Vers un corps fe minin sur mesure - Société Française d`Economie
Transcription
Vers un corps fe minin sur mesure - Société Française d`Economie
Vers un corps feminin sur mesure : l’alimentation et les techniques de la corpulence en France et aux EtatsUnis (1934-2010) FAUSTINE REGNIER INRA – ALISS UR 1303 65 BOULEVARD DE BRANDEBOURG 94205 IVRY SUR SEINE CEDEX [email protected] 1 Résumé A partir d’un corpus de conseils d’économie domestique, issu de la presse féminine française et américaine (Modes et Travaux et Good Housekeeping) entre 1934 et 2010, l’article propose une analyse du corps idéal féminin, de sa mesure, et de la place que tient l’alimentation au sein des disciplines de la corpulence. Une optique comparative entre la France et les Etats-Unis est ici adoptée. Le corps idéal féminin est lié à la minceur : nous montrerons quelles sont les évolutions au fil du temps, ainsi que les spécificités françaises et américaines du souci de minceur. Nous analyserons ensuite les mesures du corps idéal - leur fréquence et leur modalité – et les techniques promues, dans les deux revues, pour y accéder : quels sont les objectifs de perte de poids proposés aux lectrices ? A la façon dont est évalué le corps nous montrerons que sont liés des modes d’intervention particuliers : à une mesure du corps en centimètres correspond une intervention extérieure (gaine, crèmes, massages), alors qu’une mesure du corps en kilos va de pair avec une action intérieure, sur le mode du régime amaigrissant, qui donne toute sa place à l’alimentation. Nous mettrons enfin en évidence une convergence franco-américaine concernant l’évolution des exigences en matière de contrôle du poids et de l’alimentation: à la vision d’un corps-machine, entretenu par une alimentation appropriée, a succédé un corps-sur-mesure, modelable à souhait et à volonté, comme l’est également le régime alimentaire – de plus en plus quantifié et personnalisé - qui permet d’y parvenir, et dont la femme est dès lors pleinement responsable. Sous couvert de plaisir – les discours s’euphémisent et se font moins injonctifs au fil du temps - le corps féminin, soumis à un travail personnel plus intense et à une surveillance plus étroite, est l’objet de contraintes de plus en plus marquées. Mots-clefs: corps – alimentation – régime – presse féminine – mesures – minceur – contraintes JEL : I19 – Q19 2 Vers un corps féminin sur mesure : l’alimentation et les techniques de la corpulence en France et aux Etats-Unis (19342010)1 « Il n’est point de beauté sans aide [...] » Balthazar Gracian, L’Homme de cour Alimentation et corps sont inséparables et partagent bien des points communs : on peut lire dans les corps, comme dans les assiettes, les structures et les évolutions de nos sociétés (Memmi, Guillo, Martin, 2009). Mais l’analyse sociologique du corps n’est pas systématiquement mise en relation avec celle de l’alimentation, à quelques exceptions notables, quand il s’agit, par exemple, de pathologie comme l’anorexie (Darmon, 2003) ou dans la mise en relation entre les perceptions de la corpulence et les pratiques alimentaires qui en découlent, notamment en terme de régime (Saint Pol, 2010). L’objet de cet article est de mettre plus spécifiquement en rapport le corps idéal féminin et la place que tient l’alimentation, au fil du temps, par rapport aux autres dimensions de la discipline de la corpulence, au sein d’un vaste corpus discursif, sur une longue période. Il est question, ici, du corps des femmes, plus régulièrement soumises aux pressions des modèles de beauté (Hubert, 2004), destinatrices privilégiées des techniques de soins du corps (Remaury, 2000). Notre travail s’attache à l’analyse précise, dans la longue durée, de l’idéal du corps féminin depuis les années 1930 jusqu’à nos jours. Dans une société où sont acquis les besoins de base - une alimentation suffisante en quantité - la santé et l’esthétique sont devenues de nouvelles priorités. Qu’est alors la norme du « beau » corps féminin ? Si la minceur constitue bien 1 Texte soumis à L’Année Sociologique, 31 juillet 2015. L’auteur adresse ses très vifs remerciements aux membres de l’équipe Nourritures (EHESS/Collège de France), à P. P. Ferguson, pour les riches échanges à propos des thèmes abordés dans ce texte, ainsi qu’au département SAE2 de l’INRA et à l’équipe « Nutrition, Food Studies and Public Health » qui ont rendu possible un séjour comme Visiting Scholar à la New York University (2011-2012). 3 le critère de la beauté, le corps trop gros n’a cependant jamais été particulièrement valorisé (Nahoum, 1979) : à partir de quel seuil un corps de femme est-il trop gros ? Quelles sont, en outre, les méthodes promues pour parvenir à un corps idéal, et quelle est en leur sein la place tenue par l’alimentation ? Nous n’analysons donc pas le travail du corps dans son entier, mais les exigences et les techniques qui concernent la corpulence, qui a pris au fil du temps une place croissante. Dans la perception de soi, l’usage du miroir, diffusé largement à partir du XIXe siècle, a conduit à un travail d’embellissement, centré sur le visage, par le maquillage. A partir des années 1960, la diffusion de la balance a orienté le travail du corps vers la corpulence, en particulier autour de l’amincissement (Lipovetsky, 1997 ; Vigarello, 2010). Au moment où l’accès aux cosmétiques et à la mode vestimentaire se démocratise, c’est la forme même du corps qui devient un critère de distinction essentiel. Pour analyser l’évolution de la corpulence idéale féminine depuis les années 1930 ainsi que les consignes en matière d’alimentation qui lui sont associées, nous adoptons une optique comparative : entre la France et les Etats-Unis. En matière d’alimentation comme de corpulence, ces deux nations constituent deux types-idéaux : au souci gastronomique français, y compris quand il s’agit de diététique, s’oppose la visée nutritionnelle américaine (Fischler et Masson, 2008 ; Shield-Argelès, 2008). La France a développé une vision élitiste de l’acte alimentaire, comme élément de distinction sociale, quand s’est développée outre-atlantique une culture de l’abondance, dans laquelle l’industrie agro-alimentaire a joué un rôle déterminant. En matière de corpulence, enfin, la sveltesse des femmes françaises s’oppose à la corpulence des femmes américaines (Régnier, 2005). Historiquement, les travaux de P. Stearns indiquent que l’intérêt porté à la minceur est apparu plus précocement en France, en relation avec l’intérêt poussé du milieu médical pour les questions de poids, avec les évolutions de la mode vestimentaire qui, à partir des années 1890 – avec la suppression du corset en 1909 par le couturier P. Poiret, par exemple - a incité à de plus sveltes corps (Stearns, 1997), conférant au régime alimentaire et à l’exercice physique une place toute nouvelle (Perrot, 1984). Ultérieurement, la mise en place des congés payés et le développement des pratiques de loisirs – et ce qu’elles supposent comme exhibition du corps – accentueront dans l’hexagone la nécessité d’un corps sans défaut. 