L`amant d`une nuit - Une surprise pour le Dr Brennan

Transcription

L`amant d`une nuit - Une surprise pour le Dr Brennan
1.
— « Northbridge 30 km ».
Claire Talbot venait de lire à haute voix le panneau de
signalisation sous lequel elle était passée au volant de sa
voiture. Hélas, le son de sa propre voix ne réussit pas à apaiser
l’inquiétude qui l’étreignait un peu plus au fur et à mesure
qu’elle se rapprochait de sa destination.
Northbridge, trente petits kilomètres… Elle avait tant de
souvenirs là-bas !
C’est dans cette petite ville du Montana qu’elle s’était
installée à l’âge de quinze ans, quand son père y avait acheté
un ranch pour y créer une école destinée aux adolescents
difficiles. Toutes ses années d’adolescence s’étaient déroulées
dans ce cadre paisible, jusqu’à ce qu’elle épouse Rob, son
amoureux du lycée, et parte vivre à Denver.
Et voilà qu’au mois de juin dernier, la soirée donnée en
l’honneur du dixième anniversaire de sa promotion de lycée
l’avait ramenée à Northbridge, et pour la seconde fois de son
existence un homme y avait bouleversé sa vie.
Inspirer profondément et expirer calmement. Inspirer
profondément et expirer calmement…
Elle répéta plusieurs fois l’exercice que son médecin lui
avait conseillé la semaine précédente, quand elle avait eu
ce malaise dans son cabinet. Ce qui lui apporta un certain
soulagement.
Elle se sentait un peu mieux. Un tout petit peu seulement.
Parce que, de toute façon, elle continuait de se rapprocher de
Northbridge, de l’établissement que son père y avait fondé,
et de son nouveau propriétaire : Ben Walker.
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La seule mention de ce nom la contraignit à reprendre
son exercice respiratoire.
Ben Walker. Le pire voyou de Northbridge… Tout au
moins, c’était le titre dont il était paré quand il était adolescent.
Au point que, lorsqu’elle était arrivée dans la région, le
fameux Ben Walker avait déjà été envoyé dans une maison
de redressement au fin fond de l’Arizona. Et bien que Cassie,
la sœur jumelle de Ben, ait été sa meilleure amie, elle n’avait
aperçu ce dernier qu’à la fin de ses années de lycée, quand
il avait obtenu l’autorisation de venir assister à la remise de
diplôme de sa sœur. A ce moment-là, elle sortait régulièrement avec Rob et avait à peine remarqué la présence du
frère de son amie.
Hélas ! Tout avait changé en juin dernier.
— Quelle réunion stupide ! maugréa-t‑elle en jetant un
coup d’œil dans son rétroviseur.
Pourtant, elle le reconnaissait honnêtement, il aurait fallu
une bonne dose de mauvaise foi pour considérer que ce qui
s’était passé était dû à cette réunion. Non, c’est Rob qu’il
fallait accuser. Rob Cabot, son ex-mari.
Elle-même n’avait rien à se reprocher, loin de là, puisqu’elle
avait pris la précaution de demander à ce dernier s’il avait
l’intention d’assister à cette soirée. Elle l’avait fait par e-mail,
bien entendu, car depuis leur divorce elle ne voulait plus
avoir affaire à lui, même pas par téléphone. Elle avait pris
soin d
­ ’utiliser une formule courtoise, n’avait absolument
pas cherché à le provoquer et ne lui avait même pas laissé
entendre que, s’il s’y rendait, elle s’abstiendrait de le faire.
Non, elle s’était contentée de lui poser une question simple
qui appelait une réponse simple. Simple et honnête.
C’est d’ailleurs bien ainsi qu’elle avait compris le mail
reçu en retour, dans lequel Rob déclarait qu’il n’avait pas la
moindre intention de participer à ce pseudo-événement. Lui
et sa nouvelle épouse — celle à qui il avait passé la bague
au doigt le lendemain de leur divorce — avaient des choses
bien plus intéressantes à faire tous les deux…
Elle en avait donc déduit que la voie était libre et qu’elle
pouvait aller retrouver ses camarades de lycée en toute
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tranquillité. Elle ne verrait pas Rob, et surtout elle n’aurait
pas à rencontrer sa nouvelle compagne. Pas de malaise en
perspective, pas de risque de réveiller la souffrance qu’elle
avait traînée avec elle au cours des onze mois précédents.
Elle pouvait se rendre à Northbridge sans arrière-pensée
pour s’amuser de bon cœur, point final. C’était tout ce qu’elle
désirait.
Et pourtant, elle aurait dû se méfier. Elle aurait dû se
souvenir que Rob ne laissait personne — et surtout pas
elle — interférer avec sa vie. Car, bien entendu, quelle avait
été la première personne qu’elle avait rencontrée en arrivant
dans le gymnase où se tenait la fête ?
Rob. Rob et sa nouvelle épouse. Enceinte.
Et comme si cette découverte n’avait pas versé suffisamment de sel sur ses blessures encore ouvertes, il avait posé
la main sur le ventre de sa femme en déclarant avec un petit
sourire suffisant :
— Au moins, maintenant, nous savons que le problème
ne venait pas de moi !
Elle avait senti le sol se dérober sous ses pieds.
— Félicitations, avait-elle bredouillé d’une voix étranglée.
