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L’entreprise, un terrain de jeu communicationnel pour les salariés. Aux frontières du travail et du hors-travail Anne Monjaret IIAC/ équipe LAHIC - CNRS-EHESS Yanita Andonova LabSIC, université Paris 13 Depuis les années 1980 les ethnologues et historiens de l’entreprise ont relaté dans leurs monographies de terrains l’existence de ces pratiques, sans pour autant en faire un objet de recherche à part entière. Ce n’est que récemment qu’elles font l’objet d’une attention particulière de la part des chercheurs en sciences sociales. Aujourd’hui, les sociologues ou encore les chercheurs en sciences de l’information et de la communication se penchent dessus et en font des objets d’analyse. Sans doute est-ce parce que ces pratiques conduisent à se poser la question de l’articulation possible entre travail et loisir ou celle du continuum du travail vers le hors-travail (et vice versa) dans les espaces professionnels3, tout comme celle des conséquences et des mutations qu’entraîne leur usage dans l’entreprise. Sans doute aussi est-ce parce qu’elles permettent, en écho, de réinterroger la notion même de travail4. Introduction Différentes activités à caractère non professionnel existent depuis longtemps sur les lieux de travail : discussions et conversations téléphoniques privées, lectures personnelles, décoration des locaux, jeux (flipper, baby-foot, billard), repas, pots entre collègues, fêtes, prières et autres rites religieux, etc1. Ceci nous fait dire que les ateliers comme « les bureaux ne sont pas seulement des espaces de travail »2. Bien au contraire, toutes ces activités ordinaires et extra-ordinaires, qui appartiennent aux mondes professionnels, s’avèrent n’être ni anecdotiques ni marginales. 1 2 Cf. Anne Monjaret, « Les communications téléphoniques privées sur les lieux du travail : partage sexué des rôles dans la gestion des relations sociales et familiales », Traverse, 9, 1996 ; Anne Monjaret, « Être bien dans son bureau : Jalons pour une réflexion sur les différentes formes d’appropriation dans l’espace du travail », Ethnologie française, 1, 1996 ; Anne Monjaret, « La fête, une pratique extra-professionnelle sur les lieux du travail », Cités, 8, 2001 ; Anne Monjaret, « Les bureaux ne sont pas seulement des espaces de travail », Communication & Organisation, 21, 2002 ; Anne Monjaret, « Fêtes et travail dans les organisations professionnelles : quelles relations possibles ? », Ethnographiques.org, 24, 2012 [en ligne] ; Stefana Broadbent, L’intimité au travail. La vie privée et les communications personnelles dans l’entreprise, Paris, Fyp Éditions, 2011. Anne Monjaret, « Les bureaux ne sont pas seulement des espaces de travail », art. cit. Bien qu’ayant subi des transformations (« travail en miettes », désindustrialisation, tertiarisation des activités, externalisation, etc.), le travail reste notamment une activité par laquelle les individus se définissent, 3 4 13 Anne Monjaret, Penser le continuum travail et hors travail : comment, pourquoi et sous quelle forme ?, Habilitation à diriger des recherches, Olivier Schwartz (dir.), Université Paris Descartes, 2008. Michel Lallement, Le Travail. Une sociologie contemporaine, Paris, Gallimard, 2007. s’insèrent dans le monde et donnent un sens à leur vie. L’entreprise, pourvoyeuse de travail, participe à la socialisation des individus1 et contribue par là à la construction des identités sociales de ces derniers, en quête de reconnaissance, de gratitude et d’estime mutuelle2. La communication des organisations au sens large y tient aussi une place centrale, en contribuant au processus d’enchantement de l’activité économique3. rappeler la place des jeux traditionnels au sein des entreprises, relativisant celle donnée aujourd’hui aux jeux nés des technologiques numériques. De plus, il nous semble qu’en interrogeant ces jeux dans l’entreprise, nous pourrions également comprendre comment les frontières entre le travail et le jeu se dessinent, s’ajustent, comment le travail et le hors-travail œuvrent séparément, complémentairement ou ensemble à la socialisation des salariés. Il devient indispensable de questionner ces catégories bipolaires en prenant en compte des expressions du continuum travail et horstravail6 dans l’analyse des pratiques du jeu et des conséquences