Les femmes agricultrices brésiliennes, la relation ville

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Les femmes agricultrices brésiliennes, la relation ville
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travauxetdocuments
de l'Unité Mixte de Recherche 6590
ESpacESETSOcIETES
DOSSIER :
Transitionsocialeetenvironnementale
dessystèmesagricolesetagro-alimentaires
auBrésil
mars
2016
40
ESO
UMR 6590
Espaces et Sociétés
universités :Angers-Caen-Le Mans-Nantes-RennesII
Les femmes agricultrices brésiliennes et la relation ville-campagne
à travers la production et la consommation de plantes médicinales
91
Roselí Alves dos Santos
Marcos Aurélio Saquet
Luiz Carlos Flávio
université publique de l’ouest du paraná
– brésil
introduction
les femmes et la sauvegarde des connaissances liées
Ce texte est né des réflexions issues d’un projet de
recherche et de vulgarisation scientifique intitulé: « La
sauvegarde des connaissances traditionnelles sur les
plantes médicinales: une action du Collectif régional
des femmes agricultrices », portant sur l’organisation
des femmes agricultrices et urbaines de la municipalité
de Francisco Beltrão (Paraná, Brésil)1.
À partir de la production, la commercialisation et la
consommation de plantes médicinales, le projet a pour
but la sauvegarde et la mise en valeur des savoirs traditionnels qui représentent une culture paysanne au
Brésil. Cette culture doit être sauvegardée car elle est
menacée par l’agriculture de type industriel qui caractérise les formes capitalistes de production, qui
s‘imposent historiquement aux formes traditionnelles.
La participation des femmes au processus de préservation des connaissances s’avère fondamentale car
elles sont les principales actrices pour cultiver et préparer les herbes médicinales. Elles sont donc les gardiennes de cette connaissance menacée par l’expansion de l’industrie chimique (qui s’est répandue dans le
milieu agricole depuis les années 1960-1970). Les
savoirs et les usages domestiques des plantes médicinales sont des pratiques culturelles, présentes tant en
milieu rural qu’urbain.
Au-delà du recensement des savoirs traditionnels,
ce projet de recherche-action a pour ambition de
contribuer efficacement à combler la distance entre
les agriculteurs familiaux – producteurs d’herbes
médicinales – et les femmes urbaines. Il a pour but de
sauvegarder, approfondir et diffuser l’expertise liée à
la culture de plantes médicinales, dans des jardins et
potagers, en contribuant ainsi à améliorer la qualité de
vie des populations les plus démunies de la périphérie
de Francisco Beltrão.
aux plantes médicinales
1- Ce texte est issu du Programme de bourses de recherche de la
productivité de la recherche et du développement technologique/Extension de la Fondation Araucária
L’agriculture familiale dans le Sud-Ouest du Paraná
est une référence nationale au Brésil. Elle représente
actuellement 89 % des propriétés rurales et occupe
54 % de cette région. Dans certaines municipalités de
la région, l’agriculture familiale est encore plus dominante. C’est le cas de la municipalité de Francisco Beltrão, dans laquelle ces chiffres atteignent 88 % et 69 %,
respectivement, ce qui est supérieur aux moyennes
brésiliennes ou à celles de l‘État du Paraná.
Étroitement liée à cette forme d’usage des sols, on
y observe la grande capacité organisationnelle des
agricultrices (et des agriculteurs) pour s’assurer des
moyens d’insertion sur le marché. Un de ces moyens,
qui vient d’être réhabilité dans la période récente,
concerne notamment la sauvegarde des savoirs et des
coutumes traditionnels, négligés par la domination du
modèle d‘agriculture axé sur l’utilisation des produits
chimiques, au détriment de la valorisation des connaissances et savoirs populaires.
