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Vendredi 11 mars 2016 72e année No 22131 2,40 € France métropolitaine www.lemonde.fr ― Fondateur : Hubert BeuveMéry Directeur : Jérôme Fenoglio François Hollande, préavis de rupture avec les jeunes ▶ Les organisations ▶ Entre 224 000 et ▶ Pour tenter d’obte ▶ Avant un congrès étudiantes et lycéennes appellent à de nouvelles mani festations contre la réforme El Khomri 450 000 personnes ont manifesté mer credi, selon les sour ces. Parmi elles, plus de 100 000 jeunes nir le soutien de la CFDT, le gouverne ment envisage d’aug menter la taxation des CDD très courts difficile, en avril, la CGT veut resserrer ses rangs sur une ligne plus radicale → LIR E PAGE S 8 - 1 0 Le Monde des livres NOUVELLE FORMULE Fukushima peine à se relever Christine Angot a lu « Le Dernier des métiers », le recueil d’entretiens de Marguerite Duras ▶ Cinq ans après le tsunami, L’intégrale de Bret Easton Ellis, l’auteur de « Moins que zéro », publiée par Robert Laffont le nord-est du Japon reste une zone sinistrée Les bons et les mauvais génies : histoire des prodiges depuis l’aube des temps ▶ Les rejets en mer de l’eau Rencontre avec Matthew Crawford, motard et philosophe → S U P P LÉ M E NT irradiée ont baissé, mais le démantèlement de la centrale prend du retard →LIRE PA G E S 6 - 7 E T 1 6 NEW DELHI Le bourg d’Odaka, dans la zone des 20 km autour de la centrale. COMMENT LA RESPIRATION DU MAÎTRE YOGI VA SAUVER LA PLANÈTE TUNISIE : L’AVEUGLEMENT DES EUROPÉENS → LIR E → LI R E P A G E 22 NORIKO TAKASUGI POUR « LE MONDE » TUNISIE LES FILS DE BEN GARDANE TENTÉS PAR LE DJIHAD par frédéric bobin ben gardane (tunisie) - envoyé spécial L es cercueils drapés des couleurs de la Tunisie semblent flotter sur la marée humaine. « On va sacrifier notre sang et notre âme pour les martyrs » : le slogan hache l’hiver finissant de Ben Gar dane. Puis l’hymne national surgit des gorges, comme pour se rassurer, se dire que non, la Tunisie ne basculera pas. Et les youyous des femmes roulent à leur tour, stridence travaillée, pour ajouter à la fer veur de toute une population. Mercredi 9 mars, la ville enterrait ses morts – enfin, une partie de ses morts. Deux jours plus tôt, à l’heure de la prière de l’aube, des fils de Ben Gardane ont tenté d’allumer la mèche du djihad en s’attaquant à d’autres fils de Ben Gardane. Pendant quelques heu res, la ville de 60 000 habitants frôlant la Libye s’em brasait de scènes de guerre jamais vues depuis l’émergence du péril djihadiste en Tunisie. Alors, ce mercredi, on inhume les 12 membres des forces de l’ordre et 7 civils tombés en « martyrs ». LE REGARD DE PLANTU → LIR E L A S U IT E PAGE 2 Jeu de go : 2-0 pour l’ordinateur contre l’homme PAGE 1 4 PARTICIPEZ À LA RESTAURATION D’UN CHEF-D’ŒUVRE DU PATRIMOINE FRANÇAIS SAUVEZ LA GLORIETTE DE BUFFON DU JARDIN DES PL ANTES SCIENCES Le SudCoréen Lee Sedol, le meilleur joueur de go du monde, a été battu une nouvelle fois, jeudi 10 mars, par Alphago, le pro gramme d’intelligence artificielle développé par une filiale de Goo gle. La troisième partie, samedi, suivie par des dizaines de milliers d’internautes, sera décisive. Le go est l’un des derniers jeux classi ques où les humains avaient en core le dernier mot. Garry Kaspa rov revient, lui, sur sa défaite aux échecs contre le superordinateur Deep Blue d’IBM en 1997. SOUTENEZ-NOUS, ENVOYEZ VOTRE DON AVANT LE 30 JUIN 2016 Don par chèque à l’ordre de Régisseur DDC ou en ligne sur Les dons donnent droit à une déduction fiscale de 66 %. Service Mécénat - DICAP - CP 27 Muséum national d’Histoire naturelle 57 rue Cuvier, Paris 5e - 01 40 79 54 43 [email protected] →LIRE P. 15 ET LE CAHIER ÉCO P. 8 Algérie 200 DA, Allemagne 2,80 €, Andorre 2,60 €, Autriche 3,00 €, Belgique 2,40 €, Cameroun 2 000 F CFA, Canada 4,75 $, Chypre 2,70 €, Côte d'Ivoire 2 000 F CFA, Danemark 32 KRD, Espagne 2,70 €, Espagne Canaries 2,90 €, Finlande 4,00 €, Gabon 2 000 F CFA, Grande-Bretagne 2,00 £, Grèce 2,80 €, Guadeloupe-Martinique 2,60 €, Guyane 3,00 €, Hongrie 990 HUF, Irlande 2,70 €, Italie 2,70 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,40 €, Malte 2,70 €, Maroc 15 DH, Pays-Bas 2,80 €, Portugal cont. 2,70 €, La Réunion 2,60 €, Sénégal 2 000 F CFA, Slovénie 2,70 €, Saint-Martin 3,00 €, Suisse 3,60 CHF, TOM Avion 480 XPF, Tunisie 2,80 DT, Turquie 11,50 TL, Afrique CFA autres 2 000 F CFA 2 | international 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Funérailles de victimes de l’attaque djihadiste à Ben Gardane (Tunisie), mercredi 9 mars. FATHI NASRI/AFP A Ben Gardane, le choc et la peur face au péril djihadiste La ville frontalière de la Libye enterre ses morts après l’attaque, sans précédent en Tunisie, commise lundi 7 mars par des dizaines de combattants de l’EI suite de la première page ITALIE Les 36 assaillants de l’organisation Etat isla mique (EI) tués dans les combats, eux, n’auront pas droit au cimetière de Sidi Khelif en cette lisière occidentale de Ben Gardane. La terre est encore meuble du labour de tractopelles activées à la hâte. Dans la foule, chacun a tenu à prêter la main pour façonner les tombes. Barbe grise taillée et écharpe crème nouée sur la tête, Taher Abdel Kébir proclame sa fierté : « Cette attaque nous a rassemblés autour de notre Etat. Nous sommes tous unis comme les doigts d’une seule main. » Ben Gardane semble soudain avoir oublié son esprit frondeur, son syndrome victimaire, sa propension à dénoncer les complots de Tunis, cette arrogance du Nord contre un Sud négligé. Ben Gardane, la capitale de la contrebande avec la Libye, économie de survie face à l’abandon, communie aujourd’hui dans un loyalisme ostentatoire. Les « terroristes » auraient-ils donc échoué le 7 mars au point de ressouder un pays malade de sa fracture Nord-Sud ? Voire. Il ne faut pas gratter longtemps l’apparence pour voir resurgir les vieilles blessures : « Pourquoi le président Beji Caïd Essebsi n’est-il pas venu à Ben Gardane nous témoigner son soutien ? », interroge dans un sourire amer Abdessalem Mansouri, le cousin d’un douanier « martyr ». DES ASSAILLANTS TOUJOURS EN FUITE De cette matinée de braise, il reste à proximité du cimetière ces impacts de balles le long du mur blanc de la caserne militaire de Jalal, le minaret grêlé d’éclats de la mosquée attenante et, surtout, ces rues désespérément vides. Les rideaux de fer sont baissés. Les forces de l’ordre sont partout, véhicules blindés et hommes à cagoule, arme au poing. On ne sait jamais, des assaillants sont toujours en fuite, le danger continue de guetter. Depuis mardi, dix autres djihadistes et un soldat ont été tués autour de Ben Gardane lors d’opéra- Tunis TUNISIE Ben Gardane Mer Méditerranée ALGÉRIE LIBYE 100 km tions de ratissage, portant le bilan des affrontements à 66 morts en trois jours. La tension est telle qu’une folle rumeur a semé la panique à la fin des funérailles au cimetière Sidi Khelif. On s’est fébrilement blottis contre un muret ou sous