4 Nous nous appuyons sur une analyse de la presse féminine dont nous avons à plusieurs reprises souligné la richesse (Régnier 2004, 2014 ; voir aussi Warde, 1997). Les magazines féminins, reflets et initiateurs des modes et des normes, tiennent une place centrale dans la diffusion des normes corporelles et des recettes pour « être belle » : la presse féminine permet d’accéder à un discours normatif à l’usage du grand public. Deux revues, Modes et Travaux pour la France et Good Housekeeping pour les Etats-Unis, ont été retenues en raison de leur ancienneté et de leurs forts tirages. Elles ont été systématiquement analysées entre 19342 et 2010, et nous y avons relevé tout ce qui relevait des conseils en matière de diététique, de nutrition et de beauté pour ce qui concerne la corpulence. Nous étudions ainsi en détail la période qui commence au moment où s’intensifie le souci de contrôle du poids, émergeant de façon saillante au tournant du XXe siècle (Stearns 1997, Perrot 1984), dans une presse féminine qui se développe et se popularise à cette époque. Dans un premier temps, sera analysée la place tenue par la minceur et le régime amaigrissant comme mode d’embellissement, et leur évolution dans les deux nations. Nous analyserons ensuite plus précisément la définition du corps idéal et l’alimentation adaptée pour y parvenir : quelles sont les mensurations du beau corps féminin et les techniques mises en avant par les magazines ? On envisagera enfin sur l’évolution des exigences en matière de contrôle du poids et de l’alimentation, ainsi que sur la vision du corps qui les sous-tend. Mincir pour embellir : spécificités nationales et évolutions Mincir et manger moins : un souci croissant au fil du temps L’embellissement du corps féminin passe par l’amincissement, d’une façon de plus en plus accentuée au fil du temps. Dans les deux corpus, les termes les plus fréquents indiquant la place accordée au souci de corpulence sont relativement 2 Date à partir de laquelle les numéros de Modes et Travaux sont disponibles. Good Housekeeping, créée en 1885, et Modes et Travaux, créée en 1919, sont parmi les plus anciennes revues existant encore aujourd’hui. Leurs tirages en font respectivement le second magazine féminin américain et le troisième magazine féminin français ; leur lectorat est celui d’une vaste classe moyenne. 5 semblables : il y est principalement question de « régime »3 et de « calories », de « poids » et de « kilos », et de la « perte » de ces derniers puisqu’il s’agit de « maigrir » (« to lose » et « to reduce ») Mais les occurrences sont bien plus nombreuses dans Good Housekeeping que dans Modes et Travaux : « diet » compte 2615 occurrences, contre 425 pour « régime » ; « weight » apparaît à 1395 reprises, contre 286 pour « poids », le corpus américain rassemblant deux fois plus d’occurrences que le corpus français. Il est cependant un point commun entre la France et les Etats-Unis : maigrir est une préoccupation qui prend de plus en plus de place dans les revues au fil du temps. Les termes en augmentation dans les deux revues sont, pour l’essentiel dans Modes et Travaux et pour leur quasi-totalité dans Good Housekeeping, relatifs à la minceur, au poids, au régime amaigrissant et à l’exercice physique. L’analyse diachronique permet de faire apparaître, plus précisément et pour chaque décennie, les priorités et les inflexions, ainsi que la place respective de l’alimentation ou des autres techniques du corps, dans une démarche comparative. Cette analyse est fondée à la fois sur les spécificités lexicales de chaque décennie, pour chaque revue, établies par Hyperbase, et sur l’analyse factorielle de l’ensemble des lemmes sur toute la période pour les deux pays (voir annexe méthodologique)4. L’analyse factorielle présente, sur ses deux premiers axes, une structure temporelle caractéristique : les décennies se présentent comme un arc de cercle disposé de telle sorte que le sud-ouest du plan factoriel représente des dates les plus anciennes, le nord les années 1970, et le sud-est les années 2000. Les lemmes situés au sud sont surreprésentés aux dates extrêmes et sous-représentés dans les années 1970 (figure 1). 3 Même si « régime », et plus encore « diet » qui dans le corpus américain désigne toute forme de régime alimentaire destiné à soigner une affection, ne font pas exclusivement référence au régime amaigrissant. 4 Voir l’annexe méthodologique en ligne. 6 Figure 1 - Analyse en composantes principales des surreprésentations chronologiques et comparées des lemmes des deux revues, 1934-2010 Le souci de la ligne n’est une nouveauté ni en France, ni aux Etats-Unis. Ainsi Modes et Travaux prodigue en 1936 des conseils à la lectrice qui souffre d’ « embonpointL » 5 : le fait de maigrir y est associé non seulement à la beauté, mais 5 Les termes cités entre guillemets sont statistiquement spécifiques des discours de telle ou telle décennie - ici des années 1930 – de Modes et Travaux ou de Good Housekeeping. Ils proviennent des tables de spécificités établies, pour chaque décennie et pour chaque revue, par le logiciel Hyperbase, au travers des écarts-réduits (voir annexe méthodologique). L’exposant L désigne les termes de la liste des 250 lemmes les plus clivants. 7 aussi à la santé. Pendant les années de guerre et d’après-guerre, les injonctions à maigrir se font rares en France : en ces temps de restrictions et de pénurie, le régime amaigrissant et la perte de poids qui lui est associée ne sauraient être des priorités. Celles-ci relèvent bien plutôt du souci de garantir une alimentation suffisante en quantité, qui satisfasse également la bonne assimilationL des aliments par l’organisme. Des années 1950 aux années 1970, les discours de la revue française sont centrés sur l’alimentation rationnelle. Ce mouvement qui se développe en France à la suite des travaux des nutritionnistes au début du XXe siècle, sous l’égide de la Société scientifique d’hygiène alimentaire et d’alimentation rationnelle de l’homme, repose sur une rationalisation de l’alimentation, visant à apprendre à la mère de famille à prendre en compte tout à la fois la valeur nutritionnelle et le coût des aliments (Bruegel, 2013) et mettant l’accent sur l’adaptation des rations, héritage de l’alimentation animale (Depecker, 2014). Dans ce contexte, le souci de minceur n’est pas une préoccupation en soi : domine une optique diététique au sens large, où il s’agit de faire coïncider besoins, rations alimentaires, et gestion optimale du budget. Ainsi, on parle de «rations », de « groupesL » d’aliments, et les besoinsL alimentaires sont définis pour différentes catégories de sujets (enfants, adultes, personnes âgées, femmes enceintes). A l’époque, les contraintes budgétaires sont fortes pour la ménagère, et la priorité reste la satisfaction des besoins de base (Régnier, 2014) : en témoignent les lemmes liés à la nécessité de nourrirL, de fournir de l’énergie en quantité suffisante. L’excès de poids est mentionné, certes, mais à travers la vision déployée par l’alimentation rationnelle : si le corps est trop gros, c’est que l’alimentation est supérieure aux besoins. La diététique, à l’époque, s’intéresse peu à l’esthétique. L’accent sur la minceur s’observe à partir des années 1960. Apparait un souci pour le « poids » et pour la mesure du corps (à cette époque en centimètresL). Une alimentation associée émerge alors au travers des produits « allégés » et des recettes « basses caloriesL » qui se multiplieront dans les années 1970 durant lesquelles se constitue un corpus culinaire spécifique (cuisine vapeur, au wok, en papillote) et une gastronomie de la diététique associant en France, et de manière originale, santé, esthétique et art culinaire (Régnier, 2015). 