Témoignages et débats III Politique : les amateurs et la société

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Témoignages et débats III Politique : les amateurs et la société
Témoignages et débats III
Politique : les amateurs et la société
Quelques questions, quelques réponses
Quels sont les enjeux politiques, culturels et sociaux de la pratique amateur en danse
contemporaine ? Qu’est-ce que le développement de ces pratiques dit / montre de notre
société ? De ce que peut-être une culture chorégraphique ?
Quel est / pourrait / devrait être, dans ce domaine, le rôle des institutions culturelles,
éducatives et scolaires ? De la recherche scientifique ? Des danseurs et chorégraphes
professionnels ? Des amateurs eux-mêmes ?
Quelles sont les tensions en jeu ? Voire les conflits ? y compris sur le plan économique,
territorial, sociétal, politique, voire philosophique ? Quelles définitions de la danse et du
contemporain ces tensions impliquent-elles ? Pour quelles perspectives ? Quel avenir ?
Dominique Brun, chorégraphe (Association 48)
Les enjeux politiques de la pratique amateur en danse contemporaine sont multiples et
difficilement dénombrables. Pour ma part, en tant que citoyenne et parce que je suis artiste
chorégraphique, j'aimerais me penser comme cet « animal politique susceptible de mettre
l’État en pièces », dont parle le philosophe François Châtelet. Parce qu'il me semble que la
danse est subversive du fait qu’elle pose les corps au centre de ses investigations, dans le
cadre nécessaire d’un aller-retour constant entre pratiques et théorisations des savoirs de nos
corps.
La première partie de la question : « qu’est-ce que ce développement [d'une danse
amateur] montre de notre société ? » m’a évoqué ceci : nous vivons dans une civilisation
technique qui valorise de très petits gestes, donnant pourtant accès à beaucoup de choses,
simplement par des petits coups (selon les termes de Walter Benjamin). On accède au monde
entier avec nos doigts, par internet, mais également aux autres avec les pouces (je pense ici
aux SMS). Nous sommes dans une société où le corps est pour ainsi dire mis de côté. Ce qui
importe aujourd'hui, c’est la rapidité de gestes de plus en plus minimaux – on tape sur internet
pour savoir ce qui se passe dans le monde – et ces gestes doivent rapidement nous apporter
beaucoup de réponses, voire – comme on voudrait le croire – toutes les réponses. Nos corps
sont de plus en plus immobiles et atrophiés devant les ordinateurs, de ce fait ils sont soumis à
de nouvelles pathologies (je pense aux maladies du dos). C'est peut-être une des raisons de cet
engouement pour les pratiques amateurs. Ces pratiques redonnent la possibilité d'un
engagement du corps et l'accès aux savoirs de son expérience.
Pour ce qui concerne la seconde partie de la question : « qu’est-ce que serait une
culture chorégraphique », je vais tenter de répondre en faisant retour sur l'expérience du
Quatuor Albrecht Knust (Anne Collod, Simon Hecquet, Christophe Wavelet et moi-même).
La question de la culture chorégraphique fut au cœur de nos projets depuis les années 94
jusqu'aux années 2000. Pour la pièce « …d’un Faune » (éclats), les quatre membres du
quatuor se sont exclus comme danseurs, pour laisser place à d’autres danseurs professionnels
mais aussi à des amateurs. Dans le programme précédent, nous avions aussi travaillés avec
des amateurs – performeurs pour la pièce de Steve Paxton appelée Satisfyin'Lover, qui, selon
Paxton, est un dispositif simple consistant « à marcher, s'asseoir ou se tenir debout ».
Satisfyin'Lover met à nu et rend lisible le plus petit dénominateur commun du mouvement
humain, la marche. L'habileté de Paxton consiste à créer une situation spectaculaire à partir de
ce geste quotidien, sans en déformer pourtant ni la source, ni l'image, par une quelconque
stylisation. Chaque individu « performeur » est une personne en train de marcher et non un
personnage qui devrait caractériser sa marche. Ces marches – dont chacune se ramène au
corps de celui qui la produit de manière irréductiblement singulière – deviennent en même
temps et dans ce contexte spectaculaire qu'est la scène, les fragments d'un tout, comme une
collection de faits individuels qui s'objective devant nos yeux. Ce qui se manifeste alors, c'est
à la fois une sorte de renoncement à toute idéalisation du corps, mais aussi une richesse
certaine des corps : depuis l'éventail de ces multiples possibilités qui s'actualisent devant
nous, la marche nous apparaît dans son abstraction, comme une disposition à la pure dépense,
dans la magnificence de sa diversité.
