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36e année trimestriel Lecture Jeune Lecture Jeune Revue de réflexion, d’information et de choix de livres pour adolescents Les derniers numéros LES JEUNES ET N°137 Les jeunes adultes et la littérature Lecture Jeune - N° 143 - septembre 2012 LES INÉGALITÉS N°138 La fantasy Le tour d'un genre N°140 N°141 Oralité(s) Adolescents et médiations N°142 Les tendances de l'édition pour adolescents et jeunes adultes Illustration de couverture © Marion Montaigne N°139 Melvin Burgess Les adolescents, la lecture et les bibliothèques en Europe NUMÉRIQUES Actes du colloque du 7 juin 2012 organisé par Lecture Jeunesse septembre 2012 N°143 I Calendrier des formations 2013 Janvier 23 -24 -25 Février 13 -14 -15 Mars 21 27 -28 -29 Avril 3-4-5 Mai 15 -16 29 -30 -31 Juin 12 -13-14 26 -27-28 Juillet 2-3 Septembre 18 -19 -20 Octobre 2-3-4 16 -17 Novembre 20 -21 Décembre 4-5 11-12 -13 Accueillir des adolescents, tour d’horizon européen : vers une bibliothèque « 3e lieu » ? 3 jours Travailler en partenariat 3 jours Journée d’étude : les prix littéraires décernés par des adolescents/jeunes adultes La bande dessinée sous toutes ses formes (romans graphiques, comics, mangas etc.) Violence, adolescence, offre culturelle : comment appréhender des contenus « dérangeants » La fantasy et les littératures de l’imaginaire Les jeux vidéo en bibliothèque : se familiariser avec la culture transmédiatique des jeunes Faibles lecteurs ou jeunes éloignés du livre : médiations et réflexion sur la prévention de l’illettrisme La recherche informationnelle des jeunes : quelle place pour les livres documentaires aujourd’hui ? Les romans pour adolescents : accompagner les parcours de lecture des jeunes 1 journée 3 jours 3 jours 2 jours 3 jours 3 jours 3 jours 2 jours Les romans pour jeunes adultes : une littérature « passerelle » ? 3 jours Les adolescents et Internet : la culture numérique en bibliothèque Les adolescents et la musique : quel rôle pour les bibliothèques ? 3 jours 2 jours Les « mangados » : le manga, un genre plébiscité par les jeunes 2 jours Le polar : se familiariser avec un genre La culture de l’image des adolescents 2 jours 3 jours Sommaire Éditorial page 2 Le dossier Les jeunes et les inégalités numériques page 3 Parcours de lecture Livres accroche Et après Lecteurs confirmés Ouvrages de référence page 60 page 69 page 78 page 87 Formations page 92 Index page 96 22 Édito de lecture Parcours Livres accroche Sonia de Leusse - Le Guillou Littératures Lecture Jeunesse remercie le ministère de la Culture et la fondation d’entreprise Free pour leur soutien ainsi que Madame Cordebard, 1ère adjointe au maire, Conseillère d’arrondissement chargée de la Culture et des Affaires scolaires, d’avoir accueilli le 7 juin 2012 à la mairie du 10e arrondissement ce colloque organisé par Lecture Jeunesse. Cela fait maintenant plusieurs années qu’à travers ses journées d’étude ou sa revue, l’association suit et diffuse des recherches sur ce qui est communément appelé « la culture numérique » des jeunes. Les médias dans leur ensemble relaient l’image d’une « génération Y » qui semble être uniformément experte sur Internet et les supports numériques. Or, comme les études tendent à le souligner, ces raccourcis médiatiques confondent utilisation et compréhension, pratique et maîtrise des outils. Mais surtout, cette image globalisante ne rend pas compte de la diversité des usages des jeunes, des différentes dimensions (psychologiques, pédagogiques, ludiques, etc.) en jeu dans ces pratiques et de l’hétérogénéité des situations face aux TIC. Enfin, lorsque la question de la fracture numérique est abordée, elle porte le plus souvent sur les adultes, les seniors ou se concentre principalement sur l’accessibilité à Internet et la sociologie des publics. Pour cerner quelques causes d’inégalités, la disparité des activités ou des niveaux des adolescents, ce colloque s’est intéressé aux jeunes en marge des stéréotypes sur les digital natives. L’adolescence est une période aux frontières floues aussi nous semblait-il intéressant d’envisager les jeunes comme des élèves en cours d’apprentissage, des individus en pleine construction de leur identité, des internautes confrontés à des compétences cognitives fort exigeantes, des jeunes adultes illettrés ou en difficulté avec l’écrit qui doivent cependant faire preuve de compétences en scrolling ou en hyperlecture, des professionnels en devenir qui cherchent à s’insérer sur le marché de l’emploi. On l’aura compris, cette réflexion – forcément partielle – sur la question des inégalités numériques se voulait ouverte en abordant des données sociétales, le lien entre prévention de l’illettrisme et e-inclusion, la psychologie (du traitement de l’information à la construction de soi), la pédagogie, les sciences de l’information et de la communication et la sociologie. Au terme de ce colloque, on entrevoit plusieurs fractures, l’une au sein même des jeunes, l’autre, entre les usages des adolescents et les attentes du monde du travail. On ne peut passer du « vécu numérique » aux exigences de la vie professionnelle que lorsqu’on a la capacité de donner du sens aux informations collectées sur Internet et à ses usages. Même si chacun dispose peu à peu d’une connexion dans sa poche, le rôle des médiateurs – bibliothécaires, animateurs multimédia, enseignants, éducateurs, etc. – reste essentiel afin de proposer des accompagnements personnalisés dans les lieux fréquentés spécifiquement par les jeunes ou dans les espaces publics mettant à disposition ressources et supports. La formation, l’autoformation et la veille doivent y être les maîtres mots pour ne pas entériner une troisième fracture, entre les compétences numériques des médiateurs cette fois, et les besoins des jeunes de l’autre. Lecture Jeune - septembre 2012 Le L Le dossier Les jeunes et les inégalités numériques Nouvelles cultures et institutions de transmission par Sylvie Octobre Expression de soi et créations identitaires sur le Web 2.0 par Christophe Aguiton et Dominique Cardon page 10 à 15 Fracture numérique page 16 à 20 par Fabien Granjon Comment se manifeste la fracture numérique chez les jeunes page 21 à 27 par Gérard Valenduc Le numérique, levier de prévention de l’illettrisme par Elie Maroun page 28 à 29 Le numérique et les publics en situation de précarité Entretien avec Marion Liewig par Anne Clerc page 30 à 33 Les pratiques informationnelles des adolescents sur Internet par Karine Aillerie page 34 à 38 Les compétences mobilisées par la lecture sur écran par Véronique Drai-Zerbib et Thierry Baccino page 39 à 43 L’adolescence à l’épreuve du virtuel Entretien avec Michael Stora par Sonia de Leusse-Le Guillou page 44 à 47 Le numérique au service des apprentissages pour les collégiens et les lycéens Entretien avec Pascal Cotentin par Sonia de Leusse-Le Guillou page 48 à 52 La médiation numérique en bibliothèque Entretien avec Silvère Mercier par Anne Clerc @ page 4 à 9 Retrouvez notre e-dossier complémentaire sur le blog de Lecture Jeunesse http://bloglecturejeune.blogspot.com page 53 à 58 4 Nouvelles cultures et institutions de Le dossier littéraires autransmission Cinéma Taiunique/Gaïa Jean-baptiste SylvieCoursaud Octobre Analyse Sylvie Octobre est chargée d’études au Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture. Elle y est responsable des études et recherches portant sur les jeunes et leurs rapports à la culture. Article paru dans le n°133 de la revue Lecture jeune, « Culture numérique. Nouveaux espaces d’expressions et de créations adolescentes », mars 2010 1 Digital natives, digital immigrants, Marc Prensky, 2001, www.marcprensky.com 2 Le Pouce et la souris, enquête sur la culture numérique des ados, Pascal Lardellier, Fayard, 2006. 3 Voir le numéro spécial de la revue Réseaux, « Web 2.0 », n° 154, mars-avril 2009. 4 « Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques », Culture prospective, Olivier Donnat et Florence Lévy, 2007 (www.culture.gouv.fr/deps). 5 Les Français face à la culture : de l’exclusion à l’éclectisme, Olivier Donnat, La Découverte, 1994. Les jeunes générations (les 15-25 ans) sont nées dans un monde dominé par les médias et ont grandi avec les technologies de l’information et de la communication apparues dans les années 80. L’expression « nouvelles technologies » n’a pas de sens pour eux puisqu’ils se sont approprié en même temps tous les objets médiatiques et tous les usages, de l’ancienne bureautique aux nouvelles messageries et outils de création (PAO, mixage, montage…). Ils sont des digital natives1, dont l’aisance face aux technologies de l’information et de la communication les distingue des digital immigrants, contraints à un perpétuel effort d’adaptation. Le renouveau de leurs pratiques – fortement impulsées par les révolutions technologiques et leur rythme accéléré – semble creuser un abîme culturel entre cette génération et celles qui l’ont précédée. Symétriquement, émerge un discours « angéliste » et techniciste2, vantant les mérites de la créativité naturelle des jeunes générations, leur aptitude à réinventer – si ce n’est « réenchanter » le monde. Qu’en est-il des rapports des 15-25 ans à la culture ? La prééminence des technologies Les digital natives constituent une part importante des usagers fréquents des nouvelles technologies, et leurs usages sont caractérisés : niveaux d’équipement à domicile et de connexion élevés, forte assiduité, usages orientés vers la communication, mais également vers certains loisirs et les activités de création3. C’est donc chez les jeunes que se réalise le plus précisément la convergence des écrans sur l’ordinateur. Cette convergence n’a pas seulement des effets sur les équipements, mais aussi sur les usages, qu’elle densifie. En outre, elle ne fait que recomposer les agendas culturels : les jeunes regardent de moins en moins la télévision, écoutent de moins en moins la radio, lisent de moins en moins4. Cette jeunesse se donne à voir dans ses cultures et dans les mutations que celles-ci opèrent par rapport aux générations précédentes. On en retiendra quatre, principalement dues à la révolution numérique : • une mutation du rapport au temps : via la consommation à la demande, la convergence des usages, la multi-activité, les technologies permettent d’abolir la linéarité et la mono-occupation des temps culturels de même que la dépendance à l’égard des grilles des diffuseurs, et favorisent une individuation, une démultiplication et une déprogrammation des temps culturels. • une mutation du rapport aux objets culturels : le nombre de produits culturels accessibles a considérablement augmenté Lecture Jeune - septembre 2012 55 grâce au numérique. Les produits culturels se sont par ailleurs hybridés, avec des effets de chaînages culturels et de métissage des genres, ce qui a favorisé le développement de l’éclectisme5 et une porosité croissante des catégories culturelles. Ce, d’autant que le numérique a opéré une disjonction entre contenus et supports, depuis la mise en place de sites « replay6 » ou « podcast7 », ce qui enjoint à repenser la typologie des consommations, qui ne sont plus identifiables par un objet matériel (l’homothétie télévision/contenus télévisuels, radio/contenus radiophoniques, livres/contenus littéraires est remplacée par un accès unique via l’ordinateur à des contenus multiples). • une mutation du rapport à l’espace : le numérique a également aboli une partie des contraintes géo-physiques, en mettant en relation potentiellement toutes les parties du monde, réalisant le village global prophétisé par Mac Luhan8, produisant un double mouvement de mondialisation de la culture et de micro-localisation des cultures. • une mutation des modes de production et de labellisation culturelle : le fonctionnement ouvert du numérique (wiki9, mods10, etc.), basé sur la collaboration, a d’une part, déplacé la notion d’auteur et brouillé la frontière avec l’amateur, quand, d’autre part, le fonctionnement en réseau favorisait l’apparition de nouveaux acteurs et systèmes de labellisation, en marge des institutions traditionnelles de transmission et de labellisation que sont principalement les institutions culturelles et l’école. La recomposition des agendas culturels Si la prééminence des technologies ne sonne pas le glas de leur intérêt pour les autres pans de la culture, les agendas culturels des jeunes opèrent dans ce cadre une série de basculements. L’appétence des jeunes générations pour les technologies de l’information et de la communication a modifié le paysage médiatique qui prévalait dans les générations précédentes. Si la télévision reste le média qui a leur préférence pour tout ce qui relève de l’information et leurs sujets de préoccupation (emploi, environnement, terrorisme…), si la radio a su leur proposer des contenus culturels et interactifs répondant au « moment adolescent11 », la concurrence, en termes de budget et de temps, est rude et tourne en défaveur des médias anciens (télévision et radio). Seule la place de l’écoute musicale reste prédominante : l’intérêt des jeunes pour la musique se traduit par une très grande diversité de goûts et de préférences. C’est dans ce domaine que l’on a pu parler de montée de l’éclectisme des jeunes12. Ceux-ci se caractérisent en outre par une culture de sorties, qui place en tête le cinéma puis les concerts de musiques « actuelles ». Ils figurent par ailleurs parmi les habitués les plus fidèles des musées, des bibliothèques/médiathèques et des lieux de spectacle vivant, notamment parce qu’ils bénéficient, pour ceux qui sont scolarisés, des efforts d’incitation de l’institution13. Enfin, la jeunesse est une période de prédilection des activités artistiques amateurs : pratique d’un instrument, peinture, danse, tenue d’un journal intime… Lecture Jeune - septembre 2012 6 Ce service consiste à proposer aux usagers équipés et reliés, la rediffusion d’un programme peu de temps après sa première diffusion sur la chaîne et généralement pour une période de quelques jours. Après ce délai, soit le contenu est inaccessible ou supprimé, soit il devient payant. 7 Un podcast est un fichier multimédia (audio, vidéo ou texte) délivré sur votre ordinateur, à la demande, qui peut ensuite être synchronisé sur votre baladeur MP3. 8 The Global Village, Transformations in World Life and Media in the 21th Century, Marshall Mac Luhan et Bruce R. Powers, Oxford University Press, 1989. 9 Un wiki est un logiciel de la famille des systèmes de gestion de contenu de site web rendant les pages web modifiables par tous les visiteurs y étant autorisés. Il facilite l’écriture collaborative de documents avec un minimum de contraintes (ex. : Wikipedia). 10 Un mod (de l’anglais mod, abréviation de modification) est un jeu vidéo créé à partir d’un autre, ou une modification du jeu original, sous la forme d’une greffe qui se rajoute à l’original, le transformant parfois complètement. Les mods les plus courants se rencontrent sur PC, dans les genres tir subjectif ou stratégie en temps réel. Les auteurs de mods sont appelés modeurs. 11 Libre antenne. La réception de la radio par les adolescents, Hervé Glevarec, Armand-Colin/INA, 2005. 12 “Changing Highbrow Taste : From Snob to Omnivore”, Richard Peterson et Robert Kern, American Sociological Review, n° 61, 55, 1996. 13 Les Loisirs culturels des 6 -14 ans, Sylvie Octobre, La documentation française, 2004 ; Enquête Participation à la vie culturelle et sportive, Insee, 2003. 6 Nouvelles cultures et institutions de transmission 14 Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques, Olivier Donnat et Florence Lévy, DEPS, Ministère de la Culture et de la Communication, coll. « Culture prospective », 2007-3 ; « Tels parents, tels enfants », Revue française de sociologie, Yves Jauneau et Sylvie Octobre, 2008-49-4, octobre-décembre 2008. Voir Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, Olivier Donnat, La Découverte/Ministère de la Culture et de la Communication, 2009. 15 Cette culturalisation prend à certains égards le visage d’une banalisation (ce qui, remarquons-le, est un renversement saisissant de la rhétorique de la démocratisation) : la disjonction savoir/culture, la disjonction capital culturel/capital social et économique ont accéléré la perte de valeur symbolique de la culture. 16 La Distinction, critique sociale du jugement, Pierre Bourdieu, Minuit, 1979. 17 « Ce phénomène ancien est probablement accéléré par la massification scolaire et la banalisation culturelle ». Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Seuil, 1989. Plus encore, le niveau d’investissement dans les « nouvelles » pratiques culturelles est corrélé avec le niveau d’investissement dans les pratiques traditionnelles : la loi du cumul se vérifie, sauf en matière de lecture de livres imprimés, qui est une pratique en baisse de génération en génération14 – baisse que la révolution numérique n’a fait qu’accélérer et qui s’accompagne d’une mutation des supports de la lecture, au profit des supports thématiques (journaux, magazines) et surtout, de la lecture sur écran, dont on a encore bien du mal à mesurer l’ampleur. Ce qui s’apparente à une massification culturelle a plusieurs origines : une origine historique – les jeunes sont les enfants de la seconde massification scolaire qui a été marquée par une généralisation de l’accès à la culture, des produits médiatiques aux pratiques amateurs – ; un effet de cycle de vie – la jeunesse comme moment de suspension des contraintes de la vie adulte notamment pour les jeunes qui poursuivent des études, a tendance à gommer pour un temps les disparités de capital culturel incorporé, les univers culturels se caractérisant par un patrimoine commun de produits médiatiques et industriels – ; et un effet d’offre – la démultiplication des produits culturels et de leurs modes d’accès a favorisé tendanciellement une culturalisation du rapport au monde15. Les élites d’aujourd’hui ne sont plus systématiquement porteuses des valeurs de la culture légitime : certes les diplômés sont toujours plus nombreux parmi les lecteurs de livres ou les visiteurs de musées, mais les écarts de pratiques se résorbent, notamment sous l’effet de l’abandon de ces pratiques par les catégories qui naguère les appréciaient. Et surtout, la légitimité culturelle16, qui fonctionnait tant par élection de pratiques et genres valorisés que par exclusion des consommations dites « populaires » (ou médiatiques) et par incorporation par les individus de ces hiérarchies de valeur, semble ne plus distinguer si précisément les deux registres, ni pouvoir se baser sur une telle incorporation : nombre de membres des catégories diplômées sont des consommateurs « décomplexés » de produits culturels industriels (les séries américaines notamment) et le sentiment d’illégitimité des catégories populaires à l’égard de leurs pratiques n’est plus si évident17. Autonomie culturelle, autonomie relationnelle et espaces de socialisation 18 La Culture de la chambre, Hervé Glévarec, La Documentation française, Questions de culture), 2009. Cette réorganisation des agendas culturels n’est possible que parce qu’émerge une nouvelle position du jeune dans la société, notamment dans la famille. De manière croissante, les jeunes se voient conférer une autonomie culturelle et une autonomie relationnelle, la seconde venant nourrir la première tant la dimension sociale des consommations culturelles est prégnante, qu’il s’agisse de sociabilité (co-présence physique) ou de communication au sujet des consommations culturelles (médiatisée ou non). Du côté de l’autonomie culturelle se dessine précocement la reconnaissance d’un statut de consommateur culturel, avec des moyens afférents (indépendance financière gagée sur l’argent de poche, qui est généralisé dès le lycée), un espace (la chambre), des objets (les Lecture Jeune - septembre 2012 7 équipements en propre des jeunes sont nombreux, pluriels et largement répandus18). Ce statut fait du jeune un acteur intégré dans la négociation familiale pour les consommations culturelles : choix des contenus, des lieux et modalités de consommations, etc. Du côté de l’autonomie relationnelle se placent les autorisations de sortie, mais également la liberté de contacts laissée aux jeunes par les familles, soit qu’elles soient incapables de les contrôler (comment savoir ce qu’un jeune fait sur son ordinateur dans sa chambre ?) soit que cette liberté relationnelle soit versée au registre de l’épanouissement personnel, valeur centrale de l’éducation moderne. À côté des influences familiales, le rôle des pairs est prégnant, tant parce que ceux-ci proposent des modèles comportementaux, qui s’alimentent à ceux des médias et des dynamiques juvéniles, que parce qu’ils sont des espaces de construction identitaire et de reconnaissance de soi par les autres où il importe de « tenir son rang19 ». Ainsi, les sites relationnels – Facebook par exemple20 – ou les sites de jeux vidéo en réseaux ne sonnent pas le glas de la sociabilité. Il faut pour le comprendre concevoir que le désir d’intimité qui caractérise la construction identitaire des jeunes se double d’un désir « d’extrimité21 », de mise en scène de soi sur des sphères sociales où l’on peut tester des hypothèses identitaires, sans pour autant que la personnalité soit au risque de la schizophrénie : l’usage de pseudos, de changement de sexe sur les réseaux virtuels se saisit dans ce cadre explicatif. C’est là que le lien avec la question de la transmission se fait jour, dans ces mutations qui questionnent, redéfinissent les périmètres et le rôle des acteurs de cette socialisation culturelle. Encore faut-il procéder à un éclaircissement conceptuel : la transmission n’est pas la reproduction à l’identique de comportements d’une génération à une autre (sinon, la culture ne pourrait être vivante). Elle suppose un processus de réappropriation, une action des héritiers qui est toujours également une transformation : cette transformation peut se matérialiser par un déplacement des contenus consommés, des modalités de consommation intégrant les innovations technologiques22, etc. Dans la famille moderne, individualiste, et plurimodale23, semblable à une agora à certains égards, les parents souhaitent laisser une large liberté aux héritiers et les identités culturelles sont co-construites24. La culture est donc négociée, partagée, mais rarement objet d’opposition générationnelle, comme cela a pu être le cas dans les générations précédentes (par exemple autour de la musique rock dans les années 60-70). Il n’y a donc pas de rupture générationnelle, mais plutôt un continuum de situations de décalage vers les cultures dites populaires ou médiatiques, qui connaît des accélérations technologiques. Du côté de l’école et des institutions culturelles, les choses sont différentes. Ce que François Dubet appelle « la crise du programme institutionnel de l’école »25 peut s’interpréter sur les trois registres : crise des mécanismes de la transmission, des statuts des transmetteurs et des contenus. Les mécanismes traditionnels de transmission Lecture Jeune - septembre 2012 19 Cultures lycéennes, la tyrannie de la majorité, Dominique Pasquier, Autrement, 2005. 20 Voir numéro spécial de Réseaux, « Réseaux sociaux de l’Internet », n° 152, décembre 2008. 21 Virtuel mon amour, Serge Tisseron, Albin Michel, 2008. 22 Ainsi, les parents écouteront les Beatles sur un lecteur CD et les enfants Tokyo Hotel sur un MP3, mais les deux générations partageront un fort attachement à la consommation de musique enregistrée. 23 Les Adonaissants, François de Singly, Armand Colin, 2008. 24 « Tels parents, tels enfants », Yves Jauneau et Sylvie Octobre, Revue française de sociologie, 2008-49-4, octobre-décembre 2008. 25 Le Déclin de l’institution, François Dubet, Le Seuil, 2002. 26 Évaluer les effets de l’éducation artistique et culturelle, La Documentation française/Centre Georges-Pompidou, 2008 ; Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi, Conditions de l’éducation, Stock, 2008. 27 Olivier Galland pose ainsi la question : « Est-il légitime de penser la jeunesse comme une catégorie sociologique, c’est-àdire comme un groupe social doté, à côté d’autres déterminations, d’une certaine unité de représentations et d’attitudes tenant à l’âge ? » Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, Armand Colin, 2007. 28 La génération « 11 septembre » rassemble des jeunes qui auront 20 ans entre 2005 et 2014, et la génération « Internet » ceux qui ont eu 20 ans entre 1995 et 2004. 8 Nouvelles cultures et institutions de transmission 29 Source : Pratiques culturelles des Français. 30 Masculin-Féminin I. La pensée de la différence, Françoise Héritier, Éditions Odile Jacob, 1996 ; La distinction de sexe, Une nouvelle approche de l’égalité, Irène Théry, Odile Jacob, 2007. 31 « La féminisation des pratiques culturelles », Olivier Donnat, Développement culturel, n° 147, 2005 ; « La construction intra-familiale des différenciations de “genre” à travers les loisirs culturels », Sylvie Octobre, Agora, n° 47, 2008 ; « La fabrique sexuée des goûts culturels. Construire son identité de fille ou de garçon à travers les activités culturelles », Sylvie Octobre, Développement culturel, n° 150, décembre 2005. 32 Tel père, tel fils : position sociale et origine familiale, Claude Thélot, Pluriel, 1982 ; Le destin des générations : structure sociale et cohortes en France au XXe siècle, Louis Chauvel, PUF, 1998 (2e édition). 33 « Valeurs des jeunes : une spécificité française ? », Olivier Galland, Regards sur les jeunes en France, Bernard Roudet (dir), Injep/PUL, 2009 ; « Un nouvel âge de la vie » Olivier Galland, Revue française de sociologie, n° 4, 1990. 34 « Culture adolescente et révolte étudiante », Edgar Morin, Annales E.S.C., n° 3, 1969. 35 Les Valeurs des jeunes, tendances en France depuis 20 ans, Olivier Galland et Bernard Roudet (dir), L’Harmattan, 2001. Publications de Sylvie Octobre • Les Loisirs culturels des 6 - 14 ans, La Documentation française, 2004. • « Les loisirs culturels des 6 -14 ans », Développement culturel, n° 144, 2004 (sur www.culture.gouv.fr/deps). sont concurrencés par l’irruption de nouveaux modes d’accès au savoir (wiki, moteurs de recherche, etc.) ; les sites, plates-formes, forums et commentaires de blogs proposent désormais les contenus précédemment fournis par l’école. Les statuts des transmetteurs (professeurs, documentalistes, bibliothécaires, etc.) sont également concurrencés par les nouveaux modes d’accès au savoir et les nouvelles relations enseignants/enseignés. Enfin, le savoir ne semble plus être le passage obligé pour réussir sa vie, la moindre performativité de l’école sur le marché du travail en est un indice. Ceci incite à une véritable réflexion pédagogique sur les modes de transmission, qui ne se réduise pas à l’insertion de technologies mais englobe une réflexion sur les apprentissages26. Pourtant, faut-il céder à l’illusion culturaliste d’une homogénéité de la jeunesse à l’égard des loisirs ?27 Génération « Internet » et génération « 11 septembre »28 recouvrent des réalités variées, des cultures diverses, opérant des mutations autour des grandes tendances présentées plus haut – les plus récentes générations sont toujours plus technophiles que leurs aînés, ce qui modifie leurs usages des technologies (MSN pour les plus jeunes, téléchargement pour les plus âgés) – mais aussi des statuts de consommateurs culturels différents (autonomie culturelle cantonnée aux produits pour les uns, ouverte aux équipements et aux sorties pour les autres), qui matérialisent leur degré d’autonomie culturelle et relationnelle. Des fractures d’origine sociale, quoi que moins prégnantes que chez les adultes sont perceptibles, qui laissent environ 10 % des jeunes de chaque classe d’âge à l’écart des loisirs culturels29 et qui différencient fortement les normes éducatives des familles en matière d’autonomisation. À ces clivages sociaux s’ajoutent des différenciations de sexe : les clivages entre filles et garçons prennent dans le monde postmoderne une nouvelle acuité, qui revêt la forme, selon l’optique que l’on choisit, d’une reconnaissance des différences ou d’un creusement des inégalités30. Sociologiquement et politiquement, la question est alors de savoir si les écarts de comportements et de traitements des filles et des garçons sont des différences intéressantes en tant que telles et significatives de la féminité et de la masculinité, considérés comme des états historiques plus que comme des vérités « essentialisantes », ou bien si elles sont une (nouvelle) forme d’inégalité : le discours unisexe ou mixte de la plupart des institutions de transmission – école, institutions culturelles, etc. – doit être révisé à l’aune de cette question31. Ces clivages d’âge et de sexe se combinent avec les clivages sociaux, tant les définitions statutaire et identitaire des âges et des sexes peuvent y varier32. Jeunesse plurielle, jeunesse rare, jeunesse désirée… Jeunesse qui se rassemble autour de deux caractéristiques : un niveau d’engagement dans la culture supérieur à la moyenne et une propension à s’emparer des innovations technologiques ou artistiques. Cultures, valeurs et générations Est-ce à dire que ces mutations des rapports aux produits et activités culturelles traduisent une mutation des valeurs de ces jeunes générations ? Lecture Jeune - septembre 2012 9 Le « modèle de l’identification »33 qui avait prévalu dans les générations précédentes, reposant sur un processus de transmission de statuts et de valeurs relativement stables, semble remplacé par ce qu’Edgar Morin34 désignait comme l’autonomie d’une culture juvénile liée aux loisirs, qui entraîne une conquête d’autonomie par rapport à la famille et à la société dans son ensemble, autonomie qui ne se situe plus dans les marges de la résistance culturelle mais bien au centre des processus de consommation. Là où les cultures juvéniles des années 60 -70 se comportaient comme des isolats fermés au monde des adultes, lieu de revendication de liberté, d’évasion, etc. Les cultures juvéniles d’aujourd’hui paraissent bien plus ancrées dans les fonctionnements des marchés de leur temps. Il semble qu’avec les outils technologiques, les jeunes soient passés dans un modèle de l’expérimentation, dans lequel la transmission des statuts et des rôles est moins efficace. Expérimentation qui prend un visage processuel : la jeunesse est un continuum. Le conflit des générations, dans lequel les cultures avaient une place importante, comme élément de visibilité des espaces de conflits, a perdu de sa force car les adultes sont également issus des générations de la culture de masse : de ce fait, les valeurs des jeunes et de leurs parents tendent à se rapprocher, sans que les jeunes ne désinvestissent les groupes de pairs35. Les caractéristiques de la culture jeune ne sont donc pas volatiles, et liées à l’âge, mais générationnelles et durables : en vieillissant les jeunes conservent les activités qui ont défini leur culture jeune. L’exemple des jeux vidéo peut nous en convaincre : pratique supposée liée à une mode adolescente au moment de son développement, elle apparaît bien plus durable puisque les adultes d’aujourd’hui, notamment les hommes, restent joueurs. Les industries culturelles l’ont bien compris, qui proposent de plus en plus de produits générationnels en lien avec la « culture jeune d’avant » : reprise de séries télé au cinéma, stations radio axées sur la musique des années 80… La juvénilisation de la culture a comme corollaire cette permanence des univers culturels avec le vieillissement. Lecture Jeune - septembre 2012 • Enfants et littérature : encore beaucoup à dire, Actes du colloque des 4 et 5 avril 2005, Centre de promotion du livre de jeunesse en Seine-Saint-Denis, 2005. • « La fabrique sexuée des goûts culturels : construire son identité de fille ou de garçon à travers les activités culturelles », Développement culturel, n° 150, 2005. • « Les loisirs culturels des 6 -14 ans. Contribution à une sociologie de l’enfance et de la prime adolescence », revue Enfance, Famille, Génération (http://www.uqtr.ca/ efg), n° 4, printemps 2006. • « Les jeunes et les “N Yic” », numéro spécial « Cultures à égalité », Diversité Ville-École-Intégration, n° 148, CNDP, mars 2007. • « Les loisirs culturels des 6 -14 ans, réflexions et résultats », dans Panorama Art et Jeunesse, INJEP/ Centre Georges Pompidou, 2007. • « La construction intra-familiale des différenciations de “genre” à travers les loisirs culturels », Agora Débats Jeunesse, n° 47, 2008. • « Tels parents, tels enfants ? Une approche de la transmission culturelle », (avec Yves Jauneau), Revue française de sociologie, 2008-49-4, octobre-décembre 2008. • « Les horizons culturels des jeunes », Revue française de pédagogie, n° 163, 2008. • « Pratiques culturelles chez les jeunes et institutions de transmissions : un choc de cultures ? », Culture prospective, 2009-1, (sur www.culture.gouv.fr/deps) ; texte également présent dans « La culture au cœur de l’enseignement, un vrai défi démocratique », Actes du colloque organisé le 17 novembre 2008 à Bruxelles, « Culture et Démocratie ». Expression de soi 10 et créations identitaires Le dossier sur le web 2.0 Christophe Aguiton et Dominique Cardon Enquête La notion de « créations identitaires » est à aborder sur deux points : tout d’abord, une typologie des plateformes relationnelles du web 2.0 qui s’organise autour des différentes dimensions de l’identité numérique et du type de visibilité que chaque plateforme confère au profil de ses membres. Nous reviendrons ensuite sur l’étude « Sociogeek », première enquête sociologique en ligne sur le web 2.0 qui explore les nouvelles formes d’exposition de soi sur les plateformes relationnelles du web 2.0. Christophe Aguiton est chercheur en sciences humaines et sociales à Orange Labs (Division recherche et développement du groupe France Télécom). Le laboratoire travaille sur les nouveaux usages des outils de communication. Sociologues, ergonomes et économistes analysent les transformations sociales et culturelles associées au développement des pratiques de communication électronique, notamment dans le monde du web 2.0. Les chercheurs du laboratoire ont déjà travaillé sur la typologie des plateformes relationnelles et sur les principales caractéristiques des réseaux sociaux sur le web 2.0. Article paru dans le n°133 de la revue Lecture jeune « Culture numérique. Nouveaux espaces d’expressions et de créations adolescentes », mars 2010 1 Vous pouvez consulter une version longue et orientée « recherche » de cette typologie : Dominique Cardon, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0 », Réseaux, n° 152, 2008. 