Masculin/Féminin dans la presse du XIX e siècle - LIRE
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Masculin/Féminin dans la presse du XIX e siècle - LIRE
Article publié dans Femmes et critique(s) Lettres, Arts, Cinéma Muriel Andrin, Laurence Brogniez, Alexia Creusen, Amélie Favry, Vanessa Gemis (éd.) Presses universitaires de Namur, 2009, pp. 14-28 Christine PLANTE, Marie-Ève THERENTY Masculin/Féminin dans la presse du XIXe siècle. Le genre de la critique Le présent propos se situe dans le cadre d’un projet de recherche en cours intitulé « Masculin/Féminin dans la presse du XIXe siècle »1 , dont on ne fera ici qu’évoquer les grandes lignes directrices et situer les enjeux dans le cadre d’une réflexion sur le genre des genres, avant de traiter plus précisément des genres journalistiques, pour en venir au statut de la critique. Masculin/Féminin dans la presse du XIXe siècle S’interroger sur la place des femmes et des hommes dans l’univers de la presse, sur le rôle de celle-ci dans la construction et la diffusion de modèles du masculin et du féminin pour un « grand » XIXe siècle, allant de la Révolution française à la Première Guerre mondiale, s’impose comme un champ de recherche si évident qu’on s’étonne d’abord qu’il n’ait pas déjà suscité plus de travaux d’ensemble. Mais dès qu’on entreprend d’explorer l’objet ainsi défini, l’ampleur du travail à faire explique aisément qu’on ne dispose pas encore d’études de synthèse sur la question, et conduit à envisager une recherche collective qui en alliant des compétences diverses (histoire culturelle de la presse, problématique de genre, histoire littéraire…) peut seule permettre d’envisager un tel programme, bâti sur une rencontre entre les compétences d’une spécialiste de la presse, et celle d’une spécialiste des problématiques de genre en littérature. Une première difficulté tient à la délimitation de l’objet de recherche, défini comme la construction des rapports masculin/féminin, et non « la place des femmes » dans la presse. Le point de vue du genre (gender) tel qu’il a été élaboré depuis plusieurs décennies impose en effet de ne pas considérer isolément un des termes hommes et femmes parce que ces termes font système, n’existent et ne sauraient se comprendre l’un sans l’autre. L’adoption de ce point de vue se refuse à poser les femmes comme une sorte d’exception ou de bizarrerie de l’humanité et de la culture. Mais elle entraîne un champ d’investigation immense, puisque tout journal, toute revue, toute rubrique se voit désormais concerné par cette interrogation, même, et surtout s’il paraît a priori réservé à un seul sexe. En conservant la conscience de ce champ et des enjeux, une première étape de la recherche peut cependant accorder un intérêt privilégié aux femmes à la fois comme sujets, objets et destinataires du journal, qui constituent le pôle le plus mal connu et délaissé du système dans les études de la presse, – à la condition de ne pas l’étudier séparément. La délimitation du champ de recherche s’avère en effet déterminante pour les conclusions de 1 Projet dirigé par Christine Planté (Lyon 2 - UMR LIRE) et Marie-Ève Thérenty, (IUF-Montpellier III, équipe RIRRA 21), soutenu par le programme « Genre et culture » du cluster 13 (Patrimoine, Culture et Création) de la Région Rhône-Alpes. Ce projet comporte un partenariat et des échanges avec le projet « Femmes critiques d’art » conduit par Laurence Brogniez à l’Université de Namur. Nous joignons le document de présentation en annexe. l’enquête : selon qu’on considère la presse féminine, la presse féministe ou la place des femmes dans une presse généraliste, on n’obtient pas du tout la même vision. L’étude de la presse féministe du passé (domaine déjà assez bien exploré) peut donner le sentiment exaltant de rencontrer des pionnières critiques et lucides, qui avaient déjà tout compris – à commencer par l’importance de la presse. Celle de l’activité journalistique de quelques femmes écrivains ou journalistes comme Sand ou Séverine, étonne, et impressionne par l’audace et l’inventivité dont elles font preuve. Mais la lecture