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L’entreprise, un terrain de jeu
communicationnel pour les salariés.
Aux frontières du travail et du hors-travail
Anne Monjaret
IIAC/ équipe LAHIC - CNRS-EHESS
Yanita Andonova
LabSIC, université Paris 13
Depuis les années 1980 les ethnologues et
historiens de l’entreprise ont relaté dans
leurs monographies de terrains l’existence
de ces pratiques, sans pour autant en faire
un objet de recherche à part entière. Ce
n’est que récemment qu’elles font l’objet
d’une attention particulière de la part des
chercheurs en sciences sociales. Aujourd’hui, les sociologues ou encore les chercheurs en sciences de l’information et de la
communication se penchent dessus et en
font des objets d’analyse. Sans doute est-ce
parce que ces pratiques conduisent à se
poser la question de l’articulation possible
entre travail et loisir ou celle du continuum
du travail vers le hors-travail (et vice versa)
dans les espaces professionnels3, tout
comme celle des conséquences et des mutations qu’entraîne leur usage dans l’entreprise. Sans doute aussi est-ce parce
qu’elles permettent, en écho, de réinterroger la notion même de travail4.
Introduction
Différentes activités à caractère non professionnel existent depuis longtemps sur les
lieux de travail : discussions et conversations téléphoniques privées, lectures personnelles, décoration des locaux, jeux (flipper, baby-foot, billard), repas, pots entre
collègues, fêtes, prières et autres rites religieux, etc1. Ceci nous fait dire que les ateliers comme « les bureaux ne sont pas seulement des espaces de travail »2. Bien au
contraire, toutes ces activités ordinaires et
extra-ordinaires, qui appartiennent aux
mondes professionnels, s’avèrent n’être ni
anecdotiques ni marginales.
1
2
Cf. Anne Monjaret, « Les communications téléphoniques privées sur les lieux du travail : partage sexué
des rôles dans la gestion des relations sociales et familiales », Traverse, 9, 1996 ; Anne Monjaret, « Être
bien dans son bureau : Jalons pour une réflexion sur
les différentes formes d’appropriation dans l’espace du
travail », Ethnologie française, 1, 1996 ; Anne Monjaret, « La fête, une pratique extra-professionnelle sur
les lieux du travail », Cités, 8, 2001 ; Anne Monjaret,
« Les bureaux ne sont pas seulement des espaces de
travail », Communication & Organisation, 21, 2002 ;
Anne Monjaret, « Fêtes et travail dans les organisations professionnelles : quelles relations possibles ? »,
Ethnographiques.org, 24, 2012 [en ligne] ; Stefana
Broadbent, L’intimité au travail. La vie privée et les
communications personnelles dans l’entreprise, Paris,
Fyp Éditions, 2011.
Anne Monjaret, « Les bureaux ne sont pas seulement
des espaces de travail », art. cit.
Bien qu’ayant subi des transformations
(« travail en miettes », désindustrialisation,
tertiarisation des activités, externalisation,
etc.), le travail reste notamment une activité par laquelle les individus se définissent,
3
4
13 Anne Monjaret, Penser le continuum travail et hors
travail : comment, pourquoi et sous quelle forme ?,
Habilitation à diriger des recherches, Olivier Schwartz
(dir.), Université Paris Descartes, 2008.
Michel Lallement, Le Travail. Une sociologie contemporaine, Paris, Gallimard, 2007.
s’insèrent dans le monde et donnent un
sens à leur vie. L’entreprise, pourvoyeuse
de travail, participe à la socialisation des
individus1 et contribue par là à la construction des identités sociales de ces derniers,
en quête de reconnaissance, de gratitude et
d’estime mutuelle2. La communication des
organisations au sens large y tient aussi une
place centrale, en contribuant au processus
d’enchantement de l’activité économique3.