Il m'est arrivé récemment de travailler avec des élèves d’une grande école à Paris,
celle de Sciences Po. Au départ, j'ai été en difficulté avec ces élèves qui venaient dans mes
ateliers parce que cette prestigieuse école les leur imposait. J'y ai rencontré des étudiants qui,
pour la plupart, ne connaissaient ni Debussy, ni Stravinsky, ni Nijinski. Mais j'ai aussi
constaté que ces étudiants ne connaissaient pas non plus leur corps en tant qu'il peut les
amener à autre chose qu'à la production de gestes fonctionnels. Cela m'a alors poussée dans
mes retranchements, j'ai tenté de rendre chacun d'eux sensible à son corps comme lieu de
sensation, d'imaginaire, de dépense, mais aussi de gratuité et de qualité. En fait, je travaille
d’autant mieux qu’il me faut mettre en œuvre des stratégies susceptibles de stimuler la
curiosité des étudiants. Cela m'amena à avancer. Petit à petit, nous avons réussi à cheminer
ensemble : ces étudiants en sont venus à composer une danse en trio à partir des dessins d'une
jeune artiste, Valentine Hugo, qui croquait Nijinski lorsqu'il dansait pour les Ballets russes, au
début du XXe siècle.
Comme chorégraphe, je situe aussi ma mission, ma responsabilité, dans la notation des
pièces que j'écris et dans la production de films qui viennent les documenter. Au CND, en
plus de l’« aide à la danse en amateur », il y a l’« aide à la recherche et au patrimoine en
danse ». Dès le démarrage du projet de reconstitution de la danse de Nijinski du Sacre du
Printemps (1913), du fait de sa dimension patrimoniale et originale dans le champ de la
danse, il m'a semblé essentiel de mettre en partage les données qui lui étaient liées. Nous
l'avons fait avec le rapport Dziga (déposé au CND) qui, outre des analyses, comportaient une
compilation des sources alors rassemblées par l'équipe des chercheurs (Sophie Jacotot et Juan
Vallejos). Les projets de notation liés à cette recréation du Sacre sont allés dans le même sens.
Aux partitions réalisées par Ilse Peralta sur les premiers extraits recréés pour le film de Jan
Kounen en 2010, s'ajoutèrent les projets de notation du Sacre # 2 par Virginie Mirbeau,
Edouard Pelleray, Ilse Peralta et Maud Pizon. Par ailleurs, il s'est agi de mettre en partage les
images filmées par Ivan Chaumeille autour du Sacre # 2 qui permettent de compléter la liste
des outils disponibles pour les danseurs, chercheurs, étudiants, enseignants, élèves, etc.,
s'intéressant au Sacre du Printemps de Nijinski. Accessibles à des non spécialistes de la
notation, ces images permettent par exemple à des projets de transmission de répertoire aux
amateurs d'exister, comme celui de l'Atelier de S. L. (Sarah Stan et Muriel Martinenghi).
Pour la reconstitution du Sacre de Nijinski que nous nommons Sacre # 2, la
distribution nécessitait au minimum trente-quatre danseurs. Pour des raisons financières, nous
avons dû réduire la distribution à vingt-six danseurs. Mais en termes d'écriture, et d'après les
archives, il nous fallait tout de même au moins trente-quatre danseurs. Je n’ai pas la
prétention de retourner à une quelconque authenticité dans la reconstitution, mais certains
points historiques sont essentiels lorsqu'ils sont signalés par les documents d'archives et il me
semble important de m'y tenir. Nous avons donc employé huit amateurs pour que le projet soit
conforme aux instances esthétiques et historiques, et nous avons travaillé avec eux en les
sélectionnant dans chacune des villes où passait la tournée du Sacre. Or, les vingt-six
danseurs professionnels ont finalement trouvé que c’était difficile pour eux de changer à
chaque fois les danseurs-amateurs avec lesquels ils dansaient.
