperçu de ces réactions critiques dans Sylvain Maréchal,
l’égalitaire, « l’homme sans Dieu », p. 373-377.
10. Léonard Aléa, Antidote de l’athéisme ou Examen critique du Dictionnaire des athées,
anciens et modernes, p. 4. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle AA et
placées entre parenthèses dans le corps du texte.
22
Composer avec la mort de Dieu : littérature et athéisme au XIX e siècle
Avec un zèle critique digne des plus fervents apologistes, et non
sans tourner en dérision les maladresses stylistiques et formelles de
l’ouvrage, Aléa s’applique à réhabiliter les réputations ternies et à
venger les honneurs blessés par une calomnieuse insertion dans
celui-ci. La cause est déjà tout entendue : « C’est toujours en prêtant
à des écrivains célèbres des intentions perverses que Sylvain Maréchal
les comprend dans son Dictionnaire » (AA, p. 74). Sur le plan de la
méthode, celui-ci n’était d’ailleurs guère fiable, en témoignent les
libertés prises par l’auteur à l’égard des consciences qu’il s’approprie,
ainsi que les distorsions rencontrées dans plusieurs des propos qu’il
rapporte : « Lecteur, vous en conviendrez sans doute : lorsqu’un écrivain
est capable d’altérer ainsi les passages d’un écrit qu’il cite, et dont il
rappelle fidèlement les pages qu’il est alors si facile de vérifier, il ne
mérite aucune confiance » (AA, p. 106).
Le discours apologétique se transforme ainsi très vite en duel
d’interprétation. Aux citations données comme preuves à l’intérieur
des articles du Dictionnaire des athées, l’Antidote répond en leur opposant
d’autres citations du même auteur. Aux anecdotes historiques rapportées par Maréchal pour illustrer l’athéisme supposé de tel philosophe,
Aléa oppose d’autres anecdotes censées démontrer le contraire. Contre
les autorités du premier, le second répond en proposant d’autres autorités. Le parallélisme des deux ouvrages se vérifie dans l’adoption par
Aléa de la forme du discours qu’il dénonce ; classés par ordre alphabétique, les articles de l’Antidote composent une sorte de
contre-dictionnaire qui ne saurait se concevoir en dehors de son
modèle. À l’inverse du principe cumulatif suivi pour la composition
de la liste originale, il s’agit cependant ici de réduire, d’abréger et,
ultimement, de faire disparaître les articles un par un. Ainsi, juste après
avoir rapporté une anecdote faisant état de la dévotion et de la ferveur
religieuse démontrées par Mme Deshoulière au moment de sa mort,
Léonard Aléa conclut : « voilà donc encore un article à effacer de la
liste infâme des athées » (AA, p. 48). La phrase s’entend en sourdine à
la fin de chaque article de ce contre-dictionnaire.
N’était-ce pas malgré tout faire beaucoup d’honneur à un tel
ouvrage que de le soumettre à un si minutieux examen ? À cela, l’auteur
de l’Antidote répondait qu’il n’était rien de plus louable et de plus absolument nécessaire que de livrer bataille à l’athéisme et « d’empêcher,
autant que possible, que la contagion ne fasse des progrès ». Par-dessus
tout, il importait « de faire voir que les philosophes athées ont d’autant
plus faussement accusé d’athéisme nombre d’auteurs célèbres, que
Le Dictionnaire des athées de Sylvain Maréchal
23
leurs propres écrits démontrent évidemment le contraire » (AA, p. 140).
La réfutation d’un tel ouvrage, si elle avait pour effet d’en accroître la
visibilité, n’avait par ailleurs que peu de chance d’en encourager la
lecture au-delà des cœurs déjà corrompus, poursuivait-il. La force du
nombre sur laquelle comptait le Dictionnaire des athées pour prouver la
vigueur de l’athéisme n’était rien en comparaison de celle des croyants :
« Et voulut-on supposer, pour un moment, que ce fameux dictionnaire
formera autant de disciples qu’il contient d’articles, que serait-ce que
1057 athées de plus en comparaison du grand nombre des adorateurs
de Dieu ? Ce serait comme un grain de sable jeté dans une mer
immense » (AA, p. 142). D’autres grains de sable n’en vinrent pas moins
bientôt s’ajouter à ce premier. À la mort de Sylvain Maréchal, en 1803,
l’astronome Jérôme Lalande décida d’honorer la mémoire de son frère
d’armes en athéisme et composa coup sur coup deux suppléments au
Dictionnaire des athées.