8 Les années 1980 constituent un tournant dans la revue française : le corps et ses excès se placent progressivement au centre des préoccupations. La revue parle d’excès de « poids », de « kilos » « superflus » ou à « perdre». L’aboutissement est le numéro spécial « Maigrir » de mai 1988, qui correspond également à l’élan de modernisation qui anime la revue à partir des années 1990. Le travail sur l’excès de poids devient central : « rondeurs », « ronde », « cellulite », « kilos » caractérisent les discours des années 1990, et le « régime » amaigrissant prend plus de place qu’auparavant. Dans les années 2000, ce souci est énoncé de manière euphémisée, à travers la minceurL : il s’agit moins de maigrir que de « mincirL ». L’alimentation adaptée relève désormais d’une approche nutritionnelle, fondée sur un discours à prétention scientifique (on parle protéinesL, lipidesL, « oméga », « antioxydants », « polyphénols » « probiotiques »). Dans Good Housekeeping, le mouvement qui mène à la prédominance contemporaine de la minceur s’inscrit dans le cadre d’un souci nutritionnel particulièrement marqué (Levenstein, 1988, 1993), l’on voit se succéder dans la revue au fil des numéros, les différentes recommandations nationales en matière de nutrition, en particulier la nécessité de consommer chaque jour des aliments provenant des sept groupes d’aliments principaux (les « Basic Seven » en 1943), réduits à quatre en 1956. Dans ce cadre, l’injonction à maigrir s’y observe plus tôt et bien plus fortement qu’en France. Dans les années 1930 et 1940, comme en France, il s’agit d’assurer des besoinsL de base, et notamment un apportL suffisant en « vitaminesL » et autres nutriments considérés comme essentielsL. Mais dès cette époque, la crainte à l’égard des produits grossissants (peurL,« fattening ») est particulièrement sensible, dans le cadre d’un souci du gras qui s’observe aux Etats-Unis dès le tournant du XXe siècle (Stearns, 1997) : « Is butter a fattening food ? » interroge une lectrice (GH, 10/38, p.221). Dès cette époque, les « régimes amaigrissants » (« reducing diets ») sont beaucoup plus fréquents qu’en France, et visent à diminuer le poids à travers la réduction du nombre de calories ingérées. Les années de guerre sont certes des années de restriction aux Etats-Unis, mais elles ont peu d’effet sur la quantité des aliments réellement disponibles. La restriction alimentaire n’est pas subie, mais choisie, et le souci de perte de poids se déploie. Dans les années 1950, cette place tenue par le souci de minceur est confortée : elle oriente les conseils alimentaires donnés. Pour maigrir il convient de surveiller l’apport en calories. 9 Une inflexion s’observe dans les années 1960 : disparaissent les préoccupations anciennes - l’importance des vitamines par exemple, et plus largement tout ce qui supposait un mode alimentaire destiné à suppléer des manques que l’on redoute - au profit de priorités contemporaines : celles de la minceur et de la santé. Il s’agit de faire diminuer le poids et de veiller aux apports en calories (importance du « low calorie ») ou en graisses. Plus spécifiquement, l’époque voit se multiplier les « diètes » particulières pour chaque affection (excès de poids, certes, mais aussi cholestérol, goutte, diabète, maladies cardio-vasculaires). Les années 1970, qui confrontent l’Amérique à une crise économique brutale, laissent place aux questions de « budgetL » sans que disparaisse toutefois le souci d’une alimentation conforme aux recommandations nutritionnelles. Les années 1980 et 1990 mettent plus nettement l’accent sur l’exercice physique (« exercise », « fitnessL », entraînementL), et on observe dans les années 1990 une focalisation plus marquée encore qu’avant sur le gras (« fat »). Les années 2000, enfin, voient dominer la « perte de poids », les « kilos » dans une optique affichée de santé. Le régime amaigrissant : un souci français, une obsession américaine Lorsqu’il s’agit de maigrir, la suprématie américaine apparait plus nettement encore quand on s’intéresse aux couvertures6, qui, parce qu’elles sont vues par un public beaucoup plus large que le lectorat d’un numéro, sont stratégiques et conditionnent le succès de ce dernier (Chenu, 2008). Pour notre analyse, la comparaison est d’autant plus intéressante qu’elle se révèle particulièrement pure : le nombre de couvertures est strictement identique entre les deux revues (12 couvertures par an), ce qui permet d’éliminer d’éventuels biais liés à la collecte des données, ou à l’histoire des revues7. 6 Nous avons compté les couvertures présentant au moins 1 référence à la minceur (régime, exercice physique, recettes minceurs, médicaments etc.). 7 Malgré le soin apporté au dépouillement des revues, l’inégale longueur des corpus recueillis pourrait provenir d’un plus fort intérêt pour le corpus américain, en quelque sorte exotique à nos yeux, ou de la plus grande longueur de telle revue, ou de telle rubrique, à telle période. 10 La minceur fait la « une » bien plus fréquemment dans Good Housekeeping que dans Modes et Travaux : 259 fois contre 50. En outre, Good Housekeeping se distingue par son avance temporelle : la première couverture faisant référence à la minceur apparait en juin 1955 (« Fancy desserts for calorie watchers »), en février 1968 seulement dans Modes et Travaux (« ‘’20 trucs’’ pour suivre votre régime amaigrissant »). 