un olivier. Cette électricité toujours dans l’air dit ce qu’est Ben Gardane aujourd’hui, une ville reconquise aux « terroristes » mais à la mémoire encore trop inquiète. Car ces événements du 7 mars furent tout simplement énormes. La Tunisie n’avait pas connu de tentative d’insurrection armée de ce type depuis le « coup de Gafsa » de janvier 1980, quand 300 Tunisiens armés par la Libye de Mouammar Kadhafi avaient pris d’assaut cette cité minière du Sud. Vingt-six ans plus tard, ce sont des djihadistes se réclamant de l’EI qui s’essaient à ce genre d’opérations militaires. Et la nouveauté ne tient pas qu’à l’attaque coordonnée au petit matin des trois sièges emblématiques de la sécurité de l’Etat – la caserne de l’armée de Jalal, le quartier général de la Garde nationale et un poste de police – PARMI LES ASSAILLANTS, TRENTE JEUNES DE LA VILLE. CEUX-LÀ CONNAISSAIENT L’ENDROIT PAR LE MENU, SES RUELLES, SES PERSONNALITÉS par des commandos rassemblant, selon différentes estimations, entre 60 et 100 hommes armés. Le fait inédit, c’est qu’il y a bien eu un projet de conquête mêlant actions militaires et soulèvement politique. Ben Gardane proclamée siège de la « wilaya Tounes » (« province de Tunisie ») de l’EI en Afrique du nord ? Telle était l’ambition vraisemblable de ce 7 mars. Tous les témoignages des habitants convergent : les assaillants ont bel et bien tenté de rallier le soutien de la population en complément des assauts proprement militaires contre les symboles de l’Etat. Atri Salem se souvient : « Ils sont passés dans ma rue. Ils criaient : “Ouvrez vos boutiques. On est venus vous libérer du gouvernement qui vous opprime.” » Ils étaient souvent munis de mégaphones. Un autre habitant, Taher, abonde : « J’ai vu douze hommes à pied. Ils nous ont dit : “Salam ! Ne vous inquiétez pas, on ne va pas vous toucher.” » L’étonnant, dans cette Tunisie soumise au danger djihadiste depuis une dizaine d’années mais avec une escalade depuis la révolution démocratique de 2011, c’est que ce type de groupe ait eu le loisir d’établir des points de contrôle dans plusieurs endroits de la ville. Il y en aurait eu, selon les témoignages, entre deux et quatre. Tous convergent pour citer les ronds-points Labbaiche et de Sayah comme les deux principales bases où les hommes de l’EI ont contrôlé les identités des passants sur une période s’échelonnant entre une demi-heure et une heure trente. Un jeune homme, qui préfère conserver l’anonymat, témoigne : « J’ai été arrêté au rond-point de Labbaiche. Ils étaient sept : un cagoulé qui était de Ben Gardane et six autres au visage découvert qui s’exprimaient avec des accents algériens et libyens. Ils nous ont dit : “N’ayez pas peur, vous êtes nos frères, on ne cherche que les agents de l’Etat.” Mais je n’avais pas mes papiers sur moi. Nous étions une vingtaine de passants dans ce cas. On a dû attendre vingt minutes les mains posées contre un mur. Ils laissaient passer ceux qui présentaient leur carte d’identité. » Les agents du pouvoir « taghout » (« tyran ») sont soumis, eux, à un tout autre traitement. Houcine Mansouri était l’un d’eux. Il était un adjudant-chef des douanes, un secteur hautement stratégique en cette ville frontalière. « Dès qu’il a pris connaissance des combats, il est sorti voir en voiture, accompagné d’un ami, raconte son frère Ali Mansouri. Ils ont été arrêtés à un barrage de Daech [acronyme arabe de l’EI]. Ils avaient un projecteur braqué sur eux. Un homme avec l’accent libyen lui a demandé de descendre et de présenter sa carte d’identité. Houcine ne l’avait pas sur lui. Un autre homme de Daech, un Tunisien de Ben Gardane celui-là, l’a reconnu. Mon frère a essayé de fuir mais il a été abattu. » Dans cette traque aux agents de sécurité, les assaillants originaires de Ben Gardane, archétypes de ces jeunes Tunisiens partis rejoindre l’EI en Syrie ou en Libye, ont donc joué un rôle déterminant. Selon Mustapha Abdel Kébir, le directeur pour le Sud tunisien de l’Institut arabe des droits de l’homme, « la centaine d’assaillants comprenaient environ 90 Tunisiens dont une trentaine étaient de Ben Gardane ». ÉCHANGE DE COUPS DE FEU Ces trente-là connaissent la ville par le menu, ses ruelles, ses personnalités. C’est ainsi qu’ils sont remontés jusqu’à Abdelaati Abdel Kébir, le chef de la brigade antiterroriste de Ben Gardane, un jeune officier de 33 ans à la brillante carrière. Et sa carrière, c’était principalement de chasser les djihadistes de cette région où ils transitent en nombre. Abdelaati Abdel Kébir a été tué au petit matin du 7 mars près de son domicile. Il fallait vraiment savoir où il habitait, car le lotissement où la famille élargie s’éparpille sur plusieurs maisonnettes est situé à l’orée de la ville. Un de ses frères montre le mur de ciment nu où M. Abdel Kébir s’est effondré, le corps criblé de balles. L’officier s’était réfugié là, dans la cour de la maison de son oncle, afin d’échapper à un commando de six hommes lancés à sa poursuite. Ils avaient surgi à bord d’une Toyota. Dans l’échange de coups de feu, M. Abdel Kébir aura eu le temps d’en tuer deux. Il les connaissait. Ils le connaissaient. « Il les avait déjà arrêtés, témoigne son frère. Mais ils avaient ensuite été libérés. Ils sont venus prendre leur revanche. » A Ben Gardane, l’EI a pu tuer certains « taghout » emblématiques à défaut d’avoir réussi à soulever la population. La « wilaya Tounes » de l’EI a avorté. Mais ces lendemains du 7 mars sont décidément amers. p frédéric bobin (ben gardane, envoyé spécial) international | 3 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Les Etats-Unis frappent « Omar le Tchétchène » C’est de son séjour en prison qu’« Omar AlTchitchani » date son engagement dans l’islam radical Cet ex-soldat de l’armée géorgienne est devenu l’un des plus importants chefs de guerre de l’Etat islamique G énéral de l’armée noire », « ministre de la guerre du califat » et figure iconique de l’organisation Etat islamique (EI), « Omar le Tchétchène » est peut-être mort au début du mois. Mardi 8 mars, les EtatsUnis ont indiqué l’avoir « probablement » tué le 4, dans le nordest de la Syrie. L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) a toutefois affirmé mercredi que l’homme avait survécu à la frappe au cours de laquelle il aurait été « grièvement blessé ». Aisément reconnaissable avec son bonnet noir et sa longue barbe rousse, Omar Al-Tchitchani est devenu, en moins de trois ans, l’un des chefs militaires de l’EI les plus traqués, au point d’avoir déjà été donné pour mort à sept reprises, selon des sources kurdes, iraniennes ou tchétchènes. De son vrai nom Tarkhan Batirachvili, ce djihadiste de 30 ans, fils d’un chrétien orthodoxe, s’est converti à l’islam lors d’un séjour en prison dans son pays natal, la Géorgie. Né en 1986 dans un village de la vallée du Pankissi, il a grandi dans cette région frontalière de la Tchétchénie et peuplée en majorité de Kistines, des descendants de Tchétchènes immigrés