Action publique et mobilisations face aux populations mobiles

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Action publique et mobilisations face aux populations mobiles
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Colloque international
Nantes — 13, 14 et 15 juin 2007
A
Atteelliieerr 33 –– TTeerrrriittooiirreess,, eessppaaccee ppuubblliicc
Action publique et mobilisations face aux populations
mobiles « indésirables »
Le cas des gens du voyage et des rave-parties
Marie BIDET et Loïc LAFARGUE de GRANGENEUVE
Institut des Sciences sociales du Politique (ISP)
ENS de Cachan
[email protected]
[email protected]
Parmi les populations désignées comme problématiques par les autorités politiques,
nombreuses sont celles dont le rapport au territoire est incertain, voire précaire (SDF, gens du
voyage, prostituées, adeptes des rave-parties, squatteurs…). Certains ne correspondent pas à la
définition classique d’un habitant, tels les SDF et les gens du voyage, dont la « résidence » est
mouvante (même s’ils peuvent parfois « habiter » des lieux pour une certaine durée) – ce qui peut
restreindre l’accès à la citoyenneté et au droit. Pour d’autres, la précarité de leur présence dans un
lieu résulte de la recherche de clandestinité ou en tout cas de discrétion, en raison de l’illégalité de
leurs pratiques et / ou de la réprobation morale qu’elles suscitent (stationnement illicite, squat,
prostitution, rave-parties).
Face à ces groupes sociaux aux pratiques déviantes, les autorités politiques mettent en place
depuis quelques années des dispositifs de contrôle spécifiques, dans une optique de gestion des
risques souvent ambiguë : on ne sait pas toujours s’il s’agit de prévenir les risques encourus par
ces groupes ou ceux que leur présence ferait courir aux populations environnantes (les riverains).
Or, la criminalisation et / ou la stigmatisation des conduites déviantes de ces populations
provoque des réactions hostiles dans la population « générale », qui se traduisent par des
mobilisations de type NIMBY (Not In My Backyard) au niveau local.
Au total, le résultat de ce type de politiques publiques menées en direction de populations
problématiques est souvent contre-productif, puisqu’on n’assiste pas à la « normalisation » des
comportements de ces groupes, mais bien plutôt à une plus grande exclusion, voire à une
radicalisation de leurs pratiques. L’action publique crée des situations de conflit au niveau local
dont la gestion, nécessaire, est alors rendue paradoxalement plus délicate. C’est ce paradoxe que
nous voudrions analyser dans cette communication, à partir de l’étude de deux groupes visés par
ces politiques publiques en France : les gens du voyage et les adeptes de rave-parties.
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Colloque international – Nantes, 13 14 et 15 juin 2007
« La fabrique de populations problématiques par les politiques publiques »
La loi Besson votée en 2000 détermine ainsi les obligations d’accueil des gens du voyage
incombant aux communes, mais l’installation prévue d’une aire d’accueil déclenche souvent le
soulèvement de la population locale. Les discours mythiques autour des gens du voyage refont
surface et donnent l’occasion aux élus de stopper leurs démarches, inquiets des répercussions
électorales de ces choix. Qu’il s’agisse d’un stationnement autorisé ou non, les actes de
délinquance sont généralement attribués à la présence de ces « étrangers ». Que la commune ait
répondu ou non à ses obligations, la localisation du stationnement ou encore les interventions des
forces de l’ordre ne font que renforcer cette stigmatisation.
Les rassemblements dédiés à la musique techno – les raves – ont aussi fait l’objet d’une
législation spécifique en 2002, notamment en raison de la présence massive de drogues.
L’interdiction de certaines raves a débouché à de nombreuses reprises sur de violents
affrontements entre « teufeurs »1 et forces de l’ordre. L’État a alors opté pour une stratégie
différente en cogérant l’organisation de teknivals officiels (raves géantes) depuis 2003, mais ceuxci provoquent souvent une opposition d’ampleur considérable. Tout se passe comme si la présence
massive des forces de l’ordre renforçait le sentiment d’insécurité, dans la mesure où celle-ci est
censée témoigner du danger encouru par les habitants.