de leur usage dans le cadre de la socialisation des individus, plus précisément des salariés. Pour ce faire, nous nous pencherons principalement sur deux configurations observées : les pratiques de jeux qui marquent une séparation entre le travail et le hors-travail et celles qui favorisent leur intrication. Dans ce contexte réglementé et normé de l’entreprise, quelle place est laissée aux activités récréatives – celles qui permettent de faire des pauses, autrement dit de rompre momentanément avec les tâches productives ? Comment les salariés composent-ils avec les interdits concernant ces pratiques ? Quelles marges de manœuvre possèdent-ils ? Quelle est la part de tolérance de la hiérarchie, des manageurs ? Peut-elle aller jusqu’à l’application d’une autorisation officielle ? En quoi ces pratiques façonnent-elles les salariés ? Les socialisent-elles à l’activité de travail ? De quelles manières contribuent-elles à l’activité professionnelle proprement dite ? Fruit d’une réflexion en tandem nourrie de lectures, d’observations et d’expériences dans les mondes de l’entreprise ou des organisations en France principalement7, l’analyse que nous proposons se fonde sur l’étude de cas restitués dans des travaux ethnologiques, sociologiques et communicationnels. Autrement dit, nous souhaitons allier des approches pluridisciplinaires pour traiter du jeu au travail. Pour répondre à ces questions, nous avons choisi ici d’étudier les pratiques dans l’entreprise associées aux jeux traditionnels (jeux de hasard ou/et d’argent, jeux de société, etc.), même si aujourd’hui ces jeux peuvent prendre une forme numérique. En effet, à l’heure des « serious games », des dispositifs vidéoludiques4, à l’heure où les regards des chercheurs se portent plutôt sur ces nouvelles pratiques ludiques et de management5, il nous semble important de 1 2 3 4 5 La séparation du jeu et du travail : un possible entre-soi Certains jeux traditionnels, comme le jeu de cartes ou le loto, appartiennent à la catégorie « officieuse » des jeux car leur pratique est habituellement interdite, néanmoins parfois tolérée, sur le lieu et le temps du travail. D’une manière générale, les jeux d’argent, de hasard et de paris sont encadrés pénalement en France. Différentes lois régulent également le secteur des jeux Claude Dubar, La socialisation : construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1998. Yanita Andonova, Béatrice Vacher, « Visibilité et reconnaissance de l’individu au travail », Communication&Organisation, 36, 2009. Nicole d’Almeida, Les promesses de la communication, Paris, Presses universitaires de France, 2001. Sarah Labelle, Aude Seurrat, « Médiations ludiques et activités d’apprentissage : réflexions à partir d’une expérience de conception d’un serious game », RIHM, vol. 13, 1, 2012. Cf. Manuel Boutet, « Un rendez-vous parmi d’autres. Ce que le jeu sur internet nous apprend du travail contemporain », ethnographiques.org, 23, 2011 [en ligne] ; Stéphane Le Lay, « Des pratiques ouvrières ludiques aux dispositifs managériaux ludistes : vers une instrumentalisation du jeu dans le travail », La nouvelle revue du travail, 2, 2013 [en ligne] ; David Weinberger, « Le jeu en réseau dans l’entreprise. Une forme d’appropriation d’internet au travail », Les Cahiers du numérique, vol. 4, 2, 2003. 6 7 14 Anne Monjaret, Penser le continuum travail et hors travail : comment, pourquoi et sous quelle forme ?, op. cit. Nous préparons actuellement un ouvrage : Jeux de sociétés, à paraître (2014-2015) sur la question des jeux en entreprise, dans une nouvelle collection des Presses des Mines, les « Carnets de Lilith ». Lilith est un groupe d’étude et de recherche de la Société française des sciences de l’information et de la communication (SFSIC) dont nous faisons partie. d’argent et de hasard en ligne, mais ne se rapportent pas directement à l’usage du jeu au travail1. En raison de cette absence de cadre légal, la régulation en la matière est laissée à l’initiative de chaque entreprise, qui à travers des chartes et des règlements internes peut tenter de circonscrire les pratiques du jeu au travail. Ces conditions internes n’ont – semble-t-il – jamais freiné ces pratiques, qui apparaissent ancrées dans le paysage des mondes professionnels. Les salariés sont aussi des joueurs. Quel intérêt trouvent-ils