J’ai dû alors expliquer à des amateurs avec lesquels nous avions tissé des liens
privilégiés que, pour les représentations de Beaubourg (lieu prestigieux s'il en est), on allait
devoir renoncer à travailler avec eux et que j’avais choisi de suivre l’avis de l’équipe
professionnelle, qui me demandait de renoncer à leur présence. Ce fut un moment très
difficile pour moi, mais aussi pour ces amateurs, même si certains ont pu et su dire qu’ils
étaient contents de l’expérience, malgré cela. Mais certains d'entre eux se sont sentis trahis et
ce fut une situation presque dramatique pour quelques-uns. Pour ceux-là, Beaubourg était
devenu un enjeu fondamental, tout comme pour les professionnels de l’équipe, d'ailleurs. Ces
amateurs y avaient invité leurs familles et leurs amis. Leur interdire Beaubourg, c’était
comme leur tourner le dos et les trahir, mais aussi, d'une certaine façon, les désavouer vis-àvis de leurs proches. J'étais prise entre les amateurs et les professionnels, entre le désir des
amateurs et l'inquiétude qui m'était renvoyée par les professionnels. J’avais peu de
subventions et l’ensemble du travail avait été rendu possible grâce à la perspective que me
donnaient ces amateurs, qui étaient parfaitement à l’endroit où ils devaient être dans le travail.
Cependant les danseurs professionnels, eux, ne le voyaient pas de cette façon, ils
considéraient qu'ils ne pouvaient pas améliorer leur danse du fait qu'ils devaient toujours
prendre soin de celle des amateurs. C'était une charge pour eux qui les empêchait de
progresser dans leur interprétation. Je l'ai compris très tôt mais cela se vérifia de façon
cruciale à ce moment-là : la fonction de chorégraphe, ne consiste pas seulement à écrire des
danses, elle consiste aussi à gérer des conflits.
Pour conclure, je dirai qu'il me semble que les relations entre ces deux mondes, des
amateurs et des professionnels, peuvent créer quelque chose de tout à fait merveilleux, mais
peuvent aussi générer de la souffrance. C'est pour cela que je voulais témoigner de cette
expérience de la participation d'amateurs dans le Sacre, parce que les enjeux dans ces deux
mondes ne sont pas les mêmes et qu'il faut prendre soin de les comprendre (au sens de
prendre ensemble) mais aussi de savoir les différencier.
Odile Azagury, Chorégraphe / Atelier Anna Weil / Compagnie Les Clandestins
Dès l’enfance, j’ai compris que la notion de chœur de ballet ne m'inspirait pas, parce
qu'il ne mettait pas en valeur la singularité de chacune de nous et que par contre il dévoilait
tout de suite les bonnes ou mauvaise qualités techniques des danseuses. Plus tard quand nous
avons rejoint le GRCOP (Groupe de recherches chorégraphiques de l’Opéra de Paris, créé en
1981) avec Carolyn Carlson, cette idée de développer un être poétique singulier s'est avéré
essentielle au travail de transmission qu'elle nous a prodigué pendant cinq ans. En effet, le
geste dansé ne se duplique pas, il se réinvente à chaque fois. Et mon engagement artistique et
politique est venu de cette nécessité d’être quelqu’une parmi d’autres, mais singulier,
différent, et non dans une masse indescriptible. Que ce soit avec des professionnels ou des
amateurs, ou pour mon propre travail sur le plateau, je m’adresse à des individus à qui je pose
la question de l’engagement, de l’investissement, dans le corps, dans la pensée et dans la prise
de parole : je ne fais aucune différence, dans ce qui est de l’ordre du dévoilement. Quand on
est un artiste en création, on a toujours très peur, comme au bord d’un abîme, on n’est jamais
satisfait, et pour les gens qu’on a en face de soi, c’est exactement la même chose. On est
ensemble au bord de l’abime, dans cette perspective de plongée, où il faut se redresser pour ne
pas chuter. Cela nous permet de rester critiques, en état de résistance, face à une morosité, une
désimplication du champ politique, et aussi d’être en colère.