au XIXe siècle, dont sa mère, musulmane, était issue. Lors de la seconde guerre russo-tchétchène en 1999, des réfugiés et rebelles tchétchènes s’y sont établis. L’école terminée, Omar Al-Tchitchani s’est engagé dans l’armée géorgienne, avec l’intention d’embrasser une carrière d’officier. Ce parcours, à l’occasion duquel il s’initie aux armes, au com- l’émir du Caucase, Aliaskhab Kebekov, tué par les forces spéciales russes en avril 2015 au Daguestan. Au sein de l’EI, Omar Al-Tchitchani s’impose rapidement comme un chef de premier ordre. Il est nommé dès fin 2013 émir militaire de la région nord de l’EI (le territoire syrien) et intègre le « Majlis Al-Choura », le « comité central » et organe dirigeant de l’organisation djihadiste. A l’été 2014, l’offensive généralisée de l’EI à Mossoul et dans tout le nord de l’Irak va le propulser au premier plan, quand il apparaît à la tête des troupes de l’EI qui occupent et dynamitent les postes de sécurité irakiens et syriens gardant la frontière entre les deux pays. bat et au renseignement lors de la brève guerre russo-géorgienne de 2008, s’interrompt brutalement quand il est diagnostiqué tuberculeux et démobilisé avec le grade de sergent. Par la suite, il est condamné en 2010 à trois ans de prison pour détention illégale d’armes puis libéré seize mois plus tard en raison de sa maladie. De là date son engagement dans l’islam radical, comme il l’a lui-même raconté dans une rare interview sur un site djihadiste, Fi Syria, où il affirmait en russe avoir juré de se convertir s’il parvenait à sortir « vivant » de prison. Troupes de choc Il rejoint aussitôt des rebelles tchétchènes installés en Turquie, pour la plupart issus de l’Emirat du Caucase, un groupe islamiste radical qui mène une guérilla en Tchétchénie, mais aussi dans d’autres républiques russes caucasiennes comme le Daguestan ou l’Ingouchie. En février 2016, le nombre de ces combattants russophones en Syrie avait été évalué à près de 2 000 par le patron du FSB, les services de renseignement russes, Alexandre Bortnikov. La Syrie n’attire pourtant guère Omar Al-Tchitchani. Il préférerait rallier le Yémen ou l’Egypte mais échoue, et finit par rejoindre la Syrie où il prend la tête de bataillons de combattants de l’Emirat du Caucase, qui mènent l’assaut autour d’Alep au côté du Front AlNosra, affilié à Al-Qaida. Jaïch al-Muhadjirin wa al-Ansar, « L’Armée des émigrants et partisans », le groupe dont il prend la tête, sert de troupes de choc et se spécialise dans des assauts fron- Une image d’« Omar le Tchétchène » diffusée par les djihadistes d’Al-Itissam Media en 2014. AFP taux contre les positions gouvernementales syriennes, souvent pour ouvrir la voie aux combattants d’Al-Nosra. Al-Tchitchani et ses hommes vont ainsi avoir un rôle décisif dans la prise, en août 2013, de la base aérienne de Managh, au nord d’Alep, un revers majeur pour le régime de Bachar Al-Assad. Assiégée pendant près d’un an par des factions rebelles qui avaient multiplié des assauts infructueux, l’installation, d’où décollaient les hélicoptères du régime, tombe après que les commandos caucasiens, précédés par deux kamikazes au volant de camions piégés, eurent ouvert une brèche dans les lignes de défense. Une vidéo de propagande immortalise l’opération : Al-Tchitchani, qui pose tout sourire au milieu de ses hommes, fait son entrée dans le « who’s who » djihadiste. Mais très vite, le groupe se divise. Les uns choisissent de prêter allégeance à Abou Bakr Al-Bagdhadi, le chef irakien de l’EI, les autres refusent. Omar Al-Tchitchani, lui, a choisi. Dans une vidéo longue de trois heures diffusée en août 2014, il justifie son ralliement au califat de l’EI auprès de Conquérant La mise en scène ne doit rien au hasard : Al-Tchitchani, le Géorgeo-Tchétchène, détruit symboliquement une frontière tracée par les puissances coloniales européennes au sortir de la première guerre mondiale, selon les termes des accords secrets francobritanniques de Sykes-Picot, et devient de la sorte un symbole conquérant de l’utopie transnationale djihadiste. Il n’oublie pas cependant sa région d’origine. Dans un message diffusé sur les sites djihadistes le 24 septembre 2014, il promettait 5 millions de dollars à quiconque tuerait Ramzan Kadyrov, le chef de la Tchétchénie installé au pouvoir par Vladimir Poutine en 2007. Selon le site russe spécialisé Le Nœud caucasien, la liste établie par le chef de guerre de l’EI comporterait onze autres responsables tchétchènes. Mercredi, Ramzan Kadyrov, qui avait luimême avancé prématurément la mort de son ennemi il y a un an, n’avait toujours pas réagi à l’annonce du Pentagone. p isabelle mandraud (moscou, correspondante) et madjid zerrouky 22 000 POLOGN E BR ÉSI L Le Tribunal constitutionnel rejette la loi le concernant Poursuites pénales requises contre l’ancien président Lula Le Tribunal constitutionnel polonais a jugé, mercredi 9 mars, non conformes à la Constitution les principales dispositions de la loi sur son fonctionnement, adoptée par la majorité conservatrice et qui a provoqué une grave crise légale en Pologne. La loi du 22 décembre 2015 « … empêche un fonctionnement honnête et correct de l’organe constitutionnel qu’est le Tribunal constitutionnel, par une ingérence dans son indépendance et sa séparation des autres pouvoirs, violant ainsi les principes d’un Etat de droit », a déclaré le juge Andrzej Rzeplinski, le président du Tribunal. Le gouvernement conservateur avait déjà prévenu qu’il ne reconnaîtrait pas cette décision. – (AFP.) Un procureur de Sao Paulo a requis, mercredi 9 mars, des poursuites pénales contre l’ex-président brésilien Luiz Inacio Lula da Silva, déjà soupçonné dans l’enquête sur le scandale de corruption Petrobras. « Il s’agit d’une dénonciation pour occultation de biens et blanchiment d’argent », a affirmé une source du ministère public de Sao Paulo. L’enquête porte sur un triplex à Guaruja, une station balnéaire, au nom d’une entreprise de construction impliquée dans le scandale Petrobras et dont Lula et sa femme, Marisa Leticia, nient être propriétaires. La demande du parquet de Sao Paulo a été transmise à un tribunal local qui devra décider s’il donne suite. – (AFP.) .!3,3 20 89(#/,$ 434 '34,/)',+#66#0 2#/'9 : &6)94 "3/%9#/ 13+/ 73/,+- 8)66#/*0'350 fiches de membres de l’EI auraient été récupérées par Sky News La chaîne d’information britannique Sky News a affirmé, mercredi 9 mars, avoir mis la main sur des documents contenant les noms de 22 000 membres de l’organisation Etat islamique (EI), qu’elle aurait reçus d’un ex-membre de l’EI. Les fichiers contiendraient les noms, adresses et numéros de téléphone des recrues grâce à des formulaires remplis par des ressortissants de 55 pays ayant rejoint l’EI. Le ministre de l’intérieur allemand, Thomas de Maizière, a confirmé l’authenticité des documents. Jointes par Le Monde, les autorités françaises se sont refusées à tout commentaire « pour des raisons opérationnelles ». 