Guillemain - Achille Janet
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Guillemain - Achille Janet
Hervé Guillemain, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 UN CARNAVAL THERAPEUTIQUE DANS LES ANNEES 1890 LA CURE D’ACHILLE, LE SUJET POSSEDE DE PIERRE JANET A Therapeutic Carnival in the 1890s. The Achille’s Cure or the Pierre Janet’s Possessed Patient Hervé Guillemain, Université du Maine Reçu le 21 mars 2011, accepté le 18 avril 2011 Résumé Qu’est ce qu’un exorcisme moderne ? C’est ainsi que Pierre Janet définit son travail thérapeutique avec le patient Achille dans les années 1890. Alors que Charcot vit ses dernières années et que Freud révèle progressivement son système analytique, la Salpêtrière accueille un nouveau possédé. Le récit de cette cure est connu, mais il n’est pas unique dans l’œuvre de Janet. En partant de ces différentes versions et d’une recherche du vrai Achille dans les archives hospitalières, cet article relate une mise en scène savante et amusante de la possession à la fin XIXe siècle. Il interroge aussi la nature d’une thérapie éclectique fondée sur une définition péjorative de l’hystérique. Mots-clés : possession, hystérie, psychothérapie, Salpetrière, Janet. A Therapeutic Carnival in the 1890s. The Achille’s Cure or the Pierre Janet’s Possessed Patient Abstract What is modern exorcism? These were the terms used by Pierre Janet in his therapeutic work on a patient called Achille in the 1890s. While Charcot was living his last years and Freud was beginning to publicise his analytical system, the Parisian Hospital La Salpétrière welcomed a new possessed. The tale of the cure is well known but it should be set in the wider context of Janet’s work. From the various narratives of this cure to the enquiry on the real patient called Achille in the hospital archives, the article sets out a representation of an erudite and entertaining possession case in the late nineteenth cent. It also questions the tenets of an eclectic therapy grounded on a biased approach to hysteria. Keywords: possession, hysteria, psychotherapy, Salpetrière, Janet. Un carnaval terapéutico en la década de 1890. La cura de Achille, el sujeto poseído de Pierre Janet Resumen ¿Qué es un exorcismo moderno? Así es como definió Pierre Janet su trabajo terapéutico con el paciente Achille en la década de 1890. Mientras que Charcot vive sus últimos años y Freud va revelando progresivamente su sistema analítico, la Salpêtrière recibe a un nuevo poseso. El relato de esta cura ya es conocido, pero no es único en la obra de Janet. Este artículo, a partir de las diferentes versiones y de una investigación sobre el verdadero Achile en archivos de hospitales, relata una escenificación erudita y divertida 1 Hervé Guillemain, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 de la posesión a finales del siglo XIX. Interroga asimismo la naturaleza de una terapia ecléctica basada en una definición peyorativa de lo histérico. Palabras clave: posesion, histeria, psicoterapia, Salpetrière, Janet. Au début des années 1890, un homme est adressé au laboratoire de psychologie de la Salpêtrière. Le sujet, agité et hagard, s’est griffé le visage avec les ongles et insulte les soignants. Fugueur et suicidaire, il commet des actes étranges, voit et entend des démons. Il est logiquement confié au service de Charcot qui en cette fin de siècle est devenu le lieu d’étude privilégié de ces sujets « possédés ». Mais c’est le jeune philosophe et psychologue Pierre Janet qui a les primeurs de la confession de ce sujet rebaptisé Achille pour les besoins du récit. Enseignant dans les établissements secondaires de province dans les années 1880, l’homme voit sa carrière s’accélérer entre 1889, date de la publication d’une thèse de philosophie qui fait événement ‐ L’Automatisme psychologique – et 1893, année de soutenance d’une thèse de médecine très remarquée portant sur les accidents mentaux des hystériques. Cette nouvelle étape d’un parcours résumant assez bien la matrice philosophique de la psychologie française, amène à Pierre Janet de nouveaux sujets considérés comme hystériques dans un service prestigieux qu’il fréquente depuis 1890. Dans ce temps d’observation, Janet construit sa théorie psychologique de l’hystérie, entame sa reconnaissance institutionnelle, tandis qu’à travers le récit de la cure d’Achille, son expérimentation thérapeutique éclectique se dévoile également. Le cas est d’autant plus intéressant qu’il a été signalé à plusieurs reprises sans avoir été l’objet d’une interprétation historique poussée. Des travaux pionniers d’Henri Ellenberger aux plus récentes histoires de la psychologie, l’exemplarité de la cure d’Achille est rappelée (Ellenberger, 1994 : 394 ; Ellenberger, 1995 : 184‐205 ; Carroy, Ohayon, Plas, 2006 : 82). On trouvera aussi dans les dernières années des interprétations ethnologiques, sociologiques et politiques du cas qui n’épuisent pas a priori une lecture historique (Bernand, 1987 ; Laurens, 2003 ; Despret, 2006). Pour lui donner du sens je propose de m’appuyer en premier lieu sur de nouvelles sources. L’interprétation de la cure d’Achille par Janet s’est en effet toujours résumée à une lecture du récit publié en 1898 dans le recueil Névroses et idées fixes1. Cette longue observation est en fait la reprise d’une conférence