2 Les Uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien, François de Singly, Armand Colin, 2003, et « Express Yourself ! Les pages perso entre légitimation techno-politique de L’identité numérique Du point de vue des usages, le succès du web 2.0 est relativement inattendu1. Les utilisateurs ont contredit au moins deux des présupposés que les offreurs de services traditionnels avaient cru pouvoir extrapoler de leurs comportements dans le monde réel. D’une part, ils n’hésitent pas à rendre visible des traits de leur identité dont on supposait qu’ils auraient préféré les réserver à un cercle fermé de proches. D’autre part, les utilisateurs ne se contentent pas d’entrer en relation avec des proches ou des personnes partageant avec eux des traits identitaires similaires. Ils abordent aussi le Web dans un esprit exploratoire afin d’élargir leur cercle relationnel. La manière dont est rendue visible l’identité des personnes sur les sites du web 2.0 constitue l’une des variables les plus pertinentes pour apprécier la diversité des plateformes et des activités relationnelles qui y ont cours. Que montre-ton de soi aux autres ? Comment sont rendus visibles les liens que l’on a tissés sur les plateformes d’interaction ? Comment ces sites permettentils aux visiteurs de retrouver les personnes qu’ils connaissent et d’en découvrir d’autres ? La décomposition de l’identité numérique L’identité numérique est une notion très large. Aussi, nous pouvons la décomposer autour de deux tensions qui se trouvent aujourd’hui au cœur des transformations de l’individualisme contemporain2. • L’extériorisation de soi caractérise la tension entre les signes qui se réfèrent à ce que la personne est dans son être (sexe, âge, statut matrimonial, etc.), de façon durable et incorporée, et ceux qui renvoient à ce que fait la personne (ses œuvres, ses projets, ses productions). Ce processus d’extériorisation du soi dans les activités et les œuvres renvoie à ce que la sociologie qualifie de subjectivation. • La simulation de soi caractérise la tension entre les traits qui se réfèrent à la personne dans sa vie réelle (quotidienne, professionnelle, amicale) et ceux qui renvoient à une projection ou à une simulation de soi, virtuelle au sens premier du terme, qui permet aux personnes d’exprimer une partie ou une potentialité d’elles-mêmes. l’individualisme expressif et authenticité réflexive peer-to-peer », Laurence Allard, Frédéric Vandenberghe, Réseaux, n° 117, 2003. Lecture Jeune - septembre 2012 11 Cinq formats de visibilité Sur ces deux axes, il est possible de projeter trois modèles de visibilité, auxquels s’ajoutent deux modèles. Ceux-ci correspondent aux différentes formes d’éclairage que les plateformes réservent à l’identité des participants et à leur mise en relation. Lecture Jeune - septembre 2012 12 Expression de soi et créations identitaires sur le web 2.0 Le paravent. Les participants ne sont visibles aux autres qu’à travers un moteur de recherche fonctionnant sur des critères objectifs. Ils restent « cachés » derrière des catégories qui les décrivent et ne se dévoilent réellement qu’au cas par cas dans l’interaction avec la personne de leur choix. Le principe du paravent préside aux appariements sur les sites de rencontre (Meetic, Rezog, Ulteem). Les individus se sélectionnent les uns les autres à travers une fiche critérielle découverte à l’aide d’un moteur de recherche, avant de dévoiler progressivement leurs identités et de favoriser une rencontre dans la vie réelle. Le clair-obscur. Les participants rendent visibles leur intimité, leur quotidien et leur vie sociale, mais ils s’adressent principalement aux proches et sont difficilement accessibles pour les autres. La visibilité en clair-obscur est au principe de toutes les plateformes relationnelles qui privilégient les échanges entre petits cercles d’internautes (Cyworld, Skyblog, Friendster). Si les personnes se dévoilent beaucoup, elles ont l’impression de ne le faire que devant un nombre restreint d’amis, souvent connus dans la vie réelle. Les autres n’accèdent que difficilement à leur fiche, soit parce que l’accès est limité, soit parce que l’imperfection des outils de recherche sur la plateforme le rend complexe et difficile. Pour autant, ces plateformes refusent de se fermer complètement dans un entre-soi et restent ouvertes à la nébuleuse des amis d’amis et des réseaux proches. Le phare. Les participants rendent visibles de nombreux traits de leur identité, leurs goûts et leurs productions et sont facilement accessibles à tous. En partageant des contenus, les personnes créent de grands réseaux relationnels qui favorisent des contacts beaucoup plus nombreux, la rencontre avec des inconnus et la possibilité de trouver une audience. La photo (Flickr), la musique (MySpace) ou la vidéo (YouTube) constituent alors autant de moyens de montrer à tous ses centres d’intérêts et ses compétences et de créer des collectifs fondés sur les contenus partagés. Dans l’univers du phare, la visibilité fait souvent l’objet d’une quête délibérée et s’objective à travers des indicateurs de réputation, des compteurs d’audience et la recherche d’une connectivité maximale. Le post-it. Les participants rendent visibles leur disponibilité et leur présence en multipliant les indices contextuels, mais ils réservent cet accès à un cercle relationnel restreint (Twitter, Dodgeball). Les plateformes fonctionnant sur le modèle du post-it se caractérisent par un couplage très fort du territoire (notamment à travers les services de géolocalisation) et du temps (notamment, afin de planifier de façon souple des rencontres dans la vie réelle). Ainsi, les plateformes de voisinage (Peuplade) se développent-elles dans une logique mêlant territorialisation du réseau social et exploration curieuse de son environnement relationnel. La lanterna magica. Les participants prennent la forme d’avatars qu’ils personnalisent en « découplant » leur identité réelle de celle qu’ils endossent dans le monde virtuel (Second Life). Venant de l’univers des jeux en ligne (World of Warcraft), les avatars se libèrent des contraintes Lecture Jeune - septembre 2012 13 des scénarios de jeu pour faire des participants les concepteurs de leur identité, de l’environnement, des actions et des événements auxquels ils prennent part. Dans ces univers, l’opération de transformation, voire de métamorphose identitaire facilite et désinhibe la circulation et les nouvelles rencontres à l’intérieur du monde de la plateforme, tout en rendant encore rares l’articulation avec l’identité et la vie réelle des personnes. De cette typologie, on peut dégager quatre enjeux de recherche pour les approches de sciences sociales sur le web 2.0. L’enjeu de la visibilité Chaque plateforme propose une politique de la visibilité spécifique et cette diversité permet aux utilisateurs de jouer de leur identité sur des registres différents. Si l’utilisateur peut avoir un intérêt pratique à fédérer ses multiples facettes, en revanche il est peu probable qu’il souhaite partager avec d’autres son puzzle identitaire recomposé. Par ailleurs, à trop vouloir garantir, certifier et assurer la confiance dans le « réalisme » de l’identité, on néglige le fait que, dans beaucoup de contextes et souvent dans les plus dynamiques d’entre eux, les personnes n’aient pas envie d’être elles-mêmes. Cette typologie s’appuie sur l’idée que dans la présentation qu’ils sont amenés à faire sur Internet, les individus contrôlent la distance à soi qu’ils exhibent à travers leur identité numérique. Dans la partie haute de notre carte, ils sont amenés à être le plus réaliste possible et à transporter dans leur identité numérique les caractéristiques qui les décrivent le mieux dans leur vie réelle, amicale ou professionnelle. En revanche, dans la partie basse, il leur est loisible de prendre beaucoup plus de liberté en dissimulant certains traits de leur identité sociale ordinaire et en accusant ou projetant d’autres traits avec une coloration particulièrement accentuée. Ce constat invite à ne pas considérer la question de l’identité sur Internet sous le seul angle de la multiplicité des facettes de l’individu, celui-ci disposant d’un portefeuille de rôles au sein duquel il aurait à arbitrer selon les contextes. En fait, ces diverses identités n’ont rien de comparable ni de substituable. Elles témoignent de profondeurs différentes dans le rapport à soi que les individus souhaitent exhiber sur le Web. De sorte que la question de la distance au réel peut se révéler être un critère d’arbitrage beaucoup plus important pour les personnes que le choix d’une facette identitaire. La forme du réseau social Cette typologie aide à différencier la taille et la forme des réseaux sociaux selon les différentes plateformes. Alors que les sites du modèle du paravent refusent l’affichage du réseau relationnel pour préserver la discrétion d’une rencontre que l’on espère unique (significativement, seuls les sites gays et libertins se risquent à un affichage du réseau relationnel de leurs membres), les plateformes en clair-obscur se signalent par de petits réseaux de contacts très fortement connectés entre eux. En revanche, les sites du modèle du phare se caractérisent par l’importance du nombre de contacts et par des réseaux beaucoup plus divers, inattendus, longs et distendus que ceux qui s’observent dans la vie réelle. Lecture Jeune - septembre 2012 Dominique Cardon est sociologue au Laboratoire des usages de France Télécom R&D et chercheur associé au Centre d’étude des mouvements sociaux de l’École des Hautes Études en Sciences sociales (CEMS/EHESS). Ses travaux portent sur les relations entre les usages des nouvelles technologies et les pratiques culturelles et médiatiques. Si les nouvelles technologies contribuent à transformer les relations sociales des individus, elles modifient aussi l’espace public, les médias et la manière de produire de l’information. L’articulation entre sociabilités et espace public est à l’origine de différents travaux portant sur les pratiques culturelles, les médias alternatifs ou les programmes télévisés « interactifs ». Il s’intéresse notamment aux usages des nouvelles technologies par les militants internationaux du mouvement. 14 Expression de soi et créations identitaires sur le web 2.0 Les modes de navigation La rupture introduite par le web 2.0 s’appuie sur un changement de paradigme dans les systèmes de recherche d’information. Un premier déplacement est apparu avec la navigation relationnelle qui voit les personnes circuler sur les plateformes à partir de leurs amis et des amis de leurs amis. Cependant, lorsqu’elle s’étend, cette navigation relationnelle s’accroche de plus en plus aux traces, explicites ou implicites, laissées par la navigation des autres. Ce second déplacement dans les systèmes de navigation ouvre alors l’espace à une navigation « hasardeuse » (appelée serendipity) qui permet d’explorer la plateforme en circulant à travers les agrégats que les autres participants ont constitués à travers les tags, les groupes thématiques ou les playlists. Ces agrégats d’un nouveau type ne sont pas édités par la plateforme, mais sont produits par la composition des comportements des autres utilisateurs. Cette navigation hasardeuse peut aussi être guidée par des systèmes des recommandations basées sur le filtrage collaboratif ou s’appuyer sur des repères externes comme l’audience ou la réputation. L’exposition de soi : l’enquête « Sociogeek » Quelles sont les différentes manières de s’exposer sur les principales plates-formes de réseau social du web 2.0 ? Qui s’expose et comment ces formes d’exposition conduisent-elles à des comportements relationnels spécifiques sur Internet ? Ces questions ont présidé au lancement de « Sociogeek », première enquête sociologique en ligne sur le web 2.0. Mise en ligne début octobre 2008 sur www. sociogeek.com sous la forme d’un quiz basé sur le classement de photos et l’identification des amis, cette enquête d’un genre nouveau présentait les nouvelles pratiques des internautes en terme d’exposition de soi. Réalisée sous une forme ludique, l’enquête était aussi pour les participants, un test permettant de calculer son « web-appeal », c’est-à-dire sa capacité d’attraction sur le web, avec un vrai résultat, qui pouvait être ensuite diffusé. Il s’agissait de proposer une série de photos en allant de la plus pudique à la plus osée et l’internaute devait désigner ce qu’il était prêt à montrer sur sa page Web. Cet aspect divertissant avait permis d’obtenir une participation record (plus de 12 000 internautes), grâce à l’appui de Libération, notamment. Comment se montre-t-on ? L’échantillon de cette enquête n’etait pas du tout représentatif de la population française avec une moyenne d’âge de 28 ans. Le plus important était l’âge médian de 23 ans. C’est-à-dire que 50 % des enquêtés avaient moins de 23 ans. 96 % des répondants se connectaient plusieurs fois par jour sur Internet et étaient membres d’un ou plusieurs réseaux sociaux. Les enquêtés étaient également fortement diplômés. L’enquête faisait apparaître deux formes « nouvelles » d’exposition de soi des individus. En effet, les répondants avaient d’abord sélectionné des photos qui renvoient à deux formes « classiques » d’exposition : « l’exposition de soi traditionnelle » (photos de famille, de vacances, de mariage) et l’impudeur corporelle (photos de nudité explicite). Il y avait également des formes d’exposition de soi autour de « l’impudeur corporelle » (nudité, intimité, vie amoureuse). Lecture Jeune - septembre 2012 15 Enfin, l’enquête Sociogeek révélait deux nouveaux archétypes : – « L’exhib’ » : qui correspond aux formes d’expression de soi selon lesquelles les personnes se mettent en scène dans divers contextes : en mangeant, décontracté au travail, en colère, dansant… – « Le trash » : qui correspond à des formes d’exposition de soi outrancières lorsque les participants exhibent des images « négatives » d’eux-mêmes (pleurs, maladie, disgrâces corporelles). Les utilisateurs des réseaux sociaux sculptent leur représentation avec des objectifs souvent très explicites. Loin d’être composé de données objectives, attestées, vérifiables et calculables, le patchwork désordonné et proliférant de signes identitaires exhibés est tissé de jeux, de parodies, de pastiches, d’allusions et d’exagérations. L’exhib’, dans le monde numérique, est moins un dévoilement qu’une projection de soi. Les utilisateurs produisent leur visibilité à travers un jeu de masques, de filtres ou de sélection de facettes3. Ainsi dévoile-t-on des éléments très différents sur une fiche de Meetic destinée à séduire, sur le profil estudiantin de Facebook, dans le patchwork de goût de MySpace ou à travers l’iconographie imaginative des avatars de Second Life. Les utilisateurs multiplient par ailleurs les stratégies d’anonymisation pour créer de la distance entre leur personne réelle et leur identité numérique, et ce jusqu’à défaire toute référence à ce qu’ils sont et font dans la « vraie vie ». L’identité numérique produit donc moins des informations que des signaux. 3 Voir l’article de Michael Stora p. 14 de ce dossier. L’exposition de soi sur le Web reste mesurée et « contrôlée » Les répondants exposent modérément leur identité sur le Web. La note moyenne des réponses obtenues sur l’ensemble de l’échantillon est en effet de 2,07 (les niveaux d’exposition allant de 1, « très pudique » à 4, « très impudique »). L’exposition de soi n’est donc pas outrancière. Seulement 7,6 % de l’échantillon a une note d’impudeur supérieure à 3 (dont 90 % sont des hommes). Par ailleurs, le niveau d’exposition de soi est fortement lié à l’âge : les moins de 19 ans sont moins pudiques que leurs aînés et la « réserve » est croissante au fil des années. Être actif sur les réseaux sociaux du Web n’entraîne pas une exposition de soi plus forte que la moyenne. En revanche, pour élargir son cercle relationnel et augmenter le nombre de ses amis, il est nécessaire d’exposer plus fortement son identité. L’image de soi que l’on expose sur le Web est une manière d’exprimer sa singularité auprès de son réseau d’amis, ce qui conduit souvent les répondants à des stratégies d’image très réfléchies. Pour l’essentiel, l’exposition est donc une stratégie sociale, avec une tendance sous-jacente à l’exhibition, à la drôlerie ou à l’esbroufe qui correspondent très probablement et plus profondément à des changements dans la façon dont les individus se construisent pour pouvoir agir et vivre en société. Lecture Jeune - septembre 2012 Pour aller plus loin • « Le Web 2.0 est l’héritier de la contre-culture des années 60 », Christophe Aguiton, 01net, 2009. • « Vertus démocratiques de l’Internet, Dominique Cardon », La Vie des idées, 2009. • « Le design de la visibilité : un essai de typologie du web 2.0 », Dominique Cardon, Internetactu, 2008. • Deux numéros de la revue Réseaux coordonnés par Dominique Cardon : « Réseaux sociaux de l’Internet » (2008) et « Web 2.0 » (2009). • « La blogosphère est-elle un espace public comme les autres ? », Dominique Cardon, Transversales, 2006. • Vous pouvez consulter l’enquête « Sociogeek » et les résultats sur http://sociogeek.com 16 Le dossier Fracture numérique Fabien Granjon Analyse Fabien Granjon est sociologue, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8 Vincennes/SaintDenis au sein de l’UFR Culture & Communication. Ses recherches portent sur les usages sociaux des médias et des technologies de l’information et de la communication. Depuis une perspective critique, ses principaux travaux abordent les thèmes de l’action collective, de la production alternative d’information, de l’exposition de soi ou encore des pratiques culturelles en ligne. Article paru dans la revue Communications, Cultures du numérique, mai 2011, n° 88 De la même manière que « fracture sociale » est un syntagme « euphémisant » pour désigner le large répertoire des inégalités sociales, l’expression « fracture numérique » entend ramasser sous un même label un ensemble très hétérogène de situations mettant en lumière des différences plus ou moins marquées quant à l’utilisation des dispositifs de communication les plus récents (nous n’évoquerons ici que le cas des « fractures numériques » liées à l’informatique connectée). Disposer d’un ordinateur, d’une connexion Internet et les utiliser sont les deux dimensions généralement retenues permettant de repérer et d’analyser les cas de « fracture numérique1 ». Trop souvent, la diffusion des TIC est encore appréhendée comme un indicateur pertinent de son usage social effectif, ce qui relève d’un amalgame abusif qui a été soumis à de sévères critiques, notamment chez les auteurs qui s’intéressent à la « fracture numérique » dite « de second degré2 ». Il est toutefois une autre manière de considérer la « fracture numérique » en l’envisageant comme un ensemble d’écarts de pratiques constitutifs d’inégalités sociales. Dans cette perspective, traiter de la « fracture numérique » ne revient pas seulement à porter attention aux conditions de possibilité de l’accès et de l’acculturation à l’informatique connectée, mais plutôt à s’intéresser aux logiques et aux régulations sociales qui structurent l’actualisation des usages. La notion de « fracture numérique » présuppose en effet des aptitudes d’appropriation partagées de tous et elle fait l’impasse sur les obstacles que rencontrent certains individus pour convertir les « chances » technologiques en avantages pratiques concrets. Se cache ici une rhétorique égalitariste (tous égaux devant l’usage des TIC) et techniciste qui suggère un passage naturel des ressources techniques aux bénéfices tirés de leur mobilisation. Que tout le monde dispose d’un ordinateur et d’une connexion n’assurerait pourtant en rien l’existence d’un régime d’avantages de type égalitaire. Le croire c’est faire l’impasse sur la disparité dans la distribution des capabilités sociales culturelles et techniques au sein des classes sociales. Il est donc essentiel de bien distinguer, d’une part, les conditions de possibilité matérielle d’accès à l’informatique connectée, d’autre part, les potentialités économiques, sociales et culturelles pouvant être offertes par un usage de l’informatique connectée, et enfin, les accomplissements effectifs de ces virtualités. Sans doute pouvonsnous alors désigner par « inégalités numériques » les dissemblances effectives concernant la conversion en accomplissement de « bien-être » des possibilités d’action offertes par l’informatique connectée3. Lecture Jeune - septembre 2012 17 L’exemple du non-usage La littérature portant sur la « fracture numérique » liée à l’informatique connectée est aujourd’hui des plus abondantes. En revanche, celle qui lui est adjacente et traite des « retardataires », « non-utilisateurs » et autres « abandonnistes » s’avère pour le moins restreinte, tout du moins en France. Si les travaux français traitant de cette question sont, à quelques exceptions près4 quasi inexistants, il existe toutefois un corpus conséquent de textes anglophones qui abordent diverses facettes des phénomènes de « non-usage ». Un des premiers objectifs de la littérature sur le non-usage a été d’essayer de catégoriser le phénomène et de lui redonner de la profondeur en en repérant diverses modalités. En la matière, le travail séminal mené par James Katz et Philip Aspden5 a entériné une première différenciation entre ceux qui n’utilisent pas (encore) Internet (non-users) et ceux qui se sont investis à un moment donné dans l’informatique connectée, mais ont finalement abandonné cet engagement (drop-outs). Ils montrent notamment que les « abandonnistes » ont partagé les mêmes motivations à s’équiper que les utilisateurs récents ou plus anciens (communiquer avec d’autres personnes, s’informer, rester « à la page »). Par ailleurs, abandonnistes et non-utilisateurs sont moins favorisés socialement que les utilisateurs et disposent aussi d’un niveau de certification scolaire moindre. De nombreuses études montreront par la suite que le déficit en différentes sortes de capital (culturel, économique, social), mais également certains autres facteurs (être âgé, être une femme, être parent isolé, etc.) restent de fait des indicateurs pertinents du non-usage 6. Cette première distinction entre non-utilisateurs et abandonnistes va pousser d’autres chercheurs à discriminer encore davantage les situations de non-usage pour en comprendre plus finement les mécanismes. Ils vont par exemple proposer de repérer quels sont précisément les interfaces et services mobilisés (ou non) par les utilisateurs (par ex., surfer, mais ne pas utiliser le courrier électronique). Par le biais de la notion de capital-enhancing, Paul DiMaggio et Eszter Hargittai 8 vont, dans une perspective assez similaire, s’intéresser aux différents types de pratiques en ligne susceptibles de véritablement améliorer les conditions sociales d’existence des internautes et montrer que les usages les plus « utiles » sont, sous cet aspect singulier, socialement très mal distribués. Une des principales manières dont vont être travaillées les données statistiques issues des différents terrains empiriques va alors être de proposer des typologies du non-usage. Il en existe de très nombreuses qu’il serait ici par trop fastidieux de présenter, mais retenons que pour l’essentiel, elles sont fondées sur des approches qui laissent assez largement de côté la question des représentations. Sally Wyatt et ses collègues9 vont par exemple identifier quatre groupes de nonutilisateurs : les « abandonnistes volontaires » (rejecters) qui n’utilisent plus Internet par choix personnel, les « abandonnistes involontaires » Lecture Jeune - septembre 2012 1 « Les sociologies de la fracture numérique. Premiers jalons critiques pour une revue de la littérature », F. Granjon, Questions de communication, 6, 2004 ; « Les usages du PC au sein des classes populaires. Inégalités numériques et rapports sociaux de classe, de sexe et d’âge », Inégalités numériques. Clivages sociaux et modes d’appropriation des TIC, Hermès-Lavoisier, 2008. 2 “Second-Level Digital Divide : Differences in People’s Online Skills”, E. Hargittai, First Monday, 7-4, 2002, http://firstmonday.org/ issues/issue7_4/hargittai ; P. Vendramin, G. Valenduc, Internet et inégalités. Une radiographie de la fracture numérique, Éditions Labor, 2003. 3 “The new digital inequality : Social stratification among internet users”, P. DiMaggio, E. Hargittai, intervention au congrès annuel de l’Association américaine de sociologie, Chicago, 2002. 4 « Des technologies inégalitaires ? L’intégration d’internet dans l’univers domestique et les pratiques relationnelles », B. Lelong et al., Conférence TIC & inégalités : les fractures numériques, Paris, 2004 ; « Le « non-usage » de l’Internet : reconnaissance, mépris et idéologie », F. Granjon, Questions de communication, 2010 (à paraître). 5 “Motives, Hurdles and Dropouts”, J. Katz, P. Aspden P., Communications of the ACM, 40(4), 1997, et « Internet dropouts in the USA. The invisible group », Telecommunications Policy, 22(4/5), 1998. 6 “Comparing internet and mobile phone usage : digital divides of usage, ado-ption, and dropouts”, R. Rice et J. Katz, Telecommunications Policy, 27, 2003 ; Charting and bridging Digital Divides : Comparing Socio-economic, Gender, Life Stage and Rural-Urban Internet Access and Use in Eight Countries, C. Wenhong, B. Wellman B., rapport AMD Global Consumer Advisroy Board, 2003. 18 Fracture numérique 7 “User resistance to new interactive media : Participants, processes and Paradigms”, I. Miles, G. Thomas, dans Bauer M. (éd.), Resistance to New technology : Nuclear Power, Information Technology and Biotechnology, Cambridge University Press, 1995 ; “Whose space ? Differences among users and non-users of social network sites”, E. Hargittai, Journal of Computer-Mediated Communication, 13-1, 2007, consultable en ligne : http://jcmc. indiana.edu/vol13/issue1/hargittai.html ; The Deepeening Divide, J. Van Dijk, Sage, 2005. 8 “Digital Inequality: Differences in Young Adults’ Use of the Internet”, P. DiMaggio, E. Hargittai, art. cit., 2002 ; Communication Research, E. Hargittai, A. Hinnant, 35-5, 2008. 9 “They Came, They Surfed, They Went Back to the Beach : Conceptualizing Use and Non-Use of the Internet”, S. Wyatt et al., dans Virtual Society ? Technology, Cyberpole and Reality, S. Woolgar (éd.), Oxford, 2002. 10 The Ever-Shifting Internet Population. A nex look at Internet access and the digital divide, A. Lenhardt et al., Pew Internet & American Life Project, 2003. 11 Resistance to New technology : Nuclear Power, Infromation Technology and Biotechnology, M. Bauer M. (éd.), Cambridge University Press, 1995 ; “NonUsers Also Matter : The Construction of Users and Non-Users of the Internet”, S. Wyatt, dans How users matter. The co-construction of users and technology, N. Oudshoorn, T. Pinch T. (éd.), MIT Press, 2003. 12 “They came, they surfed, they went back to the beach : why some people stop using the internet ?”, S. Wyatt, Society for Social Studies Conference, San Diego, 1999 ; “Challenging the digital imperative”, intervention à l’Académie royale des arts et des sciences des Pays-bas, Maastricht, 2008. (expelled) qui ont arrêté d’utiliser Internet pour des raisons qui ne relèvent pas cette fois de leur volonté ; les « exclus » (excluded) qui ne peuvent avoir d’accès par manque d’infrastructure ou de moyens socio-économiques et les « résistants » (resisters) qui n’ont jamais utilisé Internet par choix. Ces catégorisations dont il existe par ailleurs d’autres versions présentant de menues variations10 sont fondées sur trois dimensions classantes de natures assez diverses : infrastructurelle d’abord (l’accès – haves vs. have nots), pratique ensuite (l’usage – use vs. non-use) et décisionnaire enfin (le caractère « volontaire » ou non des deux premières variables). Cet exercice de raffinement dans le catalogage des non-utilisateurs possède un intérêt évident qui permet d’éclairer plus précisément certains attributs du non-usage, mais aussi, dans certains cas hélas trop rares, de lire possiblement le non-usage comme un acte de résistance plus ou moins actif11 et pas seulement comme une défaillance ou le révélateur de nouvelles inégalités12. Car la « fracture numérique » est souvent présentée comme un déficit d’acculturation technique. Sans remettre en cause frontalement le bien-fondé de cet examen, ce type de cadrage ne permet d’envisager les inégalités numériques que sous l’angle d’une figure de l’extension du domaine de la dépossession contre laquelle il faut lutter. Cette perspective a pour faiblesse, d’une part, de n’envisager les conditions sociales de la pratique que sous l’angle de l’acquisition et de l’exercice d’une forme de capital spécifique et, d’autre part, d’appréhender le non-usage comme une dynamique sociale relevant de la « limitation de soi ». Ce type d’approche se déploie ainsi au risque même du mythe de la « société de l’information13 », c’est-à-dire sans remettre fondamentalement en question la « définition socialement approuvée14 » de nos sociétés contemporaines qui fait de la « fracture numérique » une nouvelle forme d’inégalité à laquelle il faut croire et construit le non-usage comme une déficience contre laquelle il faut agir15. Les politiques en faveur des « publics éloignés », des « havenots » ou des « e-exclus » sont ainsi des mesures considérées comme étant destinées à des « défavorisés numériques », alors que ceux-ci sont évidemment, la plupart du temps, d’abord des « défavorisés sociaux ». Leur but n’est ni de remédier aux causes des inégalités numériques en tant qu’elles sont un effet de discriminations situées en leur amont, ni d’étayer une réflexion sur leur formation. Il s’agit plutôt de considérer une forme émergente d’inégalités, subséquente à la « société de l’information », et non d’examiner la dernière déclinaison en date d’inégalités sociales préexistantes. Les motifs du non-usage Outre ce recours fréquent à la catégorisation des formes de nonusage, un autre trait distinctif de la littérature du domaine est de porter une attention toute particulière aux raisons du non-investissement de l’informatique connectée. Les travaux déjà évoqués de Katz et Aspden n’ont pas dérogé à cette logique d’investigation et présentent une évaluation des raisons pour lesquelles les abandonnistes cessent Lecture Jeune - septembre 2012 19 de se servir d’Internet. Ils ont ainsi mis en avant que les motifs de l’abandon varient selon l’âge. Les moins de vingt ans n’utilisent plus Internet généralement par manque d’intérêt ou par perte de leur accès, tandis que les plus âgés avancent des motifs qui tiennent davantage à leurs difficultés à maîtriser l’informatique connectée ou aux coûts économiques trop élevés. D’autres études plus récentes confirment peu ou prou ces résultats. Elles soulignent par ailleurs combien la question de l’acquisition des compétences et d’une expérience dans la manipulation des équipements tend à devenir de plus en plus centrale . Elles observent aussi que les abandonnistes ne sont généralement pas des néophytes. Si les changements de statuts professionnel, scolaire, ou encore l’éloignement d’un lieu d’accès sont des causes évidentes de l’abandon, celles-ci n’expliquent qu’un seul cinquième des cas. Dans les faits, il existe ainsi de multiples facteurs qui peuvent déterminer l’arrêt d’usage de l’Internet17. Selon les cas de non-usage pris en compte, le domaine des représentations est donc généralement abordé par le biais d’un intérêt tout particulier pour les motivations des non-utilisateurs à s’équiper, ou les motifs pour lesquels ils n’investissent pas (davantage) la pratique de l’informatique connectée ou bien l’ont délaissée. Cette focalisation sur des aspects socio-psychologiques censés fournir toute explication utile permettant de saisir les raisons du non-usage a, sous l’effet d’une logique de l’évidence, pour conséquence de faire l’économie d’une interrogation sur les structures sociales et les dispositions des nonutilisateurs. Elle entérine une vision utilitariste assurant la promotion d’un agent social qui témoignerait de sa capacité à conduire une auto-évaluation rationnelle de ses besoins (contrariés). En l’occurrence, du fait de la méthode employée (réponses à des questions fermées), rien n’est dit sur les causes sociales de ces justifications par trop autoguidées par les appareils de preuves des enquêtes quantitatives. On retrouve là, un des travers classiques des problématiques de la « fracture numérique » qui certes soulignent l’existence d’inégalités dans le champ des TIC, mais ne disent en revanche rien ou pas grand chose des origines sociales de ces inégalités numériques. Comme le suggère Eszter Hargittai18, nous ne saurions donc nous contenter de ces listes de motifs qui, s’ils ont valeur de descripteurs manquent de précision interprétative et noient dans les eaux troubles du sens commun les véritables générateurs sociaux de ces non-pratiques. Paul DiMaggio et ses confrères19 insistent ainsi avec raison sur le fait qu’il s’avère, là encore, nécessaire de réconcilier les approches portant sur les comportements des (non-) utilisateurs (usages, valeurs et représentations) et les analyses macrostructurelles (institutional and political-economic factors) qui cadrent ces comportements. In-capacités matérielles et in-capabilités pratiques Répétons-le, la « fracture numérique » ne saurait seulement se résumer à un défaut d’usage. Si les inégalités numériques s’expriment avec la force de l’évidence dans le non-usage ou dans une pratique Lecture Jeune - septembre 2012 13 Critiques de la société de l’information, E. George, F. Granjon F. (dir.), L’Harmattan, 2008. 14 La Culture du pauvre, R. Hoggart, Éd. de Minuit, 1970. 15 “Reconceptualizing the Digital Divide”, M. Warschauer, First Monday, 7-7, 2002. http://firstmonday.org/issues/current_issue/ warschauer/index.html ; “Second Thoughts: toward a critique of the digital divide”, D. J. Gunkel, New Media & Society, 5-4, 2003 ; « Inégalités numériques et reconnaissance sociale. Des usages populaires de l’informatique connectée », F. Granjon, Fracture numérique et justice sociale, « Les Cahiers du numérique », 5-1, 2009. 16 The Internet in Britain : The Oxford Internet Survey, W. Dutton et al., Oxford Internet Institute, 2005. 17 « La diffusion des technologies d’information et de communication : une enquête longitudinale en Pologne », D. Batorski, Z. Smoreda, Réseaux, 24-140, 2006. 18 “Internet acces and use in context”, E. Hargittai, New Media & Society, 6-1, 2004. 19 “Social Implications of the Internet”, P. DiMaggio P. et al., Annual Review of Sociology, 27, 2001. 20 Fracture numérique Quelques publications récentes Ouvrages et directions • Actualités et citoyenneté à l’ère numérique, F. Granjon, J. Jouët et T. Vedel (dir.), Réseaux, vol. 29, n° 170, 2011. • Communiquer à l’ère numérique. Regards croisés sur la sociologie des usages, J. Denouël, F. Granjon, coll. « Sciences Sociales », Presses des Mines, Paris, 2011. • Inégalités numériques. Clivages sociaux et modes d’appropriation des TIC, F. Granjon, B. Lelong et J-L. Metzger (dir.), coll. « Technique et scientifique des télécommunications », Hermès/Lavoisier, Paris, 2009. Articles • « Les pratiques des écrans des jeunes Français. Déterminants sociaux et formes d’appropriation », F. Gire, F. Granjon, Reset, vol. 1, n° 1, 2011. • « Mobilisations collectives et web participatif », Les Cahiers de la SFSIC, n° 7, 2011. • « Penser les usages sociaux de l’actualité », F. Granjon, A. Le Foulgoc, Réseaux, 2011. • « Fracture numérique », Communications, n° 88, 2011. • « Le « non-usage » de l’Internet : reconnaissance, mépris et idéologie », Questions de communication, n° 18, 2010. • « Exposition de soi et reconnaissance de singularités subjectives sur les sites de réseaux sociaux », F. Granjon F., J. Denouël, Sociologie, vol. 1, n° 1, Presses Universitaires de France, 2010. « indigente », elles ne sauraient toutefois se résumer aux phénomènes d’« e-exclusion », qui ne sont que l’expression des formes les plus radicales d’inégalités numériques. En réalité, ces inégalités peuvent aussi être présentes dans des usages les plus stabilisés et les plus élaborés sur le plan des manipulations. Car ce que nous désignons par « inégalités numériques » ne concerne pas tant des régimes de manipulations besogneuses d’Internet, que des dissemblances effectives concernant la conversion en accomplissement de « bien-être » des possibilités d’action offertes par l’informatique connectée. Et ces dissimilitudes ne sont pas autre chose que des traductions pratiques de formes de rapports sociaux fondés sur des injustices sociales. Elles sont des modalités différenciées d’appropriation produites par des déficits de capitaux ou de compétences, ou des capacités et des sens pratiques (manières d’être et de faire) qui sont les produits intériorisés de formes de domination sociale. Considérer la « fracture numérique » comme un ensemble d’écarts de pratiques constitutifs d’inégalités sociales, nous invite alors à développer une vision agrégative du « non-usage » et à nous intéresser aux logiques et régulations sociales qui structurent le phénomène. Ainsi faut-il sans doute travailler à la fois sur les non-utilisateurs (havenots) qui ne se sont jamais investis dans la pratique de l’informatique connectée, sur les abandonnistes (drop-outs) qui, après avoir essayé Internet, se sont in fine dégagés de cet engagement, mais aussi sur les individus qui, s’ils disposent des éléments matériels (ordinateur et connexion) leur permettant un accès au réseau des réseaux ne développent pour autant que de faibles usages en termes de fréquence, de durée et/ou de répertoire d’usages (low-users). La prise en compte de ces faibles utilisateurs nous invite à bien appréhender sous l’angle de l’appropriation, un phénomène social qui est encore trop souvent ramené à des indicateurs essentiellement infrastructurels (i.e. à une problématique de l’adoption des innovations). Elle nous engage également à saisir pratiquement une population constituée de celles et ceux pour qui disposer d’Internet n’est pas, loin s’en faut, synonyme d’une conversion des opportunités ouvertes par ces ressources technologiques en avantages pratiques concrets. Aussi peut-on désigner par « non-usage » et « non-utilisateurs » (avec des guillemets), l’ensemble des pratiques et des individus dont la caractéristique est de relever d’une « in-capacité » matérielle et/ ou d’une « in-capabilité » pratique à tirer bénéfice des potentialités économiques, sociales et/ou culturelles pouvant être offertes par un usage de l’informatique connectée. Dans cette perspective, essayer de comprendre le « non-usage » et ses significations, c’est chercher à saisir le rapport qu’entretiennent les « non-utilisateurs » à l’informatique connectée, ou autrement dit, à appréhender les sens pratiques qu’ils mobilisent en tant qu’ils sont les produits intériorisés de conditions sociales particulières. Lecture Jeune - septembre 2012 L Comment se manifeste la fracture numérique Le dossier chez les jeunes ? 