9N7A6 : ) Z 9N7A6 1H ) Z 9N7A6 >) Z 9N7A6 1& ) Z 9N7A6 1>) Z N5CA6J?;=6 Z I;AD=AW7F6 Z G;?46 I< IAN@ B1/ 07;6=2J60K;A6 Z CF7K@N20?;=5AD=2J@F6JI< B1/ Z ;7DF3N@ Z 6NA=5FJDF=F3AW3FJGF6JK;A6 647F6=F6 Z 3N@ G.F47;9F I< IAN@06F77A6 Z 3F76NA@@F6< B1/ ?-%-Q#V 'R-V+$#QX #V*XS)V*-VP< @#QP) *)Q !-%-Q#VQ 7U+$) KU,U#Q *) ER-V+) S-RP#+#S-VP Y ".USXR-P#UV QOR 000;9>)!&%*>*>D6;)>@ :/."42/4"3 "-$"82A:<<"??"3 ?"3 #A=(<$B"3 71 "2 ,5 =(43; 4 | international 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Birmanie: la «Lady» choisit un fidèle pour président Aung San Suu Kyi, bloquée par la Constitution, a proposé son ancien chauffeur, Htin Kyaw, au poste suprême LES DATES rangoun - envoyé spécial A ung San Suu Kyi a nommé, jeudi 10 mars, son ancien chauffeur comme candidat à la présidence de la Birmanie, mais c’est elle qui sera au volant : Htin Kyaw, 69 ans, soit un an plus jeune que la « Lady », est un camarade d’école de cette dernière et sera à ses ordres. Si elle l’a nommé, c’est qu’elle peut lui faire toute confiance : comme un article de la Constitution l’empêche d’accéder aux plus hautes fonctions parce qu’elle a été mariée à un étranger, elle a déjà fait savoir qu’elle serait, quoi qu’il en soit, « au-dessus du président »… Même si l’on peut se gausser, pour la forme, de l’ascension fulgurante du « chauffeur-président », Htin Kyaw a un passé plus complexe et plus riche que cet homme présenté par certains médias comme celui qui la conduisait à ses rendez-vous : diplômé d’économie, ancien professeur d’université puis fonctionnaire aux ministères des affaires étrangères et de l’industrie, Htin Kyaw est aussi le fils du grand poète Min Thu Wun. S’il est devenu le chauffeur de la « Dame de Rangoun », c’est parce qu’il était l’un de ses plus fidèles collaborateurs : il était aussi l’un des conseillers d’Aung San Suu Kyi depuis que les ultimes années en résidence surveillée de cette dernière avaient pris fin, en novembre 2010. Processus électoral complexe Le processus de sélection du président de la République est complexe : un collège électoral composé de députés et sénateurs, ainsi qu’un troisième formé de militaires – qui jouissent d’un quota de 25 % de sièges réservés à l’Assemblée nationale et au Sénat – élisent trois candidats à la présidence. Dans un second temps, les deux Chambres et les militaires se réunissent en con- 30 MARS 2011 Le pouvoir passe aux mains du parti civil USPD, après l’autodissolution de la junte militaire au pouvoir depuis 1992. Cela marque le début d’une série de réformes et d’ouverture du pays. 1ER AVRIL 2012 Aung San Suu Kyi entre au Parlement à la suite d’élections législatives partielles. Son parti, la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), compte alors une trentaine de députés, sur un total de 440. 8 NOVEMBRE 2015 Htin Kyaw, ex-chauffeur d’Aung San Suu Kyi et professeur d’université, à Naypyidaw, le 1er février. La NLD remporte les élections législatives et obtient une écrasante majorité au Parlement. Cela lui assure de pouvoir choisir le nom du futur président. SOE ZEYA TUN/REUTERS grès et élisent le président parmi les trois candidats choisis précédemment, les deux autres devenant aussitôt vice-présidents. Le vote final devrait avoir lieu en début de semaine prochaine. Au vu de l’écrasante victoire de la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), qui a remporté, en novembre 2015, 80 % des sièges en lice dans les deux Chambres, Htin Kyaw est assuré d’être élu par ses pairs. La formation des militaires, le Parti pour la solidarité et le développement de l’Union (USDP), a lui aussi nommé deux candidats ; les militaires devraient proposer le leur dans la journée de jeudi. Mais qu’importe : aucun d’entre eux ne pourra être élu. Le choix d’Aung San Suu Kyi devrait, si tout se passe bien, sur- « Cela va être irritant pour elle de voir tous les privilèges allant au président » KHIN ZAW WIN commentateur politique monter l’écueil d’une direction « bicéphale » : ces derniers jours, les commentateurs birmans et des experts étrangers s’inquiétaient de cette perspective étrange consistant à ce que le président birman, qui dispose de pouvoirs très étendus, voie son rôle restreint à celui d’une marionnette dont la marionnettiste en chef tirerait les ficelles. D’autant que la « Lady » n’est pas commode : elle passe pour ambitieuse et accessoirement jalouse de ses prérogatives. « Etre présidente par procuration n’est pas la meilleure des options, estime Soe Myint Aung, fondateur d’un institut d’études politiques de Rangoun. Aung San Suu Kyi a démontré ces derniers mois qu’elle est quelqu’un qui aime gérer tout elle-même dans les moindres détails, que cela soit la collecte des ordures, la propreté des résidences des futurs députés de la NLD ou la façon dont elle dirige avec autorité son parti. » La difficulté prévisible, sinon probable, réside dans le fait qu’elle va devoir, en principe, renoncer à tout pouvoir institutionnel puisque le président est, de par la Constitution, « celui qui jouit de la priorité sur toutes les autres personnes ». Après tant d’années de lutte, dont une quinzaine passées en résidence surveillée, la fille du général Aung San, père de l’indépendance de la Birmanie, ne serait pas indifférente à la pompe des protocoles, soulignent des analystes de la politique birmane. « Rôle de marionnettiste » « La vanité et la fierté d’Aung San Suu Kyi seront les plus grands obstacles au bon fonctionnement des choses. Cela va être irritant pour elle de voir tous les privilèges allant au président », prédit Khin Zaw Win, commentateur politique, lui-même ancien militant et prisonnier politique. « Si elle en fait trop dans son rôle de marionnettiste, non seulement la Birmanie deviendra un objet de moquerie, mais l’institution présidentielle sera affaiblie et inefficace », craint-il. Pour l’heure, et sans que l’on puisse préjuger de l’avenir immédiat, les relations de proximité et de confiance entre la présidente par procuration et sa « créature » devraient permettre d’éviter les frictions. Les premières réactions à la nomination au poste de candidat de Htin Kyaw sont parfois très positives. Comme celle de l’écrivain Thant Myint-U, petit-fils du célèbre ex-secrétaire général des Nations unies U Thant (1961-1971), qui a tweeté jeudi : « C’est un choix exemplaire », s’est-il félicité, insistant sur la personnalité d’« absolue intégrité » du futur président. p bruno philip Le Sénégal tente de récupérer le « magot » de Karim Wade L’ancien ministre et fils de l’ex-président Abdoulaye Wade purge une peine de six ans de prison pour enrichissement illicite P rès d’un an après la condamnation pour enrichissement illicite de Karim Wade, ex-ministre et fils de l’ancien président sénégalais Abdoulaye Wade, l’Etat sénégalais se débat pour démêler l’écheveau de sociétés offshore et de prête-noms qui ont permis, selon l’accusation, au condamné et à ses complices de détourner plusieurs dizaines de millions d’euros au