Alain Bosquet Marlène Dietrich un amour par téléphone

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Alain Bosquet Marlène Dietrich un amour par téléphone
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Alain Bosquet
Marlène Dietrich
un amour par téléphone
Minos
La Différence
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Ce livre est le fruit d’une collaboration personnelle avec
Marlène Dietrich. Il a été publié avec l’accord de sa fille, Maria
Riva, à qui il est dédié, avec respect et amitié.
A. B.
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Un demi‑siècle a passé. Certaines images se bousculent. D’autres prennent un relief singulier. J’étais
arrivé à New York, en janvier 1942. À vingt‑deux ans,
par des voies qui n’étaient point légales, j’avais quitté
la France de Pétain et, après quelques mésaventures
à Oran et à Casablanca, j’avais trouvé le passage sur
un petit navire portugais. Je découvrais une Amérique
splendide, malgré sa frayeur et sa rage, au lendemain
de Pearl Harbour. Je me suis présenté au directeur d’un
journal gaulliste, La Voix de France, Adolphe Demilly.
Quelques semaines plus tard, je devenais son secrétaire
de rédaction : je m’occuperais surtout des pages culturelles. J’ai fait, comme dans un rêve très syncopé, en
l’espace de quelques jours, la connaissance de Marc
Chagall, André Breton, Maurice Maeter­linck, Thomas
Mann, Fernand Léger, Piet Mon­drian, André Maurois,
Antoine de Saint‑Exupéry, cent autres intellectuels de
tout calibre. Un jour, le poète Robert Goffin – je me
souviens que les magnolias fleurissaient dans Central
Park et que les écureuils, très mercantiles, venaient
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nous arracher les noisettes de la main – m’a conduit
chez Henri Bernstein, qui habitait non loin de mon
domicile. André Maurois m’a dit : « C’est surtout une
réunion d’hommes de théâtre. Vous vouliez que je vous
fasse connaître Salvador Dalí : ce sera pour la semaine
prochaine. » Henri Bernstein avait une prestance ostentatoire, une allure de grand seigneur et un vocabulaire
digne de Barbey d’Aurevilly. Ève Curie ne le quittait pas
d’une semelle. J’ai trouvé que, vue de près, Annabella
était bien menue et que le fameux charme de Simone
Simon se résumait à des moues un peu obscènes. Seul
Victor Francen tenait tête à Bernstein. Julien Duvivier
semblait assombri, je ne sais par quelle querelle qui
avait éclaté à Hollywood à son propos. Il disait pis que
pendre de Charles Laughton et trouvait l’Améri­que trop
vertueuse. J’ai été frappé par la petite taille et les cheveux
blanchis trop tôt de Jean Gabin, qui a soudain improvisé
un couplet sur la France : il ne voyait à de Gaulle pas plus
d’avenir qu’à Pétain et préconisait, sans doute par simple
blague, un retour des Bourbons sur le trône. Pour couper
court à ces balivernes, Victor Francen lui lança : « Alors,
toujours avec votre Mata‑Hari ? » Je ne comprenais pas.
Gabin a répondu : « La Schleu, je l’ai dans la peau. » J’ai
mis quelque temps à deviner qu’il parlait de Marlène
Dietrich. Il avait l’air à la fois convaincu et inquiet.
Un mois plus tard, La Voix de France organisait un
de ses dîners à « cent dollars par personne », somme
considérable pour l’époque. Les amis de notre pays
contribuaient, en s’y rendant, aux finances du journal
et à sa cause sacrée. Pour ce prix, ils avaient le droit
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de serrer la main aux acteurs que je viens de citer et
à quelques vedettes plus rares, venues de Hollywood,
notamment Lily Pons, qui entonnait La Marseillaise à
la moindre occasion. René Clair s’y montrait aussi, avec
Charles Boyer, incarnation de l’amoureux « la­tin », selon
l’optique américaine.
