Acloque, Benjamin, 2014, "De la constitution d`un territoire à sa

Transcription

Acloque, Benjamin, 2014, "De la constitution d`un territoire à sa
This article was downloaded by: [Benjamin Acloque]
On: 09 December 2014, At: 08:44
Publisher: Routledge
Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered
office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK
Canadian Journal of African Studies/
La Revue canadienne des études
africaines
Publication details, including instructions for authors and
subscription information:
http://www.tandfonline.com/loi/rcas20
De la constitution d'un territoire à sa
division : l'adaptation des Ahl Bârikalla
aux évolutions sociopolitiques de
e
e
l'Ouest saharien (XVII –XXI siècles)
ab
Benjamin Acloque
a
Doctorant en Anthropologie sociale à l'École des hautes études
en sciences sociales, Paris, France
b
Membre du Laboratoire d'Anthropologie sociale du Collège de
France, Paris, France
Published online: 01 Dec 2014.
To cite this article: Benjamin Acloque (2014) De la constitution d'un territoire à sa division :
e
e
l'adaptation des Ahl Bârikalla aux évolutions sociopolitiques de l'Ouest saharien (XVII –XXI siècles),
Canadian Journal of African Studies/La Revue canadienne des études africaines, 48:1, 119-143
To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/00083968.2014.935100
PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE
Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the
“Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis,
our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to
the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions
and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors,
and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content
should not be relied upon and should be independently verified with primary sources
of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims,
proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoever
or howsoever caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to or
arising out of the use of the Content.
This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Any
substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub-licensing,
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly forbidden. Terms &
Conditions of access and use can be found at http://www.tandfonline.com/page/termsand-conditions
Canadian Journal of African Studies / La Revue canadienne des études africaines, 2014
Vol. 48, No. 1, 119–143, http://dx.doi.org/10.1080/00083968.2014.935100
De la constitution d’un territoire à sa division : l’adaptation des Ahl
Bârikalla aux évolutions sociopolitiques de l’Ouest
saharien (XVIIe – XXIe siècles)
Benjamin Acloquea,b*
a
Doctorant en Anthropologie sociale à l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, France;
Membre du Laboratoire d’Anthropologie sociale du Collège de France, Paris, France
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
b
Résumé
Né d’un conflit politico-militaire à la fin du XVIIe siècle dans le sud-ouest mauritanien
actuel, le groupe tribal des Ahl Bârikalla s’implante plus au nord. Leur nouveau
territoire, plus désertique, les pousse à changer de mode de vie. Devenus grands
nomades chameliers, ils se spécialisent dans le creusement de puits. Seul groupe
religieux important de ce vaste espace, ils établissent des relations complexes avec les
groupes guerriers environnants. La période coloniale voit leur territoire se partager
entre Franc ais et Espagnols, mais, après la conquête, leurs déplacements ne sont que
peu affectés. La décolonisation, surtout celle du Sahara espagnol en 1975, et la grande
sécheresse bouleversent les conditions écologiques et politiques. La partition de leur
espace de nomadisation par le mur marocain et l’urbanisation, qui déplace les sources
principales de revenu, semblent consacrer la fin du nomadisme. Pourtant l’attachement
au désert, qui s’ancre dans les discours et les incessants va-et-vient, reste le support de
l’identité collective.
Abstract
Born of a politico-military conflict at the end of the seventeenth century in the south west
of present-day Mauritania, the Ahl Bârikalla tribal group established itself further north.
Their new territory, more arid, drove them into changing their way of life. Having
become great camel-herders, they specialised in the digging of wells. The only important
religious group in this vast area, they established complex relations with the surrounding
warrior groups. The colonial period saw their territory shared between the French and
the Spanish but, after the conquest, their travels were little affected. Decolonisation,
particularly that of the Spanish Sahara in 1975, and the great drought disrupted both the
ecological and the political conditions. The partition of their area by the Moroccan Wall
and by urbanisation, which shifted the principal sources of income, seemed to signal the
end of nomadism. However, attachment to the desert, which is anchored in discourse and
the incessant comings-and-goings, remains the prop of collective identity.
Mots-clé : Mauritanie ; Sahara occidental ; Maroc ; nomadisme ; élevage camelin ;
puits ; islam ; territoire ; urbanisation ; frontière
Introduction
L’Ouest saharien a connu, depuis le XVIIe siècle et les dernières grandes vagues de
migration depuis le Maghreb, une recomposition du paysage social avec l’émergence de
pouvoirs nouveaux, qualifiés plus tard d’émirats, et surtout la relative fixation de statuts
sociaux entre nobles, tributaires et esclaves. Les groupes nobles s’y divisent eux-mêmes en
deux groupes à propension endogame, les guerriers (dits ‘Arab) détenteurs formels du
pouvoir politique et porteurs d’armes, et les Zwâya, lettrés et religieux. Mais à côté des
*Email: [email protected]
q 2014 Canadian Association of African Studies (CAAS)
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
120
B. Acloque
Trarza, Brakna, Adrar et très tardivement Tagant, existent de nombreux groupes
indépendants, parfois regroupés en confédérations, aux statuts plus mouvants.
Dans le Sud-ouest mauritanien actuel, alors qu’est défait le pouvoir théocratique des
Tachumcha, s’en détache ce qui deviendra la qabı̂la des Bârikalla.1 Sa constitution est
politiquement et géographiquement en marge du pouvoir des Trarza. En effet, pour se
soustraire à leur pouvoir, ce groupe zwâya migre au nord sur un territoire plus aride et s’y
adonne à l’élevage camelin par l’intermédiaire de sa vaste clientèle. Leur histoire est par la
suite à nouveau sujette à des contraintes politiques (conquête et partage colonial, guerre du
Sahara) et écologiques (sécheresses) qui font émerger un nouveau mode de vie sédentaire
et urbanisé où l’élevage nomade n’est plus le cœur de l’activité économique.
Le cas particulier des Ahl Bârikalla sera l’occasion de s’interroger sur l’adaptation
d’un groupe tribal aux changements de son environnement sous la double contrainte
écologique et politique. Car les enjeux politiques tribaux semblent déterminants dans les
stratégies de groupes comme dans les parcours individuels. Quête d’autonomie politique,
défense d’un rang, entretien des divers réseaux de solidarité et de dépendance sont les
soucis majeurs guidant leurs choix. Les mutations écologiques, sociales, politiques et
économiques n’étant plus dès lors que le cadre mouvant dans lequel évolue le groupe
préoccupé de sa perpétuation.
Nous verrons que si leur territoire perd en poids économique, il reste le lieu
symbolique de leur constitution autonome et la manifestation, par les puits et les
cimetières, de leur emprise morale et religieuse sur leurs dépendants et alliés. Évoqué et
parcouru sans cesse, le territoire, témoin des œuvres et de la grâce, rappelle à tous l’insigne
sainteté du groupe. Ainsi, malgré l’amplitude des déplacements et la maı̂trise toute relative
de l’espace, ce territoire est le conservatoire d’une grandeur qui se donne comme
immuable.
Un mot encore sur ce territoire qui, comme nous le verrons, n’est pas univoque. Selon
que l’on s’attache aux puits, aux cimetières, aux parcours de nomadisation des éleveurs, on
ne parle pas de la même chose et les espaces envisagés ne sont pas superposables. C’est
que la notion de territoire dans le contexte nomade n’a rien d’une propriété privée
cadastrée et “marchandisable”. Comme le relève Le Roy (1999, 409), “le champ foncier
pastoral n’est pas ‘borné’, c’est-à-dire déterminé par une superficie mesurable,
‘géométrique’. Il est ouvert car constitué de forces et de flux plus orientés et contrôlés que
maı̂trisés ou appropriés privativement.” La plupart du temps le territoire est pensé comme
collectif et indivis, pourtant rarement exclusif d’autres collectivités aux revendications et
droits concurrents. Terroir dispensateur de ressources pastorales, c’est aussi un espace
symbolique qui tient de la “patrie”, à la fois dans le sens de patrimoine ancestral,
d’attachement sentimental aux paysages et de lieu d’exercice du politique, mais qui se
partage ou se dispute avec les groupes voisins entremêlés. De plus, les droits fonciers
pastoraux que les Zwâya s’attachent à faire reconnaı̂tre, sont eux-mêmes en bonne part
artificiels, car souvent sans conséquence tangible, voire artificieux, puisque surtout
destinés à montrer la puissance affichée du groupe que sa magnanimité postulée interdit
d’exercer. Enfin les aléas climatiques imposent aux troupeaux des “grands nomades” la
fréquentation de pâturages lointains où l’autorité du groupe n’est parfois qu’une
renommée.
Je m’appuierai pour cet article sur de nombreux entretiens et discussions parmi les Ahl
Bârikalla menés depuis 2000 en vue de ma thèse (Acloque En préparation), complétés à
l’occasion par la littérature existante, tant ancienne que contemporaine, et quelques rares
informations archivées.2 Notre soucis ne sera pas d’ordre historique au sens strict, mais
reflétera le territoire perc u par le groupe dans ce qu’il énonce de lui-même : légitimité
Canadian Journal of African Studies / La Revue canadienne des études africaines
121
historique, mise en valeur de l’espace, droits juridiques sur la terre, prééminence . . . .
Après avoir exposé les conditions de l’émergence tribale au XVIIe siècle, nous nous
pencherons sur son adaptation à son nouvel environnement. Nous nous attarderons ensuite
sur les perturbations politiques liées au partage colonial, pour enfin relever la constitution
d’un nouveau mode de vie à la suite du conflit du Sahara et de la grande sécheresse.
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
I Constitution tribale : un conflit politique à l’origine de la migration
A La confédération Tachumcha, l’imamat de Naser ed-Din et char Bubba
Suivant les traditions du sud-ouest mauritanien (Gibla)3 l’alliance des cinq ancêtres à
l’origine de la confédération des Tachumcha date du XIVe siècle (7e H.).4 Les cinq
personnages provenant du Sous marocain auraient pris femme dans une qabı̂la locale très
importante alors, celle des Medlich. Suivant les mêmes récits, quatre de ceux-ci auraient
épousé des proches parentes suivant le principe matrilinéaire (voir thèse en cours
[Acloque En préparation]) et le cinquième, une autre femme des Medlich. Ce cinquième,
Ab Hund ’Am, est désigné comme le fondateur d’une fraction distincte des quatre autres :
les Ideyqub. L’alliance des Tachumcha leur aurait alors permis, grâce à l’intercession
divine, de vaincre les guerriers Wlâd Rizg. La prééminence des Tachumcha dans l’ouest
mauritanien aurait été assurée jusqu’à la fin du XVIIe siècle. A cette époque leur pouvoir
se structure autour de principes islamiques dont la désignation d’un chef politique,
guerrier et religieux en la personne de l’imam Naser ed-Din. Il est aussi possible que la
grandeur précédant l’imamat, qui manque d’événements pour l’étayer, ne soit qu’une
construction a posteriori.