rappeler la place des jeux traditionnels au
sein des entreprises, relativisant celle donnée aujourd’hui aux jeux nés des technologiques numériques. De plus, il nous semble
qu’en interrogeant ces jeux dans l’entreprise, nous pourrions également comprendre comment les frontières entre le travail
et le jeu se dessinent, s’ajustent, comment
le travail et le hors-travail œuvrent séparément, complémentairement ou ensemble à
la socialisation des salariés. Il devient indispensable de questionner ces catégories
bipolaires en prenant en compte des expressions du continuum travail et horstravail6 dans l’analyse des pratiques du jeu
et des conséquences de leur usage dans le
cadre de la socialisation des individus, plus
précisément des salariés. Pour ce faire,
nous nous pencherons principalement sur
deux configurations observées : les pratiques de jeux qui marquent une séparation
entre le travail et le hors-travail et celles qui
favorisent leur intrication.
Dans ce contexte réglementé et normé de
l’entreprise, quelle place est laissée aux
activités récréatives – celles qui permettent
de faire des pauses, autrement dit de
rompre momentanément avec les tâches
productives ? Comment les salariés composent-ils avec les interdits concernant ces
pratiques ? Quelles marges de manœuvre
possèdent-ils ? Quelle est la part de tolérance de la hiérarchie, des manageurs ?
Peut-elle aller jusqu’à l’application d’une
autorisation officielle ? En quoi ces pratiques façonnent-elles les salariés ? Les
socialisent-elles à l’activité de travail ? De
quelles manières contribuent-elles à l’activité professionnelle proprement dite ?
Fruit d’une réflexion en tandem nourrie de
lectures, d’observations et d’expériences
dans les mondes de l’entreprise ou des
organisations en France principalement7,
l’analyse que nous proposons se fonde sur
l’étude de cas restitués dans des travaux
ethnologiques, sociologiques et communicationnels. Autrement dit, nous souhaitons
allier des approches pluridisciplinaires pour
traiter du jeu au travail.
Pour répondre à ces questions, nous avons
choisi ici d’étudier les pratiques dans
l’entreprise associées aux jeux traditionnels
(jeux de hasard ou/et d’argent, jeux de société, etc.), même si aujourd’hui ces jeux
peuvent prendre une forme numérique. En
effet, à l’heure des « serious games », des
dispositifs vidéoludiques4, à l’heure où les
regards des chercheurs se portent plutôt sur
ces nouvelles pratiques ludiques et de management5, il nous semble important de
1
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5
La séparation du jeu et du travail :
un possible entre-soi
Certains jeux traditionnels, comme le jeu de
cartes ou le loto, appartiennent à la catégorie « officieuse » des jeux car leur pratique
est habituellement interdite, néanmoins
parfois tolérée, sur le lieu et le temps du
travail. D’une manière générale, les jeux
d’argent, de hasard et de paris sont encadrés pénalement en France. Différentes lois
régulent également le secteur des jeux
Claude Dubar, La socialisation : construction des
identités sociales et professionnelles, Paris, Armand
Colin, 1998.
Yanita Andonova, Béatrice Vacher, « Visibilité et
reconnaissance de l’individu au travail », Communication&Organisation, 36, 2009.
Nicole d’Almeida, Les promesses de la communication, Paris, Presses universitaires de France, 2001.
Sarah Labelle, Aude Seurrat, « Médiations ludiques et
activités d’apprentissage : réflexions à partir d’une expérience de conception d’un serious game », RIHM,
vol. 13, 1, 2012.
Cf. Manuel Boutet, « Un rendez-vous parmi d’autres.
Ce que le jeu sur internet nous apprend du travail contemporain », ethnographiques.org, 23, 2011 [en
ligne] ; Stéphane Le Lay, « Des pratiques ouvrières
ludiques aux dispositifs managériaux ludistes : vers
une instrumentalisation du jeu dans le travail », La
nouvelle revue du travail, 2, 2013 [en ligne] ; David
Weinberger, « Le jeu en réseau dans l’entreprise. Une
forme d’appropriation d’internet au travail », Les Cahiers du numérique, vol. 4, 2, 2003.