Elle avait vécu là l’un des pires moments de son existence,
s’en souvenir la meurtrissait encore au plus profond d’ellemême. Aussitôt après, elle s’était précipitée dans les toilettes
pour y sangloter tout à son aise.
C’est là que son amie Cassie l’avait découverte. Entre
deux sanglots, elle lui avait expliqué la situation et la cruelle
humiliation qu’elle venait de subir. Malheureuse pour elle,
Cassie avait passé presque une heure à la consoler. Lorsque
enfin elle avait réussi à redevenir à peu près présentable et
avait manifesté son intention de rentrer chez elle, Cassie
n’avait pas voulu l’entendre de cette oreille.
— Pas question ! Maintenant que tu as fait l’effort de
venir jusqu’ici, je ne te laisserai pas rentrer à Denver sans
que nous ayons eu le temps de bavarder toutes les deux. Tu
vas voir, tout ira bien. Je vais passer la soirée avec toi et je
te jure de tenir Rob à distance.
Au bout de plusieurs minutes de plaidoirie de ce genre de
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la part de Cassie, elle avait consenti à rester. A condition de
boire d’abord un double whisky. Et même deux.
Son amie avait fait tout son possible pour tenir parole,
mais elle avait des responsabilités à assumer en tant que
présidente de la réunion, et elle avait dû assez vite chercher
quelqu’un pour prendre le relais.
Ce quelqu’un fut Ben, son frère jumeau, l’ancien mauvais
garçon de Northbridge, à qui elle attribua finalement d’autorité
le rôle de tampon entre Rob et elle.
Ben était extrêmement séduisant.
Claire avait hésité à le reconnaître en l’apercevant un
peu plus tôt au moment où elle se garait sur le parking du
lycée. Dans le doute, elle avait estimé plus sage de garder
ses distances. Mais puisque le sort avait décidé ainsi, elle
n’était pas fâchée que Rob la voie au bras du plus bel homme
de la soirée ! Comme Ben n’avait par ailleurs que peu de
souvenirs en commun avec les invités qui se trouvaient là,
il avait rempli sa mission avec une conscience remarquable
et ne l’avait pas lâchée d’une semelle à partir du moment où
elle lui avait été confiée.
Quand elle évoquait maintenant ce qui s’était passé entre
eux, elle se disait que Ben, informé par Cassie de sa situation
délicate, avait tout simplement eu pitié d’elle. Mais ce n’est
pas du tout ce qu’elle avait ressenti sur le coup. Son chaperon
s’était montré désarmant de charme et de gentillesse, plein
d’esprit, tant et si bien que ses remarques sur les uns et les
autres avaient fini par la faire rire aux éclats. Il avait tout
de suite réussi à la mettre à l’aise, lui avait rendu le goût de
s’amuser et avait restauré comme par magie sa confiance en
elle. Bref, grâce à lui, elle s’était si bien sentie au-dessus du
coup bas infligé par son ex-mari qu’elle avait complètement
oublié que ce dernier se trouvait avec sa femme dans la
même salle qu’elle.
Parfait dans son rôle de chevalier servant, Ben n’avait donc
cessé d’être à ses petits soins, ce qui, entre autres attentions,
s’était traduit par une série de margaritas bien tassées. Bref,
côté boisson, ils n’avaient été raisonnables ni l’un ni l’autre…
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Ce qui expliquait sans doute en partie qu’ils aient fini la nuit
ensemble. Dans le même lit.
— « Northbridge 10 km », lut-elle de nouveau à voix haute.
Cette fois encore, elle s’efforça de respirer avec calme
et méthode.
Comme elle aurait aimé réécrire l’histoire ! Elle ne
serait pas dans cette situation si Cassie avait montré moins
de persuasion pour la retenir. Ou si elle-même, comme dix
ans auparavant, avait continué à ignorer l’existence de Ben.
Hélas, désormais, cette époque était révolue. Ben Walker
existait, elle ne le savait que trop !
Ben Walker et ses yeux gris bleu. Ben Walker et cet
adorable sourire qui retroussait le coin de sa lèvre, laissant
filtrer un peu de l’ancienne malice, bien présente sous son
apparence rangée…
A vrai dire, c’est à peu près tout ce dont elle se souvenait
à son sujet. A part son apparence physique et les propos
détendus qu’ils avaient échangés en début de soirée, elle aurait
été bien en mal d’ajouter grand-chose de plus à ce rapide
inventaire. En particulier, elle ne se rappelait absolument
pas comment ils s’étaient retrouvés ensemble dans le petit
hôtel où elle avait retenu une chambre. Quant au restant de
la nuit, il ne lui en restait qu’un souvenir confus et lointain,
quel que soit le mal qu’elle se donnait pour le préciser.
Mais le matin qui avait suivi, par contre, de cela elle se
souvenait parfaitement. Avec quel sentiment de honte elle
s’était réveillée à côté d’un homme qu’elle connaissait à peine !
Son humiliation avait été telle qu’elle s’était dépêchée
de filer à l’anglaise pendant qu’il dormait encore, sans lui
laisser ne serait-ce qu’un mot griffonné sur un bout de papier.