Dans ce contexte, le projet présenté cherche à
mettre en œuvre la sauvegarde des savoirs traditionnels concernant l’utilisation des plantes médicinales,
entraînant ainsi la mise en valeur des pratiques de
valorisation de l’héritage culturel des sujets impliqués,
en particulier celui des femmes qui, en général, sont
détentrices de cette forme de connaissance. Il s’agit de
soutenir ainsi des politiques d’action sociale, à travers
des actions de sauvegarde et de mise en valeur de la
culture populaire liée à l’utilisation de ces plantes.
L’objectif est de contribuer à améliorer les conditions
de vie des plus démunis, puisque la diffusion de ces
connaissances leur permettra des formes d’appropriation de savoirs liés à la phytothérapie, en tant que producteurs ou que consommateurs. Les populations
cibles du projet sont: d’une part, les femmes agricultrices participant au Mouvement des femmes du syn-
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la production et la consommation de plantes médicinales
dicat des travailleurs ruraux de Francisco Beltrão et
d’autre part les femmes et les populations démunies
de la périphérie urbaine de Francisco Beltrão.
Le point de convergence entre les populations
(rurales et urbaines) impliquées dans ce projet découle
surtout du fait que les femmes, dans leurs actions quotidiennes, jouent un rôle majeur en matière de soins
au sein de la famille. Afin de remplir cette fonction
sociale, elles utilisent fréquemment des connaissances
traditionnelles relatives aux plantes médicinales pour
soigner leurs proches ainsi que leurs voisins.
Dans l’histoire de l’Humanité, les femmes ont eu
une relation forte avec l’agriculture et avec la conservation de la biodiversité, puisqu’elles ont historiquement domestiqué les animaux et commencé à cultiver
certaines plantes (Schimitz et al, 2010). Par ailleurs,
elles ont aussi créé des instruments pour faciliter leur
travail et celui de leur communauté.
Ces connaissances liées aux processus productifs et
naturels ont toujours été transmises de génération en
génération. Cette tradition demeure et joue toujours
un rôle central dans la sécurité alimentaire et nutritionnelle des familles, bien que sous certains aspects,
dans de nombreuses communautés un tel rôle signifie
une forme de sujétion et de soumission de la femme à
une logique patriarcale. Malgré la pertinence de l’approche du genre en tant que construction sociale, elle
ne sera pas le focus de ce texte. Nous ne pouvons que
reconnaître que le débat sur la préservation de ces
connaissances a permis le renforcement de l‘autonomie des femmes, fruit de la réflexion au sein du Collectif des femmes et du partage d’expériences de production, de commercialisation et de diffusion des
connaissances sur les plantes médicinales.
Dans le contexte de la modernisation de l‘agriculture, depuis les années 1970, ce qui prévaut dans la
campagne brésilienne est la logique productiviste
basée sur le volet technologique de la soi-disant révolution verte. Les impacts sociaux et environnementaux
de cette logique se sont intensifiés, au Brésil et ailleurs,
auxquels s’ajoutent les questions de la concentration
des terres et de la richesse. De façon générale, les
formes de production agricole brésilienne ont mis l’accent sur la technicisation et l’industrialisation des processus de production et de transformation des pro-
séminaire franco-brésilien
duits. Parmi d’autres corollaires de ce processus, on a
vu l’émergence d’impacts environnementaux tels que
la contamination des ressources en eau, des sols, des
plantes et des animaux, la perte de biodiversité, la
réduction de la fertilité naturelle des sols, la dépendance à l’égard des produits chimiques et des
machines agricoles, et la concentration des terres et
l’exode rural. Même si le modèle de développement
économique fondé sur le volet technologique de la
révolution verte a augmenté la productivité agricole, il
a aussi entraîné une série de conséquences sociales et
environnementales qui nous poussent à repenser de
façon critique ce modèle de production. En outre, la
notion de développement intégré peut aussi permettre de prendre en considération, au-delà des
dimensions naturelles, économiques et politiques, les
dimensions sociales de la perte ou de l’oubli du patrimoine culturel des personnes impliquées dans ce processus.