21 Gérard Valenduc Etude En Belgique, 17 % des jeunes âgés de 16 à 24 ans ne sont pas des utilisateurs assidus d’Internet (tous les jours ou presque) et 3 % se connectent peu ou pas du tout. Toutefois, 33 % des jeunes de cette tranche d’âge estiment que leurs compétences concernant les usages des technologies de l’information et de la communication (TIC) sont insuffisantes par rapport aux exigences du marché du travail. Ces chiffres extraits de l’enquête européenne sur la société de l’information1 témoignent d’un décalage entre, d’une part, la grande familiarité des jeunes avec Internet et, d’autre part, les compétences en matière de TIC que le monde économique et les pouvoirs publics attendent d’eux. À la demande du ministère fédéral belge de l’Intégration sociale et dans le cadre du plan national de lutte contre la fracture numérique, la Fondation Travail-Université a étudié les inégalités dans l’accès à Internet et ses usages chez les jeunes de 16 à 25 ans2. Cette tranche d’âge a été privilégiée car, à la sortie de l’adolescence, les jeunes connaissent une série de transitions dans leur vie personnelle et deviennent progressivement concernés par les usages d’internet dans tous les domaines de la vie en société. C’est aussi à ce moment que la plupart des jeunes se construisent et partagent une culture numérique commune. Ceux qui exploitent peu Internet sont minoritaires au sein de leur génération, ce qui les expose d’autant plus à des risques de marginalisation ou d’exclusion. Quelles fractures chez les jeunes ? La fracture numérique L’expression « fracture numérique » (digital divide) est apparue dans la littérature à la fin des années 1990. Elle désigne le fossé séparant les personnes qui bénéficient de l’accès aux technologies et aux services d’information numériques de celles qui en sont privées. Les recherches en sciences sociales se sont rapidement écartées de cette conception dichotomique3. La fracture numérique a une dimension matérielle qui renvoie à des déficits en termes de moyens, d’équipements et d’accès : la fracture numérique au premier degré. Par-delà cette première acception, la fracture numérique a aussi une dimension cognitive et sociale. Elle renvoie alors à des disparités liées au manque de maîtrise des compétences nécessaires à l’usage des TIC et à l’exploitation de leurs contenus, ainsi qu’à un déficit de ressources sociales pour développer des pratiques qui permettent de négocier une position valorisante au sein des univers sociaux fréquentés. Ces aspects constituent la fracture numérique au second degré. Lecture Jeune - septembre 2012 Gérard Valenduc dirige le Centre de recherche de la Fondation Travail-Université (FTU, Namur, www.ftu-namur.org), est professeur invité à l’université de Louvain-la-Neuve (UCL, école de communication) et à l’université de Namur (FUNDP, faculté d’informatique). Physicien et docteur en informatique, il s'est spécialisé dans la recherche sur la dimension humaine et sociale des changements technologiques. Il a créé une unité de recherche sur le travail et les technologies à la FTU dès 1984 et a participé à de nombreux projets concernant les aspects sociaux de l'innovation technologique, à l'échelle régionale, nationale ou européenne. Ses recherches et publications concernent les mutations du travail, les métiers des TIC, l’exclusion et l’inclusion numériques, les relations entre technologie et société. 1 Statistiques sur l’usage des TIC par les individus et par les ménages, Statbel, SPF économie, Bruxelles, 2011. 22 Comment se manifeste la fracture numérique chez les jeunes ? 2 Les jeunes off-line et la fracture numérique – Les risques d’inégalités dans la génération des “natifs numériques”, P. Brotcorne, L. Mertens, G. Valenduc, rapport pour le Ministère fédéral de l’Intégration sociale, 2009. Téléchargeable sur www.mi-is.be. 3 “The digital divide : current and future research directions”, S. Dewan, F-J. Riggins, Journal of the Association for information systems, vol. 6, n° 12, Atlanta, 2005 ; Digital inequality : from unequal access to differentiated use, P. DiMaggio, E. Hargittai, C. Celeste, S. Shafer dans Social inequality, K. Neckerman, Russel Sage Foudation, 2004 ; “Reconsidering political and popular understandings of the digital divide”, N. Selwyn, New Media and Society, vol. 6, n° 3, Sage publications, 2004. Dans cette optique, il importe de distinguer les différences et les inégalités dans l’accès aux TIC et dans leurs usages. Les disparités reflètent la diversité, tandis que les inégalités sont liées à des phénomènes de discrimination, de ségrégation ou d’injustice sociale. Des discriminations dues au non-accès et au non-usage peuvent s’instaurer dans plusieurs domaines : le travail et le développement professionnel, la consommation, l’accès aux services, la communication avec les autres et l’exercice de la démocratie. L’analyse de ces effets discriminatoires est essentielle pour comprendre les conséquences de la fracture numérique. Les inégalités sociales parmi les jeunes entre 16 et 25 ans Les jeunes entre 16 et 25 ans sont censés appartenir à la génération des « natifs numériques4 ». Le discours qui la caractérise renvoie l’image d’un groupe homogène dans lequel les jeunes évolueraient dans un environnement peu différencié. Pourtant, loin de présenter des caractéristiques similaires, cette tranche d’âge constitue un public fort diversifié. Les situations respectives des moins de 20 ans et des plus de 20 ans5 sont très contrastées, comme le montre le tableau n° 1. « Fractures numériques, inégalités sociales et processus d’appropriation Tableau 1 des innovations », P. Vendramin, G. Valenduc, Terminal, n° 95-96, L’Harmattan, 2006. 4 Le néologisme de natif numérique a été inventé en 2001 par Marc Prensky pour désigner une génération d’apprenants qui, par leur immersion dans les nouvelles technologies et les jeux vidéo, aurait développé des capacités cognitives peu ou mal exploité par les enseignants des générations précédentes. 5 La population de l’enquête européenne sur les forces de travail commence à 15 ans, tandis que la population de l’enquête sur la société de l’information commence à 16 ans. C’est ce qui explique la coexistence de références aux « 15-24 ans » et aux « 16-24 ans ». 6 EU Youth report, DG Education and culture, European Commission, 2009. http://ec.europa.eu/youth/documents/ youth_report_final.pdf Répartition de la population des jeunes de 15 à 24 ans selon le statut (Belgique) 15 à 19 ans 20 à 24 ans Hommes Femmes HommesFemmes En emploi 7 % 5 % 47 % 41 % Demandeur d’emploi 4 % 3 % 12 % 10 % inscrit au chômage Étudiant 87 % 90 % 35 % 40 % Inactif non étudiant 3 % 3 % 6 % 9 % 100 % 100 % 100 % 100 % Source : Enquête sur les forces de travail (LFS), Eurostat, 2011 Le public des plus jeunes (15 -19 ans) est assez homogène sur le plan du statut socioprofessionnel : environ neuf jeunes sur dix sont encore étudiants et à peine un sur dix est sur le marché du travail. En revanche, le public des 20 -24 ans se caractérise par une grande hétérogéité et par des écarts de genre plus importants : 47 % des hommes contre 41 % des femmes ont un emploi, 35 % des hommes contre 40 % des femmes étudient encore. On constate de nombreuses inégalités en termes d’emploi, de chômage et de décrochage scolaire dans cette tranche d’âge (20 -24 ans). De plus, la proportion d’inactifs non étudiants est significative. En Région bruxelloise, un jeune sur huit entre 20 et 25 ans n’est ni étudiant, ni au travail, ni demandeur d’emploi ; les deux tiers d’entre eux sont des femmes. Les données sociodémographiques sur le niveau d’indépendance des jeunes belges entre 16 et 25 ans sont fragmentaires. Selon le EU Youth Report 2009 6 (données de 2007), l’âge médian auquel les jeunes Lecture Jeune - septembre 2012 23 belges quittent le foyer familial est de 25,3 ans pour les hommes et 23,5 ans pour les femmes. En Flandre, 42 % des 18 -25 ans vivent de manière indépendante. L’âge de la transition se situe autour de 21 à 22 ans, un peu plus tôt pour les femmes que pour les hommes7. Les ambuguïtés du discours sur la génération des « natifs numériques » Les discours triomphants sur une génération de « natifs numériques » uniformément branchée sont rapidement devenus populaires8. Ils ont largement contribué à orienter les travaux sur les jeunes et les TIC vers des problématiques spécifiques aux usages juvéniles et à leurs conséquences éducatives et culturelles9. En ce qui concerne les jeunes entre 16 et 25 ans, deux remarques s’imposent : • Les publications sur la génération des natifs numériques définissent de façon variable voire imprécise la tranche d’âge qu’elles qualifient. Les adolescents, de 11 jusque 16 ou 18 ans y occupent une place centrale. Peu d’études s’intéressent au comportement numérique des jeunes dans la transition entre l’adolescence et l’âge adulte, entre la formation et le marché du travail, entre le foyer familial et la vie autonome. • Le discours sur la génération numérique considère surtout les jeunes sous l’angle de leurs activités récréatives et relationnelles. Or, les jeunes de 16 à 25 ans poursuivent des études, ont un travail ou sont demandeurs d’emploi. Leurs usages d’internet dans le cadre de leur formation ou de leur activité professionnelle sont peu pris en compte. Cette orientation particulière des débats « jeunes et internet » a eu en partie pour effet de détourner l’attention des chercheurs d’une autre problématique – pourtant non moins pertinente et réelle –, celle de l’exclusion effective de certains groupes de jeunes de l’univers des TIC et de la société de l’information en général10. 7 Jongeren in cijfers en letters – Bevindingen uit de JOP-monitor 2, N. Vettenburg, J. Deklerck, J. Siangers, Acco, 2010. 8 “Digital natives, digital immigrants”, M. Prensky, On the Horizon, vol. 9 n° 5, 2001. 9 « Jeunes internautes avertis ou l’ordinaire des pratiques », A. Messin et J. Jouet dans Internet : une utopie limitée. Nouvelles régulations, nouvelles solidarités, B. Conein, F. Massit-Foléa, S. Proulx, Presse de l’Université de Laval, 2005. 10 Facer et Furlong, 2001 ; Livingstone et al., 2005 ; Livingstone et Helsper, 2007. Les résultats : un regard dégrisé sur les « natifs numériques » À la recherche des jeunes en risque de marginalisation numérique Selon l’enquête Eurostat/Statbel sur la société de l’information (2011), la population des 16 à 24 ans inclus se répartit entre 83 % d’utilisateurs assidus d’internet (tous les jours ou presque), 14 % d’utilisateurs peu réguliers (au moins une fois par semaine) et 3 % de non utilisateurs ou utilisateurs épisodiques (moins d’une fois par semaine). Un jeune belge sur six ne correspond donc pas au stéréotype du natif numérique, continuellement branché. Où les jeunes naviguent-ils sur la toile ? Lorsqu’on observe leur évolution au cours des six dernières années (2005 -2011), on constate une diversification des lieux d’utilisation d’Internet par les 16 -24 ans : le domicile passe de 81 à 96 % des utilisateurs, le lieu de formation de 26 à 52 %, les voisins et les proches de 15 à 48 %, le lieu de travail de 9 à 26 %, tandis que la proportion de jeunes qui utilisent internet uniquement à la maison décroît de 53 % à 17 %11. L’importance de l’accès à domicile pour les jeunes de 16 -24 ans est mis en lien avec la « culture de la chambre12 » souvent équipée comme un studio Lecture Jeune - septembre 2012 11 Voir note 1. 12 La Culture de la chambre. Préadolescence et culture contemporaine dans l’espace familial, Hervé Glévarec, La Documentation française, 2009. 24 Comment se manifeste la fracture numérique chez les jeunes ? 13 « Jongeren en ICT, een divers publiek », T. Boonaert, N. Vettenburg, Jongeren binnenstebuiten, Jeudg Onderzoeksplatform (JOP), Acco, 2009. 14 Les pourcentages du graphique se rapportent à la population utilisatrice d’internet dans chaque tranche d’âge. multimédia où nombre d’entre eux passent l’essentiel de leur temps. Cette « culture de la chambre » est liée à la taille des habitations et aux possibilités de contrôle que les parents souhaitent exercer ou non13. Les acteurs de terrain confirment qu’il n’existe pas de groupe particulier de jeunes peu utilisateurs d’internet que l’on pourrait caractériser par des variables sociologiques ou démographiques. L’hypothèse selon laquelle ces jeunes appar tiendraient essentiellement à des milieux économiquement défavorisés ne serait donc pas recevable. Les professionnels identifient plutôt une grande diversité de situations d’usage rare ou épisodique, ne concernant, pour chacune d’entre elles, qu’un très petit nombre de jeunes : • Des ménages sans connexion, dans lesquels les jeunes ont peu de possibilités de compenser cette absence par une utilisation d’Internet hors du domicile (lieux de formation, amis, voisins, cybercafés, associations, etc.), soit pour des raisons d’isolement géographique (zones rurales), soit pour des raisons culturelles. • Des situations liées à des problèmes dans le milieu familial : conflits familiaux, troubles psychologiques, situations d’accueil en milieu ouvert. • Des situations liées à la marginalisation de certains jeunes qui vivent essentiellement dans la rue et pour lesquels Internet n’est pas un moyen de socialisation pertinent. • Des situations liées à la qualité ou à l’organisation du logement : ordinateur dans une pièce commune sans possibilité d’utilisation personnalisée et isolée ; connexion monopolisée par d’autres membres du ménage (notamment la domination des utilisateurs masculins) ; équipement ou connexion en partage avec des colocataires, etc. • Des situations liées à des barrières culturelles : restrictions ou interdits imposés par la famille (au sens large), notamment à l’égard des jeunes filles ; situations particulières de certaines minorités ethniques, notamment les gens du voyage. • Des situations de handicap, physique ou mental, non prises en charge par des institutions qui favorisent l’utilisation des TIC par les handicapés. • Des situations liées à des cas individuels de mise à l’écart de la société (centres fermés, emprisonnement, etc.). De plus, dans chacun de ces cas, on trouve à la fois des jeunes qui se servent fréquemment d’Internet et d’autres qui naviguent très peu. L’univers numérique des jeunes L’univers numérique des jeunes présente cependant quelques caractéristiques spécifiques. Le graphique n° 1 rassemble une série d’indicateurs recensés par l’enquête sur la société de l’information pour décrire l’activité des utilisateurs d’Internet, dans trois tranches d’âge : 16 -24, 25- 34 et 35- 44 ans14. Lecture Jeune - septembre 2012 25 Graphique 1: Proportion d’individus ayant utilisé divers services en ligne au cours des trois derniers mois (% de la population utilisatrice d’internet dans chaque tranche d’âge – source : Statbel/Eurostat, 2011) Infos et services de formation Interactions avec pouvoirs publics Achats en ligne (3 derniers mois) Vente en ligne (enchères) Banque en ligne infos santé 35-44 25-34 16-24 Journaux et revues Infos sur biens et services Jeux en lignes ou téléchargé Forums, chat Réseaux sociaux Courrier 0 10 2030 40 50 6070 8090 100 Le graphique souligne le profil contrasté des jeunes de 16 à 24 ans par rapport aux tranches d’âge suivantes. D’une part, certains usages liés à la communication sont beaucoup plus répandus chez les 16 -24 ans (les réseaux sociaux, la messagerie instantanée, les jeux et la musique). D’autre part, dans toutes les autres pratiques (recherche d’informations, démarches administratives, activités commerciales), les 25-34 ans et les 35-44 ans sont significativement plus nombreux que les 16-24. Ces distinctions esquissent, en quelque sorte, les contours d’un « profil jeune » – dont rien ne permet d’attester de l’homogénéité – et ceux d’un « profil adulte » dans les usages d’Internet. Le graphique ci-dessous (graphique n°2) tente de schématiser, sous la forme d’un nuage de tags, les différences entre les utilisations d’internet préférées par les jeunes et les utilisations attendues par le monde socioéconomique. Graphique 2 Usages préférés et usages imposés, représentés sous la forme d’un nuage de tags Usages préférés par les jeunes office software office software e-learning e-government e-commerce facebook music photo video chat online messaging e-mail online gaming ambient intelligence second life Usages attendus par le monde socioéconomique e-learning e-gov e-commerce facebook music photo video chat online messaging e-mail online gaming ambient intelligence second life Le niveau de familiarité des jeunes avec l’informatique et Internet n’est pas homogène. L’enquête Statbel indique que 36 % des 16-24 ans sont uniquement capables d’y réaliser des tâches élémentaires. Lecture Jeune - septembre 2012 26 Comment se manifeste la fracture numérique chez les jeunes ? 15 “Digital Inequality : Differences in Young Adults’ Use of the Internet”, E. Hargittai et A. Hinnant, Communication Research, vol. 35 n° 5, 2008. Quel que soit leur degré de familiarité avec les TIC, ces jeunes sont 33 % à considérer que leurs compétences informatiques sont insuffisantes par rapport aux exigences du marché du travail. Les acteurs de terrain confirment la plausibilité de ces données qui reflètent assez bien la réalité à laquelle ils se trouvent confrontés. Ils considèrent toutefois que, malgré ces difficultés et disparités, l’utilisation d’Internet a une fonction sociale et identitaire essentielle pour les jeunes. Ceci corrobore les résultats de plusieurs enquêtes qui montrent qu’Internet contribue à modifier les modalités de socialisation et à développer de nouveaux formats culturels de communication propres aux jeunes. Cette fonction sociale et identitaire est ce qui distingue le plus leurs pratiques numériques de celles des adultes15. Usages et non-usage chez les jeunes 16 « Mieux comprendre les situations de non-usage des TIC – Le cas de l’informatique et d’internet », A. Boutet et J. Trémembert, Les Cahiers du Numérique, vol. 5, n° 1, Hermès Lavoisier, 2009. Pour aller plus loin • « Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d’internet », P. Brotcorne et G. Valenduc, Les Cahiers du Numérique, vol. 5 n° 1, Hermès Lavoisier, 2009. • « Les collégiens et la transmission familiale d’un capital informatique”, C. Fluckiger, dans Technologies de l’information et de la communication : construction de soi et autonomie, Y. AmsellemMainguy, F. Labadie, C. Metton (dir.), dossier de la revue Agora de l’INJEP, n° 46, L’Harmattan, Paris, 2009. Si la question du non-usage des TIC a été étudiée récemment par plusieurs auteurs16, le problème spécifique du non-usage chez les jeunes a jusqu’ici peu fait l’objet de travaux. Contrairement aux autres tranches d’âge, la frontière entre usage et non-usage d’Internet est assez floue chez les jeunes entre 16 et 25 ans. La grande majorité d’entre eux est, d’une manière ou d’une autre, familiarisée avec Internet, mais certains se trouvent dans des situations intermédiaires, entre l’usage et le nonusage, qui peuvent être provoquées par deux types de causes. D’une part, certains font un usage épisodique, intermittent, frugal ou restreint d’Internet, essentiellement pour des raisons liées à la qualité de leur connexion. Ils ont une autonomie limitée due aux contraintes imposées par l’environnement familial et ils se trouvent dans des situations précaires par rapport au logement ou à l’insertion sur le marché du travail. D’autre part, les disparités cognitives et culturelles entraînent une segmentation des territoires d’usage d’Internet. La littérature sur la fracture numérique au second degré met l’accent sur les inégalités en termes de compétences numériques : elle souligne non seulement les compétences instrumentales mais aussi et surtout les compétences informationnelles grâce auxquelles on sélectionne et traite les contenus numériques sans oublier les compétences stratégiques qui permettent de mettre les usages des TIC au service d’objectifs personnels, professionnels, individuels ou collectifs. Si les jeunes de 16 à 25 ans possèdent en général les compétences instrumentales de base, les compétences informationnelles et stratégiques sont très inégalement réparties. Liées au capital culturel et social des individus, elles interfèrent avec la question récurrente de l’illettrisme et du décrochage scolaire. Ainsi, alors que certains jeunes affichent leurs préférences parmi les différentes fonctions d’Internet et sont capables d’évoluer selon des circonstances, d’autres restent cantonnés à des usages limités au divertissement audiovisuel et à la communication instantanée. Des phénomènes de segmentation des usages se créent au sein de la jeune génération, notamment entre les usages récréatifs et les usages utilitaires. Ils peuvent aussi révéler d’autres fragilités par rapport au marché du travail. Lecture Jeune - septembre 2012 27 Il existe donc un décalage entre l’expérience des jeunes sur Internet et les attentes de la société à leur égard en matière d’usages des TIC dans la sphère socioéconomique. Les jeunes en risque de marginalisation numérique sont caractérisés par des usages limités d’Internet et des services en ligne qui témoignent d’un compromis entre, d’une part, des obstacles matériels ou cognitifs restreignant le développement de leurs pratiques, et d’autre part, le besoin et la volonté de ne pas se marginaliser par rapport à leur groupe de référence, d’affirmer leur identité, de se distinguer de leur milieu familial. En revanche, ces jeunes sont confrontés à des difficultés lorsqu’ils sont soumis à des épreuves imposées par le contexte socioéconomique ou institutionnel : rédiger un document, remplir un formulaire en ligne, postuler pour un emploi, organiser une activité, etc. La marginalisation numérique des jeunes n’est donc pas une mise à l’écart des TIC mais une situation de décalage profond entre leur expérience limitée des TIC et les attentes de leurs employeurs éventuels, ou les pré-requis nécessaires pour vivre de façon autonome en société. C’est précisément ce hiatus que pointent les acteurs de terrain, car il peut compromettre l’autonomie et l’insertion socioéconomique de certains jeunes. Le défi de l’inclusion numérique des jeunes consiste donc à construire des passerelles entre ces deux univers. Les individus en situation de marginalisation numérique ont besoin de découvrir ces ponts, apprendre comment les emprunter avec succès et être accompagnés pour surmonter ce qui constitue, pour les plus défavorisés d’entre eux, un véritable parcours d’obstacles. Lecture Jeune - septembre 2012 • “Gradations in digital inclusion : children, young people and the digital divide”, S. Livingstone et E. Helsper, New Media and Society, vol. 9 n° 4, 2007. • Theorising the benefits of new technology for youth : controversies of learning and development, S. Livingstone, ERSC Seminar Series on the educational and social impact of new technologies on young people in Britain, University of Oxford and London School of Economics, 2008. • Internet literacy among children and young people : findings from the UK children go online project, S. Livingstone, M. Bober et E. Helsper, London School of Economics and Political Science, 2005. Disponible à l’adresse suivante : www.children-go-online.net. • “Beyond the digital divide : towards an agenda for change”, N. Selwyn et K. Facer, Overcoming digital divides, E. Ferro, Y. Dwivedi, R. Gil-Garcia, A. William (éd.) Hershey PA, IGI Global, 2009. Le numérique, 28 levier de prévention Le dossier de l’illettrisme ? Elie Maroun Focus Propos d’Elie Maroun mis en forme par Sonia de Leusse-Le Guillou Comment utiliser les technologies de l’information au travail, en société, dans sa vie privée lorsqu’on ne maîtrise ni la lecture, ni l’écriture ? Comment, dans ces conditions, chercher, recueillir et diffuser de l’information de manière autonome ? Comment utiliser de façon adaptée et pertinente le numérique pour apprendre et renouer avec la lecture, l’écriture et le calcul ? Ces questions se posent aujourd’hui avec d’autant plus de force que les outils numériques n’ont jamais été aussi présents dans notre vie quotidienne. Illectronisme… un nouvel avatar de l’illettrisme ? Elie Maroun est chargé de mission national à l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI) depuis 2003, en charge du pilotage du Forum permanent des pratiques et des activités liées à la professionnalisation des acteurs et à l’usage des TIC. Il a une longue expérience dans l’enseignement, la formation d’enseignants et formateurs et la conduite de projets d’ingénierie et de développement de dispositifs de formation ([email protected] www.anlci.gouv.fr ). 1 www.atd-quartmonde.fr/ 2 Le terme apparaît pour la première fois en 1978 dans le rapport moral du mouvement ATD quart-monde, fondé en 1957 (Geffroy, Grasset-Morel, 2003). L’analphabétisme concerne les personnes qui n’ont jamais appris à lire et à écrire. En 1978, ATD quart-monde1 invente le néologisme « illettrisme2 » pour qualifier la situation de personnes francophones qui ne maîtrisent pas suffisamment la communication écrite malgré leur scolarité. Depuis lors, l’avènement de la société de l’information et du savoir a fait émerger le besoin d’un usage minimal des TIC dans la vie quotidienne et professionnelle. Toutefois, après plusieurs expériences d’intégration des TIC dans l’éducation dès la fin des années 80, il a fallu attendre l’année scolaire 2000-2001 pour que s’instaure le Brevet informatique et Internet (B2i)3 à l’école et au collège. Celui-ci a permis « l’alphabétisation numérique » (digital literacy) des premières générations de jeunes (comme le Passeport de compétences informatiques européen – PCIE4 –, pour les adultes)5. Ceux qui n’ont pas acquis les compétences de base pour mener leur vie d’adulte malgré ces enseignements scolaires sont en situation d’illettrisme électronique. L’« illectronisme6 », au sens indéfini et multiple, renvoie au « fossé » ou à la « fracture » numériques, en soulignant les difficultés d’accès à la société de l’information et de la connaissance. Les rapports entre le numérique et la prévention de l’illettrisme Partout en France, des acteurs de l’éducation formelle et informelle utilisent le numérique comme levier pour éviter le décrochage scolaire des jeunes. Le Forum permanent des pratiques de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI7) qui s’est tenu à Lyon en février 2012 avait pour vocation de valoriser certaines de ces actions de terrain relayées sur le site Internet de l’agence8. Il apparaît que si le numérique peut permettre de renouer avec la lecture et l’écriture, le support mal utilisé devient au contraire un frein : certains jeunes ne comprennent pas les usages éducatifs souhaités par les professeurs. Ensuite, l’incapacité à utiliser d’une manière adéquate l’outil numérique amplifierait les obstacles d’apprentissage des autres compétences Lecture Jeune - septembre 2012 29 du socle commun. Une pédagogie personnalisée, créative et une ingénierie inventive sont donc essentielles pour proposer une nouvelle manière de motiver les jeunes en difficulté. 3 Voir le Bulletin Officiel du ministère de l'Education Nationale N°42 du 23-11-2000 (www.education.gouv.fr/bo/2000/42/ encart.htm) et le site du B2i (www.eduscol. education.fr/cid46073/b2i.html ). Quelques recommandations A partir des initiatives exposées lors du Forum permanent des pratiques, l’ANCLI fait trois recommandations : • Articuler et mettre en complémentarité, en cohérence, les actions relatives aux deux luttes, contre l’illettrisme et contre l’analphabétisme numérique pour qu’elles gagnent en efficacité et pertinence sur les deux plans. Ainsi, on évitera une nouvelle exclusion, une « double peine » chez les jeunes en difficulté. Quant à la prévention de la fracture numérique, notamment dans les usages, elle est inévitablement liée à la prévention de l’illettrisme ; car il s’agit bien de l’une des compétences de base. • S’interroger à chaque moment de face-à-face sur les usages adaptés du numérique aux diverses stratégies d’apprentissage formel et informel. Une pédagogie innovante, adéquate tiendrait en compte les spécificités des outils et contenus numériques proposés aux jeunes en difficulté. • Consolider en permanence la compétence numérique d’une manière fonctionnelle pour éviter que de nouvelles situations d’analphabétisme numérique (d’illectronisme) émergent, notamment avec l’arrivée de nouvelles technologies. Non intégrées par les jeunes en difficultés, ces nouvelles situations risquent d’accentuer l’illettrisme et freiner les apprentissages. Enfin, rappelons que la prévention de l’illettrisme n’est pas uniquement l’affaire des « spécialistes ». Tout médiateur peut instaurer les conditions nécessaires pour qu’un jeune retrouve le plaisir de la communication écrite. La tentation de mettre les usages des TIC dans un champ à part existe. Il ne faut pourtant pas cloisonner les apprentissages et les actions mais les faire interagir. 4 Le PCIE a été lancé en France par la fondation ECDL (European Computer Driving Licence ; ICDL au niveau international), l’autorité certifiante du principal programme international de certification des compétences informatiques (www.ecdl.org/ ecdlfrench/) 5 On parle de digital illiteracy ou Computer illiteracy lorsque les individus ne se sont pas approprié les codes et usages numériques ou ne maîtrisent pas les outils informatiques. 6 Terme utilisé pour la 1ère fois en France par le 1er ministre L. Jospin, le 26 août 1999 à Hourtin : « L'essor des technologies de l'information ne doit pas creuser un "fossé numérique". L'internet ne doit pas nourrir de nouvelles inégalités dans l'accès au savoir. Il revient au service public de veiller au développement équilibré de ces technologies sur le territoire national et à l'égal accès de tous aux contenus essentiels que diffusent ces réseaux. A travers l’école, en particulier, l’Etat peut prévenir "l’illectronisme", avant qu'il ne devienne un nouvel avatar de l’illettrisme ». 7 Voir aussi les actes de la 2e rencontre européenne de la presse sociale, organisée Pour prolonger la réflexion, liens vers les travaux de l’ANLCI sur ce thème : • Les journées ANLCI du numérique : www.anlci.gouv.fr/index. php?id=actualite&tx_ttnews[tt_news]=820&tx_ttnews[backPid]=492&cHash=7558c098e2 • Les principaux travaux du Forum permanent des pratiques dans le domaine des TIC : www.fpp.anlci.fr/index.php?id=usages_tic en octobre 2008 par le Syndicat de la presse sociale sur le thème « De l’illettrisme à l’illectronisme : une même exclusion ? ». 8 www.anlci.gouv.fr/ 9 Voir les documents sur www.anlci.gouv.fr/index.php?id=actualite&tx_ttnews[tt_news]=820&tx_ttnews[backPid]=492&cHash=7558c098e2 ; le dossier spécial du magazine ANLCI Infos, n° 18 (disponible sur commande) et les principaux travaux du Forum permanent des pratiques dans le domaine des usages des TIC (http://www.fpp.anlci.fr/index. php?id=usages_tic). Lecture Jeune - septembre 2012 30 Le numérique et les publics Le dossier en situation de précarité Marion Liewig Entretien Propos recueillis par Anne Clerc Chargée du programme d’inclusion au numérique pour l’Agence Nouvelle des Solidarités Actives1 (ANSA), Marion Liewig conduit dans plus d’une dizaine de villes des projets d’innovation sociale numérique à destination des publics en situation de précarité. Elle dresse pour la rédaction un constat des inégalités d’accès à Internet chez les jeunes et donne des pistes pour la nécessaire évolution des structures d’action sociale et culturelle. Anne Clerc : Comment est née l’ANSA ? Marion Liewig est responsable du programme Numérique pour tous (TIC’Actives) au sein de l’ANSA. 1 www.solidarites-actives.com/ Et pour consulter le volet « numérique et insertion » : www.solidarites-actives.com/ #Numerique_et_insertion 2 L’association a débuté par l’expérimentation du Revenu de Solidarité Active (RSA) dans une vingtaine de départements puis a guidé sa généralisation lors de l’entrée au gouvernement de Martin Hirsch en 2007, en tant que Haut Commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté et à la Jeunesse. La mise en place du RSA a permis d’identifier les difficultés des allocataires et des personnes en recherche d’emploi. Au-delà de l’assistance financière, il s’agit surtout de proposer un accompagnement pour déterminer les freins au retour à l’emploi. L’ANSA conduit une réflexion sur des questions telles que la mobilité, l’accès aux soins, la formation professionnelle et l’inclusion financière avec la prévention du surendettement et l’éducation économique. Marion Liewig : L’Agence a été créée en 2006 dans le cadre de la loi de 1901 par Martin Hirsch, ancien président d’Emmaüs et Benoît Genuini, président de la société de conseil Accenture. Ils ont ainsi associé les compétences méthodologiques des entreprises privées à une cause d’intérêt général pour les mettre au service de la lutte contre la précarité et évaluer efficacement la conduite de projets. Cette alliance se reflète aujourd’hui dans les profils des employés de l’ANSA et dans l’organisation du travail2. AC : Dans quelles circonstances démarrent les actions en direction du numérique ? ML : Le programme d’inclusion au numérique a été lancé dès janvier 2008. Nous avons réuni durant trois mois une dizaine d’acteurs avec la délégation interministérielle des usages de l’Internet3, des entreprises, des associations, des collectivités, des institutions publiques et des allocataires du RSA pour définir les projets numériques qui méritaient d’être développés et généralisés auprès de personnes en situation de précarité. Nous avons pu identifier deux propositions : tout d’abord, équiper et connecter soixante ménages à revenus modestes dans l’Eure. Cette première expérience nous a permis d’analyser les besoins des publics. Le deuxième projet concerne la formation des jeunes et l’emploi dans le secteur des TIC. L’ANSA a accompagné la création d’une Unité de Formation par l’Apprentissage (UFA), également portée par l’association « Réseau 20003 ». Basée dans le 19e arrondissement de Paris, l’UFA a accueilli trois promotions d’une quinzaine d’élèves depuis sa création et se donne pour mission de former les jeunes aux nouveaux métiers du numérique (maintenance, médiation, gestion électronique de documents, constitution de bases de données…5). Dès 2010, un appel à projets numériques a été lancé, qui comprenait un soutien financier, un accompagnement méthodologique et la mise à disposition de matériel. L’ANSA a ainsi pu soumettre son expertise pour mettre en place différentes expériences à travers toute la France. Lecture Jeune - septembre 2012 31 s En Charente, un bus mobile de formation numérique a été inauguré : « L’Esp@ce mobile6 ». Ce véhicule itinérant circule dans les écoles, les collèges, les centres communaux d’action sociale, les médiathèques et les chantiers d’insertions du pays Sud-Charente pour proposer une formation à la recherche documentaire et informationnelle sur le Web ainsi que sur les usages plus ludiques d’Internet ; il touche ainsi les personnes âgées autant que les chercheurs d’emploi ou les jeunes. Un autre projet se déroule à Paris, dans le centre d’hébergement de la Bastille – et désormais déployé sur trois autres centres. Nous mettons à disposition dans les foyers des ordinateurs portables et du matériel informatique. Dans le même temps, en partenariat avec l’Association des Cités du Secours Catholique (ACSC)7, nous formons les travailleurs sociaux pour qu’ils deviennent médiateurs numériques et puissent à leur tour dispenser leurs connaissances aux pensionnaires. Ils peuvent de cette manière animer des ateliers et connaître les outils pour mieux les transmettre aux jeunes. Nous avons ainsi élaboré une première approche des technologies digitales et de la recherche d’informations sur le Web pour démontrer l’utilité du numérique dans les tâches quotidiennes. Ainsi, dans une cité d’accueil à Bourges, les adolescents ont eu l’opportunité d’intervenir eux-mêmes sur le règlement intérieur à l’aide de l’ordinateur : ils ont travaillé sur le format mais aussi sur la dimension visuelle. À présent, convaincus par les possibilités offertes par le numérique, ils en profitent pour œuvrer à l’organisation d’un tournoi de foot, d’une colonie de vacances… Cela permet de les familiariser à la recherche d’informations, leur facilite le calcul d’un budget par eux-mêmes et les stimule en valorisant leurs compétences. Il faut donc partir des centres d’intérêt des jeunes sans tenter de les projeter dans un autre environnement si on veut capter ce public. 