Alain Bosquet Marlène Dietrich un amour par téléphone
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Alain Bosquet Marlène Dietrich un amour par téléphone
.indd 5 Alain Bosquet Marlène Dietrich un amour par téléphone Minos La Différence 27/07/2015 13:05 .indd 7 Ce livre est le fruit d’une collaboration personnelle avec Marlène Dietrich. Il a été publié avec l’accord de sa fille, Maria Riva, à qui il est dédié, avec respect et amitié. A. B. 27/07/2015 13:05 .indd 8 27/07/2015 13:05 .indd 9 Un demi‑siècle a passé. Certaines images se bousculent. D’autres prennent un relief singulier. J’étais arrivé à New York, en janvier 1942. À vingt‑deux ans, par des voies qui n’étaient point légales, j’avais quitté la France de Pétain et, après quelques mésaventures à Oran et à Casablanca, j’avais trouvé le passage sur un petit navire portugais. Je découvrais une Amérique splendide, malgré sa frayeur et sa rage, au lendemain de Pearl Harbour. Je me suis présenté au directeur d’un journal gaulliste, La Voix de France, Adolphe Demilly. Quelques semaines plus tard, je devenais son secrétaire de rédaction : je m’occuperais surtout des pages culturelles. J’ai fait, comme dans un rêve très syncopé, en l’espace de quelques jours, la connaissance de Marc Chagall, André Breton, Maurice Maeterlinck, Thomas Mann, Fernand Léger, Piet Mondrian, André Maurois, Antoine de Saint‑Exupéry, cent autres intellectuels de tout calibre. Un jour, le poète Robert Goffin – je me souviens que les magnolias fleurissaient dans Central Park et que les écureuils, très mercantiles, venaient 27/07/2015 13:05 .indd 10 10 nous arracher les noisettes de la main – m’a conduit chez Henri Bernstein, qui habitait non loin de mon domicile. André Maurois m’a dit : « C’est surtout une réunion d’hommes de théâtre. Vous vouliez que je vous fasse connaître Salvador Dalí : ce sera pour la semaine prochaine. » Henri Bernstein avait une prestance ostentatoire, une allure de grand seigneur et un vocabulaire digne de Barbey d’Aurevilly. Ève Curie ne le quittait pas d’une semelle. J’ai trouvé que, vue de près, Annabella était bien menue et que le fameux charme de Simone Simon se résumait à des moues un peu obscènes. Seul Victor Francen tenait tête à Bernstein. Julien Duvivier semblait assombri, je ne sais par quelle querelle qui avait éclaté à Hollywood à son propos. Il disait pis que pendre de Charles Laughton et trouvait l’Amérique trop vertueuse. J’ai été frappé par la petite taille et les cheveux blanchis trop tôt de Jean Gabin, qui a soudain improvisé un couplet sur la France : il ne voyait à de Gaulle pas plus d’avenir qu’à Pétain et préconisait, sans doute par simple blague, un retour des Bourbons sur le trône. Pour couper court à ces balivernes, Victor Francen lui lança : « Alors, toujours avec votre Mata‑Hari ? » Je ne comprenais pas. Gabin a répondu : « La Schleu, je l’ai dans la peau. » J’ai mis quelque temps à deviner qu’il parlait de Marlène Dietrich. Il avait l’air à la fois convaincu et inquiet. Un mois plus tard, La Voix de France organisait un de ses dîners à « cent dollars par personne », somme considérable pour l’époque. Les amis de notre pays contribuaient, en s’y rendant, aux finances du journal et à sa cause sacrée. Pour ce prix, ils avaient le droit 27/07/2015 13:05 .indd 11 11 de serrer la main aux acteurs que je viens de citer et à quelques vedettes plus rares, venues de Hollywood, notamment Lily Pons, qui entonnait La Marseillaise à la moindre occasion. René Clair s’y montrait aussi, avec Charles Boyer, incarnation de l’amoureux « latin », selon l’optique américaine. Je me souviens d’une soirée particulièrement fructueuse. Jean Gabin y promenait sa bouderie, sinon sa mauvaise humeur. Marlène Dietrich m’a laissé deux impressions fort contradictoires : elle avait quelque chose de la déesse inaccessible et de la femme charnelle, complice de toutes les perversités. Elle parlait un anglais un peu appuyé, un allemand très sec et un français à peine teinté d’un accent où les v devenaient volontiers des f. Elle prêtait une attention