de la presse féminine – production beaucoup plus massive – jette un froid sur cet enthousiasme, car elle a été – et est encore – le véhicule efficace des stéréotypes et du conformisme, sans toutefois que le départ presse féminine/presse féministe soit si simple à mettre en œuvre (La Fronde peut relever des deux catégories). Enfin, un retour sur la presse généraliste remet ce qui précède à sa juste place, et impose de reconnaître la part longtemps marginale des femmes dans l’univers médiatique, où elles n’entrent, à un niveau de masse, que plus tardivement, et surtout visées comme consommatrices. La recherche doit donc progresser en essayant de surmonter un double risque de méthode : d’un côté celui d’examiner séparément la production journalistique des femmes, et de tendre à la surestimer. De l’autre, celui de se satisfaire trop rapidement de la conviction qu’a priori la place des femmes dans l’univers de la presse d’intérêt général serait quasi nulle, – conviction que la plupart des grandes synthèses existantes est de nature à conforter, puisque la question n’y apparaît guère que pour mentionner la presse féminine ou féministe, ou à propos du lectorat, suggérant que les lectrices étaient cantonnées aux faits divers et aux feuilletons. Cette puissante dissymétrie, il s’agit à la fois d’en penser les raisons et les effets, et d’y apporter des correctifs. Penser la dissymétrie passe par une analyse des espaces public et privé, de leur bipartition et de l’évolution de celle-ci. Dans le processus de constitution de la sphère publique, les femmes sont nettement plus exclues de l’espace public dans le modèle démocratique médiatique qui s’impose au XIXe siècle et passe par le journal, le club, le café, le Parlement, que dans le modèle de sociabilité d’Ancien Régime lié à la Cour, aux salons et à une culture de la conversation. La civilisation du journal2 apparaît donc d’abord comme une civilisation plus machiste, passant en tout cas par une plus forte ségrégation des sexes, et un tel constat renoue avec une question depuis longtemps posée par l’histoire politique, qui s’interroge sur l’exclusion des femmes comme constitutive de la démocratie3. Mais cette question politique appelle aussi une réflexion sur les espaces dans un sens plus concret, sur les lieux et les pratiques de la lecture du journal, comme sur leurs représentations. Une telle approche, d’anthropologie historique, doit également envisager le rapport au temps. L’actuel renouveau d’une histoire culturelle de la presse s’attache particulièrement à l’étude des rythmes imposés par celle-ci aux sociétés et aux individus, rythmes dont on peut se demander s’ils valent de semblable façon pour les femmes et pour les hommes. Les connotations attachées en français à quotidien et à journal suggèrent une dissymétrie : le quotidien d’une femme fait penser aux répétitions, au flux d’une vie ordinaire sans événements, scandée par les seuls soucis domestiques ; le journal quotidien – qu’on suppose lu surtout par les hommes – rend compte de ce qui advient et de ce qui change. Le journal des femmes, dans les représentations culturelles du e XIX siècle, c’est surtout le journal intime, lieu de notation pour soi ou pour les proches de ce qui n’est pas digne d’apparaître dans le journal quotidien. Pourtant l’étude de celui-ci montre qu’il inscrit aussi bien la fracture que la répétition et la continuité – à travers la constance des rubriques, le feuilleton et toutes les formes sérielles. La séparation des temps, même dans ses nouveaux codages médiatiques et sociaux, n’est donc pas étanche, et on pourrait dire que les rapports masculin et féminin au temps sont semblablement, et solidairement formatés comme différents par la presse. 2 C’est le titre d’un ouvrage encyclopédique à paraître sur lequel ont travaillé soixante-dix chercheurs environ : KALIFA (Dominique), REGNIER (Philippe), THERENTY (Marie-Éve), VAILLANT (Alain) (éd.), La Civilisation du journal, histoire culturelle et littéraire de la presse au dix-neuvième siècle, Paris, Nouveau monde éditions. 