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Maria Chapdelaine Récit du Canada français (Le manuscrit original) Louis Hemon Texte établi, présenté et annoté par Árpád Vígh M aria C hapdelaine Récit du Canada Français (Le manuscrit original) Louis Hémon M aria C hapdelaine Récit du Canada Français (Le manuscrit original) Texte établi, présenté et annoté par ÁRPÁD VÍGH Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Mise en page : In Situ Maquette de couverture : Laurie Patry Illustration de la couverture : Clarence Gagnon, Dans la clairière, Charlevoix, 1915, huile sur panneau de bois, 15,5 X 23 cm. Collection Musée national des beaux-arts du Québec 1988.113. Don de Marielle Fortin Photographe : Jean-Guy Kérouac © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 1er trimestre 2014 ISBN 978-2-7637-2106-4 PDF 9782763721071 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. Table des matières Introduction. Un Français qui se voulait Québécois.......................1 Éditions des œuvres de Louis Hémon (citées dans cet ouvrage)..................................................................11 Références et abréviations............................................................... 13 Maria Chapdelaine. Récit du Canada français................................15 V Introduction Un Français qui se voulait Québécois L ’histoire de l’édition, au Québec comme ailleurs, est une histoire de partenariat, mais aussi de luttes, de querelles, de guerres et souvent de malentendus entre l’auteur et le typographe, l’imprimeur ou l’éditeur. Celui-ci, tout-puissant, pour ne pas dire omnipotent, surtout après la disparition de l’autre, se permet des modifications qui vont du nettoyage des coquilles, plus ou moins légitime, et des corrections orthographiques, toujours douteuses, à la suppression ou à l’ajout d’unités lexicales qui violent franchement le texte. Les raisons en sont diverses. L’imprimeur ou l’éditeur (de nos jours c’est rarement la même personne) se croit d’abord plus intelligent et en tout cas mieux informé en matière de bon usage que l’auteur dont les « caprices » lui sont intolérables. Il veut donc conformer le texte à des règles qu’il juge infaillibles, à une norme habituellement acceptée, codifiée dans des traités et, si possible, agréée par l’Académie française (et, bien entendu, enseignée dans les écoles), cela à la fois pour satisfaire ainsi les attentes des législateurs et pour ne pas frustrer le lecteur bon élève. Mais il est aussi gardien des bonnes mœurs : il épure, extirpe, éradique tout écart de langage qui pourrait heurter la susceptibilité du lecteur bien élevé. Péché passablement véniel quand il s’agit d’édition pour la jeunesse ou, comme on dit, pour le grand public, « afin de faciliter la lecture », ce qui ne devrait pas leur faire oublier que les textes littéraires n’ont pas tous été destinés à ce genre de consommateur et à devenir un jour succès de librairie. Et surtout qu’un texte littéraire est d’abord une œuvre d’art où l’auteur travaille la 1 2 Maria Chapdelaine – Le manuscrit original langue comme le scuplteur travaille la pierre pour nous livrer à la fin une pièce unique en son genre. Si des éditions à des fins utilitaires (pédagogique, commerciale...) peuvent avoir leurs raisons d’être, il devrait y avoir au moins une version de chacun de ces textes, ne serait-ce que pour les archives et la recherche, qui laisse à l’auteur l’entière liberté de s’exprimer comme il voulait le faire. Depuis l’invention de l’édition critique (surtout dans les cas où l’on possède le manuscrit original, et pas seulement la « dernière édition du vivant de l’auteur »), nous avons au moins la possibilité d’entrevoir le texte tel que l’auteur l’avait soumis à son éditeur. La prestigieuse collection de la Bibliothèque du Nouveau Monde, publiée par les Presses de l’Université de Montréal, offre les textes fondamentaux de la littérature québécoise dans leur version la plus fidèle possible aux originaux, avec les variantes, ratures et ajouts des différentes éditions, dues parfois à l’auteur lui-même, ou exécutées avec son consentement. Toutefois, même dans cette collection, les textes subissent un certain nombre d’interventions de la part des éditeurs qui ne les respectent qu’« autant que possible » et tâchent de leur donner une « toilette soignée ». Avant de publier La Scouine de Laberge (1986), Paul Wychynski nous assure avoir effectué « quelque cent cinquante corrections ». Dans Les Demi-civilisés de JeanCharles Harvey (1988), Guido Rousseau a « corrigé et uniformisé l’emploi de l’apostrophe en accord avec l’usage courant ». Pour les Trente arpents de Ringuet (1991), Jean Panneton a « jugé utile d’apporter [...] certaines modifications – près de trois cents ». Ainsi de suite. Jusqu’à nos jours, le roman-culte de Louis Hémon n’a pas bénéficié de la faveur d’entrer dans cette collection. Cependant, parmi les nombreuses éditions, il en existe trois qui précisent d’emblée qu’ils ont travaillé à partir du manuscrit pour présenter une édition « en tout point conforme au manuscrit original ». (En vérité c’est une copie dactylographiée, de 170 feuilles, remplies au recto seulement, qu’on a coutume d’appeler un « tapuscrit », corrigée à la main de l’auteur, conservée et numérisée aux archives de l’Université de Montréal ; c’est notre document de base) Ces éditions sont celle de Nicole Deschamps (Montréal, Boréal, 1980), dont l’avant-propos retrace les avatars de l’édition du texte, et qui livre, en fin de volume, toutes les variantes des principales anciennes éditions ; celle de Dominique Cyr (Anjou, CEC, 1997) qui, destinée avant tout à un usage scolaire, complète le texte d’un appareil pédagogique fort utile ; et celle d’Aurélien Boivin (Montréal, Guérin, 1998) qui, dans son introduction, présente les origines familiales de l’auteur aussi bien qu’une analyse Introduction 3 du sens et de l’influence de son roman. Toutes trois se ressemblent pour l’essentiel, encore que, dès le début, le fameux Ite missa est soit imprimé de trois façons différentes dont aucune ne correspond à la graphie de Hémon. Mais, ce qui est particulièrement fâcheux, ce n’est pas tellement le fait qu’elles font quelque trois cents écarts par rapport