extrême à tous les propos, alors que Gabin avait envie d’envoyer tout ce beau monde au diable. Des producteurs et des metteurs en scène qui m’étaient inconnus, à l’exception d’Ernst Lubitsch, volubile et gras, s’agitaient, en déclarant, dollars et trémolos à l’appui, que la France éternelle, eh bien, malgré ses malheurs, resterait éternelle. Le décor du Morocco se prêtait à merveille à ce genre de manifestations sentimentales, que plus de dix photographes étaient chargés de transmettre aux générations futures. Marlène Dietrich était souveraine et se voulait abordable : quelle gageure ! J’eus l’occasion de lui baiser la main, de façon furtive et sans doute maladroite. Je l’ai vue arranger la pochette de Jean Gabin, puis redresser son nœud noir, un peu de travers. Elle lui a dit : « Voyons, mon chéri, votre papillon ! » La paupière et la lèvre ont esquissé une bien 27/07/2015 13:05 .indd 12 12 savante chorégraphie : j’ai eu envie d’applaudir. André Maurois m’a glissé à l’oreille : « C’est la seule qui ne se sent pas dépaysée. C’est facile : au lieu de se mettre à l’aise, elle conquiert. » En 1957 – me tromperais‑je d’un an ou deux ? – au cours d’une assez longue visite à New York, mon ami l’impresario Saul Colin, qui donnait un cours d’art dramatique qu’avait suivi, entre autres acteurs célèbres, Marlon Brando, m’a proposé de l’accompagner chez un ami, du côté de la 53e Rue et de Madison Avenue. Marlène Dietrich y donnait, pour une cinquantaine de fidèles, en projection privée, un moyen métrage composé de ses meilleures scènes d’amour, depuis L’Ange bleu. Elle était au milieu de sa cinquantaine et n’avait rien perdu de sa splendeur ni de sa prestance. Mais elle sentait déjà que la chanteuse serait plus populaire que l’actrice, qui commençait à trouver les emplois un peu rares. Après la projection, les assistants, malgré leur gentillesse, s’interrogeaient. Moi, la femme fatale ne m’impressionnait guère : je demandais au cinéma plus de mystère et peut‑être d’intellectualité. J’avais sans doute tort. Marlène Dietrich a improvisé une sorte de confession, devant cet auditoire dont la moitié se demandait si elle allait succomber à l’attrait des rôles malsains, genre femmes sur le retour, un peu diaboliques, un peu sorcières, ou si elle allait annoncer son départ de l’écran, à l’instar de Greta Garbo. On chuchotait, on prédisait, on pesait le pour et le contre. Elle 27/07/2015 13:05 .indd 13 13 dit, le plus simplement du monde, sans qu’on sût si elle avait préparé avec minutie chaque syllabe : « Mes amis, votre présence m’est plus que précieuse : nécessaire. Il y a en moi trois êtres, qui quelquefois se combattent et quelquefois se superposent. D’abord, l’actrice. J’ai mes petites qualités et mes limites. Dans ma génération, je pourrais en trouver une bonne dizaine qui sont plus douées que moi. » Derrière moi, j’ai entendu une voix sardonique qui murmurait : « Elle ne va tout de même pas nous avouer qu’elle ne vaut pas Bette Davis ou Tellulah Bankhead. » Marlène poursuivait : « Il y a ensuite la femme, et j’ai eu mes moments. » La voix insistait : « Elle va nous faire une liste de ses amants... » Une autre voix, à peine audible, ajoutait : « Et ses maîtresses, alors ! » Marlène a conclu : « En troisième lieu, il y a ce que je suis devenue, et qui ne m’appartient pas : la légende. Croyez‑moi, il n’y a rien de plus important au monde. » Les regards, autour de moi, se sont faits très brillants, très admiratifs, très féroces. En 1977, Marlène, définitivement installée à Paris, s’est adressée à l’ambassade des États-Unis, pour qu’on lui désigne une personne de confiance, qui pût s’occuper de ses lettres, de ses factures, de ses contrats. Mon épouse, Norma, fut choisie. En bonnes Américaines, elles se sont entendues sans extase aucune, sur des bases modestes mais concrètes, entre égales. Le travail d’abord, et l’admiration plus tard ! Ces rapports se sont 27/07/2015 13:05 .indd 14 14 révélés efficaces, et l’estime est venue bien avant l’amitié. Des querelles ont éclaté, avec des réconciliations presque