Les langues en Erythrée - Llacan

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Les langues en Erythrée - Llacan
Chroniques yéménitesI 2000. http://www.univ-aix.fr/cefas
Les langues en Erythrée
Marie-Claude Simeone-Senelle
Panorama de la situation linguistique en Erythrée
Après une guerre qui a duré trente ans, la plus longue qu'ait connue le continent africain,
l'Erythrée a accédé à l'indépendance en mai 1993. L'Etat érythréen a désormais trois
langues officielles qui sont aussi des langues de travail : le tigrigna, l'arabe et l'anglais.
Les citoyens appartiennent à neuf ethnies nationales différentes, chacune ayant sa propre
langue maternelle (ou langue vernaculaire). Deux langues servent de langues de
communication (ou langues véhiculaires) : l'arabe (dans une variété parlée spécifique) et,
à un degré moindre, le tigrigna. Selon leurs fonctions et leur statut institutionnel, les
langues en Erythrée peuvent donc être réparties en trois groupes : les langues officielles,
les langues vernaculaires et les langues véhiculaires.
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la situation linguistique en Erythrée a été
profondément modifiée en raison de la colonisation, des famines, des guerres que le pays
a dû affronter. Pendant la guerre d'indépendance, la mobilité des populations, ainsi que
l'alphabétisation des adultes et la scolarisation au Front ont mis en contact des Erythréens
de langues différentes et permis l'apprentissage, puis l'usage de langues autres que la
langue maternelle. Ce sont autant de phénomènes qui ont remodelé le paysage
linguistique du pays. Actuellement, il n'y a plus de région monolingue : la situation qui
prévaut est celle du bilinguisme, et même très souvent du multilinguisme, sauf dans les
régions reculées, pour les femmes qui n'ont jamais été scolarisées, comme c'est le cas
dans certains endroits de la Dankaliyya ou sur l'île de Dahlak Kebir. La politique menée
depuis l'indépendance par l'Etat érythréen en matière d'éducation a favorisé cette
tendance. Beaucoup d'Erythréens ont ainsi une connaissance active d'une ou de plusieurs
langues différentes de leur langue maternelle. De plus, ceux dont la langue maternelle est
une variété de l'une des langues nationales ou véhiculaires vivent une situation de
diglossie : selon les circonstances, ils passent du registre standard au registre de la langue
quotidienne1. C'est le cas pour les locuteurs de langue maternelle tigrigna ou arabe.
Ce qui distingue l'Erythrée n'est cependant pas cette situation plurilingue et
pluriculturelle, que connaissent beaucoup de pays, en Afrique notamment, mais bien
plutôt la politique de défense et illustration des cultures et langues nationales menée par
l'Etat, qui est peu ordinaire, pour ne pas dire exceptionnelle.
Les langues officielles
Il faut préciser que les langues officielles, ayant nécessairement un usage écrit, sont
soumises à une norme standardisante. Elles constituent une sorte de koinè qui diffère de
leurs variétés parlées en tant que langues vernaculaires ou véhiculaires.
Ces langues sont au nombre de trois en Erythrée : le tigrigna, l'arabe et l'anglais. Le statut
des deux premières est multiple sur le plan institutionnel : langues officielles, nationales,
langues de travail et langues véhiculaires. L'anglais n'est pas une langue nationale, mais il
a un statut de langue internationale. L'arabe est, lui aussi, un moyen de communication
international à une échelle plus réduite celle du monde arabe A l'intérieur de l'Etat le
tigrigna et l'arabe sont utilisés dans l'administration, dans les milieux culturels et
universitaires, le commerce, les médias, dans tout ce qui concerne les relations entre les
citoyens et l'Etat.
Ces deux langues jouissent en outre d'un prestige lié à la religion. L'arabe, langue du
Coran, est sacré pour tout musulman. Quant au tigrigna, c'est la langue liturgique qui
remplace le guèze dans les offices religieux chrétiens. Ces deux langues ont joué, à des
degrés divers, un rôle important dans la construction de l'identité nationale. En 1959, le
gouvernement éthiopien imposa en effet l'amharique, dénia le statut de langue officielle à
l'arabe et bannit le tigrigna de l'ensemble de toute la vie publique. Aussi l'arabe et le
tigrigna devinrent-ils les langues officielles de la Fédération, puis les langues officielles
au Front2.