détriment du Sénégal. « La traque est lancée pour récupérer le magot manquant et nous avons bon espoir que cela apporte des résultats d’ici six mois ou un an », a déclaré, mardi 8 mars, Me William Bourdon, l’un des avocats de l’Etat sénégalais. Karim Wade, surnommé « le ministre du ciel et de la terre » au temps de sa splendeur, a été condamné le 23 mars 2015 à six ans d’emprisonnement et 210 millions d’euros d’amende par une juridiction spéciale, la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI). Il était accusé d’avoir acquis illégalement 178 millions d’euros par le biais de montages financiers opaques lorsqu’il était ministre, cumulant les portefeuilles de la coopération internationale, de l’aménagement du territoire, des transports aériens et des infrastructures de 2009 à 2012. Selon l’accusation, son patrimoine comprend des sociétés au Sénégal et à l’étranger, des comptes bancaires, des propriétés immobilières et des voitures. A ce jour, cependant, seulement venant de choc « 26 millions d’euros ont été récupérés par l’Etat sénégalais », a détaillé Antoine Diome, l’agent judiciaire du Sénégal. Une toute petite partie de ce capital remonte clairement jusqu’à Karim Wade. Tout comme pour le reste des détournements qui ont nourri le dossier de la CREI, l’essentiel des montants et montages financiers impliquent certains de ses proches, jugés et condamnés en même temps que lui. « Le retard du Sénégal à tracer la ligne rouge [entre les avoirs des uns et des autres] est proportionnel à la complexité que l’on trouve aujourd’hui dans un environnement financier globalisé », a expliqué Me Bourdon. « Karim Wade n’était pas actionnaire direct de ces « Nous détenons les preuves que Karim Wade a utilisé des prête-noms » SIMON NDIAYE mandataire du Sénégal sociétés mais nous détenons les preuves qu’il a utilisé des prêtenoms », a affirmé Simon Ndiaye, un autre mandataire du Sénégal. Selon des documents produits par M. Diome, 24 comptes en banque ouverts à la Julius Baer de Monaco ont notamment été saisis pour un montant d’environ 12 millions d’euros. Un seul d’entre eux – crédité de 2 millions – était au nom de Karim Wade. Outre ce compte, le Sénégal a mis la main sur un contrat d’assurance-vie au Luxembourg d’une valeur de 768 000 euros. En France, un appartement acheté 400 000 euros à crédit a été identifié, ainsi que des montres de luxe déposées dans un coffre de la Société générale. On est loin des centaines de millions évoqués durant le procès. Mais Félix Sow, le bâtonnier du barreau de Dakar, rappelle qu’il existe « de toute façon, un énorme écart entre son capital et ses revenus légaux déclarés de 2002 à 2012 ». « A l’échelle du PIB sénégalais, on parle de montants très significatifs », ajoute Me Bourdon. nicolas demorand le 18/20 mond 15 un jour dans le monde 18:15 19:20 le téléphone sonne Cette contre-attaque de l’Etat sénégalais intervient un mois après le dépôt, à Paris, d’une plainte des défenseurs de Karim Wade pour « détention arbitraire », une initiative fondée sur un avis du groupe de travail du Conseil des droits de l’homme de l’ONU critiquant, non pas le fond de l’affaire, mais la durée de la détention préventive de l’ancien ministre. La défense de M. Wade dénonce un procès politique destiné à écarter un concurrent potentiel. Aucun autre responsable du temps du régime corrompu d’Abdoulaye Wade n’a en effet été condamné par la CREI – à l’exception de l’ancien directeur du cadastre Tahibou Ndiaye. p christophe châtelot avec les chroniques d’Arnaud Leparmentier et d’Alain Frachon dans un jour dans le monde de 18 :15 à 19 :00 international | 5 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Buckingham s’emporte contre le « Sun » Le Palais a saisi l’organe de régulation de la presse après la « une » sur le soutien de la reine au « Brexit » L a « une » à sensation du quotidien The Sun affirmant, mercredi 9 mars, « La reine soutient le Brexit » a provoqué une réaction exceptionnelle : à peine le journal paru, le palais de Buckingham a saisi l’instance de régulation de la presse, après avoir qualifié le « scoop » du tabloïd de « ragots fallacieux basés sur des sources anonymes ». Cette riposte traduit l’ire de la monarchie, dont l’apolitisme nourrit la popularité depuis des décennies. « La reine demeure politiquement neutre comme elle l’est depuis soixantetrois ans », a affirmé un porte-parole du palais. Mais la saisine du gendarme de la presse, en déclenchant une enquête, va prolonger le débat sur un sujet miné : le rôle de la reine dans la campagne du référendum du 23 juin sur le maintien (« in ») ou la sortie (« out ») de l’Union européenne (UE). « Idioties » Sous la mention « exclusif et explosif », le quotidien le plus lu du Royaume-Uni affirme qu’en 2011, lors d’un entretien à Buckingham Palace avec le très europhile Nick Clegg, alors vice-premier ministre et chef des libéraux-démocrates, la souveraine aurait affirmé que « l’Europe allait dans la mauvaise direction ». La conversation orageuse avec M. Clegg aurait duré « un certain temps », rapporte la source, « hautement fiable » mais anonyme, citée par le Sun, qui ajoute : « Les personnes qui ont entendu leur conversation ne pouvaient avoir le moindre doute sur les sentiments de la reine à l’égard de l’intégration européenne. » Pour étayer sa manchette, le journal rapporte que, lors d’une autre conversation avec des députés, Elizabeth II aurait lâché « d’une façon venimeuse » : « Je ne comprends pas l’Europe. » Nick Clegg a réagi vertement à ces « révélations ». « Ce sont des Véridiques ou non, les propos prêtés à la reine ont aussitôt été utilisés par les protagonistes du débat sur l’UE idioties. Je n’ai aucun souvenir d’une pareille scène et ce n’est pas le genre de chose que j’aurais oubliée », a-t-il affirmé sur Twitter. Plusieurs commentateurs observent que les remarques de la reine sont plausibles, mais qu’elles se situeraient à une époque où il n’était nullement question d’un référendum et où le mot « Brexit » n’existait pas. Il se trouve, d’autre part, que le nouvel organe de régulation saisi par la reine, l’Independent Press Standards Organisation (IPSO), a été créé en 2013 en réaction au scandale des écoutes téléphoniques du News of the World, l’ex-journal à scandales qui appartenait, comme le Sun, au magnat australien de la presse Rupert Murdoch. Mercredi soir, la direction du quotidien a défendu sa manchette sur la reine, « fondée sur deux sources irréprochables ». Véridiques ou non, anachroniques ou pas, les propos prêtés à la reine ont immédiatement été utilisés par les protagonistes du débat actuel sur l’UE. « La raison pour laquelle nous chantons avec tant de cœur “God Save The Queen” est que nous pensons toujours que [la reine] est là pour nous protéger de l’intrusion de l’Europe », a déclaré le député conservateur eurosceptique Jacob Rees-Mogg. Dans le camp pro-européen, l’ancien ministre libéral-démocrate Edward Davey a déclaré à la BBC : « La reine