Toujours est-il qu’alors que Naser ed-Din, de la qabı̂la des Wlâd Deyman, membre des
Tachumcha, instaure un embryon d’État théocratique, institution qui sera appelé à une
belle postérité en Afrique sahélienne,5 la personnalité marquante des Ideyqub est le saint et
thaumaturge Ahmed Bezeyd. On rapporte que celui-ci eut la prescience de la destinée
fabuleuse de celui-là : “On raconte que le jour où le père de Naser ed-Din épousa sa mère,
Abou Zeı̈d El lakouby annonc a que cette union produirait quelque chose de merveilleux.”6
Les miracles attribués à Ahmed Bezeyd, aussi bien de son vivant qu’après sa mort, sont
innombrables. Il est encore de nos jours invoqué régulièrement, surtout par les descendants
de ses Tlamid (disciples) tant tributaires que guerriers nobles. Car par sa sainteté et ses
pouvoirs thaumaturgiques, on raconte qu’Ahmed Bezeyd aggloméra autour de lui nombre
de fidèles de toutes extractions, les uns protégés de poursuivants auxquels il confia la
charge de troupeaux, les autres bénéficiant de son soutien dans des conflits inter- ou intratribaux. Ils allaient donner naissance à une riche clientèle. Ahmed Bezeyd fut enterré à
Tamghart en 1630/31 (1040 H) dans le Sud-ouest mauritanien et sa tombe reste le lieu de
convergence de nombreux visiteurs.7
Suivant les données historiques,8 Naser ed-Din rassemble au-delà de la confédération
Tachumcha des groupes religieux dits Zwâya et des alliés négro-africains, puis entame un
djihad de conquête qui soumet les populations du Fouta et du Djolof. La domination
politique de l’imamat intègre le Sud-ouest mauritanien et le nord du Sénégal actuels dans
un même ensemble. La vallée du Sénégal est divisée en cinq commandements sous
l’autorité de l’imam Naser ed-Din. La soumission se manifeste par le versement de la
zakat. De 1671 à 1677, la guerre dite char Bubba amène la chute de l’entreprise.
Cantonnés initialement sur la rive gauche, les revers militaires s’étendent du côté
mauritanien en 1673 (1084 H) alors qu’un tributaire que l’on connait sous le nom de Bubba
refuse de verser la zakat et trouve des soutiens auprès des qabâ’il arabes et berbères
voisines que l’émergence de l’imamat indisposait.
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
122
B. Acloque
B Le retrait de la guerre et la migration
A posteriori au moins, cette évolution avive des questionnements idéologiques. Car si en
portant la guerre parmi les principautés négro-africaines la puissance théocratique
s’opposait à des populations supposées non musulmanes,9 en s’étendant sur la rive droite,
les adversaires berbères et arabes étaient eux reconnus musulmans. La question de la
légalité du djihad se pose donc et ce d’autant que son origine, le refus de s’acquitter de
l’impôt religieux, n’est pas fondé à justifier la guerre sainte. Les rangs des Zwâya se
divisent alors que la mort successive de leurs dirigeants affaiblit le pouvoir central.
Prenant prétexte de ces divergences religieuses, certains déclarent la guerre impie. Les
pertes sont nombreuses et il ne reste plus des Ideyqub que sept hommes dont Bârikalla, le
fils unique d’Ahmed Bezeyd.10
Dans un tel contexte, celui-ci se résout à sortir du conflit. Pour une raison qui
n’apparaı̂t pas clairement, la famille d’un de ses oncles maternels11 le tient alors enchaı̂né.
Cet événement est à l’origine de la scission de Bârikalla et de ses descendants d’avec la
qabı̂la des Ideyqub. Alors que l’expérience théocratique s’achève en déroute humiliante,12
Bârikalla quitte la zone, laisse femme et enfants dans le Twat pour accomplir le pélerinage
à la Mecque. Ce serait, suivant ses descendants, l’occasion de résolutions à propos des
mariages dans sa lignée, de la constitution d’une large dépendance et de leur nouveau
territoire d’installation.13
En délicatesse avec ses cousins, Bârikalla et ses huit fils constituent une qabı̂la
autonome qui cherche à s’affranchir du pouvoir émiral naissant dans le Sud-ouest qui
impliquait d’accepter la domination politique des guerriers Trarza. Ils quittent donc
l’ancien territoire des Tachumcha et entament une migration vers le nord moins peuplé et
moins contrôlé, car plus aride. Le déplacement de leur territoire vers le nord se fait dans le
sens opposé aux mouvements des autres qabâ’il, dont la translation a historiquement lieu
vers les territoires plus cléments du sud. Ils y scellent ce qui apparaı̂t être une alliance avec
la famille dirigeante, ou revendiquée telle, des puissants Wlâd Dleym qui donnera
naissance bien plus tard aux Wlâd el-Labb,14 nous y reviendrons. Leur généalogie suggère
d’ailleurs un apparentement avec les qabâ’il Hassan dont sont issus les Wlâd Dleym. Une
revendication d’égalité statutaire traduite dans le langage de la parenté (voir ould Cheikh
1991).
Leur indépendance leur fait revendiquer le titre de Zwâyat ech-Chems, les Zwâya du
soleil, en opposition à ceux qui sont à l’ombre d’un pouvoir et s’acquittent de redevances.
Pour Leriche (1955), en Adrar cette appellation désigne les grands nomades, opposés
aux groupes plus sédentaires. Comme nous allons le voir, ces deux définitions sont loin
d’être incompatibles et laissent percevoir un lien entre amplitude des mouvements et
noblesse.
Leur migration, c’est-à-dire la translation de leur espace de nomadisation, se manifeste
par l’emplacement de leurs tombes. Ainsi, alors qu’Ahmed Bezeyd est enterré dans le sudouest, ses fils et petits-fils trouvent la mort bien plus au nord (sauf Vadhel) (Carte 1). Les
diverses qabâ’il issues des Tachumcha nomadisent préférentiellement – à la fois dans
leurs recherches de pâturage et dans les déplacements des campements – dans la région de
l’Igidi. Seuls les Ahl Bârikalla, avec quelques fractions alliées, évoluent plus au nord, et
particulièrement au Tiris.15 Ils constituent aujourd’hui une qabı̂la autonome, sortie des
relations d’“asabiyya” (solidarité “agnatique”) de la confédération Tachumcha.16 Si cela
n’est pas officialisé, et s’ils participent par exemple à la diyya (prix du sang) des autres
Tachumcha, c’est pour eux une marque de générosité. Ils se gardent bien de faire appel à
leur contribution en retour.
123
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
Canadian Journal of African Studies / La Revue canadienne des études africaines
Carte 1. Premiers lieux de sépultures des Bârikalla (fin XVIIe-debut XVIIIe siecle).
II Adaptation au nouveau territoire : grands nomades puisatiers, alliances
et dépendances
A Nouveau milieu écologique : le chameau et le puits
La migration des Ahl Bârikalla s’est accompagnée d’un changement écologicoéconomique majeur. Quittant la zone soudanaise pour l’espace saharien, le cheptel d’ovins
et bovins est pour l’essentiel remplacé par l’élevage du chameau. Leur territoire de
prédilection, hors des pouvoirs voisins, connaı̂t un peuplement très faible, sans lieu
permanent de sédentarité.17 La zone d’installation de la qabı̂la se situe entre les régions
plus densément peuplées de la Gibla (Trarza et Brakna) au sud, de l’Adrar à l’est et de la
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
124
B. Acloque
sagiyya al-Hamra au nord. Cet espace, bordé par l’océan atlantique, est un désert côtier
tropical particulièrement aride.18 Il est divisé par deux cordons dunaires (Azefal et
Akchar) qui séparent les regs du sud, principalement Amessaga et Inchiri, de ceux du nord,
principalement le Taziast et le Tiris. Entre ces derniers se situent les hauteurs de l’Adrar
Sottuf. Quelques rares terrains sont cultivables saisonnièrement et en cas de pluie, surtout
en Inchiri. Mais de ce grand territoire, la zone la plus renommée est le Tiris dont les
pâturages d’askaf19 font la réputation.
Si jusqu’à la grande sécheresse qui débute à la fin des années 1960, l’Inchiri pouvait
être atteint depuis le sud par les bovins et le petit bétail (moutons et chèvres) en
transhumance, l’essentiel du pastoralisme sur ce territoire est consacré au chameau.
L’avantage de cet animal étant évidemment l’amplitude de ses mouvements entre deux
pâturages et sa capacité à la rétention d’eau permettant d’espacer les abreuvoirs.
En 1950, une enquête sur le pastoralisme en Mauritanie (Bonnet-Dupeyron 1950) laisse
apparaı̂tre deux axes de nomadisation principaux pour les Ahl Bârikalla (Carte 2). L’un
plus à l’ouest et de moindre amplitude est attribué aux tributaires harâtı̂n de la qabı̂la. Il est
probablement constitué de bovins et de petit bétail (caprin et ovins), puisque l’usage veut
que les affranchis se voient confier ces animaux, ainsi que des ânes utilisés comme animaux
de bât. Le mouvement de transhumance franchit rarement l’Azefal et l’on peut conjecturer
que cela est alors dans le but d’accéder aux marchés de la ville de Port-Étienne (aujourd’hui
Nouadhibou). Il est probable que cet élevage demandeur de main-d’œuvre ait pris de
l’importance au cours du XIXe siècle avec l’accroissement de la population servile au
Sahara, lié aux troubles de la zone sahélienne et à la fermeture progressive des marchés
américains et maghrébins d’esclaves (voir Acloque 1995, 23 –28).
L’autre axe de nomadisation, plus important en amplitude et en valeur, est assurément
constitué de chameaux, richesse par excellence au Sahara. Animal de transport, son cuir et
sa laine sont exploités et surtout, l’essentiel de l’alimentation traditionnelle est dû à son lait
et à sa viande. Les grands éleveurs de chameaux, dits “grands nomades” en raison des
milliers de kilomètres qu’ils parcourent annuellement à la recherche de pâturages, sont les
plus enviés quant à leur aisance. Les Ahl Bârikalla ne dérogent pas à la règle. Leur richesse
se mesure à leur réputation bien établie de générosité.
Mais pour que cette activité puisse être menée sur ce territoire, il est nécessaire
d’assurer le ravitaillement en eau. Ainsi les Ahl Bârikalla, et chacun des fils de Bârikalla
en particulier, ont-ils développé une grande maı̂trise dans le creusement des puits.20 Dans
les premiers temps de la colonisation, c’est d’ailleurs à eux que les Franc ais feront appel.
Car, outre le savoir qui laisse espérer la présence d’eau et le savoir-faire des puisatiers
capables de creuser jusqu’à 60 m de roche, le creusement d’un puits demande une
logistique d’envergure : matériaux de creusement (barre à mine, graisse, nacelle), paille,
bois ou pierres d’étayage, main-d’œuvre abondante, ravitaillement en nourriture et en eau
depuis le puits le plus proche.
On dit que plus de deux cents puits auraient été creusés par la qabı̂la. C’est en tout cas
une très grande fierté pour eux. Et, sur 800 km du nord au sud et 500 d’est en ouest, tous les
puits leur sont attribués21 (Carte 3). Ces points ne sont cependant pas habités en
permanence, et l’usage veut que la proximité immédiate du puits soit laissée vacante pour
que d’autres puissent y accéder. Si le campement ne part pas en nomadisation, la tente est
régulièrement déplacée de quelques centaines de mètres, pour s’installer sur un terrain
vierge. Le territoire qu’ils contrôlent est un espace aux nombreux puits, sur lequel ils ont
des mouvements pendulaires nord-sud mais sans habitude d’installations intangibles ou
collectives. Mais dans cet espace où la pluie est rare, le maillage des points d’eau permet
l’exploitation des pâturages alentours.
125
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
Canadian Journal of African Studies / La Revue canadienne des études africaines
Carte 2. Axes de nomadisation des Ahl Bârikalla.