à l’original (il y a, dans ce texte aussi, de vraies coquilles ou fautes évidentes à corriger). Le problème, c’est que, parmi ces « écarts », on en relève plus de deux cents qui font partie intégrante du langage propre à l’auteur, qui portent une signification particulière ou, si l’on veut, un important message quant à sa façon de concevoir un roman québécois. Contrairement à quelques-uns de ses compatriotes qui sont venus au Canada pour y chercher une aventure ou un épanouissement personnel, Hémon cherche tout autre chose. En état de révolte perpétuelle contre une France que représente à ses yeux l’autorité paternelle, une France bornée par « l’opinion publique », « les principes républicains », « la déférence hiérarchique » et « la sagesse intangible d’une bourgeoisie mal lavée » (acte d’accusation déployé amplement dans sa nouvelle intitulée Jérôme, parue en 1904), après des années d’exil et de misère à Londres, il est parti à la recherche d’une France à la hauteur de ses désirs, à la découverte de « la force barbare du pays neuf où une race ancienne a retrouvé son adolescence ». Mais il y a découvert aussi une « vieille langue jalousement gardée ». Au lieu d’imposer celle qu’il a apportée d’outre-mer, il se met à l’étude de cet autre français pour le retrouver lui aussi en son adolescence. Et il ne se contente pas de l’avoir découvert : il veut se faire accepter par lui. Il apprend plusieurs centaines d’expressions locales, et il s’en sert non seulement dans ses dialogues quand il fait parler les Québécois eux-mêmes, mais aussi dans son propre discours de narrateur. J’avais essayé d’en faire la démontration ailleurs, je n’y reviens pas ici. Mais le côté lexical n’est qu’une facette de son nouveau langage, quelque importante qu’elle soit. Le simple fait d’intégrer les québécismes dans son discours ne le satisfait point : il veut les ramener dans le temps à une époque où, du moins en principe, ils pouvaient avoir cours aussi en France, c’est-à-dire avant la Révolution, ou, au Canada, avant la Conquête. Afin d’assurer plus d’authenticité et de cohérence à son texte, il a besoin donc d’entourer ces vieilles expressions d’éléments, de signes langagiers qui, pour la plupart, sans être proprement québécois, faisaient encore partie du français commun du XVIIIe siècle. 4 Maria Chapdelaine – Le manuscrit original Il s’y met de plusieurs façons. Souvent, du moins à la surface, ce n’est qu’une affaire d’accent. Hémon en veut particulièrement au circonflexe dont il disposait pourtant sur la machine qu’il utilisait pour taper son texte (contrairement à la cédille ou au point d’exclamation qu’il ajoute toujours à la main). Ce signe n’a été introduit en français qu’au XVIe siècle et adopté par le Dictionnaire l’Académie à partir de son édition de 1740, surtout pour indiquer la suppression d’un s non prononcé après un i. Les récentes rectifications orthographiques, « cohérentes et mesurées », proposées par le Conseil supérieur de la langue française et approuvées par l’Académie, dispensent de nouveau de son emploi (cf. Journal officiel de la République française du 6 décembre 1990), mais, évidemment, du temps de Hémon, il était encore de rigueur. C’est donc par une volonté délibérée d’archaïsation que l’auteur de Maria Chapdelaine l’omet systématiquement quand il emploie des verbes comme connaitre, (ap/dis) paraitre, git, naitre, plaire, des mots à base de -train- (trainer, entrainer, traineau), ou à base de -fraich- (fraiche, fraicheur), ou des substantifs comme ainé, boite, chaine, ile, maitre. Mais il le garde toujours sur les a, e et o où le signe indiquait également la disparition d’un s, ainsi que sur le u de l’imparfait du subjonctif de certains verbes, et dans les mots où il apporte une distinction de sens, que les récentes règles préconisent aussi de conserver : clôture, côté, eût, fenêtre, forêt, frôler, grêle, hâter, jaunâtre, mûr, pâtir, poêle, prêtre, pût, sûr, tête, tôt (aussitôt, bientôt...), vêpres, vêtement. Il le garde aussi sur le u de bûcheron, usage qui, par contre, n’est plus obligatoire depuis 1990. Ce qui est intéressant dans la façon de Hémon, c’est qu’il ne restitue pas le susdit s quand il omet le circonflexe. Pourtant, avant l’introduction de ce signe, l’Académie (1694 et 1718) donnait encore aisné, connoistre, paroistre, boiste, forest, isle, maistre, naistre, traisneau, etc. Hémon se contente d’un « entre-deux », qui d’ailleurs, en tant que tel, n’a jamais existé, mais qui archaïse finement sans déranger outre-mesure le lecteur. En principe, cet « entre-deux » existe bel et bien depuis 1990. Les nouvelles règles « mesurées » sont désormais enseignées aux enfants, mais elles restent seulement « recommandées aux adultes » qui ne sont pas tenu de « renoncer » à l’emploi du circonflexe là où ils l’avaient pratiqué auparavant. En tout cas, avec « sa façon à lui », Hémon, en cherchant un tout autre effet, apparait maintenant comme un précurseur de la réforme. S’il enlève donc ce signe dans les cas énumérés ci-dessus, dans d’autres, au contraire, il l’ajoute là où le français commun n’en voit plus la nécessité depuis le XVIIIe siècle. Tel pâcage qui n’apparait avec cette Introduction 5 graphie qu’en 1740 dans le Dictionnaire (forme d’ailleurs parfaitement justifiée puisqu’elle est dérivée de pascere et pascuum, cf. paître, pâturage), mais le circonflexe est supprimé à partir de l’édition de 1762. Tel déjeûner, avec le circonflexe que l’Académie préconisait encore en 1762, et que Hémon avait déjà coutume d’employer avant de venir au Canada. (v. note 136). On le retrouve aussi chez d’autres auteurs québécois du début du XXe siècle, tels Benjamin Sulte (Historiettes, 1910), Harry Bernard (La ferme des pins, 1930 ; Dolorès, 1932) ou Adolphe Nantel (Au pays des bûcherons, 1932), et également dans la version dactylographiée, puis dans l’édition princeps d’Un homme et son péché de Claude-Henri Grignon (1933), mais qui a été corrigée dans les éditions suivantes. Enfin, cas particulier, il y a Noel que Hémon orthographiait d’abord avec un circonflexe sur le e (il n’avait aucune raison de le faire), mais il revient par la suite à la forme ancienne, sans accent (v. note 48). Le XVIIIe siècle avait encore cette habitude