Masculin/Féminin dans la presse du XIX e siècle - LIRE

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Masculin/Féminin dans la presse du XIX e siècle - LIRE
Article publié dans
Femmes et critique(s) Lettres, Arts, Cinéma
Muriel Andrin, Laurence Brogniez, Alexia Creusen,
Amélie Favry, Vanessa Gemis (éd.)
Presses universitaires de Namur, 2009, pp. 14-28
Christine PLANTE, Marie-Ève THERENTY
Masculin/Féminin dans la presse du XIXe siècle.
Le genre de la critique
Le présent propos se situe dans le cadre d’un projet de recherche en cours intitulé
« Masculin/Féminin dans la presse du XIXe siècle »1 , dont on ne fera ici qu’évoquer les grandes
lignes directrices et situer les enjeux dans le cadre d’une réflexion sur le genre des genres, avant de
traiter plus précisément des genres journalistiques, pour en venir au statut de la critique.
Masculin/Féminin dans la presse du XIXe siècle
S’interroger sur la place des femmes et des hommes dans l’univers de la presse, sur le rôle de
celle-ci dans la construction et la diffusion de modèles du masculin et du féminin pour un
« grand » XIXe siècle, allant de la Révolution française à la Première Guerre mondiale, s’impose
comme un champ de recherche si évident qu’on s’étonne d’abord qu’il n’ait pas déjà suscité plus
de travaux d’ensemble. Mais dès qu’on entreprend d’explorer l’objet ainsi défini, l’ampleur du
travail à faire explique aisément qu’on ne dispose pas encore d’études de synthèse sur la question,
et conduit à envisager une recherche collective qui en alliant des compétences diverses (histoire
culturelle de la presse, problématique de genre, histoire littéraire…) peut seule permettre
d’envisager un tel programme, bâti sur une rencontre entre les compétences d’une spécialiste de la
presse, et celle d’une spécialiste des problématiques de genre en littérature.
Une première difficulté tient à la délimitation de l’objet de recherche, défini comme la
construction des rapports masculin/féminin, et non « la place des femmes » dans la presse. Le point
de vue du genre (gender) tel qu’il a été élaboré depuis plusieurs décennies impose en effet de ne
pas considérer isolément un des termes hommes et femmes parce que ces termes font système,
n’existent et ne sauraient se comprendre l’un sans l’autre. L’adoption de ce point de vue se refuse
à poser les femmes comme une sorte d’exception ou de bizarrerie de l’humanité et de la culture.
Mais elle entraîne un champ d’investigation immense, puisque tout journal, toute revue, toute
rubrique se voit désormais concerné par cette interrogation, même, et surtout s’il paraît a priori
réservé à un seul sexe. En conservant la conscience de ce champ et des enjeux, une première
étape de la recherche peut cependant accorder un intérêt privilégié aux femmes à la fois comme
sujets, objets et destinataires du journal, qui constituent le pôle le plus mal connu et délaissé du
système dans les études de la presse, – à la condition de ne pas l’étudier séparément. La
délimitation du champ de recherche s’avère en effet déterminante pour les conclusions de
1
Projet dirigé par Christine Planté (Lyon 2 - UMR LIRE) et Marie-Ève Thérenty, (IUF-Montpellier III, équipe
RIRRA 21), soutenu par le programme « Genre et culture » du cluster 13 (Patrimoine, Culture et Création) de
la Région Rhône-Alpes. Ce projet comporte un partenariat et des échanges avec le projet « Femmes critiques
d’art » conduit par Laurence Brogniez à l’Université de Namur. Nous joignons le document de présentation en
annexe.
l’enquête : selon qu’on considère la presse féminine, la presse féministe ou la place des femmes
dans une presse généraliste, on n’obtient pas du tout la même vision. L’étude de la presse
féministe du passé (domaine déjà assez bien exploré) peut donner le sentiment exaltant de
rencontrer des pionnières critiques et lucides, qui avaient déjà tout compris – à commencer par
l’importance de la presse. Celle de l’activité journalistique de quelques femmes écrivains ou
journalistes comme Sand ou Séverine, étonne, et impressionne par l’audace et l’inventivité dont
elles font preuve. Mais la lecture de la presse féminine – production beaucoup plus massive – jette
un froid sur cet enthousiasme, car elle a été – et est encore – le véhicule efficace des stéréotypes et
du conformisme, sans toutefois que le départ presse féminine/presse féministe soit si simple à
mettre en œuvre (La Fronde peut relever des deux catégories). Enfin, un retour sur la presse
généraliste remet ce qui précède à sa juste place, et impose de reconnaître la part longtemps
marginale des femmes dans l’univers médiatique, où elles n’entrent, à un niveau de masse, que
plus tardivement, et surtout visées comme consommatrices.