La propriété d’un puits est considérée complète, bien qu’on ne puisse en interdire
l’accès, au moins aux hommes. “En effet, si ce puits est le seul de l’endroit, tous ceux qui
habitent aux environs immédiats ont licence d’en user quotidiennement pour leur besoins
personnels, et cela sans rétribution. Par contre, il leur faut payer pour l’abreuvoir
journalier de leurs troupeaux . . . ” (Lotte 1939, 67). L’auteur de ces lignes, un militaire
franc ais du cercle de Port-Etienne essentiellement informé auprès de Bârikalla ou de leurs
Tlamid guerriers, ne relève pas l’écart entre cette prétention et la règle formulée par un
traité populaire de droit malékite : “ceux qui ont creusé des puits pour leurs troupeaux
peuvent s’en servir par préférence. Ils en useront donc les premiers : après quoi tout le
monde y aura également droit” (Al-Qayrawânı̂ s.d. [Xe s.], 269). Il est un écart conséquent
B. Acloque
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
126
Carte 3. Puits des Bârikalla.
entre un simple droit d’usage prioritaire et la capacité d’en louer l’usage. Pourtant, si la
jouissance de leurs puits a presque partout été laissée libre, il semble bien que la vente du
droit à l’abreuvoir quotidien ait été exercée à Beni Châb pendant la période coloniale
(Lotte 1939, 68).22 Les Bârikalla semblent avoir joué ici de leur monopole sur
l’interprétation du droit et du souci légaliste de la puissance coloniale.
En dehors même de ce cas rare, la propriété du puits réserve à l’inventeur d’autres
privilèges que n’oublient pas de revendiquer les Bârikalla : du point de vue du droit
musulman, la mise en valeur initiale (ihyâ’) d’un territoire est considérée comme titre de
propriété sur celui-ci.23 Or l’espace mis en valeur par le creusement d’un puits (harı̂m24)
serait celui de la distance parcourue depuis celui-ci en une journée par une vache ou un
Canadian Journal of African Studies / La Revue canadienne des études africaines
127
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
chameau, suivant les régions. Leurs revendications territoriales sont donc gigantesques,
même si avant l’apparition de l’État colonial elles restèrent lettre morte. Concrètement, il
s’agit surtout d’un réseau permettant la mobilité, bien plus qu’un territoire dans
l’acception sédentaire du terme. La mise en valeur des terres par la vivification des puits,
est aussi une activité érigée par les Zwâya en vertu (ould Eida 2011, 92). C’est pour ces
raisons que wull Vilali s’enorgueillit au XIXe siècle dans al-’Umran – un livre en
l’honneur de sa qabı̂la où il s’applique à recenser le plus de leur puits – que “la
communauté des Ahl Bârikalla a mis en valeur cette zone connue jusqu’alors par son
abandon”. Il ajoute que cela s’est fait “avec ce que cela implique de patience, d’équilibre,
de recul vis-à-vis des questions brûlantes et de prière pour que soient châtiés de manière
exemplaire leurs éventuels agresseurs”.
B Nouveaux voisins, nouveaux réseaux
En effet, fuyant le pouvoir naissant de l’émirat du Trarza et renonc ant aux armes, leur
survie dans un espace parcouru de guerriers belliqueux et avides de leurs troupeaux n’allait
pas de soi. Cette terre sans maı̂tre – le bilâd es-sı̂ba que décrira au XIXe siècle le cheikh
Mohamd el-Mâmi, leur plus célèbre lettré – nécessite une stratégie subtile pour des
Bârikalla désarmés. Partageant leur espace de nomadisation avec d’autres occupants, ils
entrent en relation avec divers groupes plus ou moins puissants, accordant leur protection
religieuse aux uns et amadouant les autres par des formes de générosité.25
D’un point de vue économique même, la prospérité ne semblait pas acquise. Leur
position est certes entre des zones commerciales distinctes comme l’a noté wull Vilali : du
sud-ouest avec Arguin et Portendick, le commerce européen apporte ses produits et en
particulier les tissus ; du sud proviennent le mil et la gomme, de l’Adrar le mil, les tissus
originaires du Mali actuel et les dattes, du nord les chevaux, les épices et les parfums. Les
deux derniers des fils de Bârikalla se consacrent bien au commerce (Mawlud et Vadhel) et
même à la production de charbon pour Mawlud. Mais c’est une activité mal vue eu égard à
leur rang (le marchandage n’est pas noble) et surtout ils n’ont pas de lieu de sédentarité en
propre pour stocker ou servir de centre d’échange.26 Leur territoire ne deviendra pas un
carrefour commercial et les caravanes le traversent sans raison de s’arrêter.
Leur force sera dans leur capacité à protéger divers types de Tlamid, plus ou moins
dépendants, venus s’agréger à eux. Car outre le savoir religieux,27 la baraka et la sainteté
reconnue à nombre de ses membres, la qabı̂la profite de la protection de Dieu et tout
ennemi s’expose à la tazubba, une forme de malédiction divine. C’est ainsi déjà qu’Ahmed
Bezeyd aurait protégé Ahmed Legweydsi, le premier et le plus célèbre de ses suivants.
Au fil des siècles et des générations, les personnalités les plus en vue des Bârikalla ont
ainsi fait grossir le nombre des dépendants, protégés individuellement ou en groupe.
Restés strictement hors des relations de parenté, ils seraient aujourd’hui trois fois plus
nombreux que les nobles, descendants de Bârikalla. Il est dit qu’à leur arrivée leur fut
remis des troupeaux, charge à eux d’en assurer le croı̂t. Toujours est-il que, soit par
conviction religieuse, soit par souci de tranquillité vis-à-vis de déprédateurs armés, les
Tlamid ont fait grossir le nombre des chameaux marqués du Lamalif des Bârikalla.28
Car cette marque est renommée dans tout le Sahel (nord-ouest de l’ensemble
hassanophone) pour désigner les bêtes des Ahl Bârikalla, ainsi un pilleur ne peut en
ignorer le propriétaire. En plus de la crainte de s’exposer aux pouvoirs surnaturels de la
qabı̂la, celui-ci se risque aussi à mécontenter ses puissants amis. En effet, les Bârikalla ont
aussi tissé un réseau dans la plupart des puissantes qabâ’il voisines, à commencer par les
tentes émirales. Au Trarza, en Adrar ou au Tagant, les Bârikalla ont assuré de fac on
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
128
B. Acloque
occulte les familles dirigeantes des émirats de la perpétuation de leur pouvoir. De même,
certains parmi les Rgeybât, les el-Gra’ ou les Wlâd Dleym par exemple se sont fait
disciples de tel cheikh ou de tel autre. Une fraction de ces derniers, les Wlâd el-Labb, qui,
suivant leurs dires, dirigeaient les Wlâd Dleym jusqu’au XIXe siècle29 s’en est même
détachée pour devenir le bras armé des Bârikalla, portant le même Lamalif sur leur bétail.
Bon gré, mal gré, des redevances sur les tributaires Bârikalla sont cédées à des groupes
guerriers en échange de leur appui.30 Plus au nord (dans le Tell), plus loin de leur espace
principal de nomadisation, les fractions qui y faisaient parcourir leurs troupeaux (Ahl
Mawlud et surtout Ahl Vadhel) ont noué des pactes dits dhbiha avec des Rgeybât ou des
Tekna (le demandeur égorge une bête devant la tente de celui qui, par honneur, lui accorde
sa protection auprès de ses contribules). Réciproquement, des qabâ’il du sud (’Eleb par
exemple) en délicatesse avec les guerriers du Sahel, se joignent aux campements Bârikalla
pour profiter des pâturages sans encombre.
Ces relations permettent qu’en cas de saisie de troupeau, la qabı̂la organise une
députation (sorba, pl. esrub) qui s’en va négocier auprès du pilleur, ou d’un de ses parents
ou alliés, la restitution de tout ou partie des bêtes. Parfois, à défaut de diplomatie, les Wlâd
el-Labb se chargent de récupérer violemment le bétail, ce qui sera souvent le cas envers les
Wlâd Bu Sba’, nouveaux venus turbulents sans alliance locale. Plus généralement, une
politique de générosité envers tous les voisins est pratiquée pour s’attirer leurs bonnes
grâces. Des Wlâd Bu Sba’ rescapés de la déconfiture de Vucht en 190731 seront par
exemple soignés par des Ahl Bârikalla et même, sur la côte, habillés par leurs soins de
peaux de requins (MML, Ahl Mawlud, Nouakchott, X 2008). Plus souvent, le don de bétail
en évitera le vol.
Leur politique de bon voisinage leur est globalement favorable, leur renommée et leur
prospérité s’accroissant avec le temps. En migrant au nord, les Bârikalla ont ainsi dû se
forger de nouvelles relations, éloignées de leur confédération d’origine des Tachumcha,
avec lesquels ils restent cependant en bons termes et qu’ils reconnaissent, pour les plus
nobles d’entre eux, comme des équivalents matrimoniaux. Les Bârikalla ont ainsi acquis la
maı̂trise d’un espace autonome des points de vue politique, économique et écologique. La
deuxième partie du XIXe siècle a été particulièrement favorable pour eux dans le Tiris : il
est dit dans al-Wasit,32 que les Bârikalla y connurent des troupeaux prolifiques qui leur
permirent 40 ans sans décès. Le siècle s’acheva cependant dans de multiples affrontements
tribaux qui amenèrent les qabâ’il à refluer vers l’Inchiri et le Trarza.
III Divisions politiques du territoire
A Ligne de front de conquête et division du territoire entre colonisateurs
Les troupes franc aises commencent leur installation dans la Mauritanie de l’ouest en 1900.
Et très vite, les territoires parcourus par les Ahl Bârikalla deviennent une des zones de
front principales entre les belligérants et le restera jusqu’aux années 1930. En 1908, la
création du poste d’Akjoujt destinée à “pacifier” l’Inchiri est un échec et, après neuf mois,
le poste évacué. La prise de l’Adrar en 1909 et le parcours de l’Azefal par des “groupes
nomades” franc ais n’empêchent pas mejbur et razzia.33
Si les Franc ais voient dans l’attitude des Bârikalla un désir de se faire protéger des
déprédations à l’instar de la plupart des qabâ’il zwâya, ce n’est pas sans une certaine
méfiance. Les Bârikalla ravitaillent bien en bétail Port-Étienne (1907) ou Akjoujt
(1908),34 rendant possible la présence franc aise mise à mal par le scorbut, tout en en tirant
bénéfice. Mais l’armée franc aise est persuadée (Frèrejean 1995, 406) qu’ils informent ses
ennemis sur ses mouvements. Ils auraient aussi fourni des chameaux de monte pour
Canadian Journal of African Studies / La Revue canadienne des études africaines
129
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
favoriser des attaques contre les Franc ais. De même, le partage de la même marque de
bétail avec les Wlâd el-Labb leur attire le reproche de cacher leurs troupeaux parmi les
leurs, au risque de voir le tout confisqué par l’autorité coloniale. Car de fait, une partie des
Wlâd el-Labb participe à des actions guerrières contre les Franc ais jusqu’à la célèbre
bataille de Moutounsi (Umm Tûnsi) en 1932.35
En effet dans le premier tiers du siècle, la position géographique des Ahl Bârikalla
entre des territoires dévolus à la France et à l’Espagne leur empêche une prise de position
sans ambiguı̈té (Carte 4). S’ils sont très tôt en contact avec les Franc ais au Trarza par
l’intermédiaire des Tachumcha, et se soumettent formellement en 1907, leurs relations de
bon voisinage avec les groupes guerriers du nord (qabâ’il hors de la zone d’occupation
Carte 4. Colonisations.