d’ajouter un circonflexe là où il savait, à juste titre, faire l’élision d’un s, après une voyelle (pâmoison, soûpir, vîte, cf. Théâtre de Thomas Corneille, Amsterdam-Leipzig, 1765, 226, 191, 140), mais, zélé, il l’ajoutait lui aussi là où il n’avait aucune raison de le faire, cf. avoûer, stratagême, id. 263, 119). Hémon ajoute le circonflexe aussi sur le u de certains verbes à la troisième personne du singulier du passé simple (dont la forme devient ainsi semblable à celle de l’imparfait du subjonctif), de préférence dans des subordonnées introduites par quand ou lorsque : « il dût ralentir à cause de la mince couche d’eau », « Quand la viande eût disparu », « quand il eût fait sa toilette et se fût rasé », etc. (cf. notes 41, 85, 135). Ce n’est pas moins un héritage de ce siècle passé. Houdars de la Motte ne disaitil pas dans son éloge de Thomas Corneille (publié en introduction au Théâtre de celui-ci, cité tout à l’heure) : « Mais il sût peindre heureusement les majestueuses douleurs de la Tragédie » ? C’est également une orthographe du début du XVIIIe siècle qui reparait dans déja (toujours sans accent grave sur le a), dans débarasser et embarasser (avec un seul r), dans essoufler (avec un seul f), dans diagnostique (v. note 345), ou avec les majuscules qui introduisent le nom des mois ou celui des points cardinaux, ou encore des titres comme Madame, Monsieur (mais « il est mort en monsieur ») ou Curé, vieille coutume française d’avant la Révolution. Dans certains autres mots, Hémon rétablit la graphie ancienne en ajoutant des lettres. Ainsi dans malechance, très vieux vocable que l’Académie n’intègre dans son Dictionnaire qu’à partir de 1935, mais déjà sans le e du féminin de l’adjectif. En revanche, il y a faulx qu’elle admet encore 6 Maria Chapdelaine – Le manuscrit original en 1694, puis jusqu’en 1740, avec toutefois une petite désapprobation (« Quelques-uns écrivent Faulx », c’est-à-dire à la place de Faux). Le cas de aulne est un peu spécial. Dans la première partie du manuscrit, Hémon tapait d’abord aune, puis il intercalait assez régulièrement un l, à la main, entre le u et le n. Vers la fin du manuscrit, il tapait directement aulne. En vérité, même si certains grammairiens condamnent aulne comme étant le fruit d’une « manie » d’archaïsation (v. note 31), en réalité la graphie aune est plus ancienne. L’Académie ne s’adonne à la « manie » qu’à partir du XIXe siècle, pour distinguer plus clairement le nom de cet arbre de celui de la mesure. D’où peut-être l’hésitation de Hémon. D’autres « hésitations » sont relevées encore dans le manuscrit : les deux graphies diner/dîner ou voila/voilà alternent régulièrement, parfois dans la même page. Les formes sans accent sont, bien entendu, plus anciennes (v. le Dictionnaire d’avant 1740), mais Hémon se montre moins conséquent dans leur emploi. Il est maintenant difficile d’en découvrir la cause. En tout cas, il vaut mieux les laisser tels quels, d’autant plus que les vieilles formes l’emportent nettement (par exemple, 26 voila contre 8 voilà seulement). Ils sont témoins de la même volonté d’archaïsation, même si parfois la fatigue ou l’inattention momentanée les font oublier à l’auteur. Mais dans sa volonté de « faire québécois », Hémon ne se contente pas de retrouver une orthographe en son adolescence : il s’autorise des semblants de néologismes, il veut contribuer à sa façon à l’enrichissement du français québécois par l’invention d’usages jusqu’alors inexistants ou peu coutumiers. Il veille soigneusement à ce que les mots qui renferment normalement le syntagme -ueil- soient complétés en -euil- : accueuil, cueuillir, orgueuil, etc. (v. note 7). Il emploie intransitivement des verbes qui, toujours normalement, n’ont qu’un usage transitif : craindre, étrangler, fausser. Sans entrer dans les détails du lexique, remarquons tout de même à ce propos que Hémon apporte également des mots régionaux qui n’avaient jamais cours dans le vocabulaire du français parisien, ni dans celui du français québécois. Tel le substantif luce qui signifie la « myrtille de France », mot breton, issu donc de la patrie ancestrale de l’auteur, ou le verbe aggricher (à la place d’agripper), mot probablement vendômois dont il se servait ailleurs aussi pendant son séjour au Canada (cf. note 256). Les éditeurs gardent en général le premier, mais suppriment toujours le second. Introduction 7 Ces particularités, au total un peu plus de deux cents, devraient être désormais respectées dans toute édition ultérieure de ce roman qui ne voudra pas trahir les véritables intentions de Hémon et fausser une œuvre d’art échafaudée à sa façon. C’est en tenant compte de celles-ci que la construction en reste suffisamment solide pour qu’elle puisse se maintenir encore longtemps, même si certains éléments d’une autre nature, qui sont non moins nombreux dans le manuscrit, ne paraissent pas indispensables à son maintien. Encore que, là aussi, il convienne de faire la part des choses. Il y a dans le texte un assez grand nombre de coquilles ou fautes évidentes de grammaire, que nous laissons également intactes, mais nous les signalons toujours par une note en bas de page. Ainsi attendant (attendait), conquérent (conquérant), espére (espérer), étaient (éteint), étramgler (étrangler), garin (grain), gérira (guérira), lesquelles (lesquels), pesante (pesants), suil (seuil), etc. Nous considérons comme coquilles aussi les blancs oubliés entre deux mots, distraction que, par ailleurs, Hémon corrige souvent lui-même par un trait vertical à la main. Elles pourraient être légitimement corrigées dans une édition, même soignée, sans nuire à la bonne compréhension du texte (l’auteur ne les a certainement pas voulues). Que l’on remplace les guillemets que l’on dit anglais (''..'') par des guillemets français (« ...»), cela ne nuirait pas plus au propos de l’auteur que l’enlèvement des coquilles. La machine à écrire dont se servait Hémon disposait à coup sûr de guillemets anglais, l’auteur n’avait pas le choix. La ligature œ ne s’y trouvait pas non plus : il était donc bien obligé de l’écrire de façon analytique (oe, v. note 24). Mais une fois nous reproduisons cœur, ajouté à la main par Hémon et où la contraction graphique des deux voyelles est bien visible (v. note 318). Cette machine disposait bien d’un accent circonflexe, mais pas de cédille. La cédille est toujours ajoutée à la main, et parfois oubliée. Hémon n’avait peut-être pas assez de loisir pour peaufiner son texte. En avril 1913, il le tapait dans le bureau de la quincaillerie Lewis Brothers à Montréal, une heure avant l’ouverture et une heure après la fermeture. Y avait-il assez de lumière ? N’était-il pas trop fatigué ? Ces menues erreurs typographiques sont témoins de conditions de travail sûrement plus que précaires. En dehors de ces coquilles, il y a dans le manuscrit aussi des signes, notamment de ponctuation, dont l’usage plus ou moins conséquent laisse deviner une volonté délibérée de la part de l’auteur. L’emploi fréquent du point-virgule là où l’on attendrait une simple virgule rappelle l’ancienne querelle autour de ce signe. Est-ce qu’il relie ou est-ce qu’il sépare ? 