3 Aujourd’hui rattachée au ministère délégué à l’Économie numérique. 4 http://reseau2000.net/ 5 Voir le site dédié : http://ufa.reseau2000. net/index.php?option=com_content&view=frontpage&Itemid=1 6 www.espace-mobile.org/ 7 www.acsc.asso.fr/ AC : Les jeunes en situation de précarité sont-ils inévitablement en rupture avec le numérique ? ML : L’offre sociale d’abonnement Internet reste encore hors de portée pour de nombreux ménages. Il subsiste un large publics en précarité qui ne peut accéder au numérique pour des raisons financières. Ainsi, des adolescents éprouvent encore une certaine méfiance envers Internet : ce lieu auquel ils n’ont pas accès les effraie et cristallise leurs fantasmes aussi bien que leurs angoisses. Néanmoins, même en situation de chômage ou de précarité, beaucoup ont acquis des compétences informatiques, savent manier les smartphones ou les ordinateurs et communiquer à l’aide de ces outils. Cependant, leurs connaissances ne sont pas encadrées dans un contexte pédagogique d’acculturation et d’éducation au numérique. Or la formation à l’ère digitale est nécessaire au processus de construction de l’identité numérique. À défaut d’éducation parentale, une structure comme la Fabrique à Liens8 propose des modules de formations dans les centres d’hébergement pour familiariser les jeunes à cette notion : lorsqu’ils vont chercher une information sur le Web, il faut qu’ils parviennent à dépasser une vision « court-termiste » qui tend à considérer Internet comme une simple plateforme de centres d’intérêt ou d’échanges avec des amis au lieu d’un espace de prolongement des connaissances. Lecture Jeune - septembre 2012 8 http://lafabriquealiens.org/ 32 Le numérique et les publics en situation de précarité AC : Comment encadrer au mieux ces jeunes ? 9 Destiné à tous, un espace public numérique (EPN) propose à ses usagers des activités variées et encadrées, par le biais d’ateliers collectifs, mais également dans le cadre de médiations individuelles et de plages réservées à la libre consultation. Les EPN sont recensés ici : www.netpublic.fr/ ML : Leur encadrement s’inscrit autour de trois enjeux : il faut tout d’abord cerner les envies et les besoins des usagers avant de leur proposer un produit. Ensuite, une véritable segmentation des publics doit être effectuée en fonction des âges et des parcours de chacun. En effet, pour les jeunes, l’ère digitale représente un vrai levier d’insertion sociale : s’ils ne reçoivent pas aujourd’hui une éducation au numérique, ils rencontreront des difficultés dans leurs emplois de demain. Enfin, pour les professionnels, il est essentiel de savoir comment intégrer les usages numériques dans leurs pratiques : par exemple, les travailleurs sociaux traitent un nombre croissant de demandes administratives qui exigent une bonne connaissance des outils informatiques pour pouvoir aider les usagers. C’est pourquoi la formation des professionnels est essentielle afin de leur apporter les ressources nécessaires pour qu’eux-mêmes développent une méthodologie pour accompagner les publics. Le bibliothécaire, tout autant qu’un professionnel de l’action sociale, est confronté à l’intervention du numérique : il peut alors aider les jeunes à effectuer des recherches mais il n’est pas de son ressort de les former, il doit plutôt les diriger vers les Espaces Publics Numériques (EPN)9. AC : Les EPN sont peu mis en avant dans vos études. Il s’agit pourtant de lieux d’accueil à promouvoir et à valoriser car ils permettent un accès à Internet libre et gratuit. Parviennentils à toucher les jeunes ? Pensez-vous qu’il soit plus important de développer Internet dans les foyers plutôt que dans des espaces dédiés ? ML : En fonction des besoins des territoires, les EPN pourraient devenir de véritables pôles de ressources qui permettraient aux usagers de travailler sur des projets de quartiers, de retour à l’emploi, d’accès au droit… Des animateurs sont présents pour faciliter la tâche du public mais ces espaces ressources ne sont désormais plus suffisants, d’autant plus que l’acquisition d’équipement est devenue moins problématique ces dernières années : même les foyers en situation de précarité possèdent un ordinateur et parfois Internet. Or, l’accès au numérique n’est plus considéré comme une fin en soi mais plutôt comme un moyen. Les EPN doivent donc s’inscrire dans des enjeux de parentalité et de jeunesse pour favoriser les projets locaux plutôt que de simplement proposer un équipement numérique. Les publics en parcours d’insertion reçoivent déjà un accompagnement multiple avec plusieurs référents car ils sont guidés par les centres d’action sociale mais aussi par les professionnels provenant d’autres structures. Aussi, ils ne fréquentent pas d’eux-mêmes les EPN bien que ceux-ci pourraient leur permettre de renforcer leurs compétences numériques. De même, ce n’est qu’en proposant aux jeunes des ateliers susceptibles de les intéresser vraiment qu’il est possible de les aiguiller par la suite vers des espaces dédiés comme les EPN : il reste primordial de s’implanter d’abord dans les lieux où se rendent les adolescents. Lecture Jeune - septembre 2012 33 AC : En effet, les bibliothécaires ont souvent l’envie et les moyens de réaliser un projet numérique avec des adolescents mais ne parviennent pas à capter ce public s’il n’est pas présent dans la médiathèque. ML : La question du « hors les murs » est essentielle pour conquérir une audience réfractaire. Ainsi, dès ses débuts l’EPN mobile de Charente partait lui-même au contact des publics. Désormais, ce sont les structures locales qui demandent sa venue. La captation du public s’opère en allant le chercher dans son propre milieu. Or, les jeunes se trouvent davantage dans les missions locales qu’en bibliothèque. AC : Certains bibliothécaires craignent de n’être plus sollicités si leur établissement ouvre un accès Internet aux usagers… ML : Il existe encore beaucoup de structures sociales ou culturelles qui ne disposent pas d’accès au réseau via le Wifi – alors que c’est une préconisation de l’étude de l’ANSA – de peur que cela entraîne uniquement la consommation du lieu sans le recours aux services. Or, le fait de pouvoir établir ses repères dans un espace encourage les usagers à requérir un accompagnement pour prolonger la simple connexion individuelle : le bibliothécaire doit donc être présent pour proposer son aide et ses renseignements en tant que professionnel. AC : Quelles sont les expérimentations que vous aimeriez développer ou mettre en place dans les années à venir ? ML : Les projets numériques concernent davantage les jeunes adultes que les adolescents car ils nous permettent de réfléchir à la formation à l’accès à l’emploi. Nous travaillons par exemple avec la mission locale de Dinan. Les jeunes sont nommés « ambassadeurs du numérique » auprès de leurs pairs et des élus locaux. Deux professionnels de l’action sociale sont formés à ces sujets puis transmettent leurs compétences à des groupes de trois ou quatre jeunes, qui vont s’occuper durant trois mois de familiariser leurs camarades au monde numérique dans les écoles ou les centres sociaux. Le trimestre écoulé, le processus recommence avec d’autres adolescents. La clé du succès de cette entreprise réside dans la brièveté du projet : les jeunes éprouvent des difficultés à s’investir longtemps dans une tâche, il faut donc leur proposer des missions ponctuelles et de courte durée pour qu’ils aient envie de revenir. Enfin, à Nanterre, nous travaillons sur un projet de réduction des dépenses contraintes des ménages à revenus modestes dans un quartier d’habitat social pour établir un diagnostic numérique des situations de mal-équipement : nous tentons ainsi de cerner si les abonnements sont correctement adaptés aux usages des familles pour éviter la surfacturation due à la multiplication des souscriptions. Nous avons également lancé une campagne de sensibilisation au numérique dans les écoles pour toucher les jeunes mais aussi leurs parents sur les questions des réseaux sociaux et d’accès au droit par Internet. Lecture Jeune - septembre 2012 Pour aller plus loin • L'accès aux télécommunications pour tous : la parole aux personnes en situation de précarité, avril 2012. Publication à consulter sur le site de l’ANSA : www.solidarites-actives.com/pdf/ANSA_TIC_ contribution_15_acces_telecoms. pdf • Espaces publics numériques et politique de la ville: propositions pour mieux travailler ensemble au service des habitants des quartiers, septembre 2011 : www.solidarites-actives.com/pdf/Etude_EPN_ Politique_Ville_Propositions.pdf Les pratiques 34 informationnelles Le dossier des adolescents sur Internet Karine Aillerie Étude Karine Aillerie a été documentaliste pendant une quinzaine d’années et en charge de la formation continue des enseignants documentalistes. Aujourd’hui, elle est chargée de mission à l’Agence nationale des usages des technologies de l'information et de la communication pour l’enseignement (TICE) (http://www.cndp.fr/agence-usages-tice/index.htm). En 2011, elle a soutenu une thèse en sciences de l’information et de la communication traitant des « pratiques informationnelles informelles d’adolescents (14 -18 ans) sur le Web » (thèse à l’Université Paris-Nord - Paris XIII, sous la direction de Roger Bautier). 1 L’Activité informationnelle juvénile, N. Boubéé, A. Tricot, Hermès Lavoisier, (Système d’information et organisations documentaires), 2011. Voir également « TIC : analyse de certains obstacles à la mobilisation des compétences issues des pratiques personnelles dans les activités scolaires », C. Fluckiger, E. Bruillard, L’Education à la culture informationnelle, Presses de l’ENSSIB, (Papiers), 2010. http://hal.archives-ouvertes.fr/ docs/00/34/31/28/PDF/2008-10_-_ Fluckiger-27-CICI2.pdf L’appellation « digital native », par opposition à « digital immigrant », désigne la génération née à la fin des années 90. Le consultant Marc Prensky souligne que ces jeunes, en fréquentant assidument les écrans, auraient développé des capacités de raisonnement privilégiant les démarches inductives et aléatoires. Néanmoins, les études scientifiques démontrent que cette maîtrise « spontanée » des TIC est à reconsidérer. En effet, les jeunes connectés de manière intensive ne développent pas automatiquement des compétences techniques nécessaires à une tâche précise ou à un contexte donné1. L’enquête menée à l’initiative de la British Library fut l’une des premières à établir clairement les difficultés des jeunes à rechercher ou à trouver l’information sur Internet et à affirmer l’insuffisance de la seule entrée générationnelle pour caractériser leurs pratiques informationnelles2. Cette perspective a été celle de notre travail de thèse – sur lequel nos propos s’appuieront – mené en 2008-2009 à partir de 59 entretiens semi-directifs auprès de collégiens et lycéens âgés de 14 à 18 ans et disposant d’un accès à Internet (connexion à domicile et dans l’établissement scolaire). Se baser uniquement sur le facteur générationnel masque en effet les disparités individuelles existantes dans l’appropriation des TIC. Cela atténue paradoxalement la portée des enjeux spécifiques de la jeunesse en matière de maîtrise de l’information numérique : haut niveau d’exigence des institutions politiques et scolaires, autonomisation des pratiques culturelles et médiatiques, individualisation du rapport à l’information et au savoir, crises des instances de médiation... La recherche informationnelle et documentaire est déterminante dans une « société du savoir » où la formation n’est plus restreinte au seul temps scolaire et où l’esprit d’initiative est valorisé comme une compétence à part entière alors même que ces dispositions sont de plus en plus indissociables de l’espace privé, voire intime, et de ses ressources propres3. Nous présenterons ici l’hétérogénéité des pratiques individuelles d’information via le numérique en revenant tout d’abord sur la notion générale de « culture numérique » avant d’analyser la relation particulière que les jeunes utilisateurs de Google entretiennent avec l’information. Notre troisième et dernier point permettra d’insister sur la distinction entre recherches privées et prospection pour l’école, caractéristique d’un public d’âge scolaire et révélatrice d’implications personnelles tout aussi diverses que discriminantes dans les recherches. Lecture Jeune - septembre 2012 t 35 Vous avez dit « culture numérique » ? Depuis les années 50, la culture jeune est inséparable de l’innovation technique : électrisation des instruments de musique et de la guitare en particulier, apparition de la télévision et développement des radios... Travaillée par un « […] contact quotidien avec les médias [qui] tend à structurer leur temps extra scolaire […]4 », elle se transmet aujourd’hui par les appareils de communication multifonctionnels (smartphone, Ipod, Ipad, téléchargement, streaming…), comme elle s’est auparavant diffusée par le transistor, premier média mobile et individuel. La notion de « culture numérique » est ainsi étroitement associée à celle de « culture jeune ». Cependant, insistons sur le fait que le concept parfois flou de « culture numérique » ne concerne pas seulement les jeunes : cette désignation renvoie fondamentalement au processus de numérisation, c’est-à-dire de quantification de l’information. Cette « représentation par nombres » de l’information est indissociable des réseaux de communication qui la transportent, aux dimensions tout aussi sociales que techniques. Ensuite, cette désignation s’applique aujourd’hui à tous les contenus, textes, photos, vidéos, sons et même objets, voire personnes au travers du principe émergent de l’« identité » ou de la « présence » numériques. En ce sens, « le numérique », constitutif de notre rapport au monde, est d’essence culturelle. Cela dit, s’inscrivant dans l’histoire des supports de mémoire, la « culture numérique » ne saurait être entièrement résumée par la culture « tout court ». La numérisation des contenus et ses usages afférents s’enchâssent en effet dans les dispositifs préexistants d’externalisation de la mémoire. Paradoxalement, elle oblige dans le même temps à en repenser les modalités et les enjeux. « Le numérique » n’est pas seulement un moyen parmi d’autres qui permet le rapport de l’homme au monde : il s’agit d’un modèle tout à fait spécifique dont la particularité repose sur le choix individuel. Le rapport mondial de l’UNESCO, Vers les sociétés du savoir 5, délimite ainsi la culture numérique : « il existe une culture propre à la Toile, qui se construit par un processus de distribution où tous les acteurs ont un rôle à jouer, ne serait-ce que par les choix et les tris auxquels ils procèdent entre toutes les sources d’information disponibles, contribuant à une circulation créative continue d’informations et de savoirs dont aucun individu ou aucune institution n’a l’initiative […] ». Ce qui apparaît ici comme fondement de la culture numérique comprise comme culture en tant que telle, c’est effectivement la place centrale qui y est attribuée à l’acteur social. En outre, l’information, ubique et obsolescente, notion capitale qui sous-tend le numérique, se construit par opposition aux techniques scripturales forgées sur l’idée de conservation d’un patrimoine et de formalisation d’une somme de savoirs. Cette constatation établit la fin des ambitions encyclopédiques à l’échelle humaine et atteste de la capacité individuelle à trouver puis traiter l’information, c’est-à-dire à la critiquer d’une part et à la transformer en connaissance d’autre part. C’est à partir de cette perspective qu’émerge le concept de « culture informationnelle », valorisant la connaissance en train de se construire. Le rapport au savoir de tout un chacun s’en trouve renouvelé Lecture Jeune - septembre 2012 2 Information behaviour of the researcher of the future, University College London (UCL) CIBER group,CIBER Briefing paper, 2008. Document disponible en ligne : www.jisc.ac.uk/media/documents/ programmes/reppres/gg_final_keynote_11012008.pdf 3 La Culture de la chambre. Pré-adolescence et culture contemporaine dans l’espace familial. H. Glévarec, La Documentation française, (Questions de culture), 2009. 4 Sociologie de la culture et des pratiques culturelles, L. Fleury, Armand Colin, (128), 2008. 5 2005. 36 Les pratiques informationnelles des adolescents sur Internet et désormais basé sur le rôle réaffirmé de l’autonomie individuelle ainsi que sur la capacité singulière à critiquer et à donner un sens à des informations. Ces nouvelles formes d’expertises sont celles dont devront se rendre maîtres les plus jeunes alors même que les dispositifs de formation actuels ne font qu’effleurer les compétences sur lesquelles elles reposent. L’« information Google » La culture numérique se nourrit des usages quotidiens que font les personnes des procédés communicationnels, parmi lesquels les pratiques informationnelles occupent une place prépondérante. Au regard du rôle structurant joué par les TIC dans le rapport au savoir aujourd’hui, ces pratiques d’information ne sauraient être seulement circonscrites au loisir ou à la satisfaction personnelle momentanée. Au cœur de cette relation à l’information et à la connaissance, nous trouvons le Web et les moteurs de recherche qui en permettent l’exploration, en particulier Google. Là encore, les jeunes ne sont pas les seuls concernés – les professionnels de l’information, le « grand public » et des personnes de tous âges ayant recours quasi quotidiennement à cet outil pour une multitude de tâches. Ainsi, lorsque les jeunes sont interrogés sur les moteurs de recherche qu’ils connaissent, très peu sont capables d’en citer un autre que Google, la notion même de moteur de recherche étant très vague dans certains de leurs propos. Ce recours systématique à Google tient de l’ordre du réflexe, voire du rituel. Il faut souligner ici que cette mobilisation exclusive du géant américain est toujours présentée comme une habitude personnelle, un choix assumé, valable quels que soient les contextes : « Les autres doivent être bien aussi mais moi, c’est Google ». Lorsque que les utilisateurs sont questionnés sur les raisons éventuelles qui président à cette option, beaucoup les résument par l’habitude. Le pas est cependant vite franchi entre ne pas connaître d’autres outils et estimer le seul que l’on utilise comme le plus performant de tous. Google est ainsi défini par les qualités attribuées par les jeunes : rapidité, simplicité, exhaustivité, popularité. Ce sont là des arguments vantés par la marque elle-même. Concernant leur ressenti quant à leur degré de compétence en recherche d’information sur Internet, ces jeunes s’attribuent un niveau de qualification proportionnel à des objectifs informationnels jugés modestes : « C’est pas très compliqué ce que je recherche... ». Nous notons surtout que s’opère une forte confusion entre l’efficacité perçue du moteur de recherche et les capacités du chercheur d’information lui-même : « C’est pas compliqué, les moteurs sont efficaces » ; « Ça trouve toujours, il y a tout... ». Les capacités individuelles sont ici directement reliées, voire totalement dédiées, à la performance supposée de l’outil. Ce sont ces arguments qui contredisent à leurs yeux l’idée même d’apprentissage en matière de recherche d’information sur le Web. L’expert est alors envisagé comme celui qui arrive à se détacher de cette soumission à l’outil ou alors qui parvient à coller parfaitement à son fonctionnement. Peu importe l’objet de la recherche à ce stade, la compétence se place Lecture Jeune - septembre 2012 37 bien ici majoritairement du côté de la trouvaille et plus rarement du côté de l’acte de recherche. C’est ainsi que dans leurs discours peuvent être confondus l’utilisabilité de l’outil, qui « trouve » à tous les coups, avec l’habileté du chercheur d’informations. Une implication personnelle déterminante Les démarches informationnelles des adolescents peuvent être abordées de manière globale, du point de vue du groupe d’utilisateurs. Il est pourtant possible d’entrevoir une grande diversité de pratiques derrière le recours aux mêmes outils pour tous (Google mais aussi Wikipédia, Facebook...). En effet, parmi les jeunes interrogés, il a été possible de distinguer de multiples relations à l’information via Internet. Pour ces élèves scolarisés en collège ou en lycée, la recherche menée pour l’école, sur prescription d’un enseignant ou non, est une motivation unanimement partagée. Cependant, cette recherche scolaire résume à elle seule l’activité informationnelle de certains, qui n’expriment pas de réels besoins personnels de quérir de l’information sur le Web : « Généralement quand je vais sur internet c’est pour aller sur MSN ou pour écouter de la musique mais sinon la recherche c’est pour l’école, ce n’est pas de mon plein gré que je ferais une recherche ». Ces derniers effectuent des recherches personnelles qui s’apparentent à du renseignement ponctuel et pragmatique, prélevé sur des sites précis (résultats sportifs, horaires de transports, actualités cinéma...). D’autres pourtant décrivent une activité informationnelle dense, embrassant des thèmes d’origine tout autant scolaire que personnelle, ouverte à l’incertitude6 et basée sur une prise d’initiative fortement subjective. Ainsi, ils déclarent comme « personnelles » des recherches menées pour l’école, y compris pour répondre à la demande explicite d’un enseignant... Le scolaire est donc très présent dans les recherches considérées comme personnelles, l’inverse ne se vérifiant pas. Pour parler véritablement de pratique informationnelle, l’activité de recherche limitée à sa forme scolaire ne suffit pas. Sur la toile, les jeunes qui prennent des initiatives sont conscients d’ignorer l’objet de leur recherche initiale, ont la capacité de formuler un besoin d’information, ou de reconnaître leurs lacunes pour vouloir les combler. La résolution ici évoquée renvoie à l’investissement de l’individu dans la recherche et à la prise de contrôle sur le fonctionnement imposé par les outils de recherche tels Google. Cette implication personnelle gomme la différenciation qui existe au départ entre investigations personnelles et prospection scolaire. L’écart entre l’école et la maison est une thématique largement abordée par les études sur les pratiques numériques des jeunes. Ce sujet revient systématiquement sur le devant de la scène dès qu’il est question de « crise de la culture scolaire » ou de l’intégration du numérique dans les pratiques pédagogiques. Ce hiatus peut constituer une entrée valable pour réfléchir à la possible prise en compte des pratiques informelles dans les dispositifs de formation. Reste toutefois Lecture Jeune - septembre 2012 6 « Pratiques juvéniles d’information : de l’incertitude à la sérendipité », K. Aillerie, Documentaliste-Sciences de l’information, 2012. 38 Les pratiques informationnelles des adolescents sur Internet Publications de Karine Aillerie • « Pratiques informationnelles informelles des adolescents (14 -18 ans) sur le Web », thèse de doctorat, sous la dir. de Roger Bautier, Université Paris 13-Paris Nord, décembre 2011. Disponible sur : http://tel.archives-ouvertes.fr/ docs/00/65/39/58/PDF/versionTEL.pdf • « Pratiques juvéniles d’information : de l’incertitude à la sérendipité », Documentaliste-sciences de l’information, 2012. • « Les pratiques d’information des adolescents avec l’internet : des pratiques informelles ? », MUSSI 2011, Colloque international France Brésil, Médiations et hybridations : Construction sociale des savoirs et de l’information 15, 16, 17 juin 2011, Université Paul Sabatier Toulouse. • « Adolescents en recherche d’informations », Inter CDI, n° 223, janvier/février 2010. • « Pratiques de recherche d’information informelles des jeunes sur internet. », L’Education à la culture informationnelle, Actes du Colloque international de l’ERTé, Lille, 16 -17-18 octobre 2008, Presses de l’ENSSIB, (Papiers), 2010. Disponible sur : http://hal.archives-ouvertes.fr/ docs/00/34/41/81/PDF/aillerie-05-CICI2.pdf indispensable de garder à l’esprit que la pratique informationnelle ne fait que déplacer ce constat de l’écart entre l’individualité des pratiques et l’implication personnelle dans la recherche d’information via Internet. Le rapport général à quelques outils récurrents plébiscités par les jeunes ne suffit pas à décrire cette relation fondamentalement individuelle qui se tisse entre un sujet et Internet comme moyen d’information. Les disparités d’une personne à l’autre peuvent s’avérer considérables : ainsi chaque individu entretiendra un rapport différent à cette possibilité. Ces conclusions sont à rapprocher des réflexions qui tendent à définir de façon plus fine la notion de « fracture numérique » en démontrant l’hétérogénéité distinctive des pratiques numériques juvéniles, toutes familles d’usages confondues. Le trait est accentué, concernant les adolescents, au vu de la relation intense qu’ils entretiennent avec l’internet comme moyen de communication et d’information. Les enjeux sociaux et culturels s’en trouvent démultipliés car les conséquences d’une maîtrise plus ou moins affirmée de l’information, de leur capacité à distinguer ce qui fait information et à choisir en connaissance de cause, seront directement lisibles dans leurs vies d’adultes et de citoyens. Ainsi, les pratiques informationnelles ordinaires de ces jeunes mettent en lumière un processus d’agrégation plus que d’exclusion entre recherches personnelles et recherches scolaires, entre pratiques de loisir et pratiques d’apprentissages, entre lectures traditionnelles et lectures numériques... Ce processus est le marqueur de la pratique et l’initiative personnelle y est déterminante. Lecture Jeune - septembre 2012 L Les compétences mobilisées par la lecture Le dossier sur écran 39 Véronique Drai-Zerbib Étude En 5000 ans, l’écriture et ses ressources ont connu de nombreuses métamorphoses. L’invention de l’imprimerie, rendant le livre et la connaissance accessibles à tous, était en son temps révolutionnaire. Dans les années 1980, l’apparition des écrans a généré les bouleversements actuels. Aujourd’hui, non seulement les supports de lecture (tablettes, liseuses, téléphones, etc.) se sont multipliés et sophistiqués, mais nous pouvons accéder à des données où que nous soyons et pour toutes sortes d’activités. En outre, l’évolution de la technologie a permis de miniaturiser ces outils électroniques qui nous accompagnent partout, nous transformant en lecteurs « nomades ». Les principales différences entre lecture sur papier et déchiffrage sur écran portent sur la présentation des documents devenue dynamique, hypertextuelle et multimodale en lecture électronique. Comment notre système cognitif parvient-il à s’adapter à ces changements ? La technique d’enregistrement des mouvements oculaires que nous utilisons au Laboratoire des Usages en Technologies d'Information Numérique1 (LUTIN, Cité des Sciences, Paris) permet de mener des recherches sur le fonctionnement des opérations mentales dévolues à la lecture. Comment parvient-on à repérer l’information pertinente et à trouver du sens, à établir une cohérence lorsque nous décodons des signes ? Mais surtout, comment le lecteur peut-il s’accommoder de la présentation multimodale du texte apparue avec les nouveaux formats de lecture alors que notre capacité cérébrale de traitement de l’information en simultané est limitée ? Mécanisme perceptif visuel Tout d’abord, qu’il s’agisse de lecture « profonde2 » ou de recherche informationnelle, qu’il soit question de lecture papier, électronique ou musicale, les mêmes mécanismes perceptifs visuels sont convoqués. En effet, l’œil est tapissé d’une mince couche de cellules nerveuses interconnectées (neurones) appelée rétine sur laquelle se crée une image par l’intermédiaire de neurones photorécepteurs. Les photorécepteurs sont de deux types : les cônes, chargés de la discrimination fine et les bâtonnets qui transmettent des variations d'intensité lumineuse dans l'obscurité. La densité et la répartition de ces photorécepteurs varient sur la rétine : le centre, appelé fovéa (voir Fig. 1) en contient le plus grand nombre et est constitué presque exclusivement de cônes. Lecture Jeune - septembre 2012 Cet article a été rédigé avec la collaboration de Thierry Baccino Véronique Drai-Zerbib est docteur en Psychologie Cognitive, chercheur au laboratoire des usages en technologie d’Information numérique (Lutin) à Paris, et attachée temporaire d’enseignement et de recherche au laboratoire adaptations travail individu (LATI) de l’université Paris-Descartes où elle enseigne l’ergonomie. Bien que ses publications portent davantage sur la lecture musicale, elle intervient régulièrement avec Thierry Baccino (Directeur scientifique du LUTIN, CHART et Professeur à l’Université Paris 8) dans le domaine de la lecture électronique et ses implications sur le système cognitif. 1 www.lutin-userlab.fr 2 Il s’agit dans ce cas d’une lecture linéaire, continue, qui réclame la concentration. 40 Les compétences mobilisées par la lecture sur écran 3 La Vision, R. W. Rodieck, De Boeck, coll. « Neurosciences & cognition », 2003. La périphérie rétinienne comporte un nombre moindre de récepteurs et est composée essentiellement de bâtonnets. Ainsi lorsque nous lisons, les mots sont projetés sur trois zones rétiniennes : fovéale, parafovéale et périphérique. Plus on s’éloigne de la sphère fovéale, plus l’acuité visuelle décroit jusqu’à l’interruption de toute vision dans le champ périphérique3. Nos yeux s’adaptent donc sans cesse afin de placer le matériel à lire sur la zone la plus sensible aux détails, la fovéa. Et nous parcourons un document au moyen de petits mouvements extrêmement précis et rapides. En moyenne, les saccades – mouvements balistiques de l’œil – durent 40 microsecondes et les fixations – pauses de l’œil – durent 250 microsecondes. Figure 1. Acuité visuelle 3 zones de projection sur la rétine : fovéale, parafovéale et périphérique. Plus on s’éloigne de la fovéa, plus l’acuité visuelle décroît. Les mouvements oculaires dirigent le regard sur une cible nouvelle pour placer une image sur la fovéa, région rétinienne la plus sensibles aux détails. 4 « L’expertise en lecture musicale : intégration intermodale », V. Drai-Zerbib & T. Baccino, L’Année psychologique, vol. 105-n° 3, 2005. rétine vaisseaux sanguins de la rétine cornée iris cristallin fovéa Selon le matériel à lire, la difficulté du texte et surtout le niveau d’expertise du lecteur dans le domaine, le nombre et la durée des saccades et fixations peut augmenter considérablement, signe d’un obstacle dans le traitement cognitif de l’information. Par exemple, en lecture musicale, les figures 2 et 3 permettent d’observer un nombre supérieur de saccades et fixations oculaires pour les musiciens non experts (5 années d’études au conservatoire) en comparaison aux musiciens experts (plus de 10 années de pratique de la discipline musicale) lors de la lecture d’une partition dans les mêmes conditions expérimentales4. Figure 2. Lecture de partition : parcours oculaire d’un musicien expert Figure 3. Lecture de partition : parcours oculaire d’un musicien non expert Lecture Jeune - septembre 2012 41 L’empan perceptif Toutefois, la quantité de signes que nous percevons en lisant un texte, appelée l’« empan perceptif », ne dépasse jamais une vingtaine de caractères (voir Fig. 4). Cet empan perceptif est asymétrique (plus large sur la droite que sur la gauche pour une écriture de gauche à droite), s’ajuste à la direction de lecture et varie selon la difficulté du texte et les capacités du lecteur. Lorsque l’information est perçue, elle est envoyée vers une zone cérébrale dévolue à l’activité de lecture. Cette région cérébrale (aire occipito-temporale ventrale gauche) dédiée à la reconnaissance des mots écrits est adaptée à l’écriture qui nous est familière (occidentale, arabe, hébreu, chinois…). Il est fort intéressant de constater que cette zone est absente chez les pré-lecteurs (enfants), les illettrés, ou disparaît dans le cas d’alexie5. Figure 4. Empan perceptif - Asymétrie - Asymétrie inverse selon le système d’écriture - Variabilité de l’empan selon complexité du texte œil Empan visuel Nous l’avons vu, la lecture est contrainte par notre système physiologique oculaire, les capacités de notre cerveau et nos apprentissages. Cependant, il existe des distinctions fondamentales entre lecture sur papier et déchiffrage électronique. Ces différences portent sur la luminosité du support, le mode de présentation du matériel, le type de lecture, la modalité de présentation du texte, etc. Lecture sur écran versus la lecture sur papier Lorsqu’on lit sur papier, l’éclairage peut être naturel ou superficiel mais il provient d’une source extérieure. En revanche, sur écran, la source de lumière est interne au document : c’est le « rétro-éclairage », qui est à l’origine d’une importante fatigue visuelle. Sur papier, les informations sont stables et présentées page après page, alors que sur écran, différents procédés permettent de se déplacer sur un document électronique, notamment le « scrolling » qui induit un mouvement de haut en bas. Cet affichage dynamique peut être préjudiciable à l’encodage spatial (le cadre de la feuille) qui permet à tout moment de retrouver une information déjà lue. La lecture d’un ouvrage papier est linéaire alors que sur un document électronique, les procédés de type hypertexte offrent la possibilité de « choisir » son chemin de lecture. Cela induit une surcharge cognitive éloignant l’individu de son objectif de départ. A force de cliquer de lien en lien, le lecteur se retrouve sur Lecture Jeune - septembre 2012 5 Les Neurones de la lecture, S. Dehaene, Odile Jacob, 2007. L’alexie est un trouble pathologique de la sphère sensorielle consistant en la perte des compétences cognitives qui permettent non seulement la lecture mais également la compréhension du langage écrit et la transposition phonatoire (source : Wikipedia). 