Comme si cette fuite devait lui permettre d’effacer ce qui
s’était passé entre eux. Dans le plus grand silence, elle avait
rassemblé ses affaires à la hâte, jeté sa valise à l’arrière de sa
voiture, et était rentrée chez elle en espérant ne plus jamais
avoir affaire à Ben Walker.
Après tout, elle aurait vite fait d’oublier ce voyage à
Northbridge, cette soirée fatidique, et même cette nuit de folie.
Oui, voilà qui aurait été parfait, si…
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Si un mois plus tard l’agence immobilière chargée de
vendre l’école de son père ne l’avait contactée pour lui
annoncer qu’elle avait trouvé un acheteur. Un acheteur du
nom de Ben Walker.
Tout d’abord, elle s’était dit qu’il lui suffirait de donner une
procuration pour effectuer la transaction sans se déplacer.
Le tour serait joué, elle n’aurait pas à revoir cet homme.
Hélas, cette solution ne tenait pas la route : étant donné
que son père, décédé, n’était plus là pour guider le nouveau
propriétaire dans le dédale des nombreuses démarches administratives, elle s’était engagée à s’en occuper elle-même au
moment de la mise en vente. Elle avait fait cette promesse
avant qu’aucun acheteur ne se soit présenté, et bien sûr sans
imaginer une seconde que Ben Walker serait la personne
en question. Or ce dernier avait bien précisé à l’agence qu’il
tenait particulièrement à cette clause. Il comptait sur son
aide pour prendre connaissance des différents dossiers et
se mettre en relation avec les services sociaux qui devaient
collaborer avec lui par la suite.
Voilà pourquoi elle était une fois de plus en route pour
Northbridge, morte de honte à l’idée des conséquences de
son insouciance. Non seulement elle avait bu quelques verres
de trop et passé la nuit avec un étranger, mais en plus cet
étranger était le frère de sa meilleure amie… et elle l’avait
plaqué le matin suivant sans un mot !
« Bienvenue à Northbridge », annonça le panneau placé
en bordure de la petite route de campagne où elle venait de
s’engager. Quelle ironie !
Elle avait encore à peu près cinq kilomètres à faire dans
la lumière du soir entre les champs de maïs dont les hautes
tiges s’élevaient comme une muraille de part et d’autre de la
route. Ensuite, elle arriverait au luxuriant bosquet de chênes
qui marquait l’entrée de la ville. Et puis, tout de suite, ce
serait la grand-rue de Northbridge.
Elle arrêta son véhicule à la station-service qui se trouvait au
début de la rue. Non pas parce qu’elle avait besoin de prendre
de l’essence, mais pour se recomposer une contenance. Elle
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fila vers les toilettes, et là, appuyée contre le lavabo, les yeux
clos, elle s’efforça une fois de plus de contrôler sa respiration.
Oui, elle était de retour à Northbridge comme elle l’avait
toujours souhaité au fond d’elle, mais rien ne se passait
comme prévu. Absolument rien.
Pour commencer, son père ne devrait pas être mort. Il aurait
dû vivre encore longtemps, et présenter lui-même l’école à
son successeur. Quant à elle, elle aurait dû être mariée, mère
de famille, de retour dans sa ville pour y élever ses enfants
et permettre à son père de jouer le rôle de patriarche dont
il avait toujours rêvé. En toute bonne logique, elle aurait dû
finir ses jours à Northbridge. Avec Rob, évidemment. Mais
rien ne s’était déroulé selon ce plan bien tracé.
Heureusement, les chamboulements qui avaient affecté son
existence l’année précédente lui avaient au moins appris qu’il
faut faire face aux événements, aussi déboussolants soient-ils.
— Alors, ma vieille, relève la tête et continue ! murmurat‑elle à mi-voix en se regardant dans la glace.
Oui, d’accord, mais c’était plus vite dit que fait !
Néanmoins, elle se redressa et constata avec approbation
la propreté méticuleuse qui régnait dans la petite pièce. Il
n’y avait pas beaucoup de stations-service où la propriétaire
venait elle-même disposer dans les sanitaires un bouquet de
fleurs de sa composition et mettre à la disposition des clientes
un savon en forme de cœur parfumé à la fraise ! C’est ce
genre de détails qui faisait de Northbridge une ville à nulle
autre pareille.
Elle inspecta son reflet dans la glace. La route avait été
longue depuis Denver. Elle avait conduit toute la journée pour
traverser le Wyoming, et la fatigue marquait son visage. Il
était grand temps de se refaire une beauté. Ne serait-ce que
pour se donner un peu de courage.
Elle ouvrit son sac et en sortit une petite trousse à maquillage. L’image renvoyée par le miroir la surprenait encore un
peu, car elle venait tout juste de se faire couper les cheveux,
qu’elle portait longs depuis toujours. Même sa frange avait
été sacrifiée ! Elle avait été prise d’une envie irrésistible
de changer de look. Maintenant, on apercevait mieux son
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front et ses pommettes hautes. Elle aimait bien. Certes,
elle ne ferait jamais la couverture des magazines, mais son
apparence ne manquait pas de caractère, et elle était dotée
d’un teint clair et lumineux. A l’aide d’un petit pinceau, elle
se passa un peu de blush sur les joues et se trouva tout de
suite meilleure mine. Elle aurait voulu avoir des cils plus
longs, aussi ne lésinait-elle pas sur le mascara afin de les
faire paraître plus épais et plus recourbés.