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
130
B. Acloque
franc aise et “dissidents” de tous ordres), ne peut souffrir un ralliement complet. Ces
relations sont d’ailleurs aussi exploitées par les Franc ais pour obtenir des informations sur
ce qui se déroule hors de leur portée.
L’appel au djihad du cheikh Ma al-’Aynin, le fédérateur des opposants à la présence
franc aise installé au Sahara espagnol, se double d’une exhortation à l’émigration (hijra) à
laquelle répondront quelques groupes du sud. Mais avant 1930 et la réinstallation
permanente du poste d’Akjoujt et la création du Cercle lui correspondant (Inchiri) en 1931,
la présence franc aise sur les territoires Bârikalla est relativement légère, et les contraintes
liées n’apparaissent pas suffisantes pour provoquer l’émigration hors de quelques
individus. Les Bârikalla se contentent d’éviter le plus possible les centres urbains, qu’ils ne
fréquentent qu’épisodiquement.
Leur situation change cependant avec la fatwa du fils de Ma al-’Aynin, le cheikh
Hassana. Cette fatwa prononcée en 1908 rend licite dans le cadre du djihad la saisie des
troupeaux des qabâ’il soumises, voire la mort de ceux qui se soumettent aux infidèles.36
Renvoyés dans le camp des infidèles, cette proclamation expose les Ahl Bârikalla à de
grosses pertes de bétail. Les razzias se multiplient alors et, si elles sont moins nombreuses
à partir de 1910, elles continuent jusqu’en 1934. Des groupes guerriers pourtant Tlamid se
saisiront eux aussi sans vergogne du bétail de leurs propres cheikhs. De l’autre côté, des
saisies administratives, de représailles ou indemnisées (pour le ravitaillement des troupes
et les animaux de monte ou de bât) ont aussi, dans une moindre mesure, touché les
troupeaux des Ahl Bârikalla.37 A cette époque un administrateur d’Akjoujt constate, de
fac on peut-être excessive, que les Ahl Bârikalla de son territoire qui se sont réfugiés au
nord de Boutilimit, “ne possèdent que des bœufs et des moutons tous leurs chameaux ayant
été pillés”.38
Vers 1934, les derniers conflits et l’occupation complète du Sahara par l’Espagne clos
cette période troublée et permet à nouveau la prospérité des troupeaux. L’entente des deux
puissances coloniales, appelée “la rencontre des pouvoirs” (melge le-hkam), amène
l’empêchement par les Espagnols des razzias en partance de leur territoire (LB, Wlâd elLabb, Inchiri, IV 2002). Mais durant une trentaine d’années, l’accès à certains pâturages
interdits par l’insécurité et les saisies de troupeaux, tempérées par la poursuite des esrub
(sg. sorba), a affecté leur croissance.
La frontière entre les possessions franc aises et espagnoles est donc utilisée entre la
dernière grande expédition franc aise en zone espagnole de 1913 et 1934 comme refuge par
les groupes en guerre contre les coloniaux. Si la frontière théorique n’a pas varié pendant
la période coloniale, les rumeurs de cession de territoire, le parcours différencié de
l’espace par les troupes des deux puissances et le franchissement de la frontière
périodiquement effectué par les Franc ais, a laissé penser aux nomades que “la frontière
bougeait sans cesse”, la frontière étant perc ue dans le contexte nomade comme une ligne
de front fluctuante entre puissances (Acloque 2007). Pour pouvoir profiter des pâturages
dans l’espace franc ais, il faut y avoir fait acte d’aman, c’est-à-dire reconnaissance
formelle de l’autorité franc aise. La plupart du temps cela s’accompagne d’un recensement
dans le diwan (registre) du poste militaire qui signifiait l’administration de la qabı̂la depuis
ce poste et entre autre la collecte d’impôt sur le bétail.39 Seules les qabâ’il ou plus souvent
fractions de qabı̂la enregistrées par les autorités espagnoles en étaient exemptes, comme la
majorité des Wlâd Dleym ou une partie des Rgeybât.
Les Bârikalla se soumettent entièrement côté franc ais, là où se situe l’essentiel de
leur espace de nomadisation. La qabı̂la fut divisée pour son administration entre
Mederdra au Trarza (Ahl ’Abdallahi), Atar en Adrar (Ahl Mawlud) et Port-Étienne (Ahl
Habiballa). Après la création du cercle d’Akjoujt en 1931, le gros de la qabı̂la y est
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
Canadian Journal of African Studies / La Revue canadienne des études africaines
131
réuni, mais une fraction importante en puissance et en richesse, les Ahl Habiballa, reste
recensée indépendamment à Port-Étienne, sous l’autorité des descendants du cheikh
Mohamd el-Mâmi, ce qui ne sera pas sans incidence sur l’unité tribale. On retrouve ici
une forme de “factionnalisme de frontière” identifié par Bargados chez les Wlâd
Dleym.40
Afin d’accéder aux pâturages situés dans l’espace sous l’autorité de l’autre puissance
coloniale, des “permis de circuler” nominatifs sont mis en place. Cela implique de signaler
sa sortie de la zone franc aise auprès d’un poste et de signaler son arrivée en zone espagnole
auprès des postes déployés en 1938. Sous réserve de régularité vis-à-vis de l’administration,
en particulier concernant l’impôt, l’obtention du permis de circuler semble assez aisée. Mais
un premier contrôle des mouvements de population et de bétail est instauré.
Dans les années 1930, des groupes tlamid (Ladem, Lah’wej et Legweydsat) cherchent
à quitter les Bârikalla pour les Rgeybât et la zone espagnole.41 Après de longues
tractations, ces groupes reviennent puisque les troupeaux, dits issus de bêtes confiées par
les Bârikalla, ne sont pas reconnus comme leur appartenant en propre, mais confiés par
leurs cheikhs. Cette notion juridique de biens dits arig est une spécialité essentiellement
Bârikalla. Elle permet de contourner l’interdiction par l’islam de la transmission des
redevances personnelles (Miské 1935) : ce ne sont pas les Tlamid qui sont transmis, mais
les troupeaux. De même, elle évite souvent le départ de ces dépendants qui prendraient le
risque de se voir confisquer leur bétail. Le cas se présenta à diverses reprises pendant la
période coloniale et encore après l’indépendance.42 Les Tlamid ne purent retrouver leurs
troupeaux qu’en acceptant à nouveau la tutelle des Bârikalla. L’autorité coloniale pesa en
faveur de la fiction juridique qui garantissait le maintien de l’ordre social et évitait de
lancer un mouvement de migration, fiscal surtout, vers la zone espagnole.
B Premières sécheresses, décolonisation et rôle marginal dans le jeune État
Hors des quelques villes sahariennes modestes, étapes des mouvements commerciaux
entre le Maghreb et l’Afrique noire, le Sahara de l’ouest ne connaı̂t pas de centre
d’urbanisation ancien. C’est le colonisateur franc ais qui en quadrillant l’espace de postes
militaires et administratifs donnera naissance aux bourgades et villes contemporaines.
Port-Étienne, actuelle Nouadhibou, est la seule à être née d’un projet industriel autour de
l’installation de pêcheries au début du siècle.43 En zone espagnole Villa Cisneros, actuelle
Dakhla, naı̂tra d’activités similaires bien que plus modestes. Mais la croissance de ces
embryons urbains restera longtemps faible.
La sécheresse des années 1930-33,44 puis surtout celle des années 1940-44 qui
s’accompagne d’une grave famine bouleverse l’économie et la société mauritanienne. Si la
première sécheresse pousse nombre des Ahl Bârikalla à se déplacer vers le sud-ouest,
comme l’atteste le nombre des tombes au Trarza (CB, Ahl Habiballa, Rosso-Lejwad, XI
2005), les rares terres cultivables de leur territoire sont l’objet de conflits entre qabâ’il de la
même fac on que les zones de pêche du banc d’Arguin (voir Acloque 2011). Dix ans plus
tard, la gravité de la situation écologique est d’une autre ampleur alors que dépérissent les
troupeaux déjà frappés par les réquisitions franc aises liées à la Seconde Guerre mondiale.45
En ces circonstances les villes qui offrent quelques emplois, et particulièrement dans la
zone qui nous intéresse Port-Étienne et sa Société industrielle de la grande pêche (SIGP),
attirent en partie la population désemparée. À l’époque surtout, il n’était pas d’usage de
payer le poisson que les pêcheurs, suivant une tradition existant chez les Imragen,
pêcheurs de la côte dépendant pour partie des Bârikalla, donnaient à qui le demandait. La
ville passe de 400 à 2000 habitants de 1940 à 1943 (Lafeuille 1945). L’administration
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
132
B. Acloque
organise aussi des soupes populaires à Port-Étienne, Akjoujt et Atar d’un appoint
alimentaire inestimable. Parallèlement, le rationnement des céréales, sucre, thé et même
tissu par les autorités fut aussi l’occasion de conflits internes aux qabâ’il qui virent les
querelles amener à des fissions de groupements. Les Ahl Bârikalla de Port-Étienne se
divisèrent ainsi en plusieurs diwan, suivant des oppositions factionnelles exacerbées par la
situation du moment. Mais l’épisode climatique ne dure pas et, la clémence
météorologique revenue, les tensions s’apaisent.46 D’autre part, l’administration favorise
l’élevage en luttant contre les épizooties et en creusant ou cimentant de nombreux puits et
le cheptel mauritanien s’accroı̂t rapidement à partir de 1950 (ould Cheikh 1986, 27).
Surtout la défiance des Bârikalla à l’endroit de la ville, européenne plus encore,
reprend ses droits. Quelques rares familles cependant (comme les Ahl Sidi Brahim à PortÉtienne) s’installent durablement en ville ou plus exactement sous tente en marge des
zones urbanisées et européennes.47 Cependant les notables Bârikalla, pour des raisons
politiques et religieuses, ne voulaient pas profiter des “largesses” franc aises, et
redistribuaient à leurs alliés guerriers les biens, en particulier les terrains, accordés par
l’administration ou les sociétés sous domination franc aise. Quelques tributaires pratiquent
la pêche ou installent un petit commerce. Il faudra attendre les années 1970 pour que le
mouvement d’urbanisation apparaisse irréversible.
A l’approche de l’indépendance, l’AL, Armée de libération provenant du Maroc
indépendant, accroche les armées espagnoles et franc aises dans le Sahara et en Mauritanie.