42 Les compétences mobilisées par la lecture sur écran une page Internet abordant un sujet fort éloigné du domaine de la recherche initiale. Enfin, lorsqu’on lit sur papier, seulement deux sources d’informations sont disponibles : le texte et les images alors que les applications digitales offrent la possibilité d’ajouter du son ou de la vidéo. Cela soulève la question de la gestion de la multimodalité : comment le système cognitif manie-t-il des informations émanant simultanément de diverses sources ? La surcharge cognitive 6 Jamet et al. dans Sciences et vie, septembre 2009. Le cerveau est naturellement multimodal puisque nous avons plusieurs canaux sensoriels (la vue, l’ouie, le toucher…). Par conséquent, le lecteur enrichirait sa représentation mentale d’une notion, d’un concept. Cependant, croiser des données redondantes nuit à la compréhension et à la mémorisation d’un texte. Bien que la mémoire permette de gérer en parallèle des sources émanant de plusieurs modalités, il est parfois difficile d’intégrer différents types d’informations car les capacités visuelles, attentionnelles et mnésiques des individus ne sont pas extensibles. Comme le montre la figure 5, si l’on compare6 la mémorisation, la compréhension et la restitution d’un diagramme dans trois situations différentes, on observe que la multiplication des sources brouille le message et nuit à la mémorisation et à la compréhension. Dans un premier temps, un diagramme est montré et expliqué oralement. La même opération est réitérée en affichant progressivement, à droite, le texte de l’explication. Enfin, le texte à droite est, cette fois, affiché en totalité dès le début. Figure 5. La multiplication des sources brouille le message (Sciences et vie, 2009) La multiplication des sources… 1. Dans un premier 2. La même oprération est réitérée sur d’autres candidats en affichant progressivement à droite, le texte de l’explication 3. Enfin les mêmes élé- ments sont soumis à un dernier groupe. Le texte à droite est, cette fois, affiché en totalité dès le début … brouille le message. L’apparition du texte nuit à la mémorisation et à la compréhension. 70 60 50 40 30 20 10 0 Diagramme + commentaire audio Diagramme + commentaire audio + texte défilant Nbre de bonnes réponses Bien que notre mémoire nous permette de gérer en parallèle des sources émanant de plusieurs modalités, il est parfois difficile d’intégrer différents types d’informations car nos capacités visuelles, attentionnelles ou mnésiques ne sont pas extensibles temps, un diagramme est montré et expliqué oralement à des candidats Diagramme + commentaire audio + texte statique Mémorisation Compréhension Restitution du diagramme Lecture Jeune - septembre 2012 M 43 Le modèle attentionnel de Wickens 7 “A coherence effect in multimedia lear- Il est également nécessaire que l’ajout de multimédia soit directement en relation avec le domaine d’apprentissage afin que l’apprenant puisse se construire une représentation mentale cohérente. Ainsi, lorsqu’on présente à des collégiens une animation décrivant la foudre en faisant varier les conditions7 – 1) narration simultanée, 2) narration simultanée accompagnée du son de la foudre, 3) narration simultanée accompagnée du son de la foudre mais également d’une musique –, les collégiens obtiennent des scores de concentration plus faibles dans le troisième cas. Il semble ainsi que la musique ait servi de distracteur attentionnel. Néanmoins ces ajouts ne présentent pas que des inconvénients ; c’est « l’effet de modalité ». Ainsi, l’utilisation conjointe d’un schéma électrique complexe et de commentaires oraux s’avère plus efficace que la présentation de ces mêmes commentaires à l’écrit8. Des résultats similaires ont été obtenus en situation de résolution de problèmes géométriques9. Il faudrait donc privilégier une présentation orale pour accompagner une figure ou un schéma. Ces observations sont cohérentes avec un modèle attentionnel largement utilisé en psychologie cognitive, le modèle attentionnel de Wickens10 (1992) qui prévoit que l’usager possède des ressources de traitement de l’information spécialisées par type d’activité (voir figure 6). De ce fait, si deux activités utilisent la même ressource, elles iront puiser dans le même réservoir (auditif, visuel…) et il deviendra difficile de gérer les deux tâches en même temps. ning: The case for minimizing irrelevant sounds in the design of multimedia instructional messages”, R. Moreno & R. Mayer, Journal of Educational Psychology, Vol. 92-1, 2000. 8 “When two sensory modes are better than one”, S. Tindall-Ford, P. Chandler & J. Sweller, Journal of Experimental Psychology : Applied 3 - 4, 1997. 9 “Reducing cognitive load by mixing auditory and visual presentation modes”, S. Mousavi, R. Low et J. Sweller, Journal of Educational Psychology, 87-2, 1995. 10 Multiple Resources and Mental Workload, C.D. Wickens, Harper Collins publication, 1992. Figure 6. Modèle de Wickens (1992) Exemples : • Auditif/visuel : parler au téléphone et conduire • Visuel/visuel : regarder son GPS et conduire Etapes Visuelle Encodage Traitement Spatial Réponse Manuelle Verbal Réponses Modalités Auditive Spatiale Vocale Codes Verbal - Modèle de WICKENS (1992) : l’usager possède des ressources de traitement de l’information spécialisées par type d’activité. - Optimiser la performance humaine en recherchant la meilleure compatibilité entre les ressources disponibles et les activités à effectuer. - Si deux activités utilisent la même ressource elles vont puiser dans le même réservoir et entraîner une difficulté à gérer deux tâches en même temps. Ainsi, bien que nos processus cognitifs soient malléables – ils sont capables de s’adapter à de nouvelles fonctions –, ils possèdent des limites. En produisant des outils de plus en plus puissants et mobiles, les concepteurs d’interface de lecture électronique, doivent tenir compte des spécificités du cerveau humain et des contraintes cognitives. Lecture Jeune - septembre 2012 Publication de Véronique Drai-Zerbib • « L’expertise en lecture musicale : intégration intermodale », Véronique Dra-Zerbib, Thierry Baccino, L’Année psychologique, 3 - 105, 2005. Pour prolonger la réflexion, titres recommandés par Véronique Drai-Zerbib • « Lire sur Internet, est-ce toujours lire ? », Thierry Baccino, Bulletin des bibliothèques de France, 56(5), 2011.Disponible sur : http://bbf. enssib.fr/consulter/bbf-2011-050063-011. • La Lecture électronique, Thierry Baccino, Presses Universitaires de Grenoble, 2004. L’adolescence à l’épreuve 44 du virtuel : entre construction Le dossier identitaire et excès Michael Stora Entretien Si la lecture sur écran sollicite de nouvelles compétences, les réseaux sociaux engendrent également des modifications dans la construction identitaire des adolescents. Comme le souligne Michael Stora, les jeunes internautes transforment les images, endossent des rôles – sous la forme d’avatars ou de pseudos – et se confrontent à leurs pairs dans les jeux vidéo. Une inquiétude peut émerger lorsque ces univers numériques ou autres mondes persistants permettent d’éviter la confrontation au réel avec toutes les désillusions qu’il comporte. Michael Stora est psychologue et psychanalyste. Il fonde en 2000 l‘Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines (www.omnsh.org). En 2002, il crée un atelier jeu vidéo au sein du Centre médicopsychologique de Pantin pour enfants et adolescents et fait figure de pionnier dans l'utilisation thérapeutique des jeux vidéo. Il publie trois livres et une dizaine d‘articles sur ce nouveau lien qu'est l‘interactivité. Expert auprès de différents ministères et consultant auprès d’éditeurs de jeux vidéo, il travaille actuellement sur le serious game en santé mentale. En 2013, son prochain livre, Clinique du virtuel, de l‘addiction à la médiation sortira chez Dunod. Sonia de Leusse-Le Guillou : Qu’est-ce qui, selon vous, caractériserait le rapport des adolescents au numérique ? Michael Stora : Les 15 -25 ont quasiment tous abandonné la télévision du salon pour l’écran d’ordinateur dans leur chambre : la question du fossé générationnel se joue concrètement autour des écrans, même si, paradoxalement, les adultes passent beaucoup plus de temps devant l’ordinateur chaque jour. Pour moi, qui travaille depuis plus de 10 ans sur les phénomènes numériques, cette culture est une forme de contre-culture de l’image idéale et « vraie » de la télévision. Les digital natives ont une capacité à manipuler des avatars, à jouer avec des images comme avec n’importe quel objet (ils se jouent des images comme elles peuvent se jouer d’eux). On pourrait parler d’une culture du « bal masqué » dans laquelle domine l’idée d’avoir la mainmise sur un monde qui d’habitude leur échappe. Un enjeu de maîtrise évident se manifeste quand on tient une souris, une tablette tactile ou une manette : la main serait la métaphore du Moi qui tente de serrer le monde dans son poing fermé. SLG : Qu’est-ce qui vous semble intéressant dans la pratique d’Internet des jeunes ? MS : Les adolescents vont utiliser les réseaux sociaux et les blogs comme un espace de construction identitaire – parfois avec un risque d’addiction ou de cyberdépendance. Plus les médias, les parents diabolisent les jeux vidéo et les réseaux sociaux, plus les adolescents s’attachent à cette culture qui devient pour eux un espace de transgression. SLG : Est-ce à dire que les adolescents se rebellent désormais en ligne ? MS : La crise d’adolescence actuelle est de plus en plus virtuelle. L’adolescent ne veut plus prendre le risque de sortir du corps de la maison. Il s’enferme dans sa chambre pour s’ouvrir sur le monde à l’aide de l’ordinateur ; il exprime sa rage sur les écrans, alors que, paradoxalement, l’accès à Internet ou à certains jeux vidéo est financé par les parents. On en vient alors à se demander si cette crise d’adolescence virtuelle n’est pas qu’un ersatz de crise. Lecture Jeune - septembre 2012 45 SLG : Comment décririez-vous la parentalité ? A-t-elle évolué ? MS : La parentalité a changé : les parents ne tiennent pas toujours le rôle d’un Surmoi clair et constitutif. On peut observer une parentalité plus fragile qui a basculé du côté de l’idéal du Moi. Par exemple, dans La Promesse de l’aube de Romain Gary, la mère élève le héros avec l’idée qu’il sera guerrier, homme politique et écrivain. En effet, il devient les trois ! Les adolescents sont comme une forme de prolongation narcissique des idéaux parentaux. Or, l’idéal est finalement beaucoup plus tyrannique qu’une autorité claire. L’enfant devient une sorte d’image à investir, aussi le fameux stade du miroir1 décrit par Lacan s’en trouve-t-il modifié. 1 Entre 6 et 18 mois, pour Lacan, l’enfant se constitue comme « je » face à l’Autre. L’enfant se découvre à travers le miroir auquel il est présenté dans les bras de ses parents. C’est donc par le dire et le regard de ceux-ci que le sujet conçoit son unité. SLG : Y a-t-il une spécificité de cette jeune génération ? MS : Nous avons affaire à une génération de héros aux ambitions grandioses qui existent même dans le monde des entreprises : les trentenaires qui arrivent diplômés sur le marché du travail ne supportent plus le rapport hiérarchique habituel et tentent de le remettre en question. SLG : Si les adolescents se jouent des images, comment se manifeste leur capacité de distanciation ? MS : Lorsqu’on surfe sur Internet, on peut mesurer l’importance du second degré. C’est ce que l’on appelle la « culture du fake ». Le mensonge que l’on répand sur la toile contient souvent une forme de vérité. En voici un exemple. Je dirige depuis cinq ans la cellule psychologique de la plateforme de blogs Skyrock.com 2. Le service de modération m’avait transféré un lien vers le blog d’une adolescente qui exprimait son envie de mourir avec une force littéraire impressionnante. Je lui ai envoyé un mail en lui demandant ce qui l’avait poussée à écrire ce texte. Sa réponse commençait par deux accents circonflexes – qui chez les adolescents expriment le second degré (^^) – et me précisait de ne pas m’inquiéter : « avec cet article, j’ai eu 400 commentaires et 3 000 clics. D’ailleurs, j’ai trois autres blogs ». Dans la « culture du fake », la souffrance peut être réelle. La blogueuse s’est servie de la créativité de l’écriture pour la sublimer avec un talent littéraire certain. Elle a également utilisé des images et des photographies, modifiées avec Photoshop qui permet de travailler cette mise en scène de soi. Je suis allée voir ses autres blogs. L’un était plutôt obscur et triste. Un autre traitait de la sexualité3. En dépit d’une tonalité plutôt comique, le troisième, plus édulcoré, n’offrait rien de franchement créatif (photos de son chien, de sa famille)4. Enfin, le dernier type de blog (plus généralement masculin) est celui à vocation de fan (autour d’un film, d’un groupe…). SLG : Tout devient donc signifiant dans ces jeux d’identité virtuels ? MS : Oui, on peut vraiment reprendre l’analogie avec le « bal masqué » que j’avais évoquée, et qui reste pertinente quand on observe les sites de rencontres tels que Meetic. Les internautes s’autorisent à être un autre. Par exemple, une fille un peu timide va Lecture Jeune - septembre 2012 2 Il y a près de 34 millions de blogs – beaucoup moins depuis l’arrivée de Facebook – sur cette plateforme. Le service de modération m’envoie l’adresse de certains adolescents qui expriment leurs souffrances, leurs désirs d’en finir avec la vie (scarifications, anorexie…). À travers ce signalement, je rentre en contact avec les adolescents par mail et les interroge pour les aider, les orienter vers des structures de soins. Dans certains cas urgents, on récupère l’adresse de l’adolescent grâce à son IP puis on envoie les cyber-gendarmes chez lui. Aucun réseau social ne fait un tel travail de modération psychologique. 3 On y trouvait une mise en page rose, des questions sur le sexe et une mise en scène de soi qui pouvaient choquer : la fille s’était prise en photo en plongée pour dévoiler sa poitrine naissante. 4 Il s’agissait sans doute de celui que l’on montre à ses parents. 46 L’adolescence à l’épreuve du virtuel : entre construction identitaire et excès s’appeler « pétillante75 » ! Les adolescents jouent beaucoup sur cette question du masque. Comme le dit Oscar Wilde : « j’en saurais plus lorsque tu portes ton masque que lorsque tu l’enlèves ». Le choix du masque en lui-même est très révélateur. Nous sommes dans une ère du jeu, nécessaire à la construction psychique. Il s’agit d’un espace de récréation dans l’idée d’une recréation des frustrations et tensions, que nous, adultes, pouvons ressentir. SLG : Le blog (aujourd’hui en perte de vitesse) serait un espace de construction de soi expérimental ? MS : L’adolescent est un être particulier, à multiples facettes. Il doit vérifier que chacune est compatible avec le reste du monde. Le blog devient un moyen d’exposer ses facettes et de vérifier laquelle remporte l’adhésion. C’est une sorte de laboratoire de la quête identitaire qui permet de mettre en scène ses multiples personnalités que les clics et les commentaires viennent confirmer ou infirmer. Des blogs aux réseaux sociaux, ces espaces révélent également des facettes qu’un individu ne veut pas forcément montrer mais expose presque malgré lui. La réalité virtuelle ressemble à la réalité psychique : une part de l’inconscient se met en scène alors qu’on est dans la culture du secret et de la honte, notamment en France. SLG : Les médias ou les parents expriment encore régulièrement leurs craintes face aux pratiques numériques des jeunes. Les partagez-vous ? 5 Marie Rose Moro est psychiatre pour enfants et adolescents, psychanalyste, docteur en médecine et en sciences humaines. De formation philosophique, elle est aussi écrivaine. C’est la chef de file actuelle de l’ethnopsychanalyse et de la psychiatrie transculturelle en France. MS : Philippe Gutton, spécialiste de l’adolescence, parle de la création comme processus adolescent. Pour valoriser ce phénomène, nous avons créé avec Marie-Rose Moro5 un atelier blog à la Maison des Adolescents. J’imposais 10 articles et laissait libre le dernier. Alors qu’il rédigeait son texte sur le thème de l’amour, un adolescent est venu me voir pour demander en quelle couleur et dans quelle police écrire le mot « amour ». Pour des jeunes, c’est un choix crucial : la forme donne du poids au monde. Facebook a appauvri ce processus créatif mais je perçois cependant un élément positif : les adolescents se bercent moins d’illusions que leurs parents. Les familiers de Photoshop, par exemple, savent que le monde lisse et brillant des programmes publicitaires est faux, mensonger. Les jeunes ont un rapport aux images bien plus lucide que les adultes. La crainte que je pourrais exprimer, en tant que clinicien, serait celle des no-life, ceux qui tentent d’éviter à tout prix le réel pour s’enfermer et ne vivre que dans le virtuel. SLG : Comment expliquez-vous ce rejet du monde « réel » par les no-life ? 6 Rencontre nationale des Espaces Culture Multimédia, « Pratiques culturelles numériques des jeunes », Paris, Cité des sciences et de l’industrie, 5- 6 octobre 2007. MS : J’ai reçu pendant 6 ans 200 jeunes de 15 à 25 ans, en majorité des garçons – sauf une fille –, souvent déscolarisés, qui passaient leur temps à incarner un elfe ou un troll dans World of Warcraft et préféraient le combat virtuel à celui, trop coûteux, de la réalité. Ce jeu, très esthétique est aussi addictif, mais pas dans le mauvais sens du terme. Il s’agit d’un monde sans fin, qu’on ne peut pas terminer. Lecture Jeune - septembre 2012 47 De plus en plus de jeunes sont pris dans une quête de l’idéal, de la performance… Qu’en est-il lorsque tout d’un coup, ces enfants « idéaux » sont confrontés à l’échec scolaire ? Ce choc se produit souvent vers la 5e/4e ou la 3e. La chute des notes peut être désastreuse pour l’enfant car celles-ci correspondent souvent à un enjeu d’amour – d’où le sentiment d’un effondrement total lorsqu’elles diminuent. Or, les jeunes peuvent trouver dans ces mondes virtuels une quête commune possible à continuer quoi qu’il arrive. SLG : Qu’est-ce qui explique l’attachement très fort de ces jeunes aux jeux vidéo ? MS : Dans la réalité, les adolescents sont perturbés par l’idée que l’autre puisse être un ennemi. Reprenons l’exemple de World of Warcraft. Nous sommes face à un monde manichéen très clair : on identifie facilement gentils ou méchants. La question de l’ambivalence semble évacuée. Des guildes se constituent, qui réunissent jusqu’à 50 ou 60 joueurs, avec une organisation militaire très structurée (officiers, sous-officiers…). Il faut présenter un CV et une lettre de motivation pour y rentrer (et on peut être exclu également) ! J’ai reçu beaucoup de jeunes qui, plus ou moins inconsciemment, recherchaient des limites qu’ils ne trouvaient plus dans la réalité. 90 % de ceux que je recevais étaient dits « précoces » ou HPI (Haut Potentiel Intellectuel). Vers l’âge de 6 ou 7 ans, leurs parents découvraient que leur enfant avait un QI de 130. Confondant compétences cognitives et maturité affective, ils s’adressaient parfois à leur enfant comme à un mini-adulte. Cela renforce un sentiment de toutepuissance qui devient inquiétant à l’adolescence, car l’enfant ne sent plus les limites. Aussi les jeunes se réinventent-ils des rituels de passages par la montée en puissance de leur avatar et la reconnaissance du groupe qui leur confère un statut d’adulte en devenir. Cependant, ce rituel de passage n’est qu’un ersatz. SLG : Plutôt que de décrier les jeux vidéo et craindre l’usage d’Internet, ne peut-on pas souhaiter leur intégration dans l’apprentissage scolaire ? MS : Le numérique commence à être inclus à l’école et prend de plus en plus d’importance. Lors d’une table ronde organisée par le ministère de la Culture à la Villette6, une enseignante exposait son utilisation pragmatique des jeux vidéo en classe. Ainsi demandait-elle à ses élèves de jouer à un jeu sur le commerce maritime au XVIIIe siècle puis de le résumer. Dans un troisième temps, elle vérifiait avec eux la véracité historique du contenu. Passer d’un média à un autre, tout en s’appropriant une histoire à laquelle on donne du sens, me semble une perspective très enrichissante. Toutefois, le concept de gamification (mettre du ludique dans l’apprentissage) reste encore peu usité et difficile à mettre en œuvre. Pourtant, le fonctionnement du jeu vidéo est intéressant pour les cancres qui se sentent isolés du reste du monde car c’est en perdant qu’on apprend à gagner. Il faut s’y essayer à plusieurs reprises, élaborer des stratégies pour avancer… C’est un processus pédagogique bénéfique que l’école ne prend pas encore en compte. Lecture Jeune - septembre 2012 Quelques publications de Michael Stora et contributions à des ouvrages collectifs • « Image », in Le Breton David et Marcelli Daniel (dir.), Dictionnaire de l’adolescence et de la jeunesse, Éditions Quadrige-Presses Universitaires de France, Paris, 2010. • Les écrans, ça rend accro…, Hachette Littérature, Coll. « Ça reste à prouver… », Paris, 2007. • Missonnier Sylvain, Stora Michael, Tisseron Serge, L’enfant au risque du virtuel, Dunod, coll. « Inconscient et Culture », Paris, 2006. • Guérir par le virtuel, une nouvelle approche thérapeutique, Éditions les Presses de la Renaissance, Paris, 2005. • « Marcher dans l’image : une narration sensorielle », Cahiers des sciences humaines, « Pratique du Jeu Vidéo, virtualité ou réalité ? », sous la direction de Mélanie Roustan, L’Harmattan, Paris, 2003. Disponible sur : http://www.omnsh. org/spip.php?page=imprimer&id_ article=8 Articles • « Le blog à l’épreuve de l’adolescence », EMPAN, n° 76, Edition Ères, 2009. • « Jouer au jeu vidéo ; entre rêve et passion. Un self-interactif à portée de main », Psychiatrie Française, n° 3, 2009. • « Rêve et réalité : une clinique du jeu vidéo comme médiation thérapeutique », Revue Dialogue, « De l’imaginaire au virtuel », n° 186, Éditions Érès, 2009. • « Ça ne regarde que les autres, la blogthérapie », Enfance et psy, 2008. Le numérique au service 48 des apprentissages pour Le dossier les collégiens et les lycéens Pascal Cotentin Compte-rendu Propos de Pascal Cotentin mis en forme par Sonia de Leusse-Le Guillou Michael Stora (voir p. 44) mentionnait la complémentarité du ludique – encore loin des conceptions pédagogiques scolaires – et de l’apprentissage. Pour Pascal Cotentin, il est effectivement nécessaire d’apprendre et d’enseigner autrement. Il s’agit désormais de se former, d’échanger, de collaborer, d’innover : tous les métiers de demain exigent des compétences numériques. Il y a donc urgence à faire évoluer l’école pour que tous les élèves puissent réussir. À partir d’exemples d’usages en classe dans l’académie de Versailles, Pascal Cotentin montre que le numérique est un véritable levier de changement et un moyen d’agir sur l’avenir. Sonia de Leusse-Le Guillou : Quelle est la priorité de l’académie de Versailles ? Pascal Cotentin est Inspecteur d’académie, conseiller de Monsieur le recteur pour les TICE, directeur du Centre Régional de Documentation Pédagogique (CRDP) de Versailles1. 1 www.crdp.ac-versailles.fr/ Pascal Cotentin : Nous essayons de construire une académie numérique pour prendre l’élève dans sa globalité. L’école ne peut pas rester en marge de la société numérique ; il faut modifier en profondeur la conception des inégalités, pour proposer une égalité des chances dans la réussite. Il s’agit d’une pédagogie des « petits pas » qui évolue progressivement, lentement, notamment à cause des disparités dans l’accès à Internet. Nous collaborons avec les établissements sur un projet et essayons de leur donner de l’autonomie mais il y a aussi un important travail d’accompagnement. SLG : Quelle est la particularité de votre secteur ? PC : C’est la plus grande des académies, qui accueille près de 10 % des élèves de France. Certaines villes sont connues, plutôt riches, mais il y a aussi une forte ruralité. Pour que nos projets fonctionnent, il faut une bonne connexion à Internet, ce qui est parfois difficile à faire comprendre aux différentes collectivités. La fracture numérique n’est pas toujours là où on l’imagine. Par exemple, à Mantes on trouve une meilleure connexion qu’en centre-ville de Versailles. Nous travaillons donc à différents niveaux sur les « leviers du changement » pour accompagner les professionnels au plus près du terrain et développer les projets au fur et à mesure, en fonction de la créativité de nos interlocuteurs et de notre capacité d’innovation. SLG : Qu’est-ce qui caractérise votre démarche ? PC : Nous plaçons au centre de nos actions la notion d’apprentissage : le développement de nouvelles pratiques amène des usages complètement différents. Il ne faut pas avoir peur de se lancer et de travailler autrement. SLG : En quoi le numérique peut-il modifier l’environnement scolaire ? Lecture Jeune - septembre 2012 du 49 PC : La vie scolaire elle-même est fortement touchée par le numérique et les lieux évoluent en conséquence (salle d’étude, CDI). Par exemple, une salle de travail avec 30 postes informatiques ne donne pas du tout la même ambiance qu’une classe avec un surveillant et des chaises. Nous tentons d’aménager de nouveaux espaces et de nouveaux temps (en classe et hors-les-murs) pour prolonger l’acte pédagogique à la maison. Il faut alors être vigilant pour prévenir les inégalités car hors de l’établissement scolaire, les élèves n’ont ni le même matériel ni le même accès à internet. SLG : En quoi le numérique a-t-il des apports spécifiques par rapport à l’enseignement traditionnel ? PC : Le numérique permet d’être autonome. Cette notion d’individualisation est très importante pour l’élève, qui se sent moins noyé dans la masse du groupe. De plus, le côté nomade est attractif pour les jeunes qui veulent accéder à l’information en instantané et être connectés en réseau en permanence. La particularité – et l’avantage – qu’on retrouve avec les tablettes, c’est qu’elles ne modifient pas le poste de travail. Leur utilisation est très rapide à mettre en œuvre mais elles s’écartent tout aussi facilement pour laisser la place à d’autres activités. SLG : Comment les enseignants utilisent-ils les outils technologiques ? PC : Il y a de nombreuses façons de les intégrer aux cours. Par exemple, une enseignante d’anglais utilisait la balado-diffusion au collège. Les élèves devaient regarder des vidéos sur Ipad puis enregistrer un argumentaire d’une minute sur les apports de la citoyenneté européenne. Chacun pouvait ainsi travailler à son rythme, regarder les vidéos autant de fois que nécessaire pour les comprendre, s’enregistrer, etc. Grâce à la synchronisation, l’enseignante récupérait le devoir de l’élève, l’écoutait et le notait sans l’interrompre ni le faire répéter. L’évaluation s’avérait plus rapide et moins contraignante à organiser (il n’était plus nécessaire de trouver une salle où s’isoler avec chaque élève). SLG : Quel est le bilan dressé par les enseignants de langues ? PC : Avec leurs collègues de lettres, ils constatent que les élèves, en s’enregistrant, parlent et lisent beaucoup plus. La qualité ne varie pas forcément mais la quantité augmente. J’insiste à nouveau sur la notion d’individualisation : l’élève a le sentiment que son devoir va vraiment être écouté ! SLG : Comment les enseignants s’approprient-ils ces outils ? PC : C’est un point essentiel : on ne peut pas donner un équipement aux élèves sans avoir formé en amont les enseignants. Disposer de matériel sans savoir l’utiliser n’a pas de sens. C’est la raison pour laquelle nous accompagnons les enseignants vers leur objectif pédagogique. De plus, nous essayons de mutualiser les expériences et d’échanger le plus souvent possible autour de la question du numérique en classe, Lecture Jeune - septembre 2012 50 Le numérique au service des apprentissages pour les collégiens et les lycéens de façon à ce que chacun ne réinvente pas ce que le voisin a déjà expérimenté. Aussi mettons-nous en ligne des conférences qui peuvent profiter à tout le monde pour réduire les inégalités. Ces échanges rencontrent un vif succès pour les disciplines spécifiques dans lesquelles il y a peu de professeurs. Nous avons par exemple deux sites très bien documentés sur les outils numériques autour de l’apprentissage de la langue arabe et du russe, ou encore sur les métiers de l’hôtellerie. SLG : Pourriez-vous nous énumérer quelques outils numériques qui ont pénétré dans les classes ? PC : Sont apparus le tableau numérique – qui de plus en plus va disparaître au profit d’un mur numérique –, la communication autour des différentes versions de l’Environnement Numérique de Travail (ENT). Actuellement, nous testons des activités avec des tablettes tactiles, que nous espérons diffuser à plus grande échelle, suivant la maîtrise des enseignants. Enfin, s’est beaucoup développé tout un travail autour de la pratique orale et des activités de communication à l’aide de la balado ou de la visio-diffusion. Finalement, nous proposons des supports et des projets valorisant l’aspect ludo-pédagogique. Les jeunes sont attirés par les outils technologiques. Il faut donc partir de l’appétence des élèves pour le virtuel et les ramener vers des travaux plus scolaires. SLG : Est-ce seulement au sein de la classe que les jeunes bénéficient de ces supports numériques ? 2 Pour voir les diapositives de présentation des projets mentionnés : www.projet-ten.fr/ et www.eed.ac-versailles.fr/SPIP2/IMG/pdf/ presentation_tablette_numerique.pdf PC : Non. Il est important aussi de prolonger le travail à la maison et de voir ce que l’on peut mettre en place lors d’activités péri-éducatives. Nous avons tenté l’expérience de la « tablette nomade » (en partenariat avec Orange et le système d’exploitation Android pour Samsung) au collège2 : il s’agit d’une tablette connectée en 3G et disponible 24h/24 pour l’élève, qui peut alors la rapporter à la maison. Cette tablette est équipée d’un filtre pédagogique ; l’élève ne peut pas aller sur d’autres sites que ceux définis par les enseignants mais il dispose d’un « cartable numérique » construit par ses professeurs qui peuvent ainsi proposer davantage de ressources. Sur 500 tablettes, deux seulement ont été endommagées sans qu’aucun autre problème ne nous ait été signalé. Il y a donc un grand respect des élèves, honorés qu’on leur fasse confiance, pour le matériel. Bien sûr, les enseignants sont formés avant que les jeunes ne reçoivent ces supports. Pour compléter le dispositif, les parents et les enfants suivent une conférence d’éducation aux médias, aux dangers de l’internet mais aussi aux avantages et aux plaisirs qu’on peut en tirer. SLG : Qu’en pensent les enseignants ? PC : Les tablettes sont globalement un élément positif pour la pédagogie. Il y a eu de bons retours : aucun enseignant ne souhaite revenir en arrière et de plus en plus de professeurs veulent entrer dans le dispositif même si cela reste progressif. Selon les dernières statistiques, les enseignants se servent des tablettes environ 15 à 20 minutes par séquence. Ils s’impliquent également plus, en commençant Lecture Jeune - septembre 2012 51 à poster leurs propres reportages sur les projets qu’ils mènent avec leurs élèves (des enseignants d’EPS y ont vu des avantages pour mieux expliquer les consignes, ceux de SVT ont utilisé les tablettes pour enregistrer des vidéos lors d’une sortie d’observation afin de constituer un herbier sans endommager l’écosystème – l’engouement de la part des élèves était plus important que dans la constitution d’un herbier papier traditionnel. SLG : L’aspect ludique serait donc celui qui prime ? PC : Il est certes important mais c’est loin d’être le seul intérêt de ces outils numériques. Cette année, nous avons expérimenté l’utilisation de tablettes en lycée professionnel. Les jeunes devaient émettre des hypothèses pour déterminer des causes de panne sur des machines. Selon les élèves, la tablette facilitait le rassemblement des informations et leur classement d’une manière plus pratique et concise. Les impressions d’écran leur permettaient de garder en mémoire leurs schémas électriques, de pointer et détailler exactement la partie qui les intéressait et ainsi, d’avancer plus vite. Enfin, auparavant, les jeunes devaient chercher manuellement les documents nécessaires à leur travail dans de volumineux classeurs – à raison d’un pour… 15 élèves ! Désormais, ils disposent de ces ressources sur leur tablette. Et comme tout est centralisé, leur enseignant constate qu’ils ont envie de compléter ces documents, de prendre des photos et de rendre compte de leur intervention beaucoup plus qu’ils ne le faisaient avant. Plus important encore, ce dispositif a changé l’image et l’approche qu’ils avaient d’eux-mêmes, de leur propre apprentissage et de leur futur métier, comme en témoigne l’un des élèves en disant qu’ils ont « l’impression d’être des ingénieurs avec [leurs] tablettes à la main ». Certains ont gagné en confiance en eux, notion primordiale pour les jeunes de lycée professionnel dont beaucoup se sentent « inférieurs » aux classes générales. SLG : Y a-t-il d’autres types d’expériences porteuses pour les collégiens ou les lycéens menées dans l’académie de Versailles ? PC : Des enseignants ont utilisé des boîtiers de réponses au collège, par exemple en mathématiques, pour répondre à une série de questions sur les fractions. L’intérêt majeur du boîtier réside dans l’implication des élèves. Ceux qui n’auraient pas levé la main, pris la parole en public vont répondre parce que cet objet joue le rôle d’intermédiaire entre eux et le professeur. L’enseignant a instantanément la réponse de chacun à ses questions et peut ainsi mesurer le niveau de la classe par rapport à l’exercice demandé. Cette fois, l’anonymat est l’aspect essentiel de l’expérience, également tentée avec des élèves de BTS qui, bien que plus âgés, osaient participer davantage. L’enseignant s’est ainsi rendu compte que la notion étudiée n’était pas acquise et il a pu recommencer son cours. SLG : Quelle est votre vision de l’école numérique du futur ? PC : Elle doit offrir de plus en plus de services en lignes, des outils Lecture Jeune - septembre 2012 52 Le numérique au service des apprentissages pour les collégiens et les lycéens Pour prolonger la réflexion, les liens Internet proposés par Pascal Cotentin • www.crdp.ac-versailles.fr • www.creatice.ac-versailles.fr • www.doctice.fr • http://scolawebtv.crdp-versailles.fr • www.audio-lingua.eu • http://webtv.ac-versailles.fr • http://blog.crdp-versailles.fr • www.hotellerie-restauration. ac-versailles.fr/ • http://blog.crdp-versailles.fr • www.missionfourgous-tice.fr • www.missionfourgous-tice.fr/ missionfourgous2 d’apprentissage pour individualiser les rythmes de travail et des espaces ludo-éducatifs qui prolongent l’acte d’éduquer. Enfin, les supports doivent être obligatoirement « nomades » et pouvoir s’utiliser hors de l’école. Idéalement, ces ressources doivent aussi être gratuites : d’ici 3 à 4 ans, 50 % de celles utilisées en classe auront été produites par les enseignants et les élèves grâce au travail collaboratif et à l’échange communautaire entre les membres de l’académie. SLG : Quelle sera la différence majeure de cette école de demain avec la pédagogie actuelle ? PC : Je répondrais en insistant à nouveau sur la notion d’individualisation. Actuellement, le positionnement éducatif est placé sur le collectif. Or il est nécessaire d’obtenir une personnalisation des parcours pour lutter contre les inégalités et permettre la progression de chaque élève. Lecture Jeune - septembre 2012 L La médiation numérique Le dossier en bibliothèque 53 Silvère Mercier Entretien Web éditeur et chargé de médiation numérique à la Bibliothèque publique d’information (Bpi1), Silvère Mercier se présente comme un « bibliothécaire engagé pour les libertés à l'ère numérique et la libre dissémination des savoirs ». Convaincu de la nécessité d’introduire les TIC au sein de la bibliothèque, il expose ses idées sur son blog Bibliobsession2. Anne Clerc l’a interrogé sur la formation des bibliothécaires au numérique. Anne Clerc : L’ENSSIB3 (École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques) propose-telle une formation au numérique pour les bibliothécaires ? Silvère Mercier : L’ENSSIB a inclus un volet lié à la médiation numérique dans son parcours de formation mais cela représente une faible proportion du tronc commun réservé aux conservateurs et aux bibliothécaires. De surcroît, par expérience, il me semble que l’apprentissage des outils est moins nécessaire pour les jeunes bibliothécaires ou conservateurs car ils ne subissent pas la fracture numérique autant que certains aînés. Il s’agit en effet davantage d’une fracture générationnelle que territoriale. La génération précédente a tendance à considérer trop souvent l’avènement du numérique comme une défaite de la culture lettrée au profit d’une simple « conversation » ouverte au monde entier. Silvère Mercier AC : Cependant, certains jeunes bibliothécaires opposent une sorte de résistance au numérique : ils se disent peu intéressés par les réseaux sociaux ou Internet et décident de ne pas utiliser ces outils alors qu’ils sont devenus des supports, des services et des ressources indispensables dans les établissements. 