6
7
14 Anne Monjaret, Penser le continuum travail et hors
travail : comment, pourquoi et sous quelle forme ?,
op. cit.
Nous préparons actuellement un ouvrage : Jeux de
sociétés, à paraître (2014-2015) sur la question des
jeux en entreprise, dans une nouvelle collection des
Presses des Mines, les « Carnets de Lilith ». Lilith est
un groupe d’étude et de recherche de la Société française des sciences de l’information et de la communication (SFSIC) dont nous faisons partie.
d’argent et de hasard en ligne, mais ne se
rapportent pas directement à l’usage du jeu
au travail1. En raison de cette absence de
cadre légal, la régulation en la matière est
laissée à l’initiative de chaque entreprise,
qui à travers des chartes et des règlements
internes peut tenter de circonscrire les pratiques du jeu au travail. Ces conditions
internes n’ont – semble-t-il – jamais freiné
ces pratiques, qui apparaissent ancrées
dans le paysage des mondes professionnels.
Les salariés sont aussi des joueurs. Quel
intérêt trouvent-ils à s’adonner au jeu ?
Comment des pratiques a priori extraprofessionnelles peuvent-elles avoir un rôle
non négligeable dans et pour l’entreprise ?
Les temps de pause officieuse (pause café
ou cigarette) n’apparaissent-elles pas indispensables pour le bon fonctionnement de
l’organisation ?
Dans les années 1980, le socio-anthropologue Pierre Bouvier2 étudie les parties de
cartes des chauffeurs de la RATP. Au dépôt, les temps d’attente de la relève sont
ainsi occupés. Mais il arrive que des collègues y participent en dehors de leurs
heures de service, pour le plaisir d’être
ensemble, d’échanger, de plaisanter. Une
ambiance conviviale est recherchée, tout
comme le besoin de s’extraire un moment
des obligations professionnelles, de son
univers d’exécution. Pierre Bouvier qualifie
cette pratique de « braconnage sporadique ». Selon lui, ces « braconnages sporadiques » fonctionnent comme des transferts
pour les agents dont le but est essentiellement de permettre d’oublier les tensions,
de repousser l’ennui ou la fatigue.
Ces pratiques sont marquées par des appartenances de classe. Elles montrent combien
les interactions amicales et professionnelles
peuvent rendre supportables les conditions
de travail. Joueurs, spectateurs ou supporters, les salariés en se réunissant participent à la construction d’un entre-soi.
Il suffit de prêter un peu d’attention à ce
qui se passe dans ces mondes du travail
pour s’en convaincre. Pour ce faire, nous
nous attacherons à l’analyse de deux
exemples de jeux, non autorisés dans le
cadre professionnel, mais finalement tolérés
en partie par les managers et la hiérarchie.
Le premier exemple se rapporte à la pratique de « la belote » à l’usine, le second à
l’usage du loto dans un service hospitalier.
Le loto du mardi dans un service
hospitalier, une manière d’être ensemble
Un second exemple, rapporté par Armelle
Achour3, dans un tout autre contexte professionnel, est intéressant également à ce
sujet. Courant des années 1990, dans un
service hospitalier des aides-soignants, des
infirmiers mais aussi des patients ont pris
l’habitude de jouer au loto chaque mardi.
Ils remplissent ensemble les grilles de ce
jeu de hasard et d’argent. Le choix d’un
numéro dans une grille est l’occasion
d’échanger, de discuter, d’entretenir un
lien. Chaque joueur justifie son choix aux
autres : une date de naissance, un chiffre
porte-bonheur, etc. Chacun peut alors
s’exprimer librement et surtout parler directement ou indirectement de soi et des
siens. Ce moment apparaît comme un terrain neutre propice à la convivialité.