La recherche doit donc progresser en essayant de surmonter un double risque de méthode : d’un
côté celui d’examiner séparément la production journalistique des femmes, et de tendre à la
surestimer. De l’autre, celui de se satisfaire trop rapidement de la conviction qu’a priori la place
des femmes dans l’univers de la presse d’intérêt général serait quasi nulle, – conviction que la
plupart des grandes synthèses existantes est de nature à conforter, puisque la question n’y
apparaît guère que pour mentionner la presse féminine ou féministe, ou à propos du lectorat,
suggérant que les lectrices étaient cantonnées aux faits divers et aux feuilletons. Cette puissante
dissymétrie, il s’agit à la fois d’en penser les raisons et les effets, et d’y apporter des correctifs.
Penser la dissymétrie passe par une analyse des espaces public et privé, de leur bipartition et de
l’évolution de celle-ci. Dans le processus de constitution de la sphère publique, les femmes sont
nettement plus exclues de l’espace public dans le modèle démocratique médiatique qui s’impose
au XIXe siècle et passe par le journal, le club, le café, le Parlement, que dans le modèle de
sociabilité d’Ancien Régime lié à la Cour, aux salons et à une culture de la conversation. La
civilisation du journal2 apparaît donc d’abord comme une civilisation plus machiste, passant en
tout cas par une plus forte ségrégation des sexes, et un tel constat renoue avec une question
depuis longtemps posée par l’histoire politique, qui s’interroge sur l’exclusion des femmes comme
constitutive de la démocratie3. Mais cette question politique appelle aussi une réflexion sur les
espaces dans un sens plus concret, sur les lieux et les pratiques de la lecture du journal, comme
sur leurs représentations.
Une telle approche, d’anthropologie historique, doit également envisager le rapport au temps.
L’actuel renouveau d’une histoire culturelle de la presse s’attache particulièrement à l’étude des
rythmes imposés par celle-ci aux sociétés et aux individus, rythmes dont on peut se demander
s’ils valent de semblable façon pour les femmes et pour les hommes. Les connotations attachées
en français à quotidien et à journal suggèrent une dissymétrie : le quotidien d’une femme fait
penser aux répétitions, au flux d’une vie ordinaire sans événements, scandée par les seuls soucis
domestiques ; le journal quotidien – qu’on suppose lu surtout par les hommes – rend compte de
ce qui advient et de ce qui change. Le journal des femmes, dans les représentations culturelles du
e
XIX siècle, c’est surtout le journal intime, lieu de notation pour soi ou pour les proches de ce qui
n’est pas digne d’apparaître dans le journal quotidien. Pourtant l’étude de celui-ci montre qu’il
inscrit aussi bien la fracture que la répétition et la continuité – à travers la constance des
rubriques, le feuilleton et toutes les formes sérielles. La séparation des temps, même dans ses
nouveaux codages médiatiques et sociaux, n’est donc pas étanche, et on pourrait dire que les
rapports masculin et féminin au temps sont semblablement, et solidairement formatés comme
différents par la presse.
2
C’est le titre d’un ouvrage encyclopédique à paraître sur lequel ont travaillé soixante-dix chercheurs environ :
KALIFA (Dominique), REGNIER (Philippe), THERENTY (Marie-Éve), VAILLANT (Alain) (éd.), La Civilisation du
journal, histoire culturelle et littéraire de la presse au dix-neuvième siècle, Paris, Nouveau monde éditions.
3
Voir les travaux de Nicole Loraux pour la démocratie athénienne ; ceux de Michèle Riot-Sarcey et de
Geneviève Fraisse pour le XIXe siècle en France.
