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M. V. FONTAINE
UN NOUVEAU MONDE – Épilogue
Pandora, 2011, huile sur toile, 26 x 30 pouces.
Mot de l’artiste
Patricia Watwood
« Dans la mythologie grecque, la curiosité de Pandore est excitée
par une boîte que lui a offerte le dieu Zeus. Lorsqu’elle l’ouvre elle
libère tous les maux du monde, qu’on y avait enfermés. Ce tableau
s’inspire du mélange d’anxiété et d’épouvante qu’ont suscité
des menaces contemporaines tels le réchauffement climatique,
les tremblements de terre, les catastrophes nucléaires et le terrorisme. L’avion et les tours visibles au loin, notamment, évoquent
les événements du 11 septembre 2001.
Tout ce qu’il resta dans la boîte de Pandore fut l’espoir, que j’ai
ici symbolisé sous la forme d’un merle bleu de l’Est. Jadis menacé
d’extinction mais désormais hors de danger, le merle bleu, avec ses
couleurs éclatantes et son chant guilleret, représente la joie,
l’amour et l’espoir renouvelé. Ces idéaux nous donnent la force
nécessaire pour affronter l’avenir. »
Patricia Watwood a obtenu sa maîtrise en Beaux-Arts avec
mention honorifique à l’Académie des Arts de New York, puis y a
enseigné. Elle a exposé dans des galeries d’art partout dans le monde,
dont Forbes Galleries à New York, la Galerie Albert Benamou à Paris
et John Pence Gallery à San Francisco, et contribue régulièrement
aux périodiques American Artist et Artist Daily. Elle vit à Brooklyn,
New York, avec son époux et ses deux filles.
M. V. FONTAINE
UN NOUVEAU MONDE – Épilogue
Un nouveau monde
Parmi les passagers assis dans le wagon, la rumeur s’éleva, provoquant quelques exclamations enthousiastes. Cordélia leva les
yeux de sa lecture et regarda vers l’extérieur. Entre les montagnes
apparut l’agglomération d’Arcadia et sa tour caractéristique, flèche
noire qui surplombait la cité. La jeune femme sourit.
Après deux jours de transport – presque trois si elle comptait
le temps pour rejoindre la station ferroviaire à partir de l’enceinte
du Sanctuaire –, elle pourrait enfin arpenter les rues de cette
mythique ville qu’elle aimait tant.
Même si son départ les chagrinait, ses parents avaient accepté
que Cordélia quitte le nid familial. Elle allait parfaire sa formation
de soignante sous l’aile de sa tante Minéra, la grande Sunéa qui
avait fondé une école de médecine très réputée presque vingt ans
auparavant. Après quelques séances de mentorat et deux stages,
Cordélia aurait la chance d’étudier avec des gens de calibre. Cette
fois, elle était fixée : la traque d’objets antiques ne l’intéressait pas,
elle souhaitait miser sur du concret ; les contacts humains que lui
procurait le métier de soignante la combleraient. Sans doute.
Son oncle Léo, qui devait récupérer à la station de train un colis
en provenance de l’ouest, l’avait donc déposée à la gare du village
de Terre-Bleue afin qu’elle entreprenne son voyage. En chemin, il
lui avait expliqué que le hameau portait ce nom à cause du peuple
légendaire qui régnait autrefois sur cette partie du continent.
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— Maman m’a déjà raconté que tu étais à moitié peau-bleu…
C’est vrai ? avait demandé Cordélia, assise à ses côtés sur la charrette tirée par des blindés fatigués.
— Oui.
— Et cela n’a pas d’impact sur ta santé ? On dit que la majorité de ce peuple est disparue avec l’extinction graduelle de la
néo-faune…
Toujours espiègle, son oncle avait esquissé un demi-sourire.
— Pourquoi penses-tu que je reçois des paquets aussi souvent ?
Cordélia avait sourcillé, puis haussé les épaules.
— Mon amie Stazia, qui est une chasseuse hors pair, vit près
des Rocheuses. Elle m’envoie de la viande de néo-animaux pour
que je puisse combler mes carences.
La jeune femme avait opiné du chef, comprenant enfin pourquoi Léo tenait tant à cette étrange viande séchée qu’il accueillait
comme un cadeau quelques fois l’an. Et pourquoi il n’avait pas
encore eu d’enfant. Car il était désormais de notoriété répandue
que les hommes du clan des peaux-bleues étaient condamnés à la
stérilité, ce qui expliquait leur dépeuplement draconien.
D’ailleurs, dès qu’elle avait embarqué à bord du train, Cordélia
avait remarqué, assis à quelques sièges du sien, un jeune métis de
cette tribu. S’il était rare d’en apercevoir, il demeurait encore plus
surprenant qu’un membre de cette communauté se rende à l’est
du continent, là où la néo-faune n’existait pratiquement plus.
En l’observant à la dérobée, elle nota son air méfiant. Il jetait
constamment des regards hostiles autour de lui et ne parla à personne durant tout le trajet. Cordélia songea que c’était sans doute
la première fois qu’il mettait les pieds hors de son patelin depuis sa
naissance. Ainsi, tout ce qu’il découvrait à l’extérieur lui était
inconnu. Et inquiétant. Pourtant, il aurait aisément pu se fondre
dans la masse, car, à part ses lèvres légèrement bleutées, rien ne
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le distinguait des autres. Mais ce métis ne l’intriguait pas seulement parce qu’il provenait d’une race mystérieuse ; elle avait aussi
remarqué sa haute taille et ses traits agréables malgré son expression maussade.
Cordélia soupira, se moquant intérieurement d’elle-même :
elle n’avait pas choisi la bonne vocation pour faire de l’œil aux
garçons. En dépit du serment de chasteté qu’elle déplorait, elle
assumerait son choix. Et elle honorerait sa vocation. Elle le devait.
