Ni famille, ni parents
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Ni famille, ni parents
Ni famille, ni parents Pauline, 13 ans, ni famille, ni parents. C’est comme ça qu’on m’appelle, que ce soit au collège ou chez l’assistante sociale. Partout où j’ai l’habitude d’aller, j’ai entendu des gens chuchoter après mon passage. Partout où j’ai l’habitude d’aller, j’ai été un objet de foire avant de devenir le sujet « tabou-mais-dont-tout-le-monde-parle ». Partout j’ai été insultée, critiquée, reniée, délaissée, rejetée. Mais partout je me suis relevée. Il faut croire que je ne me laisse pas abattre comme ça. Il en faut plus pour me détruire. Comme tout le monde j’ai connu des hauts. Des bas. Mais mieux que personne j’ai su me relever. Et croyez-moi ou non, ça n’a pas toujours été facile. Les séances avec le psy me fatiguent et l’assistante sociale m’énerve. Ce soir, je pars. Cette phrase je me la répète tous les jours. Mais à chaque fois je renonce. N’empêche que personne ne se préoccuperait de moi. Là où je suis, c’est à peine s’ils sont conscients qu’ils hébergent des jeunes ados. Je suis dans un centre d’accueil pour « mineurs en situation délicate ». C’est le nom qu’on nous donne. En vrai, nous ne sommes que de pauvres déchets sans famille de la société parmi les milliers d’autres déchets sans famille de la société. En vrai, tout le monde se fiche de ma pauvre existence futile, et les éducateurs en premier. Ce soir, le vendredi 13 novembre, c’est décidé. Je pars. Je n’ai fait ni valise ni provisions. Je n’ai ni argent ni téléphone. Je suis seule face à la route, face à ma vie, et j’avance. Personne ne doit me chercher à l’heure qu’il est. Personne ne doit s’être rendu compte de ma disparition. Personne n’est inquiet pour moi en ce moment. Je le sais. Je le sens. Je n’ai pas d’ami. Aucun. Je fais peur. J’intrigue, certes, mais je fais peur. C’est seule que je vivais ma vie, et c’est seule que je compte la finir. Pourquoi est-ce que je fais peur ? Bonne question. Un secret. Lourd. Pesant sur mes épaules. Ce poids est fatigant et me rappelle chaque jour de chaque année ce que j’ai fait. Et pourtant, je ne regrette rien. Rien. J’assume tous mes actes sans contradiction. J’assume chacun de mes dires. De mes faits et gestes. Mais je n’ai rien dit à personne. Pourtant, chacun semble savoir que j’ai fait quelque chose de sombre. De noir. De mal. Chaque fois qu’une voiture passe. Chaque fois qu’une route s’éclaire, je me retourne et regarde. Les gens ne comprennent pas pourquoi une jeune fille de 13 ans est seule sur une route à deux heures du matin. Parfois ils s’arrêtent. Souvent ne me parlent pas. Des fois me demandent si je suis perdue. Ou même, si je veux monter dans leur voiture. Soit je ne réponds pas, soit je hausse la tête. Quand je parle je ne dis que « oui », « non », et « je vais bien ». Le reste, les gens n’ont ni l’envie ni le besoin de savoir. Il est sept heures du matin et je me pose sur une aire d’autoroute. Je ne sais pas où je suis. J’ai beaucoup marché. Je ne me suis pas arrêtée. Mes genoux tremblent et mes lèvres sont violettes. Le soleil que j’ai vu se coucher se lève désormais. Je m’allonge dans l’herbe. Ferme mes yeux. Dors. Je ne me réveille pas de moi-même. C’est une dame qui me demande si je vais bien. S’il faut qu’elle appelle les pompiers, la police. Je lui réponds que non, brièvement la rassure. Elle s’en va. Je ne suis plus fatiguée. Mon corps, mon cœur se sont réchauffés. Je reprends la route. Je décide de faire du stop. Ça me mènera où ça devra me mener. Une voiture passe. Deux. Trois. Quatre. Bientôt dix-neuf heures. Une voiture s’arrête. Dans la voiture c’est un monsieur d’une trentaine d’années, cheveux mi-longs. L’air rassurant. — Alors, petite, on s’est perdue ? — Oui. Enfin pas vraiment. J’aimerais me rendre... J’hésite un court instant avant de reprendre : À Paris. Je décide de revenir chez moi. C’est finalement plus prudent. J’ai goûté à la liberté quelque temps, je dois retourner sur mes pas à présent. Le monsieur accepte. Me dit qu’il connaît bien le trajet. La route est longue. Je me rends compte qu’en deux jours, je