Les langues véhiculaires
Une langue véhiculaire sert dans la communication orale entre des locuteurs de langues
maternelles différentes A ce titre elle se distingue aussi bien de la variété qui est utilisée
comme langue officielle que de celle qui est parlée comme langue maternelle. En
Erythrée, nous l'avons déjà dit, deux langues jouent le rôle de langues véhiculaires, le
tigrigna et l'arabe. Toutes deux ont souvent été apprises au Front par les locuteurs
appartenant à des ethnies différentes. Le tigrigna a pris beaucoup d'importance depuis
l'indépendance : langue officielle, il est aussi la langue parlée par le plus grand nombre.
Les locuteurs des régions non tigrignaphones ont également appris cette langue de
contact des fonctionnaires résidant dans leur région.
L'arabe a longtemps servi, et sert encore, de langue de communication entre les
musulmans qui ont pour langue maternelle soit une autre langue sémitique, soit une
langue couchitique ou nilo-saharienne. Les contacts avec l'autre rive de la mer Rouge
remontent à la nuit des temps. L'islamisation de l'Afrique de l'Est est partie de cette
région (Zula et Dahlak) et les contacts commerciaux réguliers perdurent de nos jours
avec l'Arabie saoudite et surtout le Yémen (la côte de la Tihâma mais aussi Aden et la
côte de l'océan Indien). L'arabe véhiculaire porte les traces de ces influences ainsi que
celles des variétés apprises au Front ou dans l'émigration. Né de ces contacts entre
dialectes arabes mais aussi des contacts avec les langues maternelles différentes, c'est un
parler en perpétuelle évolution. Malgré cela, il reste caractéristique de cette région par
certains traits phonétiques, morphologiques, syntaxiques et lexicaux3.
Les langues nationales vernaculaires
Les langues nationales sont aussi des langues vernaculaires, langues maternelles, langues
premières de leurs locuteurs. En Erythrée, elles sont au nombre de neuf : tigrigna, tigré,
arabe, afar, saho, bilen, bedja, kunama, nara4. Le dahlik, découvert en 1996, n'est pas
répertorié comme langue nationale. Toutes ces langues appartiennent à deux grandes
familles linguistiques différentes, le chamito-sémitique, aussi dénommé afro-asiatique, et
le nilo-saharien. A l'intérieur du groupe chamito-sémitique, le sémitique est ici représenté
par des langues éthio-sémitiques que l'on rattache au sémitique occidental méridional (le
tigrigna, le tigré et le dahlik) et par l'arabe5 ; le couchitique par l'afar, le saho, le bilen et
le bedja. Quant au kunama et au nara, ils sont classés parmi les langues nilo-sahariennes.
La langue maternelle est utilisée pour la communication entre les membres de la famille,
de la même communauté ou ethnie, et, au niveau local, dans les discours administratifs et
politiques et dans les meetings.
Distribution géographique et situation sociolinguistique
Nous ne disposons d'aucune donnée officielle en ce qui concerne le nombre de locuteurs
de chacune de ces langues, et les estimations varient selon les sources consultées. Nous
nous en tiendrons ici aux chiffres issus d'un tableau d'estimations établi en 1996 pour le
Département de l'éducation primaire au Curriculum Branch6.
Pour le tigrigna, le nombre de locuteurs est estimé à 1 600 000 sur un total de 3 200 000
habitants, soit 50 % de la population. Il est la langue maternelle des habitants des hauts
plateaux du centre du pays, en majorité chrétiens orthodoxes. Les variétés parlées du
tigrigna diffèrent de la langue tigrigna officielle, mais, comme elle, ces variétés portent la
marque des contacts avec les langues couchitiques, surtout en ce qui concerne le lexique.