Alors que le train ralentissait en atteignant la périphérie de
la ville, la jeune femme referma l’ouvrage ouvert sur ses genoux
et prit soin de le ranger dans l’étui de cuir qui le protégeait. Ce
bouquin de médecine, rédigé par la communauté des soignants,
faisait partie de la première génération de livres imprimés en près
de cent cinquante ans. Même si ses parents collectionnaient une
profusion de documents anciens, elle considérait que celui-ci était
le plus précieux de tous, un pur miracle d’un art trop longtemps
oublié. Contrairement à ses proches, tous des traqueurs émérites
qui cherchaient à comprendre le monde en fouillant le passé,
Cordélia regardait vers l’avant. Et embrassait tous les développements technologiques. Elle souhaitait faire partie du futur.
Elle posa avec précaution le volume dans son sac de voyage.
Dès que le convoi s’arrêta, la porte du wagon s’ouvrit et un agent
s’écria :
— Bienvenue à Arcadia !
À la sortie, un poste-frontière contrôlait l’arrivée des visiteurs.
Cordélia tendit à un inspecteur son extrait de naissance signé par
ses deux parents de même que par le chef du Sanctuaire. L’homme
écarquilla les yeux et la dévisagea. La jeune femme eut un sourire
résigné. Les noms Paige et Rozenski avaient souvent cet effet sur
les gens.
Elle put rapidement passer de l’autre côté de la barrière et
elle se retrouva devant l’allée de marchands qui menait à la ville.
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Enchantée, elle déambula parmi les différents kiosques et se laissa
tenter par un verre de lait de chèvre et un morceau de melon frais.
La cité semblait encore plus populeuse et animée que dans
son souvenir. Des échafauds s’élevaient un peu partout, générant
parfois de nouveaux quartiers complets. Sur son chemin, elle
contempla un jongleur qui égayait des enfants, un groupe de musiciens interprétant des ballades populaires et les courtisanes faisant étalage de leurs charmes. Elle s’étonna aussi que des combats
de grillons dans des contenants de terre cuite suscitent autant
d’enthousiasme.
Voilà pourquoi elle adorait Arcadia : il y avait toujours des
nouveautés originales et des étrangetés à raconter… Et elle ne
manquait jamais d’y faire des découvertes captivantes. Son séjour
serait tout sauf ennuyeux.
Fredonnant une mélodie tandis qu’une brise secouait ses
boucles rousses, elle s’engagea dans une avenue contiguë à la rue
centrale, un sourire comblé aux lèvres. À ce moment précis, elle
était heureuse ; elle trouverait peut-être enfin sa place.
Puis, comme une ombre projetée sur son bonheur, elle se
sentit suivie. À cette heure, la ville paraissait pourtant assez sécuritaire. Elle jeta un regard nerveux par-dessus son épaule et fut
surprise de voir le peau-bleu sur ses talons. Résolue, elle se décida
à l’affronter sans attendre et se tourna d’un bloc.
— Vous cherchez quelque chose ?
Il sembla décontenancé.
— Je…
— Êtes-vous perdu ? demanda-t-elle plus doucement.
Embarrassé, il replaça une mèche brune derrière son oreille et
fouilla la poche de sa veste de toile pâle pour en sortir une feuille
chiffonnée qu’il présenta à Cordélia. D’abord sur ses gardes, elle
s’avança et saisit la missive. En lisant l’adresse au bas, elle sourcilla :
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il s’agissait de celle de la famille Kingston, longtemps à la tête de
la ville. Elle lui indiqua le chemin.
— Vous allez à gauche et, à la troisième rue, vous tournez à
droite et vous y êtes. C’est une grande maison.
— M… merci, bredouilla-t-il en esquissant un sourire gêné.
Elle répondit d’un geste du menton, tandis qu’il rejoignait
l’artère principale.
Qu’est-ce qu’un peau-bleu pouvait bien avoir à faire chez
l’ancien chef de la ville ? Étonnée, elle pivota et reprit sa route en
direction de la maisonnette au bout de la rue. Depuis sa dernière
visite, plusieurs bâtiments s’étaient construits, donnant à la cité
des airs de métropole d’antan. Le pâté de maisons qu’elle arpentait
semblait avoir été englouti par les nouveaux édifices, et ne subsistaient que quelques cambuses distordues qui détonnaient dans
le paysage. Elle croisa un vieil homme ramassant les rebuts qui
traînaient sur le sol. Les rues paraissaient plus propres aussi.
Devant la porte de la demeure qui lui était la plus familière,
elle agita le heurtoir. Quand le loquet se souleva, Cordélia afficha
son plus beau sourire. Une grande femme aux longs cheveux
bruns répondit. Une seule petite anomalie entachait sa beauté
singulière : une cicatrice qui reliait le dessous du nez à la lèvre
supérieure.
— Oui ? demanda-t-elle, les sourcils froncés.
Puis ses grands yeux pâles s’arrondirent et elle ouvrit les bras
pour serrer la jeune femme dans ses bras.
— Cordélia ! Comme c’est bon de te revoir ! Par Pfandore, tu
es devenue une femme !
— Tamitha… Je suis si contente de retrouver Arcadia ! Le
fourmillement de la ville me manquait trop !
Tamitha se sépara d’elle et lui fit signe d’entrer.
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— J’avais reçu ta lettre, mais avec tout ce qui se pfasse ces
jours-ci, j’avais oublié la date…
En pénétrant dans la demeure qu’habitaient Minéra et Tamitha,
Cordélia sourit. L’intérieur lui rappelait la maison de ses parents,
avec ses étagères qui croulaient sous des piles de livres et de documents, la vieille carte du Canada accrochée au mur et les nombreux objets de traque probablement offerts par sa propre mère.
Pas de doute, Flora et Minéra étaient des sœurs et partageaient
plusieurs points communs.