Les troupeaux souffrent des combats en 1957-58. On garde en mémoire les troupes d’un
“Legret” qui auraient saisis au Sahara espagnol 3000 têtes de petit bétail et une
cinquantaine d’esclaves pour les répartir entre goumiers et supplétifs. Comme autrefois,
les notables d’Akjoujt se sont alors constitués en députation pour visiter les qabâ’il
concernées (Wlâd ’Ammoni, Wlâd Gheylan, Wlâd Bu Sba’, ’Eleb) et récupérer tous leurs
dépendants. De plus, profitant d’une visite de De Gaulle au Sénégal, le jeune Ahmed Baba
Miské aurait enfreint le protocole pour lui remettre des réclamations concernant les
troupeaux, ce qui aurait entraı̂né une indemnisation par le Gouvernement de l’AOF.48
Si ces troubles en ont amené certains à se sédentariser à Port-Étienne (quartier
Dragage), à l’indépendance en 1960, les Ahl Bârikalla n’ont pas modifié sensiblement leur
mode de vie. Leur méfiance envers l’école franc aise les en a tenus à l’écart. Comme
beaucoup de Zwâya, mais semble-t-il à une échelle plus importante encore, ils lui préfèrent
les mahadra traditionnelles. A part une famille qui fournit des interprètes dès les années
1930,49 ils n’ont pas profité de la scolarisation moderne et ne donnent que peu de cadres et
presque pas d’employés à la nouvelle administration. En outre leur rejet de la ville ne leur
donne pas d’opportunité significative dans le commerce.50 De même, ce sont surtout les
Tlamid qui profitent directement de l’essor des pêches à Port-Étienne à l’exception notable
des propriétaires d’embarcation et des sous-traitants de la SIGP pour le séché-salé sur le
banc d’Arguin, dont un descendant deviendra chef du personnel dans les années 1950 et
tentera sans grand succès la création d’une société de pêche.
IV L’émergence d’un nouveau mode de vie
A Les chamboulements écologiques et politiques des années 1970
Même si leur espace de nomadisation est touché un peu plus tard, la totalité du paysage
socio-économique mauritanien est affectée par le déficit pluviométrique qui débute en
1967 pour plus de 30 ans. Auparavant (1965), on estime que 65% des Mauritaniens sont
nomades ; ils ne sont plus que 33,16% en 1977 et seulement 4,85% en 2000 (ould Cheikh
1986, 88 ; Mauritanie. Bureau central du recensement 2001, 3). Les troupeaux sont en effet
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
Canadian Journal of African Studies / La Revue canadienne des études africaines
133
décimés, on évoque chez les Ahl Bârikalla jusqu’à 70 à 80% de perte (MB, Ahl Ijubu,
Tlamid Ahl Bârikalla, Inchiri, IV 2002). Les compléments alimentaires pour le bétail font
leur apparition et restent aujourd’hui d’usage. De même la chute des rendements agricoles
contraint la Mauritanie à dépendre durablement de l’aide alimentaire internationale.
En conséquence, un grand mouvement d’affranchissement des esclaves, devenus des
charges inutiles, touche l’ensemble de la Mauritanie. A contrario, d’après quelques
témoignages, les Bârikalla ont à l’époque racheté nombres d’esclaves à d’autres
groupements trop appauvris, pour les affranchir aussitôt par acte pieux.51 Leur stratégie
ancienne d’accumulation de dépendants ne semble pas avoir été affectée par l’épisode
climatique. Le caractère relativement débonnaire de leur autorité n’a pas non plus
provoqué de fuite massive de leur main-d’œuvre servile. Mais c’est certainement à cette
époque que les transferts de ressources entre maı̂tres et dépendants parmi les Ahl Bârikalla
commencent à s’inverser. Et ce alors que leur richesse relative en Mauritanie s’amenuise.
La perte des troupeaux et la sécheresse persistante poussent à la sédentarisation
maı̂tres et dépendants. Toute la Mauritanie voit la création de villages et bourgades, en
particulier le long des rares axes routiers et de la voie de chemin de fer. La route
Nouakchott-Akjoujt, achevée en 1971, est cependant peu propice à la sédentarisation, les
points d’eau en étant éloignés.52 Surtout l’exode rural amène au grossissement des villes
existantes où le bénéfice de salaire, direct ou par solidarité, et l’aide publique assurent la
survie. La résidence en ville est aussi l’opportunité d’une scolarisation massive.
L’explosion de l’urbanisation est cependant un temps freinée à Nouadhibou où la guerre
du Sahara fait régner l’insécurité.53
Pour ould Cheikh (1986, 71), si la sécheresse est, dans un mouvement continu de reflux
du nomadisme, “l’instrument conjoncturel d’une véritable fracture dans l’histoire du
pastoralisme maure”, la guerre du Sahara y contribue par “la ruine de l’État mauritanien
et la déconstruction de l’édifice social du pastoralisme” en particulier en raison de
l’enrôlement massif des catégories sociales subalternes. D’autre part, durant les trois ans
d’un conflit acharné, la quasi totalité des puits creusés par les Bârikalla, à l’exclusion de
Bir Nazaran et Mijik, est incluse, théoriquement du moins, dans le territoire mauritanien54
(Carte 5). Mais, après le coup d’État de juillet 1978, la Mauritanie se retire sans gain
territorial.55 Sans compter les pertes civiles et militaires, les troupeaux camelins de la zone
de conflit subiront de graves dommages. Ils sont en effet pris pour cibles par diverses
opérations militaires auxquelles participe l’aviation franc aise. Certaines fractions des
Bârikalla (Ahl Vadhel en particulier) en sont aujourd’hui encore à négocier auprès du
Polisario l’indemnisation pour les pertes subies de leur fait. La diplomatie ancienne,
symbolisée par l’envoi de sorba, reste de mise.
Mais le conflit continue entre le Polisario et le Maroc qui construit de 1980 à 1987, du
nord au sud, le “mur” (al-hizam, la ceinture). Cette ligne minée de postes fortifiés interdit,
entre autres, l’accès des troupeaux au nord (Carte 6). Depuis 1991 et la signature du
cessez-le-feu, Maroc, Mauritanie et République arabe sahraouie démocratique (RASD)
contrôlent des portions inégales de l’ancien espace de nomadisation, sans qu’aucun accord
ne permette la circulation des troupeaux par delà le mur.56 À cela s’ajoute la persistance de
champs de mines déposés par les divers belligérants qui continuent d’affecter les
troupeaux s’aventurant dans la zone et ce malgré diverses campagnes de déminage.
B Réorientation tardive du mode de vie
La taille des troupeaux et l’amplitude de la nomadisation se réduisent alors qu’apparaı̂t un
nouveau mode de vie marqué par la sédentarisation et l’urbanisation, ainsi que la
B. Acloque
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
134
Carte 5. Guerre du Sahara (1975-1978).
généralisation des rapports marchands. Les progrès décisifs de la scolarisation moderne
permettent progressivement l’accès à de nouveaux emplois.
Si en 1967 l’ouverture des mines de cuivre d’Akjoujt avait créé un lieu attractif pour
l’exode rural, sa rapide déconfiture57 a supprimé l’unique source d’emplois d’envergure de
l’Inchiri. En 1988 c’est la région mauritanienne qui est à l’origine de la plus forte
émigration : 56.41% de ses natifs vivent dans une autre région du pays (Mauritanie. Office
national de la statistique 1995, 17). La proximité des villes de Nouadhibou et Nouakchott,
principales pourvoyeuses d’emploi et seules régions d’immigration, n’est certainement
pas pour rien dans ce record. Aussi l’essentiel de l’ensemble tribal s’agglomère aux villes
de Nouakchott, Nouadhibou et Dakhla au Sahara occupé par le Maroc, villes en marge de
135
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
Canadian Journal of African Studies / La Revue canadienne des études africaines
Carte 6. Situation actuelle.
leur ancien espace de nomadisation et longtemps évitées. Délaissant leurs activités
traditionnelles pour divers emplois modernes (fonction publique, pêche, industrie, plus
rarement commerce), ils s’installent temporairement d’un côté ou de l’autre de la frontière
(exceptionnellement à Tindouf) suivant les opportunités et les réseaux (consanguins et
affins surtout) sans s’inquiéter outre mesure des questions de nationalité ou de politique
nationale (Acloque 2007). A Nouadhibou, certains constituent en propre des entreprises de
pêche pour l’exportation, où priorité est donnée à l’emploi des parents et Tlamid.
Longtemps après l’installation de la Miferma qui exploite les mines de fer de Zouérate
pour en acheminer le minerai à Port-Étienne, un notable profite du système mis en place
par la société minière qui passe par l’intermédiaire d’un représentant de chacune des
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
136
B. Acloque
qabâ’il présentes à Port-Étienne pour employer de la main-d’œuvre sans qualification. Le
tâcheronnat “tribal”58 apparaı̂t comme une actualisation des rapports de dépendance
anciens, où les – très faibles – rémunérations et la rotation importante du personnel
relativisent cependant la comparaison.
De nombreux Harâtı̂n, anciens éleveurs de vaches et cultivateurs, se font chauffeurs
routiers. Ils obtiennent la confiance d’opérateurs qui leur confient des poids lourds à
remorque sur la route de l’espoir, ou plus récemment le transport du minerai de cuivre
d’Akjoujt vers Nouakchott. D’autre part, les pasteurs chameliers deviennent à présent bien
souvent les gardiens salariés des troupeaux de quelques riches urbains, en concurrence
récente avec des réfugiés touareg. Le mouvement de transfert de propriété sur le bétail vers
les commerc ants et fonctionnaires urbains et d’extension du salariat des éleveurs avait pris
de l’ampleur dès la fin des années 1960 avec la grande sécheresse (qui fait chuter les prix
du bétail) et la remise en cause des rapports de dépendance traditionnels (qui rend
disponible de la main-d’œuvre) (ould Cheikh 1986, 36). Le troupeau camelin reste encore
couramment un moyen de thésaurisation et les Tlamid des Bârikalla profitent d’une
excellente réputation d’honnêteté pour en recevoir la charge. Leur proximité des centres
urbains côtiers où résident la plupart des propriétaires du cheptel confié est un autre
avantage, ceux-ci aimant à visiter leurs troupeaux. Enfin, l’amélioration de la pluviométrie
ces dernières années sur leur territoire et la qualité des pâturages du nord de la Mauritanie
permettent à l’activité pastorale des Tlamid de se renouveler sous d’autres formes
marquées par des déplacements plus modestes et des revenus fixes en numéraire.
À cela s’ajoute la réforme foncière de 1983 qui abolit la propriété coutumière du sol et
consacre la propriété complète de l’État mauritanien sur l’immensité du territoire, qu’il se
réserve le droit d’aliéner en faveur d’une personne physique ou morale, sans que la qabı̂la
ne puisse officiellement prétendre à ce statut. Les revendications territoriales gigantesques
des Bârikalla, auparavant entérinées par la puissance coloniale, sont légalement nulles
sous réserve d’une évidente mise en valeur. En ce cas, les terres sont concédées à une
personne morale d’un nouveau genre qui doit obtenir l’approbation étatique : la
coopérative. Les terres cultivables qui, de leur point de vue, avaient été prêtées à d’autres
qabâ’il (Lemdena par exemple confié en 1936 aux Wlâd el-Labb, Wlâd Bu Sba’ et
Etchfagha el-Khattat), en deviennent la propriété puisqu’ils en sont les exploitants. Les
vastes pâturages dont l’exploitation était possible grâce à leurs puits deviennent
domaniaux, et des propriétés encloses viennent aujourd’hui consacrer la privatisation et
l’individualisation de leur espace. À ce titre la vaste propriété de l’ancien président Ely
ould Mohammed Vall (des Wlâd Bu Sba’) sur la route d’Akjoujt est exemplaire. Il n’est
cependant pas dit que la qabı̂la se serait opposée à la vente, ou en aurait même tiré bénéfice
pécuniaire, mais une demande aurait reconnu formellement, par ses droits, sa
prééminence. L’accès à certains puits est aussi privatisé. Beni Châb, qui fait la fierté
des Bârikalla en raison de la qualité de son eau autant que de la difficulté de son
creusement, est depuis longtemps aux mains d’entrepreneurs privés extérieurs qui
commercialisent l’eau en bouteille.