à s’adonner au jeu ? Comment des pratiques a priori extraprofessionnelles peuvent-elles avoir un rôle non négligeable dans et pour l’entreprise ? Les temps de pause officieuse (pause café ou cigarette) n’apparaissent-elles pas indispensables pour le bon fonctionnement de l’organisation ? Dans les années 1980, le socio-anthropologue Pierre Bouvier2 étudie les parties de cartes des chauffeurs de la RATP. Au dépôt, les temps d’attente de la relève sont ainsi occupés. Mais il arrive que des collègues y participent en dehors de leurs heures de service, pour le plaisir d’être ensemble, d’échanger, de plaisanter. Une ambiance conviviale est recherchée, tout comme le besoin de s’extraire un moment des obligations professionnelles, de son univers d’exécution. Pierre Bouvier qualifie cette pratique de « braconnage sporadique ». Selon lui, ces « braconnages sporadiques » fonctionnent comme des transferts pour les agents dont le but est essentiellement de permettre d’oublier les tensions, de repousser l’ennui ou la fatigue. Ces pratiques sont marquées par des appartenances de classe. Elles montrent combien les interactions amicales et professionnelles peuvent rendre supportables les conditions de travail. Joueurs, spectateurs ou supporters, les salariés en se réunissant participent à la construction d’un entre-soi. Il suffit de prêter un peu d’attention à ce qui se passe dans ces mondes du travail pour s’en convaincre. Pour ce faire, nous nous attacherons à l’analyse de deux exemples de jeux, non autorisés dans le cadre professionnel, mais finalement tolérés en partie par les managers et la hiérarchie. Le premier exemple se rapporte à la pratique de « la belote » à l’usine, le second à l’usage du loto dans un service hospitalier. Le loto du mardi dans un service hospitalier, une manière d’être ensemble Un second exemple, rapporté par Armelle Achour3, dans un tout autre contexte professionnel, est intéressant également à ce sujet. Courant des années 1990, dans un service hospitalier des aides-soignants, des infirmiers mais aussi des patients ont pris l’habitude de jouer au loto chaque mardi. Ils remplissent ensemble les grilles de ce jeu de hasard et d’argent. Le choix d’un numéro dans une grille est l’occasion d’échanger, de discuter, d’entretenir un lien. Chaque joueur justifie son choix aux autres : une date de naissance, un chiffre porte-bonheur, etc. Chacun peut alors s’exprimer librement et surtout parler directement ou indirectement de soi et des siens. Ce moment apparaît comme un terrain neutre propice à la convivialité. Jouer aux cartes, un « braconnage sporadique » À leur temps perdu, juste après le déjeuner ou en début et en fin de journée, dans les vestiaires, les dépôts ou l’atelier, réunis autour d’une table, les ouvriers avaient coutume de « taper la belote » ou de jouer à toutes autres sortes de jeux de carte. Ils n’hésitaient pas à se retrouver pour une petite partie. Cette pratique ancrée dans des traditions ouvrières s’observe encore de nos jours, sur les chantiers, en usine… 1 Les nouveaux arrivants y trouvent un moyen d’intégration, même les malades participent à ce collectif. Ce rendez-vous est attendu, Code de la consommation aux articles L. 121-36 et suivants récemment modifié par la loi du 17 mai 2010 ; Loi du 21 mai 1836 portant prohibition des loteries (abrogée) ; Loi du 12 mai 2010 relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne ; Loi du 2 juin 1891 ayant pour objet de réglementer l'autorisation et le fonctionnement des courses de chevaux ; articles L. 320-1 et suivants du Code de la sécurité intérieure, texte est en vigueur depuis le 1er mai 2012. 2 3 15 Pierre Bouvier, Le travail au quotidien. Une démarche socio-anthropologique, Paris, Presses universitaires de France, 1989. Armelle Achour, « La « passion » du jeu », in Christian Bromberger (dir.), Passions ordinaires, Paris, Hachette, 1998. voire cultivé par les participants car il rythme et structure le groupe. Au point que durant les vacances, il n’est pas rare de voir des collègues s’écrire à ce sujet, afin de ne pas rompre avec cet espace récréatif, sur lequel se fondent plus largement des relations amicales, professionnelles et sociales. Le jeu devient le moyen de faire lien au sein du service hospitalier. Ces moments apparaissent comme des « terrains neutres » qui