sait parfaitement qu’une sortie de l’UE serait le meilleur moyen de détruire le Royaume-Uni, puisque l’Ecosse voterait ensuite pour son indépendance. » Michael Gove, actuel ministre de la justice et militant du « out », est montré du doigt comme la taupe probable du Sun, ayant été présent à la réception de 2011. Même après la diffusion par le Sun, à l’été 2015, d’une vidéo des années 1930 montrant la future reine faisant le salut nazi, Buckingham n’avait pas porté plainte. Cette fois, la saisine de l’IPSO se réfère au code de conduite de la presse prohibant la publication d’informations « fausses, trompeuses ou déformées ». « Notre continent » Le « scoop » revendiqué par le Sun prend à contre-pied deux usages solidement établis : la neutralité de la reine et l’interdiction pour les politiques – en particulier le premier ministre qu’elle reçoit chaque mercredi – de rapporter des conversations tenues avec elle. L’ennui est que ces dogmes souffrent d’exceptions. Quelques jours avant le référendum de 2014 sur l’indépendance de l’Ecosse, Elizabeth II avait enjoint aux électeurs de « penser très sérieusement à l’avenir », une remarque interprétée comme un soutien au vote pour le maintien de l’Ecosse dans le Royaume-Uni. A Berlin, en juin 2015, elle avait mis en garde contre « la division de l’Europe » et parlé de « notre continent », exprimant son attachement à l’UE contrairement à ce que prétend aujourd’hui le Sun. Quant au secret des conversations politiques avec la reine, il avait souffert d’une sérieuse entorse lorsque en septembre 2014, peu après le rejet de l’indépendance par les Ecossais, David Cameron avait été enregistré à son insu racontant que la reine avait « ronronné » de bonheur en apprenant la victoire du « non ». Le premier ministre avait dû présenter ses excuses pour avoir rapporté involontairement une conversation privée avec la souveraine. p philippe bernard C '0$4+ 4 -LF F( FKLE M+KD"MF )(ID$F "( :G-L) 3M$F!( )D // !-GF >J//5 6(G+$ N "- ;G-L+( (E -DB ;G-LO-$F IKDG "(DG -$)( (E "(DG FK"$)-G$EM HD$ LKDF KLE $LFD'!M E-LE )( +KDG-&(5 <(ID$F0 ,(-D+KDI - MEM '-$E IKDG "- G(+KLFEGD+E$KL5 L’HISTOIRE DU JOUR A Naples, on achète bien les votes ertains se sont fait un peu d’argent de poche, dimanche 6 mars à Naples, à l’occasion de la primaire organisée par le Parti démocrate (PD, centre gauche) pour désigner ses candidats aux élections municipales de juin. Grâce à une caméra cachée, les journalistes du site Fanpage.it ont pris sur le fait des élus et des cadres de la formation dirigée par le président du conseil, Matteo Renzi, en train de proposer de régler la participation des électeurs à cette consultation (1 euro) ou décupler l’offre (10 euros) pour acheter leur vote en faveur de Valeria Valente, 39 ans, victorieuse de ce scrutin avec une avance de 500 voix sur son adversaire, Antonio Bassolino, 68 ans. Environ 30 000 militants ont pris part au scrutin. L’achat de votes est une pratique hélas courante en Campanie et dans le sud de l’Italie. L’écrivain-journaliste Roberto Saviano, auteur du best-seller Gomorra (Gallimard, 2007), l’a souvent dénoncé dans ses articles, estimant que pour une élection locale, le prix d’une voix se négociait aux alentours de 50 euros. Pour une primaire, c’est évidement moins cher (la victoire finale n’est pas assurée) mais efficace. Dans cinq des soixante-dix-huit bureaux où les faits ont été avérés, l’écart des suffrages entre Valeria Valente et Antonio Bassolino va du simple au double. Ce dernier a déposé un recours pour faire annuler la consultation. La commission du parti chargée de l’étudier l’a rejeté, mercredi 9 mars, au motif que sa plainte est arrivée vingt-quatre heures trop tard. Valeria Valente, soutenue '07B? ,36#9 CE4$ &2 ;7B=4$>;5 &2 82+74B$7 &$ 12$452"B% 0B??$ &(@/+AB% &F;+74$>$=4 &$ C2A25!B>+9 .=$ "??$44$ $4 5<= ;D7$ 7F2=B5 5<25 2= !+=+"+5+ :;+7+;?2B$ !$27B- ;<27 &$>+=&$7 ?+ ;7<5;F7B4F $4 2=$ *<==$ 7F)<?4$ &+=5 ?+ 7F"B<=9 par Matteo Renzi, a appelé sur Twitter les militants à tourner au plus vite cette page peu reluisante : « A présent, pensons seulement à Naples. » Il n’est pas certain que les plaies cicatrisent aussi vite. Ancien ministre, ancien maire de la ville devenu ensuite président de la région, Antonio Bassolino représente la vielle génération que le jeune président du conseil veut « mettre à la casse ». Mais les partisans de ce LES ADVERSAIRES routier de la politique le poussent à se présenter DE MATTEO RENZI malgré sa défaite… LE RENDENT Instruments de légitimation du candidat, les priRESPONSABLE maires ne sont efficaces qu’à deux conditions : que DE LA TAMBOUILLE personne ne triche et que la NAPOLITAINE participation soit forte. Si, à Naples, la première condition n’est, à l’évidence, pas totalement respectée, à Rome, où une consultation avait lieu le même jour, c’est la deuxième qui a fait défaut. Seule la moitié des électeurs qui avaient participé à la précédente consultation, en 2013, s’est rendue aux urnes pour désigner Roberto Giachetti, 54 ans, soutenu lui aussi par le premier ministre. Les adversaires du chef du gouvernement ne se privent pas pour le rendre responsable de la tambouille napolitaine et de la désaffection romaine. Moralité : ses deux poulains sont qualifiés, mais leur handicap est plus lourd que prévu. p philippe ridet (rome, correspondant) 9" LKDF '-D)G- (L+KG( '-$G( IG(DC( )( I(GFMCMG-L+(0 !-$F LKDF IKDGFD$CGKLF LKF (''KGEF5 6(G+$ -DB ;G-LO-$F(F (E ;G-LO-$F IKDG "(DG FKDE$(L +KLFE-LE5 7- GM&$KL )( 2K%K#D @ ID$F( "- 'KG+( ).-C-L+(G C(GF ".-C(L$G5 1(L(= )M+KDCG$G "GM&$KL * LKDF F(GKLF %(DG(DB )( CKDF -++D($""$G5 '6 2.8%!8 #7/7)+ /,)+!!+$#." $. %+&(* #* -"+*'# "53&*(,.1-$ ?GM)$E I%KEK A 8DL 2-#-$ londres - correspondant 6 | planète 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 C ATA S T R O P H E N U C L É A I R E I W AT E Mer du Japon M I YAG I Ishinomaki Sendai Fukushima Daiichi Fukushima Aizuwakamatsu Minamisoma Odaka Fukushima cinq ans après Koriyama FU KUSH I M A Iwaki JAPON 20 km : zone interdite 30 km : zone de confinement Tokyo 50 km Entre zones sinistrées et villes fantômes, le nord-est du Japon, ravagé par le séisme, le tsunami et la catastrophe nucléaire du 11 mars 2011, se reconstruit difficilement REPORTAGE philippe mesmer photos : noriko takasugi pour « le monde » minamisoma, ishinomaki (japon) - J’ envoyés spéciaux ai couru quarante minutes ce matin. J’ai longé l’océan. Il y avait du vent. Le ciel changeait vite. C’était beau. » Marathonien par passion, Katsunobu Sakurai est aussi maire de Minamisoma, ville du département de Fukushima, dans le nordest du Japon. Cet homme à la voix douce mène sa ville par amour d’une terre qui l’a vu naître en 1956, comme ses parents éleveurs de bovins et cultivateurs de riz, et comme tous les Sakurai du lieu depuis « quinze à vingt générations ». A l’ouest, Minamisoma est dominée par le mont Kunimi. A l’est, c’est l’immensité du Pacifique. Le 11 mars 2011, la bonhomie de cette ville rurale, vivant