doit-on tout attendre de l`etat
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doit-on tout attendre de l`etat
Etat : DOIT-ON TOUT ATTENDRE DE L’ETAT ? (Introduction)(Mise en place du problème) Tout attendre de quelqu'un ou de quelque chose, c'est rester totalement passif à l'égard de cette instance et lui demander de nous prendre en charge, comme le petit enfant est pris en charge par ses parents. Or, l'Etat désigne l'ensemble des institutions politiques, juridiques et judiciaires qui ont pour fonction de réguler la vie au sein d'une nation délimitée par un territoire. Dans ce sens, il paraît difficile de dire qu'on doit tout en attendre. Cette expression exprime en effet une injonction qui serait faite au citoyen – lui demandant de rester totalement passif face à l'Etat dont il est le sujet. Alors, le citoyen ne ferait que subir un pouvoir sur lequel il ne pourrait luimême exercer aucun contrôle, aucun pouvoir en retour. Dans cette configuration, l'Etat ne risque-t-il pas de remettre en question les libertés et les droits fondamentaux qui doivent être accordés aux citoyens en tant qu'hommes ? Ne serait-ce pas contradictoire avec les devoirs du citoyen ? Pour autant, si nous ne devons pas tout attendre de l'Etat, faut-il alors admettre que l'essentiel est ailleurs et que l'Etat, comme outil d'exercice d'un pouvoir, n'est – au mieux – que superflu, - au pire – dangereux ? Or, l'Etat, non plus dans ses moyens mais dans ses fins, ne représente-t-il pas la condition sine qua non de toute vie proprement humaine ? L'homme tel qu'il pourrait exister hors de l'Etat n'est-il pas un simple animal, obéissant à ses instincts sans jamais accéder à sa nature d'être raisonnable ? Il semblerait donc qu'il faille tout attendre de l'Etat, au sens où il est ce qui rend possible tout le reste et que sans lui nous ne sommes plus rien. Tout attendre peut en effet signifier avoir une confiance aveugle en l'Etat, faire reposer en lui nos espoirs, au sens où nous attendons de lui qu'il rende tout le reste possible, qu'il serve de fondement nécessaire – mais non suffisant – à notre existence. Pour autant, cette confiance en l'Etat est-elle justifiée? Ne faut-il pas nous en méfier, dans le sens où si nous reconnaissons qu'il faut tout attendre de l'Etat car sans lui nous ne sommes rien, nous reconnaissons simultanément que l'exercice de son pouvoir doit être limité en respectant notre sphère dite "privée", c'est-àdire celle qui ne doit être régie que par les individus eux-mêmes, sous peine de porter atteinte à leurs droits fondamentaux. Ne relève-t-il pas des devoirs non plus du citoyen mais de l’Etat lui-même de limiter son pouvoir ? (Problématique) Nous voyons donc qu'il est difficile de dire si l'on doit tout attendre de l'Etat. Cette injonction faite au citoyen mais aussi à l'homme interroge l'attitude qu'il doit adopter face à l'Etat. Le citoyen a-t-il des devoirs (si oui, de quelle nature ?) à l'égard de l'Etat qui lui prescrivent de constituer une force active et autonome en son sein ou, au contraire, l'Etat a-t-il pour devoir de prendre en charge complètement les individus qu'il dirige? (Annonce du plan) Dans un premier temps, nous verrons que les hommes doivent tout attendre de l'Etat : c'est là une nécessité qui s'impose à eux car il conditionne leur survie. Pour autant, en tant que citoyens, peuvent-ils se contenter de rester purement passifs ? Et qu'en est-il des devoirs de l'Etat à l'égard du citoyen? ◊◊◊ (I)(Introduction) Comme nous l'avons dit, l'Etat désigne l'ensemble des institutions qui régulent la vie d'une communauté. En ce sens, l'Etat se distingue de la société. La société, c'est précisément cette vie en communauté telle qu'elle existe en dehors de l'organisation verticale que constitue l'Etat et qui permet de la diriger par l'exercice de trois pouvoirs : le pouvoir législatif qui fait les lois, le pouvoir exécutif qui les fait appliquer et le pouvoir judiciaire qui juge et sanctionne les manquements à la loi. Dans ce sens, l'homme ne doit-il pas s'en remettre à l'Etat comme à cela seul qui permettra d'assurer son salut ? En effet, ici, ce qui caractérise avant tout l'Etat, c'est qu'il assure la sécurité de ses citoyens, grâce à la loi. Dès lors, tout homme devrait tout en attendre s'il