Je suis une enfant de 68, des collectifs : avec Anne-Marie Reynaud, nous sommes
allées danser partout, en compagnonnage, sur des terrains de pétanque, dans l’eau, des camps
de vacances, et aussi sur des plateaux. Ce qui me motive encore, c’est cette action militante,
aller expérimenter avec qui veut des projets d’artiste. Mon rêve était que Pina Bausch vienne
un jour danser à Lussac-les-Châteaux. C’est dommage que les grands, il faille toujours les
voir sur de grandes scènes nationales. On demande au milieu rural de venir et nous ne nous
déplaçons pas assez. Ma pièce Parlez-moi d’amour, c’est la nécessité de travailler avec des
danseurs qui ont des corps incroyables. Je fais des choix artistiques, par exemple à propos des
propositions des danseurs professionnels, mais aussi j’intègre des amateurs, parce que j’aime
les grands groupes et que je n’ai pas les moyens de me payer une compagnie de trente
danseurs, et parce que ce frottement, amoureux, entre ces danseurs amateurs, assidus tout de
même, et professionnels, nous a fait avancer sur le sens de la pièce, qui racontait un huis-clos
en temps de guerre, avec un sol en terre, où des hommes et des femmes vivaient des choses
violentes : la mort était imminente. Les amateurs constituaient le chœur grec, l’observateur
politique du théâtre, face à des images horribles comme celles de Nuit et Brouillard, où les
corps étaient portés par ceux qui étaient moins maigres que ceux qui étaient déjà morts. On a
parlé du sens, on a dansé, on a beaucoup pleuré, rigolé aussi. Et je ne peux pas faire passer
d’audition : je prends tout le monde. Il y a des révélations qui se font dans le processus, des
petits miracles, une rencontre, un amour.
On fait aussi des pièces qu’on ne tourne pas, ce qui est toujours douloureux. Mais en
tant que femme libre j’ai fait le choix de m’investir beaucoup en milieu rural, donc vraiment
beaucoup avec des amateurs. La réaction du ministère de la Culture est que je fais trop de
médiation, ce qui est un paradoxe total. Je fais de la médiation parce que c’est mon choix
artistique, et le déclassement que j’ai subi ne me paraît pas juste. Une autre remarque : j’ai eu
l’occasion de travailler en prison, à Fleury-Mérogis, quand Badinter était ministre de la
Justice. Nous étions deux, Dominique Petit et moi. Travailler dans les prisons, c’est un enjeu
politique, et nous tous qui avons une parole politique et poétique, en face de la montée du
Front National, être debout et être critique, c’est important.
Isabelle Ginot, université de Paris 8
En 2007, quand on a créé, avec Julie Nioche et d’autres, l’association A.I.M.E
(Association d’individus en mouvements engagés), on souhaitait sortir du « monde de la
danse », aller vers d’autres espaces sociaux, notamment en direction de publics « fragiles ».
Au début, on a surtout rencontré les associations de lutte contre le VIH, qui travaillent auprès
de publics touchés non seulement par le VIH mais par la grande précarité : migrants, femmes
isolées, sans-papiers, etc. Notre projet était de faire rencontrer à ces publics les pratiques de
geste qui nous rassemblaient à AIME : des pratiques de danse centrées sur l’exploration du
sentir, et des pratiques somatiques ouvertes vers un travail de l’imaginaire. Nous n’avons
jamais réfléchi en termes d’amateur, mais plutôt, de partage de savoirs. Par exemple, pour
Faire œuvre de soi, Julie Nioche s’adresse à des gens qui ont suivi nos ateliers de pratiques
somatiques, qui ne se situent pas comme amateurs de danse, et n’ont a priori pas de pratique
de danse. Elle leur propose de créer un solo à partir de leur imaginaire sensoriel, de leur
expérience de pratiques du mouvement. Elle intervient seulement comme caméraman, soutien
technique, monteuse, elle se met à leur disposition. Elle a ainsi réalisé plusieurs très beaux
films, créés, rêvés et réalisés par ces auteurs d’une fois, qui inventent à partir de leur pratique
somatique, quelque chose comme leur œuvre à eux, leur œuvre d’eux-mêmes.