Tamitha lui proposa de ranger ses bagages dans une chambre
du rez-de-chaussée et de prendre place à la table de la cuisine.
— Veux-tu une infusion ? J’ai un mélange d’herbes et de
pfetites baies du nord qui te pflaira.
— Oui, merci, dit la jeune femme en s’asseyant.
Tandis que Tamitha posait une théière en fonte sur le poêle et
qu’elle nourrissait le feu de brindilles sèches, Cordélia remarqua
enfin ses joues striées de larmes.
— Tamitha, je n’ai pas pensé… Est-ce que je t’ai prise à un
mauvais moment ?
La femme s’essuya le coin des yeux du revers de la main.
— N… Non, ne t’en fais pas. C’est une situation qui dure
depfuis des jours déjà…
Elle soupira et admit :
— Kingffton n’en a pflus pfour très longtemps. Il a eu un
malaise cardiaque la semaine dernière, et son cœur ne tiendra pas
le coup.
— Oh ! Quelle triste nouvelle ! souffla Cordélia en baissant
le nez.
Elle avait si souvent entendu parler du personnage que cela
lui causa un choc. Les légendes semblaient immortelles, pourtant
les hommes ne l’étaient pas. Elle ne put s’empêcher de penser au
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peau-bleue en route vers la demeure de l’ancien chef et se demanda
si cela avait un rapport.
Tamitha s’assit devant elle.
— Minéra reste à son chevet jour et nuit afin de s’assurer que
le pfassage s’effectue le plus confortablement pfossible, mais… il
n’y a rien d’autre à faire que d’attendre, malheureusement.
— Tu étais très proche de lui, non ?
La femme acquiesça.
— Depfuis que j’ai dix ans, il me traite comme sa fille. Même
quand il a eu des enfants de son côté, j’ai toujours senti que j’avais
une relation pfrivilégiée avec lui. Oh ! Il est loin d’être pfarfait,
mais je le considère comme un grand homme… Il a pfermis à la
ville de se sortir de son marasme et de se développfer comme elle
l’a fait.
— C’est ce que ma mère pense, elle aussi, approuva Cordélia
en sirotant l’infusion brûlante que Tamitha lui avait servie.
À ce moment, on heurta brièvement la porte, puis un adolescent baraqué fit irruption dans la pièce. Les yeux embués, il s’écria :
— Tamitha ! Minéra te demande d’apporter du kif, des compresses et de la teinture de romarin…
Cordélia reconnut Kieran, le jeune protégé de Minéra ; cette
dernière l’avait ramené d’une de ses missions pour former des
soignants dans des agglomérations du sud. À la suite d’une expédition qui avait duré près de trois ans, elle était revenue avec un
petit garçon dont les deux parents étaient morts de la grippe. Sans
tenir compte de son serment de ne jamais fonder de famille, elle
racontait n’avoir pu se résigner à laisser l’enfant seul et l’avait
recueilli par pure bonté. À présent, Kieran avait bien grandi et
elle avait appris qu’il amorçait des études en botanique à l’école
de la ville.
Dès qu’elle l’aperçut, Tamitha bondit de son siège et courut
vers le fond de la maison où elle disparut quelques minutes avant
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de revenir les bras pleins de matériel. Son expression catastrophée
indiquait qu’elle savait exactement ce que cette demande insinuait.
— Cordélia, tu as une formation de soignante…
Accompfagne-nous !
D’emblée, elle se précipita vers Tamitha pour la libérer d’une
partie de son fardeau et elles suivirent en hâte le garçon qui remontait déjà la rue au pas de course. Cordélia fut à peine surprise
quand il entra en trombe dans la maison des Kingston, une habitation de crépi jaunâtre à trois étages qui trônait fièrement au
milieu du vieux quartier.
Dès qu’ils pénétrèrent à l’intérieur, Cordélia perçut l’ambiance
lourde qui régnait. Dans le salon, une femme aux tresses blondes
striées de mèches blanches était effondrée sur un fauteuil et
pleurait, le visage caché entre les mains. À ses côtés, un gamin la
consolait, malgré son expression neutre. Cordélia remarqua distraitement qu’il avait les yeux bridés et le faciès aplati caractéristique
de certains handicapés.
Ils grimpèrent les marches qui menaient à l’étage et, dans le
couloir, ils furent témoins d’une altercation entre deux jeunes
gens.
— Si tu ne le défiais pas toujours comme tu défies tout le
monde, il ne serait peut-être pas dans cet état ! Tu es un égoïste,
Jeremy !
Contre toute attente, le frère saisit sa sœur à bras le corps et
la serra dans ses bras. La fille aux boucles blondes capitula et fondit en larmes, s’abandonnant contre celui qui lui chuchotait des
paroles apaisantes à l’oreille.
En passant devant eux, Cordélia détailla Jeremy, les sourcils
froncés, et il lui rendit son regard interrogateur. Ils se connaissaient.
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La porte d’une chambre au fond s’ouvrit, et le peau-bleue que
Cordélia avait aperçu à bord du train sortit de la pièce, le teint
blême et l’expression bouleversée. Sans poser les yeux sur qui que
ce soit, il s’élança vers l’escalier et quitta la maison.
Cordélia soupira : ce voyage qui s’annonçait réjouissant devenait plutôt lourd. En entrant derrière les autres, elle remarqua
immédiatement l’homme alité. Or, il ne correspondait pas à celui
dont elle se souvenait. À la grande silhouette aux larges épaules
qui se dessinait sous les couvertures, on devinait qu’il avait dû
être imposant lorsqu’il se trouvait dans la fleur de l’âge. Par contre,
ses traits émaciés et sa peau cireuse trahissaient sa vulnérabilité.
Le révolutionnaire n’était plus l’ombre de lui-même.