de l’agriculture et de la production de pièces détachées d’automobile, s’est perdue dans le séisme, le tsunami et la catastrophe nucléaire qui ont ravagé le Tohoku, le nord-est du Japon, faisant 15 893 morts et 2 565 disparus. Minamisoma a perdu 650 de ses habitants. Sa côte a été ravagée par le tsunami. La fusion des trois cœurs de la centrale installée au sud de la ville et les rejets massifs de substances radioactives ont contraint les autorités à évacuer les habitants dans un rayon de 20 kilomètres autour du site. Le sud de Minamisoma en faisait partie. A l’époque, la peur avait précipité des milliers d’habitants sur les routes. La population de la ville avait plongé de 71 000 à 10 000 âmes. Cinq ans après, elle s’établit à 55 000, dont 4 000, souvent des personnes âgées et désœuvrées, habitent dans des « kasetsu jutaku », des logements provisoires installés à la hâte à l’été 2011, trop petits et mal isolés. Et pourtant, M. Sakurai rêve de faire de sa ville « un nouveau paradis ». Louable ambition, mais aujourd’hui, malgré les efforts, Minamisoma concentre les problèmes, psychologiques et matériels, des zones sinistrées. Il faut arpenter les rues désertes d’Odaka pour mesurer l’ampleur du défi. Ce bourg occupe le sud de Minamisoma, dans la zone des 20 kilomètres. Ses 13 000 habitants ont dû partir. Comme une centaine d’autres villes, dont la moitié dans le département de Fukushima, Odaka fait l’objet d’importants travaux de décontamination. Les arbres ont été élagués, 5 centimètres d’épaisseur de sol ont été retirés et les bâtiments ont été passés au Kärcher, avec pour objectif de réduire l’exposition externe annuelle des lieux traités à 1 millisievert (1 msv) – la limite maximale autorisée sur un an. L’opération a déjà coûté à Minamisoma 400 milliards de yens (3,2 milliards d’euros). Elle devrait se terminer d’ici deux ans, malgré les retards dus à la difficulté de trouver des sites de stockage des sacs de détritus, dont le poids devrait atteindre 29 millions de tonnes. L’ENSEMBLE DES ZONES SINISTRÉES COMPTENT ENCORE 174 000 PERSONNES VIVANT DANS DES LOGEMENTS PROVISOIRES La décontamination a permis d’assouplir l’accès à Odaka. Les gens ont le droit d’y passer la nuit s’ils veulent récupérer des affaires ou ranger leur maison. Dans les faits, une certaine tolérance prévaut, et un peu plus de 1 000 personnes, essentiellement âgées là aussi, sont revenues y vivre. « Tous les services publics sont restaurés et gratuits à Odaka », souligne le maire. Mais les magasins restent fermés et, le soir tombé, les rues désertes donnent l’impression d’une ville fantôme. « DÉFI PASSIONNANT » Natif du lieu, Tomoyuki Wada veut croire à la résurrection de sa ville. Cet ingénieur informatique trentenaire a créé une « Odaka Workers’ Base » pour « aider tous ceux qui veulent développer une activité ici ». Son centre aux allures de boutique se dresse face à la gare refaite à neuf mais vide, le trafic ferroviaire n’ayant pas été relancé. Il offre un accès gra- tuit à Internet et abrite un atelier de fabrication d’accessoires de mode en verre, parrainé par le joaillier tokyoïte Hario LWF. Sa société gère également une supérette, aujourd’hui seul magasin actif d’Odaka. « Ce point de vente attire 200 clients par jour, majoritairement des ouvriers de la décontamination. » Karin Taira, âgée également d’une trentaine d’années, a quitté son emploi à Japan Platform, une agence semi-publique d’aide aux ONG, pour assister M. Wada. « J’ai trouvé le défi passionnant », avoue-t-elle. Sa présence intrigue. La plupart des jeunes femmes fuient Fukushima par crainte des radiations, ce qui « nuit à l’équilibre de la population, déplore le médecin Tomoyoshi Oikawa, de l’hôpital général de Minamisoma. Cela perturbe même le fonctionnement de l’hôpital, car beaucoup d’infirmières refusent de venir travailler ici ». Karin Taira ne s’inquiète pas. « Cela aurait été à Namie ou Futaba [villes plus proches de Le chantier de démantèlement de la centrale prend du retard une touche d’optimisme, dans un sombre tableau : Tepco, l’entreprise responsable de la centrale nucléaire de Fukushima, dévastée par le séisme et le tsunami du 11 mars 2011, semble avoir enfin endigué les rejets d’eau contaminée dans le Pacifique. Mais elle n’en est qu’au début d’un chantier de démantèlement qui doit s’étaler sur une quarantaine d’années. « Il y a des avancées indéniables, mais le plus gros du travail reste à faire », résume Thierry Charles, directeur général adjoint de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire français. La gestion des eaux polluées constitue, pour les 10 000 ouvriers qui se relaient parmi les décombres, une bataille permanente. La situation s’améliore puisque, selon Tepco, les écoulements d’eaux souterraines vers l’océan, qui atteignaient un volume quotidien de 300 m3, ont été réduits à environ 10 m3 par jour. Cela, grâce à un mur de 900 mètres de long et 35 mètres de haut en bordure de mer, complété de puits de pompage. Mais les eaux radioactives continuent de s’accumuler sur le site. Chaque jour, 325 tonnes d’eau douce sont injectées dans les réacteurs éventrés pour refroidir leurs cœurs. Après s’être chargées de radioéléments, elles se répandent dans les parties basses des bâtiments, où s’infiltrent aussi, quotidiennement, 200 tonnes d’eaux souterraines. Pour limiter ces infiltrations, Tepco se prépare à geler le sol autour des réacteurs. Une opération qui a nécessité l’introduction de 1 568 tuyaux à 30 mètres de profondeur et qui doit encore recevoir le feu vert de l’Autorité de régulation du nucléaire. Près de 800 000 tonnes d’eau radioactive Toute l’eau est pompée et traitée, pour en extraire les radionucléides (césium, strontium, antimoine…), à l’exception du tritium. Une partie est ensuite réintroduite dans la boucle de refroidissement, tandis que le reste est entreposé dans un millier de réservoirs. A ce jour, le stock d’eau partiellement épuré atteint près de 800 000 tonnes qu’il faudra, à terme, rejeter dans l’océan. Une solution à laquelle s’opposent toujours les pêcheurs de Fukushima. Autre problème : le traitement génère des déchets radioactifs, qui remplissent déjà près de 3 000 conteneurs. Le retrait des combustibles des piscines de refroidissement, lui, prend du retard. Il a été réalisé avec succès, en 2013 et 2014, pour le réacteur 4, mais repoussé à la fin 2017 pour le réacteur 3, et à l’horizon 2020 pour les réacteurs 1 et 2. « Le niveau d’irradiation dans la partie haute des bâtiments est trop élevé pour que des personnes puissent intervenir directement, explique Thierry Charles. Tout devra être fait à distance, avec des grues télécommandées. » Quant à la récupération des cœurs des réacteurs 1, 2 et 3, elle n’est programmée qu’entre 2020 et 2025. Ce sera la phase la plus ardue. Il faudra, d’abord, localiser ces cœurs, qui sont entrés en fusion lors de l’accident en formant un « corium » extrêmement radioactif. Des détecteurs à muons ont confirmé