120 100 80 60 40 GH 20 MT 0 1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000 Figure 2 - Nombre de couvertures faisant référence à la minceur dans Modes et Travaux et Good Housekeeping (par décennie), 1934-2010 Enfin, la fréquence de ces couvertures est beaucoup plus précoce dans Good Housekeeping : elle connait une première accélération dans les années 1960, puis une seconde, plus marquée, dans les années 2000, où quasiment toutes les couvertures évoquent la minceur. Dans Modes et Travaux, l’augmentation du nombre de couvertures consacrées à la minceur est progressive et plus tardive. Elle ne devient véritablement significative que dans les années 1990 et 2000, mais sans jamais rejoindre sa consœur américaine : au mieux, un quart des couvertures font référence à la minceur (figure 2). L’alimentation y tient une place centrale. Du côté américain, seules 56 couvertures sur toute la période ne mentionnent pas l’alimentation, principalement dans les années 1980 où la revue préfère mettre l’accent sur les pertes de poids - par exemple, 11 « I lost 115 pounds » (03/83) -, ou sur l’exercice physique - « Tune in, drops pounds : TV’s top workouts, 04/1998). Du côté français, l’alimentation est plus centrale encore : seules 5 couvertures sur 50 ne l’évoquent pas (par exemple « Chassez la cellulite là où vous en avez vraiment besoin », 06/97). Quant à l’exercice physique, il est beaucoup plus rare en couverture (4 mentions seulement). Cette singularité française du régime et cette chronicité américaine apparaissent dans la saisonnalité de la minceur « en une » (figure 3). Le domaine alimentaire, on le sait, présente d’importantes variations saisonnières (Besnard, 1989), auxquelles n’échappent pas les régimes amaigrissants. En France, la minceur en couverture présente une double saisonnalité : la principale est printanière (en mai), qui vise à préparer l’été et les vacances. Elle apparait dès les années 1950, jusqu’à devenir un classique, le marronnier du « Dernier régime avant le maillot » (06/ 2008). La seconde est hivernale (février), et elle n’apparait qu’au milieu des années 1990 : il s’agit de réparer les dégâts liés au relâchement de la surveillance alimentaire pendant les fêtes de fin d’année. Dans Good Housekeeping, il n’est point de saison du régime : celui-ci est présent tout au long de l’année. Par sa régularité, son évocation est la norme. Seul le mois de décembre connait un déficit - les couvertures sont consacrées aux préparatifs de Noël - contrebalancé par le nombre élevé des couvertures en janvier. L’injonction à maigrir est permanente, et non pas, comme en France, exceptionnelle. Le souci de contrôle du poids est ainsi chronique aux Etats-Unis : les individus y sont en permanence incités à se mettre au régime. En France, cette sollicitation est régulière, certes, mais exceptionnelle et présentée comme telle, en particulier par l’emploi de l’adjectif « spécial » (un dossier « Spécial minceur », « Spécial forme » etc.). En France, le régime amaigrissant relève de la « mise à la diète », c’est-à-dire d’une restriction limitée dans le temps, alors que doit prévaloir de manière générale un souci d’équilibre alimentaire. Aux Etats-Unis, le régime amaigrissant fait partie du mode de vie, conformément au sens premier du terme « diet », mais, et c’est une exigence nouvelle, sous une forme particulièrement restrictive. 12 35 30 25 20 15 MT 10 GH 5 0 Figure 3 - Saisonnalité de la minceur en « une » (couvertures de Modes et Travaux et Good Housekeeping, 1934-2010) Maigrir, il le faut donc : mais de combien, et comment ? Corps idéal et bonne alimentation : des correspondances Les rares mesures du corps idéal et la quantification de la perte Dans les deux corpus, il est bien question de « poids idéal », mais à 15 reprises seulement Modes et Travaux, et 14 dans Good Housekeeping. Plus encore, les réelles possibilités de savoir ce qu’est exactement ce corps idéal sont singulièrement rares : sur les 70 années du corpus, Good Housekeeping ne fournit que 15 mesures, et Modes et Travaux 8. Les mesures de ce corps idéal sont diverses, se succédant dans le temps, et parfois coexistant : la mesure du corps en centimètres (ou en inches), le poids du corps en kilos (ou en pounds) et ses variantes (quand il est mis en relation avec la taille, ou la carrure), et l’indice de masse corporelle, qui fait intervenir à la fois le poids et la taille. Des années 1930 aux années 1950 domine la mesure du corps et de ses contours, en centimètres / inches: on mesure le tour de hanche, le tour de poitrine ou le tour de taille, ce qui suppose l’usage du mètre à ruban, dont la familiarité pour la lectrice 13 correspond à une époque antérieure au prêt-à-porter : les vêtements se font à domicile, ou chez la couturière. A partir des années 1960, ce qui est particulièrement clair dans Modes et Travaux, les kilos font progressivement leur apparition. Ils finiront par dominer, bien plus sollicités en France pour évaluer le corps que les centimètres8. Cette transformation correspond à la diffusion, dans les ménages, de la balance comme outil de mesure du corps désormais privilégié, accompagnée de la diffusion du discours physiologique et des connaissances scientifiques qui s’appuient sur le développement de la scolarisation et des média. Dans Good Housekeeping, le passage de la mesure du corps des centimètres aux kilos est beaucoup moins net : la mesure en inches reste très en usage au fil du temps. Pour autant, Modes et Travaux ne donne pas le nombre idéal de kilos que la lectrice devrait peser : le calcul du poids idéal apparait qu’à deux reprises (10/65 et 07/73) à travers l’indice de Lorentz, cette formule mathématique employée en particulier dans les pays à système métrique, des années 1950 aux années 1990 (Saint Pol, 2010). La revue explique : « Nous avons, chacun, notre ‘’poids idéal’’ auquel il faut se tenir coûte que coûte et ne pas dépasser, dans un sens ou dans un autre. Rien n’est plus simple que de le connaitre [...] Un crayon et un bout de papier suffisent» (10/65, p.142) Le relais sera pris ensuite par l’IMC, à 3 reprises. Dans Good Housekeeping, on trouve en outre d’autres modes de calculs qui se révèlent particulièrement complexes. Dès les années 1930, la revue propose des modes de calcul du corps idéal qui mettent en rapport poids et taille, ou poids et carrure, laquelle est déterminée par la circonférence du poignet. Le quadrillage du corps est à la fois précis et compliqué : “In any case, your waistline should be at least 8 to 10 inches less than your bust, your hips measure not more than 2 inches larger than your bust, and your calf should be 4 to 5 inches larger than your ankle” (03/49, p.74). 8 25 occurrences pour « centimètres » contre 241 pour « kilos , 65 occurrences pour « inches » contre 76 pour « pounds ». 14 L’idéal de minceur reste ainsi difficile à déterminer, et les revues mettent moins l’accent sur la norme à atteindre, que sur la nécessité pour la lectrice de peser moins que ce qu’elle pèse actuellement. Mais de combien doit-elle maigrir ? Dans Modes et Travaux, la perte de poids la plus fréquente est de « deux » ou « trois » kilos, par mois, qui semble un classique en France (Fischler, 2002). Dans Good Housekeeping, il s’agit le plus fréquemment de deux pounds par semaine La perte suggérée est donc relativement modeste, correspondant à un souhait largement partagé ou supposé tel. Parce qu’elle est limitée, cette perte de poids est dite sans risque sur la santé, et elle ne nécessite pas un suivi médical vers lequel orientent les revues en cas de perte plus importante. Ce chiffre évolue peu dans Modes et Travaux : le perte de 2 à 3 kilos par mois reste une norme. Seule augmente – et de façon notable - sa fréquence: 2 mentions dans les années 1930, 11 dans les années 1980 et 23 dans les années 2000. Dans Good Housekeeping, l’évolution est très différente. D’une part, la fréquence de ce chiffre augmente considérablement: 2 occurrences dans les années 1930, 55 dans les années 2000. De même, les pertes de poids plus importantes sont croissantes : à partir des années 