Cependant, même s’ils travaillent en ville, l’attachement à la vie des campements les
conduit à retourner dans leur bâdiyya (brousse, désert) dès que l’occasion se présente, lors
de vacance d’emploi en particulier ou à l’occasion de campagnes électorales. De fait, du
moins pour les hommes dont la capacité à voyager est plus reconnue – les femmes restant
contraintes à des mobilités de campements, collectives et encombrées – le retour à la
bâdiyya est une envie permanente dont les Bârikalla comme la plupart des Bizhan
s’acquittent le plus possible. De nombreuses femmes restent à la bâdiyya, dans des
campements se déplac ant de quelques mètres pour installer la tente sur un terrain vierge, et
Canadian Journal of African Studies / La Revue canadienne des études africaines
137
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
proche du “goudron” afin d’accueillir leur mari lors des congés et en fin de semaine.
Week-end prolongés, vacances, sont le moyen de retourner seul ou en groupe à une vie de
campement, dans ce cas peu nomade. Il existe aussi de longues périodes de plusieurs mois
suite à l’abandon d’un emploi urbain ou au retour d’un exil de migration de travail ; 59
cette seconde option concerne, de visu, plutôt des personnes aujourd’hui âgées d’une
cinquantaine d’années. Il n’est pas dit que les générations plus jeunes et plus anciennement
urbanisées perpétuent cette habitude.
Conclusion
Ainsi les Bârikalla, devenus grands nomades pour s’affranchir de la tutelle des puissances
voisines et accéder au statut de Zwâyat ech-Chems, ont vu leur territoire partitionné et leur
milieu écologique se dégrader durablement. Les conflits et la sécheresse ont rendu l’ancien
mode de vie nomade résiduel, et les sources de la richesse se sont déplacées en ville.
L’adaptation à la vie urbaine et moderne a pris du temps et reste partielle. Leur puissance
propre qui se mesure à la clientèle rassemblée, et qui était autrefois le facteur principal de
leur richesse, a aujourd’hui du mal à se traduire politiquement. Dans le fonctionnement de
l’État mauritanien contemporain où l’activation des solidarités tribales et des réseaux
assure – entre autres par la voie des élections – l’obtention de postes officiels, les
divisions tribales et les errements politiques semblent interdire aux Bârikalla d’en
bénéficier autant qu’on pourrait l’imaginer. Leur constitution en marge des lieux de
pouvoirs trouve peut-être à se perpétuer dans leur relative exclusion (particulièrement
sensible sous la présidence d’ould Taya entre 1984 et 2005) du système étatique moderne.
Devenus en grande partie sédentaires et urbanisés, les Bârikalla n’en restent pas moins
nomades dans leur fac on d’appréhender la ville et leurs logements qui ne s’encombrent par
exemple que de très peu de mobilier. Les hommes se déplacent entre des logements tenus
par les femmes de la parenté et les voitures leur servent souvent de salons ambulants dans
lesquels, pour de longs trajets, peut même se faire le thé. Le lien avec la bâdiyya est
toujours vivace et toute occasion est saisie pour s’y rendre.
L’attachement au terroir d’origine est aussi manifeste dans les discours. Ainsi,
lorsqu’Ahmed Baba Miské, chef putatif de la qabı̂la, de retour d’exil en France tient une
conférence publique à Nouakchott en 1999, c’est pour célébrer une idéalisation du paysage
commun et du mode de vie associé à la bâdiyya avec un succès d’estime certain. Il glisse :
“Nous n’habitons pas un seul endroit, une demeure installée pour toujours, une cité, un
village . . . . J’éprouve toujours un malaise . . . quand on me demande d’où je suis. Akjoujt,
Chinguitti, Atar ? Trois fois oui. Mais il resterait mille autres lieux, ergs, rags, guelbs, mille
pâturages où j’ai vécu en me sentant chez moi chaque fois sans restriction, de l’Aoukar au Rio
de Oro, de Nouakchott à Tijegja . . . je pourrais dire à la rigueur, je suis du “Sahel” à condition
d’y inclure au moins l’Inchiri et l’Adrar . . . . La Bâdiyya c’est tout cela, c’est un lieu sans
limites, sans demeures fixes, mais auquel ses citoyens sont aussi attachés que les sédentaires à
leur village unique ; aussi attachés à chacune de leurs mille demeures d’un jour ou d’un mois
que le citadin à sa seule maison de toujours.” (Miské 1999, 4 –5).
Il fait ainsi preuve d’une forme d’“unité narrative du territoire” (Zempléni 1996, 337)
emprunte de nostalgie qui fait écho à l’ouvrage de Muhammad Abdallahi wull Bukhary
wull Vilali, Kitab al-’Umran qui, à la fin du XIXe siècle, arpentait le territoire tribal de
son écriture pour transmettre les lieux d’inscription de la vie collective : l’œuvre
commune, et la propriété, par la recension des puits, l’histoire du groupe sur son sol par
des événements et des anecdotes localisés, ainsi que l’empreinte des ancêtres, et la
sacralité du territoire, par l’évocation des cimetières principaux, lieux de manifestations
138
B. Acloque
miraculeuses de nos jours encore. Une géo-graphie littéraire qui lie, par l’écriture,
l’espace au groupe tribal.
Notes
1.
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
11.
12.
13.
Qabı̂la (pl. qabâ’il), couramment rendu par l’ambigu “tribu”, désigne un groupe de filiation
patrilinéaire et l’unité politique de base de la société bizhan (hassanophones de l’Ouest
saharien). L’adjectif “tribal” est conservé dans ce sens. Je désigne par “Bârikalla” les
descendants de l’ancêtre éponyme et le groupe adjoint des Bukhari Cherif, “Ahl Bârikalla”
s’applique à ces groupes nobles et à leurs dépendants (tributaires et esclaves). La
translittération de l’arabe littéraire préférerait “Bârikallah” ou “Ahmad Abu Zayd” pour son
père, mais la transcription phonétique “Bârikalla” ou “Ahmed Bezeyd” est plus proche de la
réalisation du hassâniyya.
N’ont été retenues que celles traitant de la période coloniale et conservées aux Archives
nationales de la République islamique de Mauritanie (ARIM) à Nouakchott.
Surtout Chiam ez-Zwâya, in Hamet (1911).
Les cinq qabâ’il initiales sont les Wlâd Deyman, les Idaw Day, les Idjadj Chagha, les Idag
Bohennin et les Ideyqub. Suite à des recompositions, elles sont aujourd’hui les Wlâd Deyman,
les Idjadj Chagha, les Ideyqub et les Ahl Bârikalla.
Cette organisation guerrière serait précurseur des divers mouvements djihadistes d’Afrique de
l’Ouest depuis l’émergence de l’Almami Malik Sy au Boundou en 1690, jusqu’à celle de
Samory Touré à la fin du XIXe siècle (Curtin 1971).
’Amr el-Wali Naser ed-Din, in Hamet (1911, 194).
En juin 2008, des Wahhabites mauritaniens venant de Nwamart (tombe de Lemrabot w Mutali,
Tendgha), ont prêché sur la tombe d’Ahmed Bezeyd. L’un d’eux prononc a : “celui-là n’est plus
qu’un squelette, il n’est rien, il ne fait ni bien ni mal, trop occupé par lui-même, c’est un
imposteur (dejjal)”. En conséquence de ce sacrilège, il aurait miraculeusement disparu, et ses
compagnons se seraient enfuis. Une forte affluence s’en est suivie en vue de profiter de la
baraka du moment (SAB, Paris, VII 2008).
Il s’agit ici encore d’un rapide résumé d’éléments discutés dans ma thèse à venir qui s’appuie
entre autres sur le travail d’ould Cheikh (1985).
Dans les textes postérieurs des Zwâya est mis en avant le paganisme des populations de la rive
gauche (cheikh Sidi Mohammed wull cheikh Ahmed wull Suleyman (in Hamet 1911, 159),
Muḣammad al-Yadâlı̂ (in ould Cheikh 1985, 848), voire wull Vilali dans al-‘Umran). Le
mouvement est pourtant connu par les contemporains franc ais comme le “toubenan” terme issu
de tawba, repentir, qui présuppose une adhésion, au moins formelle, à l’islam (voir thèse en
cours). Je ne connais pas de telle reconnaissance de l’islamité des populations noires par les
auteurs bizhan, ce pourrait être en vue de légitimer le djihad et l’appropriation de leurs terres.
In Kitab al-’Umran, par wull Vilali. Une édition philologique en arabe en a été proposée à
l’Université de Nouakchott (mint Adda 1994), dont je dispose d’une copie, malheureusement
amputée de ses notes et gloses, à laquelle je me réfère grâce aux traductions de Sid Ahmed ould
Maouloud. Une traduction partielle concernant les puits en a été produite dans la même
université (ould Bounana 1995). Enfin un commentaire succinct de cet ouvrage a été proposé
par ould Eida (2011) à partir de cette même copie.
Certains le tiennent pour son demi-frère maternel. Ses descendants sont aujourd’hui intégrés
aux Ideyqub.
La défaite des Zwâya alliés de principautés noires lors de char Bubba est donnée classiquement
comme l’origine de l’organisation sociale du Sud-ouest mauritanien. En effet la plupart des
qabâ’il de cette zone y ont participé, et la condition faite aux vaincus de renoncer aux armes, de
fournir des montures et d’abreuver les troupeaux des guerriers à leurs puits a figé la
stratification sociale entre groupes religieux et groupes guerriers pendant les siècles suivants.
Les autres régions, à l’est et au nord, semblent être bien moins rigides quant au statut. C’est de
même depuis le sud-ouest qu’apparaı̂t à ce moment l’institution des émirats, probablement
sous influence européenne, car vraisemblablement lié au versement des droits de commerce
connus sous le nom de coutumes (voir Taylor 2002).
Le conseil rec u d’un saint homme à Médine était de s’installer “entre les deux palmiers”. Leurs
positions varient suivant les interlocuteurs. Ce pourrait être interprété comme l’espace entre les
lieux de sédentarité (voir thèse en cours).
Canadian Journal of African Studies / La Revue canadienne des études africaines
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
14.
139
La tradition orale chez les Wlâd el-Labb, rapporte qu’en route pour le pélerinage (non attesté
par les Bârikalla), Ahmed Bezeyd donne le surnom de Labb (lionceau) au fils de Chweykh et
lui fait un hajab (talisman) protecteur. Quand Labb est devenu chef des Wlâd Dleym, il aurait
protégé Bârikalla en fuite (MZM, Wlâd el-Labb, Nouakchott, V 2006).
15. Ce déplacement le temps d’une génération, puis la fixation des zones de nomadisation (les
mêmes cimetières sont toujours utilisés), ne permettent pas de penser qu’il s’agisse de
glissements successifs et progressifs comme observé ailleurs, en particulier la “technique
transhumance-migration, typiquement peule” décrite par Dupire au Niger (1962, 78s). De plus,
la cohabitation des Wodaabe avec d’autres groupes (Twareg, Haoussa, Bouzou, . . . ) dont la
propriété des terroirs n’est pas contestée et pour l’accès auxquels ils s’acquittent de droits
d’usages ou nouent des alliances matrimoniales, achèvent de distinguer les modes
d’occupation.
16. La question du partage d’une même ’asabiyya avec tous les Tachumcha est sujet à controverses
abordées plus en détails dans ma thèse en cours.