suis allée loin de ma ville. Je n’ai pas couru, mais je me suis dépêchée. Je me demande ce que les gens pensent au foyer. Paris s’approche. La voiture s’arrête. Le monsieur me regarde. Intensément. J’ai peur qu’il me saute dessus. Il en serait capable. Il n’est plus du tout rassurant. Je détourne tant que je peux son regard. J’essaye d’ouvrir la porte. Elle est verrouillée. Il sourit. Je pleure. Je crois qu’il rit. Je panique. Je m’effondre. L’homme va le faire. Il va me violer. Et après ça ? Et après, quoi ? Je n’aurai certainement que ce que je mérite. Certainement est-ce ma punition. Après tout, j’ai fait pire, il me semble. Après tout, je suis montée dans sa voiture sans y être obligée. Après tout, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Peut être est-ce comme cela que je devais finir. Violée et tuée par un inconnu. L’homme ne bouge pas. Il me regarde de haut en bas. De bas en haut. J’ai peur. Il lève sa main. L’avance vers moi. La passe par-dessus mon épaule. Je pleure toujours. Il est lent, trop lent pour ne pas le faire exprès. Ça l’amuse de me voir apeurée. Je n’ai plus de doute. Ma vie s’arrête ici. Non loin de ma ville natale. Là où d’autres ont perdu la vie par ma faute, je perdrai la mienne par celle d’un autre. Mais étrangement l’homme déverrouille sa voiture et ouvre la porte. Il me dit « file avant que je change d’avis ! ». Il me dit « cours avant que je fasse ce que tu penses que j’allais te faire ». Il me dit « ne monte plus jamais dans ma voiture ». Il me dit ça sur un ton violent, glaçant, il sait ce que j’ai fait. Et qu’il n’est pas le seul. Qu’il sait pourquoi et comment je l’ai fait. La vérité, c’est qu’il n’y a pas de pourquoi. La vérité, c’est que j’ai fait ça par pure pulsion. La vérité, c’est que je suis une meurtrière. Une meurtrière qui ne regretterait pas son acte. Une meurtrière qui aurait détruit elle-même sa vie et gâché son futur. La vérité, c’est que je devrais mourir. Je cours depuis plusieurs minutes. Ces minutes deviennent des heures. Je suis épuisée. J’ai des points de côté et ma respiration peine. Je cours et je ne m’arrête pas. Puis je m’effondre une bonne fois pour toutes. Mais je ne suis pas à bout. Je prends simplement une respiration plus constante. Je regarde devant. Derrière. À droite. À gauche. Mais je ne reconnais rien. Je suis perdue au milieu d’un endroit que je ne connais pas. Deux jours que je n’ai pas mangé. J’ai pu boire sur l’aire d’autoroute. Étrangement je n’ai pas faim. Je n’ai pas soif. J’ai mal au ventre. Une boule au cœur. Je me relève, marche. Lentement cette fois-ci. Mais mes pas sont lourds. Je peine à marcher. Je me sens mal. J’ai la nausée. Je suis de nouveau fatiguée. Il est tellement tard qu’il en est tôt. Je me couche sous un arbre sans feuilles. Aujourd’hui j’ai appris que je ne peux compter sur personne. Ou du moins, ça a confirmé mon hypothèse selon laquelle je suis seule face au monde. Face à la vie. Je ne sais plus si je veux rester ou partir, rentrer ou m’enfuir… Pour toujours. J’ai peur de mourir seule. Si mes parents étaient près de moi rien ne se passerait comme ça. Non, je ne suis pas en train de regretter. Je repense simplement au passé. On m’a dit une fois qu’il fallait regarder derrière pour avancer. Et pour moi les grandes lignes de mon « derrière moi », ce sont mes parents. Ils m’aimaient. Évidemment. Alors pourquoi j’ai fait ça ? Non, je ne regrette toujours pas. Au foyer ils savent que j’ai un passé chargé et triste. Mais ils me croient victime. Je suis coupable. En me réveillant ce matin j’étais décidée à revenir au foyer. Décidée à définitivement laisser le passé derrière moi, et à avancer. Tant pis si ce que j’ai fait est mal. Tant pis si j’ai parfois l’impression d’être quelqu’un de mal. Je n’ai pas pu m’en empêcher. C’était plus fort que moi. Je devais le faire. Et puis finalement, je n’ai que 13 ans. Qui va bien pouvoir m’accuser de meurtre ? Je ne veux pas faire du stop alors j’avance. Et petit à petit je reconnais des coins. Des bouts de paysages qui me sont familiers. Je ne suis pas loin. Que vais-je dire au centre s’ils me demandent où j’étais ? Des