1980, des pertes de poids supérieures à 10 et même à 20 pounds sont de plus en plus fréquentes, pour atteindre respectivement 61 et 26 occurrences dans les années 2000. Enfin, la narration des « success stories », particulièrement nombreuses dans les années 2000, permet d’évoquer des pertes de poids considérables, allant jusqu’à « 283 pounds » (07/84, couverture) : le travail sur le corps y est présenté à la fois comme une renaissance et une rédemption, dans une vision très morale de l’alimentation. Les techniques de la minceur : de l’action extérieure au travail intérieur A la façon dont est mesuré le corps sont liés des modes d’interventions différents. Il est difficile d’affirmer que ces techniques en découlent directement et mécaniquement, mais les deux domaines sont intimement liés, et les équivalences sont fortes, quoique souvent implicites, entre le corps et l’aliment qui vient le nourrir. Au corps « léger » correspondent des recettes « légères », rhétorique plus sévère encore dans le corps américain où l’on vante des préparations « lean » ou « skinny ». Dans les années 1930 et 1940, à l’époque où le corps est principalement évalué et mesuré en centimètres / inches, le mode privilégié d’intervention sur le corps est une 15 action extérieure, et non l’alimentation. Dans les deux revues, l’instrument qui fait diminuer le volume du corps est la gaine (« girdle »), qui finira par disparaître au cours des années 1960 en France, des années 1970 aux Etats-Unis. Cette action extérieure relève aussi, mais surtout dans le corpus français, du produit que l’on applique sur le corps (savon, huile) et qui permet de « maigrir » : le verbe désigne en effet à cette époque une action menée sur l’enveloppe du corps. Les Américains se montrent en revanche moins friands de ces procédés « magiques » et les abandonnent rapidement (Stearns, 1997). A l’époque, certains produits - médicamentsL, thés et tisanes - font maigrir de l’intérieur, mais sous le mode de la médication. Quant à l’aliment, il est vu comme ce qui réconforte et nourrit, pas comme ce qui aide à maigrir. Au moment où le corps est principalement mesuré en kilos (ou pounds), ce travail extérieur sur le corps cède la place à une action plus intérieure : c’est par le régime amaigrissant que la masse corporelle peut être réduite. Il s’agit, dans les deux revues, de réduire des « calories », qui préoccupent les Américains bien plus que les Français (2726 vs 296 occurrences). Aux Etats-Unis en effet, la diminution calorique est promue dès les années 1930 pour réduire la corpulence, à un moment où la France a encore recours principalement à l’action extérieure, et elle prévaut comme instrument privilégié de la corpulence jusqu’aux années 1980 : dominent le « pauvre en calories », les régimes « low fat » ou « fat controlled », accompagnés de toutes sortes d’autres régimes (Scardale, Mayo Clinic, pauvres en hydrates de carbones, ou régime vanté par telle ou telle vedette du grand ou petit écran). Dans Modes et Travaux, la réduction calorique s’observe à partir des années 1960 seulement avec l’apparition des recettes « basses calories »: « Pour répondre à une demande formulée par un grand nombre de lectrices, nous publierons chaque mois une semaine de menus ‘’basses calories’’ » (04/1967, p.162). Au fil du temps, ce souci du « basses calories » finit par passer au second plan, considéré désormais comme acquis. Mais des différences sont notables entre la France et les Etats-Unis, qu’il s’agisse spécifiquement du régime amaigrissant et, plus encore, d’une « bonne alimentation ». Une « bonne alimentation » en France désigne une « alimentation équilibrée », un idéal français difficile à définir précisément : « Une bonne alimentation est, répétons-le, une question de mesure et d’équilibre» (MT, 10/71, p. 149). Bien manger s’apparente à une forme de sagesse, celle de la mesure et de la modération : 16 variété et diversité des aliments, consommation quotidienne de toutes les catégories d’aliments, répartition des prises alimentaires dans la journée en sont les bases. Dans Good Housekeeping, en revanche, les indications sont à la fois plus précises et plus normatives. La présence des différentes catégories d’aliments est, comme en France, nécessaire à l’équilibre alimentaire, mais elle est ici quantifiée : à la lectrice qui demande « Can you advise me as to the protein needs of the ideal diet? », la revue répond : “It is now established that if 10 to 15 percent of your total calorie need is supplied by protein of good quality [...]. To apply this practically, let us assume that your calorie requirement is 2500. Taking the larger figure, 15 percent, of this, you would need 375 calories from protein. A pure protein supplies 4 calories per gram. Dividing 375 by 4 would mean that you must eat each day 94 grams, or about 3.3 oozes of pure protein. [...] If you are getting protein from meat, such as beef, which contains 22 percent protein, you will get the amount of meat necessary by dividing the 3.3 by 22 and multiplying by 100; in other words, 15 ounces of beefsteak would give you your full requirement for the day” (07/36, p.79). Cette quantification, qui conduit à une complexification du domaine alimentaire, se retrouve tout au long du corpus : “The simple math of weight-loss success : eat fewer calories than you burn” suppose de la lectrice qu’elle calcule, à partir de trois paramètres (son poids, sa taille et son âge), le nombre de calories qu’elle brûle et celles qu’elle doit soustraire quotidiennement pour perdre du poids (05/2004, p.152). La revue française, en revanche, récuse un calcul exact: « Il n’est pas nécessaire de nous munir d’une machine à calculer les calories, vitamines, etc. » (01/74, p.112): en France, on ne quantifie pas ce qui constitue une bonne alimentation. L’équilibre alimentaire est supposé faire partie du sens commun, à la différence de l’intense travail de quantification en œuvre aux Etats-Unis quand il s’agit du domaine alimentaire (Murdry, 2009). Faut-il y voir une forme de taylorisation de l’alimentation (par les tables de calories) et du corps humain (par les tables de corpulence) ? Le modèle tayloriste qui reposait sur une standardisation de la production et de la consommation, a en effet soumis le corps à des règles fixes (Rabinbach, 2004), conduisant à une mécanisation des corps vivants dont on voit peut-être ici un héritage, à travers les différentes mesures, les modes de calculs, les tablesL et standardsL proposés. L’exercice physique est le troisième mode d’intervention sur le corps, intermédiaire entre l’action interne et l’action externe : il s’agit d’une action extérieure 17 qui peut conduire à diminuer tout à la fois le volume du corps, et sa masse. L’exercice physique pour la femme n’est pas une invention du XXe siècle, et depuis les traités de santé du Moyen Age, les médecins ont constamment conseillé aux femmes de faire davantage d’exercice physique (Remaury, 2000). Ces incitations se sont intensifiées au fil du temps, avec le développement du sport féminin à partir des années 