Quelqu’un vint la défaire des paquets qu’elle transportait, et
Cordélia reconnut sa tante. Celle-ci l’enlaça.
— Ma chère Cordélia ! Comme je suis heureuse de te revoir !
souffla Minéra qui semblait pourtant éprouvée par les événements.
Tandis qu’elle contemplait sa tante avec affection, Cordélia
nota ses yeux cernés et les rides qui se dessinaient à présent aux
coins de ses lèvres. Même si elle avait entamé la quarantaine,
Minéra ne changeait pas et conservait son profil noble ainsi que
sa grâce. Et sur sa joue, on distinguait encore les cruels stigmates
de son rejet de la cité d’Uthmer, devenus avec le temps un symbole
de résilience et de conviction.
— Tu as vu Max ? La fille de Flora et Roz est venue nous rendre
visite, murmura Minéra.
Les paupières mi-closes, l’homme hocha doucement la tête
avec un demi-sourire.
Tamitha s’assit sur la couche et posa un baiser sur le front de
Kingston avant de glisser les doigts entre les siens. De son côté,
Minéra prépara une décoction dans laquelle elle dilua quelques
gouttes de teinture.
— Cordélia, veux-tu me remplir une pipe de kif ?
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La jeune femme obtempéra immédiatement, tout comme
Kieran.
Minéra retourna auprès de Kingston et l’aida à boire l’infusion. Il s’étouffa, et du liquide coula sur son menton, aussitôt
épongé par la soignante qui accompagna ses gestes de caresses
tendres. Les sentiments qu’elle éprouvait pour lui paraissaient
évidents.
Mal à l’aise d’assister aux derniers moments d’une véritable
icône, Cordélia se faisait discrète. Par contre, si la situation demeurait d’une profonde tristesse, cette mélancolie était atténuée par
l’amour qui imprégnait la pièce. Le mourant était bien entouré et
semblait avoir marqué de façon positive de nombreuses personnes.
Quand Minéra lui présenta la pipe que Cordélia avait préparée, il la refusa pourtant.
— Non, je veux rester lucide.
— Mais tu as besoin de repos, argua Minéra.
— J’ai dit non.
— Toujours aussi entêté, à ce que je constate, maugréa la
soignante, les lèvres pincées.
— Toujours, badina-t-il.
Ils s’agaçaient comme ses parents le faisaient sans cesse. Et
Cordélia savait à quel point ses parents s’aimaient. Depuis sa naissance, ils ne s’étaient jamais lâchés et avaient agrandi la famille
de deux autres enfants, son frère Riker et sa petite sœur Naïa.
— Pourquoi es-tu partie en mission il y a dix-sept ans ?
demanda soudainement Kingston.
Un silence lourd suivit cette question. Tamitha jeta un regard
de biais à Minéra.
— Tu sais très bien pourquoi, répondit celle-ci en se détournant pour replacer les flacons sur la table de chevet.
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Kingston lui attrapa le coude fermement, en dépit de sa
faiblesse.
— Tu me réponds toujours ça. Je dois savoir.
Tamitha se dressa du lit et affronta la soignante, les poings sur
les hanches.
— C’est le moment que Kingffton sache. Qu’ils sachent tous
les deux.
Minéra crispa les mâchoires et déglutit. Elle baissa les yeux
vers l’homme qui lui offrit un regard insistant en contrepartie.
Tamitha se dirigea vers Cordélia pour l’entraîner vers la sortie,
au grand soulagement de la jeune femme qui se sentait de trop à
l’heure des révélations.
— Est-ce que… je dois partir aussi ? demanda Kieran.
Minéra secoua la tête et lui tendit la main.
— Non. Tu dois entendre ceci, mon cher fils.
Alors qu’elle jetait un dernier coup d’œil par-dessus son
épaule, Cordélia remarqua les yeux de Kieran. Leur profondeur,
leur couleur changeante, ils étaient identiques à ceux de l’homme
allongé sur le lit. Vu la ressemblance, le secret n’avait jamais dû
pouvoir être gardé ; pourtant, la vérité n’avait jamais été révélée.
Aujourd’hui, le temps était venu.
Dans le couloir, Jeremy bondit de sa chaise quand elles franchirent le seuil, mais Tamitha l’apaisa d’un geste.
— Ça va. Il a même refusé le kif pfour rester en pfleine pfossession de ses moyens.
Jeremy leva les yeux au ciel.
— Voilà qui est tout à fait lui, murmura-t-il avec un brin
d’amertume. L’orgueil le mènera jusqu’à la fin.
— Ah, ne soit pfas si dur avec lui, répondit Tamitha avec un
sourire réprobateur. Il est si diminué…
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— Ouais, comme si c’était possible, coassa le jeune homme, la
gorge serrée.
Pas de doute que lui aussi était le fils de Kingston. De stature
moins imposante, il arborait sa prestance, mais il avait hérité des
traits plus fins de sa mère. Environ un an plus jeune que Cordélia,
il était bien différent du gamin ignoble et turbulent qu’elle avait
déjà rencontré.
Il dévisagea Cordélia à son tour.
— Il me semble qu’on se connaît…
Elle tendit les doigts.
— Oui, je suis la fille de Flora Paige et de James Rozenski… à
qui tu tirais les tresses il y a longtemps.
En gloussant, il secoua sa main avec enthousiasme.
— Bien sûr ! Comment ai-je pu oublier ? Enchanté de te
revoir… Qu’est-ce qui t’amène à Arcadia ?
— Je…
À cet instant, la porte s’ouvrit sur Minéra. Quand elle voulut
parler, son menton trembla et elle éclata en sanglots. Elle s’effondra, à genoux sur le sol.
Kingston n’était plus.