3 Voir les travaux de Nicole Loraux pour la démocratie athénienne ; ceux de Michèle Riot-Sarcey et de Geneviève Fraisse pour le XIXe siècle en France. Aucune partition binaire ne peut donc être tenue pour simple ni pour acquise. Sachant que l’histoire littéraire a longtemps eu tendance à aggraver l’absence des femmes dans la littérature du passé, contribuant – loin de se contenter d’enregistrer une rareté objective – à leur oubli ou à leur minoration pour conforter une vision préétablie –, on peut faire l’hypothèse que la même tendance a prévalu dans l’histoire de la presse. L’activité journalistique des femmes (surtout si on accepte d’englober dans ce terme l’accès sporadique et non professionnel au journal), si faible qu’elle ait été au XIXe siècle, s’est probablement vue de surcroît largement effacée par la suite, pour de multiples raisons qui tiennent à la fois à l’idée qu’on se fait des femmes et à celle qu’on se fait du journal, où l’écriture est à la fois transgressive, comme effraction dans un espace public, et peu valorisante, puisqu’il ne s’agit pas de littérature pleinement reconnue comme telle. L’écriture sous pseudonymes rendant en outre le repérage et l’identification des femmes journalistes problématique, tout un travail reste à mener pour rendre leur production et leur rôle visibles, qui s’appuie sur la constitution d’un répertoire des femmes journalistes4. Ce qui vaut pour l’écriture vaut aussi pour la lecture, accessible quant à elle surtout à travers ses représentations. A priori, on se dit que le lecteur de journaux tel que le montrent les romans, la peinture, plus tard le cinéma, est un homme. La recherche fait cependant apparaître des représentations de lectrices, qui demandent une analyse de détail des postures, des contextes, des types de journaux ou revues. Le genre des genres Quant à l’analyse de la production des femmes dans les journaux, on peut la situer dans le cadre problématique d’une réflexion sur le genre des genres5. On a souvent pris argument du caractère polysémique du mot genre en français pour refuser la notion même de « gender » prétendue intraduisible 6. L’analyse du genre des genres se propose de considérer les implications de cette polysémie plutôt que de l’ériger en obstacle. Admettant avec Gérard Genette 7 que si la question du genre (littéraire) a rencontré un regain d’intérêt lors des dernières décennies, c’est parce qu’elle concerne la « signification anthropologique du fait littéraire », il s’agit de comprendre dans cette signification anthropologique la question de la différence des sexes, pour rendre compte à la fois de ses effets sur la littérature et de sa construction ou de son infléchissement par la littérature. Cette démarche a inspiré des travaux sur les genres réputés féminins, comme l’épistolaire 8, démontrant qu’on ne pouvait reconnaître à une telle caractérisation de fondement historique, quantitatif ou statistique « objectif », et qu’elle ne pouvait se comprendre sans faire intervenir des représentations sociales et symboliques. Elle a également initié des recherches sur des genres supposés d’accès difficile aux femmes, pour lesquels on affirme qu’elles ne sauraient y exceller, comme la poésie 9. Étant donné la complexité et la plasticité de la notion de genre littéraire, la réflexion peut s’attacher à différents niveaux, en se focalisant sur des « sous-genres » (ainsi le 4 Dans le cadre du programme, une petite équipe s’est attelée à ce répertoire, qui comprend déjà plusieurs centaines de noms et soulève de nombreux problèmes. Outre l’emploi de pseudonymes masculins, on se heurte souvent à l’absence totale de données biographiques. 5 Pour un premier exposé de cette perspective, voir PLANTE (Christine), La Petite Sœur de Balzac, Paris, Le Seuil, 1989, p. 22-254. 6 PLANTE (Christine), « Sur une notion réputée intraduisible », FOUGEYROLLAS (Dominique), PLANTE (Christine), RIOT-SARCEY (Michèle), ZAIDMANN (Claude) (éd.), Le Genre comme catégorie d’analyse, colloque du RING, Paris, L’Harmattan, 2003. 7 GENETTE (Gérard), « Présentation » du volume collectif Théorie des genres, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1986, p. 7. 