1920, puis la démocratisation de la pratique sportive féminine à partir des années 1960, au fur et à mesure de l’émancipation des femmes. C’est dans ce contexte que s’inscrit la place de plus en plus importante prise, dans le corpus, par l’exercice physique, surtout dans le corpus américain (920 occurrences vs 133)9 : à partir des années 1980 ce mode d’intervention sur le corps se fait particulièrement spécifique, rejoignant en importance le régime alimentaire, ce qui n’est pas le cas dans Modes et Travaux. Le développement de l’aérobic et son intense médiatisation aux Etats-Unis à partir des années 1970, par l’intermédiaire de stars comme Jane Fonda, en est un élément d’explication. Le travail du corps aux Etats-Unis relève de l’effort sur soi, dans lequel le terme « workout » connote un entraînement physique – avec la régularité et l’intensité qu’il suppose – et celui de « fitness », comportant une idée de convenance, de justesse, donc de norme. Exercice physique et alimentation partagent cependant un point commun : contrairement à la gaine qui s’apparente à la prothèse, exercice physique comme alimentation ont une action structurelle sur le corps : la réduction du corps doit désormais être réelle. Un corps féminin sur mesure : le travail sur soi comme morale Ces différentes techniques correspondent en effet à une vision spécifique du corps, qui a connu, depuis les années 1930, d’intenses transformations. Le corps-machine et l’alimentation comme carburant Dans les premières années du corpus, en France comme aux Etats-Unis, le corps féminin est évoqué à travers la métaphore de la machineL, et l’alimentation en est le carburantL qui le fait fonctionner. Dans Modes et Travaux, cette vision s’inscrit dans 9 « Exercise » « fitness » « workout » vs « exercice », « sport » et « gym ». 18 l’optique d’une alimentation rationnelle à partir des années 1950. Le corps est conçu comme un « organisme » : « Connaissez vos besoins pour calculer votre ration. Un homme fonctionne comme une machine, mais ce sont les aliments qu’il consomme qui remplacent le charbon et lui fournissent les calories nécessaires » (09/55, p.94). Dans le corpus américain, où domine également, durant les premières décennies, cette vision organiciste, la machine humaine est très tôt assimilée à un moteur, en rapport peut-être avec la place prise dès les années 1930 par l’automobile dans le mode de vie américain. Il convient donc d’approvisionner le corps en « carburant » (fuel): « When the engine is running at high speed, you give it gas; when it idles, you cut down the fuel. [...] This principle applies equally well to the human engine. [...] Food is mainly body fuel” (10/37, p.82). Cet imaginaire du corps-machine est l’héritier d’un vaste ensemble de représentations, élaborées notamment au XVIIe siècle, dont Descartes puis La Mettrie seront des figures emblématiques, et qui repose sur l’application des lois de la mécanique au corps humain. A la fin du XVIIIe siècle, les lois de la thermodynamique mettent l’accent sur la nécessité de fournir le corps en énergie, d’où la place que prend l’alimentation (Rabinbach, 1992 ; Le Breton, 1990) : un bon régime alimentaire permet de créer et de maintenir la force de travail, d’optimiser les ressources productives du corps. Mais des différences entre la France et les Etats-Unis peuvent être soulignées. La vision américaine du corps est liée à l’énergie et à la vitalité, et encore jusqu’à aujourd’hui, alors que cette conception disparait en France dans les années 1970. L’optique française met l’accent, quant à elle, sur l’équilibre (entre apports et dépenses, entre les différents aliments qu’il faut ingérer), s’inscrivant dans une « éthique de la mesure », une sagesse diététique selon laquelle il s’agit de s’accorder au rythme du monde, c’est-à-dire aux saisons, aux âges de la vie (Nahoum, 1979, p.30). Héritage sans doute de la théorie des humeurs, car l’équilibre des aliments vient faire écho à celui des humeurs. 19 Modeler un corps sur mesure Au fil du temps, tout particulièrement à partir des années 1970 dans notre corpus, et y compris dans le corpus américain, le corps humain comme machine s’efface devant la représentation d’un corps plus souple, modelable sur mesure. La femme transforme désormais son corps à sa guise, là où elle le souhaite: « Maigrir là où vous voulez » promet Modes et Travaux en février 2000. Le peut-elle ou le doit-elle ? Là réside toute l’ambiguïté, car comme le formule Good Housekeeping sur un style injonctif: « Your stomach has to be sculpted » (03/96, p.74). Le corps n’est plus une machine qu’il s’agit de faire fonctionner, mais quelque chose qui peut, ou doit, être modifié à volonté. Désormais il s’agit moins d’avoir les « mesures » du corps, que d’avoir un « corps sur mesure » (Travaillot, 1998). Et ce d’autant plus que se diffusent de nouveaux modes d’intervention, comme la chirurgie esthétique, et que les méthodes mises en œuvre par les femmes sont adaptées à chacune : le régime est à la carte, le programme sur mesure, la nutrition personnalisée, l’exercice physique individualisé (adaptationL). Dans le corpus français, le substantif « corps » lui-même est en régression: on s’intéresse au fil du temps aux parties du corps, qu’il faut remodeler. Une topographie du corps à travailler émerge, qui fait apparaître, dans les années 2000, les lieux du corps à sculpter : cuissesL, fessesL, ventreL. « Santé : un corps sur mesure. Des cuisses fines, un ventre plus plat, des fesses galbées et des bras bien fermes… tout ce dont on rêve avant l’été. Redessiner notre silhouette, c’est possible, notre équipe de pros vous le prouve » (06/2005, p.156). Le régime amaigrissant, dès lors, se fait « sur mesure » : pour affiner les cuisses, il faut réduire la consommation de sel ; pour galber les fesses, manger plus de protéines ; pour aplatir le ventre, éviter les graisses cachées et les sucres rapides. Dans le corpus américain, ce travail est différent. Les différentes parties du corps sont très fréquemment évoquées dès les années 1930, car ce sont elles qui servent aux mesures du corps, et progressivement s’impose un discours sur le corps en son entier. Mais il s’agit bien de remodeler le corps (« improve » « reshape »), en particulier à travers l’exercice physique : « The New Cardio Workout. To lose weight, you must participate in some form of cardiovascular exercise three times a week - anything that gets your heart rate up for at least 15 minutes » (04/2000, p.41). L’accent est ainsi mis moins sur le « sur-mesure » que sur l’effort à fournir et le travail sur soi, qu’il s’agisse 20 de la restriction alimentaire quotidienne ou de l’exercice physique. Effet, peut-être, de l’éthique protestante dont Weber a souligné le goût de l’effort et la discipline au travail. Peut-être s’agit-il également de contrebalancer, par l’expression de nouvelles contraintes, un accès illimité à la consommation, dans le cadre d’une société d’abondance qui a conduit aux Etats-Unis, depuis les années 1970, au développement de l’obésité, notamment chez les