LES ORIGINES DE LA FETE DES ROIS MAGES

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LES ORIGINES DE LA FETE DES ROIS MAGES
Rotary Club de Colmar – Conférence du 8 janvier 2008
LES ORIGINES DE LA FETE DES ROIS MAGES
par Jean-Marie SCHMITT
La pérégrination de mages ou de dignitaires religieux aux fins de
" reconnaître " dans un nouveau-né ou un enfant, l’héritier d’une dynastie
royale ou initiatique, est un thème récurrent aussi bien dans le Proche-Orient
antique que dans des cultures plus éloignées ou plus récentes (par exemple
dans le bouddhisme tibétain avec la recherche de l’enfant sensé réincarner le
Dalaï Lama). Matthieu, auteur de l’un des Evangiles, insère un tel épisode
dans son chapitre II, verset 2, où il est question de mages suivant la course
d’un astre qui les aurait menés à Jérusalem, puis de là jusqu’à Bethléem au
lieu de naissance de Jésus : " Des mages d’Orient arrivent à Jérusalem et
disent : où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Car nous avons vu son
étoile en Orient et nous sommes venus pour l’adorer ". Au verset 12, ayant
trouvé l’enfant, " ils lui offrent en présent de l’or, de l’encens et de la
myrrhe ", éléments qui confèrent à leur destinataire une dimension royale et
sacerdotale, voire divine.
On sait que les rédacteurs des Evangiles, textes dont les premières copies
connues sont largement postérieures aux événements qu’ils sont sensés
relater, n’étaient pas des historiens objectifs (pour peu que cette catégorie
eût seulement existé à l’époque) mais des partisans de la dissidence judéochrétienne qui ont truffé leurs textes de citations ou de réminiscences de la
Bible hébraïque, ce qui permettait de faire apparaître la vie de Jésus comme
étant l’accomplissement fidèle des anciennes Ecritures. C’est ainsi que
l’épisode relaté par Matthieu fait clairement référence : d’une part à Isaïe,
chapitre LX, verset 1 : " Lève-toi, sois éclairé, car ta lumière arrive " (il est
question de Jérusalem, dont l’élection est désignée par une lumière astrale),
puis verset 6 : " Ils viennent tous de Saba, ils portent de l’or et de l’encens et
publient les louanges de l’Eternel " ; d’autre part au Psaume LXXII, verset
10, hommage à la fonction royale de Salomon : "Les rois de Tarsis et des
îles lui apporteront des dons, les rois de Sheva et de Saba lui offriront des
présents. Tous les rois se prosterneront devant lui ".
C’est d’ailleurs le nombre de ces présents - le nombre trois étant d’une
grande importance symbolique dans les traditions ésotériques comme dans
les mentalités populaires - qui sera à l’origine de l’usage suivant lequel les
mages de l’Evangile auraient nécessairement dû être trois. Cette analyse
n’est cependant valable que pour la chrétienté d’Occident, car pour les
Eglises de Syrie et d’Arménie il y aurait eu douze mages, nombre tout aussi
symbolique qui fut notamment celui des tribus d’Israël et des apôtres de
Jésus. Le fait de conférer à ces mages les titres de rois remonte au IIIe siècle
de l’ère commune, avec un écrit du commentateur chrétien Tertullien,
probablement soucieux d’insister sur le rapprochement avec les anciens
textes bibliques précédemment cités, textes qui évoquent bien, quant à eux,
des hommages royaux. Il faut cependant attendre le VIIIe siècle pour que le
moine chroniqueur anglo-saxon Bodo, dit Bède le Vénérable, reprenant en
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cela une tradition que l'on faisait remonter à l'apôtre Thomas, confère pour
la première fois aux mages désormais promus rois les noms de Gaspard,
Melchior et Balthasar. Ces noms sont repris au XIIIe siècle par le
compilateur Jacques de Voragine dans sa célèbre Légende dorée, non sans
l'ajout de diverses incongruités. Ainsi selon lui, les rois mages auraient été
dénommés "en grec" Appellus, Amerius et Damascus - alors qu'il s'agit ici
de formes latines !-, ou "en hébreu" Galgalat, Malgalat et Sarathin - des
noms manifestement fantaisistes ! -, ou encore "en latin" Gaspard, Melchior
et Balthasar - alors que ces termes ne doivent à l'évidence rien au latin, ainsi
que nous allons le voir. Au cours du XIVe siècle, la légende s'étoffe encore
sous la plume du religieux carme Jean de Hildesheim qui rédige une
Histoire des trois rois.
