Au Québec, on n`aime pas l`art théâtral, On aime les succès
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Au Québec, on n`aime pas l`art théâtral, On aime les succès
Au Québec, on n’aime pas l’art théâtral, On aime les succès théâtraux. Je me promène dans les rues de ma ville, Second cup, Tim Horton, Future Shop, Burger King, Foot Locker, Flower box, Gap, Edible food, Best Buy, Urban Outfitter, American apparel. Je me promène dans les rues de ma ville, Espace Go, Espace libre, Usine C, La Chapelle, La Licorne, Maison Théâtre, Rideau Vert, Théâtre du Nouveau Monde, Théâtre d’Aujourd’hui. Au-delà des beignes, des combos, des « moccachino » frappés avec twist à la vanille, des écrans plasma, des cinémas maison avec « son surround » et « special effect », des X Box, des Nike, Adidas, Puma et des « tops bedaine fluos », des voix veulent se faire entendre : Olivier Kemeid, Normand Chaurette, Catherine-Anne Toupin, Trevor Ferguson, Carole Fréchette, Sébastien Dodge, Joël da Silva, Alexis Martin. Alors que médiatiquement, ce qui veut dorénavant dire socialement, on propulse à l’avant-scène tout ce qui brille, bouge, « flash » et se fait « aller la glotte », Tout ce qui est bronzé, musclé, blondasse, « fendant », et qui porte un « string », Tout ce qui cartonne à Cannes, clignote à Vegas et virevolte à Macao, Le théâtre québécois, ses artistes et ses travailleurs culturels ont plutôt tendance à aller dans le sens contraire. Ses artistes et ses travailleurs culturels s’enferment pendant des mois dans des salles de répétition, souvent sans fenêtre, afin de créer patiemment, longuement, minutieusement des spectacles qui ont la prétention de prendre la parole, de porter la parole, de dire « kek chose », de toucher, émouvoir, rejoindre, interroger, choquer, provoquer, accuser, réconforter l’autre, quel qu’il soit, où qu’il soit, d’où qu’il soit. Au Québec, on fait tout pour contourner les lois afin de bétonner à qui mieux mieux les milieux humides pour y ériger à toute vitesse de clinquants condos de luxe qui s’effondreront probablement dans 30 ans. Le théâtre québécois est une drôle de faune, une bizarre de flore. Il est presque invisible à quiconque se déplace à toute vitesse. Le théâtre québécois est fragile, délicat. Il vit et tente de se développer lui aussi en milieu humide. Et tout comme les précieuses grenouilles, le théâtre québécois se voit aujourd’hui menacé. Dans son développement. Dans son épanouissement. 1 Devant l’urgence de la situation, après des travaux préparatoires qui auront duré 18 mois, se sont tenus du 17 au 20 octobre dernier, les Seconds États généraux du théâtre professionnel québécois. À cette occasion, se sont réunis près de 500 participants : 122 compagnies théâtrales, 11 associations d’artistes et de producteurs. 59 résolutions ont été adoptées par l’assemblée plénière du 20 octobre dernier. Depuis, le nouveau conseil d’administration du Conseil québécois du théâtre s’est penché sur ces résolutions, les a examinées et les a regroupées afin de mieux préparer l’avenir. Cet avenir que nous souhaitons meilleur pour le milieu théâtral québécois se retrouve donc dans le document : Les Seconds États généraux du théâtre québécois… Les Suites Cinq axes le constituent, mais une grande résolution prime, une résolution qui, si elle est entendue par nos gouvernements, fera en sorte que le théâtre québécois pourra à nouveau rapidement s’épanouir, se développer et occuper la place qu’il devrait occuper au sein de notre société. Cette résolution prioritaire est la suivante : « Que les pouvoirs publics augmentent de façons substantielles les fonds dévolus aux conseils des arts et s’assurent que ces fonds supplémentaires soient alloués de façon récurrente, afin de soutenir adéquatement le développement continu de la pratique théâtrale dans les grands centres et en région, et d’améliorer les conditions socio-économiques des artistes