Tout d’abord, il convient de mettre en évidence les caractéristiques déviantes des deux groupes
sociaux étudiés qui sont à l’origine de leur inscription sur l’agenda politique. L’analyse portera
ensuite sur les phénomènes de stigmatisation qui résultent de l’intervention publique.
I. Des groupes déviants qui déclenchent une intervention publique
De manière générale, les populations mobiles précaires sont, au regard de ces simples
caractéristiques, des groupes sociaux déviants. Nous préciserons tout d’abord ce qui fait des
groupes que nous avons étudiés, les gens du voyage et les teufeurs, des groupes particulièrement
déviants. L’analyse portera ensuite sur la mise sur agenda de ces déviances comme problème
public.
I. 1. Une population de marginaux aux pratiques déviantes ?
L’itinérance comme caractéristique de la déviance
Caractéristique majeure du groupe dit des « gens du voyage »2, l’itinérance constitue une
marque de déviance. Le nomadisme est d’ailleurs visé dès le XVe siècle par des textes réglementant
la présence de vagabonds et de commerçants ambulants susceptibles de perturber l’ordre public.
Sous le gouvernement de Vichy, c’est encore l’itinérance qui fait l’objet de rapports et des décrets
relatifs à l’interdiction de circulation des nomades sur la totalité du territoire3. Ces derniers sont
alors suspectés d’être des espions.
Outre leur mode de vie qui est directement stigmatisé, la mise en cause de leurs biens matériels
(voitures et caravanes trop luxueuses par rapport à leurs revenus) et de l’origine de leurs revenus,
la scolarisation discontinue de leurs enfants ou encore l’assimilation des aires d’accueil à des zones
de non-droit alimentent un discours ancestral. Ceux qui exercent des activités ambulantes –
forains, commerçants sur les marchés, circassiens 4 – sont généralement mieux considérés. Ayant
une activité légale et donc des revenus légitimes, ils sont d’autant mieux vus qu’ils apportent une
1
Amateurs de fêtes techno, notamment illégales (teuf : fête en verlan).
Nous choisirons d’utiliser ici l’expression « gens du voyage » puisque c’est cette expression qui est utilisée dans
tous les textes législatifs. La construction même de cette catégorie administrative pourrait faire l’objet d’une étude à
part entière, vraisemblablement révélatrice des modalités de traitement de cette population par les pouvoirs publics.
3
Décret du 6 avril 1940 publié au J.O. des 8 et 9 avril 1940 relatif aux nomades. Ce dernier favorise alors
l’assignation à résidence des nomades et est renforcé par l’ouverture de vingt-sept camps d’internement en France
où Juifs, Tziganes et réfugiés républicains de la guerre d’Espagne sont enfermés. Cf. PESCHANSKI Denis, Les
Tsiganes en France, 1939-1946, Paris, CNRS Éditions, 1994 ; AUZIAS Claire, Samudaripen, le génocide des Tziganes,
Paris, L’esprit frappeur, 2000.
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Bien que certains forains et circassiens ne soient pas des « gens du voyage » ou ne se revendiquent pas de ce
groupe d’appartenance.
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plus-value économique non négligeable. Leur mode de vie devient alors nécessaire à l’exercice de
leur profession. Ceux qui ne travaillent pas – la majorité aux yeux des sédentaires – vivraient alors
des seuls minima sociaux.
Cette population est donc largement assimilée non seulement à la marginalité mais aussi à la
précarité. Vivre en caravane représente d’ailleurs pour la majorité des sédentaires un signe de
précarité. Le développement de l’habitat permanent en camping – et notamment dans des
caravanes – est d’ailleurs aujourd’hui caractéristique d’une population paupérisée qui est dans
l’incapacité d’avoir un logement « en dur »5. De ce point de vue, il faut noter que les aires d’accueil,
censées accueillir les « gens du voyage », sont désormais comptabilisées comme faisant partie des
logements sociaux6.
Un lien originel entre techno et marginalité sociale
Née dans les villes industrielles du Nord des États-Unis, la musique techno est également liée
dès l’origine à des groupes minoritaires. Ainsi, la house est diffusée à Chicago au milieu des années
1980 dans des clubs fréquentés par des homosexuels et/ou des afro-américains de la ville7. À ses
débuts, la techno est donc fortement associée à une forme de marginalité sociale, puisque son
public présente des caractéristiques minoritaires relatives à l’origine ethnique et/ou à l’orientation
sexuelle.