Ainsi la dégradation croissante de l’environnement
liée aux processus économiques dominants, a
engendré aussi la désagrégation et la perte des valeurs
et des savoir-faire des agriculteurs. Les changements
qu’ils ont subis, comme la perte de leur terre, l’exode
rural et l’urbanisation, ont entraîné une marginalisation sociale (économique, politique) peu favorable au
maintien de leur vaste patrimoine culturel
Les changements apportés dans la sphère productive de l’agriculture ont influencé directement l’organisation familiale, dans la vie au quotidien. L’utilisation
de la technologie et des intrants a réduit les formes de
production à une petite variété de produits agricoles.
Et ce type de production s’est accompagné d’un système de développement rural qui favorise techniques
et connaissances exogènes au détriment des connaissances traditionnelles. Ce qui a contribué à la perte
d’autonomie des agriculteurs familiaux et au fait que
les connaissances, auparavant reflet de l’histoire culturelle de ces populations, soient actuellement ignorées
et dévaluées.
L‘exode rural a eu aussi une autre conséquence qui
mérite d’être soulignée: la population expulsée des
campagnes devenue urbaine a perdu de fait ces
mêmes connaissances. La logique de la production
urbaine/industrielle a provoqué un « tourbillon démographique » vertigineux (Santos, 2009) de ces popula-
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la production et la consommation de plantes médicinales
tions. Souvent, après avoir vu leurs terres et d’autres
biens matériels (maison, etc.) expropriés dans les
zones rurales, ces populations s’intègrent avec difficulté dans l’espace urbain. Résidant dans les périphéries urbaines, elles sont également privées progressivement de leurs connaissances traditionnelles propres
vu que le modèle de production industriel est de plus
en plus hégémonique. Pour paraphraser Chauí (1987),
face au processus de mobilité de la population, la
société industrielle capitaliste engendre un bannissement et une dégradation de la mémoire du peuple sur
sa propre connaissance du passé. Ces personnes subissent un processus de spoliation et de destruction de
leur mémoire.
Ainsi, à cette interface entre le rural et l’urbain,
d’importantes parties de la population rurale et
urbaine sont obligées de s’adapter à la logique productiviste et industrielle dans différentes sphères de la
vie sociale. Dans les villes, en plus d’être poussées à
une situation de privation et mauvaises conditions de
vie, ces populations sont amenées à se transformer en
consommateurs des produits fabriqués industriellement et à laisser de côté d’autres formes, souvent utilisées par le passé soit dans l’alimentation, le loisir, ou
dans la prévention des maladies. Autrement dit, ces
populations connaissent de sévères changements
dans le monde des relations symboliques qui faisaient
partie de leur patrimoine culturel et qui amélioraient
leur qualité de vie. Sous la forme de tisanes, de cataplasmes, de teintures, d’onguents, de traitement de la
douleur émotionnelle et physique, les plantes médicinales faisaient partie de la vie quotidienne des personnes âgées, en particulier des gens qui n’avaient pas
accès aux produits de l’industrie pharmaceutique. Oliveira (s/d, p 59) souligne: « C’était une médecine
créée en réponse aux besoins spécifiques de la maladie et de la souffrance. Une fois les plantes triées et
sélectionnées selon les maladies et les symptômes, les
habitants pouvaient les connaître. Elles pouvaient
donc être utilisées démocratiquement ».
Malgré les changements qui se sont produits dans
les milieux ruraux et urbains au Brésil, Garim Neto
(2006) note que ces connaissances issues des modes
de vie traditionnels sont encore fréquemment observées. Il a mis en évidence le savoir local dans des entre-
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tiens avec des personnes âgées qui transmettent
l‘information précieuse reçue de leurs ancêtres. La
récupération de ces informations est nécessaire étant
donné qu’elles servent, par exemple, à la connaissance
du potentiel médicinal de la flore brésilienne.