8 Maria Chapdelaine – Le manuscrit original Ne serait-il pas aussi un archaïsme dans la mesure où il sert plutôt à marquer une pause plus grande que la virgule, comme le voulait la définition de Furetière dans son fameux Dictionnaire ? La ponctuation au XVIIIe siècle est encore assez anarchique, et sert moins à la clarté ou à la rationalité grammaticale du discours qu’à rendre la respiration du locuteur et le rythme de la parole. Hémon, surtout dans les dialogues, se montre très attentif au temps. Par exemple, dans une phrase comme « [...] Le premier jour que je vous ai vu, Maria; le premier jour...c’est vrai ! », le point-virgule a la même valeur que les points de suspension ou le tiret. D’ailleurs le nombre des points de suspension, ramené toujours sagement à trois dans toutes les éditions, varie chez lui suivant la durée de la pause qu’il entend introduire entre deux syntagmes ou phrases. Par exemple, il va jusqu’à neuf à la fin du chapitre IX où Maria décline lentement, d’abord avec beaucoup d’hésitation ses vœux, mais revient tout de suite à huit, enfin à sept, indiquant bien la montée de la fièvre ou de l’impatience de la jeune fille : « Qu’il n’ait pas de misère dans le bois.........Qu’il tienne ses promesses et abandonne de sacrer et de boire........Qu’il revienne au printemps.......». Quand, au milieu du rapport que fait Eutrope Gagnon du malheur de François Paradis, elle songe : « François a voulu venir ici pour les fêtes.....me voir.....et une joie fugitive effleura son cœur » (93), cinq points suffisent déjà pour signaler le temps un peu moindre qui passe dans sa tête. Ce n’est évidemment pas Hémon qui invente ce genre de procédé. Les auteurs québécois du XIXe siècle, parmi lesquels il était censé en connaitre au moins quelques-uns, s’adonnent eux aussi volontiers à cet exercice. Antoine Gérin-Lajoie, par exemple, en met parfois six, parfois huit ou dix dans ses Jean Rivard, suivant la pause qu’il voulait rendre perceptible à son lecteur. En somme, loin de représenter des caprices ou des négligences de la part de Hémon, la grande partie des « fautes » du texte que l’on a coutume de corriger forment un ensemble cohérent et laissent deviner une volonté particulière d’écrire un récit du Canada français en un langage qui ressemble ou qui fait penser à un français d’avant la Conquête anglaise. Certes, on pourrait lui reprocher le manque de suite dans ses idées linguistiques, c’est-à-dire qu’il n’archaïse pas toujours où il aurait pu le faire. Que l’histoire se joue non pas au début du XVIIIe siècle, mais autour de 1900. Ce dont témoignent aussi les mots anglais du texte qui n’ont rien à voir avec un français de 1750. Mais c’est oublier que Maria Chapdelaine ne se veut pas un savant document linguistique, encore moins Introduction 9 un traité systématique et raisonné. Il reste un roman moderne, une œuvre d’art qui avait l’intention de faire sentir à un public français l’atmosphère d’un pays lointain par l’insertion d’un vocabulaire et de signes d’écriture ayant, les deux ensemble, suffisamment de force évocatrice. Cent ans après la disparition de son auteur, nous livrons ce récit ici tel qu’il nous l’avait légué. Aucune correction n’a été faite, nous respectons le texte, jusqu’aux blancs ou absences de blanc entre les signes. Que cette édition soit un hommage à sa mémoire. Éditions des œuvres de Louis Hémon (citées dans cet ouvrage) Battling Malone, pugiliste, Montréal, Boréal, 1994. Colin-Maillard, Montréal, Éditions du Jour, 1972. Lettres à sa famille, Montréal, Boréal Express, 1980. Maria Chapdelaine, 1. Montréal, Guérin, 1998 ; 2. Anjou, CEC, 1997 ; 3. Mont réal, Bibliothèque québécoise (BQ), 1990 ; 4. Paris, Lattès, 1990 ; 5. Montréal, Bordas, 1980 ; 6. Montréal, Fidès (Collection du Nénuphar), 1980 ; 7. Paris, Grasset (Librairie Générale Française), 1954. Monsieur Ripois et la Némésis, Montréal, Boréal, 1994. 11 Références et abréviations Acad Dictionnaire de l’Académie française, 1694-1935, cédérom « Redon «. Bélisle Alexandre Bélisle, Dictionnaire nord-américain de la langue française, Montréal, Beauchemin, 1979. Bergeron Léandre Bergeron, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB, 1980. Clapin Sylva Clapin, Dictionnaire canadien-français (1894), Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1974. DHist Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Robert, 1992. Dulong Gaston Dulong, Dictionnaire des canadianismes, Sillery, Septentrion, 1989. Grevisse Maurice Grevisse, Le bon usage, Gembloux, Duculot, 1975. GPFC Glossaire du parler français au Canada (1930), Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1968. Littré Émile Littré, Dictionnaire de référence de la langue française classique, cédérom « Redon «. TLF Paul Ims (dir.), Trésor de la langue française, Paris, Éd. du CNRS, 19711994. Villers Marie-Éva de Villers, Multidictionnaire des difficultés de la langue française, Montréal, Québec/Amérique, 1988. 