Jouer aux cartes,
un « braconnage sporadique »
À leur temps perdu, juste après le déjeuner
ou en début et en fin de journée, dans les
vestiaires, les dépôts ou l’atelier, réunis
autour d’une table, les ouvriers avaient coutume de « taper la belote » ou de jouer à
toutes autres sortes de jeux de carte. Ils
n’hésitaient pas à se retrouver pour une
petite partie. Cette pratique ancrée dans
des traditions ouvrières s’observe encore de
nos jours, sur les chantiers, en usine…
1
Les nouveaux arrivants y trouvent un moyen
d’intégration, même les malades participent
à ce collectif. Ce rendez-vous est attendu,
Code de la consommation aux articles L. 121-36 et
suivants récemment modifié par la loi du 17 mai
2010 ; Loi du 21 mai 1836 portant prohibition des loteries (abrogée) ; Loi du 12 mai 2010 relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur
des jeux d'argent et de hasard en ligne ; Loi du 2 juin
1891 ayant pour objet de réglementer l'autorisation et
le fonctionnement des courses de chevaux ; articles L.
320-1 et suivants du Code de la sécurité intérieure,
texte est en vigueur depuis le 1er mai 2012.
2
3
15 Pierre Bouvier, Le travail au quotidien. Une démarche
socio-anthropologique, Paris, Presses universitaires de
France, 1989.
Armelle Achour, « La « passion » du jeu », in Christian Bromberger (dir.), Passions ordinaires, Paris, Hachette, 1998.
voire cultivé par les participants car il
rythme et structure le groupe. Au point que
durant les vacances, il n’est pas rare de voir
des collègues s’écrire à ce sujet, afin de ne
pas rompre avec cet espace récréatif, sur
lequel se fondent plus largement des relations amicales, professionnelles et sociales.
Le jeu devient le moyen de faire lien au
sein du service hospitalier. Ces moments
apparaissent comme des « terrains neutres » qui favorisent les partages et les
échanges, suscitent et renforcent le lien
social.
venir dans la socialisation professionnelle
du salarié ?
Pour répondre à ce questionnement, nous
avons choisi d’étudier deux autres exemples
de jeux, tolérés voire acceptés par l’encadrement. Le premier relate des parties de
scrabble entre opérateurs dans une industrie pétrochimique. Le second s’attache au
jeu en réseau de jeunes informaticiens.
Quand le scrabble devient le jeu idéal
pour assurer la surveillance des installations dans une industrie pétrochimique
Ces deux exemples nous permettent de
penser la sociabilité à la lumière des jeux
collectifs et surtout de montrer que les jeux
de société pratiqués sur le lieu du travail,
s’ils semblent déconnectés de l’activité
professionnelle proprement dite, sont en
définitive bien reliés au travail. Jouer contribue à s’extraire du travail prescrit et de
ses rythmes, parfois cadencés, autant qu’à
œuvrer au lien social entre collègues. Jouer
aide à se reconnaître comme groupe de
travail. Les jeux de société doivent donc
s’entendre au sens propre et au sens figuré : ils sont jeux et ils font sociétés.
Au début des années 1990, l’ergonome
Dominique Dessors1 enquête auprès d’opérateurs de conduite travaillant à la surveillance des installations d’une usine de pétrochimie. Ceux-ci ont l’habitude de tuer le
temps en jouant. Quand les phases de fonctionnement sont en régime de croisière, ils
débarrassent leur table et sortent leurs jeux
de société. Mais la salle de contrôle ne se
transforme pas en « tripot », comme pourrait laisser l’imaginer la « mise en scène »2
Ici, les hommes se réunissent non pas pour
« taper une belote » ou jouer à une autre
partie de cartes, mais pour faire un
scrabble. Le choix du jeu a son importance.