Au sein du mouvement techno, les plus grandes formes de déviance se retrouvent ensuite dans
les rave-parties qui apparaissent en Angleterre à la fin des années 1980, ces fêtes clandestines et
gratuites organisées en plein air ou dans des bâtiments désaffectés. Des connexions apparaissent
alors avec le mouvement punk, né et très présent en Angleterre, a priori assez éloigné du
mouvement techno, mais dont une branche nomade – les travellers – avait déjà mis en place des
concerts gratuits (free festivals) en réaction aux grands festivals de rock payants et en toute
illégalité. Les sound-systems 8 techno prennent pour modèle les sound-systems punk, eux-mêmes
importés de Jamaïque9. Le lien entre techno et marginalité perdure, sous la forme de l’engagement
d’acteurs issus d’un mouvement qui prône l’autogestion et se revendique des théories anarchistes.
L’idéologie libertaire que l’on retrouve dans le mouvement techno et le nomadisme de certains de
ses acteurs sont aussi la conséquence de cette rencontre.
I. 2. Politisation et mise sur agenda
L’organisation de l’accueil des « gens du voyage », réponse au désordre public
Si le nomadisme est de facto qualifié de pratique déviante, sa contrepartie – le stationnement et
l’accueil – pose également problème. Il apparaît alors nécessaire aux pouvoirs publics de tenter
d’organiser le stationnement des caravanes afin de limiter les stationnements spontanés. Dans les
années 1990, en effet, à la veille de la présentation du projet de loi relatif à l’accueil des gens du
voyage, le nombre de stationnements spontanés est en augmentation. Les stationnements de
caravanes dans les zones industrielles, les parkings des grandes surfaces et les stades se
multiplient, mettant les élus devant le « fait accompli ». Ils engendrent alors la plupart du temps
de nombreuses plaintes de la population locale, de violents rapports de force et d’importantes
dégradations. On assiste ainsi à un renforcement du stationnement des gens du voyage sous la
forme de groupes numériquement importants. Cette nouvelle stratégie se met en place afin de
rendre leur expulsion plus difficile (il est plus simple de procéder à une expulsion pour trois
caravanes que pour une dizaine).
5
Cf. Fondation Abbé Pierre, L’état du mal-logement en France, rapport annuel, 2007.
Loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006 portant engagement national pour le logement (1) (articles 1, 65 et 89).
7
PETIAU Anne, « L’expérience techno, des raves aux free-parties », in MABILON-BONFILS Béatrice (dir.), La fête
techno. Tout seul et tous ensemble, Paris, Autrement, 2004, p. 29.
8
Le sound system désigne l’ensemble du matériel sonore nécessaire pour diffuser de la musique dans une rave-party
et, par extension, le petit groupe de personnes (artistes, DJ, techniciens…) qui l’utilise.
9
TESSIER Laurent, « Musiques et fêtes techno : l’exception franco-britannique des free parties », Revue française de
sociologie, vol. 44, n° 1, janvier-mars 2003, p. 75.
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C’est dans ce contexte que les élus locaux, généralement députés et maires, en appellent à l’État
pour traiter ce problème du stationnement « spontané » pour les uns et « sauvage » pour
d’autres10. L’Association des Maires de France (AMF) se fait d’ailleurs le porte-parole des élus
locaux en évoquant le besoin d’une « action rapide » de l’État11 lors de son Congrès annuel en
1998. L’AMF devient ainsi un partenaire de travail important de Louis Besson dans la rédaction du
projet de loi relatif à l’accueil des « gens du voyage ». Confronté d’une part à l’échec de l’article 28
de la loi du 31 mai 199012 et d’autre part à la pression des élus locaux, le secrétaire d’État au
logement estime alors qu’une nouvelle législation est nécessaire. Il souhaite proposer une loi qui
implique le « passage d’une obligation morale à une obligation effective ». La loi du 5 juillet 2000
relative à l’accueil et l’habitat des gens du voyage prévoit ainsi la réalisation de schémas
départementaux, véritables cartographies des aires d’accueil et des aires de grand passage destinées
à accueillir des grands groupes (50 à 200 caravanes13). Afin de contraindre les communes, cette
obligation est renforcée par un calendrier de réalisation et par le pouvoir de substitution du préfet
qui, au terme de ces délais, peut réaliser à la place de la commune concernée les dispositifs d’accueil
prévus par le schéma départemental.