Mais arrêtons-nous un instant sur l'étymologie de ces fameux noms.
Celle du premier (Gaspard, Caspar, Kasper…) paraît la moins évidente. Si
elle avait été d'origine latine, Gaspardus, Caspardo pourrait procéder de la
locution per do, "pour donner, pour remettre" (d'où le pardon, remise d'une
faute), avec en préfixe la racine cas- suggérant le "manque de" : mais ce
serait assurément tiré par les cheveux, et Gaspard serait-il venu les mains
vides ? En fait, je risquerais plutôt, à l'instar des deux autres noms que nous
allons examiner, l'hypothèse d'une étymologie proche-orientale, et plus
précisément la racine hébraïque trilittère khaf-shin-pé (KSP) dont dérive
notamment kishouph = magie, émerveillement : ainsi, Gaspard serait tout
bonnement…"le mage" ! D'ailleurs, par le truchement du yiddish, cette
racine hébraïque est passée en Europe germanique et slave pour donner
Kashp'r, celui qui "fait" le mage, "suscite" l'émerveillement, d'où l'allemand
Kasper désignant une représentation humaine "merveilleusement" articulée,
un pantin (d'où Kasperl Theater, "théâtre de marionnettes"). En tout cas, les
noms des deux autres rois mages sont bel et bien d'origine sémitique et
empruntés à des souverains archaïques; de plus, ils signifient tout
simplement… " roi " ! Ainsi Melchior dérive de l’hébreu melech, " roi ",
avec le suffixe attributif -i, soit la contraction melchi " mon roi ", or
signifiant "lumière" : cela donne "mon roi est lumière" (on peut rappeler que
la Genèse mentionne un roi de Salem nommé Melchisédech, melchi tsadik =
" mon roi est juste "). Quant à Balthasar, ce nom vient du cananéen ancien
ou assyrien baal es-sar, littéralement « le maître, le roi » puis par extension
" le prince du dieu Bêl "; c’est le nom du dernier roi de Babylone, également
mentionné dans la Bible.
Plus tard, ces trois personnages seront sensés symboliser les trois races
humaines alors connues, issues selon la Genèse des trois fils de Noé : Sem,
Cham et Japhet (Chem, "le nom", 'Ham, "le chaud", Yaphet, "le beau").
Balthazar serait de Chaldée, Melchior d'Arabie et Gaspard d'Ethiopie…
l’Orient antique étant décidément extensible ! Ils apparaîtront ensuite
représentés avec des traits respectivement européens, asiatiques et africains,
et ce dès la fin du Moyen Age : ainsi, un roi maure est-il notamment figuré
près du portail nord de la cathédrale de Strasbourg, ainsi que sur le tympan
de la collégiale de Thann. La tradition perdure jusqu’aux figurines des
crèches contemporaines.
Au XIIe siècle surgissent dans le Saint-Empire des reliques données pour
celles des rois mages. Un sarcophage renfermant les restes de trois corps
aurait, selon la légende, été trouvé au IVe siècle par l'impératrice Hélène,
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mère de Constantin le Grand, et qui aurait "reconnu" dans ces restes ceux
des mages de l'Evangile. De Constantinople où elles étaient d'abord
conservées, ces reliques furent emportées plus tard à Milan, d'où l'empereur
Frédéric Barberousse les fit transférer en 1164 à Cologne afin de les
remettre à la cathédrale récemment reconstruite. Devenus ainsi les patrons
de la cathédrale et partant de toute la cité, les rois mages y furent désormais
vénérés comme des saints de l’Eglise d'Occident. La fête liturgique assignée
à ces trois figures fut fixée au 6 janvier, en remplacement de la dédicace
d’une sainte vénérée localement. Cette fête paraît alors cependant déjà en
usage dans les Eglises d'Orient, d'où son appellation grecque d'Epiphanie,
signifiant "apparition, manifestation publique", sous-entendu première
manifestation et reconnaissance de la divinité de Jésus.