De nouveau, elle se demanda s’il avait été bien raisonnable
de passer à une coupe aussi courte. « C’est bien plus à la
mode que ce que vous portez », lui avait assuré la styliste.
C’est vrai que ce casque de boucles légères lui donnait une
allure sportive… En fait, sans se l’avouer vraiment, elle était
en train de se demander ce que Ben Walker penserait de sa
nouvelle coiffure !
Dès qu’elle en prit conscience, elle se dépêcha de chasser
cette pensée de son esprit.
Rob détestait les cheveux courts. Il lui aurait sûrement
fait une scène en la voyant avec cette coupe, et c’est sans
doute cette idée qui l’avait incitée à opter pour le coup de
ciseau décisif. D’ailleurs, une fois la séance chez le coiffeur
terminée, elle avait ressenti une sorte de libération. C’était
la première fois depuis longtemps qu’elle modifiait son
apparence sans tenir compte de l’avis de personne ! Alors,
pas question de s’inquiéter de ce que pouvait penser un autre
homme de sa décision.
« Sportive, adorable et à la pointe de la mode ! »
C’étaient les mots utilisés par le coiffeur. Voilà qui lui
donnait du courage et prouvait que, désormais, elle n’avait
plus besoin de demander l’autorisation de quoi que ce soit
à qui que ce soit. Ouf ! Elle était une femme libérée, une
femme forte. La preuve, c’est qu’elle avait affronté sans flancher les dernières péripéties de son existence. Alors, quelle
importance si tout ne se passait pas exactement comme elle
l’aurait souhaité ? Aucune. Désormais, elle se sentait capable
de relever n’importe quel défi.
Tout au moins, c’est ce qu’elle espérait.
Sa certitude se fit un peu moins forte lorsque, comme cela
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lui arrivait de temps à autre depuis quelques semaines, un
brusque haut-le-cœur lui souleva l’estomac. Ce malaise lui
rappela que le changement qui l’attendait cette fois ressemblait plus à un saut dans le vide qu’à une simple pirouette.
Mais bon, maintenant qu’elle s’était rafraîchie, la confiance
lui revenait peu à peu. Tout irait bien, elle en était persuadée.
Même si elle était revenue pour vendre l’école de son père.
Même si elle était divorcée. Même si, en couchant avec Ben
au mois de juin et en se retrouvant enceinte, elle avait commis
la plus grosse bêtise de sa vie.
L’école de son père se trouvait à l’ouest de la ville. Après
avoir quitté la route et pris l’allée qui y conduisait, Claire
arrêta sa voiture pour contempler un moment ce lieu que
son père avait tant aimé.
La maison principale, une grande construction de bois,
s’élevait sur trois niveaux. Elle était peinte en jaune, avec le
tour des fenêtres souligné de blanc. Entourée par un bosquet
d’ormes qui paraissait la protéger, elle était située un peu à
l’écart de la route et dissimulait la grange construite à l’arrière
ainsi que le poulailler et les écuries. Ces diverses installations
faisaient de l’école un ranch à part entière. Le cottage destiné
au propriétaire se trouvait également en retrait, à l’abri des
regards. C’est là, dans cette petite maison, qu’elle avait vécu
avec son père ses années d’adolescence. De part et d’autre
du chemin, des barrières blanches retenaient les animaux
dans les pâtures. Sur la droite, des poulains gambadaient à
côté de leur mère. Sur la gauche, des vaches laitières paissaient calmement. Un peu plus loin, le visiteur débouchait
sur un espace gazonné bordé de banquettes fleuries que l’on
apercevait depuis son ancienne maison.
A moins de s’approcher suffisamment pour lire la petite
plaque de cuivre apposée sur le portail, le visiteur non
informé de la nature du lieu ne se serait jamais douté qu’il
se trouvait devant un centre de rééducation pour garçons.
Il aurait tout simplement pensé se trouver dans la propriété
bien entretenue d’un fermier aisé. C’était exactement ce que
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désirait son père. Malgré la destination de son établissement,
il avait toujours voulu privilégier le côté familial, accueillant,
de manière à ce que les adolescents qui lui étaient confiés
puissent en être fiers.
Et parce que cet idéal n’était pas facile à honorer avec les
enfants difficiles dont il avait la charge, sa boîte à outils était
toujours prête à prendre du service — avec l’aide de celui
qui avait commis le dégât.
Elle n’était jamais revenue ici depuis la mort inopinée
de son père, terrassé par une crise cardiaque. Quelques
semaines plus tôt, elle avait prévu d’y faire un saut pour avoir
un aperçu de la propriété, mais avec son départ précipité de
Northbridge — qui n’était en réalité qu’une fuite devant Ben
Walker —, elle avait renoncé à ce projet.
Aujourd’hui, elle était heureuse de se trouver là. Et
agréablement surprise : l’agent immobilier lui avait signalé
au cours des derniers mois que la propriété commençait à
paraître négligée, mais elle avait la bonne surprise aujourd’hui
de la trouver aussi bien entretenue que par le passé, quand
son père tenait la barre.
Ce petit miracle était certainement dû à Ben Walker.
L’agent l’avait prévenue qu’il avait autorisé le futur propriétaire à se mettre au travail afin que l’école puisse rouvrir
pour la rentrée. Ben avait l’intention de vivre sur place.