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Les cérémonies entourant le décès de l’ancien chef de la ville
durèrent plusieurs jours, de nombreuses personnes souhaitant lui
rendre un dernier hommage. Étant donné que Minéra et Tamitha
s’accordèrent quelques jours de congé pour y assister et amorcer
leur deuil, Cordélia eut un rude baptême du métier de soignante
à la clinique. N’ayant pratiquement personne pour la guider ou
l’épauler, elle dût prendre plusieurs initiatives, et ses heures de
travail s’étirèrent bien au-delà des quarts prévus. Les cas de grippe,
les conjonctivites, les maux de dents, les indigestions, les membres
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cassés et les infections se succédaient, et l’explosion de la population dans la cité n’aidait en rien à cette cadence de fous. Plus de
gens signifiait plus d’affections et un besoin criant de renforts
pour les soignants sur place.
Cordélia reçut de précieux conseils d’Odalie, qui s’occupait de
la maternité. Celle-ci l’encouragea et lui assura que le métier
n’était pas toujours si demandant. Pourtant, la jeune femme en
doutait. Elle se sentait bien loin de son hameau où à peine une
dizaine de personnes se présentaient chaque jour au petit dispensaire qu’elle tenait.
Le premier soir, elle s’endormit sans avoir mangé, trop épuisée
pour se sustenter. Le deuxième jour, elle trouva Kieran assis à la
table, l’air absent, devant un bol de hachis plein. Elle se servit et
prit place en face de lui.
— Minéra et Tamitha ne sont pas revenues ? demanda-t-elle.
— Non. Ma mère avait encore des trucs à régler avec mon
oncle Sauren, et Tamitha devait passer à la clinique pour s’assurer
que tout se déroulait bien.
Ils mangèrent en silence quelques minutes. À un moment,
Kieran repoussa son repas.
— Je ne le savais même pas. Je ne peux pas croire qu’elle me l’a
caché tout ce temps, souffla-t-il, bouleversé.
Cordélia posa la main sur la sienne.
— Les secrets dissimulent souvent des choses douloureuses.
Ta mère voulait peut-être te protéger…
— En quoi étouffer l’identité de mon père pouvait-il me protéger ? s’insurgea Kieran.
— Elle avait sûrement ses raisons. Moi non plus, je n’ai jamais
connu mon vrai père.
L’adolescent l’observa, surpris.
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— Ma mère me disait toujours que c’était compliqué, jusqu’à
ce que j’aie douze ans et qu’elle me raconte toute l’histoire qui a
mené à ma naissance. J’ai alors compris pourquoi elle ne me l’avait
pas dévoilée avant. De toute façon, mon père adoptif est si merveilleux que je n’ai aucun regret. La famille, ce n’est pas nécessairement immuable et ancré dans les liens du sang.
— N’empêche… Être le fils illégitime de Kingston me place
dans une drôle de position. Malgré ce qu’elle prétendait devant
les autres, ma mère ne m’a jamais caché être ma vraie mère. Et vu
la relation qu’elle entretenait avec Kingston… Je me demande
comment je n’ai pas établi le lien avant, soupira-t-il en se frottant
le visage avec exaspération.
— Ne lui en veux pas trop…
Avec une expression douloureuse, il la fixa avec intensité, de
ces yeux sombres si caractéristiques.
— Quand ma mère lui a finalement révélé la vérité, il m’a
souri et dit : « Je savais que tu étais le mien. » Il m’a pris la main,
comme pour s’assurer que c’était bien réel, puis il est mort. Et
moi, je n’ai même pas pu profiter de sa présence un peu… Par
contre, après, je n’ai jamais vu ma mère dans cet état. Je pense
qu’elle l’aimait vraiment.
— Je n’en doute pas.
De ce que Cordélia avait compris en écoutant les récits de sa
mère, tous ceux qui étaient liés de près ou de loin à Ian Uthmer, le
tyran célèbre, avaient des histoires complexes. Et cela semblait
aussi concerner ses arrière-petits-enfants.
Le lendemain, quand la procession des funérailles longea la
grande artère qui scindait la ville, Cordélia s’absenta de son travail
à la clinique pour y assister, solidaire des endeuillés. Plusieurs
dignitaires transportaient le cercueil, dont son oncle Sauren qui
la salua d’un signe du menton. Il avait vieilli, éprouvé par la mort
de sa femme Maëva quelques années plus tôt, mais ses cinq filles
en prenaient bien soin.
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Derrière lui, Jeremy ne retenait pas ses larmes, abattu par la
mort de son père avec qui il entretenait pourtant une relation
difficile. Près du tombeau, la femme de Kingston, Bethany Rose,
se dissimulait sous un voile sombre, à côté de son fils Pace qui
brandissait la main en souriant, ne réalisant pas la portée des
événements.
Dans la foule, Cordélia repéra aussi Kieran, qui contemplait le
cortège, les mâchoires crispées, et Tamitha, qui serrait un mouchoir entre ses doigts. Nulle trace de Minéra.
La ville offrit un adieu bien senti à celui qui l’avait transformée
et lui avait permis de s’épanouir. Kingston reçut une sépulture
monumentale, à l’endroit même où il avait prononcé son discours
de victoire après avoir renversé le régime despotique d’Uthmer.
Après la cérémonie, Cordélia décida de ne pas retourner aussitôt à la clinique et se rendit à l’auberge de La chèvre d’or, illustre
lieu de rassemblement des traqueurs de partout. Elle savait que ses
parents s’y étaient rencontrés au début de leurs carrières. Cette
pensée la réconfortait. Elle avait vraiment besoin de se changer les
idées, de faire le point, et se recueillir dans cet endroit familier
l’aiderait.
Les histoires de quêtes et de traques mystiques avaient bercé
son enfance et, dès sa naissance, elle avait participé à de nombreuses expéditions avec ses parents, sillonnant le continent d’un
bout à l’autre à la recherche trésors du passé et, surtout, de documents renfermant des réponses sur les technologies anciennes.