8 PLANTÉ (Christine) (éd.), L’Épistolaire, un genre féminin ?, Paris, Champion, coll. « Varia », 1998. 9 PLANTÉ (Christine) (éd.), Masculin / Féminin dans la poésie et les poétiques du XIXe siècle, Presses universitaires de Lyon, 2002. roman sentimental, volontiers considéré comme féminin), ou au contraire considérer des entités plus larges, examinant par exemple la bipartition prose/poésie10. Dans ce cadre, la critique, considérée tantôt comme un genre qui vient s’ajouter à la triade poésie/roman/théâtre, tantôt comme un discours englobant dans lequel se joue la définition même de la littérature et de sa valeur, appelle au moins trois registres d’analyse. On peut se demander comment les femmes écrivains ou artistes sont traitées par les discours critiques ; si, et dans quelles conditions, des femmes accèdent au statut de productrices et sujets de discours critiques. On peut enfin réfléchir à la façon dont les notions que ces discours mettent en œuvre et leur écriture même convoquent, de façon explicite ou dans un statut d’impensé, les catégories de sexe dans les hiérarchies, le lexique, les métaphores, les exemples… les silences. Aucune de ces trois questions ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les supports, ni sur les institutions. Au e XIX siècle, la critique s’élabore soit à l’université, lieu de la critique savante, soit dans la littérature elle-même (préfaces autographes et allographes, manifestes, séquences métadiscursives), soit enfin dans le journal, alors en plein essor. Absentes de l’université, jouissant rarement du statut d’écrivains reconnus, on peut s’attendre à ce que ce soit par voie de presse que les femmes exercent au XIXe siècle leur activité critique. Celle-ci relève aussi d’une forme d’autorité, certes moins prestigieuse et institutionnalisée d’abord, mais d’une autorité néanmoins que ni le monde de la presse ni celui de la littérature ne sont prêts à leur concéder facilement. Mesurer sa conquête par les femmes implique une réflexion à la fois sur les genres des articles qu’elles écrivent, et sur ceux des journaux où elles écrivent. Le genre de la critique Nous développerons précisément dans le cadre de cet article un seul des registres d’analyse programmés plus haut et nous nous demanderons comment les femmes accèdent au statut de productrices et sujet de discours critiques. Une juste appréciation de la participation des femmes à la presse comme de sa portée impose donc de recontextualiser leur investissement en prenant en compte les différents types de périodiques existant à chaque époque, leur lectorat, leur audience et leur hiérarchie, ainsi qu’une vision diachronique des latitudes laissées aux femmes et des interdits qui pèsent sur elles pour certains types d’écritures. Seule cette démarche globale peut permettre d’éviter les risques évoqués de surestimation, et des contresens fâcheux dans l’interprétation de certaines productions journalistiques. Beaucoup des articles de femmes militant pour une avancée significative des droits des femmes sont ainsi publiés dans des périodiques diffusant dans des cercles extrêmement restreints et ont donc une audience très réduite, voire nulle. Or dans un contexte médiatique, il est nécessaire de mesurer la répercussion d’une production journalistique, car la transgression réside au moins autant dans le support que dans le texte. Pour le dire autrement, une femme qui investit un « espace généraliste » ou « mixte » dans la presse constitue une transgression comme celle qui publie des textes révolutionnaires dans un média confidentiel (même s’il s’agit d’une transgression d’une autre nature). Cette remarque invite à apprécier peutêtre autrement des écritures longtemps lues comme conventionnelles – par exemple celle de la chronique de Delphine de Girardin dans La Presse entre 1836 et 1848 – alors que leur existence même bouleversait l’ensemble du paysage journalistique français et, au-delà, infléchissait la distribution des identités genrées dans la société. Cette première étape d’appréhension du système global, de ses contraintes