Je me souviens d’une soirée particulièrement fructueuse. Jean Gabin y promenait sa bouderie, sinon sa
mauvaise humeur. Marlène Dietrich m’a laissé deux
impressions fort contradictoires : elle avait quelque
chose de la déesse inaccessible et de la femme charnelle, complice de toutes les perversités. Elle parlait
un anglais un peu appuyé, un allemand très sec et un
français à peine teinté d’un accent où les v devenaient
volontiers des f. Elle prêtait une attention extrême à tous
les propos, alors que Gabin avait envie d’envoyer tout ce
beau monde au diable. Des producteurs et des metteurs
en scène qui m’étaient inconnus, à l’exception d’Ernst
Lubitsch, volubile et gras, s’agitaient, en déclarant,
dollars et trémolos à l’appui, que la France éternelle, eh
bien, malgré ses malheurs, resterait éternelle. Le décor du
Morocco se prêtait à merveille à ce genre de manifestations sentimentales, que plus de dix photographes étaient
chargés de transmettre aux générations futures. Marlène
Dietrich était souve­raine et se voulait abordable : quelle
gageure ! J’eus l’occasion de lui baiser la main, de façon
furtive et sans doute maladroite. Je l’ai vue arranger la
pochette de Jean Gabin, puis redres­ser son nœud noir, un
peu de travers. Elle lui a dit : « Voyons, mon chéri, votre
papillon ! » La paupière et la lèvre ont esquissé une bien
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savante chorégraphie : j’ai eu envie d’applaudir. André
Maurois m’a glissé à l’oreille : « C’est la seule qui ne
se sent pas dépaysée. C’est facile : au lieu de se mettre
à l’aise, elle conquiert. »
En 1957 – me tromperais‑je d’un an ou deux ? – au
cours d’une assez longue visite à New York, mon ami l’impresario Saul Colin, qui donnait un cours d’art dramatique
qu’avait suivi, entre autres acteurs célèbres, Marlon Brando, m’a proposé de l’accompagner chez un ami, du côté
de la 53e Rue et de Madison Avenue. Marlène Dietrich y
donnait, pour une cinquantaine de fidèles, en projection
privée, un moyen métrage composé de ses meilleures
scènes d’amour, depuis L’Ange bleu. Elle était au milieu
de sa cinquantaine et n’avait rien perdu de sa splendeur
ni de sa prestance. Mais elle sentait déjà que la chanteuse
serait plus populaire que l’actrice, qui commençait à
trouver les emplois un peu rares. Après la projection, les
assistants, malgré leur gentillesse, s’interrogeaient. Moi,
la femme fatale ne m’impressionnait guère : je demandais
au cinéma plus de mystère et peut‑être d’intellectua­lité.
J’avais sans doute tort. Marlène Dietrich a improvisé
une sorte de confession, devant cet auditoire dont la
moitié se demandait si elle allait succomber à l’attrait
des rôles malsains, genre femmes sur le retour, un peu
diaboliques, un peu sorcières, ou si elle allait annoncer
son départ de l’écran, à l’instar de Greta Garbo. On chuchotait, on prédisait, on pesait le pour et le contre. Elle
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dit, le plus simplement du monde, sans qu’on sût si elle
avait préparé avec minutie chaque syllabe : « Mes amis,
votre présence m’est plus que précieuse : nécessaire. Il
y a en moi trois êtres, qui quelquefois se combattent et
quelquefois se superposent. D’abord, l’actrice. J’ai mes
petites qualités et mes limites. Dans ma génération, je
pourrais en trouver une bonne dizaine qui sont plus
douées que moi. » Derrière moi, j’ai entendu une voix
sardonique qui murmurait : « Elle ne va tout de même
pas nous avouer qu’elle ne vaut pas Bette Davis ou Tellulah Bankhead. » Marlène poursuivait : « Il y a ensuite
la femme, et j’ai eu mes moments. » La voix insistait :
« Elle va nous faire une liste de ses amants... » Une
autre voix, à peine audible, ajoutait : « Et ses maîtresses,
alors ! » Marlène a conclu : « En troisième lieu, il y a
ce que je suis devenue, et qui ne m’appartient pas : la
légende. Croyez‑moi, il n’y a rien de plus important au
monde. » Les regards, autour de moi, se sont faits très
brillants, très admiratifs, très féroces.