Ces aspirations épiques avaient eu pour effet de lui inculquer des
idées de grandeur. Le monde restait à rebâtir et il y avait énormément à faire pour y contribuer.
Quand Cordélia avait vu sa tante Minéra exercer son métier,
accomplissant parfois des missions pour concilier les pratiques
entre communautés et apprendre des autres soignants, elle y avait
vu une façon très noble de mener la société vers l’avant. À quatorze
ans, elle avait donc voulu prendre part au projet.
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À présent, elle comprenait que Minéra ne faisait pas, alors,
qu’élargir les connaissances collectives dans le domaine de la
médecine en visitant les autres communautés. Elle fuyait aussi
quelque chose. Et elle se noyait dans le travail et les projets sans
jamais s’arrêter pour mieux l’oublier.
Cordélia avait terminé sa formation générale de soignante à
dix-huit ans et avait décidé de mettre sur pied un dispensaire pour
desservir sa localité. Mais étant donné la faible population, elle
s’était vite ennuyée. Elle croyait qu’en revenant à la ville elle retrouverait sa passion pour le métier. Hélas, cela ne s’était pas avéré. Ce
tourbillon constant, ces innombrables cas qui se succédaient dans
le chaos, cet état de crise permanent, cela ne lui convenait pas. Se
consacrer exclusivement à une cause indéfinie et sans issue non
plus. Pourtant, le constater et l’admettre étaient aussi difficiles. À
présent, elle se sentait complètement perdue et se cherchait.
Ses parents paraissaient avoir toujours su ce qu’ils voulaient
même s’ils lui assuraient que rien n’était venu facilement et que le
destin avait fini par les mettre sur le bon chemin. Mais elle, où se
situait son chemin ?
En temps normal, elle aurait pu en parler à sa tante ou à
Tamitha. Les deux femmes avaient prononcé leurs vœux depuis
vingt ans et semblaient aussi engagées qu’auparavant. Et aucune
des deux ne respectait la partie du serment qui concernait les relations amoureuses et familiales. Cordélia savait désormais que
Minéra était mère, et Tamitha avait eu de nombreux amants au
fil du temps. Odalie était mariée et avait deux enfants. La plupart
des soignants masculins avaient des familles. Cordélia n’avait
donc pas à s’imposer de suivre cette obligation révolue.
Elle se demandait néanmoins comment il était possible
d’entretenir un quelconque lien avec le monde extérieur quand
la tâche se révélait si lourde. Et bien que le labeur ne l’effrayât pas,
elle aspirait à autre chose pour son avenir.
Un nouveau monde
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Quelque chose de grand, de captivant et d’émouvant. Elle plaçait sans doute la barre trop haut.
Elle franchit le seuil de l’auberge et balaya la faune bigarrée
du regard. Le repaire débordait en effet d’aventuriers de tout acabit, équipés pour le voyage ou revenant d’excursions lointaines,
racontant avec éclat dangers et exploits tout en se noyant dans
l’eau-de-vie.
D’abord intimidée, Cordélia songea qu’avec son arbre généalogique elle avait autant sa place ici que les autres. Et, d’une certaine façon, elle avait sans doute plus d’expérience de traque
que la majorité de ceux présents. Malgré cela, sa tunique grise
de soignante contrastait étrangement avec les costumes colorés
des autres.
Elle vit dans un coin Kieran trinquer avec des amis, mais
décida de se terrer au bout du comptoir, à l’écart du bourdonnement environnant. À sa grande surprise, le peau-bleue qu’elle
avait aperçu à bord du train quelques jours auparavant s’était aussi
réfugié là.
— Bonjour, dit-elle avec un timide sourire.
Le jeune homme lui répondit d’un hochement de tête. Elle
commanda au vieil aubergiste un petit verre d’alcool.
— Te plais-tu à Arcadia ? demanda-t-elle.
Comme le peau-bleue ne répondait pas, elle crut qu’il souhaitait l’ignorer, mais il finit par murmurer :
— C’est une ville bourrée de surprises.
— À qui le dis-tu ! approuva-t-elle en avalant une lampée qui
la fit grimacer. As-tu trouvé ce que tu cherchais ?
— Un peu trop.
Cordélia éclata de rire.
— Encore quelque chose que nous avons en commun !
Amblystome
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— Vous connaissiez Kingston ? s’enquit-il.
— Un peu. Je l’ai croisé quelques fois quand j’étais enfant. Je
le connais surtout de réputation.
— Il a tué mon père, lâcha à brûle-pourpoint le peau-bleue,
les yeux rivés au fond de son verre.
Cordélia lui jeta un regard étonné.
— Vraiment ?
— C’est pourquoi il tenait à me voir avant de mourir.
Kingston lui a porté le coup fatal lors d’un duel dans la foulée
de la révolution. À croire que le vieux avait des fardeaux dont il
souhaitait se libérer avant de rendre son dernier souffle.
Abasourdie, la jeune femme prit une nouvelle gorgée. Il
poursuivit :
— Je devrais lui en vouloir, mais il m’a appris d’où je venais.
Ceux de mon clan n’ont jamais osé. Ça représentait pour eux
une honte, un tabou. J’étais un impur. Ma mère, elle, est toujours
restée vague sur mes origines. Et même si elle me défendait, les
peaux-bleues ne m’ont jamais accepté. Ils sont tellement bons
pour se croire supérieurs et se cacher la vérité !
— J’imagine que c’est pour cette raison que tu n’es pas reparti
chez toi…
— Pour retourner dans ce pays de la mort ? Ils sont tous en
train de crever là-bas, trop orgueilleux pour renoncer à leur mode
de vie et leurs traditions délétères. Le monde est en plein changement et ils ne veulent pas l’admettre. Leur race n’a plus sa place…
C’est l’extinction qui les guette. Et moi, je me sens bien vivant.