17. Le seul lieu collectif ancien de la qabı̂la est Deman en Inchiri où une dune (Agwilil Rwayg)
servait de point de rassemblement des caravanes en direction de Saint-Louis (probablement
une activité mineure de l’époque coloniale). La plaine alluviale, dont le partage a été fixé par
les colons en 1936, y est cultivée saisonnièrement par chacune des fractions et a été tout
récemment enclose. C’est aujourd’hui habité en permanence, surtout par des Tlamid, en un
habitat très dispersé de kheyma (tentes), de mbar (préaux), de tikit (huttes) et de baraques.
L’écoulement des eaux du Khatt Ntomadi a été en partie stoppé en novembre 2011 par les
barrages d’une compagnie minière indienne (BUMI). Des procès sont en cours.
18. Un assèchement plus tardif de l’espace de nomadisation des Ahl Bârikalla est fortement
probable. Pour Webb (1995), même s’il explique les tensions politiques de la fin du XVIIe
siècle par une sécheresse temporaire et hypothétique, de 1600 à 1850 les zones écologicoclimatiques auraient glissé de 200 à 300 km vers le sud. Le climat essentiellement
saharien n’aurait donc pas été un choix mais une contrainte croissante. La migration des
Bârikalla s’oppose au mouvement général vers le sud, qui donne l’impression d’un “pays qui
descend” (ould Cheikh 1995) et contredit le déterminisme écologique que laissent entendre ces
écrits.
19. Herbe salée (Nuccularia Perrini) tributaire des rares précipitations, elle permet d’éviter l’apport
de sel gemme dans l’alimentation cameline (comme l’aghasal). L’askaf augmente l’appétence
pour les herbes alentour (eteyr, dhemban, hadh, gahwan, echgara, arche, jamre, . . . ) et
améliore la qualité de la viande et du lait. Une pluie donne naissance à un pâturage pluriannuel,
comme l’herbe morkbe (première à pousser après la pluie) (MAV, Ahl Mawlud, Nouakchott,
XI 2011). Au nord enfin, les pluies d’hiver ne font pas pourrir l’herbe sèche.
20. L’identité de l’inventeur des puits reste souvent à établir et la présence parmi leurs Tlamid
d’anciens occupants de la côte, en particulier les Gdâla, laisse envisager d’autres scénarios.
21. Les contestations apparaissent aux frontières de la zone.
22. On retrouve aussi un conflit au tournant des années 1920-1930 autour des puits de Mamghar
revendiqués par les Wlâd Seyid, dont l’un, Eyznaye, sera, sous l’égide coloniale, cédé aux
Bârikalla (Acloque 2011).
23. D’autres Zwâya ont recours à d’autres subterfuges pour légitimer leurs propriétés comme la
conquête sur les paı̈ens, ou la concession par un pouvoir de fait (voir ould Al-Barrâ and ould
Cheikh 1996).
24. Au sujet de cette notion complexe qui renvoie au sacré, à l’honneur et à la protection, on se
reportera à Bonte (2008, 348-51).
25. Pour l’essentiel, cette partie, basée sur des traditions orales, ne peut faire l’objet de datations
précises. L’établissement de relations avec les groupes voisins tant guerriers que tributaires ont
une tendance naturelle à se dire de toute éternité, ou du moins à l’origine du groupe et à Ahmed
Bezeyd particulièrement.
26. Kerkchet Mawlud au nord d’Arguin aurait été un espace (zone d’éboulis) de production ou de
commercialisation de charbon par Mawlud wull Bârikalla, probablement en lien avec le
comptoir européen.
27. Deux figures intellectuelles se sont particulièrement fait connaı̂tre dans les controverses
juridico-théologiques de l’Ouest saharien, Sidi Abdalla wull Vadhel (XVIIIe) et le cheikh
Mohamd el-Mâmi (XIXe), dont le prestige contribuera grandement à l’aura du groupe. Il n’est
pas lieu d’en rapporter les détails pour lesquels on se reportera à ma thèse prochaine.
140
28.
29.
30.
31.
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
32.
33.
34.
35.
36.
37.
38.
39.
40.
41.
42.
43.
B. Acloque
Selon certains, le Lamalif (la, “non” en arabe) serait scarifié sur le bétail en commémoration du
refus de char Bubba.
L’histoire des Wlâd Dleym avant la pénétration coloniale est particulièrement méconnue. Ils
auraient, à la manière des Rgeybât d’aujourd’hui, été partagés en deux grands ensembles, et
n’auraient eu que peu d’unité et donc rarement de chef incontesté. La plupart des groupes
constitutifs n’en sont plus à présent et nous sommes réduits à des hypothèses les concernant
(voir thèse en cours).
Miské (1935) concède que les Legweydsat sont les tributaires qui s’acquittent du plus de hrum
(sg. horma) : en plus de ce qu’ils donnent aux Bârikalla, ils versent 12 autres redevances
(surtout aux Wlâd el-Labb, ’Eleb, Wlâd Bu Sba’, La’weysiat, Idaw’ich, Wlâd ’Ammoni, Wlâd
Dleym). Il s’agit plus particulièrement des Ahl Alwimin.
Après avoir déjà bénéficié d’un meilleur approvisionnement en fusil, les Wlâd Bu Sba’ sont
armés par les Franc ais pour se venger des qabâ’il de l’Adrar impliquées dans l’échec de la
mission Blanchet (1900). Après quelques années de glorieuses victoires sur tous les guerriers
de la région, ils finissent écrasés par les Rgeybât.
Ouvrage en arabe d’un Idaw’ali publié au Caire en 1911, traduit partiellement en franc ais
(Ahmed Lamine ech-Chenguitti 1953).
Ces expéditions guerrières se distinguent par leur taille : moins (mejbur) ou plus (ghazzi) d’une
cinquantaine de fusils.
“Le 16 novembre 1907, le fils d’Abdul Aziz . . . a conduit au poste, un troupeau de 43 moutons
et 10 chèvres . . . [qui avec les 6 bœufs vendus le 12 par un Gorah] ont permis à tous (poste,
service travaux, concessionnaires) de se ravitailler en viande fraı̂che” (courrier n82P de PortÉtienne à GG, 30-11-1907, ARIM E1/80). L’approvisionnement d’Akjoujt en septembre 1908
est rapporté par Frèrejean (1995, 409).
Sur les 70 personnes qui participent à la razzia, 11 sont Wlâd el-Labb (HW, Wlâd el-Labb,
Nouakchott, II 2000).
Cheikh Hassana, pourtant de mère Wlâd el-Labb, va sur ce point plus loin que son père qui
dans une missive exhortait les Rgeybât à épargner “ceux qui, parmi les musulmans, cohabitent
avec les mécréants, car ils ont des excuses légales. Veuillez à ne pas prendre les biens des
Musulmans par l’injustice, en utilisant notre autorité et au nom de l’émigration” (El-Bara
2007, 131).
Mohammed wull ’Abd el-Aziz, dirigeant de la fraction Ahl Habiballa, aurait accepté de
s’enregistrer côté franc ais, entre autres conditions de ne pas fournir de monture aux troupes
coloniales (AMH, Ahl Abdallahi, Nouakchott, IV 2006).
Brouillon anonyme non daté (1934 ?). ARIM E2/135.
Les Bizhan connaissent un impôt sur les troupeaux à l’imitation de la zakat. Les populations
noires du sud de la Mauritanie se voient par contre appliquer un impôt de capitation.
Bargados (2001) insiste sur le rôle de la frontière entre l’Espagne et la France dans le
factionnalisme interne aux Wlâd Dleym. Il me semble que de la même fac on le recensement
auprès de l’un ou l’autre Cercle, avec inscription au diwan sous l’autorité d’un chef, a pour le
moins accentué les divisions des Ahl Bârikalla, sans reprendre pour autant la segmentation
lignagère.
En 1936, Miské (1937, 496) recense “approximativement” 2619 chameaux pour 1673 bovins
chez les Ahl Bârikalla, mais se plaint d’une pauvreté récente en chameaux, certainement
provoquée par ces départs. La richesse des seuls Lah’wej en fuite est estimée en 1933 à environ
2000 chameaux (RP Adrar, juil. – août 1933, ARIM E2/118). En comparaison, en 1938, 75.871
chameaux et 212.175 bovins sont dénombrés (chiffres considérés comme sous-évalués d’un
tiers) pour toute la Mauritanie, en dehors des Hodh rattachés alors au Soudan (Beyries, Rapport
annuel sur le commerce et l’industrie pendant l’année 1938 (ARIM, Q411), cité par ould
Cheikh 1986, 19 n.3). La sous-estimation s’explique par l’impôt zakat qui porte sur le bétail.
En 1936 à Akjoujt, Hama (chef Ahl Mawlud), après avoir reconnu le retour de plus de 62 tentes
de tributaires entre 1912 et 1933 depuis cinq qabâ’il différentes, parfois avec l’aide des
Franc ais, leur réclame de récupérer les 39 tentes attirées par les Ahl cheikh Sa’d Buh, Ahl
cheikh Sidiyya, Wlâd Bu Sba’, mais aussi Tachedbit, Etchfagha Hommud, Etchfagha elKhattat, Wlâd Ahmed, Lemtuna, Idaw el-Hajj, Tagatt (notes anonymes, 20 décembre 1936,
ARIM E2/135). Pour un développement sur le sujet on se reportera à ma thèse en cours.
Sur cette ville, on se reportera à l’ouvrage collectif en préparation sous ma direction (Acloque
(dir.) En préparation).
Canadian Journal of African Studies / La Revue canadienne des études africaines
141
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
44.
Les annales des Wlâd Bu Sba’ (ABB) désignent l’année 1348 H (1929-30) comme celle du riz
(maru), en raison des premières distributions qui auraient eu lieu à Saint-Louis suite à la
disette, et l’année 1349 H (1930-31), comme celle des poids (lawzan) où apparaı̂t le système
métrique dans l’organisation de cette distribution.
45. Devant les réquisitions franc aises, un goumier, Ahmed el-Labb, notable des Wlâd el-Labb,
s’est exclamé “les Allemands vous ont bien battus ! ” (assel ghalbukum almanye), sous-entendu
: pour que vous soyez contraints à faire appel à nos troupeaux. L’expression s’emploie pour
éconduire un quémandeur (LL, Wlâd el-Labb, Nouakchott, I 2000).
46. Les divisions de diwan ne furent cependant pas remises en cause et s’accentuèrent même
jusqu’après l’indépendance.
47. Cette famille donne alors son nom à la presqu’ı̂le inondable qu’elle habitait face à la Charka,
“Dakhlet Ahl Sidi Brahim”, nommée aujourd’hui simplement Dakhla et inhabitée.
48. CB, Ahl Habiballa, Rosso-Lejwad, XI 2005, MB, Ahl Habiballa & SMH, Ahl ‘Abdallahi,
Inchiri, XII 2008. Il s’agit probablement de sa visite à Dakar d’août 1958. Les esrub ayant
permis parallèlement le retour d’une partie des troupeaux, l’opération aurait été largement
bénéficiaire (Le Tourneau 2006, 23).
49. Dont Ahmed Miské qui est probablement le premier Bizhan à publier un texte en franc ais
(Miské 1937).
50. Seul un orphelin, arrivé à Port-Étienne dans les années 1930, deviendra commerc ant accrédité
par la SIGP dans les années 1950 (JEAB, Ahl Habiballa, Nouakchott, XI 2011).
51. La question de l’affranchissement de ces esclaves et surtout de ceux possédés précédemment
est incertaine, sachant que les rapports asymétriques ne cessent pas avec l’affranchissement.