Il s’installerait dans le cottage comme l’avait fait Thomas
Talbot. Toutefois, il avait prévu de laisser ce logement à la
disposition de Claire pendant son séjour afin de lui éviter des
frais d’hôtel. Lui-même irait pendant ce temps vivre dans
la maison principale.
Ainsi, elle était de retour. Et à l’intérieur, Ben Walker
l’attendait.
Que devait-il penser d’elle ?
Certainement pas grand-chose de bon. Mais qu’y pouvaitelle changer ? Rien. Absolument rien, hélas. Alors, autant
faire comme si de rien n’était et tourner la page une bonne
fois pour toutes.
Inspirer profondément, expirer calmement…
Elle reprit le volant jusqu’à la grande maison.
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Apparemment, Ben Walker n’était pas en train de guetter
son arrivée, car la lourde porte d’acajou ne s’ouvrit pas pendant
qu’elle se garait et sortait de la voiture pour prendre sa valise
rangée dans le coffre.
Une fois parvenue devant la porte d’entrée, elle posa
automatiquement la main sur la poignée et… s’arrêta net.
Elle n’était plus chez elle ! Elle n’avait plus le droit d’entrer
sans frapper. Aussi, mal à l’aise comme si elle était tout à
coup une intruse, elle appuya sur la sonnette.
La porte s’ouvrit et elle se trouva nez à nez, non pas avec
Ben Walker, mais avec Cassie.
— Coucou ! lança cette dernière avec un grand sourire,
avant de la serrer dans ses bras. J’espérais que tu arriverais
avant mon départ. Tu as réussi de justesse.
— Cassie, quelle bonne surprise !
Claire ne s’était pas attendue à trouver son amie, mais
elle en éprouvait un soulagement énorme. Elle n’allait pas
se retrouver en tête à tête avec Ben Walker !
— Entre vite, proposa Cassie.
Mais malgré ce qu’elle venait de dire, elle ne s’effaça pas
pour lui laisser le passage. Elle venait de remarquer que
quelque chose avait changé.
— Tu as coupé tes cheveux !
— Oui, confirma Claire en passant les doigts à travers
ses mèches courtes. Comment tu trouves ?
— Adorable ! Mais ça ne m’empêche pas d’être furieuse
contre toi…
— Furieuse ? Pourquoi ?
— Tu as oublié la façon dont tu as quitté Northbridge
en juin dernier ? Sans me dire où tu allais, sans me passer
le moindre coup de fil ! Et je ne veux pas le savoir si c’est la
peur de revoir Rob qui t’a fait fuir comme ça. Je suis très en
colère contre toi, voilà !
Une seconde vague de soulagement déferla sur Claire.
Quelle chance ! L’excuse qu’elle avait invoquée une fois de
retour à Denver avait joué son rôle, puisque Cassie y croyait
encore. Ouf, Ben n’avait rien dit… Elle avait énormément
redouté qu’il raconte à sa sœur ce qui s’était passé entre eux
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la nuit de la fête. Apparemment, il avait su tenir sa langue,
et c’était tant mieux.
— Allons, nous aurons davantage de temps cette fois-ci,
déclara-t‑elle pour apaiser son amie.
— J’y compte bien ! Allez, entre, nous n’allons pas
continuer à parler sur le pas de la porte.
Claire prit sa valise et suivit Cassie dans l’entrée. De là,
elle jeta un coup d’œil dans la maison.
Apparemment, Ben avait tout laissé en l’état, au moins au
rez-de-chaussée. Comme autrefois, l’entrée lambrissée de pin
communiquait d’un côté par une arche avec la grande salle
de séjour, et de l’autre, par une arche également, avec un
salon qui accueillait une ancienne table de billard. Un large
escalier partait de l’entrée et desservait les deux étages. Une
mezzanine qui faisait le tour de la salle de séjour permettait
d’accéder aux différentes pièces du premier niveau tout en
jouant un rôle décoratif du meilleur effet.
Cassie leva le visage en direction de l’escalier.
— Ben ! appela-t‑elle. Tu viens nous rejoindre ? Claire
est arrivée !
Le nouveau propriétaire devait être sur le point de descendre, car sa voix résonna, toute proche.
— J’arrive.
Claire aperçut d’abord des bottes de travail et une paire
de longues jambes musclées moulées dans un jean. Puis,
posée sur des hanches étroites, une ceinture de plombier en
cuir où étaient accrochés plusieurs outils, suivie d’un torse
aux épaules larges que le simple T-shirt blanc avait du mal
à contenir.
— Tu m’as dit que tu avais entendu une voiture arriver
dans l’allée, et tout ce que tu as trouvé à faire, ça a été de
disparaître ! reprocha Cassie à son frère.
Mais au lieu de regarder Claire et Cassie, Ben parut se
concentrer sur une pince qui pendait à sa ceinture et qu’il
raccrocha avec beaucoup de soin. Exactement comme si
elles ne comptaient pas.
— Je voulais ranger mon seau de peinture avant d’avoir
oublié, marmonna-t‑il entre ses dents.
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Claire observa son petit manège avec une certaine curiosité et le trouva encore plus séduisant que la première fois.