Une des grandes difficultés pour de tels projets, c’est l’absence de continuité des
financements et des partenariats institutionnels. Ils demandent un travail dans la durée, tant
pour les intervenants que pour les participants. L’absence de continuité nous épuise, et aussi
de devoir justifier de l’usage des crédits, les tutelles de différents financements (culture d’un
côté, travail social et médico-social de l’autre) nous demandant toujours de « prouver » que
les projets se situent bien soit dans la culture, soit dans l’accompagnement des publics
fragiles. Les tutelles ne cessent de revendiquer la transversalité, tout en imposant sans cesse
des catégories pré-établies dans lesquelles il faut faire rentrer les projets. Faire œuvre de soi
n’aurait pas eu lieu si AIME. n’avait pas lutté pour dépasser les contraintes institutionnelles,
qui assignaient chacun, intervenants de l’association et publics, à un territoire dont ils ne
pouvaient pas sortir. Les quatre personnes qui ont participé à ce projet n’ont jamais été
amateurs, mais auteurs. Il y a derrière le terme amateurs toute une diversité et une complexité
de notions à débattre, mais aussi tout un poids territorialisant de l’institution, des
financements et des tutelles ; c’est parfois très dynamique, mais souvent paralysant, comme si
l’institution prédéfinissait ce que doit être un amateur ou professionnel, alors que les projets
ne s’encombrent pas de ces questions, et « tombent » souvent entre diverses catégories.
Il y a aujourd’hui beaucoup de pratiques d’artistes qui n’hésitent pas à poser ces
questions, et à refuser, par exemple, la hiérarchie que font les institutions entre « vraie
création » et « sensibilisation » ; ils ne pensent pas nécessairement non plus en termes
d’amateurs et professionnels. Les pratiques sont infiniment plus riches que ce disent les
textes, qui sont datés et qui, cherchant à prévenir des dérives, bornent les projets, alors
qu’aujourd’hui on aurait besoin de se « dé-borner » vers ailleurs.
Ce sont ces mêmes enjeux de décloisonnement qui m’importent en tant que
chercheuse. Je me suis engagée dans la création de A.I.M.E. parce que je ne conçois pas le
rôle du chercheur comme à l’écart de l’action ; je ne crois pas que nous soyons là pour définir
ce que font, pensent, comprennent, certains groupes sociaux (artistes, migrants, etc.), et pire
encore, pour parler à leur place, à partir de recherches conduites dans une citadelle
universitaire, à l’abri des contacts.
Les gens rassemblés ici, dans cette table ronde et ce festival, prouvent à quel point la
recherche se fait en dehors des lieux qui lui sont réservés, elle est conduite autant par les
artistes, les acteurs sociaux, que par les chercheurs, et les projets présentés font bouger ces
cloisonnements. Le chercheur a une responsabilité politique. Quand on a une relative agilité
conceptuelle, une capacité à mettre en rapport des notions, et surtout une stabilité économique
dont beaucoup ne bénéficient pas, il est de notre devoir, il me semble, d’assurer une certaine
vigilance politique, qui doit être redoublée d’une autre vigilance : ne pas parler à la place des
autres. On a beaucoup à apprendre notamment de ceux à la place desquels on a la prétention
de parler.
Un des choix scientifiques les plus forts que j’estime avoir accomplis, c’est d’aller
travailler avec des personnes migrantes, précaires, touchées par la maladie chronique,
notamment pour leur proposer une pratique de la méthode Feldenkrais. Ce n’est pas
seulement une façon d’être sur le terrain : ces expériences ont totalement bouleversé
beaucoup de mes concepts, idées, principes, représentations. Par exemple, j’ai été sidérée de
voir quelle était leur expertise en matière d’expériences corporelles. J’ai rencontré des
intelligences de l’usage de soi qu’on ne m’avait pas apprises dans ma formation Feldenkrais
et qui m’ont amenée à repenser bien des aspects de cette pratique.
Laurent Barré, CND, Responsable du secteur Recherche et répertoires chorégraphiques
/ dispositifs amateurs et patrimoine
En ce qui concerne le dispositif Danse en amateur et répertoire, inventé il y a
maintenant près de dix ans, ce que je peux vous communiquer, ce sont quelques éléments qui
pourraient concourir, au regard des analyses présentées dans cet ouvrage, à dessiner le
« profil » de ces danseurs/danseuses amateurs qui répondent à l’appel, et peut-être même, plus
généralement, la figure de l’amateur.