et de ses failles est particulièrement nécessaire dans le cadre d’une évaluation de la critique littéraire réalisée par les 10 PLANTE (Christine), « Prose/poésie, masculin/féminin », Masculin/Féminin. Le XIXe siècle à l’épreuve du genre, textes réunis et présentés par Chantal Bertrand-Jennings, « À la recherche du XIXe siècle », Centre d’études Joseph Sablé, Toronto, 1999. femmes dans la presse, et notamment dans la presse généraliste et dans les grandes revues. L’étude des productions critiques de George Sand et de Marie d’Agoult dans un ensemble de journaux et revues très large, de Rachilde dans Le Mercure de France ou même de Julia Daudet dans Le Moniteur universel ne prend tout son sens que replacée dans un tel contexte. Intégrant le modèle de sexuation de l’espace public qui s’impose à la fin du XVIIIe siècle, le champ journalistique se voit aussi organisé selon une théorie des deux sphères qui désignent des traits de caractères prétendus naturels par paire de contraires, en les hiérarchisant au profit du masculin : indépendant/dépendant ; rationnel/émotionnel ; propre à l’activité publique/à l’activité domestique. Cette vision commande la sexuation des genres journalistiques et la facilité d’accès à telle ou telle écriture dans le cadre d’un espace périodique mixte. On la retrouve à peine métaphorisée sous la plume de Lagevenais s’offusquant en 1843 dans la Revue des deux Mondes que Delphine de Girardin puisse exprimer un début d’opinion personnelle dans son Courrier de Paris. La double position de femme et de journaliste a quelque chose d’étrange qui arrête et choque tout d’abord l’esprit le moins timoré. Et qu’ont en effet de commun cette vie publique et militante, ces hasards d’une lutte sans fin, cette guerre avancée de la presse, avec la vie cachée du foyer, avec la vie distraite des salons ? Est-ce que des voix frêles et élégantes sont faites pour se mêler à ce concert de gros mots bien articulés, de voix cassées et injurieuses, qui retentissent chaque matin dans l’antre de la polémique ?11 Cette théorie permet d’expliquer en partie la sexuation des rubriques et des genres journalistiques. Le journal reproduit les divisions socialement établies en définissant un espace public hégémonique plutôt masculin et, en marge, un espace privé qui peut à la rigueur être féminin. La situation périphérique de l’espace féminin se matérialise géographiquement dans le quotidien par la frontière du feuilleton qui divise, de manière d’ailleurs disproportionnée (2/3 vs 1/3), les premières pages du quotidien. Les rubriques politiques et diplomatiques s’adressent plutôt aux hommes tandis que la part du journal qui concerne la maison, l’intimité et la mondanité, est plutôt destinée aux femmes. D’où la possibilité de trouver dans cet espace des rubriques de modes, des chroniques tenues par des femmes voire, à l’extrême rigueur, un salon artistique comme celui que tient Marie d’Agoult sous le pseudonyme de Daniel Stern pour La Presse dès 1842 et 1843. Ce clivage recoupe aussi le partage des régimes temporels : aux hommes l’exceptionnel, l’événement ; aux femmes l’itératif, le banal, le prosaïque. Relève donc de la sphère masculine le premier-Paris, l’éditorial politique du journal quotidien, rubrique strictement interdite aux femmes durant tout le XIXe siècle et ceci d’autant plus qu’elle reste fondée largement sur un modèle rhétorique (discours public avec exorde, argumentation, réflexion, péroraison). Séverine, dont la large couverture générique constitue un hapax même sous la Troisième République, n’intervient à cette place d’éditorialiste de quotidien généraliste à la Belle Époque que lorsque le modèle rhétorique du premier-Paris s’est assoupli, hybridé avec le style plus relâché de la chronique. Le reportage également échappe largement aux femmes, que ce soit le petit reportage apparu dans les années 1850-1860, pratique difficile pour les bourgeoises parce qu’il faut enquêter dans la rue, fréquenter les cafés et le boulevard à des horaires parfois nocturnes, ou le grand reportage, développé dans les années 1880, qui nécessite, selon