donnée le 23 décembre 1894 à l’université de Lyon dont le texte est publié sous la forme d’un compte‐rendu sténographique quatre ans avant sa reprise en recueil2. De plus l’histoire d’Achille est évoquée plus succinctement avant ces publications dans la thèse de médecine de Janet3, dans sa version publiée4 et enfin en 1929 dans le cadre d’une conférence au Collège de France5. Au total on dispose donc de cinq versions de cette cure, versions qui se distinguent par leur nature, la date de leur rédaction, la teneur de leur récit. A partir de ce corpus, une enquête menée dans les registres de la Salpêtrière sur l’identité du vrai 1 P. Janet, « Un cas de possession et l’exorcisme moderne », Névroses et idées fixes, vol. 1, Paris, Alcan, 1898, p. 375‐406 (les références donnés à la suite sont tirées de la 4e édition publiée en 1925). 2 P. Janet, « Un cas de possession et l’exorcisme moderne », Bulletin des amis de l’université de Lyon, déc. 1894, p. 41‐57. 3 P. Janet, Contribution à l’étude des états mentaux chez les hystériques, Paris, juillet 1893, p. 37. 4 P. Janet, L’Etat mental des hystériques, Paris, Alcan, édition de 1911, p. 407‐410. 5 P ; Janet, L’Evolution psychologique de la personnalité, Paris, 1929, réédition de 1984, p. 154‐ 165. 2 Hervé Guillemain, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 Achille permet d’évoquer les modalités de mise en récit des études de cas de Janet. Outre qu’elle permet de questionner la représentation de l’hystérique dans les années 1890, cette cure est un bon point d’observation de la pratique thérapeutique de Janet. Une remise en perspective historique plus large vient clore cet article. Car si le temps des possessions est bien mort comme l’explique Michel de Certeau, la possession n’est jamais terminée (voir l’article de Claire Soudier dans ce numéro). Pierre Janet renvoie à plusieurs reprises à l’épisode de Loudun et à l’expérience du père Surin sur lesquels Certeau s’était appuyé dans son maître livre au début des années 1970 : « la possession ne comporte pas d’explication historique véritable puisque jamais il n’est possible de savoir qui est possédé et par qui. Le problème vient précisément qu’il y a de la possession… » (Certeau, 1970 : 327). L’opération historique ne peut se résumer à une exclusion de l’étrangeté hors d’un périmètre convenu. La possession, jamais terminée donc, signale au XIXe siècle une nouvelle redistribution des pouvoirs. Les médecins déjà présents à Loudun sont désormais au cœur du problème pour dire la nature de l’Adversaire et proposer de nouveaux modes de lutte. La question qui sous‐tend l’expression de la possession se repose avec acuité en cette fin de XIXe siècle dans le champ thérapeutique sous ses formes psychiatrique, neurologique et psychologique. Charcot exhibe fièrement à la société entière des hystériques comparées aux démoniaques des temps modernes. Freud est au même moment plongé dans les traités des démonologues. Il écrit à Fliess en 1897 : « toute ma nouvelle histoire originaire de l’hystérie est déjà connue et déjà publiée des centaines de fois il y a même plusieurs siècles. J’ai toujours dit que la théorie de la possession, en vigueur au Moyen‐âge et dans les tribunaux ecclésiastiques, était identique à notre théorie du corps étranger et du clivage de la conscience»6. Entre ces deux moments et ces deux manières de s’arranger avec le démoniaque, Janet revêt l’habit d’exorciste moderne face à son patient possédé Achille. La possession d’Achille, récits et personnages L’exposition publique d’une observation relève en médecine et en psychologie d’une forme de mise en scène probatoire. Tel est le cas de la présentation de l’histoire d’Achille par Janet qui emprunte à divers registres d’écritures. Dans l’ordre chronologique, le premier (1893) est celui de la thèse de médecine. Ce récit qui est le plus bref (un paragraphe) s’inscrit dans une réflexion théorique et pratique sur les expériences de suggestion. Le second (1894) sur lequel on s’arrêtera est totalement différent. Il est la version écrite d’une conférence donnée le 23 décembre 1894, deux jours avant Noël, à l’université de Lyon, pour la Société des amis de cette noble institution7. Janet parle certes devant certains de ses collègues – Lacassagne fait partie du comité du Bulletin – mais il parle surtout devant un public de notables ‐ militaires, médecins, élus locaux, journalistes – ce qui pèse sur la manière dont il relate l’histoire d’Achille. Janet choisit clairement un sujet adapté à son public : une possession et un exorcisme moderne. Il 6 Lettre de Freud à Fliess, 17 janvier 1897, reproduite dans S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, édition complète, PUF, 2006, p. 286. 7 Le premier numéro du Bulletin de la Société des amis de l’université de Lyon est publié en 1886. Les sujets abordés par cette société sont éclectiques, souvent scientifiques. La société accueille notamment une conférence des frères Lumières. Janet publie une seconde fois dans ce cadre : « Sur la divination par les miroirs et les hallucinations sub‐conscientes », conférence faite à l'Université de Lyon le 28 mars 1897, Bulletin des travaux de l'Université de Lyon, vol. II, juillet 1897, p. 261‐274. 