Jamais elle n’aurait cru que ce soit possible…
Ses cheveux blond foncé coupés court étaient ébouriffés de
manière si séduisante qu’il était impossible de dire si c’était le
hasard qui avait présidé à leur arrangement, ou au contraire
une mise en place sophistiquée. Son visage affichait des
traits bien dessinés, ciselés même, un nez fin, parfaitement
aquilin, et un menton carré dont la fossette attendrissante
démentait le sérieux du visage. Ses joues bronzées portaient
une ombre de barbe qui lui donnait une allure juste un peu
négligée, encore plus attirante. Et lorsque, enfin, il arrêta de
s’intéresser à ses outils pour lever le regard, le bleu-gris de
ses yeux apparut, si intense qu’elle eut l’impression qu’il la
traversait de part en part.
Mais aucune émotion ne transparut dans la voix de Ben
quand il la salua.
— Salut, Claire. Tu as fait bonne route ?
Il finit de descendre l’escalier de cette démarche un peu
déhanchée qui lui donnait un air légèrement insolent.
La gorge sèche, elle eut beaucoup de mal à articuler un
seul mot.
— Salut !
Ben garda les yeux fixés sur elle mais n’ajouta rien.
Elle se demanda s’il n’était pas en train de lui jeter un
défi. C’est ce que suggérait en tout cas toute son attitude.
Mais peut-être après tout son imagination était-elle en train
de lui jouer des tours ? Quoi qu’il en soit, elle fut vivement
reconnaissante à Cassie de combler le silence qui s’installait.
— Dis-moi, Claire, est-ce que tu as dîné ? Tu veux boire
quelque chose ? Nous avons de la citronnade dans le réfrigérateur et un reste de repas chinois. Ça te tente ?
— La citronnade ira très bien.
Cassie jeta un coup d’œil sur sa montre.
— Je n’ai pas beaucoup de temps avant ma réunion. Je
viens ici régulièrement donner un coup de main à Ben qui
est un peu débordé. Mais il faut aussi que je m’occupe de la
rentrée du collège. Heureusement, en tant que conseillère
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pédagogique, ma présence ne sera indispensable que lorsque
les élèves seront rentrés, ce qui fait que je passerai pas mal
de temps avec vous pendant ton séjour. Bon, si je te servais
à boire pendant que Ben apporte ta valise au cottage ?
Claire hocha la tête. De tout ce discours, elle n’avait
retenu qu’une seule chose : Cassie allait bientôt partir. Et la
perspective de se retrouver seule en tête à tête avec Ben lui
donnait des frissons de panique. Mais elle s’appliqua bien
sûr à n’en rien laisser paraître et réussit même à articuler un
flegmatique :
— Parfait.
Cassie l’attrapa par le bras et la conduisit vers la cuisine
tout en commentant la récente ouverture d’un restaurant
chinois à Northbridge, tout excitée.
— Tu te rends compte ! C’est génial de se dire qu’on va
pouvoir manger du poulet laqué ou du porc au gingembre
chaque fois qu’on en aura envie !
Claire se passa la main dans les cheveux, perplexe.
Sans doute son amie ressentait-elle aussi la tension qui
existait entre Ben et elle-même ? Elle-même ne pouvait
s’empêcher de jeter des regards en coulisse sur son hôte.
Tout en sachant qu’elle n’aurait pas dû. Car chaque fois,
inévitablement, elle cherchait à se rappeler son corps nu.
C’est seulement lorsque Ben eut disparu, sa valise à la main,
qu’elle réussit à regarder autour d’elle.
La cuisine n’avait pas changé. Comme autrefois, elle était
avant tout fonctionnelle, avec ses grands placards destinés à
recevoir de grandes quantités de provisions. Pas de décoration
à part les carreaux de faïence ancienne qui constituaient un
panneau de fleurs stylisées tout autour de l’évier. Par devant
se trouvait un comptoir destiné aux repas pris sur le pouce,
et au milieu de la pièce, une grande table rectangulaire
encadrée de deux bancs de bois.
Cassie l’entraîna jusqu’au bar et lui fit signe de prendre
place sur l’un des tabourets.
— Ce doit être difficile pour toi de te retrouver ici maintenant que ton père est mort ?
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— Oui, un peu, avoua-t‑elle, consciente que cela ne
pouvait qu’ajouter au stress qu’elle éprouvait.
— Tu n’auras pas trop le cafard, toute seule dans le
cottage ? Si jamais c’est trop dur, tu sais que tu peux venir
te faire héberger chez moi. Ce sera vraiment du camping,
parce que mon appartement est minuscule, mais mieux vaut
coucher par terre que pleurer toute la nuit, nous sommes
bien d’accord ?
— Ne t’inquiète pas pour moi, ça ira très bien, mentit-elle.
Elle aurait beaucoup apprécié la diversion que la présence
de Cassie n’aurait pas manqué de lui apporter, mais en fait,
si elle était effectivement venue pour aider Ben à mettre
l’école en route, elle avait aussi un autre projet. Et celui-ci ne
pouvait être mené à bien qu’à condition que rien ne vienne
l’en distraire.
— N’hésite pas à m’appeler si je peux faire quelque chose
pour toi, insista Cassie. Je suis vraiment ennuyée d’avoir à
partir si vite alors que tu viens à peine d’arriver.