souhaite simplement survivre. (IA)(Argument) Que serait en effet notre existence en l'absence d'Etat ? Ne seraitce pas cette vie invivable qu'ont décrite les théoriciens de l'état de nature? L'état de nature désigne cette hypothèse de raisonnement qui consiste à imaginer ce que serait la vie en l'absence d'institutions politiques pour gérer les relations entre les membres d'une même communauté. Dans ce contexte, nous pouvons imaginer que régnerait la loi du plus fort. Puisqu'il n'existerait alors ni de loi, ni de juge pour désigner des coupables, ni d'instance pour appliquer des sanctions et des réparations, les hommes peuvent laisser libre cours à la violence pour obtenir 1 ce qu'ils souhaitent, et comme aucune institution ne peut les punir pour les crimes qu'ils commettent, seule la vengeance peut permettre aux victimes d'obtenir réparation. (Référence) C'est la raison qui fait dire à Hobbes, dans le Léviathan, que l'état de nature est un "état de guerre de tous contre tous". Cette guerre est permanente car ce qu'Hobbes appelle ici guerre, ce n'est pas seulement des combats effectifs, mais cet état où la volonté de nuire est avérée. Or, le fond de l'argument est que cette volonté de nuire existe bien chez les hommes naturellement car "l'homme est un loup pour l'homme", c'est-à-dire que le rapport immédiat et spontané de l'homme à ses semblables est un rapport d'hostilité et de méchanceté, comme le comportement d'un enfant qu'on supposerait doté de la force d'un homme d'âge mûr. Ainsi, à l'état de nature, la survie est impossible et l'insécurité permanente car ma vie est toujours menacée par les autres qui, simultanément, me sont hostiles, ont la possibilité d'exercer une violence physique à mon égard, et ne sont contraints à me respecter par aucune institution. -> L’Etat est tout-puissant, donc nous devons tout attendre de l’Etat car c’est lui seul qui peu nous sortir de la misère de l’état de nature. (Conclusion et transition IA-IB) Dès lors, il faut bien dire que l'homme doit tout attendre de l'Etat, dans le sens où c'est là une pure nécessité, une contrainte qui s'impose à lui mais aussi une obligation qu'il se doit à lui-même s'il veut tout simplement survivre. D’ailleurs, dans le Léviathan, il est clairement dit par Hobbes que l’homme sera poussé à sortir de son existence « misérable » à l’état de nature par une nécessité – il ne peut pas ne pas vouloir en sortir. L'existence d'une autorité souveraine exerçant un pouvoir sur les individus et leur imposant des lois est nécessaire à la survie des hommes qui doivent donc tout attendre d'une telle instance – au sens où c'est elle seule qui rend tout le reste possible et que sans elle ils ne sont rien, ils ne peuvent rien. Or, la sécurité est-elle la seule finalité de l'Etat? N'est-il pas dangereux de limiter ainsi l'Etat à cette définition – au risque de remettre en question les droits fondamentaux dus aux hommes? Puis-je m’en remettre totalement à l’Etat sous prétexte qu’il assure ma sécurité ? (IB)(Introduction et argument)En effet, limiter la conception de l'Etat à un "Etatgendarme" qui aurait pour seule finalité d'assurer la sécurité de ses citoyens par l'exercice d'un pouvoir sur eux, c'est définir l'Etat uniquement par ses moyens (le pouvoir et la force) et pas par ses fins. Ici, les citoyens ne sont plus que des sujets, totalement soumis au pouvoir souverain d'un Etat transcendant, c'est-à-dire audessus d'eux, au-dessus duquel il n'y a rien, et sur lequel ils ne peuvent pas agir. Or, les hommes n'ont-ils pas plus à attendre de l'Etat ? Il semble que l'Etat représente également le lieu d'un apprentissage, nécessaire à l'existence et plus seulement à la survie. Ainsi, c'est par lui que nous pouvons accéder à notre nature d'être raisonnable, et donc mener une véritable existence, c'est-à-dire une vie d'homme. La loi positive nous apprend en effet qu'il nous est possible d'écouter autre chose que la nature qui parle en nous à travers les instincts et les impulsions physiques. Nous accédons par la médiation de la loi juridique à un mode d'existence proprement humain, c'est-à-dire raisonnable, où nous agissons en nous référant toujours, avant de matérialiser nos envies, à la représentation abstraite d'une loi ou d'un principe. (Référence) C'est