13 MARIA CHAPDELAINE ___________ Récit du Canada français. ___________ Louis Hémon 15 M A R I A C H A P D E L A IN E __________ Ite -1 Missa est. -2 La porte de l’église de Peribonka3 s’ouvrit et les hommes commencèrent à sortir. Un instant plus tôt elle avait paru désolée, cette église, juchée au bord du chemin sur la berge haute au-dessus de la Rivière4 Peribonka dont la nappe glacée et couverte de neige était toute pareille à une plaine. La neige gisait épaisse sur le chemin aussi, et sur les champs, car le soleil d’Avril5 n’envoyait entre les nuages gris que quelques rayons sans chaleur, et les grandes pluies de printemps n’étaient pas encore venues. Toute cette blancheur froide, la petitesse de l’église de bois, la petitesse des quelques maisons de bois espacées le long du chemin, la lisière sombre 1. 2. 3. 4. 5. Bon latiniste, Hémon veut marquer la pause qu’on devrait observer après le premier mot. Hémon emploie le même signe pour le tiret et le trait d’union. Il ne met jamais l’accent sur le nom de ce village. La majuscule introduit en général ce genre de substantif (Rivière, Lac...) quand il est suivi d’un nom propre ; autrement, la minuscule est, bien entendu, de rigueur : cf. « il allait gagner le grand lac en suivant les rivières, la Rivière Croche d’abord, et puis la Rivière Ouiatchouan ». Mais, assez souvent, Hémon n’observe pas cette « règle », comme ici, tout de suite après et aussi plus loin : cf. « lac Saint Jean », ou « rivière Peribonka ». Le nom des mois prend toujours une majuscule (37 occurrences). Habitude normale en français commun jusqu’à la fin du XVIIIe siècle (cf. Acad. 1798). 17 18 Maria Chapdelaine – Le manuscrit original de la forêt, si proche qu’elle semblait une menace - tout parlait d’une vie dure dans un pays austère. Mais voici que les hommes et les jeunes gens franchirent la porte de l’église, s’assemblèrent en groupes sur le large perron, et les salutations joviales, les appels moqueurs lancés d’un groupe à l’autre, l’entrecroisement constant des propos sérieux ou gais, témoignèrent de suite que ces hommes appartenaient à une race pétrie d’invincible allégresse et que rien ne peut6 empêcher de rire. Cléophas Pesant, fils de Thadée Pesant le forgeron, s’enorgueuillissait7 déja8 d’un habillement d’été de couleur claire, un habillement américain aux larges épaules matelassées; seulement il avait gardé pour ce dimanche encore froid sa coiffure d’hiver, une casquette de drap noir aux oreillettes doublées en peau de lièvre, au lieu du chapeau de feutre dur qu’il eût aimé porter. A9 côté de lui Egide Simard, et d’autres qui comme lui étaient venus de loin en traineau10, agrafaient en sortant de l’église leurs gros manteaux de fourrure qu’ils serraient à la taille avec des écharpes rouges. Des jeunes gens du village, très élégants dans leurs pelisses à col de loutre, parlaient avec déférence au vieux Nazaire Larouche, un grand homme gris aux larges épaules osseuses qui n’avait rien changé pour la messe à sa tenue de tous les jours: vêtement court de toile brune doublé en peau de mouton, culottes rapiécées, et gros bas de laine grise dans des mocassins en peau d’orignal. 6. 7. Écrit à la main au-dessus de pouvait raturé. Orthographe fantaisiste, peut-être influencée par deuil, feuille, seuil, en tout cas employée systématiquement par Hémon pour le syntagme -ueil- : cf. accueuil, accueuillaient, accueuillante, accueuillie, accueuillit, cueuillir, cueuillent, cueuillette, cueuilleur, orgueuil, recueuillir, recueuille. Corrigé en -ueil- dans toutes les éditions. 8. Hémon ne met jamais d’accent sur le a de ce mot (48 occurrences). Tentative d’archaïsation qui se souvient de la graphie du vieil élément ja (« dès cette heure »). Acad. 1694 et 1718 donnent encore desja qui devient déjà dès 1740. Il n’empêche que les auteurs (et aussi les imprimeurs) continuent à pratiquer la graphie déja jusqu’à fin du XVIIIe siècle : par exemple, le manuscrit des Confessions de Rousseau en est témoin (éd. fac-similé de la Bibliothèque romande, Lausanne, 1973, 17 et passim), tout comme l’édition du Théâtre de Thomas Corneille (Amsterdam et Leipzig, 1754, notamment VI et 31). 9. Il n’y a pas d’accent sur les majuscules : v. aussi Egide, Ephrem (pourtant écrit à la main à la feuille 48 du manuscrit, v. note 119), ainsi que Eglise, Etats. 10. Le circonflexe manque toujours au syntagme -train-, v. aussi entrainés, trainait, etc., et, bien sûr, traineau (encore 21 occurrences dans le texte). Maria Chapdelaine – Le manuscrit original 19 " Eh bien, M. Larouche, ça marche-t-il toujours de l’autre bord de l’eau?11 " " Pas pire, les jeunesses. Pas pire. " Chacun tirait de sa poche sa pipe et la vessie de porc pleine de feuilles de tabac hachées à la main et commençait à fumer d’un air de contentement, après une heure et demie de contrainte. Tout en aspirant les premières bouffées12 ils causaient du temps, du printemps qui venait, de l’état de la glace sur le lac Saint Jean13 et sur les rivières, de leurs affaires et des nouvelles de la paroisse, en homme qui ne se voient guère qu’une fois la semaine, à cause des grandes distances et des mauvais chemins. " Le lac et encore bon - dit Cléophas Pesant - mais les rivières ne sont déja plus sûres. La glace s’est fendue cette semaine à ras le banc de sable en face de l’ile14, là où il y a eu des trous chauds tout l’hiver." D’autres commençaient à parler de la récolte probable, avant même que la terre se fût montrée. " Je vous dis que l’année sera pauvre - fit un vieux - la terre avait gelé avant les premières neiges." Puis les conversations se ralentirent et l’on se tourna vers la première marche du perron, d’où Napoléon Laliberté se préparait à crier comme toutes les semaines les nouvelles de la paroisse. Il resta immobile et muet quelques instants, attendant le silence, les mains à fond15 dans les poches de son grand manteau de loup-cervier, plissant le front et fermant à demi ses yeux vifs sous la toque de fourrure 11. Le point d’interrogation suit le mot tantôt sans espace, tantôt après un espace. 12. La virgule manque souvent après un complément circonstanciel, même d’une certaine étendue, placé en tête de la phrase. 13. Hémon néglige souvent le trait d’union entre les éléments des noms composés de localité qui ont Saint ou Sainte comme premier élément (le curé de Saint Henri, Saint Michel de Mistassini, Sainte Anne de Beaupré, etc.), que le « bon usage » de son temps a pourtant exigé (cf. Grevisse, § 168, 7°). Mais l’usage d’avant le XIXe siècle ne l’avait pas encore exigé (cf. Acad. de 1694 à 1798, d’ailleurs pour le nom des saints eux-mêmes non plus ; en revanche, la majuscule pour l’adjectif s’impose jusqu’à la fin du XVIIIe). L’hésitation entre les différentes solutions est flagrante dans un ouvrage comme l’Histoire générale de l’Amérique du P. Touron (Paris, 1769), où on lit, par exemple, « village de Sainte-Marthe », et « Province de Saint Jean-Baptiste » (65 et 79). 