De même, face aux contraintes précédemment décrites, la loi prévoit pour les communes le
financement de la réalisation14 et de la gestion15 des aires d’accueil. Mais l’effort des maires est
également « récompensé » par le renforcement de leurs pouvoirs de police : à partir du moment où
la commune est en règle avec le schéma départemental, le maire peut prendre un arrêté interdisant
tout stationnement en dehors de l’aire d’accueil existante. En contrepartie – et dans l’esprit d’un
juste équilibre entre droits et devoirs – les « gens du voyage » se voient garantir a priori un accueil
dans des conditions décentes. Ces « obligations réciproques » apparaissent aussi comme des
arguments susceptibles d’être utilisés par les maires qui souhaitent réaliser ces structures d’accueil
pour convaincre « leur » population locale. La loi Besson de 2000 vise en effet une
institutionnalisation de l’accueil des « gens du voyage », une sorte d’organisation de l’accueil
censée réguler les conflits et régler les problèmes des stationnements illicites. Elle doit ainsi
permettre à terme une cohabitation entre riverains, élus et « gens du voyage ». Une partie de ces
derniers voit plutôt dans cette loi un moyen de suivre et de contrôler leurs déplacements.
L’amendement Mariani fait écho à l’exaspération des maires face aux raves
La mise sur agenda des raves clandestines ou free-parties résulte également de l’expansion de ce
phénomène à la fin des années 1990 en France. Au printemps 2001, le député RPR du Vaucluse
Thierry Mariani dépose un amendement au projet de loi sur la Sécurité quotidienne du
gouvernement de gauche plurielle dirigé par Lionel Jospin. Il vise à encadrer les rave-parties, et
cible en particulier les raves illégales, « sauvages » : le texte impose une déclaration préalable en
préfecture pour toute rave et prévoit la saisie du matériel de sonorisation dans le cas contraire.
Depuis quelque temps déjà, de nombreux élus sont préoccupés par la question des raves
illégales. Ces parlementaires, qui sont souvent également des maires en raison du cumul des
10
Le stationnement « spontané » est souvent usité pour décrire le stationnement de caravanes sur un territoire qui
n’a aucune structure d’accueil. Le stationnement « sauvage » se caractérise plus généralement par son illégalité et
par la remise en cause de l’ordre public qu’il induit.
11
GOTMAN Anne, « L’hospitalité façonnée par le droit : la loi Besson sur l’accueil et l’habitat des gens du voyage »
in GOTMAN Anne (dir.), Villes et hospitalité. Les municipalités et leurs étrangers, Paris, Fondation de la Maison des
Sciences de l’Homme, 2004, p. 199-234.
12
Article spécifique dans une loi générale sur l’exclusion et l’habitat visant à ce qu’un schéma départemental
prévoyant les différentes aires d’accueil sur le territoire soit conçu et que les communes de plus de 5 000 habitants
possèdent toutes une aire d’accueil. Le maire qui aura réalisé une aire d’accueil pourra alors interdire le
stationnement sur le reste du territoire communal.
13
D’après la circulaire n° 2001-49/UHC/IUH1/12 du 5 juillet 2001 relative à l'application de la loi n° 2000-614 du
5 juillet 2000 relative à l'accueil et à l'habitat des gens du voyage.
14
À hauteur de 70% (d’un plafond défini) par l’État.
15
Sous la forme d’une aide forfaitaire aux communes, EPCI ou autres personnes morales (type association…).