la raison pour laquelle, Rousseau, dans le Contrat Social, conclut que le passage de l'état de nature à l'état civil transforme cet "animal stupide et borné" qu'est l'être humain à l'état de nature, en "être raisonnable et [en] homme". En effet, en se soumettant à une loi, l'homme accède à la moralité, c'est-à-dire comprend qu'il lui est possible d'obéir à des principes qu'il s'impose à lui-même, et donc à se sauver de l'esclavage subi à l'état de nature, esclavage par les autres (dans la mesure où règne la loi du plus fort) mais aussi par lui-même (dans la mesure où il obéit à des instincts qu'il ne contrôle pas). L'Etat – dans la mesure où il se définit d'abord comme l'ensemble des institutions érigeant et faisant appliquer des lois – devient ainsi la condition de toute existence proprement humaine et de la véritable liberté – l'autonomie, c'est-à-dire l'obéissance à une loi qu'on se prescrit à soi-même – et sa finalité n'est donc plus la sécurité, mais la liberté. C'est du reste ce qui fera dire à Rousseau que celui qui refuse d'entrer dans l'état civil y sera contraint, car c'est le contraindre à être libre. C’est aussi ce qui fait que pour Rousseau l’aliénation de chacun au corps social doit être totale. (Conclusion et transition IB-IC) Dès lors, on peut dire ici qu'on doit tout attendre de l'Etat, pas seulement car c'est la condition de ma survie, mais plus fondamentalement encore car pour exister, c'est-à-dire actualiser notre nature d'être raisonnable, nous avons besoin de la loi qui seule nous permet d'accéder à la moralité, au sens de capacité à obéir à des principes et donc à faire usage de notre raison. L'homme en dehors de l'Etat n'est donc rien, pas seulement parce qu'il ne peut pas survivre, mais aussi parce que ce n'est pas un homme mais un simple animal. Mais est-ce suffisant pour s’en remettre totalement à cette instance ? 2 (IC)(Introduction et argument) Soit, sans l’Etat nous ne sommes rien. C’est désormais avéré. Mais pouvons-nous en rester là quant aux rapports entre l’Etat et le citoyen. En effet, le paradoxe est que nous avons de l’Etat pour devenir des hommes libres et raisonnables, mais que c’est précisément aussi parce que nous devons devenir des hommes libres et raisonnables que nous ne pouvons en rester là. Si nous nous contentons de nous en remettre totalement à l’Etat, de rester purement passif face à lui, alors nous ne réalisons pas le projet que l’Etat a pour nous et qu’il se doit d’accomplir : développer notre nature raisonnable. (Référence) C’est ce qu’explique Eric Weil dans Philosophie Politique. L’Etat est condition nécessaire mais non suffisante. Il est nécessaire comme les fondations de la maison sans lesquels nous ne pouvons rien construire, mais il n’est pas suffisant dans les sens où les fondations ne sont pas la maison et ne peuvent pas se substituer à la maison. Mais en cela, il est en somme suffisant dans le sens où il ne doit pas se substituer à la maison, il ne doit pas mener à notre place notre existence d’individu libre et raisonnable. Ainsi, tout attendre de l’Etat est nécessaire en tant que celui-ci nous assure une base indispensable à l’existence, mais il apparaît comme dangereux d’en attendre plus que cette seule base. (Transition I-II) Nous avons donc vu en quoi l'homme, en tant qu'individu appartenant à une espèce qui lui procure une certaine nature, doit tout attendre de l'Etat car c'est la base nécessaire pour mener une existence proprement humaine et qui rend donc possible tout le reste et surtout l'accès à sa véritable nature. Pour autant, nous avons également vu qu’il n’est pas concevable que dans un Etat de droit, c'est-à-dire un Etat qui se donne pour finalité la justice, qui n'abuse pas de son pouvoir sur les citoyens, et qui règne par la loi plus que par la force, le citoyen reste purement passif face à l’Etat. Mais l'Etat, s'il nous fournit le cadre nécessaire à l'existence humaine, dispose aussi par ses institutions des moyens de nous contraindre. Dès lors, l'homme, en tant que citoyen, n'a-t-il pas, vis-à-vis de l'Etat lui-même un devoir de contrôle, qui lui interdit de rester passif, de tout attendre au sens de souhaiter être totalement pris en charge par les institutions étatiques ? S'il s'en abstient, ne s'expose-t-il