Au-delà de la question culturelle, il faut souligner,
comme le fait Brüning (s/d, p. 19), que la santé des
gens a été négligée, et que le système de santé au
Brésil est toujours doté de fonds dérisoires. L’auteur
souligne encore que le système de santé privé, y compris les hôpitaux, cliniques, pharmacies, pratique généralement « [...] un véritable assaut sur la poche du
patient », ce qui pousse les gens vers les savoirs relevant du patrimoine culturel ancestral.
Il est indéniable que l’avancée technologique et
médicale vécue par le Brésil depuis les années 1930 a
contribué à la guérison et à la disparition d’un certain
nombre de maladies. On ne peut négliger la contribution de la connaissance scientifique à l’accroissement
de la longévité et à la réduction de la mortalité infantile, entre autres. L’objectif ici est d’identifier et de
valoriser les savoirs populaires des individus de la campagne dans la construction d’une identité territoriale
constituée de connaissances traditionnelles, moins
coûteuse et plus accessible au consommateur. Ainsi,
comme l’a remarqué Guarim Neto (2006), la connaissance des plantes médicinales est une façon de
connaître la biodiversité des lieux. Identifier où elles se
trouvent, restaurer l’histoire de leur utilisation sont
des façons importantes de valoriser les personnes qui
cherchent à maintenir cette tradition dans les territoires où elles vivent. Il a fallu différentes études et
approches, encore en cours, pour comprendre, cartographier et diffuser l’importance des plantes médicinales.
La sauvegarde du patrimoine culturel d’un peuple,
rappelle Meneses (2012, p. 27), passe par la reprise de
l’héritage qui nous amène à l’appréciation de la
mémoire socialement construite. C’est-à-dire « sauvegarder le patrimoine culturel d’un groupe social ou
d’un peuple consiste à donner du sens à un répertoire
de valeurs qui identifient cette société », en identifiant
leurs luttes, leurs rêves, leur patrimoine. Ce patrimoine est à la fois social, culturel et territorial, d’où
l’importance aussi de comprendre l’identité en tant
qu’appartenance, affectivité et capacité politique d’or-
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la production et la consommation de plantes médicinales
ganisation des sujets étudiés (Dematteis, 1995; 2001;
Dematteis et Governa, 2005; Saquet, 2007, 2011 et
2014). Au sein de cette identité, il y a la reproduction
d’éléments de la vie quotidienne et l’introduction d’innovations économiques, culturelles et politiques. D’où
l’importance de faire un choix dans l’approche qui soit
opérationnel, territorial et multidimensionnel (Dansero et Zobel, 2007), directement lié à une praxis de
transformation (forcément dans le dialogue, la participation, la créativité critique et réflexive) pour
répondre aux besoins des gens et atteindre autant
d’autonomie que possible (Freire, 2011 [1974]; 2011
[1996]; Vazquez, 1990 [1977]; Raffestin, 1993 [1980]).
les femmes agricultrices et la production des
plantes médicinales à francisco
Beltrão
Le débat et le développement des pratiques sur l’utilisation des plantes médicinales sont présents dans le
processus d’organisation des agricultrices du SudOuest du Paraná dès les années 1970 avec le Mouvement populaire des femmes, créé dans la région dans
les années 1980 lors de la fondation du groupe des
femmes et du Syndicat des travailleurs ruraux de Francisco Beltrão (STR). Les deux organisations ont favorisé
l’organisation des femmes pour accroître leur autonomie et leur reconnaissance en tant que femmes et
paysannes.
Dans les années 1980, à la fin de la dictature et du
fait des luttes pour les droits sociaux en milieu rural,
les organisations paysannes ont misé sur le rôle des
femmes pour que soient reconnus le statut d’agricultrice (indépendante de celle du père et du mari), la
retraite, l’indemnité de maternité... À partir des luttes
pour les droits sociaux ainsi que pour le prix des produits, l’accès au crédit, etc. le Syndicat des travailleurs
ruraux de Francisco Beltrão a réalisé un travail de fond
pour encourager la participation des femmes à la vie
politique, par des cours de formation et par une activité effective des femmes au sein du Syndicat ainsi que
dans les coopératives, les associations locales et dans
la sphère politique formelle, tels que les mairies et les
conseils municipaux.