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mandats, sont confrontés à la présence de ces rassemblements sur leur commune sans pouvoir
véritablement intervenir, et / ou sont sensibilisés à la question par des agriculteurs ou des riverains
qui subissent ces fêtes et leurs conséquences (occupation illégale d’un terrain privé, dégradations
des cultures, nuisances sonores…) : « le maire ne peut interdire une telle manifestation, au titre
de son pouvoir de police administrative, parce qu’il n’est pas informé préalablement de son
déroulement (…). Les attributions du maire étaient juridiquement suffisantes mais concrètement
insuffisantes pour empêcher ou encadrer une rave party (…). La nouvelle réglementation était une
nécessité », estime le juriste Jean-Christophe Videlin16. De ce point de vue, cet amendement
représente pour les élus concernés un début de solution. Il est intégré au projet de loi qui est voté
en octobre 2001. Le décret d’application correspondant paraît début mai 2002, entre les deux tours
de l’élection présidentielle.
II. Une intervention publique qui renforce la stigmatisation
Ces lois relatives à l’accueil des « gens du voyage » ou à l’organisation des rave-parties visent
une « normalisation » du phénomène et une pacification des relations entre « gens du voyage »
ou teufeurs d’une part, riverains et élus d’autre part. Néanmoins, force est de constater que
l’intervention publique, sous différentes formes, conduit aussi en partie à renforcer la
stigmatisation des groupes concernés.
II.1. L’intervention publique législative comme processus de stigmatisation
Dans le cas des « gens du voyage », de nouvelles lois suivent la loi Besson et accentuent l’image
négative de cette population. L’État ayant décidé de gérer les très grands rassemblements (un à
quatre par an et plusieurs milliers de caravanes), il revient donc aux collectivités locales de mettre
en œuvre les deux autres types d’accueil : quotidien, et celui relatif aux grands passages.
Paradoxalement, on assiste d’un côté à un renforcement de la législation visant la simplification de
l’accueil pour les élus, et de l’autre à des réactions locales d’élus et de riverains mécontents qui
remettent en cause l’action de l’État et de ses administrations déconcentrées (voir infra).
La loi Besson du 5 juillet 2000 est progressivement renforcée par un nouvel arsenal législatif,
dont les articles 53 à 58 de la loi sur la sécurité intérieure (LSI) 17. Le stationnement illicite devient
un acte pénal, et les sanctions individuelles sont lourdes (amendes, saisie des véhicules…).
L’expulsion est simplifiée pour les communes en conformité avec le schéma départemental. Suit
une circulaire en août 200618 qui vise à limiter l’investissement financier des collectivités locales
dans la réalisation des aires d’accueil. Enfin, la récente loi relative à la prévention de la
délinquance19 vient modifier les modalités d’expulsion des groupes. Pour le ministère de
l’Intérieur, il s’agit de renforcer les pouvoirs de police du maire tout en l’obligeant à réaliser des
aires d’accueil. Il n’est d’ailleurs pas question de stigmatiser les populations concernées par ces
textes mais bien de faciliter l’expulsion des gens du voyage et, de facto, de simplifier les problèmes
des élus locaux.
Néanmoins, force est de constater que la LSI rattache, dans son contenu, les « gens du
voyage » aux prostituées et autres jeunes des « quartiers difficiles » : elle qualifie ainsi cette
population de problématique et déviante. Le simple fait que la population des « gens du voyage »
soit un des objets de la loi relative à la prévention de la délinquance ne vient que renforcer une
stigmatisation préexistante et latente. Par ailleurs, les peines assorties au stationnement illicite
16
VIDELIN Jean-Christophe, « Le régime juridique des rave parties », Actualité Juridique. Droit Administratif,
24 mai 2004, p. 1070 et 1072. Nous soulignons.
17
Loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure. Les articles 53 à 58 concernent plus
particulièrement les gens du voyage.
18
Circulaire N° NOR/INT/D/06/00074C du 3 août 2006 : Mise en œuvre des prescriptions du schéma départemental
d'accueil des Gens du voyage.
19
Loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance. Les articles 27 et 28 concernent plus
particulièrement les gens du voyage.
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déplacent l’accueil des « gens du voyage » de la sphère publique et collective vers la sphère privée
et individuelle. Classifier le stationnement illicite comme délit au même titre que la conduite en
état d’ivresse incrimine non seulement l’individu mais aussi le mode de vie, ici le nomadisme.