3 Hervé Guillemain, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 s’agit pour le scientifique de plaire et de plaisanter autant que de communiquer sur un aspect de la psychopathologie contemporaine. C’est ce récit mondain dans lequel Janet s’amuse de son possédé qui est repris avec quelques différences et un peu plus longuement quelques années plus tard dans le volume Névroses et idées fixes. Près de quarante ans plus tard (1929), Janet donne un nouveau récit devant le Collège de France dans lequel il rappelle avec une écriture distanciée son état d’esprit de l’époque et fait notamment état des critiques ecclésiastiques qui furent produites sur le « pseudo possédé » Achille. La lecture historique du possédé de Janet est à la fois enrichie et compliquée par la multiplicité de ces mises en récits, ce dont témoignent par exemple les explications contradictoires de leur auteur d’une version à l’autre. Dans la réflexion sur l’hérédité du cas par exemple, le père d’Achille est présenté comme obsédé par le démon dans l’article de 1898 (Janet, 1898 : 379‐380), mais dénué de maladie nerveuse ou mentale dans le texte de la conférence de 1894. Dans le même ordre d’idée, on peut percevoir des allusions contradictoires sur la damnophobie d’Achille à qui Janet prête, selon les versions, soit une incroyance profonde, soit un caractère scrupuleux. Simplifié à l’extrême dans la thèse de médecine, le récit foisonne de citations extra‐médicales dans le texte de la conférence : allusions aux croyances populaires (l’arbre de Satan), aux anciens récits de possession (Achille se jette dans un marécage afin de vérifier son état comme dans un récit d’Ordalie), aux Evangiles (tel le possédé de Gerasa de l’Evangile de Marc, Achille erre près des tombes la nuit en se mutilant avec des pierres). Pierre Janet nourrit ses textes de références aux travaux de médecine rétrospective des années 1880 mais il revient aussi sur des ouvrages du XVIIIe et du XIXe siècles afin de convaincre ses auditeurs du caractère vraisemblable de son exorcisme moderne. Le récit de la possession d’Elizabeth de Ranfaing (Lorraine, 1622) par Dom Calmet est abondamment cité pour démontrer l’intérêt des techniques de suggestion8. On retrouve logiquement aussi une référence à Alfred Maury destinée pour Janet à replacer le comportement d’Achille dans l’histoire longue des superstitions9. A ce propos et une fois de plus, la contradiction n’effraie pas le psychologue. Dans le texte de 1929, Achille est présenté comme un « brave homme de la campagne, très ignorant et naïf », tel les démonopathes décrits par Esquirol au début du XIXe siècle. Pourtant dans sa conférence grand public de 1894, Janet évoque plutôt les traits d’un homme intelligent et grand lecteur. Ces remarques nous conduisent à penser que lorsque Janet emploie le mot de « personnage » pour qualifier Achille en 1894, il faut probablement le prendre au pied de la lettre. La littérature psychopathologique s’enrichit ici d’un héros « pseudonyme » empruntant sans doute à la réalité d’une pratique mais aussi à un ensemble de récits connus du sujet et du thérapeute. Rappelons qu’à la fin du récit, Achille reconnaît que sa possession est le fruit de lectures de « romans » : il est vrai que les lectures ne manquent pas sur le sujet dans ces années (voir l’article de J. Carroy dans ce dossier). En 1891, date à laquelle Achille arrive à la Salpêtrière, est publié Làbas l’œuvre sataniste de J. K Huysmans. Si Janet s’amuse à jouer l’exorciste autant qu’Achille joue le possédé, on peut poser légitimement la question de l’existence réelle d’Achille. Jacques Maître a bien montré dans son étude sur Madeleine Lebouc (Maître, 1993 : 357) quel degré de confusion pouvait régner dans la transcription de certains cas de 8 Dom Calmet, Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires ou les revenants de Hongrie, de Moravie, 1751. 9 Alfred Maury, La Magie et l’astrologie dans l’antiquité et au Moyenâge, 1860. 4 Hervé Guillemain, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 Janet. Le psychologue a volontairement brouillé les pistes en rebaptisant ses sujets mais il prend aussi de nombreuses libertés avec l’usage des noms et des dates. La destruction massive des dossiers de Janet par sa fille laisse planer en fin de compte un doute sur la véracité de certains récits. Cette manière de faire se vérifie avec le récit de cette possession, ce dont une enquête sur le vrai Achille nous convaincra aisément. Que sait‐ on d’Achille d’après le texte ? C’est « un homme de 33 ans » issu d’une famille paysanne modeste du midi de la France. Exerçant dans le commerce il est amené à voyager. Il est marié et père d’un enfant. Mais il est difficile de se fier à ses données puisque Janet explique : « je lui donnerai un nom de convention et je changerai celui de son pays et sa situation sociale, seuls les faits psychologiques et médicaux seront exacts, ils ont un caractère abstrait et impersonnel » (Janet, 1898 : 379). Cette affirmation laisse a priori peu d’espoir de retrouver la trace d’Achille. Ne peut‐on s’appuyer sur les dates pour retrouver le sujet dans les répertoires et les registres d’entrées de la Salpêtrière10 ? On note dans le texte deux informations : « il y a 4 ans [il] a été amené à la Salpetrière » (Janet parle en décembre 1894 : ce qui donne fin 1890), Achille est guéri en un à quelques mois. Il se confirme qu’Achille – un prénom rare à la fin du XIXe siècle ‐ a été rebaptisé puisque un premier recensement de l’ensemble des cas correspondants approximativement à ces dates et au portrait présent dans les textes conduit à un échec. L’information clé se trouvait en fait dans le paragraphe de la thèse : le patient n’est pas nommé Achille mais « Daill. » et une date précise apparaît : novembre 1891. A partir de ces nouvelles données, Achille est retrouvé rapidement dans le répertoire des externes hommes11. L’homme se nomme Alcide Daillez, réside rue St Lambert à Paris. Il est arrivé le 27 novembre 1891 et sorti le 7 janvier 1892. On apprend dans deux autres registres que l’homme est né en 1858 à Péronne dans la Somme, qu’il est épicier et qu’il est célibataire12. Si on compare ces données aux textes, on peut constater que Janet ne fait en réalité pas preuve d’une si grande imagination. Alcide est comme Achille (le prénom est à peine modifié) un petit commerçant de 33 ans. La date d’admission est déplacée d’une année et le temps de cure est identique. Cela milite dans le sens d’une existence réelle du cas. Ce qui interroge le plus est son état civil : Janet construit son personnage de possédé sur le récit d’un adultère alors qu’Achille est célibataire. L’hystérie du faible L’histoire d’Achille s’inscrit dans une contribution de Janet à l’étude des états mentaux des hystériques – actes subconscients, idées fixes, somnambulisme ‐ et des stigmates de cette pathologie – anesthésie, amnésie, troubles des mouvements. Selon Janet, le « délire » d’Achille conserve bien « jusqu’au bout son caractère hystérique ». Or à regarder de près les symptômes présentés par Achille, ce caractère ne paraît pas si évident. Il semble emprunter à deux registres distincts. Le premier tableau est fondé sur la description des phobies hypocondriaques et du consumérisme médical du sujet. Achille éprouve les symptômes successifs évoqués par les docteurs consultés : « Ces craintes bouleversèrent Achille qui se hâta de recouvrer la parole pour se plaindre de toute sorte de douleurs. Il n’avait plus de forces, il souffrait partout, 10 Ces registres d’entrées comportent beaucoup d’informations : date d’arrivée, de sortie, premier diagnostic, situation familiale (marié, enfant), domicile, profession, numéro d’entrée, affectation, parfois un commentaire succinct (transfert, raison de la sortie, décès, etc.). 11 Répertoire des hommes admis en externe à la Salpêtrière, Archives de l’A.P.H.P., 7Q24. 12 Registres d’admissions de la Salpêtrière, Archives de l’A.P.H.P., 1Q1‐158 et 1Q2 ‐180. 5 Hervé Guillemain, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 il ne pouvait plus manger et il était tourmenté d’une soif intense. Plus de doute, c’était le diabète annoncé par le médecin. Tous les soins, tous les médicaments furent employés. Comme on ne voyait aucune amélioration au bout d’un grand mois, Achille alla consulter un autre docteur. Cet éminent praticien se moqua beaucoup du diagnostic de son collègue, il insista sur les battements du cœur, les étouffements du malade : il lui demanda s’il n’avait pas de douleurs très vives dans le bras gauche avec souffrances aigues dans les derniers doigts de la main. Achille hésita un instant, puis se souvint parfaitement les avoir éprouvées. Plus d’hésitation, il s’agissait d’une angine de poitrine, d’une hypertrophie cardiaque et les plus grandes précautions étaient nécessaires. Le diagnostic se confirma par toute une série de symptômes que le docteur avait annoncés et qu’Achille éprouva les jours suivants.» (Janet, 1898, 381382) C’est à partir de ce tableau hypocondriaque qu’un des médecins de campagne diagnostique Achille comme victime d’un « délire hystérique » et l’envoie pour cette raison à la Salpêtrière. Le second tableau est fort différent : l’état dépressif laisse place à un délire d’influence que d’aucun pourrait qualifier d’état psychotique. Lorsqu’il arrive à la Salpêtrière Achille est dans un état mental et physique beaucoup plus grave. Il est mutique, halluciné et présente des traces d’auto mutilations. Il entend des voix extérieures et intérieures. Il est agi par le démon. Dans les semaines qui précèdent son hospitalisation Achille fugue à plusieurs reprises, rit sans motifs apparents, présente des états d’immobilité récurrents. Janet résume ainsi ce tableau dans sa thèse : « [Achille est ] dans un état lamentable. Il a la face couverte de sang et de croutes séchées, car il se déchire la figure avec ses ongles, il a les yeux hagards, les lèvres gercées, il ne peut marcher qu’accompagné et étroitement surveillé. Quand on l’abandonne à luimême, il cherche à se sauver et il a déjà fait mille folies … Il répond mal aux questions précises, mais on comprend son délire au milieu de ses divagations… Ce sont comme on le voit des hallucinations de tous les sens, compliquées par un délire impulsif et par des interprétations délirantes. C’est un beau délire de possession avec agitation maniaque subaigüe. » (Janet, 1911, 407) En décrivant l’état d’un individu proche de ce que Kraepelin nomme à l’époque « démence précoce » et que le psychologue qualifie lui‐même de « délire de possession », de crise maniaque, ou encore de « dédoublements de la personnalité », l’affirmation de Janet ‐ « dans ce cas il s’agit d’un délire vraiment hystérique » ‐ participe sans doute d’une extension démesurée du champ de l’hystérie. Mais la nosographie n’est pas ce qui intéresse Janet et encore moins ses auditeurs. D’ailleurs, s’il donne quelques hypothèses étiologiques rapides du cas Achille dans sa thèse, ceux‐ci disparaissent dans le texte définitif de 1898 issu de la conférence grand public. L’hypothèse physiologique est rapidement balayée : Achille est assurément un « dégénéré » marqué par une forte hérédité alcoolique maternelle, mais pour Janet la dégénérescence est « une dénomination vague qui n’explique rien » : les causes primaires biologiques sans être niées sont minorées vis‐à‐vis des causes secondaires psychologiques. Cette position janétienne n’étonne pas mais elle détone assurément dans un univers psychiatrique toujours imprégné par ce concept. Ce qui intéresse Janet c’est plutôt la psychologie de l’hystérique. Et ici le cas d’Achille vient renforcer une figure de l’hystérique construite depuis plusieurs années. Chez Janet, qui reste marqué par la psychologie spiritualiste de 6 Hervé Guillemain, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 la conscience et de la volonté, les hystériques apparaissent clairement comme des malades mentaux, des êtres faibles : Achille est décrit comme un pauvre homme, naïf et campagnard, un « esprit faible qui tombe dans de curieuses exagérations », une « faible cervelle ». Achille est submergé par ses rêveries subconscientes démoniaques en raison de son absence de force psychologique. Il fait partie de ces personnalités pour lesquelles certains événements ne peuvent être traités qu’en dehors du champ de la conscience, produisant par contrecoup des phénomènes automatiques et parfois un processus de dissociation dont le délire de possession apparaît comme une des modalités (Carroy, Ohayon, Plas, 2006 : 77‐81). Le pragmatisme thérapeutique de Janet Confronté à ce personnage apparemment clivé et certainement protéiforme, Janet propose une approche pragmatique sous la forme d’un double exorcisme. Dans la première phase du traitement, il se glisse dans la peau de l’exorciste traditionnel – dont la description nourrit évidemment les plaisanteries destinées au public de sa conférence ‐, constate les signes de la possession, pique la peau du sujet pour vérifier son insensibilité, suggère en latin, ruse contre l’Adversaire, et utilise à cette occasion volontiers le vocabulaire démonologique. Janet passe facilement et sans transition à la pratique de l’hypnose comme il en a l’habitude avec les sujets hystériques : ce n’est plus le diable qui agit sur Achille mais Janet qui agit sur le diable et sur Achille. Le succès de la cure n’est cependant pas dû selon Janet à ces techniques autoritaires mais à la révélation d’une histoire permise par la mise en sommeil du sujet. Durant ces états somnambuliques, que le sujet éprouve naturellement et que le psychologue reproduit, Achille retrouve une mémoire enfouie qui permet au thérapeute de remonter à la source du malaise. Janet ne se contente donc pas de supprimer le symptôme, comme il est courant en hypnothérapie à la fin du XIXe siècle : la guérison d’Achille passe par la reconstitution de l’unité de l’esprit du sujet en séparant l’idée fixe associée au symptôme. L’essentiel de la thérapie passe donc par une enquête sur la scène initiale qui inaugure l’idée fixe dont Janet rappelle qu’elle est souvent un « accident futile », un rêve, un souvenir. Ce « secret pathogène »13, cette « faute » originelle, c’est l’acte d’adultère commit par Achille en voyage d’affaires peu de temps auparavant. La pathologie mentale s’enracine ici dans un temps court ‐ quelques mois au plus – car, rappelons le, l’hérédité physiologique est minimisée par Janet. Elle dérive aussi d’une culpabilité morale forte : Achille est malade du « remords » lié à cet événement, une « émotion du remords » qui l’empêche de parler et qui appelle le châtiment. Rêver la maladie, c’est déjà engager un processus d’auto‐punition qui affecte le corps du sujet. L’esprit faible d’Achille, impressionné par les avis successifs des médecins, ne réussit plus à gérer la situation. Convaincu qu’il est malade, il se laisse envahir de pensées morbides et le voilà désormais damné. Possédé par ses « rêves », Achille finit par les jouer : tel est la logique du délire. La personnalité normale est marginalisée par la personnalité rêvée. Achille est devenu le démon blasphémateur. La cure d’Achille se décompose en trois temps : levée du secret, oubli, remplacement de l’idée fixe par une autre. L’autorité du médecin – son « commandement » ‐ doit 13 L’expression est d’Henri Ellenberger dans un article de 1966 publié dans Médecines de l’âme.. 7 Hervé Guillemain, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 contribuer à faire oublier le souvenir de la faute. Comment ? Par un procédé de substitution. C’est « la femme même d’Achille, évoquée par hallucination au moment convenable, qui vient accorder un pardon complet à cet époux plus infortuné que coupable » (Janet, 1898 : 404). En lieu et place du confesseur qui théoriquement accorde l’absolution au nom de Dieu, c’est l’image de la femme du sujet qui accorde ici l’absolution par la médiation du psychologue. Passé de l’exorciste au confesseur, Janet délivre Achille de sa culpabilité par une forme d’absolution