favorisent les partages et les échanges, suscitent et renforcent le lien social. venir dans la socialisation professionnelle du salarié ? Pour répondre à ce questionnement, nous avons choisi d’étudier deux autres exemples de jeux, tolérés voire acceptés par l’encadrement. Le premier relate des parties de scrabble entre opérateurs dans une industrie pétrochimique. Le second s’attache au jeu en réseau de jeunes informaticiens. Quand le scrabble devient le jeu idéal pour assurer la surveillance des installations dans une industrie pétrochimique Ces deux exemples nous permettent de penser la sociabilité à la lumière des jeux collectifs et surtout de montrer que les jeux de société pratiqués sur le lieu du travail, s’ils semblent déconnectés de l’activité professionnelle proprement dite, sont en définitive bien reliés au travail. Jouer contribue à s’extraire du travail prescrit et de ses rythmes, parfois cadencés, autant qu’à œuvrer au lien social entre collègues. Jouer aide à se reconnaître comme groupe de travail. Les jeux de société doivent donc s’entendre au sens propre et au sens figuré : ils sont jeux et ils font sociétés. Au début des années 1990, l’ergonome Dominique Dessors1 enquête auprès d’opérateurs de conduite travaillant à la surveillance des installations d’une usine de pétrochimie. Ceux-ci ont l’habitude de tuer le temps en jouant. Quand les phases de fonctionnement sont en régime de croisière, ils débarrassent leur table et sortent leurs jeux de société. Mais la salle de contrôle ne se transforme pas en « tripot », comme pourrait laisser l’imaginer la « mise en scène »2 Ici, les hommes se réunissent non pas pour « taper une belote » ou jouer à une autre partie de cartes, mais pour faire un scrabble. Le choix du jeu a son importance. Ces hommes le préfèrent à d’autres car il demande concentration et silence, à la différence de la belote où l’ambiance est plus aux échanges bruyants. Malgré ces précautions, la hiérarchie ne tolère pas cette pratique sur les lieux du travail, tout en ne la réprimandant pas. Ces pratiques autour de jeux « classiques » ont en commun de regrouper physiquement les joueurs, de les inviter à une sociabilité en direct. L’arrivée des jeux informatisés propose d’autres modalités de construction d’un entre-soi. On peut se dire que si ces pratiques résistent au temps et à l’autorité de l’organisation, si elles ont su s’adapter aux nouvelles données technologiques et sociales – touchant le secteur tertiaire –, c’est qu’elles ont une place non négligeable tant pour le salarié que pour l’entreprise. Ces pratiques collectives côtoient bien souvent des pratiques individuelles, en solitaire, et par là plus discrètes. Aujourd’hui, il est possible de jouer en ligne seul ou en réseau. Le scrabble aurait-il des vertus cachées ? Le quotidien des opérateurs est fait de périodes d’inactivité qui ont tendance non seulement à les irriter, mais aussi à les angoisser. Les parties de scrabble viennent rompre l’ennui, combler ce vide, conjurer l’angoisse, sans pourtant – et c’est sans doute là le paradoxe – qu’ils ne soient détournés de leur mission de surveillance, bien au contraire. Les temps laissés entre chaque coup qui demande réflexion permet aux partenaires-collègues de procéder aux réglages nécessaires de débit et de pression L’hybridation du jeu et du travail : jouer et (pour) mieux travailler La pratique du jeu peut s’intriquer plus qu’on ne le pense dans l’activité professionnelle. Elle est ce que l’on pourrait nommer « la part invisible du travail ». La question qui se pose alors est : quel est le jeu qui puisse avoir une influence dans le cadre de l’activité productive proprement dite ? Comment les jeux peuvent-ils inter- 1 2 16 Dominique Dessors, « L’intelligence pratique », Travailler, 21, 2009 [1991]. Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. 