— Ce n’est pas grave, j’aurai vite fait de retrouver mes
marques.
— Je reviens demain. J’espère que d’ici là Ben se sera
bien occupé de toi. Pas vrai ?
— Pas de problème ! répondit une voix masculine.
Claire n’avait pas entendu entrer Ben, et elle dut tourner
la tête pour vérifier à qui son amie était en train d’adresser
la parole.
— Dans ce cas, je n’ai pas de raison de m’attarder
davantage. Je vous laisse pour aujourd’hui, mais on se revoit
demain, d’accord ?
— D’accord ! répondirent ensemble Ben et Claire.
Et tout à coup, ils se retrouvèrent seuls. Dans un silence
si lourd qu’elle avait réellement l’impression de le sentir
peser sur ses épaules.
Que dire ? Elle n’en avait pas la moindre idée.
Fallait-il se lancer dans des explications plus ou moins
confuses pour tenter de justifier son comportement du mois
de juin ? Lui présenter des excuses ? Lui expliquer que non,
elle n’avait pas l’habitude de se conduire comme elle l’avait
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fait avec lui ce soir-là ? Ou… faire comme si rien ne s’était
passé ?
Ben se rapprocha du bar sur lequel il prit appui, bras
tendus, écartés, les doigts refermés solidement sur le bord.
— La route est longue depuis Denver, tu dois être fatiguée ?
— Un peu, répondit-elle, mais je suis partie de bonne
heure, et il a fait très beau. Ensoleillé, mais pas chaud.
Parfait pour rouler.
Elle n’en croyait pas ses oreilles ! Comment pouvait-elle
ainsi disserter sur la pluie et le beau temps après tout ce qui
s’était passé entre eux ? Tant mieux, d’ailleurs, car elle ne
se sentait pas capable d’aborder un sujet de conversation
plus personnel.
C’est Ben qui le fit.
— Cassie ne sait rien. Je veux dire… Je ne lui ai pas
raconté comment nous avons fini la soirée. Ni à elle ni à
personne d’autre, d’ailleurs. Personne n’est au courant.
Il s’interrompit et laissa échapper un petit rire qui n’en
était pas vraiment un.
— Et à vrai dire, moi-même je n’en sais guère plus.
— J’en suis à peu près au même point, avoua Claire, les
yeux fixés sur les gouttes de condensation qui glissaient le
long de son verre de citronnade.
En fait, elle était incapable de regarder son interlocuteur
dans les yeux.
— Nous avions un peu trop bu tous les deux, admit Ben,
visiblement afin de lui faciliter les choses. En tout cas, le soir.
Mais le matin, j’avais parfaitement retrouvé mes esprits. Et
j’imagine que c’était la même chose pour toi, non ?
— Plus ou moins, concéda-t‑elle.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? insista Ben.
Elle haussa les épaules. Qu’elle en ait envie ou non, il
allait falloir qu’elle s’explique. Alors, à quoi bon retarder
l’échéance ? Elle préférait se jeter à l’eau tout de suite.
— Je n’ai pas l’habitude de passer la nuit avec quelqu’un
que je connais à peine. En fait, c’est la première fois que ça
m’arrivait.
Tout en parlant, elle se rendait compte que son comportement
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de ce soir-là avait été si différent de son habituelle manière
d’être qu’elle avait du mal à trouver des mots pour en parler.
— En fait, avant ça, je… je n’avais couché qu’avec Rob.
— Rob ?
— Rob Cabot. Mon mari. Enfin… mon ex-mari.
Ben haussa les épaules.
— Je suis censé le connaître ?
— Tu as dû l’apercevoir puisqu’il faisait partie de notre
promotion, mais comme tu étais en Arizona, tu n’as peutêtre pas eu l’occasion de faire sa connaissance. Il m’avait
assuré qu’il ne viendrait pas à la réunion de juin. Si j’avais
su que j’allais le retrouver, je serais restée chez moi ! Je ne
l’avais pas revu depuis notre divorce et n’avais aucune envie
de le rencontrer. En fait, c’est pour cette raison que Cassie
t’a demandé de me tenir compagnie.
Ben leva un sourcil intéressé.
— Ah bon ? Elle ne m’a rien expliqué. Moi, je m’ennuyais
à mourir. Je regrettais de m’être laissé persuader par ma sœur
de venir à cette fête. Tu comprends, le moins qu’on puisse
dire, c’est que le lycée n’a jamais été mon élément naturel.
Je m’y suis toujours senti comme un poisson hors de l’eau,
et c’était encore pire au cours de cette soirée. Mais quand
j’ai annoncé à Cassie que je rentrais à la maison, elle m’a
demandé de m’occuper de toi en me disant que tu t’ennuyais
aussi et que ses responsabilités l’empêchaient de passer la
soirée avec toi.
— Ainsi, tu n’étais pas au courant de la situation ? J’ai
cru que tu avais fait tout ça par pitié !
Surprise, Claire réalisa que sa gorge venait de se dénouer
et qu’elle avait réussi à parler normalement.
— Quoi ? Tu as cru que j’avais pitié de toi ?
— C’était une hypothèse, admit-elle.
En voyant les sourcils de Ben se contracter, ce qui lui
donnait un air malicieux, elle comprit qu’il s’efforçait de
ne pas sourire.