sans conditions. On notera qu’il existe sur ce point crucial de la thérapie une différence majeure entre les versions du texte. Dans l’Etat mental des hystériques, Janet évoque certes l’adultère mais il met aussi l’accent sur une cause plus prosaïque : le « tourment » causé par « l’idée d’une maladie contagieuse » ‐ entendre une maladie vénérienne ‐ qui aurait provoqué le mutisme du personnage et son éloignement vis‐à‐vis de sa femme. Rappelons aussi que l’efficacité de l’absolution de l’adultère reste à démontrer pour les sujets célibataires, ce qui est le cas d’Alcide – alter ego réel d’Achille. Possession années 1890 Si parler de la possession c’est parler de la redistribution des pouvoirs, je me propose pour terminer cette étude de tenter de remettre en perspective dans l’histoire du champ « psy » cette cure d’Achille par Janet. Le récit de délire de possession est un genre noble dans la littérature aliéniste du XIXe siècle, bien plus que celui de délire d’ensorcellement. Il est vrai que les démons parlent plus facilement que les sorciers facilement mutiques. Les démonomanes sont néanmoins, depuis Esquirol14, (dé)considérés comme des résidus archaïques ruraux appelés à disparaître progressivement des asiles sous l’effet conjoint du Christianisme, des Lumières et de la médecine. Si quelques voix dissonantes se font entendre15, la mise en avant de la réduction du délire démoniaque reste cependant un marqueur de l’ascension de l’aliénisme. Au moment ou Janet parle d’Achille, deux jeunes aliénistes faisant leurs classes en Bretagne et en Aveyron prolongent cette vision condescendante des possédés (Fenayrou, 1894 ; Baderot, 1897). Comme on le voit dans le portrait d’Achille, le psychologue de la fin du siècle ne se détache pas véritablement de cette tradition aliéniste qui résume l’histoire de ces sujets à leur inscription dans la croyance superstitieuse et dans la pathologie mentale. La requalification de ce type de délires au début du XXe siècle en délire d’influence ou en psychose schizophrénique achève de rendre inaudible la parole de ces sujets. A partir de ce constat, quel peut être l’intérêt pour Janet de travailler sur un possédé ? Charcot n’est jamais cité dans les textes de notre corpus mais il est évidemment omniprésent en arrière plan. On notera que dans le texte de 1929, Janet place l’épisode de la cure en 1895, soit 4 ans après la date effective. Le psychologue vieillissant est sans doute toujours autant fâché avec la rigueur chronologique, cependant on se permettra d’évoquer une autre hypothèse. Entre les deux dates Charcot est mort (1893). A travers ce récit de dépossession qui prend place à la Salpêtrière c’est aussi la question de l’héritage de Charcot qui est posée de manière subliminale par Janet. Rappelons que sa thèse de médecine ‐ Contribution à l’étude des états mentaux chez les 14 Le texte d’Esquirol sur la démonomanie date de 1811. Il est repris dans Des maladies mentales, vol. 1, p. 482‐525. 15 Voir notamment l’article de Macario dans les Annales médicopsychologiques, 1843, vol. 1, p. 440‐480. 8 Hervé Guillemain, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 hystériques ‐ est soutenue à l’été 1893 devant Charcot et Richet. Dans ce texte le psychologue revient sur l’exorcisme et la possession en insistant sur les processus de suggestion, ce qui ne différencie guère son approche par rapports aux membres du jury. Dans le texte de 1894, postérieur donc de quelques mois à la mort de Charcot, Janet rend hommage à l’école qui accueille ses travaux : « la salpêtrière [est] le lieu le plus propice aujourd’hui pour exorciser les possédés et pour chasser les démons » (Janet, 1898, 383). En rappelant que « tous les esprits éclairés sont aujourd’hui bien convaincus que ces possessions n’étaient que de simples maladies mentales », Janet s’inscrit en disciple de la démarche de médecine rétrospective défendue par Charcot (Ferber, 1997). Mais en même temps, la plaisanterie développée en 1894 après la mort du maître met ironiquement à distance cette manière d’exposer publiquement la possession. Janet reconnaît certes une forme de succession initiatique entre exorcistes modernes – Charcot lui a donné des conseils sur le latin des hystériques – mais le sérieux des Démoniaques dans l’art et de l’Iconographie de la Salpêtrière est bien loin. Si Charcot connaît bien les démonologues, Janet s’en amuse comme dans l’épisode de la tentative de suggestion glossolalique en latin de cuisine : « da mihi dextram manum »… Derrière le disciple respectueux qui prolonge la perception négative des faibles hystériques perce un autre Janet, plus détaché du « grand prêtre » Charcot. En rejouant de manière caricaturale dans les années 1890 la scène du possédé et de l’exorciste, n’est‐ce pas une façon d’y mettre fin ? Comme le signale Janet dans son texte de 1929, l’Eglise porte à sa suite un jugement sur le possédé Achille. Le conférencier du Collège de France revient longuement sur cette appréciation religieuse : « Dans ma naïveté j’avais conclu qu’Achille était un possédé. Hélas on se trompe toujours dans les diagnostics. Les auteurs religieux qui ont fait la critique de mon travail l’ont cité avec intérêt et bienveillance, mais en disant que j’avais commis une petite erreur. Ce n’étaient pas disaientils un possédé ; c’était un