La caution de l’astronome
Figure bien connue de l’Académie des sciences et de l’Institut
national, directeur de l’Observatoire de Paris et membre fondateur
du Bureau des longitudes, auteur d’une Astronomie des dames et d’une
Histoire céleste française qui avaient contribué à répandre son nom auprès
du public, Jérôme Lalande jouissait d’une réputation scientifique
enviable11. Bien loin de cacher son athéisme, il aurait, semble-t-il,
réclamé lui-même une place dans le dictionnaire de Maréchal en des
termes repris dans l’article qui lui était consacré : « Je ne veux pas qu’on
puisse dire un jour de moi : Jérôme Lalande, qui ne fut pas l’un des
derniers astronomes de son âge, ne fut pas l’un des premiers philosophes athées » (DA, p. 227). Il avait été l’un des rares à donner un compte
rendu favorable au dictionnaire au moment de sa publication, mais
ne s’était pas privé pour déplorer quelques oublis et signaler quelques
arguments qu’il trouvait encore trop faibles12. Les suppléments qu’il
fit paraître en 1803 et 1805, et qu’il accompagna d’une longue notice
à la mémoire de la vie et de l’œuvre de Sylvain Maréchal, visaient à
corriger ces oublis.
11. Voir Guy Boistel, Jérôme Lamy et Colette Le Lay (dir.), Jérôme Lalande (1732-1807) :
une trajectoire scientifique et Simone Dumont, Un astronome des Lumières : Jérôme Lalande.
12. Dans Le Bien Informé du 27 ventôse, an VIII. L’ouvrage de Jérôme Lalande est publié
sans mention d’éditeur ni de date. [1803 ?]
24
Composer avec la mort de Dieu : littérature et athéisme au XIX e siècle
Les préfaces qui précèdent chacun de ses suppléments méritent
un peu d’attention, car Lalande y décrit les enjeux de l’athéisme en
des termes où se lit une défense de l’héritage rationaliste des Lumières,
alors que celui-ci se trouve au même moment vertement attaqué par
des écrivains comme La Harpe et Chateaubriand. Il y plaide en faveur
d’un athéisme raisonné qu’il présente comme la seule conséquence
possible à l’examen consciencieux de la nature. Il n’est pas nécessaire,
explique-t-il, de recourir à une force pensante et agissante pour
comprendre un univers dont la philosophie a, au cours du précédent
siècle, déjà dévoilé maints ressorts. La religion, qui prétend le contraire,
n’est qu’une mystification. Reprenant et développant quantité de
propositions avancées avant lui par des philosophes comme d’Holbach
et Diderot, Lalande voit dans l’athéisme l’aboutissement logique des
connaissances chaque jour plus grandes des lois régissant la matière
et les phénomènes célestes. Quelques objections formulées par les
adversaires de l’athéisme sont reprises et réfutées avec un orgueil qu’il
présente comme le fruit de « cinquante ans de réflexions profondes »
et qui lui inspire quelques formules cinglantes : « On me dit souvent :
mais vous, qui contemplez le soleil, la lune et les étoiles, comment n’y
voyez-vous pas l’Être Suprême ? Je réponds : je vois qu’il y a un soleil,
une lune et des étoiles, et que vous êtes une bête13 ». Lalande n’hésite
pas à placer son autorité d’astronome au centre de son argumentaire.
À propos, par exemple, d’une objection entendue dans un discours
dévot, il soutient qu’en matière de religion, les plus belles pièces d’éloquence seront toujours de peu de poids par rapport aux faits établis
par la science : « un littérateur n’est pas physicien ; il n’a pas étudié la
matière et le mouvement ; il ne peut que répéter les anciennes injures
vomies par les aveugles contre les clairvoyants14 ». De là à conclure
que son statut scientifique conférait d’office une plus grande caution
au Dictionnaire de Maréchal qu’il entendait prolonger, il n’y avait qu’un
pas.
Malgré la diffusion restreinte dont ces suppléments firent l’objet,
le scandale ne fut pas moins grand qu’à la parution du Dictionnaire des
athées lui-même. On publia des réactions indignées semblables à celles
qui avaient été adressées à Sylvain Maréchal quelques années plus tôt.