femmes10. Dans ce contexte, le travail sur le corps relève en priorité de la perte de poids. En France, moins touchée par l’obésité, les femmes se distinguent par leur sveltesse (Robineau et Saint Pol, 2013) : il s’agit alors pour elles de parfaire les parties du corps qui seraient imparfaites. Une convergence franco-américaine : intensité des contraintes et responsabilité Transformable, le corps féminin est dans le même temps soumis à un travail personnel plus intense, à une surveillance plus étroite, tendance vers laquelle convergent France et Etats-Unis. Dès lors, sa discipline est de plus en plus contrainte, et l’alimentation plus étroitement surveillée. Le développement de nouvelles techniques d’embellissement, ainsi que leur promotion plus intense, s’est accompagné d’une obligation de connaissance, d’un contrôle accru sur le corps, et d’une obligation en matière de résultats (Remaury, 2002). Sous une apparente liberté et facilité de moyens, le résultat esthétique est particulièrement attendu : la pression, permanente, est accrue. Cette intensité des exigences n’est pas sensible dans l’idéal corporel présenté – on l’a vu, il est difficile de saisir précisément l’idéal de corpulence promu, tant sont rares les moyens de le calculer11. Cette transformation des exigences n’est pas non plus sensible dans la perte de poids conseillée, stable en France, en forte augmentation certes aux Etats-Unis, mais parallèle à l’augmentation de la corpulence moyenne américaine. Cette augmentation des exigences s’observe en revanche à travers deux éléments. Tout d’abord à travers l’évolution du statut de la femme telle qu’elle est 10 Passage d’une prévalence de 17% de femmes obèses en 1970, à 33% en 2000 (Régnier, 2005). 11 Une analyse des images, qui reste à mener précisément dans cette longue durée, montrerait sans doute un amaigrissement des top-models présentés dans les pages des magazines, même si nos deux revues gardent en la matière une forme de modération. 21 présentée dans les revues. Dans les premières décennies, la lectrice est la « ménagère », la « mère de famille » dont la tâche est celle de nourrir autrui. Au fil du temps, s’affirme dans les magazines l’émancipation des femmes, qui s’accompagne d’une individualisation des discours, dont témoigne la progression des pronoms personnels « je » - dans le corpus français – ou « you » - dans le corpus américain. Que la femme parle en son nom propre - « Je retrouve la ligne avec le régime wok ! » (02/2005, couverture) – ou que la revue s’adresse à elle – « I know you can do it » (01/2003, p.131) - cette évolution a pour conséquence une responsabilisation de la femme dans l’embellissement d’elle-même, dans la discipline de sa corpulence et de l’alimentation qui lui est associée. L’augmentation des contraintes est plus sensible encore à travers le travail proposé sur le corps : de la promotion du maquillage du corps à sa réduction effective, d’une action cosmétique à une action structurelle qui agit sur la corpulence par l’alimentation. Dans les premières années du corpus, en effet, les modes d’intervention sur un corps trop gros relèvent essentiellement d’une opération de camouflage: pour perdre des centimètres de tour de taille, la femme porte une gaine. L’action extérieure sur le corps vise à en masquer les défauts, comme le fard maquille les imperfections du visage. Quand il s’agit en revanche de perdre du poids, l’action est réelle : il faut faire véritablement diminuer le corps. D’où une intensité du regard porté sur le corps. Les termes même sont employés dans des usages plus précis. Dans les années 1930 « maigrir » et « amaigrissement » désignent aussi bien la perte de poids que le résultat d’une action externe. Progressivement, « maigrir » est réservé à la perte réelle des kilos, et « mincir » à l’affinement des contours du corps. Parallèlement, le regard sur les formes du corps se fait plus perçant, et par là plus exigeant. Dans un dossier « pour retrouver des seins fermes et des fesses toniques ! », Modes et Travaux affirme : « A l’approche des beaux jours, toutes les femmes affrontent leur miroir sans tricher pour observer leur corps d’un œil critique » (05/80, p.206). Il ne s’agit donc plus de masquer, de maquiller mais comme le suggère l’expression « sans tricher » - de « changer » et d’agir réellement sur le corps. L’optique est celle d’une correction, d’une rééducation, bref d’une vision orthopédique du corps : 22 « Changer de silhouette. Ronde devant, toute plate derrière, enrobée sur les côtés…[...]. L’été approche, mais pas de panique ! Rien n’est définitif et tout ce que vous considérez comme un défaut de votre silhouette peut être corrigé [...] » (06/99, p.41) De même, « You too can change your body » affirme Victoria Principal, auteur d’un programme minceur, en couverture dans Good Housekeeping (10/83), qui promet également « 5 ways to lose big ! [...] If you change your lifestyle, you'll change your weight » (08/2005, p.120). Cette augmentation des exigences est cependant dissimulée par des discours qui mettent en avant une forme d’hédonisme, et qui se font, au fil du temps, de plus en plus modérés. Valeur en hausse dans les années contemporaines, le plaisir est souligné dans ce corpus à partir de la fin des années 1980. Autrefois lié à la restriction et à la répression des appétences spontanées, à l’effort sur soi et à une lutte, le régime amaigrissant devient la source d’un plaisir désormais pris dans la restriction et la conformité aux règles diététiques : « Le régime 100% plaisir » (MT, 02/2003, p.28), « You will love our new diet » (GH, 10/2007, p.178). Hédonisme affirmé d’autant plus facilement que l’accession à un corps parfait est dite chose aisée : « Pour garder son poids idéal, il suffit d’adopter une alimentation équilibrée et de faire régulièrement un peu d’exercice » (05/2002, p.48), « Lose 30 pounds the easy way », réplique Good Housekeeping (02-2007, couv.). Parallèlement, les discours se font moins injonctifs et moins normatifs dans le ton adopté : la norme corporelle et ce qu’elle suppose ne s’énoncent plus sur le mode du devoir et de la nécessité, mais sur celui du conseil et du conditionnel, laissant en apparence plus de liberté à la lectrice. Alors que dans les années 1950, dominaient la nécessité et la difficulté (exigencesL, nécessaireL dans Modes et Travaux, devoirL, nécessitéL dans Good Housekeeping), dans les années contemporaines les revues affirment plaisir et facilité. Enfin, ces contraintes sur le corps, autrefois extérieures, sont devenues autocontraintes, et leur expression moins explicite ne signifie pas leur affaiblissement, mais leur intériorisation. A l’époque du corps-machine, le travail corporel était exprimé en termes de règles strictes ou de discipline. Quand domine un corps sur mesure, ce qui domine en fait c’est le « management de soi », en souplesse (on maigrit « en douceur »), et le travail permanent sur soi (voir Rabinbach, p. 11 et suivantes). La discipline exigée 23 en matière corporelle n’est pas moins forte : son énonciation est simplement