1. La Présentation de soi, Paris, Éditions de Minuit, 1973 [1959] ; Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les Relations en public, Paris, Éditions de Minuit, 1973 [1959]. sur les pupitres. Pendant ce jeu silencieux, ils sont à l’écoute de leur environnement : vibrations, alarmes, ronronnements des installations. Ils sont corps et esprit à leurs tâches et dès la moindre alerte, ils réagissent. « Ainsi les ouvriers auscultent-ils, tout en jouant, le fonctionnement de l’installation. »1. jeunes salariés de 25 ans, adeptes de jeux en réseau, décident d’installer sur leur ordinateur un nouveau jeu, nommé Starcraft, que leur avait fourni un ami commun. Ces deux jeunes assistants de réalisation commencent à faire quelques parties lors de la pause déjeuner. Ils utilisent pour ce faire leurs postes de travail, connectés au réseau de l'entreprise. Leurs compétences tiennent à leur expérience auditive, une expérience mûrie sur le tas, que les anciens transmettent aux nouveaux venus. « L’intelligence pratique » de ces opérateurs naît de leur corps sensible : elle s’élabore par et dans la mobilisation des sens, en éprouvant, percevant, écoutant… Jouer au scrabble participe pour ces hommes d’une expérience qui fonde leur compétence moins technique que sensible, une compétence propre à leur mission. Jouant à un jeu de stratégie en temps réel, ils tentent de recruter d’autres partenaires parmi leurs collègues, de même statut et de même âge, afin de constituer un groupe de quatre joueurs, permettant un jeu plus complexe avec des stratégies différentes de celles des jeux à deux. Le groupe de joueurs fait des émules. Deux autres assistants, novices, se lancent dans cette pratique, jusqu’à ce que s’organisent des parties quotidiennes, les conduisant à déjeuner rapidement dans leur bureau afin de jouer les parties par tranches d’une heure, une heure trente. Au retour de leurs collègues non joueurs, ils reprennent le travail. Il leur arrive parfois d’organiser des parties entre 18 heures et 21 heures, ce qui les oblige à rester plus tard au bureau. Il ne s’agit pas ici, comme cela est souvent le cas, de s’aménager des micro-pauses entre deux tâches professionnelles2, mais bien d’une imbrication des temps du travail et du jeu qui ne dérange aucunement les fonctions de surveillance de ces opérateurs. Les interrelations qui se tissent entre « l’homme au travail » et sa « technique de travail » se sont complexifiées depuis l’automatisation du process, les réorganisations du travail, l’usage des TIC, etc.3. « Tuer le temps » n’est donc pas toujours synonyme d’arrêter de travailler. Cela peut être également travailler autrement pour mieux gérer les situations d’attente, de stress. S’occuper permet de donner de la consistance aux temps morts. Le jeu participe du travail. Nous voyons donc comment des parties de jeu deviennent un espace de partage, de diffusion, de transmission et d’acquisition de savoirs ludiques et techniques autant qu’organisationnels. Selon David Weinberger, « […] cette sociabilité ludique incite les membres du groupe de joueurs à adopter les normes, les représentations et les savoir-faire qui favorisent les acquisitions de compétences propres à l'informatique communicante dépassant la simple pratique du jeu et donc, in fine, pouvant servir l'entreprise »5, compétences toujours perfectibles pour le salarié-joueur qui cherche à améliorer ses performances. Dans d’autres situations professionnelles, la pratique des jeux vidéo stimule le développement de ce que l’on pourrait nommer une intelligence informatique. Les jeux peuvent donc apparaître comme des terrains d’entraînement et non plus comme un seul divertissement. Selon Michel Lallement6, l’apprentissage des loisirs peut servir l’apprentissage professionnel. Cet auteur remarque ainsi comment chez Netgame, les jeunes ingénieurs développeurs sont à Processus de création d’un groupe de joueurs, collaborateurs de travail Le second exemple a été rapporté par David Weinberger4 qui, entre 1997 et 1998, a pu observer la construction d’un groupe de joueurs dans une firme de dessins animés de la banlieue parisienne. À l’origine, deux 1 2 3 4 Dominique Dessors, « L’intelligence pratique », art. cit., p. 66. David Weinberger, « Le jeu en réseau dans l’entreprise. Une forme d’appropriation d’internet au travail », art. cit. Yanita Andonova, « L'atelier, l'opérateur et les TIC. De la justification aux figures de compromis », Questions de communication, 19, 2011. David Weinberger, « Le jeu en réseau dans l’entreprise. Une forme d’appropriation d’internet au travail », art. cit. 5 6 17 Ibid., p. 170. Michel Lallement, Temps, travail et modes de vie, Paris, Presses universitaires de France, 2003. l’embauche déjà largement prédisposés à ce type d’activité. Ils maîtrisent une culture des jeux