Aucune partition binaire ne peut donc être tenue pour simple ni pour acquise. Sachant que
l’histoire littéraire a longtemps eu tendance à aggraver l’absence des femmes dans la littérature du
passé, contribuant – loin de se contenter d’enregistrer une rareté objective – à leur oubli ou à leur
minoration pour conforter une vision préétablie –, on peut faire l’hypothèse que la même
tendance a prévalu dans l’histoire de la presse. L’activité journalistique des femmes (surtout si on
accepte d’englober dans ce terme l’accès sporadique et non professionnel au journal), si faible
qu’elle ait été au XIXe siècle, s’est probablement vue de surcroît largement effacée par la suite,
pour de multiples raisons qui tiennent à la fois à l’idée qu’on se fait des femmes et à celle qu’on se
fait du journal, où l’écriture est à la fois transgressive, comme effraction dans un espace public, et
peu valorisante, puisqu’il ne s’agit pas de littérature pleinement reconnue comme telle. L’écriture
sous pseudonymes rendant en outre le repérage et l’identification des femmes journalistes
problématique, tout un travail reste à mener pour rendre leur production et leur rôle visibles, qui
s’appuie sur la constitution d’un répertoire des femmes journalistes4.
Ce qui vaut pour l’écriture vaut aussi pour la lecture, accessible quant à elle surtout à travers ses
représentations. A priori, on se dit que le lecteur de journaux tel que le montrent les romans, la
peinture, plus tard le cinéma, est un homme. La recherche fait cependant apparaître des
représentations de lectrices, qui demandent une analyse de détail des postures, des contextes, des
types de journaux ou revues.
Le genre des genres
Quant à l’analyse de la production des femmes dans les journaux, on peut la situer dans le cadre
problématique d’une réflexion sur le genre des genres5. On a souvent pris argument du caractère
polysémique du mot genre en français pour refuser la notion même de « gender » prétendue
intraduisible 6. L’analyse du genre des genres se propose de considérer les implications de cette
polysémie plutôt que de l’ériger en obstacle. Admettant avec Gérard Genette 7 que si la question
du genre (littéraire) a rencontré un regain d’intérêt lors des dernières décennies, c’est parce qu’elle
concerne la « signification anthropologique du fait littéraire », il s’agit de comprendre dans cette
signification anthropologique la question de la différence des sexes, pour rendre compte à la fois
de ses effets sur la littérature et de sa construction ou de son infléchissement par la littérature.
Cette démarche a inspiré des travaux sur les genres réputés féminins, comme l’épistolaire 8,
démontrant qu’on ne pouvait reconnaître à une telle caractérisation de fondement historique,
quantitatif ou statistique « objectif », et qu’elle ne pouvait se comprendre sans faire intervenir des
représentations sociales et symboliques. Elle a également initié des recherches sur des genres
supposés d’accès difficile aux femmes, pour lesquels on affirme qu’elles ne sauraient y exceller,
comme la poésie 9. Étant donné la complexité et la plasticité de la notion de genre littéraire, la
réflexion peut s’attacher à différents niveaux, en se focalisant sur des « sous-genres » (ainsi le
4
Dans le cadre du programme, une petite équipe s’est attelée à ce répertoire, qui comprend déjà plusieurs
centaines de noms et soulève de nombreux problèmes. Outre l’emploi de pseudonymes masculins, on se heurte
souvent à l’absence totale de données biographiques.
5
Pour un premier exposé de cette perspective, voir PLANTE (Christine), La Petite Sœur de Balzac, Paris, Le
Seuil, 1989, p. 22-254.
6
PLANTE (Christine), « Sur une notion réputée intraduisible », FOUGEYROLLAS (Dominique), PLANTE
(Christine), RIOT-SARCEY (Michèle), ZAIDMANN (Claude) (éd.), Le Genre comme catégorie d’analyse,
colloque du RING, Paris, L’Harmattan, 2003.
7
GENETTE (Gérard), « Présentation » du volume collectif Théorie des genres, Paris, Le Seuil, coll. « Points »,
1986, p. 7.