2 www.bibliobsession.net/ SM : C’est ici que réside toute la difficulté ! Il y a un certain « snobisme » à vouloir éviter à tout prix des outils comme les tablettes mais il faut faire comprendre à ces réfractaires la nécessité d’investir dans ces objets dans leurs pratiques quotidiennes : il est essentiel de convaincre ces agents de distinguer leur avis personnel de leur positionnement professionnel. Les bibliothécaires ont souvent le préjugé – faux – que les réseaux sociaux ne servent qu’à la communication. En DUT Information-communication4, où je propose des formations, les étudiants ne sont pas sensibilisés à la « culture numérique » au-delà d’une initiation à la création de sites Web ; ils sont pourtant intéressés par ce questionnement mais le reste du cursus n’est absolument pas axé vers ces interrogations professionnelles. Il y a peu de réflexions sur le besoin d’innovation lié au livre numérique, par exemple. Lecture Jeune - septembre 2012 est bibliothécaire à la Bibliothèque publique d’information, auteur du blog Bibliobsession et cofondateur du fil de veille collaboratif le Bouillon ; il s’est spécialisé dans la médiation numérique. www.bibliobsession.net 1 www.bpi.fr 3 www.enssib.fr/ 4 Université Paris X Nanterre. 54 La médiation numérique en bibliothèque AC : Certains bibliothécaires sont poussés à créer un blog ou à monter des ateliers ludiques en lien avec le numérique ou les jeux vidéo alors qu’ils ne maîtrisent pas toujours les outils informatiques les plus simples. Ils veulent concevoir des projets ambitieux mais ne sont pas en mesure d’aider les jeunes dans leurs recherches documentaires, pour faire un exposé ou réaliser un CV, alors que ce sont les besoins prioritaires des adolescents. 5 Le blog Jeune et je lis (les gars aussi !) est disponible à l’adresse suivante : http://jeuneetjelis.over-blog.com/ SM : Beaucoup de professionnels étaient dans le métier depuis un certain temps lors de l’arrivée du numérique ; ils n’ont donc pas toujours pu se former à de nouveaux outils ni prendre un recul suffisant par rapport à la manière d’inclure ces ressources pour les proposer aux usagers. C’est précisément pour cette raison qu’il y a un fort besoin de formation à la médiation numérique. Dans les bibliothèques, le premier pas vers le positionnement sur la toile s’établit autour de la création d’un blog : c’est un outil aisé d’accès et facile à gérer, qui devient une sorte de fourre-tout d’informations au détriment des supports institutionnels comme les sites-portails. Le blog est un format plus souple et moins rigide où les contraintes d’écriture sont moindres. Par exemple, le blog de la médiathèque de Bagnolet5, bien fourni et animé, permet de soutenir un club de lecture adolescent qui valorise les critiques des jeunes sur leurs lectures. Cette expérience montre que les bibliothécaires sont tout à fait capables d’utiliser les outils numériques en pleine cohérence avec un projet tourné vers les publics d’un territoire donné. Il est primordial que l’équipe compte au moins une personne sensibilisée aux questions du numérique capable de coordonner la présence de la bibliothèque sur le Web. AC : Parfois, les bibliothécaires craignent que leurs initiatives personnelles contrecarrent la position de leur institution ou des élus. SM : Effectivement, la « vieille histoire » de neutralité du service public peut freiner la prise de parole de certains bibliothécaires qui se sentent en retrait et n’osent pas émettre de jugement de peur d’être accusés de prendre parti. Il faut lutter contre ça et leur permettre d’être acteurs à part entière des projets ; pour cela, il faut que les différentes prises de position soient cadrées le plus clairement possible. Les agents publics sont bridés par une vision exagérée du devoir de réserve alors que c’est précisément le rôle du bibliothécaire de donner son avis et d’avoir un regard critique. Dans ce cas, il est indispensable de se sentir soutenu par sa hiérarchie : les responsables de bibliothèque ont donc un grand rôle à jouer dans la résolution d’éventuels problèmes. Ainsi, à la bibliothèque de Val d’Europe où j’ai travaillé quelque temps, il a fallu s’accorder pour organiser la modération. Et désormais, à la Bpi, nous allons élaborer une charte d’expression en ligne pour les agents : de cette manière, ils se sentent légitimes pour intervenir en tant que professionnels. AC : Quels conseils donneriez-vous aux bibliothécaires pour mener une médiation numérique efficace et réussie ? Lecture Jeune - septembre 2012 55 SM : Il est dommage de voir que beaucoup d’argent public et d’énergie sont investis dans la création de portails institutionnels alors que ce n’est pas dans cette direction qu’il est intéressant d’agir. Il est certes important de proposer un site mais pour déployer une présence en ligne beaucoup plus large, il vaut mieux créer des blogs thématiques ou encore se positionner comme le spécialiste d’un sujet sur Facebook. C’est une opération moins compliquée – et plus plaisante ! – à gérer, qui demande peu d’investissement financier : cela coûte bien moins cher qu’un site-portail et c’est plus simple à entretenir. Dans ce cas, on peut s’approprier l’outil et se concentrer davantage sur le contenu. D’autre part, cette démarche s’inscrit contre l’idée reçue qu’il faut investir beaucoup pour faire du numérique. Enfin, le concept de « guichet unique » en ligne (un seul site sur lequel tout le monde interagit) est plutôt contreproductif : il vaut mieux se disséminer pour créer un vaste « écosystème » aux multiples portes d’entrée. Cependant, cette politique a encore du mal à trouver sa place : les bibliothécaires éprouvent l’impression de se disperser en acceptant l’idée d’un outil à plusieurs entrées. AC : Les projets en lien avec le numérique peuvent parfois représenter une somme importante de travail supplémentaire. Comment gérer les différentes activités sur une durée raisonnable ? SM : Le vrai défi, c’est de parvenir à articuler le travail numérique avec les tâches quotidiennes des bibliothécaires. Je vous donne un exemple : les agents des sections jeunesse sont habitués à un important travail de veille informationnelle pour le suivi de l’actualité littéraire. Or, cette activité de veille n’est pas exploitée dans un objectif de médiation numérique alors que la moitié du travail est déjà accomplie : les sites sont repérés, les habitudes de lecture sont installées… Il faudrait récupérer les informations et les diffuser de manière plus lisible sur le Web, ce qui, à terme, représenterait un véritable gain de temps ! D’autre part, je reconnais que la mise en place du cadre occupe des délais plus ou moins longs, mais une fois cet investissement effectué, la nouvelle coordination créée par le numérique permet d’obtenir un rythme plus efficace, d’autant plus qu’on demande aux bibliothécaires d’exercer leurs compétences sur les contenus à l’aide d’un outil facile à manipuler. AC : Le public de la Bpi est essentiellement étudiant. Observez-vous une certaine fracture numérique dans cette assistance ? SM : De manière générale, les étudiants se rendent à la Bpi davantage pour profiter du réseau WiFi et consulter leurs propres documents sur leur ordinateur personnel que pour utiliser le service documentaire proposé par la bibliothèque. Ils ont une très mauvaise connaissance des bases de données et ne parviennent pas à identifier les sources majeures d'information propres à leur domaine. Il y a un besoin important non pas seulement de formation à la recherche documentaire mais bien à la culture de l’information. Ce besoin n'est Lecture Jeune - septembre 2012 56 La médiation numérique en bibliothèque 5 Le réseau Ubib par exemple : www.ubib.fr malheureusement pas reconnu au niveau national. Les bibliothécaires proposent alors des interventions ponctuelles dans l'année scolaire et privilégient la formation à distance : ils mettent en ligne des tutoriels, des vidéos, des catalogues de liens... Il s'agit d'un aspect fondamental de la médiation numérique et de l'accompagnement des étudiants, qui fonctionne par ailleurs très bien : par exemple, le service instantané de questions-réponses par tchat interposé a beaucoup de succès pour les bibliothèques qui ont fait le choix de ce dispositif5. AC : La fracture numérique concerne-t-elle toutes les catégories de population, indépendamment des clivages de génération ? L’évolution perpétuelle des pratiques et des outils risque de déconcerter jusqu’aux plus jeunes… 6 Ziklibrenbib est un blog collaboratif consacré aux musiques en libre diffusion, créé à l’initiative de la Médiathèque de Pacé (35) et de la Médiathèque de la CDC du Pays d’Argentan (61) en janvier 2012. La Médiathèque d’Oullins (69) s’est jointe à l’équipe au mois de mars de la même année et la BDP de la Gironde (33) en mai. Sur ce blog, une sélection régulière d’albums en libre diffusion, présentés à travers une chronique et un morceau en écoute, est proposée : http://ziklibrenbib.fr/?cat=8 SM : Au-delà de la querelle entre « anciens » et « modernes », il s’agit surtout d’une division structurelle entre ceux qui ont compris l’utilité des TIC et ceux qui y sont toujours réfractaires. Il est certain qu’il est indispensable de se tenir informé des évolutions technologiques. Une formation de temps à autre ne suffit pas ; le numérique suppose une auto-formation régulière : l’accompagnement est certes essentiel mais il faut aussi que les bibliothécaires s’approprient eux-mêmes les outils qui leur sont présentés. L’auto-formation et l’activité de veille informationnelle sont fondamentales dans tous les corps de métiers : beaucoup de journalistes y sont également confrontés. D’autre part, les bibliothécaires se sont construits sur l’idée que leur légitimité provient de la qualité de l’offre qu’ils fournissent, dans sa représentativité des différents courants éditoriaux, des sujets et thèmes d’actualité. Il faut repenser en profondeur la question des collections dans un contexte qui n’est plus celui d’une offre légale, fixe et marchande. Il convient donc de reconsidérer cette problématique dans un univers ouvert, galvanisé par la montée en puissance de l’auto-publication qui perturbe les bibliothécaires et les éditeurs. Cependant, à l’inverse des éditeurs, les bibliothécaires n’ont pas de modèle économique à inventer ; ils peuvent donc lancer des projets qui permettrait de dégager des éléments innovants et intéressants même si non commerciaux, comme par exemple, le programme « Ziklibrenbib6 » : c’est ce genre de positionnement qui me paraît plus pertinent dans l’avenir. AC : Certains services proposés par les bibliothèques reprennent des usages qu’un individu peut accomplir seul chez lui, comme par exemple la mise à disposition de films ou de musique. Quelle est dans ce cas la « valeur ajoutée » de la bibliothèque ? SM : Nous avons surtout une valeur de prescription et de recommandation. Au vu de la diversité de l’offre culturelle actuelle, il est essentiel de pouvoir accorder sa confiance à un medium de référence. À notre époque, les filtres humains et sociaux sont de plus en plus remplacés par des préconisations algorithmiques et scientifiques, comme la fonction « vous avez aimé tel livre, vous aimerez tel autre » sur Amazon. Cette faculté peut s’avérer intéressante – il s’agit pour moi Lecture Jeune - septembre 2012 57 d’un dispositif de médiation – à condition qu’on en maîtrise les critères, il serait dangereux de voir une « gouvernementalité algorithmique aveugle7 » dominer et remplacer systématiquement des algorithmes à visées non commerciales ou communautaires. 7 www.internetactu.net/2010/12/16/ du-role-predictif-des-donnees-a-la-gouvernementalite-algorithmique/ AC : La fracture numérique est-elle amenée à se réduire ou à perdurer dans le temps ? Y aura-t-il toujours des publics marginalisés par rapport à la recherche documentaire et informationnelle ? SM : Je pense que la fracture numérique ne va pas se résorber dans l'avenir : elle persistera, non pas en termes d'accès mais en ce qui concerne les usages, du moins dans les pays développés. Selon Fabien Granjon8, les usages du Web ne sont pas spontanément habilitants : ils sont situés dans l'espace social et ne sont donc pas déconnectés des déterminants contextuels existants. Le numérique reproduit des déterminisme – et par là, tend à répercuter une certaine fracture sociale – mais paradoxalement, il peut en faciliter le dépassement. Internet a favorisé l’instauration de nouveaux liens qui rendent possibles des innovations sociales à grande échelle. C’est là tout l’enjeu lié à la culture informationnelle et c'est dans cette action que les bibliothécaires et les documentalistes ont un rôle à jouer. Lecture Jeune - septembre 2012 8 Reconnaissance et usages d’Internet – Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée, Fabien Granjon, Presses de l’École des mines, 2012, voir l’article « Fracture numérique », p. 16 de ce numéro. 58 La médiation numérique en bibliothèque Point de vue de Dominique Arot Anne Clerc : Les étudiants se destinant au métier de bibliothécaire sont-ils suffisamment formés au numérique pour accompagner les publics ? Dominique Arot : Non, la formation au numérique des futurs Dominique Arot est doyen de l’Inspection générale des bibliothèques. Il est l’un des auteurs de l’ouvrage Horizon 2019 : bibliothèques en prospective (sous la dir.d’Anne-Marie Bertrand, Presses de l’ENSSIB, 2011). 1 C’est ce qui est souligné par Walter Galvani dans son mémoire de recherche : La Bibliothèque Nationale de France sur les réseaux sociaux ; http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/document-56706 2 https://www.facebook.com/ groups/307223672648685/ bibliothécaires est insuffisante. La priorité est donnée à la réussite aux concours et à la validation des épreuves de culture générale. Le cursus repose donc sur une approche académique des connaissances. En revanche, on constate que les bibliothécaires manifestant un intérêt pour le numérique et les réseaux sociaux ont le plus souvent d’abord développé cette orientation à titre individuel1. Ainsi, de plus en plus de professionnels partagent et échangent sur leurs compétences via les réseaux sociaux. On peut citer récemment, la création du groupe « Jeux vidéo en bibliothèque2 » sur Facebook qui compte plus de 300 membres et qui témoigne d’un dynamisme remarquable. Du côté des bibliothécaires universitaires, les professionnels maîtrisent également parfaitement les enjeux des réseaux sociaux et du numérique. AC : Aujourd’hui, quelle est la place de la bibliothèque dans l’accès et la formation au numérique en direction des publics ? DA : Les établissements ont contribué à l’initiation des usagers au maniement des ordinateurs et à l’utilisation d’Internet – notamment en direction des seniors. Les professionnels ont toujours su s’adapter aux évolutions technologiques et aux attentes des publics. Il faut souligner que les directeurs d’établissement jouent un rôle déterminant dans le dynamisme d’une structure et dans le développement d’une politique orientée vers les enjeux numériques. Enfin, face à la pression sur l’emploi et aux restrictions budgétaires, pourquoi ne pas envisager d’externaliser certaines missions plus répétitives – comme le catalogage par exemple. Cela permettrait de disposer de plus de temps pour la médiation. AC : Quels seront les enjeux de la profession dans les années à venir ? DA : Un nouveau métier est amené à se développer, celui de médiateur numérique et de nombreuses places sont à pourvoir pour ceux qui se spécialiseraient dans ce domaine. Le métier de bibliothécaire est en pleine mutation. La communication, par exemple, doit être développée en direction des publics, tout comme l’action culturelle dans les bibliothèques municipales ou les bibliothèques universitaires. L’ouverture ou l’accentuation de partenariats culturels et éducatifs, en particulier avec les établissements scolaires, constituent autant de possibilités d’ancrer davantage la bibliothèque dans la cité. AC : Que préconisez-vous en terme de formation ? DA : Il est nécessaire de renforcer la formation initiale et de solliciter un plus grand nombre d’intervenants pour sensibiliser les « apprentis bibliothécaires » aux enjeux du numérique. Il faut aussi encourager la formation tout au long de la vie professionnelle, favoriser la diversité des carrières et envisager des passerelles entre les différentes catégories statutaires. Lecture Jeune - septembre 2012 59 Parcours de lecture Livres accroche Littératures Bandes dessinées Documentaires page 60 à 66 page 67 page 68 Et après Littératures Bandes dessinées Documentaire page 69 à 74 page 75 page 76 à 77 Lecteurs confirmés Littératures Bandes dessinées Documentaires Ouvrages de référence Lecture Jeune - septembre 2012 page 78 à 81 page 82 à 86 page 87 page 88 à 89 60 60 Parcours de lecture Livres accroche 1I Tom Angleberger Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Natalie Zimmermann Seuil jeunesse, 2012 156 p. 9,90 € 978-2-02-107353-9 Genre Humour Mots clés Ecole Amitié Star-Wars Littératures L’Etrange cas Origami Yoda, T. 1 Dennis est le garçon le plus bizarre du collège, le mauvais élève à qui personne n’adresse la parole. Mais il arrive un jour avec au doigt une marionnette en origami : il prétend qu’Origami Yoda, à l’effigie du héros de Star Wars, est un sage qui peut lire l’avenir et répondre à toutes les questions. D’abord incrédules et moqueurs, les autres collégiens finissent par s’interroger, d’autant que le Jedi de papier fait preuve de sagesse et délivre des conseils fort avisés…Tommy, un élève de 6e, décide de mener l’enquête. Dans ce charmant « roman scolaire », les collégiens s’expriment à tour de rôle et ajoutent leurs commentaires, plus ou moins aimables, au récit de leurs camarades. Certains croient à Origami Yoda, d’autres doutent, mais tous ont expérimenté son étrange magie. Analysant avec justesse cette micro-société qu’est une classe, l’auteur décrit les rapports de force entre élèves, le poids de l’opinion du groupe et la difficulté du dialogue entre filles et garçons. Ce récit humoristique peut être lu dès 10 ans mais il plaira aussi aux lecteurs plus âgés et moins habiles. Il faut le conseiller à tous ceux qui ont aimé Le Journal d’un dégonflé de Jeff Kinley (Seuil Jeunesse). On y retrouve la même légèreté et le texte est également parsemé de dessins, de facsimilés de devoirs ou de bulletins de retenue. Dans le deuxième tome, l’auteur mettra en scène… Dark Vador en origami ! ■ Soizik Jouin 2 I La Guerre de Catherine Julia Billet L’école des loisirs, 2012 (Médium) 297 p. 14,80 € 978-2-211-20728-7 Genre Roman historique Mots clés Seconde Guerre mondiale Juif Photographie Pour échapper aux lois antisémites sous la seconde Guerre Mondiale, Rachel Cohen a été confiée par ses parents à la Maison des enfants de Sèvres. Mais il est de plus en plus dangereux pour les enfants juifs cachés de vivre en zone occupée : pour rejoindre la zone libre, Rachel doit devenir Catherine Collin et fuir. Elle emporte avec elle son appareil Rolleiflex et photographie ceux qui l’hébergent et l’aident, de couvent en orphelinat, du maquis du Vercors à Paris libéré. Les images qu’elle saisit constitueront son témoignage sensible et personnel sur la guerre. Ce roman n’est pas un énième récit de guerre. Il permet de découvrir la Maison de Sèvres dont les fondateurs, surnommés Pingouin et Goéland, prônaient une pédagogie nouvelle et libérée des carcans, offrant un enseignement résolument avant-gardiste. Il a surtout un intérêt artistique : les réflexions littéraires de Catherine sur sa pratique de la photographie, en particulier sur le choix pertinent des moments à capturer, invitent à réfléchir au sens des images, alors qu’elles nous Lecture Jeune - septembre 2012 61 submergent aujourd’hui. Aussi regrette-t-on que l’éditeur n’ait pas reproduit les clichés décrits par Catherine, en dehors de celui qui illustre la couverture. ■ Colette Alves Réseau de lecture : Les plus curieux pourront consulter le site de la Maison de Sèvres, créé par un ancien élève (http://lamaisondesevres. org/) et sur lequel se trouvent quelques unes des photographies qui ont inspiré l’auteur, en particulier celui des danseuses : (http:// lamaisondesevres.org/foto/d/source/24.htm). 3 I La Déclaration d’anniversaire Aurélien va avoir 17 ans. En ce jour « d’anniversaire férié » selon le calendrier familial, le dîner réunira sa mère biologique Juliette, sa compagne Bénédicte (l’« autre mère » du jeune homme), Teddy, son oncle, et Cindy, nouvelle compagne de celui-ci. Aurélien a décidé de profiter de l’occasion pour annoncer une grande nouvelle qui va faire l’effet d’une bombe même si la famille se veut très « ouverte d’esprit ». Après son baccalauréat, le jeune homme souhaite intégrer une école de commerce et devenir banquier. Dans ce roman polyphonique, chaque personnage expose son point de vue sur cette journée et cette soirée très spéciales. L’annonce d’Aurélien est certes artificielle, mais elle importe peu : sa déclaration permet surtout de renforcer les relations humaines de cette famille après les avoir ébranlées. En prenant nombre de clichés à contrepied, le récit s’attache à montrer que les apparences sont souvent trompeuses. Cindy, « bimbo » et caissière, se révèle cultivée et férue de littérature. Aurélien, malgré une éducation bohême et une vie baignée de fantaisie, est quant à lui un garçon tout à fait classique. Ce court texte au style fluide aborde avec humour les questions de la tolérance, des préjugés, de l’homosexualité, de la place des enfants et des projections des parents qui pèsent sur eux, même dans un foyer « hors norme ». ■ Marilyne Duval Réseau de lecture : On pourra lire deux autres romans polyphoniques sur l’intimité familiale et les secrets : Pièce montée, de Blandine Le Callet (Stock), et la série Blue Cerise dirigée par Cécile Roumiguière (Milan Jeunesse). Eléonore Cannone Océan éditions, 2012 (Océan Ados) 108 p. 11 € 978-2-36247-036-3 Mots clés Homoparentalité Tolérance Humour 4 I Le Secret d’Esteban Fils de commerçant dans un petit village, Esteban Casillas n’envisage pas de reprendre la boulangerie de son père. C’est l’arène qui fascine le garçon, la danse des toreros en habit de lumière. Son affectueuse grand-mère, Babi, le berce de ses récits de jeune mariée. Comme elle était fière de son Esteban, le grand matador ! Ses passes étaient admirées dans le silence brûlant de l’arène. Et quand il recevait les deux oreilles et la queue, les gradins entiers l’acclamaient d’une seule voix. N’est-ce pas le même sang qui bout dans les veines du petit-fils ? La tante Estrella ne s’y est pas trompée : ils se ressemblent étrangement, Lecture Jeune - septembre 2012 Axl Cendres Sarbacance, 2012 (mini-romans) 66 p. 6 € 978-284865526-0 Mots clés Corrida Tauromachie Légende 62 Livres accroche cet aïeul et son descendant… A 18 ans, n’y tenant plus, Esteban rentre à l’école taurine. C’est dans le traje de luces de son grandpère qu’il devient à son tour matador. Babi a accompli sa mission. Il lui reste encore un secret à révéler à Esteban avant de s’éteindre paisiblement. Il existe un taureau légendaire, un animal mythique et fascinant que nul ne peut vaincre et auquel il ne doit jamais se mesurer, El Eterno. D’aucuns disent même que c’est le descendant du Diable. Esteban jure d’ignorer ces corridas clandestines, les Mises à mort, dont on murmure à peine le nom. Mais la curiosité cède la place au désir qui devient obsession. Comme son grand-père avant lui, le toréro fait une promesse qu’il ne pourra pas tenir. En quelques phrases, Axl Cendres chauffe les pages d’un soleil andalou et entraîne son lecteur dans les souvenirs d’Esteban, narrateur de sa propre histoire. Mais cette Espagne aux airs authentiques devient de plus en plus intrigante et fantasmatique au fil du récit. Avec son style oral, ce texte très court qui oscille entre réalisme et légende, se découvre d’une traite et se prêterait particulièrement bien à une lecture à voix haute. On y retrouve dans la chute, l’humour d’Axl Cendres qui se joue de son lecteur. Un miniroman qu’on glisse dans la poche, à conseiller à tous les adolescents. ■ Sonia de Leusse-Le Guillou 5 I Night School, T. 1 C. J. Daugherty Trad. de l’anglais par Cécile Moran Robert Laffont, 2012 (R’) 480 p. 17,90 € 978-2-221-13090-2 Genre Roman à suspens Mots clés Disparition Surnaturel Thriller Traumatisée par la disparition de son frère aîné, Allie perd pied. Puisqu’elle multiplie les crises d’angoisse et les arrestations pour vandalisme, ses parents décident de l’envoyer en pension loin de Londres. Or Cimmeria n’est pas une école privée ordinaire : isolement complet, règlement strict et grand luxe… Tous les élèves appartiennent à l’élite, et leurs parents y étaient scolarisés avant eux. Comme elle ne remplit aucun de ces critères, Allie s’interroge sur son admission dans cet établissement, d’autant que d’effrayants événements se produisent. Ce premier tome d’une série de cinq volumes se distingue par son caractère inclassable, entre univers fantastique et intrigue policière. Si le jeune lecteur n’est pas déstabilisé par ce mélange des genres, il sera enchanté par une histoire riche en rebondissements et en fauxsemblants. Allie est une jeune fille moderne, emplie de doutes et de craintes. Plutôt que de se lancer de façon intrépide à la découverte des secrets qu’elle perçoit, elle cherche surtout à se faire des amis. Une fois n’est pas coutume, ce roman s’achève sur une « vraie » fin, révélant au lecteur le projet de l’école – former l’élite mondiale – et démasquant les coupables. ■ Cyrielle Bonnot Nouvelle collection : Lancée en début d’année 2012 et dirigée par Glenn Tavenec, la collection « R’ » des éditions Robert Laffont s’adresse aux jeunes adultes et propose des romans fantastiques, des thrillers, de la dystopie, etc. Sophie Audoin-Manoukian est l’un des auteurs de la maison. Lecture Jeune - septembre 2012 63 6 I Tempête au haras Au haras Saint-James, alors qu’elle aide une jument à mettre bas, Marie Goasquin donne naissance, dans le même box, à un fils. Ainsi naît Jean-Philippe, presque jumeau d’une pouliche. L’enfant grandit en parfaite symbiose avec les chevaux. Cependant, durant une nuit d’orage, Jean-Philippe est piétiné par une jument qu’il était venu calmer. La colonne vertébrale brisée, il restera handicapé. Pourtant, le garçon de dix ans à peine n’est pas prêt à renoncer à son désir de devenir jockey. Dans un prodigieux dépassement de lui-même, le jeune narrateur accomplira son rêve. Avec ce court roman, Chris Donner montre qu’il maîtrise parfaitement son sujet, décrivant dans un style remarquable l’opposition entre le monde des éleveurs, portés par l’amour des chevaux, et l’univers impitoyable des courses hippiques. Cette lecture, malgré des moments dramatiques, se révèle vive et pleine d’humour, souvent ironique ; résolument optimiste, elle n’est réservée ni aux passionnés de chevaux, ni aux seuls jeunes lecteurs ! ■ Cécile Robin-Lapeyre Réseau de lecture : Ce texte n’est pas sans rappeler Cheval de Guerre de Morpurgo (Gallimard Jeunesse, 1982) qui décrit les destins croisés d’un jeune garçon et de son cheval pendant la première Guerre Mondiale. Enfin, on pourra conseiller aux adolescents de visionner l’adaptation éponyme réalisée par Spielgerg, en 2012. Chris Donner L’école des Loisirs (Neuf), 2012 133 p. 8,70 € 978-2-211-20793-5 Mots clés Cheval Equitation Handicap 7 I Le Théorème des Katherine Colin, jeune homme surdoué, jongle avec les chiffres mais aussi avec les lettres, puisqu’il est passionné d’anagrammes. Il est sorti avec dixneuf filles, qui s’appelaient toutes Katherine, et qui l’ont toutes quitté. Quand la dix-neuvième Katherine le rejette, il décide de partir sur les routes avec son meilleur ami, Hassan, qui se présente lui-même comme un « musulman non terroriste ». En chemin, Colin a une illumination : et s’il était possible d’établir un modèle mathématique pouvant prédire la durée et la fin des relations amoureuses ? Il va s’attacher à rédiger son théorème… Une fois encore, John Green (auteur de Qui es-tu Alaska ou du plus récent Will & Will, publiés aux éditions Gallimard Jeunesse) parvient à surprendre le lecteur. Si le voyage s’apparente au début à un très drôle « road-movie pour losers », il prend toute sa saveur dans les derniers chapitres où le roman gagne en profondeur par une réflexion non dénuée d’humour sur le sens de l’existence et notre relation au passé. John Green campe des personnages étonnants aux personnalités complexes et attachantes. ■ Aurélie Forget Réseau de lecture : Eternal sunshine of the spotless mind réalisé par Michel Gondry (2004), évoque les aléas amoureux dans une société où le Docteur Howard Mierzwick invente un procédé qui permet d’effacer de sa mémoire l’être aimé. Lecture Jeune - septembre 2012 John Green Trad. de l’anglais (USA) par Catherine Gibert Nathan, 2012 (Grands formats) 272 p. 14,50 € 978-2-09-253709-1 Genre Roman psychologique Mots clés Surdoué Amour Humour 64 Livres accroche 8 I Une fille à la mer Maureen Johnson Trad. de l’anglais par Laetitia Devaux Gallimard Jeunesse, 2012 (Scripto) 336 p. 12,50 € 976-2-07-064335-6 Genre Chick-lit Mots clés Relations Père/Fille Amour Humour Clio, jeune américaine de 17 ans, doit passer l’été sur le yacht de son père, en Méditerranée. Cette perspective ne l’enthousiasme guère car elle l’éloigne d’un garçon séduisant. L’adolescente redoute par ailleurs les retrouvailles avec son père, dont le caractère aventurier et possessif est à l’origine du divorce de ses parents. Clio est chargée de faire la cuisine pour tous les passagers : la nouvelle compagne de son père, sa fille – une superbe blonde –, Martin, ami fidèle du père, et Aidan, jeune ingénieur au regard magnétique. La jeune fille supporte mal ce huis-clos d’autant qu’elle ignore tout du projet d’archéologie sousmarine qui rassemble les autres. Néanmoins, les relations se tissent et s’exacerbent entre les adolescents tentés par les jeux de l’amour, jusqu’au moment où la découverte d’une pierre immergée au plus profond d’une épave accélère le récit. Ce roman « pour filles », très facile à lire, majoritairement dialogué, évoque de façon légère et distanciée les relations sentimentales entre les personnages et les rapports entre père et fille. Le temps de la lecture, on pardonnera l’invraisemblance des situations et des péripéties en s’attachant aux états d’âme d’une adolescente troublée par la découverte de l’amour. ■ Colette Broutin 9 I Des yeux dans le ciel Jean-Marc Ligny Syros, 2012 (Soon) 251 p. 15,50 € 978-2-74-851150-5 Genre Science fiction Mots clés Environnement Nature Violette et Jasmin sont amoureux l’un de l’autre. Comme tous les habitants de leur village, ils consacrent leur vie au culte de Mère nature. Aussi, quand Jasmin est attaqué par une panthère, personne ne vient le défendre en vertu de la règle qui interdit de tuer un animal. Mais un étranger lui sauve la vie en abattant le fauve grâce à un rayon laser. Pour Jasmin, cette rencontre n’est pas tout à fait une surprise, il a déjà vu Kruger, l’homme au costume d’argent, dans ses cauchemars. Mais parce qu’il a contrevenu aux règles, l’adolescent, sa petite amie et leur sauveur fuient pour échapper à la vindicte du village. Jean-Marc Ligny reprend ici un court roman paru dans Je bouquine. En développant le récit initial, il étoffe les personnages et éclaire le lecteur sur les Âges sombres qui ont précédé le monde de Jasmin et Violette. La seconde partie, totalement inédite, apporte une autre facette à l’intrigue : en suivant le mystérieux visiteur, les deux héros découvrent sur Mars une société dont toutes les émotions ont été exclues. Mêlant fantasy et science-fiction, parcouru de références nombreuses, notamment à La Planète des singes, ce roman, comme les autres titres de la collection « Soon », place la question environnementale au cœur du récit. ■ Sébastien Féranec Lecture Jeune - septembre 2012 Littératures 65 10 I Le Journal de Ruby Oliver « Un petit ami pour de vrai. Définition : Un petit ami pour de vrai n’engendre aucune angoisse. Tu ne te demandes pas s’il va te passer un coup de fil. Tu ne te demandes pas s’il va t’embrasser. Tu ne redoutes pas qu’il jette un œil à l’écran de son mobile au beau milieu d’une conversation pour vérifier s’il a reçu un SMS. » Après Le Journal d’une allumeuse (2006) et Le Grand Livre des garçons (2008), la pétillante Rudy – obsédée par les listes – est de retour ! En dernière année au lycée, l’adolescente consulte toujours un psychologue suite à de fréquentes crises d’angoisse. Plus stable, elle est éperdument amoureuse de son petit ami Noël mais Gideon lui fait les yeux doux, sa grand-mère vient de mourir, son père déprime et sa mère quitte la maison. De quoi ébranler à nouveau le psychisme de la jeune fille, mais c’est sans compter sur son sens de la dérision à toute épreuve. De prime abord, la couverture de ce roman laisse penser qu’il s’agit d’un titre « chick lit » parmi d’autres, mais Rudy n’a rien de superficielle. Anxieuse et sensible, elle ne peut s’empêcher de tergiverser sur ses amours et ses amitiés. Dans ce troisième tome, la jeune femme a grandi. Elle parvient à faire face à ses émotions contradictoires et à assumer ses désirs sans qu’ils ne se manifestent sous forme d’attaques de panique. Cette série est méconnue des lecteurs (couvertures peu convaincantes) bien que le style soit juste et les personnages attachants. Nul doute en revanche que les adolescent(e)s sauront apprécier les tourments psychologiques de Rudy. ■ Anne Clerc E. Lockhart Trad. de l’anglais par Antoine Pinchot Casterman, 2012 236 p. 15 € 978-2-203-04515-6 Genre Humour Mots clés Relations filles/garçons Amour Amitiés 11 I La Cité, T. 1. La Lumière blanche La Cité, T. 2. La Bataille des confins Thomas découvre avec son ami Jonathan un jeu vidéo révolutionnaire en ligne : la Cité. Il permet aux joueurs du monde entier – mais l’accès ne sera possible que pour dix millions d’inscrits – de se plonger dans un extraordinaire univers virtuel, une ville immense où tout est gratuit. Dans ce monde parallèle n’existe qu’une seule règle : il est interdit d’y évoquer sa vie hors connexion, sous peine de ressentir les douloureux effets de « la lumière blanche ». Thomas devient rapidement accro au jeu et à ses amis virtuels. Peu à peu, le danger rôde, le monde idyllique de la Cité se fissure et l’angoisse monte. Mais est-il encore possible de s’échapper ? Le deuxième tome met davantage en scène le personnage de Liza, elle-aussi passionnée et intriguée par le jeu. Le malaise est grandissant et les menaces diffuses dans le premier tome se concrétisent : les mondes réel et virtuel se mêlent ; la violence envahit la Cité ; un mystérieux Planificateur s’empare des avatars abandonnés par les joueurs… Lecture Jeune - septembre 2012 Karim Ressouni-Demigneux Rue du Monde, 2011 et 2012 236 p. 238 p. 16 € 16,50 € 978-2-35504-184-6 Genre Roman fantastique Mots clés Jeu vidéo Addiction 66 Livres accroche Ce roman, comme le jeu auquel s’adonne Thomas, captive le lecteur qui découvre au même rythme que le narrateur les arcanes de la Cité. Le récit convainc par son inventivité