Le tigré a un nombre de locuteurs estimé à 992 000, soit 31 % de la population. Il est
parlé dans les basses terres du Sahel, dans la plaine côtière au nord de Zula, dans le
Samhar, sur la côte jusqu'à Hirgigo (y compris le grand port de Massawa), dans les
hautes terres du nord et le Barka. Les Tigré sont dans leur grande majorité musulmans
sunnites7. La langue a aussi été adoptée comme langue maternelle par un grand nombre
de Beni `Amer, des Bedja d'origine, dont la jeune génération scolarisée a « perdu l'usage
du bedja8 » Le tigré comprend deux grands groupes dialectaux : le tigré mansa' de la
région de Keren et du plateau Mansa', et celui des Beni `Amer, à substrat bedja. Chaque
groupe comprend lui-même un certain nombre de subdivisions dialectales9.
L'afar et le saho auraient chacun 160 000 locuteurs, ce qui équivaut pour chaque langue à
5% de la population. Les Afar, qui sont souvent désignés à l'extérieur sous le nom arabe
de Danâkil (sg. Dankâli), vivent en Erythrée dans la province administrative nommée
Southern Red Sea, le long de la mer Rouge, connue aussi comme région de la
Dankaliyya. Musulmans sunnites, ils sont pour la majorité pasteurs de camélidés et de
caprins. Seuls sont sédentaires les pêcheurs qui vivent sur la côte ou dans les îles. Ils sont
en contact avec le tigrigna, avec le tigré (à Massawa et Dahlak par exemple), avec ces
deux langues et le dahlik sur l'île de Dahlak Kebir, et avec le saho dans la région
d'Irafayle. Ils emploient l'arabe comme langue véhiculaire10.
Les Saho sont répartis dans le Seraye, l'Akele Guzay, jusque sur la côte, et dans le
Semhar. Ils comptent parmi eux une forte majorité de musulmans sunnites et, dans les
montagnes, quelques chrétiens orthodoxes. Ils sont surtout pasteurs et possèdent des
troupeaux essentiellement constitués de bovins. Certains pratiquent aussi la culture.
Contrairement aux Afar de la côte, les Saho qui vivent au bord de la mer ne se livrent
jamais à la pêche. Selon la région où ils se trouvent, ils sont en contact avec le tigrigna, le
tigré ou l'afar. Ils connaissent l'arabe dont ils utilisent la variété véhiculaire.
Sur la côte, dans la région d'Irafayle, au nord de l'aire afarophone, les relations entre Saho
et Afar, les mariages inter-ethniques, le voisinage géographique et linguistique ont
favorisé les contacts et les influences. On en trouve de nombreuses traces dans les
variétés afar et saho de cette région, à tel point que certains ont parlé d'une entité « afarsaho » et non de deux langues distinctes. Mais cela ne correspond ni à la réalité
linguistique ni à la conscience des locuteurs respectifs.
Les Bedja sont désignés en Erythrée comme l'ethnie Hidaareb. Celle-ci inclut les
quelques locuteurs appartenant à la division des Halenqa (ou Halenga) et des Beni `Amer
qui ont gardé le bedja comme langue maternelle11. Leur nombre est estimé à 80 000
personnes (2,5 % de la population). Musulmans, ils se trouvent dans la région sud-ouest
du Gash-Barka, dans le Senhit et à l'ouest du Sahel12. Ils ne sont plus très nombreux à
avoir la langue bedja comme langue maternelle, puisque la jeune génération de Beni
`Amer parle plutôt une variété de tigré et que les Halenqa sont arabophones13. La
situation dominante parmi les Bedja semble bien être celle du bilinguisme, voire du
plurilinguisme (bedja-tigré-arabe)14.
Le nombre de Bilen est estimé à 64 000 (2 % de la population). Ils vivent dans la région
de Keren où ils sont en contact avec les Tigré. Dans une ville comme Keren, la langue
maternelle est souvent le tigré et la situation sociolinguistique est là aussi celle du
plurilinguisme (bilen-tigré-arabe-tigrigna). La population compte à la fois des
musulmans et des chrétiens15.
Le kunama serait parlé par 64 000 locuteurs (soit 2 % de la population) établis à l'ouest,
dans la province du Gash-Barka, entre le Gash et le Setit, où ils pratiquent l'agriculture et
l'élevage16. Quelques-uns se sont convertis au christianisme, d'autres à l'islam, mais il
semble que beaucoup d'entre eux aient conservé leur ancienne religion17.