pseudopossédé. J’aurais bien désiré savoir quel était le signe diagnostique dont ces auteurs se servaient pour distinguer le pseudopossédé du vrai possédé. Ils n’ont pas eu la bonté de me l’indiquer et ils sont restés sur leur affirmation, qu’Achille n’était qu’un pseudopossédé, de même que la personne dont j’ai parlé il y a quelques années, la pauvre Madeleine ne sera toujours qu’une pseudoextatique. J’étais d’abord mécontent de cette critique de mon diagnostic. En y réfléchissant j’ai trouvé qu’ils avaient raison parce que, dans le diagnostic de possession, tout n’était pas objectif, qu’il y avait une partie du diagnostic qui tenait au médecin. » Janet joue assurément le faux naïf, mais le propos est suffisamment ambigu pour que la question du rapport de Janet au religieux soit évoquée en dernier lieu. On connaît la curiosité de l’homme pour les pratiques spirituelles et religieuses présentées dans les Médications psychologiques, on sait aussi son intérêt pour les sujets mystiques : Meb visitée par sainte Philomène16 ou encore Madeleine Lebouc, au centre de l’étude De 16 P. Janet, « Un cas du phénomène des apports », Bulletin de l’Institut psychologique international, vol 1, 1900, p. 329. 9 Hervé Guillemain, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 L’angoisse à l’extase, dont Les Etudes Carmélitaines se sont aussi emparées17. L’histoire personnelle de Janet semble une tension entre la tentation mystique et son rejet. D’après Ellenberger, l’homme est un agnostique issu d’une famille maternelle catholique (famille Hummel). Une tante est religieuse de l’Assomption, une sœur est aussi une catholique fervente. Une famille d’hommes médecins (son frère Jules) et de femmes catholiques en somme. Dans son autobiographie psychologique, Janet revient ainsi sur sa jeunesse : « Mes études de psychologie me semblent être le résultat d’une sorte de conflit, un compromis entre deux tendances peu compatibles entre elles. J’avais dans mon enfance des goûts assez marqués pour les sciences naturelles. Mais j’avais en moi une autre tendance assez prononcée, jamais satisfaite, que l’on ne reconnaît plus guère aujourd’hui sous ses métamorphoses. J’ai été jusqu’à dix huit ans très religieux et j’ai toujours conservé tout en les réfrénant bien des dispositions mystiques… » (Janet, 1946, 81). Cette tension, certes métamorphosée et mise à distance dès les années 1890, se révèle encore dans la prudente conclusion de la conférence sur Achille. Janet explique que la psychologie objective qu’il cherche à construire n’est en rien une métaphysique et qu’elle n’attaque aucune croyance respectable. Mais plus concrètement, la cure d’Achille favorise une mise à l’écart symbolique du prêtre aumônier de la Salpêtrière après une convocation explicite : « Sur ma demande expresse, M. l’aumônier de la Salpêtrière voulut bien voir le malade, essaya lui aussi de le consoler, de lui apprendre à distinguer la véritable religion de ces superstitions diaboliques ; il ne put y parvenir et il me fit dire que le pauvre homme était fou et avait plutôt besoin des secours de la médecine que de ceux de la religion. » (Janet, 1898 : 386). Ce recours au prêtre au sein du temple de la neuropsychiatrie parisienne peut paraître surprenant dans ces années dont on sait qu’elles sont le théâtre d’un affrontement politique entre médecins républicains et cléricaux et qu’elles sont aussi le moment de la laïcisation des services intérieurs hospitaliers parisiens. Mais l’histoire asilaire hérite d’une présence forte des prêtres en son sein : il existe au XIXe siècle des aumôniers dans les asiles d’aliénés (plus de 60 dans les années 1870), quatre d’entre eux sont présents à la Salpêtrière (Guillemain 2006 et 2008). Certains d’entre eux jouent un rôle majeur. C’est le cas de l’abbé Auguste Noel Greuez (1827‐1898), vicaire de la paroisse Saint‐Marcel, qui est le premier aumônier de la Salpêtrière depuis 1880 jusqu’à sa mort18. Au moment de la suppression du statut d’aumônier en 1883 une pétition des malades femmes est engagée auprès du diocèse de Paris pour qu’il reste le référent de l’asile depuis la paroisse Saint‐Marcel. L’épisode du renoncement du prêtre à prendre en charge le possédé revêt plusieurs significations : il ajoute un personnage de plus dans le récit grand public ‐ n’en doutons pas ‐, mais il vient aussi renforcer l’idée d’une redistribution du pouvoir : le médecin psychologue endosse l’habit sacerdotal pour gérer la possession. Cette redistribution, ici toute symbolique, s’inscrit dans un processus long de distanciation de l’Eglise catholique vis‐à‐vis des phénomènes de possession démoniaque qui rapproche certaines de ses interprétations de celles des médecins de la fin du XIXe siècle, processus qui se renforce au XXe siècle jusqu’à raréfier la pratique solennelle de l’exorcisme et esquisser une pratique d’écoute 17 P. Janet, De l’angoisse à l’extase. Etudes sur les croyances et les sentiments, Paris, 1926‐1928 ; B. de Jésus‐ Marie, « A propos de la Madeleine de Pierre Janet », Etudes carmélitaines, n°1, 1931, p. 20‐24. 18 On trouvera une nécrologie du personnage dans Les semaines religieuses du diocèse de Paris, 26 février 1898. 