beaucoup de témoignages d’époque, des qualités d’endurance physique et morale, une disponibilité d’esprit qui manqueraient aux femmes. De fait, le seul grand genre journalistique qui, durablement et explicitement reste ouvert aux femmes, et où la supériorité féminine est même affirmée par certains, est la chronique. Cette spécificité tient d’abord au caractère centripète du genre tourné vers les intérieurs, la mondanité, 11 LAGEVENAIS, « Simples essais d’histoire littéraire, le feuilleton, lettres Parisiennes », Revue des deux mondes, 1843, t. IV, p. 138. les modes, les fêtes, tous domaines réservés aux femmes. Historiquement, la chronique semble constituer une forme de résistance textuelle de la sociabilité des salons du XVIIIe siècle. En privilégiant causerie, bel esprit et conversation, la chronique s’affirme l’héritière de cette sociabilité féminine. Il existe donc une tradition de la chronique au féminin exercée par quelques femmes dans les grands quotidiens, sous pseudonyme ou non : ainsi Clémence de Sault (nom de plume de Claire-Christine d’Agoult, fille de Marie d’Agoult) tient un courrier de Paris pour Le Temps à partir de juillet 1861, Adèle Chambry et Camille Delaville font de la chronique parisienne pour La Presse en 1884, Jeanne Thilda (Mathilde Stevens) est chroniqueuse boulevardière pour Le Gil Blas entre 1881 et 1884, Ange Bénigne, c’est-à-dire madame Paul Gaschon de Molènes, est chroniqueuse au Gaulois en 1888… Là s’introduit en catimini la critique de femmes. Au sein de cette chronique, il existe en effet un espace possible pour le développement d’une critique littéraire ou artistique au féminin mais nettement orientée vers la mondanité du champ littéraire ou vers l’anecdote. Au contraire, dans les quotidiens généralistes comme dans les grandes revues, les interventions des femmes-critiques restent rares et ceci plus encore dans le domaine de la critique littéraire. On ne trouve pas d’équivalent féminin d’un Sainte-Beuve, d’un Taine, d’un Brunetière, ni même d’un Jules Lemaître, d’un Barbey d’Aurevilly, d’un Pontmartin. Comment expliquer cet interdit qui semble, sinon exclure la plupart des femmes du champ critique, du moins les contraindre à exercer ce magistère dans des espaces réservés ? D’abord parce qu’elles semblent illégitimes pour traiter un certain nombre de sujets, et donc de livres. Leur échappe d’abord toute la critique d’ouvrages politiques, économiques et financiers. Olympe Audouard l’explicite dans Le Papillon : « Selon la loi, nous sommes considérées comme des enfants, nous sommes toujours en tutelle, nous n’avons voix nulle part, l’Académie même est interdite aux femmes, comme si le talent avait un sexe !.... Eh bien, puisqu’on nous considère comme des enfants, pourquoi nous interdire de causer sur tout, politique, finances, économie… ? »12 George Sand même en fait l’expérience dans une polémique au sujet du Livre du Peuple de Lamennais en 1839 dans la Revue des deux mondes. Pris en défaut sur le terrain argumentatif, Lerminier se contente de dénoncer le pseudonyme de son interlocutrice et de lever son masque, le sexe de son adversaire devenant tout à coup, selon lui, un critère absolu d’incompétence. Plus largement, la théorie des deux sphères explique pendant une partie du siècle la difficulté des femmes à accéder à la grande critique de revue qui est pour l’essentiel dogmatique, à prétention objective et influente et dont la valeur repose sur un certain nombre de garanties extérieures à la subjectivité du critique. Ce dogmatisme critique est largement fondé dans la grande revue sur le développement à partir des années 1830 de l’histoire littéraire. Beaucoup de critiques se spécialisent en effet, dans un récit continu et historicisé, voire vectorisé des faits littéraires. Or l’histoire, selon la théorie des deux sphères, reste réservée aux hommes tout comme l’Académie à laquelle entrent beaucoup de ces critiques : Sainte-Beuve, Taine, Saint-Marc Girardin, Ampère, Cuvillier-Fleury, Saint-René Taillandier, Nisard... Cette parole d’autorité est donc difficile d’accès pour une femme, malgré le précédent