14. Le circonflexe manque toujours à ce mot. Le signe est ajouté dans toutes les éditions. 15. à fond écrit à la main sur enfoncées raturé (par souci de style, ce mot se retrouvant deux lignes plus bas). 20 Maria Chapdelaine – Le manuscrit original profondément enfoncée; et quand le silence fut venu il se mit à crier les nouvelles de toutes ses forces de la voix d’un charretier qui encourage ses chevaux dans une côte. " Les travaux du quai vont recommencer.....J’ai16 reçu de l’argent du Gouvernement et tous ceux qui veulent se faire engager n’ont qu’à venir me trouver avant les vêpres. Si vous voulez que cet argent-là reste dans la paroisse au lieu de retourner à Québec, c’est de venir me parler pour vous faire engager vitement. " Quelques uns17 allèrent vert lui; d’autres, insouciants, se contentèrent de rire. Un jaloux dit à demi-voix: " Et qui va être foreman à trois piastres par jour? C’est le bonhomme Laliberté..." Mais il disait cela plus par moquerie que par malice, et finit par rire aussi. Toujours les mains dans les poches de son grand manteau, se redressant et carrant les épaules sur la plus haute marche du perron, Napoléon Laliberté continuait à crier très fort. " Un arpenteur de Roberval va venir dans la paroisse la semaine prochaine. S’il y en a qui veulent faire arpenter leurs lots avant de rebâtir les clôtures pour l’été, c’est de le dire." La nouvelle sombra dans l’indifférence. Les cultivateurs de Peribonka ne se souciaient guère de faire rectifier les limites de leurs terres pour gagner ou perdre quelques pieds carrés, alors qu’aux plus vaillants d’entre eux restaient encore à défricher les deux tiers de leurs concessions, d’innombrables arpents de forêt ou de savane à conquérir. Il poursuivait. " Il y a icitte deux hommes qui ont de l’argent pour acheter les pelleteries. Si vous avez des peaux d’ours, ou de vison, ou de rat musqué, ou de renard, allez voir ces hommes-là au magasin avant mercredi ou bien adressez-vous à Francois18 Paradis, de Mistassini, qui est avec eux. Ils ont de l’argent en masse et ils paieront19 cash pour toutes les peaux de première classe. " 16. Il n’y a jamais d’espace entre les points de suspension et la majuscule suivante. 17. Pas de trait d’union entre les deux mots. 18. La cédille, ajoutée toujours à la main, est parfois oubliée : v. encore ca, garcons, percant, prononca, s’efforcant. 19. Hémon a bien choisi cette forme, d’ailleurs aussi légitime, et non payerons comme on lit dans les éditions Bordas et CEC. V. encore paierai. Maria Chapdelaine – Le manuscrit original 21 Il avait fini les nouvelles et descendit les marches du perron. Un petit homme à figure chafouine le remplaça. " Qui veut acheter un beau jeune cochon de ma grand’20race?" demanda-t-il en montrant du doigt une masse informe qui s’agitait dans un sac à ses pieds. Un grand éclat de rire lui répondit. " On les connait21, les cochons de la grand’ race à Hormidas. Gros comme des rats, et vifs comme ces22 écureux pour sauter les clôtures. " " Vingt cinq cents! 23"24 cria un jeune homme par dérision. " Cinquante cents!" " Une piastre!" " Ne fais pas le fou, Jean. Ta femme ne te laissera pas payer une piastre pour ce cochon-là " Jean s’obstina. " Une piastre. Je ne m’en dédis pas. " Hormidas Bérubé fit une grimace de mépris et attendit d’autres enchères ; mais il ne vint que des quolibets et des rires. Pendant ce temps les femmes avaient commencé à sortir de l’église à leur tour. Jeunes ou vieilles, jolies ou laides, elles étaient presque toutes bien vêtues, en des pelisses de fourrure ou des manteau de drap épais; car pour cette fête unique de leur vie qu’était la messe du dimanche elles avaient abandonné leurs blouses de grosse toile et les jupons en laine du pays, et un étranger se fût étonné de les trouver presque élégantes au 20. Dans d’autres expressions analogues, il n’y a pas d’espace entre les deux mots, cf. grand’messes, Grand’mère, grand’père. 21. L’absence du circonflexe sur le i suivi de t de ce verbe est générale : v. encore connait, connaitre, connaitrait. Le signe est ajouté dans toutes les éditions. 22. Toutes les éditions mettent ici des à la place de ces. 23. Le point d’exclamation est ajouté toujours à la main. Il est souvent difficile de décider s’il est précédé ou non d’un espace. 24. Il n’y a pratiquement jamais de tiret entre un guillemet fermant et l’incise suivante, sauf quelques rares exceptions. 22 Maria Chapdelaine – Le manuscrit original coeur25 de 26pays sauvage, si typiquement françaises parmi les grands bois désolés et la neige, et aussi bien mises à coup sûr, ces paysannes, que la plupart des jeunes bourgeoises des provinces de France. Cléophas Pesant attendit Louisa27 Tremblay, qui était seule, et ils s’en allèrent ensemble vers les maisons le long du trottoir de planches. D’autres se contentèrent d’échanger avec les jeunes filles, au passage, des propos plaisants, les tutoyant du tutoiement facile du pays de Québec, et aussi parce qu’ils avaient presque tous grandi ensemble. Pite Gaudreau, les yeux tournés vers la porte de l’église, annonça : " Maria Chapdelaine est revenue de sa promenade à Saint-Prime, et voila28 le père Chapdelaine qui est venu la chercher." Ils étaient plusieurs au village pour qui ces Chapdelaine étaient presque des étrangers. " Samuel Chapdelaine qui a une terre de l’autre bord de la rivière, au dessus de Honfleur, dans le bois ?" " C’est ça." " Et la créature qui est avec lui, c’est sa fille, eh? Maria...." " Ouais. Elle était en promenade depuis un mois à Saint-Prime, dans la famille de sa mère. Des Bouchard, parents de Wilfrid Bouchard de Saint-Gédéon..." Les regards curieux s’étaient tournés vers le haut du perron. L’un des jeunes gens fit à Maria Chapdelaine l’hommage de son admiration paysanne. " Une belle grosse fille ! " dit-il. " Certain! Une belle grosse fille, et vaillante, avec ça. C’est de valeur qu’elle reste si loin d’ici, dans le bois. Mais comment est ce29 que les jeunesses du village pourraient aller veiller chez eux, de l’autre bord de 25. Les voyelles o et e, formant un seul signe (œ), et sans doute absent de la machine dont Hémon se servait, restent toujours séparées dans le manuscrit. Pourtant, il l’eût bien employé, comme en témoigne la graphie de ce même mot (cœur) ajouté à la main au-dessus de corps raturé (v. note 318). Même écriture analytique dans oeil, que seule Bordas respecte parmi toutes les éditions. 