Je commencerai par rappeler les critères d’éligibilité fixés par le ministère de la
Culture, conjointement par le bureau de l’Éducation artistique et des Pratiques amateurs et
l’Inspection à la délégation à la danse – croisement de deux expertises qui continuent de
veiller à son développement. Il s’agit, pour le Centre national de la danse, d’aider, en la
finançant directement, une certaine pratique de la danse en amateur, et de suggérer, susciter et
permettre la découverte, par la pratique, d’une œuvre chorégraphique ou d’une danse ne
relevant pas d’une pratique scénique, que le groupe va apprendre en construisant une
collaboration avec un artiste chorégraphique et des professionnels de la danse et/ou de la
culture en général. La personne en charge de la coordination artistique et « l’intervenant(e) »
artistique ont en effet pour tâche d’articuler l’apprentissage de l’extrait choisi ou de la danse à
la découverte d’éléments de culture chorégraphique partant de l’œuvre même : ce qui la
constitue, les intentions artistiques de son auteur(e) et la place de l’œuvre dans son parcours,
sa contextualisation historique et esthétique, etc. Autrement dit, reliant la pratique de la danse
à son histoire en tant qu’art, la transmission s’opère à partir d’une conscience aiguisée de
l’œuvre, du langage chorégraphique, de l’histoire de sa transmission.
L’appel est adressé annuellement aux réseaux directement ou potentiellement relais de
la pratique amateur. Les choix sont faits et motivés par les groupes eux-mêmes : le CND
n’est, en aucun cas, prescripteur des danses qu’il faudrait remonter pour tel ou tel motif
esthétique. Le groupe doit être composé d’au moins cinq danseurs travaillant ensemble depuis
au moins deux ans : suivant ce critère important de continuité et d’assiduité, le dispositif ne
concerne pas les groupes de danseurs constitués pour l’occasion. La notion de répertoire
implique que le choix porte sur une œuvre qui a au moins cinq années d’existence (et une
réalité scénique et critique) ou une danse qui va leur permettre de rencontrer de grands
collecteurs. Uniquement constitué d’amateurs, sans intégrer son coordinateur habituel, le
groupe peut émaner de toute association de pratique en amateur, cercle de danses
traditionnelles, établissement socio-culturel, service universitaire, compagnie d’adultes ou
d’enfants, établissement spécialisé, école associative. Il peut s’agir aussi de conservatoires, à
la condition que le groupe soit en partie constitué d’élèves hors-cursus, puisque la
transmission du répertoire est l’une de leurs missions. Le groupe doit avoir fait quelques
expériences chorégraphiques, disposer d’un lieu adapté et assuré. L’apprentissage concerne
quelquefois l’intégralité d’une chorégraphie mais le plus souvent un extrait de quinze
minutes. Le projet se déploie sur l’année scolaire et voit son aboutissement à l’occasion d’une
présentation publique lors d’une rencontre nationale sur une grande scène.
Depuis 2006, le programme a permis le remontage de 130 extraits de pièces de 99
chorégraphes (39 femmes), couvrant trois cents ans d’une histoire de la danse essentiellement
occidentale, et la mise en scène de neuf corpus de danses traditionnelles (des danses bretonnes
et du Dauphinois-Vivarois, des danses tsiganes, de danses de Java, d’Égypte, etc.). En soi, ces
premiers éléments sont instructifs pour un établissement public principalement axé sur la
formation du danseur professionnel, qui pose les termes d’une réflexion nationale sur la
culture chorégraphique. Retenons simplement ici cette idée : Danse en amateur et répertoire
constitue une modalité singulière de la circulation de cette culture, par la pratique. Nous
observons d’ailleurs, depuis cinq ans (date de son transfert du ministère au CND), une nette
progression de l’investissement des chorégraphes eux-mêmes, accompagnés ou non : en 2015,
70% des projets qui seront présentés à La Villette auront été « remontés » par eux-mêmes.