pas à des dérives de l'Etat ? Qu’est-ce qui vient justifier l’injonction faite au citoyen ou à l’homme de rester indépendant par rapport à l’Etat ? ◊◊◊ (II) (Introduction) Il faut ici distinguer le citoyen du sujet. Le sujet est simplement soumis à l'exercice d'un pouvoir. Le citoyen est membre d'un corps politique, dont il est effectivement le sujet dans le sens où il se doit d'obéir à un certain nombre de règles, mais au sein duquel il doit également être actif, c'est-àdire participer aux actions de contrôle et d'élaboration du politique. Comme nous l'avons vu, la politique se définit non pas par ses moyens (ce n'est là qu'un pur pouvoir) mais par ses fins qui sont l'accès à un mode de fonctionnement collectif satisfaisant pour tous. Il paraît alors difficile de voir comment la politique pourrait exister sans la participation des citoyens à l'élaboration du projet commun. L'Etat désignant les institutions chargées de mener ce projet commun à l'existence, supposer que le citoyen puisse rester totalement passif à son égard, n'est-ce pas donc supposer que l'Etat ne porte plus un projet commun à tous, mais propre aux gouvernants? (IIA)(Argument) Ainsi, nous l'avons dit en introduction, tout attendre de l'Etat ce serait, pour le citoyen, se retrouver dans la position du petit enfant face à ses parents, ou l’esclave ou l’animal face à son maître. Or, précisément, ces deux situations ne doivent-elles pas être distinguées? Ainsi, le modèle paternaliste de l'Etat ne paraît pas adéquat pour concevoir l'Etat de droit pour plusieurs raisons. En effet, le petit enfant n'est pas autonome: il ne peut pas assurer les moyens de sa subsistance, il ne prend pas les décisions qui le concernent, il obéit à ses parents parce qu'ils le lui commandent. Ainsi, concevoir l'Etat selon un modèle parternaliste (type monarchie absolue par exemple), c'est refuser au citoyen l'accès à une véritable autonomie, lui demander de se laisser porter et prendre en charge par l'Etat. Le citoyen alors ne se conduit pas comme tel – puisque la citoyenneté est précisément ce statut particulier dont seuls sont dotés les membres d’une cité d’hommes dont la particularité (par rapport au troupeau par exemple) est d’élaborer en commun un projet réfléchi. Chaque citoyen doit donc y remplir son rôle. (Référence) C'est ce qu'explique Aristote dans les Politiques. C’est le « choix réfléchi de vivre ensemble » qui définit et détermine la cité. Si l’homme est le seul animal qui parle, c’est qu’il est destiné à vivre en communauté et par le logos, amené à construire cette vie en commun d’une manière rationnelle. La cité n’existe que grâce à la délibération qui permet d’établir l’intérêt et le projet généraux – délibération dont personne n’est exclu, à laquelle tous les hommes libres peuvent et doivent participer. Ce qui définit la citoyenneté, c’est donc l’activité, la participation active et rationnelle au projet commun. Ainsi, concevoir 3 l'Etat comme une entité dirigiste, extérieure à ses citoyens et à laquelle ceux-ci se remettent totalement ne permet pas aux citoyens d'être libres et à l'Etat d'atteindre sa fin politique. C'est la raison pour laquelle, chez Aristote (contrairement à Platon par exemple), le souverain n'est rien d'autre que le peuple lui-même, la démocratie est le régime politique idéal, car concevoir le souverain comme une entité supérieure et extérieure au peuple, qui se comporte comme un chef auquel le peuple se remet, c'est faire retomber les hommes dans un nouvel esclavage en en faisant de purs sujets soumis au pouvoir de l'Etat comme au pouvoir d'un père ou d’un maître. Or la cité est définie comme une communauté d’hommes libres. (Conclusion et transition IIA-IIB) On peut dire en ce sens que les citoyens ont le devoir de ne pas tout attendre de l'Etat. Ce devoir est politique, car rester actifs face à l'Etat est la condition d’existence d’une cité authentique. Dès lors, ce devoir n'est-il pas également moral, un dû à l’égard de notre humanité même ? Un Etat qui prendrait tout en charge, loin d'assurer le bonheur de ses citoyens, ne versera-t-il pas dans le despotisme et le totalitarisme – remettant ainsi en question les droits de l’homme les plus fondamentaux ? N'est-il pas non seulement liberticide, mais surtout