8
PLANTÉ (Christine) (éd.), L’Épistolaire, un genre féminin ?, Paris, Champion, coll. « Varia », 1998.
9
PLANTÉ (Christine) (éd.), Masculin / Féminin dans la poésie et les poétiques du XIXe siècle, Presses universitaires
de Lyon, 2002.
roman sentimental, volontiers considéré comme féminin), ou au contraire considérer des entités
plus larges, examinant par exemple la bipartition prose/poésie10.
Dans ce cadre, la critique, considérée tantôt comme un genre qui vient s’ajouter à la triade
poésie/roman/théâtre, tantôt comme un discours englobant dans lequel se joue la définition
même de la littérature et de sa valeur, appelle au moins trois registres d’analyse. On peut se
demander comment les femmes écrivains ou artistes sont traitées par les discours critiques ; si, et
dans quelles conditions, des femmes accèdent au statut de productrices et sujets de discours
critiques. On peut enfin réfléchir à la façon dont les notions que ces discours mettent en œuvre et
leur écriture même convoquent, de façon explicite ou dans un statut d’impensé, les catégories de
sexe dans les hiérarchies, le lexique, les métaphores, les exemples… les silences. Aucune de ces
trois questions ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les supports, ni sur les institutions. Au
e
XIX siècle, la critique s’élabore soit à l’université, lieu de la critique savante, soit dans la
littérature elle-même (préfaces autographes et allographes, manifestes, séquences
métadiscursives), soit enfin dans le journal, alors en plein essor. Absentes de l’université,
jouissant rarement du statut d’écrivains reconnus, on peut s’attendre à ce que ce soit par voie de
presse que les femmes exercent au XIXe siècle leur activité critique. Celle-ci relève aussi d’une
forme d’autorité, certes moins prestigieuse et institutionnalisée d’abord, mais d’une autorité
néanmoins que ni le monde de la presse ni celui de la littérature ne sont prêts à leur concéder
facilement. Mesurer sa conquête par les femmes implique une réflexion à la fois sur les genres des
articles qu’elles écrivent, et sur ceux des journaux où elles écrivent.
Le genre de la critique
Nous développerons précisément dans le cadre de cet article un seul des registres d’analyse
programmés plus haut et nous nous demanderons comment les femmes accèdent au statut de
productrices et sujet de discours critiques. Une juste appréciation de la participation des femmes à
la presse comme de sa portée impose donc de recontextualiser leur investissement en prenant en
compte les différents types de périodiques existant à chaque époque, leur lectorat, leur audience et
leur hiérarchie, ainsi qu’une vision diachronique des latitudes laissées aux femmes et des interdits
qui pèsent sur elles pour certains types d’écritures. Seule cette démarche globale peut permettre
d’éviter les risques évoqués de surestimation, et des contresens fâcheux dans l’interprétation de
certaines productions journalistiques. Beaucoup des articles de femmes militant pour une avancée
significative des droits des femmes sont ainsi publiés dans des périodiques diffusant dans des
cercles extrêmement restreints et ont donc une audience très réduite, voire nulle. Or dans un
contexte médiatique, il est nécessaire de mesurer la répercussion d’une production journalistique,
car la transgression réside au moins autant dans le support que dans le texte. Pour le dire
autrement, une femme qui investit un « espace généraliste » ou « mixte » dans la presse constitue
une transgression comme celle qui publie des textes révolutionnaires dans un média confidentiel
(même s’il s’agit d’une transgression d’une autre nature). Cette remarque invite à apprécier peutêtre autrement des écritures longtemps lues comme conventionnelles – par exemple celle de la
chronique de Delphine de Girardin dans La Presse entre 1836 et 1848 – alors que leur existence
même bouleversait l’ensemble du paysage journalistique français et, au-delà, infléchissait la
distribution des identités genrées dans la société.
Cette première étape d’appréhension du système global, de ses contraintes et de ses failles est
particulièrement nécessaire dans le cadre d’une évaluation de la critique littéraire réalisée par les
10
PLANTE (Christine), « Prose/poésie, masculin/féminin », Masculin/Féminin. Le XIXe siècle à l’épreuve du
genre, textes réunis et présentés par Chantal Bertrand-Jennings, « À la recherche du XIXe siècle », Centre
d’études Joseph Sablé, Toronto, 1999.
femmes dans la presse, et notamment dans la presse généraliste et dans les grandes revues.