C’est bien le socle de ce programme : premièrement, la possibilité d’une rencontre effective
avec l’artiste chorégraphique, c’est-à-dire l’auteur, producteur, dépositaire, passeur et
médiateur d’un savoir et d’un savoir faire spécifique. C’est dire aussi que ce geste de
transmission interroge profondément et en acte, ce que passer une danse met en jeu …
Au regard des pratiques amateurs dont on parle ici, encore un mot sur ces critères qui
paraissent définir une pratique consistante de la danse, pour souligner leur plasticité, leur
souplesse : ils se laissent travailler par la diversité de l’organisation et des contextes (situation
géographique, proximité/éloignement des structures culturelles relais, modèle responsable
artistique/danseurs, ou professeur(e)/élèves, etc.). Il faut aussi prendre en considération cette
dimension essentielle qu’est la satisfaction sensorielle et esthétique que procure une pratique
de loisir collective, la notion fondamentale de plaisir…
La première question à laquelle doit répondre tout groupe qui postule consiste à
motiver son choix. Quelle danse ? Qu’est-ce qu’une œuvre nous fait ? « Comment nous saisitelle et où nous conduit-elle ? Comment nous travaille-t-elle ? »1 Aussi bien du point de vue de
l’intervenant et du responsable artistiques : qu’est-ce qu’on transmet ? Qu’est-ce que l’œuvre
chorégraphique ? Qu’est-ce qui lui confère son caractère « identifiable » ? Que faut-il
préserver ? Etc. Ce choix, on observe qu’il se focalise sur les années 1980-1990, et se
concentre même déjà un peu plus, cette année, sur les années 2000-2010, mais aussi sur celles
de la grande modernité (Nijinski, Duncan, Humphrey, et, fin des années 1920, Laban). Il est
pourtant divers : baroque (Massé, Massin, Bayle/Féry), classique – néoclassique alterclassique (Taglioni, Bournonville, Justamant, Petipa, Fokine, Balanchine, Lifar,
Pietragalla), jazz (Mattox, Barbaste, Carlès, Porras), black (Helen Tamiris), contemporain
africain (Acogny), hip-hop (Merzouki, Égéa), hip-hop et contemporain (Lagraa), moderne,
postmoderne (Forti, Brown), et, par dessus tout, contemporain (60 chorégraphes). Et
s’agissant de ce choix majoritaire, les chorégraphes Dominique Bagouet et Jean-Claude
Gallotta sont les auteurs plébiscités (six et cinq chorégraphies, Ulysse présenté trois fois …).
Il faudrait prendre le temps d’analyser, du point de vue tant pédagogique que poïétique, ce
que chacune de ces pièces met spécifiquement en jeu … De même, nous observons depuis
trois ans (serait-ce un effet de culture ? des réseaux de promotion du dispositif ?) l’ascendant
que prend le « répertoire » sur les corpus de danses. L’année 2014 a cependant connu un cru
exceptionnel avec onze nouveaux (noms de) chorégraphes et un premier projet de danse butô
(un extrait du Sacre du printemps de Carlotta Ikeda et Ko Murobushi). À cela s’ajoute le fait
1
Ces formulations sont empruntées, de mémoire, à Julie Perrin (voir Figures de l’attention. Cinq essais sur la spatialité en
danse, éd. Les presses du réel, 2012).
que chaque année deux des quinze extraits chorégraphiques remontés le sont via la partition,
ce qui permet un accès remarquable à des pans plus historiques du répertoire, comme, par
exemple, Der Titan (1927) de Rudolf Laban, Soaring (1920) ou Passacaille et Fugue en do
mineur (1938) de Doris Humphrey, Kiss me Kate (1948), comédie musicale de Hanya Holm,
Negro Spirituals (1932) d’Helen Tamiris, ou Les Caractères de la danse (1715), remontés
d’après des sources baroques.
De 2006 à 2014, sur 180 groupes de danseurs provenant de tout le territoire national
(dont les DOM/TOM), 148 ont bénéficié de cette subvention, certains en ayant bénéficié trois
voire quatre fois, avec un renouvellement annuel supérieur à 50 % (et 71 % de « primobénéficiaires » en 2010, 67 % en 2012, 51 % en 2013, 89 % en 2014). Nous pouvons préciser
que ces danseurs sont âgés de 7 à 72 ans et que leurs groupes sont composés de 5 (c’est la
base) à 24 danseurs. Enfin s’il y avait 3 groupes transgénérationnels sur 14 en 2010, il y en
avait 9 sur 15 en 2011, 12 sur 15 en 2012, 5 sur 14 en 2013, 7 sur 18 en 2014. Qu’ils
viennent de 7 à 12 régions par an – Île-de-France et Provence-Alpes-Côte d’Azur en tête
(jusqu’à 6 groupes postulant par année), puis Rhône-Alpes. Qu’ils sont lycéens, étudiants (en
économie, kinésithérapie, physique, psychologie, géologie, études cinématographiques,