et travailleurs culturels du Québec ». Ces grands axes, les voici : - Soutenir la production théâtrale avec cohérence : une question d’avenir - La diffusion du théâtre québécois : un enjeu national et international - Vivre de théâtre : un défi de tous les jours - La fréquentation du théâtre professionnel par la jeunesse : un acte citoyen - Les auteurs dramatiques québécois : une voix singulière à soutenir Ces 5 axes, vaste chantier, c’est ce qui occupera beaucoup le CQT, ses administrateurs, sa permanence, et ce, pour les 10 prochaines années. Alors, pour cet échéancier de 10 ans que nous nous sommes fixés, suis-je optimiste? Confiant? Pessimiste? Je regarde le contexte politique actuel dans lequel nous évoluons… Je ne sais pas. Je ne sais plus… Présentement, c’est moi qui me sens minoritaire, très minoritaire. Dans le document « Le théâtre des métamorphoses » que Paul Lefebvre à écrit à l’occasion des Seconds États généraux, il y a ceci : 2 « Chose certaine, le soutien aux créateurs et à la création est devenu mal adapté dans sa forme et ses montants aux aspirations du milieu théâtral qui, faute de moyens, plafonne en ce moment dans sa pratique. » Je ne peux malheureusement qu’être d’accord avec cette affirmation, et si j’observe le soutien financier, provenant de nos gouvernements fédéral et provincial, qui est accordé au théâtre québécois depuis les six derniers mois, je ne peux être très encouragé pour la suite des événements… Une très grande part du théâtre québécois est pratiquée ici à Montréal. Montréal vit présentement un boum culturel immobilier qui est réjouissant à voir. Et je le dis sans cynisme. J’aime nettement mieux une ville qui mise sur l’art, la culture et son tourisme culturel que sur l’industrie militaire. C’est ainsi que nous voyons les chantiers de La Maison du Jazz, la Place des festivals, la rénovation de la cage scénique du Théâtre Denise-Pelletier, l’érection d’un nouveau Quat’Sous, peut-être bientôt l’agrandissement du Théâtre La Licorne… Je me réjouis sincèrement de voir que des urbanistes, des architectes, des ingénieurs, des contremaîtres, des charpentiers, des électriciens, des plombiers, des tireurs de joint, des poseurs de tapis pourront, grâce à l’art et à la culture, travailler sur des projets stimulants qui enrichiront la trame urbaine tout en étant rémunérés à la valeur du travail fourni, de leur formation académique et de leur expérience… Mais… J’ai tout de même une pensée pour tous les artistes et travailleurs culturels qui, une fois ces chantiers terminés, travailleront à leur tour dans ces équipements culturels. Ces artistes et travailleurs culturels auront-ils eux aussi le droit de voir leur travail rémunéré à la hauteur du travail fourni, de leur compétence et de leur expérience? Au train où va le financement des arts au Québec, j’en doute fortement… Je me suis amusé à répertorier le nom de certaines compagnies théâtrales québécoises : Théâtre de Quat’Sous, Théâtre Petit à Petit, Théâtre le Clou, Théâtre Les Fonds de Tiroirs, Théâtre de Fortune, Théâtre Péril, Théâtre DuBunker, Théâtre Sortie de Secours, Théâtre Niveau Parking, Théâtre de la Banquette arrière, Théâtre de la Pire Espèce, Trois Tristes Tigres, Picouille Théâtre et le tout récent Théâtre de la Pacotille… L’inconscient du théâtre québécois voudrait-il nous dire quelque chose? Une des grandes choses que m’a apporté mon rôle de président du Conseil québécois du théâtre depuis déjà presque trois ans, est l’art de décortiquer les grandes annonces ministérielles. Petit exemple : En juillet dernier, en pleine période de vacances, la ministre du Patrimoine canadien de l’époque, Madame Bev Oda, annonçait que le gouvernement conservateur injectait 30 millions de dollars dans le Conseil des Arts du Canada, et ce, de façon récurrente. Nous applaudissons. Comment ne pas applaudir, nous qu’on se plait à traiter de « chialeux » 3 de service? Mais que veulent vraiment dire 30 millions au CAC pour le théâtre québécois? Et bien, une fois ces 30 millions de dollars répartis parmi TOUTES les disciplines artistiques canadiennes que soutient le CAC, il reste de ces 30 millions, 4 millions pour le théâtre canadien, francophone ET anglophone, et ce, d’un océan à l’autre. Nous ne connaissons pas encore la répartition de ces 4 millions, mais nous pouvons l’évaluer à environ 1,3 million de dollars pour le théâtre québécois. 