Les Nara parlant leur langue sont estimés à 48 000 locuteurs (1,5 % de la population). Ils
sont voisins des Kunama. Sédentaires, ils pratiquent l'agriculture dans le Gash-Barka, au
nord de Barentu et, depuis la fin de la guerre d'indépendance, le long de la frontière
soudanaise. Ils se sont convertis à l'islam au XVIIe siècle18.
L'arabe n'est la langue maternelle que d'un petit groupe, celui des Rashaida, estimés à
32 000, soit 1 % de la population, tous musulmans sunnites19. Ils sont originaires d'Arabie
saoudite et vivent actuellement tout au long de la côte dans la province de Northern Red
Sea qui inclut les régions du Semhar et du Sahel, au nord de Massawa. Nomades,
éleveurs de camélidés, ou faisant du commerce, ils ont été encouragés à se sédentariser
depuis 1993 dans le nord du Semhar20.
Enfin, le dahlik, langue découverte en 1996, serait, d'après ses locuteurs, la langue
maternelle de moins de 2000 personnes, vivant toutes sur l'île principale de Dahlak et
ayant comme activités la pêche et le commerce du poisson. Ils sont musulmans. Les
hommes sont tous bi-, voire multilingues. Parmi les femmes, beaucoup ne parlent que le
dahlik, même si certaines ont une connaissance passive de l'afar, de l'arabe ou du tigré,
langues en contact sur l'île. A en juger par les premières analyses que j'ai pu faire sur les
données récoltées par Martine Vanhove et moi-même en 1996, la langue n'est pas un
dialecte tigré, mais une variété très originale, à base éthio-sémitique, tigré selon toute
vraisemblance21. Elle serait le résultat d'une évolution particulière, en isolat par rapport
au tigré, au contact d'une autre langue sémitique (l'arabe) et d'une langue couchitique
(l'afar).
Statut des langues vernaculaires22
Les langues vernaculaires, comme nous venons de le voir, sont inégalement représentées
sur le plan numérique. Certaines sont encore peu connues, voire jamais décrites ou
répertoriées, comme le dahlik. Leur classification est parfois encore problématique,
comme dans le cas du kunama et du nara. Or c'est du niveau de connaissances qu'on peut
en avoir que dépend une bonne élaboration des outils d'enseignement de ces langues, tant
il est vrai qu'une bonne description des langues et de leurs variétés dialectales, est une
« base scientifique à partir de laquelle on pourra élaborer des grammaires (...) et compiler
des lexiques ou dictionnaires23 ». Le passage à l'écrit pour les langues vernaculaires, qui
n'ont pas de tradition d'écriture, est une tâche extrêmement difficile, et la mise sur pied
d'une orthographe pratique dépend du degré de connaissances que l'on a des langues, de
leur dialectologie et des normes qui prévalent à l'intérieur de chaque groupe. Le cas du
kunama et la délimitation de son système tonal en est un exemple. Savoir si la langue
possède deux ou trois tons est décisif pour l'élaboration d'une orthographe adaptée, mais
aussi pour l'établissement de la grammaire, étant donné le rôle déterminant que jouent
aussi les tons dans la morphologie et la syntaxe d'une langue24.
Dans la réalité, les langues vernaculaires ne jouissent pas d'un égal prestige auprès de
leurs propres locuteurs. Ceux-ci ont parfois tendance à déprécier leur propre parler et à
préférer pour leurs enfants une autre langue que la langue maternelle. On l'a vu chez les
Afar par exemple, qui ont choisi, à un certain moment, que leurs enfants soient scolarisés
en arabe. Or, l'éducation dans la langue maternelle est le meilleur garant contre l'échec
scolaire et les responsables érythréens en ont pleinement conscience. Là encore,
l'attention portée aux variétés dialectales permet d'apprécier le rôle qu'elles jouent dans
l'élaboration de la norme, tout en valorisant chaque dialecte.
La politique linguistique et culturelle de l'Erythrée
A l'image de tous les citoyens de l'Etat, donc de toutes les ethnies érythréennes, les
langues et cultures nationales sont considérées comme étant sur un plan d'égalité. La
politique linguistique qui a été celle du FPLE (Front Populaire de Libération de
l'Erythrée) et qui continue à être menée actuellement illustre bien cette position.