histoire de l’art…), et graphistes, infirmières, orthoptistes, psychomotriciennes, professeures
des écoles, contrôleurs des finances publiques, retraités, psychologues, assistantes
pédagogiques, professeurs d’EPS, sans emploi, ingénieurs, muséographes, maîtres de
conférences, traductrices, techniciens dentaires, secrétaires de direction, gouvernantes,
informaticiennes, orthophonistes, ingénieurs en bâtiment, fasciathérapeutes, urbanistes,
bibliothécaires, médecins, auxiliaires puéricultrices, journalistes, pharmaciennes, paysagistes,
hydrologues, conseillères conjugales, coiffeurs, nutritionnistes, gériatres, agents immobiliers,
techniciennes de gestion des déchets, agriculteurs, professeurs de yoga, costumières,
ostéopathes, pépiniéristes, sages-femmes, archéologues, chevrières, conteuses…
Autre critère déterminant : telle qu’elle est conçue aujourd’hui pour pouvoir présenter
quinze groupes (en moyenne) le temps d’un week-end, la rencontre nationale organise un
régime spécifique de visibilité et d’attention à ces travaux – quinze minutes, dans une
scénographie minimale, selon un plan de feux soigné mais ajusté au timing technique… Ces
conditions, pour contraignantes qu’elles soient, tendent à focaliser l’intérêt sur l’écriture. Une
bonne part des chorégraphes choisis sont ou ont été particulièrement investis dans la
recherche d’une « écriture », de Jean-Claude Gallotta et Dominique Bagouet à Paco Decina,
de Béatrice Massin à Alban Richard, de Trisha Brown à Daniel Larrieu. Mais l’intérêt se
déplace progressivement vers une pratique de la composition instantanée ou de
l’improvisation, où les danseurs peuvent expérimenter une certaine égalité de statut face à
l’acte créateur (avec Gilles Jobin, Lisa Nelson, Fabrice Ramalingom).
Si faire l’expérience d’une œuvre chorégraphique ou enrichir sa pratique de la danse
en rencontrant un collecteur avisé peut impliquer un déplacement, un renouvellement, une
réinvention de sa propre manière d’aborder la pratique, il me semble que nous devrions
pouvoir envisager également – j’allais dire inversement – la transmission du répertoire et des
danses comme une des modalités du devenir critique de ces œuvres et de ces danses : toute
œuvre tire son existence de l’écheveau de mémoires, de sens et de kinesthésies vécues et
formulées, ainsi que de l’éventail hétérogène des regards dont ces danses font l’objet. C’est
une possibilité de l’œuvre, qui met en jeu une responsabilité débordant le spectacle, une autre
modalité de la relation esthétique. C’est aussi l’une des possibilités les plus stimulantes que
suscite ce dispositif, qui voit remonter des extraits d’œuvres rares, et même autrement
invisibles sur les scènes françaises. C’est ainsi qu’on a pu revoir une des parties de Trois
Boléros et d’Insurrection, pièces capitales d’Odile Duboc qu’on ne verra plus dansées
autrement que par des danseurs amateurs. En s’inscrivant dans une séquence historique où,
d’une part, les artistes eux-mêmes reconnaissent de manière plus évidente l’importance de la
notation, et où, d’autre part, la notion même d’œuvre chorégraphique peut être sereinement
questionnée, Danse en amateur et répertoire pourrait même constituer, à moyen terme, un
terrain pertinent pour la fluctuation identitaire de l’œuvre chorégraphique à notre époque…
Ce dispositif engage à (re)considérer la manière dont peuvent se conjuguer esthétique
et sociologie, et à déconstruire quelques idées reçues encore bien ancrées – à commencer par
la fameuse séparation entre pratique et fréquentation des œuvres, ou celle consistant à
enfermer la pratique amateur dans la seule culture technique d’un moment spectaculaire. Si
comme pour le théâtre et la musique, le rapport au répertoire n’est pas encore considéré
comme évident, Danse en amateur et répertoire concourt, doit concourir à mieux faire
connaître la richesse culturelle de cet amateurisme qui effrite la méfiance d’une tradition et
d’une culture professionnelle de l’art envers toutes les autres formes d’appropriation des
gestes constitutifs de notre culture. Il nous rappelle que les pratiques artistiques amateures
sont toujours en même temps autre chose : des apprentissages, des divertissements, des
utopies – une pratique des gestes qui est aussi l’affirmation d’un certain être ensemble, d’une
certaine présence aux autres. La danse est incontestablement un terrain fécond pour
penser quelles fondations pour que cette invention d’un partage (du) sensible soit possible.