L’étude des productions critiques de George Sand et de Marie d’Agoult dans un ensemble de
journaux et revues très large, de Rachilde dans Le Mercure de France ou même de Julia Daudet
dans Le Moniteur universel ne prend tout son sens que replacée dans un tel contexte. Intégrant le
modèle de sexuation de l’espace public qui s’impose à la fin du XVIIIe siècle, le champ
journalistique se voit aussi organisé selon une théorie des deux sphères qui désignent des traits de
caractères prétendus naturels par paire de contraires, en les hiérarchisant au profit du masculin :
indépendant/dépendant ; rationnel/émotionnel ; propre à l’activité publique/à l’activité
domestique. Cette vision commande la sexuation des genres journalistiques et la facilité d’accès à
telle ou telle écriture dans le cadre d’un espace périodique mixte. On la retrouve à peine
métaphorisée sous la plume de Lagevenais s’offusquant en 1843 dans la Revue des deux Mondes que
Delphine de Girardin puisse exprimer un début d’opinion personnelle dans son Courrier de Paris.
La double position de femme et de journaliste a quelque chose d’étrange qui arrête et choque tout
d’abord l’esprit le moins timoré. Et qu’ont en effet de commun cette vie publique et militante, ces
hasards d’une lutte sans fin, cette guerre avancée de la presse, avec la vie cachée du foyer, avec la
vie distraite des salons ? Est-ce que des voix frêles et élégantes sont faites pour se mêler à ce concert
de gros mots bien articulés, de voix cassées et injurieuses, qui retentissent chaque matin dans
l’antre de la polémique ?11
Cette théorie permet d’expliquer en partie la sexuation des rubriques et des genres journalistiques.
Le journal reproduit les divisions socialement établies en définissant un espace public
hégémonique plutôt masculin et, en marge, un espace privé qui peut à la rigueur être féminin. La
situation périphérique de l’espace féminin se matérialise géographiquement dans le quotidien par
la frontière du feuilleton qui divise, de manière d’ailleurs disproportionnée (2/3 vs 1/3), les
premières pages du quotidien. Les rubriques politiques et diplomatiques s’adressent plutôt aux
hommes tandis que la part du journal qui concerne la maison, l’intimité et la mondanité, est
plutôt destinée aux femmes. D’où la possibilité de trouver dans cet espace des rubriques de
modes, des chroniques tenues par des femmes voire, à l’extrême rigueur, un salon artistique
comme celui que tient Marie d’Agoult sous le pseudonyme de Daniel Stern pour La Presse dès
1842 et 1843. Ce clivage recoupe aussi le partage des régimes temporels : aux hommes
l’exceptionnel, l’événement ; aux femmes l’itératif, le banal, le prosaïque. Relève donc de la
sphère masculine le premier-Paris, l’éditorial politique du journal quotidien, rubrique strictement
interdite aux femmes durant tout le XIXe siècle et ceci d’autant plus qu’elle reste fondée largement
sur un modèle rhétorique (discours public avec exorde, argumentation, réflexion, péroraison).
Séverine, dont la large couverture générique constitue un hapax même sous la Troisième
République, n’intervient à cette place d’éditorialiste de quotidien généraliste à la Belle Époque
que lorsque le modèle rhétorique du premier-Paris s’est assoupli, hybridé avec le style plus
relâché de la chronique.
Le reportage également échappe largement aux femmes, que ce soit le petit reportage apparu
dans les années 1850-1860, pratique difficile pour les bourgeoises parce qu’il faut enquêter dans la
rue, fréquenter les cafés et le boulevard à des horaires parfois nocturnes, ou le grand reportage,
développé dans les années 1880, qui nécessite, selon beaucoup de témoignages d’époque, des
qualités d’endurance physique et morale, une disponibilité d’esprit qui manqueraient aux
femmes.