C’est dans ce contexte qu’un projet d’utilisation
des plantes médicinales a été réalisé dans les années
séminaire franco-brésilien
1990 et que les agricultrices ont commencé à se rencontrer pour retrouver les connaissances sur ces
plantes, leurs utilisations et leur utilité. Ces activités se
sont accompagnées d’un débat politique à propos de
l’agriculture familiale et de nombreux types de formation politique ont été mis sur place. L’intégration politique des femmes dans le STR a permis qu’en 1997 une
femme soit élue pour la première fois présidente du
syndicat. Elle a favorisé l’intégration politique d’autres
femmes et le renforcement des actions des communautés rurales pour la reconnaissance de l’agriculture
familiale.
La sauvegarde de ce processus d’organisation politique des agricultrices a été faite dans le cadre du
projet de vulgarisation scientifique « Participation politique et organisationnelle des agricultrices dans le SudOuest du Paraná » entre 2010 et 2012. Dans ce cadre,
travailler avec des plantes médicinales faisait partie
d’une initiative des agricultrices, qui réclamaient du
Syndicat des travailleurs ruraux une formation pour la
culture et l’utilisation de ces plantes, avec comme but
d’accroître les connaissances des agricultrices et de stimuler la production de médicaments et infusions dans
des jardins utilisables par la famille dans leurs besoins
quotidiens.
Plus récemment, en 2011, les agricultrices de Francisco Beltrão, à partir des actions du Collectif des
femmes du syndicat des travailleurs ruraux de Francisco Beltrão ont repris les études et le travail sur les
plantes médicinales. Une des activités a été un voyage
à la ville de Turvo (Paraná) afin de connaître l’expérience de la Coopérative des produits agro-écologiques, artisanaux et issus des forêts de Turvo
(COOPAFLORA) dans le processus de production et
commercialisation des plantes médicinales et aromatiques et de produits forestiers, en s’appuyant sur une
pratique durable et le renforcement de l’agriculture
familiale.
La coopérative fabrique des produits déshydratés
et traités sous la forme de tisanes à base de plantes
médicinales, d’épices et d’herbes à maté. Ces produits
sont vendus en vrac ou traités sous la forme d’infusions et d’assaisonnements. En plus de cette production, le groupe a conclu un partenariat avec d’autres
entreprises qui soutiennent la production et la commercialisation des produits. À partir de cette visite, les
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la production et la consommation de plantes médicinales
Photographie 1 : Production de mélisse
officinale dans une ferme à Francisco
Beltrão
femmes agricultrices dans cinq communautés rurales
de Francisco Beltrão ont commencé à discuter de l’importance de l’utilisation des plantes médicinales dans
leur vie quotidienne et de la nécessité de l’étendre
pour faire des plantes médicinales une source de
revenu supplémentaire pour les familles agricoles.
La participation des femmes passe par la sauvegarde des semences des plantes et des connaissances
sur leurs utilisations, ainsi que par l’élargissement de
leur utilisation grâce à la culture des plantes dans leur
jardin, dans le but de préserver la diversité culturelle et
naturelle et d’améliorer l’estime de soi et peut-être de
leur communauté par un transfert de connaissances,
vu que beaucoup d’entre elles ont tendance à disparaître avec la mort des personnes qui les maîtrisent.
Comme le souligne le document-clé du Congrès de
Slow Food (2012), la production alimentaire sur des
bases solidaires et équitables est un choix politique. La
nourriture (y compris les plantes médicinales) n’est
pas seulement un produit commercialisable, mais c’est
aussi un droit de tout peuple. L’objectif ne se réduit
pas à la production alimentaire, considérée comme un
moyen d’augmenter la productivité et donc de combattre la faim, objectifs préconisés par la révolution
verte, étudiés dans le Sud-Ouest du Paraná par Santos
(2008) et Saquet et Duarte (1996), entre autres.