26. Dans toutes les éditions, on ajoute ici un ce qui manque en effet. 27. Et non Louise comme dans Bordas. 28. Hémon emploie souvent ce mot sans accent grave : 26 fois au total, contre 8 occurrences où il met l’accent sur le a. 29. Tapés ensemble (estce), les deux mots sont séparés par un trait vertical à la main. Maria Chapdelaine – Le manuscrit original 23 la rivière, en haut des chutes, à plus de douze milles de distance, et les derniers milles quasiment sans chemin ?" Ils la regardaient avec des sourires farauds, tout en parlant d’elle, cette belle fille presque inaccessible; mais quand elle descendit les marches du perron de bois avec son père et passa près d’eux, une gêne les prit; ils se reculèrent gauchement, comme s’il y avait eu entre elle et eux quelque chose de plus que la rivière à traverser et douze milles de mauvais chemins dans les bois. Les groupes formés devant l’église se dispersaient peu à peu. Certains regagnaient leurs maisons, ayant appris toutes les nouvelles ; d’autres avant de partir allaient passer une heure dans un des deux lieux de réunion du village: le presbytère ou le magasin. Ceux qui venaient des rangs, ces longs alignements de concessions à la lisière de la forêt, détachaient l’un après l’autre les chevaux rangés et amenaient leurs traineaux en bas des marches de l’église pour y faire monter femmes et enfants. Samuel Chapdelaine et Maria n’avaient fait que quelques pas dans le chemin lorsqu’un jeune homme les aborda. " Bonjour, M. Chapdelaine. Bonjour, Mademoiselle Maria. C’est un adon que je vous rencontre, puisque votre terre est plus haut le long de la rivière et que moi-même je ne viens pas souvent par icitte." Ses yeux hardis allaient de l’un à l’autre. Quand il les détournait il semblait que ce fût seulement à la réflexion et par politesse, et bientôt ils revenaient et leur regard dévisageait, interrogeait de nouveau, clair, percant, chargé d’avidité ingénue. " François Paradis !-s’exclama le père Chapdelaine.-C’est un adon de fait, car voila longtemps que je ne t’avais vu, François. Et voila ton père mort, de même. As-tu gardé la terre? Le jeune homme ne répondit pas; il regardait Maria curieusement, et avec un sourire simple, comme s’il attendait qu’elle parlât à son tour. " Tu te rappelles bien François Paradis de Mistassini, Maria? Il n’a pas changé guère. " " Vous non plus, M. Chapdelaine. Votre fille, c’est différent; elle a changé; mais je l’aurais bien reconnue tout de même." Ils avaient passé la veille à Saint Michel de Mistassini, au grand jour de l’après-midi; mais de revoir ce jeune homme, après sept ans, et d’entendre prononcer son nom, évoqua en Maria un souvenir plus précis et plus vif en vérité que sa vision d’hier: le grand pont de bois, couvert, 24 Maria Chapdelaine – Le manuscrit original peint en rouge, et un peu pareil à une Arche de Noé d’une étonnante longueur; les deux berges qui s’élevaient presque de suite en hautes collines, le vieux monastère blotti entre la rivière et le commencement de la pente, l’eau qui blanchissait, bouillonnait et se précipitait du haut en bas du grand rapide comme dans un escalier géant. " François Paradis....Bien sûr, son père, que je me rappelle François Paradis." Satisfait, celui-ci répondait aux questions de tout à l’heure. " Non, M. Chapdelaine, je n’ai pas gardé la terre. Quand le bonhomme est mort j’ai tout vendu et depuis j’ai presque toujours travaillé dans le bois, fait la chasse ou bien commercé avec les sauvages du Grand Lac Mistassini ou de la Rivière aux Foins. J’ai aussi passé deux ans au Labrador." Son regard voyagea une fois de plus de Samuel Chapdelaine à Maria, qui détourna modestement les yeux. " Remontez-vous aujourd’hui ? interrogea-t-il. " Oui; de suite après diner30." " Je suis content de vous avoir vu, parce que je vais passer près de chez vous, en haut de la rivière, dans deux ou trois semaines, dès que la glace sera descendue. Je suis icitte avec des Belges qui vont acheter des pelleteries aux sauvages; nous commencerons à remonter à la première eau claire, et si nous nous tentons près de votre terre, au-dessus des chutes, j’irai veiller un soir." " C’est correct, Francois; on t’attendra." Les aulnes31 formaient un long buisson épais le long de la rivière Peribonka; mais leurs branches dénudées ne cachaient pas la chute abrupte de la berge, ni la vaste plaine d’eau glacée, ni la lisière sombre du bois qui serrait de près l’autre rive, ne laissant entre la désolation 30. Hémon écrit ce mot tantôt avec, tantôt sans l’accent circonflexe (6 fois avec, 4 fois sans), les deux formes étant parfois très proches l’une de l’autre. En tout cas, il est parfaitement conscient de la « bonne façon » puisqu’il met cet accent quand il écrit le mot à la main (v. note 100, et la feuille 43 du manuscrit). 