De fait, le seul grand genre journalistique qui, durablement et explicitement reste ouvert aux
femmes, et où la supériorité féminine est même affirmée par certains, est la chronique. Cette
spécificité tient d’abord au caractère centripète du genre tourné vers les intérieurs, la mondanité,
11
LAGEVENAIS, « Simples essais d’histoire littéraire, le feuilleton, lettres Parisiennes », Revue des deux
mondes, 1843, t. IV, p. 138.
les modes, les fêtes, tous domaines réservés aux femmes. Historiquement, la chronique semble
constituer une forme de résistance textuelle de la sociabilité des salons du XVIIIe siècle. En
privilégiant causerie, bel esprit et conversation, la chronique s’affirme l’héritière de cette
sociabilité féminine. Il existe donc une tradition de la chronique au féminin exercée par quelques
femmes dans les grands quotidiens, sous pseudonyme ou non : ainsi Clémence de Sault (nom de
plume de Claire-Christine d’Agoult, fille de Marie d’Agoult) tient un courrier de Paris pour Le
Temps à partir de juillet 1861, Adèle Chambry et Camille Delaville font de la chronique
parisienne pour La Presse en 1884, Jeanne Thilda (Mathilde Stevens) est chroniqueuse
boulevardière pour Le Gil Blas entre 1881 et 1884, Ange Bénigne, c’est-à-dire madame Paul
Gaschon de Molènes, est chroniqueuse au Gaulois en 1888… Là s’introduit en catimini la critique
de femmes. Au sein de cette chronique, il existe en effet un espace possible pour le
développement d’une critique littéraire ou artistique au féminin mais nettement orientée vers la
mondanité du champ littéraire ou vers l’anecdote.
Au contraire, dans les quotidiens généralistes comme dans les grandes revues, les interventions
des femmes-critiques restent rares et ceci plus encore dans le domaine de la critique littéraire. On
ne trouve pas d’équivalent féminin d’un Sainte-Beuve, d’un Taine, d’un Brunetière, ni même
d’un Jules Lemaître, d’un Barbey d’Aurevilly, d’un Pontmartin. Comment expliquer cet interdit
qui semble, sinon exclure la plupart des femmes du champ critique, du moins les contraindre à
exercer ce magistère dans des espaces réservés ? D’abord parce qu’elles semblent illégitimes pour
traiter un certain nombre de sujets, et donc de livres. Leur échappe d’abord toute la critique
d’ouvrages politiques, économiques et financiers. Olympe Audouard l’explicite dans Le Papillon :
« Selon la loi, nous sommes considérées comme des enfants, nous sommes toujours en tutelle,
nous n’avons voix nulle part, l’Académie même est interdite aux femmes, comme si le talent
avait un sexe !.... Eh bien, puisqu’on nous considère comme des enfants, pourquoi nous interdire
de causer sur tout, politique, finances, économie… ? »12 George Sand même en fait l’expérience
dans une polémique au sujet du Livre du Peuple de Lamennais en 1839 dans la Revue des deux
mondes. Pris en défaut sur le terrain argumentatif, Lerminier se contente de dénoncer le
pseudonyme de son interlocutrice et de lever son masque, le sexe de son adversaire devenant tout
à coup, selon lui, un critère absolu d’incompétence.
Plus largement, la théorie des deux sphères explique pendant une partie du siècle la difficulté des
femmes à accéder à la grande critique de revue qui est pour l’essentiel dogmatique, à prétention
objective et influente et dont la valeur repose sur un certain nombre de garanties extérieures à la
subjectivité du critique. Ce dogmatisme critique est largement fondé dans la grande revue sur le
développement à partir des années 1830 de l’histoire littéraire. Beaucoup de critiques se
spécialisent en effet, dans un récit continu et historicisé, voire vectorisé des faits littéraires. Or
l’histoire, selon la théorie des deux sphères, reste réservée aux hommes tout comme l’Académie à
laquelle entrent beaucoup de ces critiques : Sainte-Beuve, Taine, Saint-Marc Girardin, Ampère,
Cuvillier-Fleury, Saint-René Taillandier, Nisard... Cette parole d’autorité est donc difficile
d’accès pour une femme, malgré le précédent de Madame de Staël, et quasiment impossible, en
régime médiatique, sans le couvert du pseudonyme masculin.