dangereux ? Le citoyen n'a-t-il pas un devoir de contrôle et de défiance à l'égard de l'Etat ? (IIB)(Argument) Ainsi, celui qui attend tout de l'Etat, qui accepte de se laisser conduire, n'est-il pas, pire qu'un enfant, un animal qui accepte que la communauté des citoyens soit traitée comme un troupeau mené au gré de la volonté du gouvernant ? Ce que nous appelons un régime totalitaire, c'est en effet, un régime où non seulement tous les pouvoirs sont aux mains d'une seule personne ou d'une seule instance, mais aussi où l'Etat intervient dans tous les domaines – publics et privés – de la vie des individus. Nous connaissons, par les exemples tragiques du XX° siècle, les dangers que représentent ces régimes pour les citoyens qui les subissent. Ainsi, tout attendre de l'Etat, c'est se mettre en position de tout devoir accepter de lui, et mettre ma vie en danger bien plus que si j'exerçais un contrôle sur lui ou même si je restais à l'état de nature. (Référence) Ainsi, dans sa Lettre à Helvétius, Diderot explique que le pire qui peut arriver à un citoyen est de se trouver sujet d'un despote éclairé. Ce que Diderot désigne comme l'exercice d'un pouvoir arbitraire, c'est bien précisément celui d'un Etat qui agit sans consulter ses citoyens et sans que ceux-ci puissent contrôler ses activités. Or, il montre bien ici en quoi cela est dangereux car cela met l'Etat en position de faire ce que bon lui semble. L'intérêt de ce texte est de montrer que, même si l'Etat est bon, le danger est réel, car il amollit les esprits, transforme les citoyens en animaux dociles. Nous voyons aussi dans ce texte que la responsabilité des citoyens n'existe pas seulement à l'égard d'eux-mêmes mais aussi à l'égard de la postérité – afin d'éviter l'arrivée au pouvoir d'un régime sanguinaire et injuste. Le bon citoyen ne se contente pas d'obéir, c'est également celui qui exerce ses devoirs (voter notamment) et surtout celui qui a le souci de transmettre à ses enfants un Etat viable, juste et respectueux des libertés et des droits fondamentaux. Il n'est du reste pas anodin que la Révolution Française ait débouché sur la rédaction de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui pose précisément quels sont ces droits et libertés fondamentales que l'Etat se doit de respecter et qui donne au citoyen la légitimité de contester tout Etat qui irait à l'encontre de ces principes. (Conclusion et transition IIB-IIC) Ainsi, ne pas tout attendre de l'Etat n'est pas seulement un devoir moral pour le citoyen, mais un devoir politique : le bon citoyen ne se contente pas d'obéir aux lois, il doit aussi contrôler et juger le pouvoir auquel il se soumet car il a le souci de la nation et de son pays, et veille au bon fonctionnement de la communauté politique à laquelle il appartient. Tout attendre de l'Etat, c'est ainsi aussi n'avoir aucune conscience historique, considérer que ce ne sont pas aux peuples de faire l'histoire de leur nation, de la politique. Cela revient à une sorte de sacralisation de l'Etat, qui le considèrerait comme une entité autonome et intemporelle, déconnectée de la réalité historique et sociale des hommes qu'il dirige. Or, au contraire, en tant qu'il est dans l'histoire, l'Etat n'est-il pas simplement le produit d'une histoire ? N'appartient-il pas avant tout aux hommes, aux citoyens ? N'est-il pas même dès lors une réalité relative dont il faudrait se méfier ? (IIC)(Argument) En effet, tout attendre de l'Etat, c'est considérer que le pouvoir auquel on appartient est sacré, c'est-à-dire simultanément intouchable et juste. C'est donner à l'Etat toute notre confiance. Si un regard critique s'avère nécessaire, ce n'est pas seulement parce que rester passif représente un danger pour nous, c'est aussi qu'une telle confiance aveugle repose sur une incompréhension à l'égard de la nature même du politique. L'Etat est le produit de l'histoire pour la simple raison que c'est une structure humaine, produite par les hommes, et donc inscrite dans le temps, résultat d'événements ou de crises. Dès lors, il n'est en aucun cas absolu (inconditionné) ni intouchable. On peut même se demander si, en tant que produit de l'histoire, il n'est pas aussi par nature limité et porteur non pas d'un projet commun et général, mais incarnant 