littéraire (comme la récitation des poèmes qui permettent à Thomas et son amie Liza de vieillir ou de rajeunir ou leur utilisation de la langue elfique que les ordinateurs espions de la cité ne comprennent pas), ses multiples rebondissements. Facile à lire, ces premiers tomes d’une tétralogie séduiront les adolescents passionnés de jeux en ligne et présents sur les réseaux sociaux. ■ Soizik Jouin Autre avis : Certes le thème de l’intrigue – un jeu vidéo à réalité augmentée – fait écho à l’univers culturel des adolescents. Le suspense s’installe à mesure que l’univers du jeu se dévoile et le rythme de l’action est soutenu. Cependant, on peut regretter une caractérisation des personnages assez stéréotypée ou fabriquée, des dialogues trop explicites et une série d’artifices apparents (ainsi les références à des auteurs classiques comme les brefs paragraphes expliquant l’histoire d’un lieu ou d’un objet qui manifestent une volonté pédagogique avant d’être au service du récit). ■ Sonia de Leusse-Le Guillou Réseau de lecture : On pourra relire No pasarán, le jeu, de Christian Lehmann (L’École des Loisirs, 1996), qui met en scène trois adolescents hypnotisés par un jeu vidéo dont ils deviennent à la fois acteurs et victimes, sur fond de guerre et d’idéologies politiques. Lecture Jeune - septembre 2012 67 Parcours de lecture Livres accroche BD 12 I Bienvenue, T. 2 Marguerite Abouet développe ses personnages et installe son histoire dans ce deuxième tome aussi séduisant que le premier. On retrouve avec plaisir les anecdotes qui ponctuent la vie de Bienvenue, étudiante en histoire de l’art dont les journées s’articulent autour de ses études, ses petits boulots et son entourage – toute une galerie de personnages attachants liés par cette héroïne qui s’immisce dans leurs tracas du quotidien, désireuse de les aider. Elle est le pont central entre les histoires d’amour, d’amitié, les petits mélodrames et les grandes crises existentielles qui rythment la vie de tous les jours de ses amis et voisins. Les personnages gagnent dans ce tome en consistance et en complexité. L’auteur croque la vie parisienne avec le charme acidulé et le brin de folie du quotidien en une palette de sentiments aussi large que haute en couleurs. Le trait vif de Singeon ainsi que les couleurs franches ajoutent spontanéité et dynamisme aux péripéties de Bienvenue et de ses compagnons. On regrette que des nombreuses histoires évoquées certaines soient moins creusées que d’autres. Elles titillent cependant assez la curiosité du lecteur pour lui donner envie de suivre cette série qui retranscrit dans un tourbillon coloré et savoureux la banalité du quotidien dans ce qu’elle a de plus fantasque. ■ Marieke Mille Marguerite Abouet Ill. de Singeon Gallimard, 2012 (Bayou) 128 p. 16,75 € 978-2-07064-597-8 Mots clés Amitié Quotidien 13 I Enigma, T. 1 Achevée au Japon après 7 volumes, la nouvelle série de Kenji Sakaki est un thriller fantastique, paru dans le plus célèbre magazine de prépublication japonais, Shônen Jump, à qui l’on doit aussi Naruto ou One Piece. Sumio est un lycéen presque ordinaire, mais il a le pouvoir de lire l’avenir pendant son sommeil en écrivant ses rêves dans son dream diary. Alors qu’il n’a pas réussi à éviter la disparition mystérieuse de sa mère, Sumio se réveille dans un gymnase, enfermé en compagnie de six autres lycéens. Un certain Enigma les a réunis pour un bien étrange test : ils ont 72 heures pour résoudre des énigmes et se libérer en utilisant chacun leur faculté spéciale. En récompense, tous verront leur vœu le plus cher se réaliser. Graphiquement, cette série se démarque des autres mangas du genre par la maîtrise de son dessin, jouant sur le clair-obscur. Mais c’est surtout sa construction qui la distingue : le lecteur découvre lui aussi les indices en essayant de résoudre les énigmes. L’enquête est émaillée de multiples péripéties, notamment sur l’identité des personnages et leur évolution : Sumio, malgré sa confiance naïve, devient vite le leader du groupe. Dès le premier tome le suspens convainc et les suivants sont d’ores et déjà annoncés. ■ Sébastien Féranec Lecture Jeune - septembre 2012 Kenji Sakaki Trad. du japonais par Fédouci Lamodière Kazé manga, 2011 (shônen) 195 p. 6,69 € 978-2-820-30326-4 Genre Shônen manga Mots clés Thriller Lycée Enigme 68 Parcours de lecture Livres accroche Documentaires 14 I Les Pierres qui brûlent, qui brillent, qui bavardent Martial Caroff Ill. de Marion Montaigne et Matthieu Rotteleur Gulf Stream, 2012 (Dame nature) 86 p. 15,50 € 978-2-35488-163-4 Mots clés Pierres Histoire de la Terre Ce titre surprenant invite à découvrir comment l’étude des pierres peut contribuer à l’élaboration de l’histoire de la terre et même de la vie. Huit chapitres précédés d’une introduction stimulante guident le lecteur et suscitent sa curiosité. Les titres insolites (« des pierres qui photographient, qui paressent, qui osent… ») encouragent le questionnement : les pierres sont-elles des minéraux, des roches, des corps solides sans vie ? Comment des pluies fossiles ont-elles pu se conserver ? La composition des doubles-pages est claire et structurée : à gauche, des définitions et des photographies légendées et localisées ; à droite, des informations scientifiques et historiques, relevées par d’excellents dessins d’humour. Une échelle des temps géologiques, un glossaire et un index complètent le volume. Cet ouvrage documentaire se distingue par la qualité de l’information et la lisibilité de son contenu et répond de façon pertinente aux questions que peuvent se poser les jeunes lecteurs comme les adultes. ■ Colette Broutin 15 I Les (vraies) histoires de l’art Sylvain Coissard et Alexis Lemoine Palette, 2012 48 p. 12,95 € 978-2-35832-085-6 Mots clés Pastiche Détournement Art Voici une approche surprenante des chefs-d’œuvre de la peinture : les « vraies ! » histoires de l’art replacent les plus grands tableaux (Courbet, Arcimboldo, Monet, Munch…) dans une narration pleine d’humour. Que pense le désespéré de Courbet ? Quelle est la raison de ce cri chez Munch ? La chambre de Van Gogh a-t-elle toujours été aussi bien rangée ? En trois vignettes pour chaque tableau et par des procédés uniquement visuels, Sylvain Coissart et Alexis Lemoine expliquent à leur manière la genèse de ces œuvres. Par un travail de pastiche remarquable, ils détournent et revisitent les tableaux en respectant le style de chaque peintre. En livrant les secrets d’une vingtaine d’œuvres picturales à travers des intrigues délirantes, les auteurs s’amusent avec talent mais rendent aussi un très bel hommage aux artistes. Ils offrent ainsi un moment de plaisir narratif et visuel au lecteur ! ■ Mélanie Archambaud Lecture Jeune - septembre 2012 69 Parcours de lecture Et après Littératures es 16 I Le Garçon talisman Heinrich a fui le pensionnat spécialisé dans lequel il vivait, comme d’autres adolescents à « la peau étrange ». Celui que certains appellent l’« enfant du diable » se terre dans un container du port sans que jamais la sensation d’être traqué ne le quitte. La menace peut venir de Val, adolescent du même âge, qui est à la recherche de l’ingrédient très spécial réclamé par un sorcier pour pouvoir guérir sa sœur. Elle émane également de Joseph, ancien orpailleur délaissé par sa fille, et qui désire, plus que tout, même au prix du sang retrouver l’affection de sa famille. Malgré les liens qui les unissent, ces trois personnages vont connaître un destin tragique. Les pouvoirs attribués aux albinos par la croyance populaire sont au cœur de ce roman à l’atmosphère étrange. Heinrich est déterminé à s’assurer une vie décente en dépit des persécutions de marabouts et de sorciers divers. Si le terme n’apparaît jamais dans le récit, le lecteur adulte le déduira aisément et les lecteurs plus jeunes le comprendront à partir des notes de l’auteur : Florence Aubry a été inspirée par un reportage sur la traque des albinos en Afrique de l’Est. L’auteur construit une intrigue sous tension : ni le lieu ni l’époque ne sont définis, les relations entre les personnages suscitent interrogations et situations dramatiques, et la narration qui alterne les focalisations sur chacun des trois personnages, renforce ces effets. ■ Marilyne Duval Florence Aubry Le Rouergue, 2012 (DoAdo noir) 10,70 € 978-2812-60337-2 Genre Roman noir Mots clés Albinos Différence 17 I Ceux qui rêvent, T. 2 Ceux qui osent, T. 3 Ces deux volumes achèvent la trilogie entamée par Pierre Bordage en 2008 avec Ceux qui sauront. Au début des années 2000, Clara, aristocrate en rupture familiale, et Jean, un « cou noir », ouvrier instruit et révolté, vivent dans une Europe marquée par la misère et l’illettrisme où les régimes monarchiques dominent. Les états européens ont conquis tout le territoire à l’exception de l’état de l’Arcanecout. Cet état, laboratoire de la démocratie, échappe au modèle dominant et représente le rêve américain que les nations coalisées veulent détruire par une guerre sans pitié. Clara et Jean vont rejoindre cette terre d’utopie et de liberté. L’intrigue se déplace donc vers une Amérique du nord raciste et inégalitaire et se construit autour de la séparation des deux amants. Sur un arrière-plan social bien dessiné, le rythme est soutenu et le suspense ménagé par l’alternance des chapitres consacrés aux Lecture Jeune - septembre 2012 Pierre Bordage Flammarion Jeunesse, 2010 et 2012 (Ukronie) 335 p. 15 € 978-2-08-123031-6 978-2-08-124430-6 Genre Uchronie Mots clés Liberté Guerre Démocratie 70 Livres accroche différents protagonistes, même si le journal intime de Clara ou les lettres qu’elle adresse à Jean sont parfois redondants avec le récit. De nombreux personnages secondaires animent la narration. Ces deux volumes résonnent d’un appel au courage et à la résistance aux dictatures et sont un plaidoyer en acte pour la tolérance, l’amour et la liberté, sans tomber dans une caricature moralisatrice. Les Éditions J’ai lu ont repris en poche les deux premiers volumes car cette série a de nombreux atouts pour séduire un large public. ■ Marie-Françoise Brihaye 18 I Quatre filles et un jean pour toujours Ann Brashares Trad. de l’anglais par Vanessa Rubio-Barreau Gallimard Jeunesse, 2012 400 p. 18 € 978-2070647309 Genre Chick-lit Mots clés Amitié Deuil Jeune adulte Tibby, Lena, Carmen et Bridget ont grandi depuis leurs dernières aventures avec le fameux jean. À l’approche de la trentaine, les quatre amies ont évolué, construit leur vie et leur carrière, et si les événements les ont éloignées, elles sont toujours amies. Alors qu’elles s’apprêtent à se retrouver en Grèce pour passer des vacances ensemble, elles sont loin d’imaginer à quel point ce voyage va changer leur vie à jamais. Ce dernier tome de la série entamée il y a dix ans marque la fin d’une époque. Les lectrices adolescentes ont grandi et ont désormais l’âge des héroïnes d’Ann Brashares. Plus mûr et plus sombre que les précédents, il est davantage question de carrière, de maternité, d’amour et de mariage dans ce livre. Si le récit est riche en émotions traduites avec justesse, il s’avère inégal ; certains passages sont en effet exagérés et prévisibles. Néanmoins, les adolescentes qui ont apprécié les précédentes aventures des quatre filles ne pourront qu’être conquises par ce dernier tome au dénouement surprenant. ■ Léa Lefèvre 19 I Goodbye Berlin Wolfgang Herrndorf Trad. de l’allemand par Isabelle Enderlein Thierry Magnier, 2012 336 p. 15 € 978-2-36474-037-2 Mots clés Interculturalité Adolescence Humour Maik, quatorze ans, fils d’une mère alcoolique et d’un père volage, est l’élève qu’on ignore au collège. Mais il est secrètement amoureux d’une camarade, aussi la vie ne lui semble-t-elle pas si affreuse. Quand arrive dans la classe Tschik, qui paraît encore plus étrange et asocial que lui, les deux garçons nouent une relation faite d’amour et de haine. Les vacances d’été venues, se retrouvant seuls l’un et l’autre, sans parents ni amis, ils se lancent sur les routes de la Valachie au volant d’une Lada volée. Ce road-movie répond aux exigences du genre : les deux comparses vont s’apprivoiser et, surtout, se découvrir eux-mêmes. Cette lecture au style un peu âpre laisse une impression douce amère, comme l’adolescence, période de repli et champ d’expérimentation qui peut être enthousiasmant. En dépit de tout, et de leurs propres a priori, Maik et Tschik deviendront amis. L’auteur parvient à abattre les murs qui séparent les classes et les cultures pour montrer que l’amitié n’est jamais là où on l’attend. ■ Nicolas Beaujouan Lecture Jeune - septembre 2012 Littératures 71 20 I Comme un poisson hors de l’eau Fils d’émigrés cubains, Rico vit à Harlem. La vie dans ce ghetto est douloureuse : le garçon a la peau trop claire pour ressembler à un Cubain, trop foncée pour être un Américain. Les uns lui reprochent son absence de culture de rue, les autres le considèrent toujours comme suspect. Jimmy, un voisin toxicomane, et Gilberto, qui le traite comme son petit frère, sont ses deux seuls amis. Lorsque Gilberto gagne au loto et réalise son rêve, il quitte New York pour devenir fermier dans le Wisconsin. Rico fugue alors avec Jimmy pour le retrouver. Après un voyage mouvementé, les deux garçons découvrent une autre vie dans cette auberge espagnole qu’est la ferme de Gilberto mais Rico continue à s’interroger sur son avenir et son rôle dans la société. Ce roman sur la construction de soi dresse le portrait d’un adolescent qui ne trouve pas sa place dans sa communauté et qui tente d’échapper à la violence du ghetto. La structure du récit en trois parties – la vie à Harlem, le voyage, la vie à la ferme – fait écho à l’évolution du personnage. Le roman expose avec justesse les questions de l’identité, de l’intégration au groupe et du rapport aux adultes. L’auteur a été le premier écrivain hispanique à recevoir le Prix Pultizer pour son roman The Mambo Kings Play Songs of Love en 1990. ■ Marilyne Duval Autre avis : Si ce roman n’est pas toujours crédible – mais les jeunes travaillent et gagnent plus tôt leur autonomie aux Etats-Unis – et n’échappe pas à quelques longueurs, il conquiert cependant vite le lecteur en mettant en scène le personnage de Rico, positif et débrouillard. Dans ce récit qui s’apparente au roman d’apprentissage, le héros persévère pour changer sa destinée et finit par se réconcilier avec lui même. Cette bouffée d’optimisme, portée par une écriture facile, devrait séduire les jeunes lecteurs. ■ Cécile Robin-Lapeyre Réseau de lecture : Autre roman identitaire, Le Premier qui pleure a perdu de Shermann Alexis (Albin Michel Jeunesse, 2008) narre les péripéties d’un jeune Indien souffre-douleur dans sa communauté, à qui seul le départ de la Réserve donnera un avenir. Oscar Hijuelos Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Maïca Sanconi, Bayard Jeunesse, 2012 (Millézime) 383 p. 11,50 € 978-2-7470-2985-8 Mots clés Identité Culture Ghettto 21 I Swing à Berlin En 1942, pour remonter le moral du peuple allemand, Goebbels décide de créer un groupe de jazz aryen. Un pianiste anticonformiste à la retraite et un fonctionnaire nazi zélé sont chargés de recruter de jeunes talents et rassemblent un quatuor d’adolescents très différents les uns des autres. La tournée est l’occasion pour les musiciens et leur mentor de sonder leur conscience : sont-ils contraints à collaborer ou saisiront-ils l’opportunité de résister activement au régime ? La propagande nazie tenta de récupérer le jazz, qualifié de « musique dégénérée », en le renommant hypocritement « musique allemande de danse fortement rythmée ». A partir de ce fait historique, Christophe Lambert construit une fiction qui interroge la place de l’artiste face aux événements politiques : doit-il s’engager, doit-il le faire au-delà même de l’exercice de son art ? Bien qu’ils restent assez superficiels, Lecture Jeune - septembre 2012 Christophe Lambert Bayard Jeunesse, 2012 (Millézime) 274 p. 12,50 € 978-2-7470-4327-4 Genre Roman historique Mots clés Seconde Guerre mondiale Musique Propagande 72 Et après les personnages constituent une galerie de portraits qui permet à l’auteur d’évoquer à travers leurs situations (un jeune homosexuel en quête d’identité, un esprit façonné par les jeunesses hitlériennes qui ouvre les yeux sur le régime, une gouvernante juive échappée d’un camp de concentration…) des aspects différents de l’idéologie nazie. Swing à Berlin rappelle également la nécessaire distinction entre nazis et Allemands, dont certains choisirent la voie de la résistance. Christophe Lambert se livre sur le sujet de son roman dans une note en fin d’ouvrage qui comporte aussi une passionnante bibliographie. ■ Cyrielle Bonnot Mise en réseau : Le film de Lorraine Lévy La Première fois que j’ai eu vingt ans (2004) retrace l’histoire d’un groupe de jazz dans les années soixante, à travers le regard de Hannah, jeune femme confrontée à l’antisémitisme et à la misogynie de la société française d’alors. 22 I Luz Marin Ledun Syros, 2012 (Rat noir) 116 p. 14 € 978-2-7485-1180-2 Genre Roman à suspens Mots clés Adolescence Conduites à risque Suspens Sylvain Levey Théâtrales, 2012 (Théâtrales Jeunesse) 85 p. 8,10 € 978-2-84260-439-4 Genre Théâtre Mots clés Désir Poésie Dans le sud de la France, Luz quitte le repas dominical. Ses parents se disputent, son père et son ami Vanier sont ivres et celui-ci a des gestes déplacés. Elle s’échappe pour retrouver Thomas, un garçon qui lui plaît et la populaire Manon, qui sort avec lui. Tous trois gagnent une plage isolée des sentiers touristiques. Ils y rencontrent des jeunes plus âgés et la situation devient de plus en plus confuse et dangereuse. Bien qu’il montre les risques à dépasser les interdits et les conséquences de conduites dangereuses, Luz n’est pas un roman moralisateur. L’auteur joue avec le temps (toute l’action est concentrée en quelques heures) et le lieu de l’intrigue pour faire progressivement monter la tension. Le personnage de Luz se découvre progressivement. D’abord présentée comme inconséquente, elle se révèle mature et courageuse. Cette randonnée mortelle tient en haleine jusqu’au dénouement très ambigu : Luz avoue les attouchements dont elle est victime depuis des mois mais choisit de taire l’agression dont Thomas s’est rendu coupable sous l’emprise de l’alcool. ■ Laurence Guillaume 23 I Lys Martagon Lys Martagon a 17 ans et vit dans une cité de province entourée par les montagnes. Rêveuse et battante, elle aspire à une vie meilleure éloignée de ses tours d’immeubles désincarnées. Elle habite seule avec sa mère qui se consacre essentiellement à son travail. Les longs monologues de la jeune fille montrent à quel point la poésie fait partie d’elle-même. Sa rencontre avec Démétrio va lui permettre de s’affirmer et de faire un pas vers l’âge adulte. Sylvain Levey poursuit son évocation urbaine à travers des personnages féminins. Après Léa (Ouasmok) et Alice (Alice pour le moment), Lys se protège du monde extérieur – sur lequel elle porte un regard singulier – en jouant avec son imaginaire. Démétrio, adepte Lecture Jeune - septembre 2012 73 des échanges violents, se laissera séduire par cette exubérante jeune fille. Avec ce portrait sensible et vibrant, l’auteur renvoie aux lecteurs une image flatteuse de leur adolescence sans occulter les réalités parfois difficiles, comme la relation entre Lys et sa mère. La pièce rend hommage à la beauté qui réside dans toute chose, pour peu qu’on s’attarde à la contempler. ■ Marilyne Duval 24 I Quelques minutes après minuit Conor vit une période difficile. Sa mère est atteinte d’un cancer et suit un lourd traitement. Depuis qu’elle est malade, il fait toujours le même cauchemar : l’if du cimetière d’en face se transforme en un monstre végétal qui vient lui parler. Mais ce rêve en cache un autre, plus effrayant encore qui forcera Conor à affronter ses peurs les plus terribles pour trouver la vérité. Patrick Ness reprend une idée originale de son amie Sioban Dowd (auteur anglaise dont les quatre romans pour adolescents ont été traduits et publiés par Gallimard Jeunesse), qui, vaincue par le cancer, n’a pu achever son récit. Son style semblera simpliste voire trivial aux lecteurs de l’inventif Chaos en marche. Il permet pourtant de délivrer un message d’une grande poésie : les 3 rêves autour du monstre s’apparentent à des contes philosophiques que Conor doit interpréter avant d’envisager la mort de sa mère. Les illustrations sombres et torturées mettent en valeur la profondeur du récit et font écho à la colère de l’adolescent. Le roman qui peut être lu à plusieurs niveaux est poignant. S’il est abordable dès l’âge de douze ans, nul doute que les lecteurs plus âgés en tireront d’autres leçons selon leur degré de maturité et leur expérience. ■ Aurélie Forget Patrick Ness D’après une idée originale de Sioban Dowd Ill. de Jim Kay Trad. de l’anglais par Bruno Krebs Gallimard Jeunesse, 2012 210 p. 18 € 978-2-07-064290-8 Genre Roman fantastique Mots clés Cancer Deuil 25 I Traverser la nuit Etrenjoie est une commune en apparence paisible, jusqu’au jour où l’ancien maire est retrouvé la jugulaire tranchée et la tête plongée dans un ruisseau. Vilor, un jeune gendarme de la région, est chargé de l’enquête. Aucun suspect ni mobile ne se dessinent. Blanche, la fille de la victime, ferait-elle piétiner l’enquête ? La ravissante jeune femme séduit le pauvre Jonnhy, Vilor et obsède le nouveau maire. Ce policier est d’abord un roman d’atmosphère : la France rurale qu’il dessine rappelle celle brossée par Jean-Paul Nozière dans Rien qu’un jour de plus dans la vie d’un pauvre fou (Thierry Magnier, 2011). On y retrouve en effet les mêmes ingrédients : un village isolé, des personnages de prime abord stéréotypés (la belle au cœur de pierre, le fou du village, le maire libidineux) mais qui révèlent une psychologie fine, un dénouement inattendu digne d’un coup de théâtre. Le tout est servi par la plume aux accents cinématographiques de l’auteur, par l’usage du patois picard et une écriture à la fois poétique et désinvolte. L’ensemble saisit par son réalisme surprenant. ■ Colette Alves Lecture Jeune - septembre 2012 Martine Pouchain Sarbacane, 2012 (Exprim’) 224 p. 15,50 € 978-2-84865-524-6 Genre Roman policier Mots clés Ruralité Quotidien Amour 74 Et après Autre avis : Martine Pouchain dépeint, certes avec tendresse et bienveillance, un monde rural peuplé de personnages en mal de vivre mais elle n’atteint pas le talent de Jean-Paul Nozière qui l’avait fait de manière touchante, sans tomber dans le misérabilisme. La narration, confiée au jeune enquêteur ne convainc ni ne retient le lecteur. En outre, l’atmosphère est artificielle sans être complètement invraisemblable, tandis que le personnage de la jeune Lolita manque de profondeur et de mystère. ■ Marilyne Duval Lecture Jeune - septembre 2012 75 Parcours de lecture Et après BD 26 I Texas Cowboys, T. 1 Harvey Drinkwater, journaliste à Boston, est envoyé dans une sombre bourgade de l’ouest sauvage, Hell’s Half Acre. Naïf, le jeune homme, se lie d’amitié avec Ivy, un cow-boy désabusé. Ce dernier l’initie aux joies des saloons, du poker et des rasades de whisky. Harvey croise également la route du célèbre bandit, Sam Bass et de Besty Malone, beauté froide, qui poignarde régulièrement les hommes lui rappelant ceux qui ont abusé d’elle dans sa jeunesse. Texas Cowboys est un hommage au western. Shérifs corrompus, cowboys vénaux, femmes fatales et bandits patibulaires s’entrecroisent. Trondheim et Bonhomme ne craignent pas les clichés pour le plus grand bonheur des amateurs du genre. L’ouvrage est découpé en autant de chapitres que de fascicules publiés gratuitement au cours de l’année scolaire 2011-2012 au sein de la revue Spirou. Chaque personnage est ainsi introduit par une couverture « d’époque ». Les feuilletons croisent les récits sans que le lecteur ne soit jamais perdu. A défaut de héros principal, les auteurs ont construit un univers où le genre du western en lui-même tient la vedette. Bonhomme a choisi une mise en couleur tout en aplat, souvent en camaïeux ocre (et bleu pour les scènes de nuit). Les couleurs nous immergent dans cet univers suranné et participent à l’ambiance. Le format du livre renforce l’aspect désuet et séduira tous ceux qui ont rêvé de grandes chevauchées dans le Far-West. ■ Anne Clerc Trondheim Ill. de Mathieu Bonhomme Dupuis, 2012 152 p. 20,50 € 9782800152721 Mots clés Western Cowboys 27 I Billy Bat, T. 1 À Los Angeles, Kevin Yamagata est un dessinateur de comics dont le dernier titre, Billy Bat, rencontre un grand succès. Lorsqu’il apprend que le personnage de son œuvre existe déjà au Japon, il décide de s’y rendre pour rencontrer l’auteur. Une fois sur place, tout dérape et Yamagata se retrouve au cœur d’une histoire de complot et de meurtre… Alors que la publication de Pluto vient de s’achever, les éditions Pika proposent une nouvelle série de Naoki Urasawa à qui l’on doit entre autres Monster et 20th century boys. Avec Billy Bat, le mangaka s’aventure une nouvelle fois dans le thriller fantastique. Si le début de cette série peut sembler tout à fait classique, l’auteur entraîne rapidement son lecteur dans une intrigue très élaborée fondée sur les voyages temporels. Le scénario complexe est servi par un graphisme soigné : cette série en cours au Japon s’annonce de grande qualité. ■ Sébastien Féranec Lecture Jeune - septembre 2012 Naoki Urasawa Trad. du japonais par Sylvain Chollet Pika, 2012 (seinen) 199 p. 8,05 € 978-2-8116-0633-6 Genre Seinen manga Mots clés Thriller Fantastique 76 Parcours de lecture Et après Documentaires 28 I Sports et handicaps : le handisport Jean-Philippe Noël Actes Sud Junior (Le sens du sport), 2012 101 p. 9,90 € 978-2-330-00515-3 Mots clés Sport Handicap La pratique régulière d’un sport peut représenter un véritable changement dans la vie d’un handicapé en lui permettant de se réconcilier avec ses déficiences. Il est fort regrettable que le handisport soit si mal connu et si peu valorisé en France, même si de grands progrès ont été réalisés ces dernières années. Alors que les XIVe Jeux paralympiques d’été de Londres ont rassemblé plus de 4 500 athlètes issus de 150 pays, ce petit documentaire explique avec beaucoup de clarté en quoi consiste le handisport : histoire, sports pratiqués en loisir ou en compétition, problèmes spécifiques des handicapés, rôle de l’école et des associations, sites à connaître, etc. Malgré un contenu riche, le lecteur sera frustré par la brièveté de l’ouvrage (la description des sports est, par exemple, très succincte) et par la pauvreté de l’iconographie, réduite à quelques photographies. Cependant, face au manque de livre sur le sujet, cette excellente initiation est accessible à tous, dès 13 ans. Après Football made in Afrique et Le sport vert, la collection « Le sens du sport » porte décidément un regard différent sur le sport contemporain. ■ Soizik Jouin Réseau de lecture : Le Sport autrement : handisport, du loisir à la compétition (Chiron, 2010) sans doute plus complexe mais plus illustré, permettra d’approfondir le sujet. Les adolescents pourront aussi lire avec intérêt l’autobiographie d’Oscar Pistorius, Courir après un rêve (éditions de l’Archipel, 2010) ; cet athlète amputé qui court avec les valides est sans doute actuellement le sportif handicapé le plus médiatisé. 29 I Chouette ! Philo. Abécédaire d’artiste à zombie Myriam Revault d’Allones et Michaël Foessel (dir.) Gallimard Jeunesse, Giboulées, 2012 264p. 25,50 € 9782070640553 Cet ouvrage s’attache à décrire un concept philosophique par lettre de l’alphabet, passant par des entrées aussi originales que « Kiffer », « Waouh ! » ou « Zombies », toujours reliées à des préoccupations de jeunes auxquels il s’adresse. Ce titre accompagne les premiers pas en philosophie des adolescents, porté par une réflexion alimentée par des parallèles entre les concepts évoqués et leur quotidien. Le propos clair et concis, dans une langue qui se veut proche de celle de ses lecteurs, parfois, un peu trop (on pense notamment à l’entrée « jeune » Lecture Jeune - septembre 2012 es 77 justement, ou à « kiffer » qui a force d’être employé à tort et à travers fini par perdre de son sens et de sa portée), permet cependant d’offrir une vision globale sur les grands concepts philosophiques comme la vie, la liberté, le travail ou le bonheur. L’utilisation d’exemples empruntés au cinéma ou à l’actualité insuffle du dynamisme au déroulement de la pensée. On déplore cependant, par moment, certaines facilités, que ce soit dans le propos – on pense à certaines introductions un peu simplistes comme celles de « désobéir » ou d’« opinion » – ou dans l’approche (est-il réellement nécessaire de définir « virtuel » aux adolescents d’aujourd’hui ? On reste néanmoins sur un ouvrage de fonds qui offre aux adolescents – et aux jeunes désireux de replacer la philosophie dans un contexte actuel et en regard de leurs propres interrogations et expériences – une base solide pour découvrir les fondements du questionnement philosophique. ■ Marieke Mille Lecture Jeune - septembre 2012 Mots clés Philosophie Adécédaire Réflexion 78 Parcours de lecture Lecteurs confirmés Littératures 30 I Max Sarah Cohen-Scali Gallimard Jeunesse, 2012 (Scripto) 480 p. 15,90 € 978-2-070-64389-9 Mots clés Eugénisme Nazisme Propagande Max-Conrad, le narrateur de cet effroyable récit, naît en 1936 dans un foyer du Lebensborn, d’une mère choisie pour donner naissance à un pur enfant aryen. Ce programme de sélection raciale a été mis en place par les services de Himmler afin de produire une élite aryenne destinée à peupler l’Allemagne. Offerte au Führer, enlevée à leur mère, cette progéniture est destinée à être adoptée par de hauts dignitaires nazis. Mais Max est rétif à toute adoption. Il grandit dans le foyer, sans amour et soumis à une discipline de fer, devenant un « parfait » enfant nazi. Il sert même d’appât dans le programme d’enlèvement et de germanisation d’enfants polonais. Il dénonce et trahit sans états d’âme jusqu’à l’enlèvement de Lukas. Son physique purement aryen et sa violence fascinent Max qui lui voue une amitié indéfectible, même après avoir découvert que Lukas est juif et se joue des Nazis. Ce roman s’inspire de faits historiques et le choix narratif établi par l’auteur accentue, s’il en était besoin, la capacité de l’idéologie nazie à priver un individu de toute humanité. C’est en effet Max qui raconte – avant même sa naissance – et expose les fondements de ce totalitarisme dont il est le fruit et l’instrument. Même si le parti-pris est dérangeant et le ton, parfois simpliste et trivial, pas toujours compatible avec l’âge supposé du personnage, le récit souligne la violence et le rationalisme de ce régime pour modeler les corps et les esprits au service d’une idéologie raciste et totalitaire. ■ Colette Broutin et Sophie Lartigue Autre avis : Malgré l’intérêt du sujet – l’eugénisme – qui est peu traité en littérature, on peut s’étonner du parti pris de l’auteur de donner la parole à un fœtus, ce qui sous-entend un raccourci fâcheux : l’enfant d’un nazi sera forcément un être cruel, comme s’il s’agissait d’un trait héréditaire. Outre le contenu, sujet à controverse, le procédé est maladroit et désagréable. Certaines scènes de violences sexuelles sont choquantes car elles sont décrites du point de vue d’un enfant très jeune et le lecteur devient voyeur. La simple évocation des faits historiques étant elle-même horrifiante, il est déplacé d’en rajouter dans le domaine du scabreux. Sarah Cohen-Scali possède un indéniable talent lorsqu’elle s’aventure du côté du roman noir et le lecteur poursuivra certainement sa lecture pour connaître l’issue du récit. Quel dommage ! ■ Cécile Robin-Lapeyre Réseau de lecture : Sur le sujet de la sélection raciale, on peut proposer, et préférer, la lecture de Ils ne sont pas comme nous de JeanSébastien Blanck (Alzabane éditions), plus précisément sur le sort des handicapés et malades mentaux sous le régime nazi. Etranger à Berlin de Paul Dowswell (Naïve) montre le parcours d’un jeune polonais Lecture Jeune - septembre 2012 79 orphelin, envoyé en Allemagne pour être élevé dans une famille nazie, car son physique est parfaitement conforme au modèle aryen. 