euphémisée. Si le plaisir devient injonction, l’hédonisme est alors contraint. La société contemporaine qui a libéré le corps des femmes lui a aussi imposé de nouvelles contraintes (Détrez, 2002 ; Saint-Pol, 2010), en termes de discipline de la corpulence et de surveillance de l’alimentation. Minceur et beauté sont dites plus accessibles, mais à une condition : que la lectrice fasse ce qu’il faut à cette fin. Elle en a l’entière responsabilité, par le suivi des conseils reçus, par l’attention qu’elle porte à son corps, par les régimes qu’elle met en œuvre, par le temps qu’elle consacre à l’exercice physique. Et de même que le respect des normes diététiques relève aujourd’hui de l’éthique, (Régnier, Masullo, 2009), de même être belle et être mince relève plus que jamais du devoir moral. Conclusion L’analyse du corps idéal féminin, et des techniques qui permettent d’y parvenir, depuis les années 1930, au moyen d’une comparaison France / Etats-Unis ne fournit pas les seuils exacts à partir desquels un corps de femme est « trop gros ». Les discours sur le corps idéal féminin se situent entre deux normes divergentes : d’une part, une tendance largement partagée d’augmentation de la corpulence moyenne des populations, notamment aux Etats-Unis, d’autre part des images idéales toujours plus minces. Entre les deux, la norme du corps idéal féminin promue par les magazines est celle d’une injonction à toujours perdre du poids. Pour atteindre cet idéal de « peser toujours moins », différentes techniques sont proposées, qui évoluent au fil du temps. Elles sont liées à la façon dont le corps est évalué : quand le corps est mesuré en centimètres, dominent des interventions extérieures ; quand il l’est en kilos, domine l’action intérieure, par le régime amaigrissant, qui donne à l’alimentation une place privilégiée dans la discipline de la corpulence. En France domine cependant la notion d’équilibre et de sagesse, alors qu’aux Etats-Unis, le régime amaigrissant fait partie, de façon chronique, du mode de vie américain, à quoi viendra s’ajouter le rôle de l’exercice physique, dans une représentation qui valorise l’effort sur soi. 24 Les deux revues convergent, à partir de la fin des années 1980, dans l’augmentation des exigences placées sur le corps des femmes, alors même que les discours s’euphémisent, mettant l’accent sur l’hédonisme. Au corps-machine, qu’une alimentation bien conçue vient faire correctement fonctionner, vient succéder un corpssur-mesure, malléable à volonté, dont la femme est totalement responsable. L’intervention sur le corps se fait également plus exigeante : il ne s’agit plus d’un maquillage des imperfections de la silhouette, mais d’une action structurelle qui agit sur la corpulence par l’alimentation et l’exercice physique lesquels, pour ce faire, se font sur mesure. Au corps sur mesure correspondent des techniques personnalisées et individualisées. Face à la précision tout à la fois du regard sur le corps féminin, des exigences qui pèsent sur les femmes, et des méthodes pour y parvenir, un échec en la matière vaut faute morale. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES Besnard Ph., 1989, Mœurs et humeurs des Français au fil des saisons, Paris, Balland. Bruegel M., 2013, « Un distant miroir. La campagne pour l’alimentation rationnelle et la fabrication du « consommateur » en France au tournant du XXe siècle », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 199, pp. 29-45. Chenu A., 2008, « Des sentiers de la gloire aux boulevards de la célébrité », Revue française de sociologie, 49,1, pp.3-52. Darmon M., 2003, Devenir anorexique, Paris, La Découverte. Depecker T., 2014, La loi des tables. Quantification du besoin alimentaire et réforme des conduites de vie, XIXe-XXe siècles, thèse pour le Doctorat en Sociologie, Paris, EHESS. Fischler Cl., Masson E., 2008, Manger. Français Européens et Américains face à l’alimentation, Paris, Odile Jacob. Fischler C., 2002, « Le syndrome des trois kilos », Soixante millions de consommateurs, 107, Juillet/août, pp.30-33. Hubert A, 2004 (dir.), Corps de femmes sous influence. Questionner les normes. Paris, Les Cahiers de l'OCHA Le Breton D, 1990, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF. 25 Levenstein H., 1988, Revolution at the table. The transformation of the American Diet, New-York, Oxford, Oxford University Press. Levenstein H., 1993, Paradox of Plenty. A social history of eating in modern America, Oxford, Oxford University Press. Lipovetsky G., 1997, La troisième femme: permanence et révolution du féminin, Paris, Gallimard. Memmi D., Guillo D., Martin O., 2009, La tentation du corps, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Murdry J. 2009, Measured Meals, Nutrition in America, New York, Sunny Press. Nahoum V., 1979, « La belle femme ou le stade du miroir en histoire », Communications, 1979, 31, 1, pp.22-32. Perrot P., 1991, Le travail des apparences: le corps féminin: XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Le Seuil. Rabinbach A.,1992, The human motor: Energy, fatigue, and the origins of modernity, University of California Press. Régnier F., 2004, L’exotisme culinaire. Essai sur les saveurs de l’Autre, Paris PUF. Régnier F., 2005, « Obésité, corpulence et souci de minceur : inégalités sociales en France et aux États-Unis », Cahiers de nutrition et de diététique, 41, 2, pp. 97-103. Régnier F., 2014, « L’alimentation entre plaisirs(s) et nécessité(s) en France et aux Etats-Unis : quelques variations dans la presse féminine depuis les années 1930 », Sociologie et Sociétés, XLVI, n°2, pp. 85-108. Régnier F., 2015, « Comment la diététique est devenue gastronomique dans la presse féminine française et américaine (1934-2010), Le temps des médias, « A table ! », n°24, p.131-145. Régnier F., Masullo A., 2009, « Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d’alimentation et appartenance sociale », Revue française de Sociologie, 50-4, pp. 747-773. Remaury B., 2000, Le beau sexe faible. Les images du corps féminin entre cosmétique et santé, Paris, Grasset/Le Monde. Robineau D., Saint Pol (de) T., 2013, « Les normes de minceur : une comparaison internationale », Population et Sociétés, 504, INED. Saint Pol T. (de), 2010, Le corps désirable. Hommes et femmes face à leur poids, Paris, PUF Shield-Argelès C., “Alimentation et identité nationale : le soi et l’autre en France et aux Etats-Unis”, in Fischler Cl., Masson E., 2008, Manger. Français Européens et Américains face à l’alimentation, Paris, Odile Jacob, p.205-272. 26 Stearns P., 1997, Fat History. Bodies and Beauty in the Modern West, New York University Press. Travaillot Y., 1998, Sociologie des pratiques d'entretien du corps: l'évolution de l'attention portée au corps depuis 1960, Paris, PUF. Vigarello G., 2004, Histoire de la beauté. Le corps et l’art d’embellir de la Renaissance à nos jours, Paris, Le Seuil. Vigarello G., 2010, Les métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité du Moyen Age au XXe siècle, Paris, Seuil. Warde A., 1997, Consumption, Food and Taste, London, Sage publications. 27