Elle trouvait ces paroles dures et pourtant si lucides. En plus,
il avait dit « leur race » comme s’il n’estimait même pas en faire
partie. Par contre, elle apprécia sa franchise et lui tendit la main.
— Moi, c’est Cordélia.
— Ugo.
Un nouveau monde
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— Et qui es-tu finalement, Ugo ?
— Il semblerait que je descende de la lignée peu glorieuse des
Uthmer.
Cordélia écarquilla les yeux.
— Sans blague ? Moi aussi ! Ma mère était la petite-fille d’Ian…
Quel hasard étrange !
— Kingston m’a dit que mon père se nommait Élias.
La jeune femme opina.
— Je vois qui c’est. Il était le petit-fils de Fren et le fils de
Niklas. Ma mère m’en a parlé en grand bien. Elle l’aimait beaucoup.
Elle leva son gobelet.
— Je ne m’attendais pas à trouver un cousin éloigné dans cette
auberge aujourd’hui ! Buvons au destin !
Ugo heurta son verre et cala sa boisson d’un trait avant d’en
demander une autre à l’aubergiste.
— Peut-être que mon voyage à Arcadia n’était pas entièrement une mauvaise idée, admit-il.
— Le mien non plus !
Soudain, des cris attirèrent leur attention. Quand Cordélia
remarqua Kieran, les poings dressés, elle bondit de son banc.
— Qu’est-ce que tu fais ici, sale bâtard ? grogna Jeremy en le
repoussant.
— Arrête de te prendre pour un autre ! T’es pas le roi ici !
Kieran tenta un crochet en direction de Jeremy qui l’esquiva
de peu et l’atteignit au menton. Assez costaud pour lui tenir tête,
le plus jeune répliqua en le frappant à l’œil. L’échauffourée éclata,
encouragée par les acclamations de la cohue agglutinée autour
d’eux. Cordélia se fraya un passage et s’interposa vivement :
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— Assez !
Surpris, les deux adversaires à bout de souffle se tournèrent
vers elle.
— Vous ne trouvez pas que vous avez mal choisi votre journée
pour vous battre ? Il me semble que le moment est plus propice au
recueillement qu’aux bagarres puériles…
— Ce fils de chèvre l’a cherché, cracha Kieran.
— Ta mère est une pute, espèce de vaurien ! lui lança Jeremy.
Kieran se braqua, mais Cordélia le retint.
— Retourne à la maison. Minéra a bien besoin de toi en ce
moment, ordonna-t-elle.
Après avoir jeté un dernier regard hargneux en direction de
Jeremy, l’adolescent obtempéra et sortit de l’auberge, indiquant
d’un signe à ses amis de ne pas se mêler de cette histoire. Cordélia
se tourna vers son antagoniste.
— La journée n’est assez éprouvante comme ça, Jeremy ?
— Bah ! Il a une tête qui ne me revient pas, ce jeune ! réponditil en frottant sa joue endolorie.
Déçu de l’affrontement avorté, l’attroupement se dispersa et
Jeremy se rendit au comptoir pour réclamer à boire, une bouteille
entière.
— Et tu ne pouvais pas être sérieux quand tu as traité Minéra
Uthmer si grossièrement ? Elle a fondé une société de soignants,
elle a sauvé des milliers de gens et a veillé sur ton père durant des
jours…
— Elle était aussi la maîtresse de mon père depuis toujours,
au grand dam de ma mère. Comment veux-tu que je la désigne
autrement ? ronchonna-t-il.
Cordélia ne trouva rien à répondre : Jeremy avait sans doute
le droit d’éprouver de la colère. Elle se demandait cependant s’il
Un nouveau monde
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connaissait la vérité sur Kieran ou s’il s’en doutait. Car vu liaison,
ils étaient des demi-frères. Néanmoins, elle se tut : ce n’était pas à
elle d’exposer la vérité. D’ailleurs, ce lieu semblait vouloir provoquer les rassemblements les plus surprenants, comme le confirmait
la présence d’Ugo qui continuait de boire à côté d’elle.
Jeremy avala son verre d’alcool et le remplit de nouveau.
— Dis-moi, qu’est-ce que ça fait d’être la fille de Flora Paige et
de James Rozenski ? demanda-t-il.
— Que veux-tu dire ?
— Ce sont les plus grands traqueurs depuis l’Événement, des
légendes dans le domaine !
Cordélia secoua la tête.
— Ça met un peu de pression sur mes épaules, mais, d’un autre
côté, je souhaite tracer mon propre chemin. Si je peux réussir à le
découvrir.
— Oh ! que je te comprends ! Malgré le profond respect qu’il
portait à tes parents, mon père n’a jamais eu d’intérêt envers le
métier de traqueur. Il voulait tellement que je suive ses pas et que
je participe à l’expansion de sa ville. Il me disait que ma passion
pour la traque était une perte de temps. Que le passé n’avait plus
rien offrir. Il me considérait comme un taré… et peut-être aussi
un raté, conclut Jeremy avec amertume.
— Je suis certaine que ce n’est pas vrai.
— Je connais le sentiment, l’appuya Ugo en lui soulevant son
verre.
— Euh… Jeremy, je te présente mon… cousin, Ugo, bredouilla
la jeune femme.
— Un peau-bleue ? Tu es décidément étonnante, Cordélia
Rozenski ! s’exclama-t-il en heurtant le verre tendu.
Après une généreuse goulée, Jeremy poursuivit :
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Amblystome
— Mais maintenant que mon vieux est parti, je vais enfin
pouvoir mettre mes projets en branle.
— Et quels sont-ils ? s’intéressa sa voisine.
— Quand j’ai abouti dans un bunker souterrain et que j’ai
trouvé ça, tout le monde s’est moqué de moi. Mais je sais que c’est
mon saint Graal…
— Quoi donc ? insista Ugo.