de Madame de Staël, et quasiment impossible, en régime médiatique, sans le couvert du pseudonyme masculin. Apparaît effectivement dans le métadiscours sur la critique, l’idée que la femme n’est pas à même de développer une critique d’autorité s’appuyant sur un savoir ou sur la raison mais qu’on peut lui reconnaître plutôt une critique de l’impression et du goût, parfaitement à sa place dans le cadre de l’écriture intime de la chronique. « J’écris au courant de l’idée présente, sans souci des transitions et ma plume est l’interprète des émotions qui l’occupent13 » écrit Zola, sous un masque féminin, dans les chroniques d’une curieuse. Jules Lemaître voit la spécificité féminine du côté 12 AUDOUARD (Olympe), « Chronique », Le Papillon, n° 44, 1862 citée par Alice Primi dans sa thèse : « Être fille de son siècle ». L’engagement politique des femmes dans l’espace public en France et en Allemagne de 1848 à 1870, thèse de doctorat sous la direction de Michèle Riot-Sarcey, Paris VIII, 2006. 13 « Lettres de Colombine », Le Figaro, 3 mars 1864. d’un don « merveilleux de réceptivité »14. Aussi, dans les années 1880, lorsqu’apparaît dans la presse quotidienne une critique impressionniste théorisée par un Anatole France, et lorsqu’à sa suite les grands critiques des quotidiens, opposés à tout dogmatisme, affirment désirer modestement suspendre leur jugement et communiquer leurs impressions de lecture, on voit se développer dans le quotidien toute une critique de travestis (de Fouquier à Mendès), c’est-à-dire des hommes qui écrivent sous pseudonyme féminin. Un examen de la pratique critique d’Henry Fouquier qui écrit alternativement des critiques impressionnistes sous le pseudonyme de Nestor et sous le pseudonyme de Colombine dans Le Gil Blas permet d’identifier ce qui, à ses yeux, différencierait l’impressionnisme féminin de l’impressionnisme masculin. Nestor délivre ses impressions à la première personne du singulier, Colombine à la première personne du pluriel. Fouquier en Colombine produit une écriture de l’émotion, toujours à la recherche de ce que l’auteur dit sur les femmes, une écriture circulaire, sexuée, et non universelle et mixte. FouquierColombine délivre une critique où l’on ne sort sinon jamais de soi, jamais de la question de la femme. M. O. Feuillet passe pour un homme qui connaît bien les femmes et qui, en tout bien tout honneur, nous aime fort. On l’a appelé le « Musset des familles » avec une intention de raillerie, qui n’est peut-être pas toujours juste, car l’auteur de Julia de Trécoeur n’est pas un romancier à l’eau de rose ; et, au moins une fois ou deux, il a été à fond dans l’étude de nos cœurs, sans s’arrêter aux préjugés ou aux lois du monde « distingué ». Effectivement, un nouveau discours social particulièrement spécieux garanti par cette critique de travestis prétend démontrer la non-universalité de la critique féminine : fondée sur l’émotion, elle échapperait à l’objectivité ; incapable malgré l’émotivité de s’individualiser, elle resterait confinée à des options de genre, et donc n’atteindrait pas l’universel. Jules Bertaut, auteur d’un ouvrage sur la littérature féminine, théorise dans cette veine l’incapacité des femmes à exercer le magistère critique. Il explique que la femme écrivain est toute sensibilité, destinée à un repli constant sur soi, qu’elle acquiert des notions sur le monde extérieur en se projetant, en se sentant elle-même plutôt qu’en analysant autrui, et il conclut : « Comment dans ces conditions, les femmes se pourraient-elles enthousiasmer pour la critique qui est une discussion sur les idées d’autrui. »15 La théorie des deux sphères distribue donc bien les genres journalistiques entre ceux tournés vers l’intime, la maison, le foyer, le bel esprit, genres inoffensifs accessibles aux femmes ; et les genres tournés vers l’extérieur, la sphère publique, la rue et l’histoire, genres réservés aux hommes. Lorsqu’un genre comme la critique littéraire semble se détourner de sa sphère d’origine, se « déviriliser » (on trouvera cette métaphore dans la petite revue fin de siècle qui en appellera à