31. Tapé aunes avec un l intercalé à la main (au total 10 occurrences) ; cet ajout est parfois oublié. Tapé directement aulnes vers la fin du manuscrit. Le TLF (citant Buben, 1935) rappelle qu’à « l’époque où sévissait la manie des lettres étymologiques, les savants et les scribes lettrés ont pris l’habitude de réintroduire dans l’écriture un l vocalisé ou amuï ». Cette graphie archaïsante a d’ailleurs été consacrée par l’Acad. depuis 1835. Maria Chapdelaine – Le manuscrit original 25 touffue des grands arbres droits et la désolation nue de l’eau figée que quelques champs étroits, souvent encore semés de souches, si étroits en vérité qu’ils semblaient étramgler32 sous la poigne du pays sauvage. Pour Maria Chapdelaine, qui regardait toutes ces choses distraitement, il n’y avait rien là de désolant ni de redoutable. Elle n’avait jamais connu que des aspects comme ceux-là d’Octobre à Mai, ou bien d’autres plus frustes encore et plus tristes, plus éloignés des maisons et des cultures; et même tout ce qui l’entourait ce matin-là lui parut soudain adouci, illuminé par un réconfort, par quelque chose de précieux et de bon qu’elle pouvait maintenant attendre. Le printemps qui arrivait, peut-être.....ou bien encore l’approche d’une autre raison de joie qui venait vers elle sans laisser deviner son nom. Samuel Chapdelaine et Maria allèrent diner avec leur parente Azalma Larouche, chez qui ils avaient passé la nuit. Il n’y avait là avec eux que leur hôtesse, veuve depuis plusieurs années, et le vieux Nazaire Larouche, son beau-frère. Azalma était une grande femme plate au profil indécis d’enfant, qui parlait très vite et presque sans cesse tout en préparant le repas dans la cuisine. De temps à autre elle s’arrêtait et s’asseyait en face de ses visiteurs, moins pour se reposer que pour donner à ce qu’elle allait dire une importance spéciale; mais presque aussitôt l’assaisonnement d’un plat ou la disposition des assiettes sur la table réclamaient son attention, et son monologue se poursuivait au milieu des bruits de vaisselle et de poêlons secoués. La soupe aux pois fut bientôt prête, et servie. Tout en mangeant les deux hommes parlèrent de l’avancement de leurs terres et de l’état de la glace de printemps. " Vous devez être bons pour traverser à soir - dit Nazaire Larouche - mais ce sera juste et je calcule que vous serez à peu près les derniers. Le courant est fort au-dessous de la chute, et il a déja plu trois jours." 32. Coquille évidente corrigée en étrangler dans Bordas et CEC. Par erreur, Guérin met étranglés qui semble oublier que Hémon emploie ici ce verbe intransitivement, au sens de « s’étrangler de qqch » (cf. TLF qui cite cette phrase de Valéry : « j’ai été absolument incapable de dire autre chose que des bredouillements confus, j’étranglais et personne n’a compris, pas plus que moi, les quatre sons que j’ai émis »). 26 Maria Chapdelaine – Le manuscrit original " Tout le monde dit que la glace durera encore longtemps- répliqua la belle-soeur -33 Vous avez beau coucher encore icitte à soir tous les deux, et après souper les jeunes gens du village viendront veiller. C’est bien juste que Maria ait encore un peu de plaisir avant que vous l’emmeniez là-haut dans le bois." " Elle a eu suffisamment de plaisir à Saint-Prime, avec des veillées de chant et de jeux presque tous les soirs. Nous vous remercions; mais je vais34 atteler de suite après le dîner, pour arriver là-bas à bonne heure." Le vieux Nazaire Larouche parla du sermon du matin, qu’il avait trouvé convaincant et beau; puis après un intervalle de silence il demanda brusquement : " Avez-vous cuit?" Sa belle-soeur étonnée le regarda quelques instants et finit par comprendre qu’il demandait ainsi du pain. Quelques instants plus tard il interrogea de nouveau. " Votre pompe...Elle marche-t-y bien ?" Cela voulait dire qu’il n’y a avait pas d’eau sur la table. Azalma se leva pour aller en chercher, et derrière son dos le vieux adressa à Maria Chapdelaine un clin d’oeil facécieux. " Je lui conte ça par parabole - chuchota-t-il - C’est plus poli." Les murs de planches de la maison étaient tapissés avec de vieux journaux, ornés de calendriers distribués par les fabricants de machines agricoles ou les marchands de grain, et aussi de gravures pieuses: une reproduction presque sans pespective, en couleurs crues, de la basilique de Sainte Anne de Beaupré; le portrait du pape Pie X, un chromo où la Vierge Marie offrait aux regards avec un sourire pâle son coeur à la fois sanglant et nimbé d’or. " C’est plus beau que chez nous - songea Maria. Nazaire Larouche continuait à se faire servir par paraboles. " Votre cochon était-il35 ben maigre ? - demandait-il; ou bien - Vous aimez ca, vous, le sucre du pays? Moi j’aime ca sans raison..." 33. Après le tiret fermant, Hémon ne met pratiquement jamais de signe de ponctuation, même devant une majuscule. 34. La forme populaire vas de la première personne du singulier n’apparaîtra qu’à partir du chap. XIV. 35. Tapé cochonétait-il, corrigé ensuite par un trait vertical à la main qui sépare les deux premiers mots. Maria Chapdelaine – Le manuscrit original 27 Azalma lui servait une autre tranche de lard ou tirait de l’armoire le pain de sucre d’érable. Quand elle se fâcha de ces manières inusitées et le somma de se servir lui-même comme d’habitude, il l’apaisa avec des excuses pleines de bonne humeur. " C’est correct. C’est correct. Je ne le ferai plus; mais vous aviez coutume d’entendre la risée, Azalma. Il faut entendre la risée quand on reçoit à sa table des jeunesses comme moi." Maria sourit en songea que son père et lui se ressemblaient un peu; tous deux hauts et larges, gris de cheveux, des visages couleur de cuir, et dans leurs yeux vifs la même éternelle jeunesse que donne souvent aux hommes du pays de Québec leur éternelle simplicité. Ils partirent presque de suite après la fin du repas. La neige fondue à la surface par les premières pluies et gelant de nouveau sous le froid des nuits était merveilleusement glissante et fuyait sous les patins du traineau. Derrière eux les hautes collines bleues qui bornaient l’horizon de l’autre côté du lac Saint Jean disparurent peu à peu à mesure qu’ils remontaient la longue courbe de la rivière. En passant devant l’église, Samuel Chapdelaine dit pensivement: " C’est beau, la messe. J’ai souvent bien du regret que nous soyons si loin des églises. Peut-être que de ne pas pouvoir faire notre religion tous les dimanches, ça nous empêche d’être aussi chanceux que les autres." "Ce n’est pas notre faute - soupira Maria - nous sommes trop loin ! " Son père secoua encore la tête d’un air de regret. Le spectacle magnifique du culte, les chants latins, les cierges allumés, la solennité de la messe du dimanche, le remplissaient chaque fois d’une grande ferveur. Un peu plus loin il commença à chanter : " J’irai la voir un jour M’asseoir près de son trône Recevoir ma couronne, Et règner36 à mon tour... " Il avait la voix forte et juste et chantait à pleine gorge d’un air d’extase; mais bientôt ses yeux se fermèrent et son menton retomba sur sa poitrine peu à peu. La voiture ne manquait jamais de l’endormir, et 36. Avec accent grave.