4 les intérêts d'une classe dominante, celle précisément qui, au cours des processus historiques, est parvenue à se hisser au pouvoir. La société n'est en effet pas homogène mais constituée de classes qui s'opposent et luttent pour faire triompher leurs intérêts propres. La société est le lieu de conflits d'intérêts que l'Etat est censé réguler. Or, dans la mesure où l'Etat confie le pouvoir aux mains d'un groupe seulement (pour des raisons concrètes qui est que tous ne peuvent pas gouverner), on peut penser que loin d'incarner l'intérêt général, l'Etat n'incarne que des intérêts particuliers. (Référence) C'est ce qu'explique Engels dans L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat. Dans ce texte, l'Etat est défini comme une institution produite par un processus historique et social et qui, en se plaçant au-dessus de la société, a tendance à s'en défaire de plus en plus. Au lieu d'être une réalité dynamique, entretenant un dialogue permanent avec les citoyens, l'Etat devient ainsi une réalité statique, froide et morte, déconnectée de la réalité dont il est issu et qu'il régule. Ainsi, le citoyen se doit non pas de faire confiance à l'Etat mais au contraire de s'en méfier, s'il veut tout simplement rendre possible tout progrès historique, s'il veut lui donner le statut qui est le sien. (Conclusion) C'est la raison pour laquelle le citoyen ne doit pas tout attendre de l'Etat au sens de rester passif face à lui. D'une part, il s'agit là d'une obligation morale, qu'il doit s'imposer à lui-même (aussi agréable que soit sa vie au sein d'un Etat qui le prend totalement en charge), s'il ne veut pas retomber en esclavage. D'autre part, il s'agit d'une obligation politique que le bon citoyen s'impose par souci de la nation et des générations futures. Enfin, il s'agit d'une obligation intellectuelle qui consiste à comprendre la véritable nature de l'Etat et à lui donner son statut véritable. (Transition II-III) Nous avons donc vu que, si l'homme hors de l'Etat n'est rien et doit donc tout en attendre pour atteindre sa vraie nature, le citoyen doit cependant s'en méfier et ne pas rester purement passif à son égard. Si le citoyen ne doit pas tout attendre de l'Etat, c'est qu'il a des devoirs à son égard, mais c'est aussi que l'Etat a des devoirs à l'égard du citoyen. Nous avons vu quels étaient les devoirs du citoyen à l'égard de l'Etat et du politique. Quels sont les devoirs de l'Etat face au citoyen ? Si le citoyen doit tout attendre de l'Etat, c'est alors que l'Etat doit tout mettre en oeuvre pour ses citoyens. A l'inverse, si le citoyen ne doit pas tout attendre de l'Etat, c'est que l'Etat n'a qu'une responsabilité limitée face à ses citoyens. Qu'en est-il? Qu’est-ce que le citoyen peut légitimement attendre et exiger de l’Etat ? ◊◊◊ (III)(Introduction) En effet, dire que le citoyen doit tout attendre de l'Etat, c'est aussi dire que le citoyen est en droit de tout attendre de l'Etat, que l'Etat doit tout donner et tout faire pour ses citoyens. Il nous faut donc maintenant nous interroger non plus sur l'attitude que le citoyen doit adopter face à l'Etat mais sur l'attitude que l'Etat doit adopter face à ses sujets. Doit-il tout faire pour eux ou n'a-t-il qu'une responsabilité limitée à l'égard de leur destinée ? (IIIA)(Argument) Lorsque nous parlons de l'Etat et des domaines où son pouvoir s'applique, nous distinguons traditionnellement la sphère privée de la sphère publique. La sphère publique est la sphère régie par l'Etat, celle qui concerne les relations que les hommes entretiennent entre eux et qui doivent être régulées par l'Etat et par la loi car elles risquent de devenir conflictuelles. La sphère privée désigne au contraire la sphère où les actions que je mène ne concernent que moi, et où l'intervention de l'Etat est considérée comme illégitime dans la mesure où je ne porte tort à personne. En ce sens, on ne doit pas tout attendre de l'Etat car l'Etat ne doit pas s'immiscer dans la vie privée des citoyens, d'une part parce que ce n'est pas son rôle, d'autre part parce qu'il n'en a pas les moyens. (Référence) C'est la distinction établie par Kant entre le droit et la morale dans les Fondements de la Métaphysique des Moeurs. Alors que la morale cherche à réguler nos intentions, à