mensonges ? Non. Je vais simplement leur dire que j’ai voulu fuguer mais que j’ai préféré revenir. Ils ne nous donnent déjà rien, je ne vois pas de quoi est-ce qu’ils pourraient me punir. Je rentre dans Paris. Je passe par des petites rues que je connais très bien. Des passages presque secrets que j’ai pu découvrir lorsque je traînais seule. Car oui, je sortais souvent seule. Je n’ai pas d’ami, je vous l’ai déjà dit. Je me faufile dans les allées. Je descends dans une bouche de métro. Ligne 7. J’arrive à destination. La station « Opéra ». Je sors et remonte les escaliers. Je fais quelques pas, quelques mètres. Les gens me regardent étrangement. D’un air choqué. Je ne comprends pas. Je regarde les gens autour de moi. J’essaye de soutenir leurs regards, mais je n’y arrive pas. Droit devant moi, un arbre. Sur cet arbre, une feuille. Une affiche. Il est inscrit dessus : « Pauline, 13 ans. Ni famille, ni parents. Recherchée depuis le mardi 10 octobre par les services de police. La jeune fille est potentiellement dangereuse. Si vous pouvez nous fournir des informations quelconques sur sa disparition, merci de les communiquer au plus vite au poste de police le plus proche. » L’annonce est suivie de ma photo. Je ne vois désormais plus que deux choses : les regards des passants et les affiches placardées partout. Je dois fuir ou me faire prendre. Les deux solutions s’offrent à moi mais comme une évidence, je retourne dans la bouche du métro, prends une ligne inconnue. Arrivée au terminus, je sors. Je monte les escaliers un par un. Puis deux par deux. Je prends la première rue qui s’offre à moi. Je sais où je suis. Je sais comment sortir de Paris à partir d’ici. Alors j’empreinte les bons chemins et me retrouve en dehors de la capitale. Je cours sur les petites routes. Plus personne n’est là. Je suis à nouveau seule. Que dois-je faire maintenant ? La police est à mes trousses. « Potentiellement dangereuse ». Qu’est- ce que ça veut dire ? Qu’ils le savent ? Qu’ils savent tout ? Alors je comprends. Dans mon foyer, personne ne me prend pour une victime. Dans mon foyer, chez l’assistante sociale, chez le psy et ailleurs, tout le monde sait ce que j’ai fait. Si ça se trouve ils m’ont mis en centre pour garder un œil sur moi. J’en suis certaine. Je sais qu’ils me cherchent en ce moment. Je panique. Peut-être savent-ils dans quelle direction je suis allée. Peut-être savent-ils que je connais Paris comme ma poche. Peut-être sont-ils tout près de moi. Peut-être sont-ils en planque. Peut-être m’observent-ils. Peut-être ont-ils l’œil sur moi depuis ma fugue et bien avant. Peutêtre ont-ils connaissance de tous mes faits et gestes. Je ne vais pas devenir parano. Non, ils ne savent pas où je suis exactement, mais peut-être ont-ils été alertés par des passants, et ils sont en route pour me retrouver. Et après ? Je ne pourrais nier mes actes. Je l’ai dit, je dois tout assumer. Alors quoi ? Je vais finir ma vie en camp de redressement ? En prison, d’abord pour mineurs, puis pour adultes ? Et ? Je vais devenir folle ? Aussi folle que ma mère ? Aussi dépressive que mon père ? Voilà pourquoi je les ai tués ! Ils ne s’occupaient pas de moi. Ne se préoccupaient que de leurs médicaments et de leurs problèmes. Maman parlait toute seule et Papa dormait tout le temps. Jusqu’à leur mort j’ai dû m’éduquer toute seule. Pas besoin de vous dire qu’après, rien n’a changé. Non, je ne suis pas un être sans cœur, sans âme ni regrets ! Mais j’ai fait ça pour mon bien. J’ai fait ça pour être épanouie et pouvoir vivre la vie de mes amies de l’époque. Maintenant, je n’ai plus rien. Ni amies. Ni vie. Je ne suis pas Pauline, 13 ans, ni famille, ni parents. Même plus. Je suis Pauline, meurtrière, qui tua sa mère et son père. Quelques jours plus tard, Pauline a été retrouvée au milieu d’une route à quelques kilomètres de Paris. Son corps était inanimé. Il était déjà trop tard pour sauver sa vie. Son journal intime a été également retrouvé. Il est désormais écrit en dernière page, au marqueur rouge : « Preuve n°1. Journal intime de Pauline Goutelont, présumée coupable du meurtre de Murielle et Sébastien Goutelont. »