une critique plus virile), tout un discours de défense se met en place rapidement pour jeter le soupçon sur la capacité d’individuation de la femme. La femme développerait une écriture du collectif sans universel et une écriture de l’émotion sans individualité. Il paraît important de garantir comme masculin l’acte critique car la critique, quel que soit son objet, manifeste une capacité à déroger aux rôles imposés et à commettre des actes pouvant remettre en cause l’ensemble des équilibres de la cité. À ce titre, il est important qu’elle reste du côté des prérogatives masculines. Une fois ce cadre général posé, les stratégies des femmes critiques – puisqu’il y en eut finalement beaucoup – prennent sens et s’explicitent. La première méthode choisie par les femmes consiste à faire de la critique littéraire dans des organes où les femmes sont admises que ce soit des périodiques féminins, des journaux féministes16, des revues et journaux pour la famille… 14 LEMAITRE (Jules), Les Contemporains, études et portraits littéraires, H. Lecène et Oudin, 1886, p. 282. BERTAUT (Jules), La Littérature féminine d’aujourd’hui, Librairie des annales, 1909, p. 286. 16 Nous utilisons sans conviction cette distinction admise. Les résultats déjà acquis par le programme « Masculin/féminin et presse au XIXe siècle » montrent qu’il faut se méfier de cette bipartition sans finesse et souvent trompeuse. 15 Quelques femmes comme Alida de Savignac, maîtresse d’œuvre du Journal des demoiselles sous la monarchie de Juillet, se feront même une jolie réputation en restant cantonnées dans cette sphère. Pourtant ces articles sont souvent contraints par des critères extra-littéraires (idéologiques, moraux, sociologiques) qui peuvent brider leur écriture. En fait, beaucoup de ses séries peu lues nécessiteraient une étude approfondie comme par exemple la rubrique « L’âme des livres », tenue par Lucie Delarue-Mardrus dans Fémina. Une autre stratégie très intéressante, même si elle est jonchée d’obstacles, consiste à fonder son propre journal ou sa propre revue généraliste : des entreprises comme celle de La Nouvelle revue de Juliette Adam créée le 1er octobre 1879 ou celle de La Fronde, premier journal quotidien de femmes fondé par Marguerite Durand en 1897 sont très connues et emploient des femmes comme critiques littéraires : Marie-Ange de Bovet pour La Nouvelle revue et Marie Manoël de Grandfort à La Fronde. À côté de ces organes de presse qui ont réussi, on peut faire état d’autres entreprises qui ne sont pas passées à la postérité mais qui démontrent la relative fréquence de ces fondations comme par exemple Le Passant, journal créé par Camille Delaville en 1882 où elle fait elle-même des articles de critique littéraire et signe le bulletin bibliographique « Les livres nouveaux ». Des femmes peuvent s’ouvrir un espace critique à travers une chronique, comme l’a fait d’emblée Delphine de Girardin en 1836 au moment où elle fonde le genre. Clémence de Sault dans Le Temps à partir de 1861 ou Augustine Bulteau, chroniqueuse au Figaro entre 1902 et 1914 sous le pseudonyme de Foemina utiliseront leur chronique parisienne pour se créer un magistère critique. Une dernière stratégie consiste à écrire sous anonyme, astéronyme (comme Rachilde) ou sous un pseudonyme masculin en espérant que le succès viendra lever le masque comme pour George Sand ou Daniel Stern. Julia Daudet a ainsi écrit ses articles de critique littéraire en 1877 dans Le Moniteur universel sous le pseudonyme de Karl Steen. Les contraintes mêmes des champs médiatique et littéraire font donc de la critique littéraire des femmes au XIXe siècle une pratique quasiment clandestine ou marginale dans la plupart des cas. Mais cette règle comporte quelques exceptions et le XIXe siècle voit alors surgir quelques destins critiques hors du commun, que l’histoire littéraire a cependant un peu négligés et qu’il faut réhabiliter17. 17 Au premier rang de ces critiques figure George Sand dont l’œuvre critique mal connue vient d’être rééditée : PLANTE (Christine) (éd.), George Sand critique (1833-1876), Éditions du Lérot, 2007.