Ces hommes le préfèrent à d’autres car il
demande concentration et silence, à la différence de la belote où l’ambiance est plus
aux échanges bruyants. Malgré ces précautions, la hiérarchie ne tolère pas cette pratique sur les lieux du travail, tout en ne la
réprimandant pas.
Ces pratiques autour de jeux « classiques »
ont en commun de regrouper physiquement
les joueurs, de les inviter à une sociabilité
en direct. L’arrivée des jeux informatisés
propose d’autres modalités de construction
d’un entre-soi. On peut se dire que si ces
pratiques résistent au temps et à l’autorité
de l’organisation, si elles ont su s’adapter
aux nouvelles données technologiques et
sociales – touchant le secteur tertiaire –,
c’est qu’elles ont une place non négligeable
tant pour le salarié que pour l’entreprise.
Ces pratiques collectives côtoient bien souvent des pratiques individuelles, en solitaire, et par là plus discrètes. Aujourd’hui,
il est possible de jouer en ligne seul ou en
réseau.
Le scrabble aurait-il des vertus cachées ?
Le quotidien des opérateurs est fait de périodes d’inactivité qui ont tendance non
seulement à les irriter, mais aussi à les
angoisser. Les parties de scrabble viennent
rompre l’ennui, combler ce vide, conjurer
l’angoisse, sans pourtant – et c’est sans
doute là le paradoxe – qu’ils ne soient détournés de leur mission de surveillance,
bien au contraire. Les temps laissés entre
chaque coup qui demande réflexion permet
aux partenaires-collègues de procéder aux
réglages nécessaires de débit et de pression
L’hybridation du jeu et du travail :
jouer et (pour) mieux travailler
La pratique du jeu peut s’intriquer plus
qu’on ne le pense dans l’activité professionnelle. Elle est ce que l’on pourrait
nommer « la part invisible du travail ». La
question qui se pose alors est : quel est le
jeu qui puisse avoir une influence dans le
cadre de l’activité productive proprement
dite ? Comment les jeux peuvent-ils inter-
1
2
16 Dominique Dessors, « L’intelligence pratique »,
Travailler, 21, 2009 [1991].
Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. 1. La Présentation de soi, Paris, Éditions de
Minuit, 1973 [1959] ; Erving Goffman, La Mise en
scène de la vie quotidienne. 2. Les Relations en public,
Paris, Éditions de Minuit, 1973 [1959].
sur les pupitres. Pendant ce jeu silencieux,
ils sont à l’écoute de leur environnement :
vibrations, alarmes, ronronnements des
installations. Ils sont corps et esprit à leurs
tâches et dès la moindre alerte, ils réagissent. « Ainsi les ouvriers auscultent-ils, tout
en jouant, le fonctionnement de l’installation. »1.
jeunes salariés de 25 ans, adeptes de jeux
en réseau, décident d’installer sur leur ordinateur un nouveau jeu, nommé Starcraft,
que leur avait fourni un ami commun. Ces
deux jeunes assistants de réalisation commencent à faire quelques parties lors de la
pause déjeuner. Ils utilisent pour ce faire
leurs postes de travail, connectés au réseau
de l'entreprise.
Leurs compétences tiennent à leur expérience auditive, une expérience mûrie sur le
tas, que les anciens transmettent aux nouveaux venus. « L’intelligence pratique » de
ces opérateurs naît de leur corps sensible :
elle s’élabore par et dans la mobilisation
des sens, en éprouvant, percevant, écoutant… Jouer au scrabble participe pour ces
hommes d’une expérience qui fonde leur
compétence moins technique que sensible,
une compétence propre à leur mission.