De Cologne, le culte des rois mages se répand d'abord dans la vallée du
Rhin et gagne notamment l’Alsace, où il se prolonge par des usages
populaires : ainsi les tournées, à travers les rues des villes ou des villages,
d’enfants ou de jeunes gens dont trois sont déguisés en rois et dont l’un
porte une grande étoile de carton fixée au bout d’un bâton. Ces processions
entonnaient des chants spécifiques et s’arrêtaient volontiers devant les
maisons où il pouvait leur être distribué quelques pommes, noix ou fruits
secs; ce genre de coutume a pu perdurer en certains lieux jusque dans les
premières décennies du XXe siècle, et parfois même a été remis en vigueur.
Il demeure en tout cas que ces usages ont contribué à faire de l’Epiphanie
une fête très populaire, préparant ainsi en quelque sorte le terrain à une
coutume encore fort répandue de nos jours, la galette des rois.
La tradition de la galette des rois paraît être née vers la Renaissance au
sein des milieux corporatifs rhénans, à une époque où les guildes urbaines
assuraient un encadrement à la fois économique, social, religieux et même
récréatif de la vie des compagnons de métiers. Les corporations ne
manquaient pas de célébrer par des banquets les principales fêtes religieuses.
Dans les locaux de réunion ou le vin et la bière ne manquaient pas, leurs
membres pouvaient, loin de leurs foyers, se livrer à divers rituels de
confraternité virile, par exemple élire bruyamment un roi de la fête ; et cet
usage s’est tout naturellement cristallisé sur la fête si bien nommée des rois.
Dans le journal tenu par un compagnon verrier de Strasbourg, et retrouvé
par un historien local à la fin du XIXe siècle, nous relevons à la date de
1625 ce qui constitue la première mention connue de la tradition de la
galette des rois en Alsace, et peut-être du même coup dans le monde, tant il
est vrai que l’Alsace fut pionnière en bien des domaines ! Citons ce passage
rédigé en vieil allemand régional
: " Uff der heilige Dreikönigstag
pflegen sie Königskuchen zu backen, und in einem jedwedern Kuchen steckt
eine Bohne, und wer den dieselbige bekompt, der wird für ein König
gehalten ". (Le jour des trois saints rois ils ont coutume de faire des gâteaux
des rois ; dans chacun d’eux est cachée une fève, et celui qui la trouve est
reconnu comme le roi). Mais l’on se demandera peut-être, pourquoi
employer une fève ? D’abord, un haricot durci caché dans un gâteau se
remarque immanquablement à la morsure, tout en étant lui-même un produit
comestible, ce qui ne serait pas le cas d’un caillou ou d’un objet métallique
qui profanerait en quelque sorte la nourriture, et surtout présenterait
beaucoup plus de risques de fracturer une dent. Ensuite, ainsi que le rappelle
l'historien folkloriste Gérard Leser, la consommation de fèves (cuites
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toutefois !) était extrêmement courante en Alsace à l’époque, notamment au
cours des banquets corporatifs, au point de donner lieu à une chanson
satirique dite Bohnelied, "chant du haricot".
Cette coutume de la galette des rois n’a donc guère varié depuis plusieurs
siècles, si ce n’est que les pois secs ont été progressivement remplacés par
des fèves en porcelaine, aux motifs variés et bien vite collectionnés, puis
plus récemment par de petites figurines en matière plastique. L’usage aurait
cependant pu tomber en désuétude si les efforts de communication et de
promotion des professionnels de la boulangerie-pâtisserie n’en avaient
décidé autrement. Naguère confinée au seul jour de l’Epiphanie, c’est
désormais de la fin décembre à la fin janvier que la galette des rois envahit
les rayons des magasins spécialisés comme des supermarchés. Par ailleurs,
si elle demeure majoritairement une préparation de pâte feuilletée fourrée de
frangipane, elle se décline de plus en plus en diverses autres spécialités
sucrées ou salées, ainsi les galettes à la volaille, au boudin blanc ou au
saumon. Enfin, l’on chercherait aujourd’hui avec peine, en Alsace, un
groupe constitué – association, conseil municipal, comité d’entreprise, etc.–
qui ne sacrifie pas au " tirage des rois ", et la publicité souvent donnée par la
presse à cette pratique n'a fait qu’en accroître encore le succès.
L’avenir de la fête des rois mages semble décidément bien assuré, force
étant simplement de reconnaître que cette savoureuse tradition se trouve
désormais bien déconnectée de la quête du Messie…
Orientation bibliographique sommaire
-
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