II. 2. L’action de l’État à l’origine de controverses politiques locales
Dans le cas des raves, l’action que l’État engage suite au décret paru en 2002 suscite rapidement
des controverses politiques importantes. Durant l’été 2002, le nouveau gouvernement applique la
loi avec fermeté et réprime de nombreuses raves clandestines. Mais sa position évolue très vite et le
ministère de l’Intérieur décide d’accompagner l’organisation de raves géantes, les teknivals, qui
rassemblent des dizaines de milliers de personnes pendant plusieurs jours.
En tant que rassemblements de masse fortement médiatisés, les teknivals suscitent de
nombreuses réactions, et ce, d’autant plus que la mobilisation des services de l’État – et du
ministère de l’Intérieur en particulier – est patente. De fait, ils provoquent souvent une opposition
d’ampleur considérable. Lorsqu’un lieu est pressenti pour accueillir un teknival, on assiste en règle
générale à une mobilisation politique locale destinée à éviter un tel choix. Les riverains du site
concerné s’inquiètent des nuisances – réelles ou supposées – qu’est susceptible de produire un tel
rassemblement (voir infra). Les élus relaient leurs demandes et interpellent le préfet du
département ou le ministère. Si le site envisagé est en zone protégée, des associations de protection
de l’environnement tentent également de s’opposer à la tenue du teknival, comme à Marigny
(Marne) en 2005. Les agriculteurs, dont les terres peuvent être réquisitionnées, expriment
également leur mécontentement. Au total, on a souvent une coalition qui se forme au niveau local
et qui dirige ses critiques contre la préfecture et le ministère de l’Intérieur.
La presse locale joue ici un grand rôle puisqu’elle se fait souvent l’écho des inquiétudes des
riverains. Il faut rappeler qu’« une des particularités françaises en matière de presse est la faiblesse
du tirage des journaux nationaux et, au contraire, la vitalité de la presse régionale ou locale (…).
On trouve dans la presse locale, fidèlement retranscrit, tout ce qui fait la vie sociale quotidienne
des collectivités locales, ce qui est au centre des discussions et des commérages (…). Ces
journaux [sont] écrits avec l’aide d’une partie de la population et lus par son écrasante majorité
(…). Cette presse a une fonction d’intégration locale ; c’est tout le groupe local qui se lit et se
reconnaît à travers le journal »20. Ainsi, les teknivals occupent souvent le devant de la scène : ils
font en général la « une » des quotidiens locaux avant, pendant et après leur déroulement (et
plusieurs pages leur sont consacrées à l’intérieur du journal).
En Bretagne, les deux teknivals les plus importants de 2006, celui du début de l’été à Vannes et
celui de décembre à Rennes (en marge du festival des Transmusicales) ont fait l’objet d’une
couverture intensive de la part de Ouest-France ; on peut même parler d’un véritable feuilleton,
dans la mesure où les incertitudes pesant sur la tenue ou non de la manifestation, sur le site
choisi, ajoutées aux problèmes rencontrés lors de précédentes éditions, ont permis de produire des
articles très en amont de la manifestation – en l’occurrence plusieurs semaines avant. Ce colonel
de gendarmerie explique ainsi21 :
« Une manifestation comme ça, elle va déclencher un tremblement de terre au niveau de la
population locale et des médias locaux, forcément. Le vendredi, c’est l’arrivée des médias
nationaux ; si tout s’est bien passé dans la nuit du vendredi, le samedi, vous n’avez déjà plus
que les médias locaux : les médias nationaux ne sont là que pour la catastrophe. S’il n’y a pas
de catastrophe, ils s’en vont, ça devient un non-événement.
Donc vous avez systématiquement dans les premiers jours une montée en épingle de quoi
que ce soit. Un incendie mineur, c’est la moitié du camp qui part en flammes ; une
20
BEAUD Stéphane, WEBER Florence, Guide de l’enquête de terrain. Produire et analyser des données
ethnographiques, Paris, La Découverte, Guides Repères, 1998, p. 86-87.
21
Entretien, février 2007.
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« La fabrique de populations problématiques par les politiques publiques »
agression, ça y est, c’est l’émeute ; c’est le risque. Donc il faut une filière communication
extrêmement structurée et extrêmement réactive, pour tout de suite remettre dans le
contexte par une micro-conférence de presse ce qui s’est réellement passé, ça part de là, ça se
termine là. Point. Et ça se passe très bien (…).