Jouant à un jeu de stratégie en temps réel,
ils tentent de recruter d’autres partenaires
parmi leurs collègues, de même statut et de
même âge, afin de constituer un groupe de
quatre joueurs, permettant un jeu plus
complexe avec des stratégies différentes de
celles des jeux à deux. Le groupe de joueurs
fait des émules. Deux autres assistants,
novices, se lancent dans cette pratique,
jusqu’à ce que s’organisent des parties
quotidiennes, les conduisant à déjeuner
rapidement dans leur bureau afin de jouer
les parties par tranches d’une heure, une
heure trente. Au retour de leurs collègues
non joueurs, ils reprennent le travail. Il leur
arrive parfois d’organiser des parties entre
18 heures et 21 heures, ce qui les oblige à
rester plus tard au bureau.
Il ne s’agit pas ici, comme cela est souvent
le cas, de s’aménager des micro-pauses
entre deux tâches professionnelles2, mais
bien d’une imbrication des temps du travail
et du jeu qui ne dérange aucunement les
fonctions de surveillance de ces opérateurs.
Les interrelations qui se tissent entre
« l’homme au travail » et sa « technique de
travail » se sont complexifiées depuis
l’automatisation du process, les réorganisations du travail, l’usage des TIC, etc.3.
« Tuer le temps » n’est donc pas toujours
synonyme d’arrêter de travailler. Cela peut
être également travailler autrement pour
mieux gérer les situations d’attente, de
stress. S’occuper permet de donner de la
consistance aux temps morts. Le jeu participe du travail.
Nous voyons donc comment des parties de
jeu deviennent un espace de partage, de
diffusion, de transmission et d’acquisition
de savoirs ludiques et techniques autant
qu’organisationnels.
Selon David Weinberger, « […] cette sociabilité ludique incite les membres du groupe
de joueurs à adopter les normes, les représentations et les savoir-faire qui favorisent
les acquisitions de compétences propres à
l'informatique communicante dépassant la
simple pratique du jeu et donc, in fine,
pouvant servir l'entreprise »5, compétences
toujours perfectibles pour le salarié-joueur
qui cherche à améliorer ses performances.
Dans d’autres situations professionnelles, la
pratique des jeux vidéo stimule le développement de ce que l’on pourrait nommer une
intelligence informatique. Les jeux peuvent
donc apparaître comme des terrains
d’entraînement et non plus comme un seul
divertissement. Selon Michel Lallement6,
l’apprentissage des loisirs peut servir
l’apprentissage professionnel. Cet auteur
remarque ainsi comment chez Netgame, les
jeunes ingénieurs développeurs sont à
Processus de création d’un groupe
de joueurs, collaborateurs de travail
Le second exemple a été rapporté par David
Weinberger4 qui, entre 1997 et 1998, a pu
observer la construction d’un groupe de
joueurs dans une firme de dessins animés
de la banlieue parisienne. À l’origine, deux
1
2
3
4
Dominique Dessors, « L’intelligence pratique », art.
cit., p. 66.
David Weinberger, « Le jeu en réseau dans
l’entreprise. Une forme d’appropriation d’internet au
travail », art. cit.
Yanita Andonova, « L'atelier, l'opérateur et les TIC.
De la justification aux figures de compromis », Questions de communication, 19, 2011.
David Weinberger, « Le jeu en réseau dans
l’entreprise. Une forme d’appropriation d’internet au
travail », art. cit.
5
6
17 Ibid., p. 170.
Michel Lallement, Temps, travail et modes de vie,
Paris, Presses universitaires de France, 2003.
l’embauche déjà largement prédisposés à
ce type d’activité. Ils maîtrisent une culture
des jeux vidéo et l’entrée dans la société
n’apparaît être « qu’une sorte de prolongement “naturel” d’un parcours qui a mêlé
apprentissage des savoirs les plus formellement rationnels et investissement dans
des pratiques ludiques qui échappent largement aux canons de la rationalité scientifique »1.
temps, ils servent surtout de soupape et
contribuent à rendre supportable le travail,
œuvrant au sentiment de bien-être des salariés. De même, ils façonnent le groupe de
travail jusqu’à parfois en spécifier les
modes de coopération et formaliser certaines des compétences.