— J’étais loin de me douter qu’il fallait que j’aie pitié de
toi, avoua-t‑il.
— Tant mieux !
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— Par contre, maintenant, je suis curieux de comprendre
un peu mieux ce qui se passait.
— Tant pis ! conclut Claire sur un ton qui laissait à
entendre qu’elle n’avait aucune envie de lui donner davantage
d’explications.
Bizarrement, cette réaction déclencha le rire de Ben.
Et d’un seul coup, ce fut comme si toute la tension qui
régnait entre eux encore un instant auparavant venait de
disparaître. Dissoute, évaporée ! Elle éclata de rire en écho.
Ben se frotta le menton, mi-amusé, mi-perplexe.
— Si je comprends bien, tu t’es évanouie dans la nature
le lendemain matin parce que tu croyais que c’est la pitié qui
m’avait poussé à coucher avec toi ?
— Non, je… En fait, le lendemain matin, quand je me
suis réveillée, j’ai cru que j’allais mourir de honte en me
retrouvant avec toi dans cette chambre de motel. Je n’arrivais pas à croire que j’avais fait ça ! Alors je me suis enfuie,
histoire de sauver la face.
Ben ne se hâta pas pour répondre. En fait, il demeura si
longtemps silencieux qu’elle finit par lever les yeux sur lui.
Il la regardait. Il l’observait. Comme s’il se demandait si,
oui ou non, il fallait croire ce qu’elle lui disait.
Enfin, il se redressa.
— Je n’ai guère apprécié ta désinvolture…
Bon. Il ne mâchait pas ses mots. Mais comment lui en
vouloir ?
— Je suis désolée, Ben. Je… J’aurais sans doute dû agir
autrement, avec davantage de tact, mais je ne savais pas du
tout que faire. Je ne pensais qu’à une chose : rentrer chez moi.
C’était peut-être idiot comme justification, mais au moins
c’était la vérité.
Ben dut accepter cette excuse, ou tout au moins considéra
qu’en discuter plus longtemps ne mènerait à rien.
— Ecoute, poursuivit-il, si nous oubliions cette foutue
soirée pour repartir de zéro ?
Elle soupira. En ce qui la concernait, ce serait difficile
d’oublier complètement ce qui s’était passé. Mais pour l’instant, elle pouvait toujours faire comme si.
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— D’accord, répondit-elle.
— Parfait !
Cette fois, le regard gris-bleu se fit plus chaleureux qu’il ne
l’avait été depuis son arrivée, et elle se sentit beaucoup mieux.
— Je suis sûr que tu es épuisée par la route, reprit Ben.
— Je suis un peu fatiguée, en effet, convint-elle.
— Comme je veux commencer à travailler de bonne
heure demain matin, poursuivit Ben, j’ai dit à Cassie que je
vous préparerais le petit déjeuner ici, dans la cuisine, pour
7 h 30. Ça te va ?
— Oui, bien sûr.
— Dans ce cas, je vais t’accompagner jusqu’au cottage.
Tu t’y installeras tranquillement afin de te reposer comme
tu en as bien besoin. Considérons demain comme le premier
jour de notre collaboration, d’accord ?
— Parfait.
— Tope là ! dit-il en lui tendant sa main.
Elle la prit dans la sienne sans se méfier. Comment auraitelle pu imaginer la tempête que ce contact allait susciter en
elle ? Il s’agissait d’une simple poignée de main, tout à fait
innocente, qui aurait pu être partagée par n’importe quels
étrangers, mais elle prit conscience de la chaleur de la peau
de Ben, de la force de ses doigts, de la sensualité de ce contact
qu’elle aurait mille fois préféré ignorer. Ce qui la plongea
dans un trouble profond.
— Ne te dérange pas pour moi, se hâta-t‑elle de dire. Je
peux très bien regagner le cottage toute seule. Je suis venue
ici pour travailler avec toi, il n’y a pas de raison pour que
tu t’occupes de moi en dehors de nos réunions de travail.
— Tu es sûre ?
— Certaine. Fais exactement comme si je n’étais pas ici
et comme si tu ne me connaissais pas, dit-elle en se levant
pour partir.
— Ma foi, si c’est ce que tu souhaites… On se verra
plus tard.
— D’accord, lança-t‑elle en lui jetant un dernier coup
d’œil au moment où elle se détournait.
Il souriait, de ce sourire malicieux qui n’appartenait qu’à
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lui. Ce qui lui ôta toute envie de partir. Elle réussit tout de
même à franchir la porte et lui adressa un petit signe de la
main avant de s’engager sur le sentier qui conduisait au cottage.
Que s’était-il passé ?
Impossible de trouver une réponse. A un moment donné,
elle était au bord du malaise à la seule idée de rencontrer
Ben Walker, et quelques instants plus tard elle ne pensait
qu’à trouver des prétextes pour rester en sa compagnie. Quel
effet il produisait sur elle ! Jamais aucun homme ne l’avait
troublée à ce point.
Pourtant, était-ce si étonnant qu’elle se sente ainsi bouleversée par sa présence ?
Elle décida que non. Etant donné les circonstances, elle
pouvait au contraire considérer ces réactions inhabituelles
comme tout à fait normales…
Car cet homme qu’elle connaissait à peine avait comme
par miracle vaincu sa stérilité.
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