Apparaît effectivement dans le métadiscours sur la critique, l’idée que la femme n’est pas à même
de développer une critique d’autorité s’appuyant sur un savoir ou sur la raison mais qu’on peut
lui reconnaître plutôt une critique de l’impression et du goût, parfaitement à sa place dans le
cadre de l’écriture intime de la chronique. « J’écris au courant de l’idée présente, sans souci des
transitions et ma plume est l’interprète des émotions qui l’occupent13 » écrit Zola, sous un masque
féminin, dans les chroniques d’une curieuse. Jules Lemaître voit la spécificité féminine du côté
12
AUDOUARD (Olympe), « Chronique », Le Papillon, n° 44, 1862 citée par Alice Primi dans sa thèse : « Être
fille de son siècle ». L’engagement politique des femmes dans l’espace public en France et en Allemagne de
1848 à 1870, thèse de doctorat sous la direction de Michèle Riot-Sarcey, Paris VIII, 2006.
13
« Lettres de Colombine », Le Figaro, 3 mars 1864.
d’un don « merveilleux de réceptivité »14. Aussi, dans les années 1880, lorsqu’apparaît dans la
presse quotidienne une critique impressionniste théorisée par un Anatole France, et lorsqu’à sa
suite les grands critiques des quotidiens, opposés à tout dogmatisme, affirment désirer
modestement suspendre leur jugement et communiquer leurs impressions de lecture, on voit se
développer dans le quotidien toute une critique de travestis (de Fouquier à Mendès), c’est-à-dire
des hommes qui écrivent sous pseudonyme féminin. Un examen de la pratique critique d’Henry
Fouquier qui écrit alternativement des critiques impressionnistes sous le pseudonyme de Nestor
et sous le pseudonyme de Colombine dans Le Gil Blas permet d’identifier ce qui, à ses yeux,
différencierait l’impressionnisme féminin de l’impressionnisme masculin. Nestor délivre ses
impressions à la première personne du singulier, Colombine à la première personne du pluriel.
Fouquier en Colombine produit une écriture de l’émotion, toujours à la recherche de ce que
l’auteur dit sur les femmes, une écriture circulaire, sexuée, et non universelle et mixte. FouquierColombine délivre une critique où l’on ne sort sinon jamais de soi, jamais de la question de la
femme.
M. O. Feuillet passe pour un homme qui connaît bien les femmes et qui, en tout bien tout
honneur, nous aime fort. On l’a appelé le « Musset des familles » avec une intention de raillerie,
qui n’est peut-être pas toujours juste, car l’auteur de Julia de Trécoeur n’est pas un romancier à l’eau
de rose ; et, au moins une fois ou deux, il a été à fond dans l’étude de nos cœurs, sans s’arrêter aux
préjugés ou aux lois du monde « distingué ».
Effectivement, un nouveau discours social particulièrement spécieux garanti par cette critique de
travestis prétend démontrer la non-universalité de la critique féminine : fondée sur l’émotion, elle
échapperait à l’objectivité ; incapable malgré l’émotivité de s’individualiser, elle resterait confinée
à des options de genre, et donc n’atteindrait pas l’universel. Jules Bertaut, auteur d’un ouvrage
sur la littérature féminine, théorise dans cette veine l’incapacité des femmes à exercer le magistère
critique. Il explique que la femme écrivain est toute sensibilité, destinée à un repli constant sur
soi, qu’elle acquiert des notions sur le monde extérieur en se projetant, en se sentant elle-même
plutôt qu’en analysant autrui, et il conclut : « Comment dans ces conditions, les femmes se
pourraient-elles enthousiasmer pour la critique qui est une discussion sur les idées d’autrui. »15
La théorie des deux sphères distribue donc bien les genres journalistiques entre ceux tournés vers
l’intime, la maison, le foyer, le bel esprit, genres inoffensifs accessibles aux femmes ; et les genres
tournés vers l’extérieur, la sphère publique, la rue et l’histoire, genres réservés aux hommes.