Les Bârikalla ont la réputation exagérée de ne jamais affranchir. Chaque maı̂tre y est seul
habilité traditionnellement. Nombre de jeunes disent avoir collectivement affranchi leurs
esclaves dans les années 1970-80 pour des raisons politiques, mais tous maintiennent des
relations (voir thèse en cours).
52. Sauf Burjeymat (ancienne étape de l’entreprise de commerce Lacombe), Lejwad (“projet”) où
est expérimentée vers 1980 une palmeraie alimentée un temps par l’adduction d’eau d’Akjoujt,
et le-Bweydhat, renommé el-Asmar par ses habitants Wlâd Bu Sba’.
53. De 1961/62 à 1975, Nouadhibou est passé de 5283 habitants à 22.962. En 1977, sa population
s’est tassée à 22.365 habitants (ould Cheikh 1986, 100).
54. L’accord du 14 avril 1976 établit la nouvelle frontière au long de “la ligne droite, partant du
point d’intersection de la côte atlantique avec le 24 e parallèle nord et se dirigeant vers le point
d’intersection du 23 e parallèle nord avec le 13 e méridien ouest” (AAN 1977, 848).
55. A l’exception de deux zones occupées sans accord international connu : l’ouest de la péninsule
du cap Blanc (sans construction mauritanienne) et l’angle de la frontière près de Choum où sont
posées les voies du train minéralier.
56. Jusqu’aux débuts des années 2000, le passage des troupeaux (les pasteurs restant de part et
d’autre du “mur”) se faisaient aux risques et périls des propriétaires. Depuis, c’est en fraude,
avec la complicité de militaires marocains, que se poursuit le trafic encouragé par le différentiel
de prix (un chameau à 180.000 ou 200.000 UM en RIM valant 500.000 UM au Maroc). Seuls
les grands cadres du Polisario rejoignant le Maroc (’aydin, les repentis) peuvent y faire entrer
légalement leurs troupeaux (HA, Wlad Dleym Ludeykat, Nouakchott, XI 2011). Le
franchissement est par contre simplifié pour les voyageurs détenteurs de visas : en 2005 est
achevée la route entre Dakhla et Nouadhibou, à l’exclusion des quelques kilomètres entre le
mur et la frontière sous l’autorité de la RASD.
57. La Somima achève son activité en juillet 1978. Elle avait pris la suite de la Micuma créée en
1953. L’installation de nouvelles sociétés pour l’exploitation de l’or (Samim puis Morac) et
surtout plus récemment du cuivre (MCM en 2005) redonne de l’activité à la ville à l’abandon.
58. La Snim appelle depuis peu à la constitution de sociétés sous-traitantes modernes et
spécialisées où l’encadrement n’est plus de leur fait.
59. Les exils de travail, ou d’étude, prennent en général fin au bout de quelques années avec un
retour définitif au pays.
Notes on contributor
Benjamin Acloque, Laboratoire d’Anthropologie Sociale (Collège de France), travaille sur la
Mauritanie depuis 1994 dans sa composante arabophone de tradition nomade. Il s’est intéressé plus
142
B. Acloque
particulièrement aux questions contemporaines touchant à l’esclavage, à l’urbanisation, aux
territoires et aux frontières. Il termine une thèse sur la structure sociale hiérarchique d’une “tribu”
religieuse de la côte atlantique du Sahara, les Ahl Bârikalla, et préside à l’écriture d’un ouvrage
collectif sur la ville de Nouadhibou.
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
Bibliography
AAN. 1977. “Convention relative au tracé de la frontière d’État établie entre la République
Islamique de Mauritanie et le Royaume du Maroc.” Annuaire de l’Afrique du nord 1976 :
848– 849.
Acloque, Benjamin (dir.). En préparation. Nouadhibou, fortunes et infortunes de la “capitale
économique” mauritanienne (titre provisoire).
Acloque, Benjamin. 1995. “Identité et statut de dépendant en Mauritanie : l’exemple de l’identité
sociale des Hrâtı̂n dans le système segmentaire et hiérarchique Bidân.” Mémoire de Maı̂trise en
Histoire et Ethnologie, Université Paris X-Nanterre.
Acloque, Benjamin. 2007. “L’idée de frontière en milieu nomade : héritage, appropriation et
implications politiques actuelles (Mauritanie, Sahara occidental).” In Colonisations et héritages
actuels au Sahara et au Sahel, edited by M. Villasante Cervello. 2: 351– 381. Paris:
L’Harmattan.
Acloque, Benjamin. 2011. “Mémoire et enjeux territoriaux sur la côte mauritanienne : le conflit
d’Eyznaye et la convention de 1930 sur les puits et la pêche.” In Le littoral mauritanien à l’aube
du XXIe siècle, edited by S. Boulay, and B. Lecoquierre, 125– 150. Paris: Karthala.
Acloque, Benjamin. En préparation. “Construction symbolique et sociale de la hiérarchie : noblesse,
statut et état pour les Ahl Bârikalla.” Thèse en Anthropologie sociale et Ethnologie, EHESS.
Adda, Mariem mint. 1994. “Commentaires du ‘Livre de la civilisation de Muhâmmad Abdellahi Ibn
Bûkhary Ibn Filâly’.” Mémoire de Maı̂trise d’Histoire, Université de Nouakchott, texte en
arabe.
Ahmed Lamine ech-Chenguitti. 1953. Al Wası̂t, extraits traduits par M. Teffahi. Saint-Louis : Centre
IFAN-Mauritanie.
Al-Barrâ, Yahya ould, and Abdel Wedoud ould Cheikh. 1996. “Il faut qu’une terre soit ouverte ou
fermée. Du statut des biens fonciers collectifs dans la société maure.” Revue du monde
musulman et de la méditerranée 79 – 80: 157– 180.
Al-Qayrawânı̂, ibn Abı̂ Zayd. s.d. [Xe s.]. La Risâla ou épı̂tre sur les éléments du dogme et de la loi
de l’Islâm selon le rite mâlikite, traduction L. Bercher. Alger: Editions populaires de l’armée.
Bargados, Alberto Lòpez. 2001. “El impacto de la colonizaciòn franco-española en las tribus del
Sahel atlàntico. (Sàhara y Mauritania, 1884-1934). El caso de los Awlâd Dalı̂m.” Tesis doctoral
en Antropologı̀a Social, Universitad de Barcelona.
Bonnet-Dupeyron, F. 1950. Aspect général de la nomadisation en moyenne Mauritanie, Cercles de
Port-Étienne – Akjoujt – Atar. Carte.
Bonte, Pierre. 2008. L’émirat de l’Adrar mauritanien. Harı̂m, compétition et protection dans une
société tribale saharienne. Paris: Karthala.
Bounana, Omar ould. 1995. “Vie et œuvre d’une collectivité.” Mémoire de Maı̂trise de Lettres et
Sciences Humaines, département des traductions, Université de Nouakchott.
Cheikh, Abdel Wedoud ould. 1985. “Nomadisme, Islam et pouvoir politique dans la société
maure précoloniale (XIe – XIXe) : essai sur quelques aspects du tribalisme.” Thèse en sociologie
(3e cycle), Université Paris V.
Cheikh, Abdel Wedoud ould. 1986. Les problèmes actuels du nomadisme sahélien : le cas de la
Mauritanie. Études et travaux de l’USED, 4, CILSS-IMRS.
Cheikh, Abdel Wedoud ould. 1991. “La tribu comme volonté et comme représentation : le facteur
religieux dans l’organisation d’une tribu maure : les Awlâd Abyari.” In Al Ansâb, edited by
P. Bonte, E. Conte, C. Hamès, and A. W. o Cheikh, 201– 238. Paris: Maison des sciences
de l’homme.
Cheikh, Abdel Wedoud ould. 1995. “La Mauritanie : un pays qui descend ?” Notre librairie
120– 121: 22 – 35.
Curtin, Philip D. 1971. “Jihad in West Africa: Early Phases and Inter-Relations in Mauritania and
Senegal.” The Journal of African History 12 (1): 11 – 24.
Dupire, Marguerite. 1962. Peuls nomades. Étude descriptive des Wodaabe du Sahel Nigérien. Paris:
Institut d’Ethnologie.
Downloaded by [Benjamin Acloque] at 08:44 09 December 2014
Canadian Journal of African Studies / La Revue canadienne des études africaines
143
Eida, Ahmed Mouloud ould. 2011. “Enseignements d’un manuscrit du XIXe siècle sur les stratégies
de peuplement du littoral par les Ahel Barikallah.” In Le littoral mauritanien à l’aube du XXIe
siècle, edited by S. Boulay, and B. Lecoquierre, 91 –106. Paris: Karthala.
El-Bara, Yahya ould. 2007. “Les réponses et les fatâwâ des érudits Bidân face à l’occupation
coloniale franc aise en Mauritanie.” In Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel,
edited by M. Villasante Cervello. 2: 123– 154. Paris: L’Harmattan.
Frèrejean, commandant. 1995. Mauritanie 1903– 1911. Paris: Karthala.
Hamet, Ismaël. 1911. Chronique de la Mauritanie sénégalaise : Nacer Eddine. Paris: Leroux.
Lafeuille, Roger. 1945. La crise économique chez les nomades de Mauritanie de 1940 à 1944 :
Causes et répercussions. Mémoire du CHEAM n8756 (n8CAC 2000-0140/30), dactylo.
Le Roy, Etienne. 1999. “A la recherche d’un paradigme perdu. Le foncier pastoral dans les sociétés
sahéliennes.” In Horizons nomades en Afrique sahélienne, edited by A. Bourgeot, 397–412.
Paris: Karthala.
Le Tourneau, Louis. 2006. Méhariste au jour le jour : Mauritanie 1957– 1960. 2 vols. Paris:
Mémoires d’hommes.
Leriche, A. 1955. “Notes sur les classes sociales et sur quelques tribus de Mauritanie.” Bulletin de
l’IFAN, XVII, série B 1– 2: 173– 203.
Lotte, lieutenant. 1939. “Coutume Maure (Cercle de la Baie du Lévrier).” In Coutumiers Juridiques
de l’Afrique Occidentale Franc aise. T.III, Publications du CEHSAOF, 1 – 91. Paris: Larose.
Mauritanie. Bureau central du recensement. 2001. Résultats provisoires du troisième recensement
général de la population et de l’habitat – 2000. Nouakchott.
Mauritanie. Office national de la statistique. 1995. Étude sur la migration et urbanisation en
Mauritanie.
Miské, Ahmed. 1935. Hormas et ghafers. ARIM E2/135, dactylo.
Miské, Ahmed. 1937. “Une tribu maraboutique du Sahel : les Ahel Barikalla.” Bulletin du Comité
d’études historiques de l’AOF, t.XX 4: 482–506.
Miské, Ahmed Baba. 1999. “La culture bédouine”, conférence tenue à Nouakchott le 29 novembre,
colloque Patrimoine culturel mauritanien, dactylo.
Taylor, Raymond M. 2002. “L’émirat précolonial et l’histoire contemporaine en Mauritanie.”
Annuaire de l’Afrique du nord 1999: 53 – 69.
Webb, James L. A. 1995. Desert Frontier: Ecological and Economic Change Along The Western
Sahel 1600– 1850. Madison, London: University of Wisconsin Press.
Zempléni, Andras. 1996. “À propos de ‘La construction religieuse du territoire’.” Journal des
africanistes 66 (1): 335– 340.