31 I Le Fil à recoudre les âmes En 1941, après l’attaque de Pearl Harbor, Kenichiro, un jeune garçon de 12 ans est, comme tous les Japonais habitant aux ÉtatsUnis, envoyé dans un « centre de réinstallation ». Dans ce camp, ce brillant élève correspond avec son ancienne institutrice à qui il décrit les difficultés du quotidien. Deux ans plus tard, son père est finalement libéré, à condition que toute la famille retourne au Japon. Kenichiro y fait la connaissance de Yuriko mais celle-ci doit rentrer chez sa mère à Hiroshima, quelques jours avant l’explosion de la bombe. Ce roman magistral sur un épisode méconnu de la Seconde Guerre mondiale se structure en deux grandes parties. La première est consacrée au jeune Kenichiro ; la seconde s’attache au destin de Yuriko, gravement défigurée par l’explosion nucléaire. Le lecteur suit la jeune fille dans son chemin vers la reconstruction et la réhabilitation sociale. Le récit frappe par sa violence : les descriptions des ravages causés par la bombe sont quasi insoutenables. Outre les qualités littéraires, on retiendra la dimension pédagogique et documentaire du texte. En effet, des références sont glissées ça et là et invitent les lecteurs les plus motivés à découvrir d’autres œuvres, en particulier celle de John Hersey, Hiroshima, fruit de son reportage pour The New Yorker. ■ Colette Alves Autre avis : Jean-Jacques Greif s’est emparé d’un thème méconnu du grand public : l’incarcération d’environ 110 000 ressortissants japonais et américains d’origine nippone dans des centres appelés « War Relocation Camps », à la suite de l’attaque de Pearl Harbor. Le sujet est intéressant mais la fiction dissimule assez mal la volonté documentaire du livre. La correspondance entre Kenchiro et son institutrice perd rapidement en vraisemblance, tout comme sa rencontre avec Yukiro. L’auteur propose une œuvre artificielle qui rend compte de cette réalité historique au détriment de la cohérence narrative et des personnages, peu crédibles. ■ Marie-Françoise Brihaye Réseau de lecture : Sur le même thème, on pourra conseiller L’Enfant d’Hiroshima d’Isoko et Ichirô Hatano (Folio junior, rééd. 2010), et parmi les nombreux mangas, la série Gen d’Hiroshima de Keiji Nakazawa (Vertige Graphic, rééd. 2009-2011) et Le Pays des cerisiers de Fumiyo Kono (Kana, 2006). Jean-Jacques Greif L’école des loisirs, 2012 (Médium) 231 p. 10,70 € 978-2-211-20860-4 Genre Roman historique Mots clés Seconde Guerre mondiale Etats-Unis Bombe atomique 32 I Seins et œufs Makiko vit dans l’obsession de redonner du volume à sa poitrine, désespérément plate depuis la naissance de Midoriko, 12 ans plus tôt. Pour programmer une chirurgie plastique, elle se rend à Tokyo avec sa fille et loge chez sa jeune sœur Natsu, trentenaire célibataire. Tandis que Natsu porte un regard critique sur la situation, Midoriko s’enferme Lecture Jeune - septembre 2012 Mieko Kawakami Trad. du japonais par Patrick Honnoré Actes Sud, 2012 112 p. 80 13,50 € 978-2-330-00240-4 Mots clés Japon Féminité Relations mère/fille dans le silence, perturbée tant par le désir incompréhensible de sa mère que par sa puberté naissante. Le récit de Natsu alterne avec le carnet intime de l’adolescente. Cette relation douloureuse entre mère et fille est traitée avec beaucoup de justesse. Elles ressentent de manière radicalement différente leur rapport au corps et à la féminité. Au-delà de la situation des femmes dans la société japonaise, cette tragi-comédie souligne le poids et la tyrannie de l’image. Il va sans dire que ce roman intergénérationnel concernera davantage un lectorat féminin. Concis, d’un style fluide quoique direct et parfois cru, ce récit séduira notamment les adolescentes familières des Shojo manga et pourra attirer également des lectrices moins aguerries, d’autant qu’il est mis en valeur par une très belle couverture. ■ Cécile Robin-Lapeyre 33 I Ramayana, la divine ruse Sanjay Patel Trad. de l’anglais par Lise Mortier et Nicolas Le Bon Ankama, 2011 (Cosmo) 184 p. 29,90 € 978-2-35910-223-9 Genre Album Mots clés Mythologie Hindouisme Inde ancienne Avec cet album, Sanjay Patel rend accessible un monument de la mythologie indienne qu’est le Ramayana, ce récit épique de sept livres et 48 000 vers ! Le lecteur y découvre l’incessante lutte du bien contre le mal qui oppose Vishnu et Rama, son avatar, à Ravana, l’invincible démon qui laisse les ténèbres envahir la terre et l’univers. Le récit est simplifié mais la trame initiale de la légende, conservée. La naissance et l’enfance de Rama, son mariage avec la belle Sita, son exil et la quête de son épouse enlevée par Ravana s’achèvent – après de multiples batailles – par la victoire de l’homme à la peau bleue. Les illustrations simples et géométriques créent l’illusion du mouvement tout en rappelant les bas-reliefs et les peintures de la tradition indienne. Les images, foisonnantes et très expressives, d’une grande modernité, sont servies par des couleurs vives. En conclusion, Sanjay Patel a ajouté un glossaire des personnages, une carte des voyages de Rama et des croquis préparatoires qui permettent de comprendre sa manière de travailler (il est par ailleurs animateur et scénariste pour les studios Pixar). Par son graphisme singulier, Ramayana, la divine ruse, permettra à tous de découvrir avec plaisir ce texte fondateur de l’hindouisme. ■ Marie-Françoise Brihaye 34 I Dans l’ombre du monde Maud Tabachnik Flammarion Jeunesse, 2012 (Tribal) 212 p. 13 € 978-2-0812-6372-7 Genre Nouvelles Mots clés Violence Haine Délinquance En huit nouvelles inspirées par l’actualité, Maud Tabachnik saisit la violence de nos sociétés. Les conflits inter-ethniques au Rwanda et le conflit israélo-palestinien illustrent le fanatisme qui conduit au terrorisme et l’engrenage de la haine dans lequel des adolescents sont acteurs ou témoins. Le récit d’une excision en Égypte condamne, plus efficacement qu’un plaidoyer, la barbarie de certaines sociétés traditionnelles à l’égard des filles. En France aussi, il est difficile d’échapper à la loi des gangs dans les prisons et les cités. Dans des genres littéraires très différents – humour noir, fantastique, enquête policière – maniant aussi bien l’humour que le suspens, Lecture Jeune - septembre 2012 Littératures l’auteur campe avec virtuosité des personnages qui suscitent l’empathie ou l’effroi et ménage des chutes déconcertantes. Par leur actualité et leur style, ces nouvelles séduiront des lecteurs avertis. ■ Colette Broutin Autre avis : Pour traduire la brutalité et la violence du monde contemporain, Maud Tabachnik a choisi d’évoquer des réalités éloignées de l’univers des adolescents européens. Malgré la force des récits, l’atmosphère noire et l’hyper-réalisme des situations, la narration trop classique et trop construite atténue la dureté du propos. ■ Marilyne Duval 35 I Les Lumières de septembre Au début de l’été 1937, Suzanne Sauvelle et ses deux enfants (Irène, 14 ans, et Dorian, 12 ans), quittent Paris pour la côte normande et le manoir de Cravenmoore, où la jeune mère, veuve, a obtenu un emploi de gouvernante. Elle est chaleureusement accueillie par le propriétaire des lieux, Lazarus Jann, génial créateur de jouets et d’automates. Les premières semaines sont enchanteresses. Irène se lie avec la jeune cuisinière, Hannah, et ne tarde pas à tomber amoureuse d’Ismaël, un séduisant matelot. Lazarus se livre peu à peu à Suzanne : son épouse, malade depuis vingt ans, survit dans une chambre de l’immense et labyrinthique manoir. Un jour, Hannah libère une ombre à la violence meurtrière en ouvrant un flacon en cristal noir. Dès lors, tous sont impitoyablement poursuivis par cette créature polymorphe, et les événements s’enchaînent jusqu’au dénouement apocalyptique de l’intrigue, . Zafòn renouvelle le thème du pacte avec le diable et multiplie les références littéraires, le roman rappelle évidemment La Chute de la maison Usher d’Edgar Allan Poe mais aussi les contes d’Hoffmann ou d’Andersen. En croisant habilement les récits des protagonistes, il offre au lecteur une vérité abominable qui fait clairement allusion aux thèses du nazisme. ■ Colette Broutin Lecture Jeune - septembre 2012 Carlos Ruiz Zafòn Trad. de l’espagnol par François Maspero Pocket Jeunesse, 2012 264 p. 19 € 978-2-266-21305-9 Genre Roman fantastique Mots clés Amour Mal Automates 81 82 Parcours de lecture Lecteurs confirmés BD 36 I Bonne nuit PunPun, T. 1 Inio Asano Trad. du japonais par Thibaud Desbief Kana, 2012 224 p. 7,45 € 978-2-5050-1413-3 Mots clés Adolescence Désir Famille Punpun est un petit garçon dont la vie bascule lors d’ une vive dispute de ses parents. Sa mère finit à l’hôpital et son père en prison. Son oncle vient donc s’installer chez eux pour s’occuper de lui. L’une des originalités de ce titre est de représenter Punpun et toute sa famille sous les traits d’oiseaux minimalistes rappelant les dessins d’enfants. Le contraste avec les autres personnages et l’environnement est d’autant plus frappant que leur dessin est, lui, très réaliste et détaillé. Le regard critique de l’enfant sur la société japonaise traite certains thèmes – violence familiale, développement des sectes – sans concession. ■ Sébastien Féranec Autre avis : Représenté sous la forme d’un petit volatile stylisé, Punpun, âgé d’une douzaine d’années, est en fait une vision, un double du lecteur adolescent au tout début de son parcours initiatique : la famille, le grand amour, la violence, l’exploration, les égarements… Le trait épuré de l’oiseau en fait un héros a priori enfantin ou imaginaire mais la force des thèmes abordés le replacent totalement dans l’adolescence La série devrait attiser la curiosité des lecteurs par son originalité dans l’univers manga. Avec cet oiseau qui suscite rapidement la connivence ou l’identification, l’auteur offre une histoire décalée et intime. ■ Sophie Lartigue 37 I L’Etranger Albert Camus Ill. de José Muñoz Futuropolis/Gallimard, 2012 144 p. 22 € 978-2-7548-0768-5 Mots clés Existence Meurtre Jugement Par son grand format, son poids et sa couverture, ce livre s’impose d’emblée ! Futuropolis et Gallimard publient le texte intégral de L’Etranger, accompagné – et non « illustré » – des dessins de José Muñoz, maître du noir et blanc. L’accord entre le roman et les dessins, le papier blanc et l’encre noire est parfait. La mise en page du texte et des images pleine page ménage des respirations, isole des phrases, crée des paragraphes, tantôt denses, tantôt aérés. L’œuvre de Camus acquiert une force renouvelée et un sombre pouvoir poétique. Ainsi la silhouette de Meursault, bras tendu et poing serré répond au texte de Camus : « Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. » La beauté des encres, la force expressive des portraits, toute en suggestion et en retenue, s’accorde très bien avec la densité des personnages du roman. Cette nouvelle édition permettra aux lecteurs de découvrir ou de redécouvrir une œuvre majeure du XXe siècle, publiée il y a tout juste soixante-dix ans. ■ Colette Broutin Lecture Jeune - septembre 2012 83 38 I Egon Schiele. Vivre et mourir Egocentrique, rebelle, dandy, Egon Schiele n’a que 16 ans lorsqu’il rentre à l’Académie des beaux arts de Vienne. Fervent admirateur de Gustav Klimt, ses premières œuvres s’inspirent ostensiblement du maître dont il dérobe même le modèle, Wally Neuzil, séduite par le jeune homme. Puis le peintre sulfureux trace sa propre voie, torturée et provocante. Ses traits noirs, anguleux et ses personnages inquiétants aux postures indécentes choquent ses contemporains. Schiele s’épuise entre les bras de ses maîtresses et la composition de ses toiles. Les mœurs de ce scandaleux Autrichien choquent autant que sa peinture : condamné, le pornographe est emprisonné. Mais ni ce court séjour carcéral ni la guerre qui éclate quelques années plus tard n’empêcheront l’artiste de dessiner et de peindre. C’est la grippe espagnole qui aura raison de sa fougue et de sa jeunesse. A 28 ans, quelques jours après la mort d’Edith Harms, son épouse, l’artiste succombe à l’épidémie qui ravage l’Europe. Personnage et narrateur de cette magnifique bande dessinée, Egon Schiele entraîne le lecteur dans le tumulte de ses relations amoureuses et les tourments de la création. Cette biographie romancée livre une interprétation personnelle et sensible de la vie troublante de cet artiste qui a profondément marqué la peinture du XXe siècle. Dans les 5 dernières pages de l’ouvrage, Xavier Coste retrace en quelques paragraphes et croquis son interprétation du parcours d’Egon Schiele à qui il rend ce si brillant hommage. Il semblerait que le talent n’attende pas le nombre des années : le scénariste et illustrateur de ces planches les achève à 22 ans et signe son premier album ! Si certains monologues du personnage gagneraient à être moins explicites, soulignons le trait remarquable de Xavier Coste, l’excellence de ses dessins, la pertinence de ses choix graphiques pour représenter les peintures ou esquisses de Schiele ainsi que la composition des pages et l’harmonie de sa gamme chromatique. Artiste maudit au destin tragique, l’insolence des œuvres et l’insoumission du peintre viennois trouveront un écho auprès des adolescents et jeunes adultes. Réseau de lecture : une autre figuree d’artiste rebelle, un poète, cette fois, peut être proposée aux amateurs de parcours atypiques dans la bande dessinée : Mary Shelley, 2 tomes, Le Lombard, 2012. Xavier Coste Casterman, 2012 66 p. 18 € 978-2203047785 Mots clés Peinture Artiste Klimt 39 I Gueule d’amour Ils ont été affublés de toutes sortes de noms, ces héros du front déchiquetés par des éclats d’obus. Certes, ils sont rentrés mais ils n’ont plus figure humaine. A l’horreur des tranchées, succède l’angoisse de la difformité : membres en lambeaux, mâchoires arrachées, brûlures et béances, les glorieux soldats médaillés ressemblent à des bêtes de foire. Certains isolés ou rejetés, succombent lentement dans l’oubli général ; d’autres sont tour à tour objet de pitié, de dégoût, de Lecture Jeune - septembre 2012 Aurélien Ducoudray Ill. de Delphine Priet-Mahéo La Boîte à Bulles, 2012 (Hors-champs) 112 p. 19 € 978-2-84953-143-3 84 Mots clés Guerre 1914-1918 Monstruosité Violence curiosité – fascinantes images de la barbarie de la guerre –, comme le personnage de cette bande dessinée. S’il ne peut reconstituer son corps, il lui faut pourtant reconstruire une vie. Sa libido, elle, est restée intacte mais ses relations avec les femmes sont bouleversées. Entre les infirmières, mères de substitution, et les prostituées, Gueule d’amour tente de redevenir un homme. Flanqué de Sambene, son acolyte, un géant noir aux dents pointues qui « lui aussi vivait de sa gueule », il parvient à assouvir ses pulsions, de sauteries en lupanars. Il peine cependant à trouver une place dans la société après les ravages du canon, malgré les discours patriotiques qu’il abhorre et veulent faire de lui un héros. Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, cette bande dessinée évite le pathos au profit d’un humour noir et d’une sensibilité distillés avec intelligence. Les propos crus, le style oral du texte et l’aspect grand-guignolesque de certaines saynètes contrastent avec des dessins très travaillés au crayon, dont les faces expressionnistes rendent hommage à Otto Dix ou évoquent parfois les visages déformés de Francis Bacon. Les adolescents et jeunes adultes découvriront également dans les dernières pages documentaires un contrepoint de Sophie Delaporte, universitaire spécialiste de la question, qui nuance les partis-pris de la bande dessinée et apporte un éclairage historique fort intéressant. Non seulement l’album aborde de façon aussi esthétique qu’originale un événement rarement traité – le sort des 15 à 20 000 gueules cassées de la Grande Guerre – mais il cultive habilement le décalage entre la violence du sujet et l’incongruité de situations mises en scène avec brio. ■ Sonia de Leusse-Le Guillou 40 I Demain, demain. Nanterre Bidonville de la Folie (1962-1966) Laurent Maffre Suivi de 127, rue de la Garenne raconté par Monique Hervo Actes Sud BD, 2012 (Arte éditions) 160 p. 23 € 978-2-330-00622-8 Mots clés Bidonville Immigration Nanterre Cette bande dessinée en noir et blanc, entre fiction et documentaire, retrace quatre années de vie quotidienne dans le bidonville de la Folie à Nanterre. Situé sur le territoire de la Défense alors en construction, il couvrait 21 hectares où quelques 1500 ouvriers célibataires et 300 familles s’entassaient. Pour répondre au besoin de main-d’œuvre durant les Trente Glorieuses, la France fait venir des travailleurs marocains, algériens, tunisiens et portugais qui très vite ne trouvent plus à se loger et bâtissent des habitations de fortune sur les terrains vagues à proximité des chantiers et des usines. Certains font venir leur famille. Laurent Maffre suit l’une d’elle, jusqu’à son relogement dans une cité de transit en 1966. Comme le bidonville est promis à la destruction, certains de ses habitants sont déplacés à la Maison départementale de Nanterre, surnommée « le pénitencier de la misère », et les enfants sont parfois confiés à l’assistance publique. Les familles s’entraident cependant, assurant les besoins du quotidien et l’éducation des enfants, en attendant des jours meilleurs puis, peut-être, le retour au pays. Pour reconstituer l’histoire du bidonville, Laurent Maffre s’est appuyé sur les archives de Monique Hervo qui s’est engagée auprès des travailleurs immigrés. Elle a passé douze ans à la Folie, notamment Lecture Jeune - septembre 2012 85 pendant les années de la guerre d’Algérie, largement évoquée par l’auteur (en particulier la manifestation du 17 octobre 1961 et sa répression). Des enregistrements sonores proposés par Arte (http:// bidonville-nanterre.arte.tv/) en complément de la bande dessinée permettent de découvrir davantage l’histoire du bidonville. Si le livre de Monique Hervo (Chroniques du bidonville, Nanterre en guerre d’Algérie, Seuil, 2001) n’est plus disponible, une partie des archives de cette femme politiquement engagée se retrouvent sur Internet (www.ihtp.cnrs.fr/spip.php%3Farticle1152&lang=fr.html). Enfin, une brochure consacrée aux bidonvilles de la banlieue parisienne réalisée par le Conseil général de Seine-Saint-Denis en 2007 (www.atlaspatrimoine93.fr/documents/patrimoine_en_SSD_20.pdf) a été éditée suite à l’exposition « Bidonvilles. Histoire et représentations en SeineSaint-Denis. 1954-1976 ». ■ Colette Broutin 41 I Seven Shakespeares, T. 1 En 1600, à Londres, la première représentation d’Hamlet est sur le point d’être interrompue par un juge de paix puritain qui considère le théâtre comme un spectacle pervers. Malgré l’intervention de Shakespeare lui-même, seule la présence de la Reine dans la salle empêche l’homme de loi de mettre son projet à exécution. Au même moment, dans une taverne, un homme cherche à vendre le manuscrit original d’Hamlet. Pris à parti et violemment battu, il jure ne pas être un imposteur. Après le monde de la musique (avec la série Beck), Harold Sakuishi s’attaque aux sept années qui demeurent inconnues du public dans la biographie du grand dramaturge anglais. Par une habile construction en flash-back, il imagine que Shakespeare a rencontré une jeune chinoise, Li, sacrifiée par sa communauté en raison de ses étranges pouvoirs. Dès le prologue, l’auteur critique toutes les formes de fanatisme religieux, qu’il s’agisse du puritanisme ou des traditions chinoises. Le mangaka a particulièrement travaillé les personnages : les traits fins de Shakespeare et Li les rendent immédiatement charismatiques alors que le dessin plus arrondi et déformé caractérise avec humour les personnages secondaires. Ce seinen manga entraîne avec brio le lecteur dans le monde du théâtre et des faux-semblants. ■ Sébastien Féranec Harold Sakuishi Trad. du japonais par Thibault Desbief Kazé manga, 2012 (seinen) 281 p. 9,99 € 978-2-82030-309-7 Genre Seinen manga Mots clés Théâtre Shakespeare Imposture 42 I Journal d’un adieu Journal d’un Adieu décrit les longues heures que l’auteur a passées à accompagner son père en fin de vie. Victime d’un arrêt cardiaque, celui-ci est dans état végétatif sans que l’on puisse déceler de réels signes de conscience. Pendant cinq années, l’auteur lui a régulièrement rendu visite à l’hôpital. Ce témoignage poignant évoque l’attente et les espoirs des proches d’un homme plongé dans le coma. La mort, vécue comme une délivrance, laisse cependant un vide douloureux. Lecture Jeune - septembre 2012 Pietro Scarnera Çà et là, 2012 80 p. 13 € 978-2-916207-68-1 86 Lecteurs confirmés Mots clés Mort Euthanasie Le dessin minimaliste, en bichromie, convient par sa sobriété au traitement d’un tel sujet. Beaucoup de blanc et peu de mots traduisent la difficile relation que le fils tente de garder avec son père plongé dans le silence. Le graphisme austère pourra déplaire aux adolescents. Aussi, cet album exige-t-il une médiation en direction des jeunes. Deux témoignages sur le soutien apporté aux familles et sur la législation de l’euthanasie nourrissent la réflexion du lecteur sur ces questions d’actualité. ■ Cécile Robin-Lapeyre Réseau de lecture : Sur le même thème, on pourra revoir Parle avec elle, film réalisé par Pedro Almodovar en 2002. Lecture Jeune - septembre 2012 87 Parcours de lecture Lecteurs confirmés Documentaire 43 I La Guerre d’Algérie expliquée à tous Ce documentaire s’adresse aux jeunes générations qui n’ont pas connu la guerre d’Algérie mais qui veulent en saisir les enjeux « loin des polémiques inutiles ». L’historien Benjamin Stora, pied-noir né à Constantine en 1950 et « rapatrié » en avril 1962, répond clairement aux questions posées par son interlocuteur, soucieux de monter en quoi ce conflit peut être défini comme un « arrachement ». Entre la « Toussaint rouge » qui marque le début de la guerre, le 1er novembre 1954, et l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962, on compte des centaines de milliers de morts, des déplacements massifs de population, des tortures et de nombreuses disparitions. Ce conflit n’a pas seulement opposé Français et Algériens, il a aussi divisé chacune des communautés. En s’attachant à souligner les causes profondes du conflit tout en expliquant comment la France a évolué dans la conduite de cette guerre coloniale, Benjamin Stora restitue cette histoire dans sa complexité. À sa lecture, on comprend également pourquoi les « plaies de la guerre d’Algérie » se rouvrent régulièrement et combien les travaux des historiens permettent de dépasser les polémiques liées à la mémoire. Pour approfondir le sujet, une bibliographie est proposée à la fin de cette remarquable synthèse. ■ Colette Broutin Lecture Jeune - septembre 2012 Benjamin Stora Seuil, 2012 131 p. 8 € 978-2-02-081243-6 Mots clés Guerre d’Algérie Histoire Décolonisation 88 Parcours de lecture Ouvrages de référence 44 I Atlas des jeunes en France Yaëlle Amsellem-Mainguy et Joaquim Timoteo Préface de Cécile Van de Velde Autrement/INJEP, 2012 96 p. 19 € 978-2-74673091-5 Mots clés Jeunesse Sociologie Statistiques « Génération « X » puis « Y », « Tanguy », « Kangourou » ou « Baby Loosers » : les formules fleurissent pour tenter de désigner les « jeunes » par leurs traits les plus distinctifs ». Comme le souligne Cécile Van de Velde dans sa préface, cet ouvrage dessine une jeunesse plus complexe que les médias ne le laissent entendre. Ici, la tranche d’âge retenue est celle des 15- 30 ans. Qui sont les jeunes en France ? 5 entrées structurent le documentaire pour tenter de cerner cette génération. Comment deviennent-ils adultes et peut-on parler d’une culture commune ? Si les jeunes témoignent d’un dynamisme fort dans leurs engagements – associatifs, politiques, culturels –, il faut souligner que l’entrée dans la vie active est toujours plus difficile. En effet, « ils subissent de plein fouet les fluctuations du marché du travail et sont placés aux premiers rangs du risque de chômage et de précarisation ». Malgré les difficultés, au fil de l’analyse sociologique se dégage le portrait d’une génération volontaire et responsable qui souhaite intégrer une société porteuse d’avenir. Trois agglomérations sont notamment mises en avant : Le Havre, première ville à avoir fondé une maison des jeunes en 1999 ; Tours et Montreuil pour leurs actions dans le domaine de l’emploi et de l’orientation (création de missions locales et de points informations jeunesse). Cette synthèse s’appuie sur les données les plus récentes. Santé, éducation, emploi, logement, sexualité, loisirs, addictions, engagement politique… sont autant de thèmes analysés dans cet atlas. Chaque chapitre est introduit par un extrait de La Vie secrète des jeunes de Riad Sattouf (L’Association) rappelant que les représentations de la jeunesse, au-delà des données scientifiques et sociologiques, sont aussi culturelles. Cet atlas – synthétique et accessible – constitue un outil précieux pour tous ceux qui travaillent en direction des jeunes. ■ Anne Clerc Lecture Jeune - septembre 2012 89 45 I Les 1001 bd qu’il faut avoir lues dans sa vie Impressionnant par son format et son contenu, ce guide dresse le panorama de la bande dessinée de la fin du XIXe siècle à nos jours. Les nombreux contributeurs offrent différents points de vue et une sélection d’une grande diversité. Si le classement des quelques 800 titres retenus est chronologique, d’autres entrées sont possibles ; par titre, scénariste ou illustrateur. Les notices signées varient tant par la longueur que par le traitement de leur auteur ; elles sont à la fois descriptives et analytiques et peuvent être utilisées pour monter ou compléter un fonds de bande dessinée, dans un CDI comme en bibliothèque. Enfin, une mise en réseau oriente le lecteur et propose pour chaque titre plusieurs références du même auteur ou du même genre. Cependant, la recherche thématique est impossible faute de « mots clés ». Les notices sont le plus souvent accompagnées d’une reproduction de la couverture de l’œuvre. Malheureusement, les illustrations retenues sont tantôt les éditions originales, tantôt les éditions françaises, ce qui gêne leur identification rapide dans une lecture parcellaire à laquelle l’ouvrage se prête. On peut regretter aussi que les publications de ces dernières années soient moins représentées que la production historique ou que la bande dessinée franco-belge soit privilégiée, même si mangas et romans graphiques sont proposés. Malgré ces réserves, l’ouvrage se révèlera utile au prescripteur et aux amateurs du 9e art. ■ Cécile Robin-Lapeyre Réseau de lecture : À compléter par la lecture de l’ouvrage Romans graphiques : 101 propositions de lectures des années soixante à deux mille, de Joseph Ghosn, Le Mot et le reste, 2009. Lecture Jeune - septembre 2012 Ouvrage collectif sous la dir. de Paul Gravett Préface de Benoît Peeters Flammarion, 2012 960 p. 32 € 978-2-0812-7773-1 Mots clés Bande dessinée Manga Roman graphique Comic 90 Lecture Jeunesse est partenaire de Babelio www.babelio.com Retrouvez des notices critiques de livres à destination d’adolescents et jeunes adultes publiées dans la revue trimestrielle Lecture Jeune (entre 2003 et 2009) Lecture Jeune - septembre 2012 En savoir plus Formations Index page 92 page 96 92 En savoir plus Formations Lecture Jeunesse Programme Second semestre 2012 Nos stages et journées d’étude se déroulent à Paris à des dates prédéterminées. Les rencontres d’auteurs et d’éditeurs sont organisées dans le cadre de nos formations et sont désormais ouvertes à un large public. Les journées d’étude abordent des problématiques professionnelles et de société, croisant les regards de spécialistes de la jeunesse et de la lecture, ainsi que les créateurs. Les programmes détaillés seront annoncés sur notre site Internet www.lecturejeunesse.com, notre blog http://bloglecturejeune.blogspot.com/ et Facebook. Stages ● Accueillir des adolescents en bibliothèque Espaces, collections, services, médiations ● Les romans pour jeunes adultes/ young adults Quelles passerelles de la littérature « pour » adolescents à la littérature générale ? Problématique L’adolescence est un moment de passage à prendre en compte et à accompagner. La fréquentation des bibliothèques par ce public constitue une problématique singulière. Comment considérer les besoins des jeunes pour en améliorer l’accueil et répondre à leurs attentes ? On assiste depuis quelques années à l’émergence d’un nouveau « segment de marché » : les young adults – pour reprendre le terme anglo-saxon – sont courtisés par les éditeurs. Derrière la stratégie commerciale, quelles sont les spécificités de ces titres ? Quels sont les livres que l’on peut qualifier d’ouvrages « passerelles » ? Comment susciter les passages d’une littérature de jeunesse à une littérature adulte ? Dates : 26-27-28 septembre 2012 Clôture des inscriptions : 12 juillet 2012 Dates : 17-18-19 octobre 2012 Clôture des inscriptions : 10 septembre 2012 ● Les adolescents et Internet : la culture numérique en bibliothèque ● Les littératures graphiques Romans graphiques, albums, bandes dessinées, mangas… Problématique Problématique Problématique Internet a bouleversé notre société et en particulier notre rapport au savoir et à l’information. Les adolescents se sont emparés de l’outil pour inventer pratiques et usages. Comment mieux appréhender cette « culture numérique », la prendre en compte ou l’accompagner en médiathèque ? Dates : 3-4-5 octobre 2012 Clôture des inscriptions : 3 septembre 2012 Les adolescents d’aujourd’hui ont une culture de l’image très étendue. Ils sont lecteurs de mangas et de bandes dessinées. On voit se développer dans le secteur de l’édition des formes hybrides : romans graphiques, récits illustrés, albums… Fondées sur la force et la singularité du rapport entre le texte et l’image, elles offrent des pistes d’entrée dans la lecture riches et étonnantes. Comment leur faire découvrir et apprécier ces nouvelles formes visuelles dans le domaine du livre ? Quels liens tisser entre ces littératures graphiques ? Dates : 14-15-16 novembre 2012 Clôture des inscriptions : 17 septembre 2012 Lecture Jeune - septembre 2012 93 Inscriptions Catherine Escher Tél. : 01-44-72-81-50 [email protected] Tarifs des stages de 3 jours En savoir 410 € TTC (Prise en charge de l’employeur) 305 € TTC (Prise en charge personnelle) Tarifs des stages de 2 jours Renseignements pédagogiques 275 € TTC (Prise en charge de l’employeur) 205 € TTC (Prise en charge personnelle) Sonia de Leusse-Le Guillou Tél. : 01-44-72-81-52 Anne Clerc Tél. : 01-44-72-81-53 65 € TTC (Prise en charge de l’employeur) 35 € TTC (Prise en charge personnelle) 15 € TTC (étudiants) Tarifs des journées d’étude Tarifs des formations sur site Nos formations peuvent être organisées sur site (devis à la demande). Nouveau ! ● La fantasy et les littératures de l’imaginaire Problématique Souvent considérée par les adultes comme une littérature de niche voire une paralittérature, la fantasy et plus largement les littératures de l’imaginaire séduisent les jeunes lecteurs. De plus en plus de livres brouillent les limites entre les genres ou les âges. La fantasy semble ignorer les frontières entre littérature jeunesse et générale... Comment se repérer dans cette production méconnue ? Dates : 29-30 novembre 2012 Clôture des inscriptions : 29 octobre 2012 ● Concevoir et animer un projet en direction des adolescents en bibliothèque Problématique Les adolescents représentent un public – ou un « non public » – aux attentes et pratiques parfois déroutantes. Comment instaurer une relation de confiance avec les jeunes pour les intéresser aux fonds et actions proposées par la bibliothèque ? Comment mettre en œuvre des projets de médiation en direction de ce public ? Dates : 20-21 décembre 2012 Clôture des inscriptions : 20 novembre 2012 ● Les documentaires Quelle place pour les ouvrages documentaires dans la construction des savoirs à l’heure d’Internet ? Problématique Pour leurs recherches scolaires, les adolescents utilisent Internet avant de se tourner vers le livre documentaire, oubliant qu’il peut constituer une étape du repérage tout en suscitant le plaisir de la lecture. Comment prendre en compte la demande de renseignements scolaires et le besoin de découvertes personnelles dans la constitution d’un fonds qui soit à la fois cohérent et repérable ? Dates : 12-13-14 décembre 2012 Clôture des inscriptions : 12 novembre 2012 Lecture Jeune - septembre 2012 Retrouvez Lecture Jeunesse sur Internet ! Sur le site www.lecturejeunesse.com Sur le blog http://bloglecturejeune.blogspot.fr/ Sur Facebook www.facebook.com/lecture.jeunesse Sur Twitter twitter.com/Lecturejeune Index Auteurs page 96 Titres page 97 Genres et mots clés page 98 96 Index Auteurs A notice Abouet, Marguerite 12 Allones (d’), Myriam Revault 29 Amsellem-Mainguy, Yaëlle 44 Angleberger, Tom 1 Asano, Inio 36 Aubry, Florence 16 Axl Cendres M Maffre, Laurent Montaigne, Marion Muñoz, José B Billet, Julia Bonhomme Mathieu Bordage, Pierre Brashares, Ann P Patel, Sanjay Pouchain, Martine Priet-Mahéo, Delphine C Camus, Albert Cannone, Eléonore Caroff, Martial Cendres, Axl Cohen-Scali, Sarah Coissard, Sylvain Coste, Xavier D Daugherty, C. J. Donner, Chris Ducoudray, Aurélien F Foessel, Michaël G Gravett, Paul Green, John Greif, Jean-Jacques H Herrndorf, Wolfgang Hijuelos, Oscar J Johnson, Maureen K Kawakami, Mieko Kay, Jim L Lambert, Christophe Ledun, Marin Lemoine, Alexis Levey, Sylvain Ligny, Jean-Marc Lockhart, E. notice 2 26 17 18 notice 37 3 14 4 30 15 38 notice 5 6 39 notice 29 notice 45 7 31 N Ness, Patrick Noël, Jean-Philippe R Ressouni-Demigneux, Karim Rotteleur, Marion notice 40 14 37 notice 24 28 notice 33 25 39 notice 11 14 S notice Sakaki, Kenji 13 Sakuishi, Harold 41 Scarnera, Pietro 42 Singeon12 Stora, Benjamin 43 T Tabachnik, Maud Timoteo, Joaquim Trondheim, Lewis U Urasawa, Naoki Z Zafòn, Carlos Ruiz notice 34 44 26 notice notice 35 notice 19 20 notice 8 notice 32 notice 21 22 15 23 9 10 Lecture Jeune - septembre 2012 97 Index Titres A Atlas des jeunes en France B Bienvenue, T. 2 Billy Bat, T. 1 Bonne nuit PunPun, T. 1 notice 44 notice 12 27 36 C notice Ceux qui rêvent, T. 2 et Ceux qui osent, T. 3 17 Chouette ! Philo. Abécédaire d’artiste à zombie 29 Cité (La), T. 1. et T. 2 11 Comme un poisson hors de l’eau 20 D notice Dans l’ombre du monde 34 Déclaration d’anniversaire (La) 3 Demain, demain. Nanterre Bidonville de la Folie (1962-1966) 40 Des yeux dans le ciel 9 E notice Egon Schiele. Vivre et mourir 38 Enigma, T. 1 13 Etrange cas Origami Yoda (L’), T. 1 1 Etranger (L’) 37 F Fil à recoudre les âmes (Le) G Garçon talisman (Le) Goodbye Berlin Guerre d’Algérie expliquée à tous (La) Guerre de Catherine (La) Gueule d’amour J Journal de Ruby Oliver (Le) Journal d’un adieu L Lumières de septembre (Les) Luz Lys Martagon M Max N Night School, T. 1 notice 31 notice P Pierres qui brûlent, qui brillent, qui bavardent (Les) 14 Q notice Quatre filles et un jean pour toujours 18 Quelques minutes après minuit 24 R Ramayana, la divine ruse S Secret d’Esteban (Le) Seins et œufs Seven Shakespeares, T. 1 Sports et handicaps : le handisport Swing à Berlin notice 33 notice 4 2 41 28 21 T notice Tempête au haras 6 Texas Cowboys, T. 1 26 Théorème des Katherine (Le) 7 Traverser la nuit 25 U Une fille à la mer notice 8 V notice (vraies) histoires de l’art (Les) 15 1001 bd qu’il faut avoir lues dans sa vie (Les) 45 notice 16 19 43 2 39 notice 10 42 notice 35 22 23 notice 30 notice 5 Lecture Jeune - septembre 2012 98 Index Genres et mots clés Genres A notice Album33 C notice Chick-lit8,18 notice H Humour1,10 N notice Nouvelles34 Cowboys26 Culture20 D notice Délinquance34 Démocratie17 Désir23,36 Détournement15 Deuil18,24 Différence16 Disparition5 à suspens 5,22 fantastique 11,24,35 historique 2,21,31 noir 16 policier 25 psychologique 7 E notice Ecole1, Enigme13 Environnement9 Equitation6 Etats-Unis31 Eugénisme30 Euthanasie42 Existence37 S notice Science-fiction9 Shônen manga 13 Seinen manga 27,41 F notice Famille36 Fantastique27 Féminité32 T notice Théâtre23 G notice Ghetto20 Guerre17 Guerre 1914-1918 39 Guerre d’Algérie 43 R Roman Roman Roman Roman Roman Roman notice U notice Uchronie17 Mots clés A notice Abécédaire29 Addiction11 Adolescence19,36 Albinos16 Amitié 1, 10,12,18 Amour7,8,10,25,35 Art15 Artiste 38 Automates35 B notice Bande dessinée 44 Bidonville39 Bombe atomique 31 C notice Cancer24 Cheval 6 Comic44 Conduites à risque 22 Corrida4 H notice Haine34 Handicap6,28 Hindouisme33 Histoire43 Histoire de la Terre 14 Homoparentalité3, Humour3,7,8,19 I notice Identité20 Immigration39 Imposture 41 Inde ancienne 33 Interculturalité19 notice L Légende4 Liberté17 13 Lycée M notice Mal35 Manga44 Meurtre37 Monstruosité39 Mort 42 Musique21 Mythologie33 N notice Nanterre39 Nature9 Nazisme30 P Pastiche Peinture Philosophie Photographie Pierres Poésie Propagande notice 15 38 29 2, 14 23 21,30 Q notice Quotidien12,25 R notice Réflexion29 32 Relations mère/fille Relations filles/garçons 10 8 Relations père/fille Roman graphique 44 Ruralité25 S notice Shakespeare 41 Seconde Guerre mondiale 2,21, 31 Sociologie44 Sport28 Star Wars 1 Statistiques44 Surdoué7 Surnaturel5 Suspens22 J notice Japon 32 Jeu vidéo 11 Jeune adulte 18 Jeunesse44 Jugement37 Juif2 T notice Tauromachie4 Thriller5,13,27 Tolérance3 K notice Klimt38 W notice Western26 V notice Violence34,39 Lecture Jeune - septembre 2012 99 Ours Lecture Jeune 190, rue du Faubourg Saint-Denis - 75010 Paris Tél. : 01 44 72 81 50 - Fax : 01 44 72 05 47 Courriel : [email protected] Site : www.lecturejeunesse.com Directrice de la publication Bernadette Seibel Directrice de la rédaction Sonia de Leusse-Le Guillou (81-52) Rédactrice en chef Anne Clerc (81-53) Administration Catherine Escher (81-50) Conception Réalisation Isabelle Dumontaux Correction Caroline Gaume Illustration de couverture Marion Montaigne pour Gulf Stream éditeur (La Toile et toi, ill. p.30) Ont collaboré à ce numéro Colette Alves, Mélanie Archambaud, Nicolas Beaujouan, Cyrielle Bonnot, Marie-Françoise Brihaye, Colette Broutin, Anne Clerc, Marilyne Duval, Sébastien Féranec, Aurélie Forget, Laurence Guillaume, Soizik Jouin, Sophie Lartigue, Léa Lefèvre, Sonia de LeusseLe Guillou, Marike Mille, Cécile Robin-Lapeyre, Anna Romani. Impression L’Artesienne - Dépôt légal : septembre 2012 Tél. : 03 21 72 78 90 I.S.S.N. 1163-4987 C.P.P.P. n° 1112G79329 Revue éditée par l’association Lecture Jeunesse Association de loi 1901 déclarée le 4 janvier 1974 Agréée par le Secrétariat d’Etat Jeunesse et Sports le 27/01/1977 – N° 94.155 Cette revue est publiée avec le concours de la Mairie de Paris, le Centre national du livre, le Ministère de la culture et de la communication Lecture Jeune - septembre 2012 Bulletin Parcours de lecture Abonnement commande 2012 100 100 Livres accroche Littératures Nom, prénom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fonction : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Organisme : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 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Les romans pour adolescents : accompagner les parcours de lecture des jeunes 1 journée 3 jours 3 jours 2 jours 3 jours 3 jours 3 jours 2 jours Les romans pour jeunes adultes : une littérature « passerelle » ? 3 jours Les adolescents et Internet : la culture numérique en bibliothèque Les adolescents et la musique : quel rôle pour les bibliothèques ? 3 jours 2 jours Les « mangados » : le manga, un genre plébiscité par les jeunes 2 jours Le polar : se familiariser avec un genre La culture de l’image des adolescents 2 jours 3 jours 36e année trimestriel Lecture Jeune Lecture Jeune Revue de réflexion, d’information et de choix de livres pour adolescents Les derniers numéros LES JEUNES ET N°137 Les jeunes adultes et la littérature Lecture Jeune - N° 143 - septembre 2012 LES INÉGALITÉS N°138 La fantasy Le tour d'un genre N°140 N°141 Oralité(s) Adolescents et médiations N°142 Les tendances de l'édition pour adolescents et jeunes adultes Illustration de couverture © Marion Montaigne N°139 Melvin Burgess Les adolescents, la lecture et les bibliothèques en Europe NUMÉRIQUES Actes du colloque du 7 juin 2012 organisé par Lecture Jeunesse septembre 2012 N°143 I