Lorsqu’un genre comme la critique littéraire semble se détourner de sa sphère d’origine, se
« déviriliser » (on trouvera cette métaphore dans la petite revue fin de siècle qui en appellera à une
critique plus virile), tout un discours de défense se met en place rapidement pour jeter le soupçon
sur la capacité d’individuation de la femme. La femme développerait une écriture du collectif
sans universel et une écriture de l’émotion sans individualité. Il paraît important de garantir
comme masculin l’acte critique car la critique, quel que soit son objet, manifeste une capacité à
déroger aux rôles imposés et à commettre des actes pouvant remettre en cause l’ensemble des
équilibres de la cité. À ce titre, il est important qu’elle reste du côté des prérogatives masculines.
Une fois ce cadre général posé, les stratégies des femmes critiques – puisqu’il y en eut finalement
beaucoup – prennent sens et s’explicitent. La première méthode choisie par les femmes consiste à
faire de la critique littéraire dans des organes où les femmes sont admises que ce soit des
périodiques féminins, des journaux féministes16, des revues et journaux pour la famille…
14
LEMAITRE (Jules), Les Contemporains, études et portraits littéraires, H. Lecène et Oudin, 1886, p. 282.
BERTAUT (Jules), La Littérature féminine d’aujourd’hui, Librairie des annales, 1909, p. 286.
16
Nous utilisons sans conviction cette distinction admise. Les résultats déjà acquis par le programme
« Masculin/féminin et presse au XIXe siècle » montrent qu’il faut se méfier de cette bipartition sans finesse et
souvent trompeuse.
15
Quelques femmes comme Alida de Savignac, maîtresse d’œuvre du Journal des demoiselles sous la
monarchie de Juillet, se feront même une jolie réputation en restant cantonnées dans cette sphère.
Pourtant ces articles sont souvent contraints par des critères extra-littéraires (idéologiques,
moraux, sociologiques) qui peuvent brider leur écriture. En fait, beaucoup de ses séries peu lues
nécessiteraient une étude approfondie comme par exemple la rubrique « L’âme des livres », tenue
par Lucie Delarue-Mardrus dans Fémina.
Une autre stratégie très intéressante, même si elle est jonchée d’obstacles, consiste à fonder son
propre journal ou sa propre revue généraliste : des entreprises comme celle de La Nouvelle revue de
Juliette Adam créée le 1er octobre 1879 ou celle de La Fronde, premier journal quotidien de
femmes fondé par Marguerite Durand en 1897 sont très connues et emploient des femmes
comme critiques littéraires : Marie-Ange de Bovet pour La Nouvelle revue et Marie Manoël de
Grandfort à La Fronde. À côté de ces organes de presse qui ont réussi, on peut faire état d’autres
entreprises qui ne sont pas passées à la postérité mais qui démontrent la relative fréquence de ces
fondations comme par exemple Le Passant, journal créé par Camille Delaville en 1882 où elle fait
elle-même des articles de critique littéraire et signe le bulletin bibliographique « Les livres
nouveaux ».
Des femmes peuvent s’ouvrir un espace critique à travers une chronique, comme l’a fait d’emblée
Delphine de Girardin en 1836 au moment où elle fonde le genre. Clémence de Sault dans Le
Temps à partir de 1861 ou Augustine Bulteau, chroniqueuse au Figaro entre 1902 et 1914 sous le
pseudonyme de Foemina utiliseront leur chronique parisienne pour se créer un magistère
critique. Une dernière stratégie consiste à écrire sous anonyme, astéronyme (comme Rachilde) ou
sous un pseudonyme masculin en espérant que le succès viendra lever le masque comme pour
George Sand ou Daniel Stern. Julia Daudet a ainsi écrit ses articles de critique littéraire en 1877
dans Le Moniteur universel sous le pseudonyme de Karl Steen.
Les contraintes mêmes des champs médiatique et littéraire font donc de la critique littéraire des
femmes au XIXe siècle une pratique quasiment clandestine ou marginale dans la plupart des cas.
Mais cette règle comporte quelques exceptions et le XIXe siècle voit alors surgir quelques destins
critiques hors du commun, que l’histoire littéraire a cependant un peu négligés et qu’il faut
réhabiliter17.
17
Au premier rang de ces critiques figure George Sand dont l’œuvre critique mal connue vient d’être rééditée :
PLANTE (Christine) (éd.), George Sand critique (1833-1876), Éditions du Lérot, 2007.