Ainsi, nous pouvons affirmer que les jeux
jouent sur et avec les frontières. Ils sont à
la lisière du travail et du hors-travail, du
professionnel et de l’intime5. Ils sont à la
fois visibles et invisibles6. Ils sont permis,
tolérés ou clandestins. Un glissement du
hors-travail vers le travail peut s’opérer.
Pierre-Michel Menger7 parlerait volontiers
d’un échange d’attributs entre travail et jeu.
Mais si « le travail se transforme par et
dans le divertissement », c’est peut-être
aussi parce que ces deux domaines présentent des caractères communs8 qui rendent
possible la rencontre. Toutefois, il ne faut
pas se méprendre : le jeu ne peut pas être
confondu avec le travail, du moins n’en
permet-il pas l’apprentissage, si on en croit
les thèses de Roger Caillois9. Il donne accès
à des aptitudes.
Si cet apprentissage réussit, c’est aussi
parce que les conditions du jeu prolongent
et améliorent la coopération au travail. Selon David Weinberger, « la structuration du
collectif autour de la mutualisation des
ressources (les jeux et les compétences)
favorise l'élaboration d’une coopération
efficace »2, bien que la partie de jeu proprement dite puisse sous-tendre un esprit
de compétition. Nous pouvons ajouter, à la
suite de Manuel Boutet3, que cette structuration demande un savoir de coordination
particulier, ne serait-ce que pour s’ajuster
collectivement aux emplois du temps et aux
manières de faire de chacun des joueurs.
Ces deux exemples montrent combien le jeu
et le travail fonctionnent en continuité, et
plus encore parfois sont imbriqués. Ainsi,
ces pratiques sont loin d’être uniquement
du temps volé au travail, des « petits profits
du travail salarié » décrits par Michel Bozon
et Yannick Lemel4. Elles prennent pleinement part au processus de socialisation des
salariés.
Dans tous les cas, l’analyse du jeu en entreprise tend à montrer qu’il est nécessaire
de reconsidérer voire de dépasser les catégorisations existantes, et par là de sortir des
seules interprétations bipolaires, pour nourrir une pensée plus complexe sur le fonctionnement de notre société. Les pratiques
des jeux en entreprise s’inscrivent dans un
continuum travail/hors-travail qui souligne
et confirme la porosité de la frontière entre
ces deux sphères. Ce premier constat invite
à poursuivre la réflexion à la lumière de
l’omniprésence des TIC.
Conclusion :
dépasser les oppositions pour
penser le continuum travail
et hors-travail
5
A travers les exemples analysés, nous avons
ici démontré que les jeux participent à la
socialisation des individus au travail. Dans
le cadre des activités professionnelles, les
jeux ne sont pas seulement un passe1
2
3
4
6
7
Ibid., p. 109-110.
David Weinberger, « Le jeu en réseau dans
l’entreprise. Une forme d’appropriation d’internet au
travail », art. cit., p. 190.
Manuel Boutet, « Un rendez-vous parmi d’autres. Ce
que le jeu sur internet nous apprend du travail contemporain », art. cit.
Michel Bozon, Yannick Lemel, « Les petits profits du
travail salarié. Moments, produits et plaisirs dérobés »,
Revue française de sociologie, 31(1), 1990.
8
9
18 Isabelle Berrebi-Hoffmann (dir.), Politiques de
l'intime. Des utopies sociales d'hier aux mondes du
travail d'aujourd'hui, Paris, La Découverte, 2009.
Alexandra Bidet, Dominique Schoeni, « Analyser les
présences au travail : visibilités et invisibilités », ethnographiques.org, 23, 2011 [en ligne].
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consommation culturelle. Vers un échange d’attributs
entre travail et loisir ? », in Olivier Donnat, Paul Tolila
(dir.), Le(s) public(s) de la culture. Politiques publiques et équipements culturels, Paris, Presses de
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Sylvie Craipeau, La société en jeu(x). Le laboratoire
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