1,3 million de dollars APRÈS 10 ans de gel… 1,3 million de dollars d’augmentation pour le Conseil des Arts du Canada alors que le Canada connaissait année après année des surplus budgétaires de plusieurs milliards de dollars… 1,3 million de dollars réparti parmi les 70 compagnies que soutient le CAC, ça représente à peu près 20 000 $ d’augmentation par compagnie si toutes les compagnies étaient augmentées… 20 000 $ après dix ans de gel, et c’est sans compter toutes les compagnies qui sont incapables d’accéder au fonctionnement malgré des évaluations positives année après année… 20 000 $, comment se réjouir? Comment dire que le Canada, notre pays, contribue sérieusement à l’épanouissement du théâtre québécois? Impossible. Au Québec, depuis les trois dernières années, le budget de fonctionnement du CALQ, lui, ne cesse d’augmenter, et ce, à coup de 5 millions, 10 millions, 15 millions, 20 millions… Décortiquer, l’art de décortiquer. Presque tout ce nouvel argent est allé à un tout nouveau programme : Placements Culture… Presque rien n’est allé aux programmes réguliers dont dépendent toutes les compagnies soutenues au fonctionnement et à projet… Il n’est donc pas faux que d’affirmer que l’essor du théâtre québécois est dorénavant placé entre les mains de l’entreprise privée… Tout récemment, la ministre St-Pierre annonçait un nouveau programme de bourses dédié à la relève artistique. Montant de l’enveloppe allouée à ce nouveau programme : 600 000 $. Décortiquer. Les résultats de ce nouveau programme ne sont pas encore disponibles, mais le milieu théâtral peut espérer au maximum 10 bourses… 10 bourses individuelles alors que le théâtre est un art collectif… C’est nettement insuffisant pour structurer notre milieu… Mais trêve de jérémiade… Allons-y pour les souhaits… Donc, dix ans pour voir à l’application concrète de ces cinq axes issus des Seconds États généraux du théâtre québécois… 4 Dans 10 ans, j’aurai 55 ans… Je me souhaite de faire encore des mises en scène au Théâtre de l’Opsis et que Luce Pelletier, sa directrice générale et artistique, soit enfin bien rémunérée pour occuper les postes cruciaux qu’elle occupe envers et contre tout et qu’elle soit fière de me proposer mon cachet de mise en scène… Dans 10 ans, je me souhaite de faire encore des mises en scène avec le Théâtre de la Banquette arrière, cette compagnie intermédiaire dorénavant solidement implantée et qui accueille en son sein des projets de touts jeunes créateurs… Je souhaite que les périodes de négociations syndicales ne soient plus vécues comme des moments déchirants où le milieu peut basculer à tout moment, faute de fonds pour répondre à des demandes qui sont on ne peut plus normales… Dans 10 ans, je souhaite que La Centrale fête ses 9 ans d’existence, que le complexe de salles du Diamant de Robert Lepage fête ses 5 ans d’existence en programmant la toute dernière production de Christian Lapointe, que le Carrefour de théâtre de Québec en soit à sa septième édition annuelle, que Brigitte Haentjens soit l’artiste associée du Festival d’Avignon et qu’après elle aille se reposer dans la maison de Wajdi en Provence, que Jean Charest, après un règne bien rempli, soit un abonné régulier du Théâtre du Trident, que Monique Jérôme-Forget préside le conseil d’administration du Nouveau Théâtre Expérimental, que les enfants de Mario Dumont aient vu tous les spectacles du Théâtre le Clou et du Théâtre Denise-Pelletier