nous proposer des principes pouvant servir dans notre vie quotidienne, le droit ne s'intéresse qu'à l'extériorité, c'est-à-dire qu'aux actions qui concernent la "coexistence extérieure des libertés". Si j'accomplis une bonne action pour des motifs immoraux (par ex, faire un don pour être vue par mes semblables comme une personne généreuse et bonne), cette action n'est en rien condamnable juridiquement, elle l'est par contre moralement. A l'inverse, si j'accomplis une mauvaise action avec des intentions louables (par ex, euthanasier un proche pour lui épargner des souffrances), cette action est condamnable juridiquement même si elle peut apparaître légitime moralement. Ainsi, nous pouvons délimiter le domaine dans lequel l'Etat se doit d'intervenir. C'est un domaine clairement circonscrit, et l'Etat n'a pas ni la possibilité ni le devoir ni la légitimité d'agir dans tous les moments de notre vie quotidienne et personnelle. Rappelons ici qu'il s'agit là de principes qui ont cours dans l'Etat de droit, légitime et démocratique. Ainsi, les droits de l'homme 5 évoqués plus haut ne sont pas seulement utiles pour que le citoyen sache ce qu'il ne doit pas tolérer de l'Etat, mais aussi pour délimiter le domaine d'intervention de l'Etat. (Conclusion et transition) En ce sens, on ne doit pas tout attendre de l'Etat car ce n'est pas son rôle de s'insinuer dans toutes les strates de notre existence. Pour autant, il semble que la limite entre sphère publique et sphère privée soit difficile à établir et évolutive. Comment donc justifier que l'individu ne doit pas tout attendre de l'Etat alors même qu'on ne peut définir avec précision ce qui relève de la sphère privée et ce qui relève de la sphère publique ? (IIIB)(Argument) En effet, on peut dire qu'il n'existe finalement qu'un seul domaine, celui de la légalité, et que tout ce qui ne fait pas l'objet d'une législation reste légiférable potentiellement. Le droit est en effet soumis à une évolution : il se réforme, se complète, s'enrichit, en fonction de l'évolution des moeurs et de l'état de la société. Le rôle de la jurisprudence montre ainsi que le droit intervient a posteriori. Par définition, une loi ne peut exister qu'après que le phénomène à contrôler est apparu. Si personne n'avait jamais commis de meurtre, les hommes n'auraient pas éprouvé le besoin de créer des lois pour les interdire. Ainsi, le droit comme norme prescrit ce qui doit être, précisément parce que ça n'est pas. (Exemple) Par exemple, la reconnaissance du viol conjugal comme un crime montre ce passage de la sphère privée dans la sphère publique. Si le viol conjugal n'était pas reconnu comme tel, c'est bien qu'on considérait les rapports entre une femme et son mari comme appartenant à la sphère privée. En reconnaissant ce viol comme un crime, on admet qu'il s'agit en réalité de la sphère publique, c'està-dire de la relation entre deux individus devant être régulée par l'Etat. (Conclusion et transition) Nous voyons donc que la situation du citoyen est pour le moins floue : dans la mesure où tout est potentiellement légalisable et que n'appartient à la sphère privée que ce qui ne fait pour l'instant l'objet d'aucun acte de droit mais peut potentiellement le faire, la tentation du citoyen de se tourner vers l'Etat pour revendiquer qu'il le prenne en charge est réelle. C'est ce qui explique, par exemple, qu'alors que les lois économiques mondiales ne soient pas aux mains de l'Etat, en cas de licenciement de masse, les salariés se tournent vers l'Etat pour lui demander qu'il s'en charge. Dans la mesure où tout est potentiellement légalisable, comment ne pas tout attendre de l'Etat, c'est-à-dire le rendre – au moins en puissance – responsable de tout ? Où l'Etat, comme le citoyen, peuvent-ils trouver une limite à ce que doit faire l'Etat et à ce que le citoyen doit attendre de lui ? Comment ne pas voir en l'Etat notre dernier recours, le dépositaire de toutes nos espérances ? (IIIC)(Argument) Si nous nous tournons ainsi vers l'Etat pour qu'il satisfasse nos espérances, c'est d'abord qu'il les a déçues. Cela signifie aussi que nos aspirations trouvent leur source et leur origine au-delà de cela seul que nous propose l'Etat. Ainsi, tout attendre de l'Etat, c'est aussi supposer que nous attendons