Un autre aspect du travail des agricultrices est la
formalisation, à partir de 2013, de partenariats avec
des femmes des quartiers périphériques de Francisco
Beltrão, afin d’encourager l’utilisation et la production
des plantes médicinales dans chaque jardin et la production collective des semences commercialisables. Ce
partenariat s’est manifesté par des activités menées
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avec la participation des femmes de la ville lors d’une
rencontre municipale des agricultrices dans la communauté rurale de Rio Tuna afin de célébrer le 8 mars
(Journée internationale de la Femme). Cet échange a
pris la forme de visites techniques aux producteurs des
plantes médicinales d’Itaipu Binational (entreprise
d’État gestionnaire du barrage d’Itaipu, animant des
actions sur le bassin-versant du barrage) et d’organisation conjointe de réunions dans le cadre du projet de
vulgarisation scientifique. Cependant, les actions des
femmes urbaines sont en cours de construction, avec
une efficacité réduite en raison du faible niveau d’organisation de ce groupe.
En 2014, les agricultrices ont créé une association
de producteurs de plantes médicinales et aromatiques
afin de commercialiser la production des femmes
associées. La production de quinze agricultrices
(menthe, fenouil, mélisse ou camomille) est traitée et
emballée par les femmes elles-mêmes pour une utilisation dans les écoles publiques et dans les centres
d’éducation de la petite enfance à travers le Programme d’alimentation scolaire national (PNAE). Chacune des associées produit des plantes médicinales
dans son exploitation agricole qui en moyenne couvre
15 hectares. Les lots pour la culture des plantes médicinales et aromatiques sont petits et occupent environ
100 m², généralement situés à côté des maisons. Ils
s’appellent « jardins médicinaux » et partagent
l’espace destiné à la production de légumes pour la
consommation du ménage. Il faut souligner que toute
la production est réalisée biologiquement, sans utilisation de pesticides et avec des pratiques agro-écologiques, et compte sur l’assistance technique fournie
par la municipalité, même si cette aide est précaire car
aucun des techniciens agricoles n’a reçu une formation
spécifique dans la production de plantes médicinales.
Les femmes travaillent dans le jardin de plantes
médicinales en général le matin et en fin d’après-midi,
horaires le plus favorables à ce type de culture. Il existe
plusieurs sortes d’herbes, fleurs et légumes. Vu qu’il
s’agit d’une petite récolte faite tous les jours, les
plantes sont nettoyées et un pré-séchage est fait sur
place. Une fois par semaine, les herbes pré-séchées
sont transportées par les agriculteurs à la ville de Francisco Beltrão dans un espace appelé Maison de la
Farine, où ils utilisent des machines de séchage appro-
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la production et la consommation de plantes médicinales
en conclusion
Photographie 2 : Tisane produite par
un groupe de femmes productrices
de plantes médicinales
priées, font l’emballage et l’étiquetage des produits
dans des paquets de 100 g, qui sont ensuite remis par
l’association à la Coopérative de commercialisation
solidaire de l’agriculture familiale (COOPAFI), laquelle
se charge de la livraison dans les écoles et garderies
municipales de Francisco Beltrão. Une autre manière
de commercialiser les plantes médicinales et aromatiques est le marché de rue des produits de l’agriculture familiale dans la ville de Francisco Beltrão ou lors
des événements organisés à l’Université publique de
l’Ouest du Paraná (UNIOESTE), partenaire pour le
développement du projet. Ce projet en cours est basé
sur une méthodologie de construction collective des
actions, conjointement avec les sujets et non en tant
qu’action extérieure, et des réunions bimensuelles
d’évaluation ont lieu.