10 Hervé Guillemain, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 qui devient dominante (Guillemain, 2001). C’est ce que montre d’ailleurs la critique bienveillante du volume Névroses et idées fixes par le jésuite Lucien Roure en 1898 : « M. Pierre Janet est toujours intéressant à lire. Il dit des choses soigneusement observées et il les dit clairement. S’il se montre avare de conclusions générales, c’est par une prudence louable. Quand à ses conclusions particulières, plusieurs nous semblent encore trop hasardées : les faits qu’il cite avec toutes leurs menues circonstances ne nous paraissent pas contenir tout ce qu’il en tire. Les psychologues n’en trouveront pas moins profit à étudier ces curieuses observations sur les névroses et les idées fixes. Les travaux dont il est ici question ont été faits dans le laboratoire de psychologie expérimentale, organisé à la Salpêtrière dans le service de M. le professeur Raymond. Plusieurs avaient du reste été déjà exposées en diverses revues notamment dans la revue philosophique. Ici comme dans d’autres écrits, l’auteur ramène la personnalité à une synthèse, à une construction de souvenirs. Le cas de possession, que l’on décrit longuement, est plutôt un cas de délire de possession, ce qui est tout autre chose.»19 D’une manière générale bon accueil est fait dans les milieux catholiques aux thèses janétiennes. Cette figure de directeur spirituel laïque qui fonde son approche sur une interprétation de la faiblesse psychologique et une pratique d’écoute de la plainte et d’éducation de la volonté peuvent être combinée avec l’image du moi chrétien. In fine, ce qu’illustre symboliquement la cure d’Achille au fond c’est l’emprise assumée du psychologue sur les possédés qui rencontre une déprise assumée des clercs. La cure d’Achille ne peut être assimilée à un simple rejeu mimétique des exorcismes historiques et des pratiques de l’époque Charcot. La dimension ludique du texte participe de la dé‐dramatisation de la possession, à la fois par rapport à l’histoire religieuse, mais aussi vis‐à‐vis d’une histoire médicale récente : celle qu’il prolonge en quelque sorte à la Salpêtrière (Carroy, 1981). Ne s’agit‐il pas à travers cet amusement de « mettre fin au spectacle » de la possession, en en faisant un objet d’analyse psychologique et un enjeu plus intime ? C’est peut être cela qui se joue aussi au XIXe siècle dans l’Eglise : réserver l’exorcisme au clerc pour le soustraire au spectacle et ainsi le diriger doucement mais sûrement vers le confessionnal ou simplement vers le dialogue avec le prêtre. Janet « exorciste moderne » est aussi un « confesseur moderne » qui absout l’adultère. En se glissant avec jubilation dans les habits du prêtre exorciste, après avoir dépassé le « Saint Charcot », Janet contribue à sa manière à bousculer l’ordre médical de la possession en affirmant une théorie psychologique de l’hystérie et une pratique fondée sur la révélation des souvenirs cachés. Faut‐il cependant placer le carnaval janétien sur le même plan que la sorcière freudienne construite au même moment ? Pierre Janet dans les années 1890 part certes de trois éléments qui pourraient rapprocher son travail de celui de l’Autrichien : le dépassement de Charcot, l’utilisation de l’hypnose, une analyse psychologique fondée sur la levée du secret pathologique (à partir de procédés et de théories distinctes). Cependant la conception du sujet 19 L. Roure, compte‐rendu de P. Janet, Névroses et idées fixes, Etudes, 5 oct. 1898, p. 117. Ce texte prend place après une série du même auteur sur les altérations de la personnalité publiée en avril 1898, un long texte en trois parties discutant les théories de Binet et Janet. Roure pose la question de la remise en cause de l’unité de l’âme par les théories qui développe l’altération de la personnalité. La théorie de Janet dans cette optique semble plus acceptable que celle d’un Binet. 11 Hervé Guillemain, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 hystérique différencie profondément les deux approches freudienne et janétienne. Par ailleurs on trouvera dans ces textes sur Achille, un appel à fonder scientifiquement le traitement moral qui tranche avec les écrits freudiens de ces années 1890. Après avoir rendu un hommage appuyé à l’aliéniste fondateur de cette pratique, François Leuret, Janet affirme : « Ce sont des choses délicates qu’il faut traiter moralement. Une consolation, un bon conseil, un ordre ou même une menace, une punition sont plus efficaces dans bien des cas que toutes les drogues du monde » 20. Bibliographie Baderot, A. (1897), Influence du milieu sur le développement du délire religieux en Bretagne. Etude statistique faite à l'Asile de Rennes en 1897, Thèse de médecine, Paris. Bernand, C. (1987), "Janet exorciste: obsessions et possessions sous la Troisième République", Cahiers de Sociologie Economique et Culturelle, 8, 93‐102. Carroy, J., Ohayon, A., Plas, R. (2006), Histoire de la psychologie en France, XIXeXXe siècles, La Découverte. Carroy, J. (1982), « Hystérie, Théâtre, littérature au XIXe siècle», Psychanalyse à l’université, 7 26, 299‐317. De Certeau, M. (1970), La Possession de Loudun, Julliard, réédition par Gallimard/Julliard en 1990. Despret, V. (2006), « Le secret, une dimension politique de la thérapie », dans T. Nathan, La guerre des psys. Manifeste pour une psychothérapie démocratique, 153‐155. Ellenberger, H. 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