jusqu’à la fin de leur cours secondaire, que leur papa préside la campagne de financement pour la troisième salle de la Maison Théâtre et que le Théâtre du Nouveau Monde soit fier d’accueillir en résidence une troupe de théâtre kosovar qui travaillerait le tout dernier texte sulfureux de la toute nouvelle auteure de l’heure, Josée Verner… Dans 10 ans, je souhaite également que les institutions théâtrales, les compagnies au fonctionnement et les compagnies à projet puissent intégrer en leurs murs les 900 nouveaux acteurs et actrices, les 350 nouveaux concepteurs scéniques, les 25 metteurs en scène et les 20 auteurs dramatiques qu’auront formés les Cégeps de St-Hyacinthe, de Ste-Thérèse, de Dawson, les Conservatoires de Québec et de Montréal, l’École nationale de théâtre du Canada, l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal et le Département de théâtre de l’Université Concordia. L’an prochain, la ministre St-Pierre inaugurera les touts nouveaux locaux du Conservatoire d’art dramatique de Montréal qui seront, semble-t-il, magnifiques. Dans le discours qu’elle prononcera devant les étudiants, après avoir fièrement réitéré l’importance que le gouvernement québécois accorde à l’art, à la culture et à la relève, j’espère qu’elle aura la franchise de dire aux étudiants de ne pas fonder de nouvelles compagnies de théâtre au Québec car dans l’état actuel des choses, il n’y a pas de place pour eux, c’est du gaspillage et de la perte de temps, c’est le royaume du « vivotement » et de l’autoexploitation. J’espère qu’elle dira aux étudiants de se diriger immédiatement vers le jeu télévisuel et cinématographique, de ne pas entretenir trop d’espoir quant au jeu théâtral. Au rythme où va le soutien de l’État pour l’art théâtral, c’est une trop grosse source de frustration. J’espère qu’elle sera gentille et qu’elle leur dira de se spécialiser au plus vite en doublage et en voix hors champs, car là ils pourront décemment gagner leur vie. S’il leur reste du temps libre, ils pourront alors faire du théâtre, un peu comme un passe-temps… professionnel… 5 J’espère que la ministre de la Culture leur dira doucement, mais fermement, que pour l’instant, l’art théâtral n’est vraiment pas un secteur d’avenir au Québec. Et pourtant, notre art théâtral québécois est issu d’une tradition venue de la nuit des temps. Il repose sur l’immémorial, l’aléatoire, l’intangible, l’impalpable et l’indicible. Nous sommes les enfants de la Grèce antique et des jeux romains, des mystères moyenâgeux, des tréteaux italiens et du Globe londonien, des jeux de paume crasseux du Marais et des salons étincelants du Roi Soleil, du Boulevard du Crime de Frédérick Lemaitre et des théâtres rouge et or de Sarah Bernhardt, des théories révolutionnaires de Stanislavski et Meyerhold, d’Artaud rongé par son démon, de l’intense Bergman tapi dans son froid Stockholm, du New-York de Lee Strasberg, et de son fameux Studio, des mimiques grivoises des Ti-Zoune-Manda, la Poune-Gilles Latulippe, des Théâtre-Monument-Nationaldes Variétés, du frondeur Fridolin de Gratien Gélinas, des romantiques Ciboulette et Tarzan de Marcel Dubé, de la grosse Germaine Lauzon de Michel Tremblay, des défricheurs Brind’Amour-Palomino, des visionnaires Gascon-Groulx-Roux-Duceppe-Pelletier-GrattonHébert, du « patenteux » Buissonneau, du délinquant Brassard et des délirants GravelRonfard qui nous ont inventés, expérimentés et réinventés. Seule une pratique professionnelle soutenue, exercée par des artistes et des travailleurs culturels issus de toutes les générations, mus individuellement et collectivement par un désir de dépassement et d’excellence, peut assurer la pertinence, le développement et l’avancement du théâtre québécois. Mais, de quoi l’avenir du théâtre professionnel au Québec sera-t-il fait? Je ne sais pas. Chose certaine, Nous ne pouvons plus être seuls… Martin Faucher Montréal, le 27 mars 2008 6