La presse locale, c’est toujours pareil : au début, c’est la grande peur ; après, c’est l’euphorie,
tout va bien ; et après, c’est le catastrophisme, selon qu’on a eu des drames humains avec des
agressions aux personnes, des détresses physiques que les secours n’ont pas pu pallier, ou
des destructions sur place qu’on n’a pas pu éviter, les gens pleurent, après, sur leur pré
perdu. On a un cycle : inquiétude, euphorie, désespoir ».
Les autorités connaissent bien le rôle-clef de la presse locale, qui fonctionne comme une
interface auprès des habitants. Si elle exprime les craintes, elle peut donc aussi servir de relais aux
pouvoirs publics lorsqu’il s’agit de mettre un terme aux rumeurs.
II. 3. L’hostilité des riverains
La plupart du temps, le stationnement et l’accueil des « gens du voyage » suscitent très
rapidement de violents heurts et de virulentes oppositions, qu’il s’agisse d’un projet ou d’un
stationnement réel. Les riverains, c’est-à-dire les habitants qui résident à « proximité »22 du lieu de
réalisation de l’aire d’accueil ou d’un stationnement, sont généralement les premiers à se mobiliser
contre, qu’il s’agisse d’un appel téléphonique en mairie pour « prévenir » ou bien d’une action plus
organisée sous la forme d’association.
Les opposants à la construction d’une aire d’accueil mettent en avant différents problèmes tels
que l’augmentation prévisible de l’insécurité – vols, viols, trafics – ou encore la dépréciation des
biens immobiliers situés à proximité d’un tel équipement. L’augmentation des rondes de
surveillance des forces de l’ordre suite à l’arrivée d’un grand groupe peut, de fait, accentuer la
suspicion de délinquance envers les « gens du voyage ». De même, la moindre infraction leur sera
directement imputée.
Lorsque la décision d’implantation ne fait pas l’objet d’une concertation avec les riverains, ces
derniers critiquent le manque de transparence de la commune vis-à-vis de ce projet. Les élus
semblent en effet réserver le principe du débat public à d’autres pans de leurs politiques
municipales, ce qui ne facilite pas la réalisation des aires d’accueil. Dans cette perspective, il est
néanmoins intéressant de prendre en compte le coût électoral de l’installation d’une aire d’accueil.
Les réactions hostiles des riverains sont alors utilisées comme argument par des élus évoquant
leur solitude face à un État absent qui leur a délégué un problème politiquement délicat à gérer.
Dans le cas des teknivals, les riverains sont également les premiers concernés par la présence
éventuelle d’un tel rassemblement à proximité immédiate de leurs habitations ou de leur outil de
travail. Ce qui frappe, c’est le rôle que jouent les rumeurs dans leur mobilisation, en ce qui concerne
bien sûr les nuisances sonores (amplitude, degré…), mais aussi et surtout le public du teknival :
celui-ci est souvent réduit à une foule de marginaux, de drogués, bref de « sauvages », prête à
déferler sur les habitations rurales pour commettre toutes sortes d’infractions (vols, dégradations,
squats…). C’est ce que révèle entre autres l’analyse du forum mis en place par Ouest-France sur
son site internet (les contributeurs mentionnant en général leur lieu de résidence) à l’occasion du
teknival qui s’est déroulé sur l’aérodrome de Vannes-Meucon (Morbihan) au début de l’été 2006.
Une enquête sur place a permis également de noter que les habitants des communes adjacentes
avaient mis en œuvre des stratégies opposées : certains sont partis pendant tout le week-end pour
éviter toute nuisance, d’autres au contraire ont préféré rester pour veiller sur leurs biens ; certains
ont fait venir un huissier quelques jours avant pour constater l’état de leur maison au cas où des
dégradations seraient commises. Ces comportements excessifs sont sans doute minoritaires,
22
La notion même de proximité doit être relativisée puisque les projets d’aire d’accueil mobilisent généralement des
riverains très éloignés (plus de 30 kilomètres dans les cas observés).
7
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« La fabrique de populations problématiques par les politiques publiques »
certes ; ils provoquent en outre l’indignation ou l’ironie d’autres habitants qui stigmatisent des
réactions disproportionnées. Néanmoins, ils sont tout de même révélateurs d’une tonalité générale
plutôt hostile qui existe chez les riverains.