Les arguments ad hominem ne furent pas moins nombreux – on railla
13. Jérôme Lalande, Notice sur Sylvain Maréchal, avec des suppléments pour le Dictionnaire
des athées, p. 26.
14. Ibid., p. 35.
Le Dictionnaire des athées de Sylvain Maréchal
25
cette fois le physique ingrat de Lalande en y voyant le reflet d’une
laideur morale propre aux athées –, on se permit de mettre en doute
à nouveau la pertinence de certains articles et quelques contemporains
manifestèrent encore leur déplaisir de se voir logés sous une enseigne
aussi peu recommandable15. Surtout, les critiques adressées à l’astronome furent l’occasion de débattre sur le pouvoir de la parole
scientifique à statuer en matière de religion.
Delisle de Sales, collègue de Lalande à l’Académie des Sciences,
n’attendit pas la publication du second supplément pour se porter à
la défense de Dieu et de la religion. Dans son Examen pacifique des paradoxes d’un célèbre astronome en faveur des athées, il remarque d’entrée de jeu
qu’une différence majeure distingue le projet initié par Maréchal de
sa continuation par Lalande. Cette différence est à ses yeux celle qui
sépare la mauvaise plaisanterie d’un homme de lettres et les paradoxes
dangereux d’un homme de sciences, la provocation sans conséquence
d’un poète en mal d’argent et les raisonnements pernicieux d’un savant
respectable. Les deux se trouvaient également dans l’erreur, mais
l’autorité de l’astronome présentait sans contredit une plus grande
menace d’attraction. La réfutation préparée par Delisle de Sales devait
se montrer capable de livrer bataille sur les deux fronts à la fois :
Le suffrage d’un digne successeur des Halley, des Cassini et des Newton,
est certainement d’un plus grand poids que celui d’un littérateur presque
sans nom, qui n’a attaqué l’ordonnateur des mondes, que dans des
almanachs et des dictionnaires : ainsi, je dois faire lutter ma raison contre
la logique de l’astronome, avant de descendre me mesurer contre
l’homme condamné à l’oubli, à qui il a tenté de donner une sorte
d’immortalité ; je discuterai avec gravité les opinions du disciple, et je ne
ferai justice du maître qu’avec les armes de l’ironie et la dialectique voilée
des épigrammes16.
Le changement de donne qu’observe Delisle de Sales entre le
Dictionnaire des athées et son supplément s’inscrit dans une tension caractéristique du combat contre l’athéisme, depuis longtemps partagé entre
15. Ce fut notamment le cas de François de Neufchâteau, président du Sénat, qui fit
aussitôt connaître son mécontentement dans une lettre adressée aux journaux : « Je ne veux point,
Monsieur, du brevet d’athéisme que l’on me distribue si gratuitement ; je le repousse avec horreur.
En m’affiliant à la secte de ceux qui peuvent croire leur existence incompatible avec l’existence
de Dieu, l’auteur a voulu me donner une marque de son estime, et il m’a fait, contre son gré, un
outrage cruel. Il m’aurait fait bien moins de peine s’il m’eût assigné une place aux Petites-Maisons »
(Annales littéraires et morales, p. 328).
16. Jean-Baptiste-Claude Delisle de Sales, Examen pacifique des paradoxes d’un célèbre astronome en faveur des athées, p. 2-3.
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Composer avec la mort de Dieu : littérature et athéisme au XIX e siècle
une disqualification sans procès des positions hétérodoxes et la mise
en œuvre de moyens dialectiques pour contrer leurs arguments. Tout
en se proposant de répondre un par un à ceux que Lalande prononce
sous l’autorité de son savoir scientifique, Delisle de Sales accepte l’invitation à la joute dialectique et joint à sa réfutation un « Essai sur une
cosmogonie nouvelle où la philosophie n’exclut pas la religion ». Cet
essai, qui suit l’examen proprement dit des idées athées de Lalande,
entend montrer la possibilité de concilier l’étude de la nature avec
l’admiration d’un dieu tout-puissant. Dans la plus pure tradition d’une
théologie naturelle pourtant de moins en moins admise au sein de
l’institution scientifique, Delisle de Sales soutient qu’il est rigoureusement impossible de ne pas admettre l’argument d’une Cause première
de même que l’intervention d’une éternelle providence pour expliquer
le mouvement des corps célestes. « Dieu et la saine physique ne sont
point incompatibles17 », martèle-t-il, citant en exemples des savants
reconnus qui, selon lui, en avaient fait l’éclatante démonstration, et
au premier rang desquels il convenait de ranger l’incontournable Isaac
Newton.