Photographie 3 : Groupe du collectif
des femmes agricultrices de Francisco
Beltrão
séminaire franco-brésilien
Il s’agit d’un projet de recherche et de coopération/vulgarisation universitaire toujours en cours. Il a
été structuré à partir d’une recherche participative, où
les concepts de territoire, d’agriculture familiale à base
paysanne, de plantes médicinales, de patrimoine culturel, de connaissance, de dialogue culturel et d’inclusion sociale ont contribué directement et qualitativement à l’interprétation des données recueillies par
l’entremise de questionnaires et d’entretiens, ainsi
que par la réflexion des femmes agricultrices qui font
partie du projet et évaluent sa mise en œuvre. Les pratiques sont inhérentes à leur vie quotidienne et se traduisent dans la formation de territoires distincts, mais
avec des aspects culturels et identitaires qui soutiennent la reproduction de la culture paysanne transmise
de génération en génération. Il s’agit d’un processus
territorial, urbain et rural, axé sur des changements et
des permanences.
L’expérience dans la conduite d’un projet de
recherche de ce type permet l’appréhension du développement comme une question territoriale ou
comme un processus continu de renforcement social
(économique, politique, environnementale et culturelle) en lien avec la vie quotidienne associée à la
recherche de dignité et de qualité de vie. Il convient de
comprendre et de valoriser le patrimoine culturel des
différents groupes sociaux et des territoires, y compris,
évidement, la nature et ses composants édapho-climatiques. Cela nous amène à une interprétation
hybride et multiple des concepts de développement,
de planification, d‘agriculture familiale, de patrimoine
culturel, de savoirs, de coopération et d‘inclusion
sociale. Il s’agit de comprendre ces questions en tant
que processus historiquement constitués, c’est-à-dire
en tant que processus relationnels (à échelle multiple)
qui caractérisent la vie quotidienne, le développement, les territoires; processus qui doivent être saisis,
entendus, représentés, expliqués en produisant des
connaissances qui soient utiles directement aux sujets
étudiés.
Ainsi, afin de réorganiser le territoire et la société,
nous devons repenser les relations de pouvoir, comme
cela se produit à travers des politiques alternatives et
des organisations productives telles que l’agro-écologie et le processus décrit ci-dessus, lié à la production
Les femmes agricultrices brésiliennes et la relation ville-campagne à travers
la production et la consommation de plantes médicinales
et à la commercialisation des plantes médicinales dans
les circuits courts. Cette forme de production
demande un réaménagement et des nouvelles relations des hommes entre eux et à la Nature, une bonne
gestion des sols, des plantes et de l’eau, des relations
participatives et de coopération, une démarche éloignée des grandes productions capitalistes, comme en
témoigne Saquet (2007, 2011, 2014), Saquet, Dansero
et Candiotto (2012), Saquet et al (2010), Alves, Carrijo
et Candiotto (2008) et Saquet, Souza et Santos (2010).
Or, cela demande un regard et une compréhension
qui considèrent les processus sociaux (économiques,
politiques et culturels) et naturels, dans la planification
et les mesures à prendre avec les femmes. L’accent est
mis sur la place, sur la dynamique environnementale
et sur l’élaboration d’un projet de développement participatif. Dégrader l’environnement signifie dégrader le
territoire, la durabilité est pensée au-delà de la protection de la nature, incorporant le territoire, c’est-à-dire,
la durabilité politique, économique, culturelle et environnementale. La nature est un patrimoine territorial
et doit être gérée par la société locale articulée à d’autres groupes sociaux, munis d’une capacité d’autogestion, en valorisant l’entraide, les entreprises locales,
l’autonomie, le travail manuel de l’agriculteur, les
savoirs populaires, la coopération, le patrimoine culturel, la biodiversité, comme cela a été fait dans d’autres expériences dans le Sud-Ouest du Paraná (décrites
dans Saquet et Duarte [1996] et Saquet, Pacifique et
Flavio [2005]).