En 1977, Marlène, définitivement installée à Paris,
s’est adressée à l’ambassade des États-­Unis, pour qu’on
lui désigne une personne de confiance, qui pût s’occuper de ses lettres, de ses factures, de ses contrats. Mon
épouse, Norma, fut choisie. En bonnes Américaines,
elles se sont entendues sans extase aucune, sur des
bases modestes mais concrètes, entre égales. Le travail
d’abord, et l’admiration plus tard ! Ces rapports se sont
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révélés efficaces, et l’estime est venue bien avant l’amitié. Des querelles ont éclaté, avec des réconciliations
presque immédiates. Au fil des années, l’isolement de
Marlène aidant, leurs liens se sont resserrés, au point
de les rendre indispensables l’une à l’autre. Norma,
mal payée pendant plusieurs années, a fini par renoncer
à toute rémunération. C’était une manière de marquer
son ascendant sur Marlène. On se tenait tête, on ne se
pardonnait rien, on s’en voulait de ne pas se montrer plus
affectueuse. Alors s’est développé un étrange dialogue
entre Marlène et moi : sans qu’elle consentît jamais à me
voir – « Je ne veux pas être pour vous un épouvantail »,
m’a‑t‑elle dit – elle s’est mise à me consulter par téléphone sur mille et un sujets et surtout sur la politique, la
littérature et l’art. Il est vrai qu’elle n’avait aucun autre
interlocuteur et qu’elle mettait beaucoup d’acharnement
à repousser admirateurs et impor­tuns. Pendant un an
ou deux, nos conversations se sont limitées à quelques
échanges, on ne peut plus banals, sur le beau temps et
les faits divers. Je lui devais une certaine estime, et elle
me devait la simple politesse que mérite le conjoint de
sa dame de compagnie. Norma ne m’accablait pas de
détails : Marlène était un des monstres sacrés que nous
connaissions, en marge de nos amitiés plus simples. Les
tiers s’en amusaient, sans insister, et je faisais semblant
de prendre au naturel ce genre de fréquentation, qui n’en
était vraiment pas une. Les choses ont évolué le jour où
j’ai compris que Marlène, clouée chez elle par sa jambe
cassée, changeait petit à petit de caractère. Elle avait
été fêtée – avec quelques humiliations inévitables – en
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permanence depuis les années trente, et la voilà qui se
transformait en recluse, non pas comme Greta Garbo, qui
avait quitté l’écran en pleine gloire, mais parce qu’elle
se savait désormais une infirme.
La volonté lui imposait une nouvelle attitude, et
cette volonté était l’une des plus virulentes et des plus
infaillibles que j’aie jamais rencontrées. Pour jouer
son plus beau rôle, celui de la grande dame absente et
invisible, il lui fallait créer les apparences de son état, et
s’entourer de garanties solides. Les apparences, elle les a
gérées assez bien, et sans la moindre pitié pour ses propres
sentiments intimes. Elle a, du jour au lendemain, refusé
de revoir les témoins de sa jeunesse et de sa splendeur.
Les meilleurs amis furent écartés. Elle leur permettait,
tout au plus, de lui téléphoner, mais elle ne leur octroierait
plus aucun rendez-­vous. Aux autres, elle faisait répondre
qu’elle était en voyage, quelque part au loin, en pays
étranger. Je lui ai posé la question à plusieurs reprises :
« Pourquoi refusez‑vous le réconfort des retrouvailles ? »
Elle me répondait chaque fois, avec quelques variantes :
« L’attendrisse­ment est une sensation assez sale. On se
dit toujours qu’on a vieilli plus que la personne en face
de vous, et c’est affreux : pendant des semaines on s’en
veut d’être devenu deux autres fantoches. » En ce qui
me concernait, l’attitude était précise et sans appel : je ne
l’avais entraper­çue que deux fois, jadis, elle n’en avait
gardé aucun souvenir, et pour quelle raison s’offrirait-­
elle à des comparaisons peu flatteuses ? Nous nous
acheminions vers une amitié réelle et impitoyable : inutile
de nous regarder dans l’œil l’un et l’autre !
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DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
21 natures mortes ou mourantes, poèmes, 1978, épuisé.
Engel Pak, les bonheurs de l’abstrait, monographie, 1978, épuisé.
La Poésie française depuis 1950, une anthologie, 1979, épuisé.
Trois peintres russes à Paris – Blond, Krémègne, Pougny, album,
1980, épuisé.
Effacez‑moi ce visage, poèmes, 1990.
La Russie en lambeaux, essai, 1991.
Dado, monographie, 1991, épuisé.
Poèmes de la vingt‑deuxième année, 1992.
Où sont les belles guillotines ? essai, 1994.
Bronze, marbre, Ipoustéguy, notes sur la sculpture, 1995.
Pour le plaisir, anthologie, 2002.
Cet ouvrage a été publié pour la première fois à La Différence en 1992.
© SNELA La Différence, 47 rue de la Villette, 75019 Paris, 2002.
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