Défendues par les uns et récusées par les autres, les convictions
religieuses de Newton font partie des questions les plus longuement
disputées par tous les commentateurs du Dictionnaire des athées et de ses
suppléments. S’inscrivant à la suite d’un débat commencé près d’un
siècle plus tôt, il s’agissait de déterminer comment le théoricien de
l’attraction, en même temps qu’il révélait les lois mathématiques et
universelles réglant le mouvement des corps et des planètes, avait pu
persister dans sa croyance en un dessein divin. Maréchal avait résolu
le débat en décrétant que Newton était un homme qui, aimant le repos
par-dessus tout, « ne voulut contredire personne et garda pour lui ses
véritables sentiments » (DA, p. 305). Pour Lalande, le savant anglais
était un homme à deux visages ; l’admiration que l’on pouvait ressentir
pour le mathématicien ne déterminait nullement le sentiment que l’on
devait éprouver devant l’exégète acharné qui scruta les Saintes
Écritures à la recherche de messages prophétiques : « toutes les fibres
de ce cerveau étonnant étaient des fibres calculantes, il n’en restait
point pour la métaphysique ; la nature avait épuisé ses forces pour les
premières, et Newton était d’autant plus fort pour le calcul qu’il était
plus faible ailleurs18 ». Lalande convenait que le prestige et l’autorité
17. Ibid., p. 116.
18. Jérôme Lalande, op. cit., p. 23.
Le Dictionnaire des athées de Sylvain Maréchal
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du grand Newton étaient « d’un poids effrayant » contre l’athéisme,
mais que les « rêveries » sur l’Apocalypse qu’il composa vers la fin de
sa vie, et qui furent publiées après sa mort, suggéraient que sa dévotion
était celle d’un homme qui n’avait plus toute sa tête. Et Lalande de
regretter qu’on ait ainsi livré à la postérité ce qui aurait dû rester
inconnu du grand public : « il me semble que les éditeurs auraient pu
respecter davantage la mémoire de ce grand homme19 ».
Cette bataille autour de la mémoire de Newton s’inscrit dans une
série de débats et de publications qui, au même moment, contribuent
à remettre son nom à l’ordre du jour. D’une part, de 1799 à 1805, les
quatre premiers volumes de la Mécanique céleste de Laplace, surnommé
par ses contemporains le « Newton français », viennent apporter des
solutions mathématiques à certains problèmes auxquels s’était jusquelà heurtée la mécanique newtonienne. Sans explicitement rejeter
l’hypothèse d’une intervention divine pour expliquer l’arrangement
des planètes, les calculs de Laplace apportaient de nouvelles réponses
pour expliquer mathématiquement l’ordre et la stabilité du système
solaire. D’autre part, on assiste dans la presse à une étrange croisade
menée contre le savant anglais par la plume polémique de LouisSébastien Mercier. De 1800 à 1806, celui-ci inonde les journaux de
la capitale d’articles et de pièces satiriques avec le but avoué de déboulonner la statue du père de l’attraction. L’ambition de Mercier de
« ruiner la chimère du romancier Newton20 » et de démontrer la
« fausseté » de la révolution de la Terre autour du soleil culmine avec
la publication de son traité De l’impossibilité du système de Copernic et de
Newton. L’ouvrage laissera bouche bée les contemporains surpris de
voir un écrivain sans formation scientifique défendre le géocentrisme
sur la seule base de son scepticisme à l’égard des faits mathématiques.
Dans le contexte de cette appréciation différenciée de l’héritage de
Newton, ses idées religieuses se retrouvaient donc au centre d’un
questionnement touchant sa capacité à incarner pour le siècle à naître
le modèle scientifique et philosophique indépassable qu’il avait été
pour les Lumières. Sa forte présence dans les discours tant scientifiques
qu’antiscientifiques, tout comme son rôle central dans les débats
touchant la conciliation entre vérité mathématique et vérité religieuse,
montrait sa capacité à opérer comme référent à partir duquel ou contre
19. Ibid., p. 25.
20. Louis-Sébastien Mercier, De l’impossibilité du système de Copernic et de Newton, p. xxxix. Sur l’histoire de cette querelle, je me permets de renvoyer à mon article « Comme un dindon à
la broche. La campagne de Louis-Sébastien Mercier contre Newton ».