Dematteis (2001) résume les principaux éléments
d’une approche territoriale que nous utilisons ici. Cette
approche devrait aboutir à un instrument de politique
publique et territoriale. Il propose que les composants
analytiques suivants soient pris en compte: a) le
réseau local des sujets, ce qui correspond à des interactions entre les individus dans un territoire local où il
y a une proximité physique ou des relations entre les
sujets locaux et extérieurs ; b) le milieu, compris
comme un ensemble de conditions environnementales locales où les sujets travaillent; c) la relation du
réseau local avec le milieu environnant et avec l’écosystème d’une manière cognitive (symbolique) et
matérielle; d) l’interface interactive du réseau local
avec les réseaux extérieurs à différentes échelles:
régionale, nationale et mondiale. Ces éléments et ces
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processus qui nous guident dans la recherche sont
également envisagés dans les activités de coopération/vulgarisation universitaire menées avec les
femmes productrices et consommatrices de plantes
médicinales.
La participation politico-organisationnelle des
femmes dans le Sud-Ouest du Paraná, en particulier
des femmes agricultrices de Francisco Beltrão, a
contribué au maintien des familles à la campagne,
mais surtout ce sont les femmes elles-mêmes qui ont
développé des actions relatives à la qualité de vie dans
ces campagnes à partir de leur participation dans des
projets de logement, de qualité de l’eau, de jardins
agro-écologiques pour la consommation des ménages,
de préservation de la diversité biologique de la faune
et de la flore, ainsi que leur participation effective dans
la vie productive et dans la gestion de la famille,
malgré la logique patriarcale qui prévaut toujours.
La construction des pratiques de commercialisation comme les foires agricoles et la destination de la
production pour le Programme d’alimentation scolaire
sont aussi des façons de rapprocher les villes de la
campagne, les zones rurales et urbaines, à partir d’une
perspective plus solidaire et d’élargir le marché de
consommation, mais aussi à d’autres modes de vie qui
valorisent les savoirs traditionnels par l’entremise de
l’utilisation et de l’exploitation des plantes médicinales.
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séminaire franco-brésilien
E
E S O
O
travauxetdocuments
de l'unité
mixtE dE rEchErchE
n° 40-mars2016
6590
ESpacESETSOcIETES
SOmmaIRE
résumés de travaux
• Approche géographique des vulnérabilités et des inégalités à travers les mobilités quotidiennes dans
les métropoles d’Amérique latine
Florent demoraes, p. 7-20
• La ruralité au comptoir : une géographie sociale et culturelle des cafés ruraux bretons
Nicolas Cahagne, p. 21-32
Colloques, sémiNaires
• Femmes et citoyenneté : des modes de constructions sociales. Journée scientifique Mali-Genre
Fatoumata Coulibaly, anne ouallet, p. 35-45
PositioN de reCHerCHe
• Une action publique « ordinaire » ? Réflexion sur la production de l’espace : rapports aux institutions locales et classe de l’encadrement
Pierre Guillemin, étienne Walker, p. 49-58
dossier
transition sociale et environnementale
des systèmes agricoles et agro-alimentaires au Brésil
• Introduction
François laurent, Jùlio Cesar suzuki, p. 61-62
• Production et revenu dans des zones d’assentamentos ruraux au Brésil. L’exemple de Pontal do
Paranapanema (Etat de São Paulo)
marcos Barros de souza, p. 63-73
• L'expansion de la monoculture dans la Pampa Gaucha et son impact sur le paysage
Cesar de david, p. 75-80
• Communautés Caiçaras brésiliennes : entre politique environnementale et mode de vie traditionnel
Jùlio Cesar suzuki, marcos Henrique martins, p. 81-89
• Les femmes agricultrices brésiliennes, la relation ville-campagne et la production et la
consommation de plantes médicinales
roseli alves dos santos, marcos aurélio saquet, luiz Carlos Flávio, p. 91-98
• De la ville qui mange à la ville qui produit : l’exemple des “Hortelões Urbanos” de São Paulo
Giulia Giacchè, p. 99-110
• De la production à la consommation alimentaire : regards croisés entre Cianorte (Brésil) et Aubière
(France)
vanessa iceri, sylvie lardon, marcio rocha, p. 111-120