vidéo et l’entrée dans la société n’apparaît être « qu’une sorte de prolongement “naturel” d’un parcours qui a mêlé apprentissage des savoirs les plus formellement rationnels et investissement dans des pratiques ludiques qui échappent largement aux canons de la rationalité scientifique »1. temps, ils servent surtout de soupape et contribuent à rendre supportable le travail, œuvrant au sentiment de bien-être des salariés. De même, ils façonnent le groupe de travail jusqu’à parfois en spécifier les modes de coopération et formaliser certaines des compétences. Ainsi, nous pouvons affirmer que les jeux jouent sur et avec les frontières. Ils sont à la lisière du travail et du hors-travail, du professionnel et de l’intime5. Ils sont à la fois visibles et invisibles6. Ils sont permis, tolérés ou clandestins. Un glissement du hors-travail vers le travail peut s’opérer. Pierre-Michel Menger7 parlerait volontiers d’un échange d’attributs entre travail et jeu. Mais si « le travail se transforme par et dans le divertissement », c’est peut-être aussi parce que ces deux domaines présentent des caractères communs8 qui rendent possible la rencontre. Toutefois, il ne faut pas se méprendre : le jeu ne peut pas être confondu avec le travail, du moins n’en permet-il pas l’apprentissage, si on en croit les thèses de Roger Caillois9. Il donne accès à des aptitudes. Si cet apprentissage réussit, c’est aussi parce que les conditions du jeu prolongent et améliorent la coopération au travail. Selon David Weinberger, « la structuration du collectif autour de la mutualisation des ressources (les jeux et les compétences) favorise l'élaboration d’une coopération efficace »2, bien que la partie de jeu proprement dite puisse sous-tendre un esprit de compétition. Nous pouvons ajouter, à la suite de Manuel Boutet3, que cette structuration demande un savoir de coordination particulier, ne serait-ce que pour s’ajuster collectivement aux emplois du temps et aux manières de faire de chacun des joueurs. Ces deux exemples montrent combien le jeu et le travail fonctionnent en continuité, et plus encore parfois sont imbriqués. Ainsi, ces pratiques sont loin d’être uniquement du temps volé au travail, des « petits profits du travail salarié » décrits par Michel Bozon et Yannick Lemel4. Elles prennent pleinement part au processus de socialisation des salariés. Dans tous les cas, l’analyse du jeu en entreprise tend à montrer qu’il est nécessaire de reconsidérer voire de dépasser les catégorisations existantes, et par là de sortir des seules interprétations bipolaires, pour nourrir une pensée plus complexe sur le fonctionnement de notre société. Les pratiques des jeux en entreprise s’inscrivent dans un continuum travail/hors-travail qui souligne et confirme la porosité de la frontière entre ces deux sphères. Ce premier constat invite à poursuivre la réflexion à la lumière de l’omniprésence des TIC. Conclusion : dépasser les oppositions pour penser le continuum travail et hors-travail 5 A travers les exemples analysés, nous avons ici démontré que les jeux participent à la socialisation des individus au travail. Dans le cadre des activités professionnelles, les jeux ne sont pas seulement un passe1 2 3 4 6 7 Ibid., p. 109-110. David Weinberger, « Le jeu en réseau dans l’entreprise. Une forme d’appropriation d’internet au travail », art. cit., p. 190. Manuel Boutet, « Un rendez-vous parmi d’autres. Ce que le jeu sur internet nous apprend du travail contemporain », art. cit. Michel Bozon, Yannick Lemel, « Les petits profits du travail salarié. Moments, produits et plaisirs dérobés », Revue française de sociologie, 31(1), 1990. 8 9 18 Isabelle Berrebi-Hoffmann (dir.), Politiques de l'intime. Des utopies sociales d'hier aux mondes du travail d'aujourd'hui, Paris, La Découverte, 2009. Alexandra Bidet, Dominique Schoeni, « Analyser les présences au travail : visibilités et invisibilités », ethnographiques.org, 23, 2011 [en ligne]. Pierre-Michel Menger, « Travail, structure sociale et consommation culturelle. Vers un échange d’attributs entre travail et loisir ? », in Olivier Donnat, Paul Tolila (dir.), Le(s) public(s) de la culture. Politiques publiques et équipements culturels, Paris, Presses de Sciences Po, 2003. Sylvie Craipeau, La société en jeu(x). 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