Jeremy posa fièrement une liasse de documents sur le
comptoir.
— L’abri dissimulé sur lequel je suis tombé – ou dans lequel
je suis tombé… – appartenait à des alarmistes de l’ère préévénementielle, des survivalistes qui croyaient à la fin du
monde. Remarquez, ils n’avaient pas tout à fait tort… Eh bien, ils
s’étaient construit un antre pour survivre des années. Ça a peutêtre été le cas, mais quand ils l’ont quitté, ils ont laissé bien des
choses derrière. Dont ça.
Ugo et Cordélia se penchèrent sur les articles papier un peu
jaunis, pourtant bien conservés. Il s’agissait de documents à propos d’une réserve de semences mondiale située sur un archipel
nommé Svalbard, près de la Norvège.
Animé de ferveur, Jeremy poursuivit :
— Vous savez comment les botanistes n’arrêtent pas de se
désoler du peu de diversité de nos cultures et du manque de nourriture auquel nous risquons de faire face si la population continue
d’augmenter ?
— Et tu veux aller chercher ces semences ? s’enquit Ugo.
— Ils auraient conservé des graines d’à peu près toutes les
variétés de plantes disponibles au début du XXIe siècle dans cette
voûte… Imaginez ce que ça représenterait pour l’humanité de
mettre la main sur de nouvelles variétés de fruits, de légumes et
de céréales !
Un nouveau monde
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— Mais la Norvège se trouvait de l’autre côté de l’océan
Atlantique si ma mémoire est bonne, lança Cordélia. Comment
veux-tu te rendre là ?
— Sur la côte est, dans la ville de Polan, ils ont commencé à
construire des bateaux dans le but d’aller explorer. Et c’est là que
je vais investir mon héritage, répondit-il.
— C’est de la folie ! s’exclama la jeune femme.
— Moi, j’embarquerais, dit Ugo en haussant les épaules.
— Tu ne le connais que depuis quelques minutes et tu serais
prêt à te lancer tête première dans cette idée insensée ?
— Je n’ai nulle part d’autre où aller…
— Et toi, ton père vient juste de trépasser et tu dilapides déjà
son legs ?
— Je l’aurais fait bien avant, mais je n’en avais pas les moyens,
répliqua Jeremy. J’ai essayé d’innombrables fois d’en parler au
patriarche, mais il n’a jamais rien voulu entendre. Il refusait de me
financer parce qu’il me voyait comme une tête brûlée. Dommage
que ça ait pris sa mort, car je vais lui prouver que ce n’est pas le cas.
Je ne suis pas un cinglé. Et mon destin ne se trouve pas à Arcadia ;
j’ai bien mieux à faire…
— Je bois à ça, renchérit Ugo.
Incrédule, Cordélia finit son verre. Étaient-ce des promesses
d’ivrognes ? Pourtant, ce projet, aussi fou semblait-il, avait quelque
chose de séduisant. Une grande quête, non pas à travers le continent, mais sur les flots de la mer. Un nouveau monde inexploré à
leur portée. Une nouvelle chance de redémarrer l’entreprise
humaine.
Elle parcourut les textes sous ses yeux. Tout cela paraissait
bien authentique. Malgré leur propension à tout numériser et à
ne rien anticiper, peut-être que les hommes de l’époque précédant l’Événement avaient eu la prévoyance d’emmagasiner le
patrimoine floral de la Terre.
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Amblystome
Et les gens n’avaient-ils pas navigué sur les océans du monde
depuis la nuit des temps ? Construire des engins flottants n’était
sans doute pas hors de portée.
Et si tout cela était possible ?
— Et toi, Cordélia ? Si je dois rassembler un équipage, j’aurais bien besoin d’une soignante avec de l’expérience de traque…
Et tu es la personne toute désignée pour le poste.
La jeune femme leva le visage vers Jeremy Kingston. Malgré
son air frondeur et l’ecchymose sur sa joue, il paraissait plus que
sérieux. Et l’étincelle qui allumait ses yeux bleus embraserait
n’importe quelle passion.
Sa mère, Flora, l’avait nommée Cordélia, qui signifiait « joyau
de la mer ». Et si elle avait eu un présage ? L’océan qui lui était si
cher deviendrait peut-être le lieu de prédilection de sa fille.
Un sourire se dessina doucement sur les lèvres de Cordélia.
Soudain, l’avenir s’annonçait bien plus palpitant.
Visitez
amblystome.com
et plongez dans les coulisses de la série
grâce à des billets de l’auteur.
Arts, science, géographie, chronologie…
Découvrez les faits ayant inspiré
la fiction et revisitez les romans.
La série Amblystome
Amblystome, Tome 4 – De dieux et de monstres, Tous Continents, 2016.
Amblystome, Tome 3 – Sabliers et engrenages, Tous Continents, 2015.
Amblystome, Tome 2 – Au-delà des murs, Tous Continents, 2014.
Amblystome, Tome 1 – La Terre agonisante, Tous Continents, 2014.
M. V. FONTAINE
UN NOUVEAU MONDE – Épilogue
Vingt ans après la fin de l’histoire, découvrez ce qu’il
advient du monde exploré dans la série Amblystome.
Chaque fin est un nouveau début.
Avec la parution du tome 4 de la série Amblystome, écrite sous le
pseudonyme M. V. Fontaine, l’auteure révèle son identité. Il s’agit
d’une femme, Véronique Drouin, bachelière en design industriel,
qui fut d’abord conceptrice de jouets pendant quelques années
avant de se tourner vers l’illustration et l’écriture. En 2006, elle fut
finaliste au Grand prix de la science-fiction et du fantastique
québécois avec Aurélie et l’Île de Zachary, le second tome de la
série L’archipel des rêves. Chez Québec Amérique, elle est l’auteure
de la série Robin Sylvestre et de La Chatière.