L'objectif est de lutter contre la discrimination et de garantir la liberté d'utiliser sa langue
maternelle afin de permettre la transmission de la culture du groupe et de favoriser le
développement du sentiment d'identité culturelle au niveau national. A la suite du
programme scolaire appliqué par le Front pendant la guerre d'indépendance, des
programmes d'enseignement des langues vernaculaires sont maintenant mis en place
incluant l'établissement de méthodes d'enseignement appropriées et la formation des
maîtres. Au Département du Curriculum Branch, une importante équipe qui comprend
des spécialistes de chaque langue nationale, est chargée de mener à bien cet ambitieux
projet. Parmi les tâches qui incombent à ces chercheurs, la moindre n'est pas celle du
passage à l'écrit des langues sans tradition d'écriture que sont la plupart des langues
vernaculaires, et la mise au point d'une orthographe adaptée. Trois systèmes d'écriture
sont utilisés selon les langues : le syllabaire guèze pour le tigrigna, le tigré et le bilen,
l'alphabet arabe pour l'arabe, et les caractères latins pour les autres langues. Des écoles
sont ouvertes où on enseigne la langue maternelle, et quand les ressources humaines le
permettent, cet enseignement se fait en langue maternelle. Il faut remarquer que la guerre
d'indépendance et, depuis mai 1998, la guerre de défense du territoire érythréen, ont privé
les écoles, définitivement ou momentanément, d'un certain nombre de maîtres qui
pouvaient enseigner en langue maternelle.
D'autres mesures, en dehors de l'enseignement, ont été prises pour diffuser les différentes
langues et cultures. C'est ainsi que le texte de la Constitution qui fut ratifiée le 23 mai
1997, initialement rédigé dans les trois langues officielles, est actuellement disponible
aussi en tigré et saho. Quant au texte en afar, il est sous presse et les versions dans les
autres langues en préparation. L'hymne national a également été traduit en langue
vernaculaire. Sur le plan culturel, concerts, pièces de théâtre, poésies sont diffusés par les
médias. A la radio nationale, une plage horaire est réservée à certaines langues
vernaculaires soit quotidiennement, pour l'afar par exemple, soit chaque semaine, comme
pour le saho ; des informations nationales et internationales y sont présentées.
D'autres initiatives, prises sur le plan national, montrent l'intérêt que l'Erythrée porte à la
diversité ethnique et culturelle du pays et sa volonté de sauvegarder ce patrimoine. On
pourrait ici évoquer le projet de création d'une « Maison des langues et cultures de
l'Erythrée », élaboré à l'initiative des autorités érythréennes par le linguiste Idriss
Abback, et présenté en août 1996 à Asmara, lors du colloque sur les langues d'Erythrée25.
Malheureusement, le projet n'a pu pour l'instant aboutir, suite à la disparition brutale en
avril 1998 de son auteur et en raison de la guerre avec l'Ethiopie qui a débuté en mai
1998 et déplacé les priorités. Malgré les menaces que faisait peser alors l'Ethiopie sur le
pays, un colloque international, Against all Odds : African languages and literatures into
the 21st Century, s'est tenu à Asmara du 11 au 17 janvier 2000. Il a rassemblé un public
très nombreux, avec plus de 200 intervenants, essentiellement africains, mais aussi
américains et européens. Il a permis de faire connaître les préoccupations majeures de
l'Etat érythréen dans le domaine linguistique et culturel, ainsi que ses réalisations. La
présence au colloque du chef de l'Etat, Isayas Afeworki, et son discours d'ouverture ont
été une preuve supplémentaire de l'importance qu'accorde le pays à ce domaine. La
charte The Asmara Declaration on African Languages and Literatures, adoptée à l'issue
de ce colloque, stipule notamment que chaque enfant africain a « le droit inaliénable
d'être scolarisé et d'apprendre dans sa langue maternelle26 ». Parallèlement au colloque
s'est déroulé un festival, avec concerts, pièces de théâtre, danses et poésies
traditionnelles, qui a donné un aperçu de la richesse culturelle du pays et de la vitalité de
ses traditions.