Conclusion : à l’épreuve du syndrome NIMBY
Au total, les réactions dominantes des différents acteurs locaux concernés par l’accueil des
« gens du voyage » ou par l’organisation de raves peuvent être résumées sous la forme de l’effet
NIMBY : Not In My Back Yard, c’est-à-dire littéralement « pas dans mon arrière-cour ». Cette
notion sert à qualifier l’argument (et la mobilisation qui le porte) consistant à dire : « on n’a rien
contre, mais on n’en veut pas chez nous », ou encore : « c’est où vous voulez, mais pas chez
moi ». Apparu aux États-Unis à la fin des années 1960, le phénomène NIMBY, qui caractérisait
initialement l’opposition des riverains à l’implantation d’équipements polluants, s’applique
désormais à de nombreux projets imposés au nom de l’intérêt général mais considérés comme
porteurs de nuisances23. Les exemples sont très nombreux : prison, décharge, centrale nucléaire,
infrastructures routières ou ferroviaires… Plus précisément, la « théorie » décrite sous le terme de
syndrome NIMBY est formulée ainsi par Arthur Jobert : « l’implantation de tout équipement
collectif crée des nuisances pour les riverains proches de l’équipement alors qu’ils n’en tirent pas
d’avantage direct »24. Elle dessine, de manière réductrice, voire caricaturale, la figure d’individus à la
fois rationnels (car ils font un calcul coût / avantage de type économique) et pathologiques (dans
la mesure où les nuisances sont surestimées, voire fantasmées)25.
Au-delà, et même si on ne peut l’y réduire, une mobilisation de type NIMBY peut s’analyser
comme une contradiction entre intérêt particulier et intérêt général : l’action collective vise avant
tout le lieu d’implantation de l’équipement ou de la manifestation ; en tant que telle, la finalité du
projet n’est pas remise en cause. Schématiquement, le raisonnement est celui-ci : « il faut des
prisons, des décharges, etc., mais pas ici ». Or, dans le cas des teknivals (et des raves en général),
la mobilisation concerne également la légitimité de ce type de rassemblements, ainsi que celle de
l’implication de l’État26. Ce constat est aussi valable dans le cas de l’accueil des « gens du voyage ».
Les contestations montrent que c’est la légitimité de l’obligation légale d’accueil de cette
population qui est remise en cause (les campings semblent suffisants, cela n’arriverait pas si les
« gens du voyage » étaient sédentaires, etc.).
Ces projets d’équipement public ou d’encadrement d’une manifestation ne correspondent ni
aux intérêts personnels des habitants ni à leur définition de l’utilité publique, ce qui les rend de
fait problématiques. Dans d’autres cas (tracés de ligne TGV, déchetterie…), cette opposition
révélerait le souhait des habitants de faire de la politique, au sens de participer à la vie de la cité27.
La démocratie participative et le débat public28 semblent ainsi devenir des outils indispensables,
mais pas toujours suffisants, pour élaborer un consensus en vue de l’accueil de populations
considérées comme « indésirables ».
23
Cf. par exemple DEAR Michael, « Understanding and Overcoming the NIMBY Syndrome », Journal of the
American Planning Association, 58 (3), 1992, p. 288-300, et TROM Danny, « De la réfutation de l’effet NIMBY
considérée comme une pratique militante », Revue française de science politique, 49 (1), 1999, p. 31-50.
24
JOBERT Arthur, « L’aménagement en politique ou ce que le syndrome NIMBY nous dit de l’intérêt général »,
Politix, n° 42, 1998, p. 71.
25
Ibid., p. 72.
26
Bien entendu, les projets de construction de centrale nucléaire, de prison, etc., peuvent également susciter des
mobilisations qui contestent le bien-fondé de ces équipements.
27
LOLIVE Jacques, « La montée en généralité pour sortir du NIMBY. La mobilisation associative contre le TGV
Méditerranée », Politix, n° 39, 1997, p. 109-130.
28
BLATRIX Cécile, « Devoir débattre. Les effets de l’institutionnalisation de la participation sur les formes de
l’action collective », Politix, vol. 15, n° 57, 2002, p. 17-35.
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