tout de lui seul. Or, n'y a-t-il pas un au-delà de l'Etat auquel nous pourrions nous référer pour obtenir satisfaction, pour fonder nos aspirations ? En tant qu'individu, nous ne pouvons en effet nous reconnaître dans les lois générales que proposent l'Etat, qui – simultanément – ne prennent pas en compte ce qui fait notre particularité et ne propose pour autant pas une universalité (des principes valables partout et tout le temps) mais une simple généralité (valables pour tout un groupe d'hommes). L'Etat et son outil, le droit positif, trouvent donc avant tout leur limite en ce qu'ils fonctionnent en système clos, au-delà duquel il n'y a rien, alors que les individus, qui ne s'y reconnaissent pas, postulent nécessairement d'autres principes (religieux, moraux, éthiques, rationnelles), extérieurs et supérieurs au droit, pour juger l'Etat et évaluer ses actions. (Référence) C'est ce qu'explique Léo Strauss dans Droit naturel et histoire. Postuler un droit naturel au-dessus du droit positif est nécessaire pour évaluer les actions de l'Etat et leur justice et ne pas nous contenter de les subir. En ce sens, nous ne devons pas tout attendre de l'Etat, c'est-à-dire qu'il ne doit pas représenter le lieu de toutes nos espérances et de tous nos principes. C'est dangereux car alors nous n'avons plus aucun moyen de le juger. Or, évaluer l'Etat est nécessaire pour éviter toute dérive et toute injustice. Nous voyons donc que l'Etat trouve sa limite, et l'histoire donne du reste raison à Léo Strauss dans le sens où des institutions comme l'O.N.U. ou la Cour Européenne des droits de l'homme représentent de telles institutions qui se proposent de formaliser un droit naturel – c'est-à-dire ce que chaque homme peut – universellement – attendre de l'Etat en tant que c'est un homme – et par ailleurs se dotent d'institutions permettant aux citoyens de s'en remettre à des instances supranationales et supra-étatiques. En ce sens, on ne doit pas tout attendre de l'Etat car le droit positif est relatif, or, en tant qu'individu, nos aspirations sont ancrées dans une nature universelle – et le recours à l'Etat seul, qui est clos et limité, s'avère dès lors problématique, insuffisant et insatisfaisant. 6 ◊◊◊ (Conclusion) Nous pouvons donc dire que nous ne devons pas tout attendre de l'Etat. Ce devoir s'impose à nous pour plusieurs raisons. D'abord, c'est une injonction morale, à l'égard de notre propre nature et notre propre liberté. Ensuite, c'est une injonction politique, car comme citoyens, nous nous devons d'être responsables à l'égard de la nation présente et à venir et ne pouvons donc pas rester passifs. Enfin, la fonction et le rôle de l'Etat ne doit pas être d'intervenir dans tous les domaines de notre vie car, d'une part il ne le peut pas, d'autre part il ne peut fonctionner en système clos mais doit, pour être juste, être en permanence évalué par référence à des normes extérieures. Dès lors, même si sans lui nous ne sommes rien et que l'Etat nous fournit le cadre de toute existence possible, notre devoir d'homme et de citoyen n'en reste pas moins de le considérer avec défiance et critique et donc de ne pas en faire l'instance dont nous espérons tout. Il était également possible ici d'utiliser la référence à Aristote. « Mais ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité (car autrement il existerait aussi une cité d’esclaves et une cité d’animaux, alors qu’en fait il n’en existe pas parce qu’ils ne participent ni au bonheur ni à la vie guidée par un choix réfléchi) (…). Il est donc manifeste que la cité n’est pas une communauté de lieu, établie en vue de s’éviter les injustices mutuelles et de permettre les échanges. Certes ce sont là les conditions qu’il faut nécessairement réaliser si l’on veut qu’une cité existe, mais même quand elles sont toutes réalisées, cela ne fait pas une cité, car une cité est la communauté de la vie heureuse, c'est-à-dire dont la fin est une vie parfaite et autarcique pour les familles et le lignages. (…). Or toutes ces relations sont l’œuvre de l’amitié, car l’amitié c’est le choix réfléchi de vivre ensemble. » (III, 9) A cet égard, la référence au texte de Léo Strauss pouvait s'avérer pertinente. Cf texte 12 p. 351 de votre manuel. Cf texte 4 p.367 de votre manuel. 7