Conclusion
Cette présentation des langues en Erythrée est destinée à mettre en valeur non seulement
la richesse linguistique et culturelle du pays, mais aussi sa politique de sauvegarde et de
diffusion des langues et cultures nationales. C'est une politique courageuse qui se
poursuit contre vents et marées malgré la guerre et de qu'elle entraîne dans son sillage :
déplacements de populations, mort des jeunes femmes et hommes qui jouent un rôle
primordial dans l'édification de ce jeune Etat, régions sinistrées, problèmes économiques,
etc. J'aimerais aussi insister sur le rôle que peut jouer la recherche linguistique sur les
langues vernaculaires. Elle doit non seulement aider à mieux appréhender l'histoire des
locuteurs, mais aussi apporter des connaissances indispensables sur le plan pédagogique,
puisque, en cernant mieux les langues, leur dialectologie, leurs rapports avec les autres
langues avec lesquelles elles sont en contact, elle fournit autant de matériaux nécessaires
à l'élaboration des manuels et des méthodes d'enseignement.
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Notes
Ce phénomène de diglossie est illustré par le monde arabe, où les locuteurs
sont amenés à utiliser en plus de leur arabe dialectal, langue vernaculaire,
l'arabe standard, qui est une variété différente. La diglossie, en Europe, est une
situation qui caractérise, par exemple, certains Allemands qui font usage de leur
dialecte vernaculaire et du Hochdeutsch.
2
T. Killion, 1998, p. 76 et 406 ; D. Connell, 1997, p. 37 et 59.
3
C. A. Ferguson, 1970 et M.-C. Simeone-Senelle, 2000 [sous presse].
4
Bilen et nara sont parfois écrits bilin et nera.
5
L'arabe est, selon les auteurs, classé comme relevant du sémitique occidental
méridional (D. Cohen 1988) ou occidental septentrional (R. Hetzron, 1972).
6
Il s'agit du tableau, avec correction du calcul de pourcentage pour les
Rashaida, établi par K. Wedekind et al., Assessment MTE (novembre 1996). Ce
tableau a été communiqué en décembre 1996 par le Dr Negussie Woldu
Ghebru, responsable de l'éducation primaire au Curriculum Branch.
7
95 % est le chiffre donné par I. Abback, 1996, p. 4.
8
D. Morin, 1996, p. 251.
9
D. Morin, 1996, p. 251 et 253.
10
M.-C. Simeone-Senelle, 2000, p. 263-264.
11
T. Killion. 1998, p. 250-251.
12
Ibid., p. 115.
13
Ibid., p. 251 ; T. A. Wende, 2000 : « A Preliminary Survey of Arabic in Eritrea »,
communication du 14/01/2000, colloque Against all Odds : African Languages
and Literatures into the 21st Century, Asmara.
14
T. Killion, 1998, p. 113.
15
Dans les années 1970, 75% d'entre eux étaient musulmans, 25 % chrétiens
catholiques (E. D. Thompson, 1976, p. 598).
16
T. Killion, 1998, p. 286.
17
Ibid., p. 286.
18
Ibid., p. 322-323.
19
T. Killion cite un nombre bien inférieur « environ 10 000 » (Ibid., p. 354). T. A.
Wende donne le chiffre de 30 000 (op. cit.).
20
T Killion 1998 p 355
1
Jusqu'à nos jours, on affirmait que les gens de Dahlak Kebir parlaient un
dialecte tigré. J'ai pu remarquer que l'intercompréhension entre tigréphones de la
région et locuteurs de dahlik ne fonctionne pas.
22
Il n'est pas question ici du statut officiel des langues : toutes les langues
nationales sont traitées sur un pied d'égalité en Erythrée.
23
P. Alexandre, 1967, p. 33.
24
R. Hayward, 2000 : « Tone marking in Kunama », communication du
14/01/2000, colloque Against all Odds : African Languages and Literatures into
the 21st Century, Asmara.
25
Conference on Eritrean Languages, Asmara, 16-18 août 1996. Ce projet avait
aussi été soumis au CNRS, en 1997, pour une demande de collaboration entre
le futur centre et l'équipe du LLACAN.
26
Eritrea Profile, 22 janvier 2000, p. 5.
21