immédiates. Au fil des années, l’isolement de Marlène aidant, leurs liens se sont resserrés, au point de les rendre indispensables l’une à l’autre. Norma, mal payée pendant plusieurs années, a fini par renoncer à toute rémunération. C’était une manière de marquer son ascendant sur Marlène. On se tenait tête, on ne se pardonnait rien, on s’en voulait de ne pas se montrer plus affectueuse. Alors s’est développé un étrange dialogue entre Marlène et moi : sans qu’elle consentît jamais à me voir – « Je ne veux pas être pour vous un épouvantail », m’a‑t‑elle dit – elle s’est mise à me consulter par téléphone sur mille et un sujets et surtout sur la politique, la littérature et l’art. Il est vrai qu’elle n’avait aucun autre interlocuteur et qu’elle mettait beaucoup d’acharnement à repousser admirateurs et importuns. Pendant un an ou deux, nos conversations se sont limitées à quelques échanges, on ne peut plus banals, sur le beau temps et les faits divers. Je lui devais une certaine estime, et elle me devait la simple politesse que mérite le conjoint de sa dame de compagnie. Norma ne m’accablait pas de détails : Marlène était un des monstres sacrés que nous connaissions, en marge de nos amitiés plus simples. Les tiers s’en amusaient, sans insister, et je faisais semblant de prendre au naturel ce genre de fréquentation, qui n’en était vraiment pas une. Les choses ont évolué le jour où j’ai compris que Marlène, clouée chez elle par sa jambe cassée, changeait petit à petit de caractère. Elle avait été fêtée – avec quelques humiliations inévitables – en 27/07/2015 13:05 .indd 15 15 permanence depuis les années trente, et la voilà qui se transformait en recluse, non pas comme Greta Garbo, qui avait quitté l’écran en pleine gloire, mais parce qu’elle se savait désormais une infirme. La volonté lui imposait une nouvelle attitude, et cette volonté était l’une des plus virulentes et des plus infaillibles que j’aie jamais rencontrées. Pour jouer son plus beau rôle, celui de la grande dame absente et invisible, il lui fallait créer les apparences de son état, et s’entourer de garanties solides. Les apparences, elle les a gérées assez bien, et sans la moindre pitié pour ses propres sentiments intimes. Elle a, du jour au lendemain, refusé de revoir les témoins de sa jeunesse et de sa splendeur. Les meilleurs amis furent écartés. Elle leur permettait, tout au plus, de lui téléphoner, mais elle ne leur octroierait plus aucun rendez-vous. Aux autres, elle faisait répondre qu’elle était en voyage, quelque part au loin, en pays étranger. Je lui ai posé la question à plusieurs reprises : « Pourquoi refusez‑vous le réconfort des retrouvailles ? » Elle me répondait chaque fois, avec quelques variantes : « L’attendrissement est une sensation assez sale. On se dit toujours qu’on a vieilli plus que la personne en face de vous, et c’est affreux : pendant des semaines on s’en veut d’être devenu deux autres fantoches. » En ce qui me concernait, l’attitude était précise et sans appel : je ne l’avais entraperçue que deux fois, jadis, elle n’en avait gardé aucun souvenir, et pour quelle raison s’offrirait- elle à des comparaisons peu flatteuses ? Nous nous acheminions vers une amitié réelle et impitoyable : inutile de nous regarder dans l’œil l’un et l’autre ! 27/07/2015 13:05 .indd 4 DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE 21 natures mortes ou mourantes, poèmes, 1978, épuisé. Engel Pak, les bonheurs de l’abstrait, monographie, 1978, épuisé. La Poésie française depuis 1950, une anthologie, 1979, épuisé. Trois peintres russes à Paris – Blond, Krémègne, Pougny, album, 1980, épuisé. Effacez‑moi ce visage, poèmes, 1990. La Russie en lambeaux, essai, 1991. Dado, monographie, 1991, épuisé. Poèmes de la vingt‑deuxième année, 1992. Où sont les belles guillotines ? essai, 1994. Bronze, marbre, Ipoustéguy, notes sur la sculpture, 1995. Pour le plaisir, anthologie, 2002. Cet ouvrage a été publié pour la première fois à La Différence en 1992. © SNELA La Différence, 47 rue de la Villette, 75019 Paris, 2002. 27/07/2015 13:05