qu’ils avaient percé les cuves en acier des réacteurs et s’étaient agrégés à leur socle de béton, le radier. Où exactement ? Un « robot serpent » a été introduit en avril 2015 dans un tuyau du réacteur 1, mais ses circuits ont été grillés par les radiations. Tepco a repoussé à 2017 l’envoi de nouveaux engins de repérage dans les tuyauteries. Une quinzaine de robots sont déjà utilisés à différentes tâches : recherche de sources de radiations, décontamination des sols et des bâtiments, retrait de débris… Des auxiliaires indispensables pour un chantier surhumain. p pierre le hir et ph. me. (à tokyo) planète | 7 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Ci-contre, le bourg d’Odaka, à Minamisoma, situé dans la zone des 20 kilomètres autour de la centrale nucléaire qui a dû être évacuée le 24 février 2011. la fameuse Jeep Willys américaine réalisés par son père, ce propriétaire du magasin d’électronique Panacc détruit par le tsunami juge la situation désespérante. Il ne sait pas s’il doit réintégrer son ancien magasin ou se rapprocher des nouvelles zones résidentielles. Dans les deux cas, les perspectives ne sont pas bonnes. Il a jusqu’à la fin octobre, date de sa réinstallation, pour se décider. « Enfin ! », estime-t-il toutefois, le déménagement ayant été plusieurs fois reporté. De fait, l’explosion des coûts des matières premières pour la construction et la pénurie de main-d’œuvre retardent les travaux. Les prix de l’immobilier explosent. « Le prix du tsubo [3,3 m², la mesure de base de l’immobilier au Japon] a quasiment triplé, à 130 000 yens », s’indigne Shinichiro Raku, agriculteur occupant un logement provisoire de Minamisoma. D’après l’agence de la reconstruction, la moitié environ des nouveaux logements étaient bâtis en mars 2016, et l’objectif reste de finir la réinstallation des évacués en mars 2019. Or beaucoup de logements neufs ne trouvent pas preneur pour des raisons financières. Ci-dessus, à Arahama, un monument dédié à la déesse de la miséricorde a été érigé en mémoire des 181 victimes de Sendai. A droite : Tome Tamagawa et Shizue Inamura, qui vivent dans un logement provisoire, sont sur le point de retourner dans le centre-ville d’Odaka. la centrale, totalement interdites d’accès], je ne l’aurais pas fait », nuance-t-elle. Tomoyuki Wada non plus ne se fait guère de souci. « Ma femme et mes enfants reviendront quand l’école rouvrira », précise-t-il. Ils vivent aujourd’hui à Aizuwakamatsu, 150 kilomètres plus à l’ouest. Les progrès restent conditionnés à la levée définitive de l’interdiction d’accès à Odaka. Le gouvernement devait le décider en avril, comme il l’a fait depuis 2014 pour d’autres villes de la zone des 20 kilomètres. Mais les habitants craignent de perdre les aides versées, et ils s’inquiètent aussi de la radioactivité dans ces zones. SITUATION DÉSESPÉRANTE Les doutes alimentent le désarroi persistant des populations. Le docteur Oikawa a constaté une multiplication des cas de troubles de stress post-traumatique. En cause, selon lui, « le tsunami, mais surtout l’évacuation ». Il déplore également une hausse des dépressions et des problèmes d’obésité dans une population d’agriculteurs « aujourd’hui prisonnière de logements provisoires où elle se morfond ». « Il y a des tensions entre les gens, regrettet-il par ailleurs, notamment sur les différences de dédommagement. » Les habitants de la zone des 20 kilomètres reçoivent toujours 100 000 yens (800 euros) par personne et par mois de Tepco, la compagnie d’électricité de Tokyo responsable de Fukushima. Ceux de la zone entre 20 et 30 kilomètres ont été dédommagés pendant six mois. Les autres n’ont rien. La présence à Minamisoma de 8 000 travailleurs de la décontamination est également source de conflits. « L’amertume est trop pesante », regrette Tokuun Tanaka, prêtre du temple bouddhiste Doukeiji perché sur une hauteur, au milieu de cryptomérias centenaires et des tombes de samouraïs qui ont fait la renommée de la région, mais qui se situent dans la zone des 20 kilomètres. Le problème vient de « la destruction des communautés ». « Ici, beaucoup de petits festivals ne sont plus fêtés. Je ressens profondément ce qui a été perdu », confie M. Tanaka. D’après l’agence de la reconstruction, 3 407 rescapés de la triple catastrophe sont ENTENTES ILLÉGALES décédés des conséquences psychologiques du drame, dans l’ensemble du Tohoku, entre mars 2011 et la fin septembre 2015 ; 58 % de ces victimes proviennent du département de Fukushima. L’ensemble des zones sinistrées comptent encore 174 000 personnes dans des logements provisoires. A Ishinomaki, à une centaine de kilomètres au nord de Minamisoma, le tsunami a fait 4 600 morts et disparus, et détruit 46 % de la ville. Les bâtiments restés debout se dressent esseulés au milieu des silhouettes de ceux que la vague a emportés. Des statues bigarrées de personnages de manga colorent timidement la ville, rappelant qu’Ishinomaki abrite un musée entièrement consacré à cet art. La loi interdit désormais d’habiter dans les zones détruites par le tsunami. Elle y autorise uniquement les activités commerciales, les usines ou les magasins. Les habitants sont en passe d’être relogés dans une vaste zone résidentielle à l’intérieur des terres, autour d’un immense centre commercial Aeon. De quoi inquiéter les commerçants de l’ancien centre-ville, aujourd’hui installés dans des préfabriqués à deux pas de la mairie, derrière une palissade ornée de quelques fresques naïves déjà défraîchies. Hidehiro Sato dirige la communauté. Installé dans un bric-à-brac mêlant platine 33 tours, disques de jazz ou encore dessins de La justice ordonne l’arrêt de réacteurs Coup dur pour la relance du nucléaire au Japon. Mercredi 9 mars, le tribunal d’Otsu (département de Shiga, centre) a ordonné l’arrêt immédiat de deux réacteurs de la centrale de Takahama (département de Fukui). « Des doutes subsistent sur la protection contre les tsunamis et les plans d’évacuation », précise le jugement rendu en réponse à une plainte de riverains du lac Biwa, le plus grand du Japon, vivant à moins de 30 km de la centrale. La décision remet en cause les décisions de l’Autorité de régulation du nucléaire, pour qui les deux réacteurs respectaient les normes de sûreté « les plus strictes du monde », adoptées après Fukushima. Le porte-parole du gouvernement, Yoshihide Suga, a affirmé que la politique nucléaire ne changerait pas. La Compagnie d’électricité du Kansai, propriétaire du site, a fait appel. Ci-dessus au centre : Taro, 19 ans, travailleur de la décontamination, vient d’Hokkaido, attiré par un bon salaire, mais inquiet du niveau de radioactivité. En bas, Karin Taira a quitté son emploi à Japan Platform pour travailler dans un bureau d’Odaka. Quel avenir économique pour la région ? « Les progrès sont réels et se poursuivent sans relâche », affirme le ministre de la reconstruction, Tsuyoshi Takagi. D’après les chiffres officiels, les infrastructures sont quasiment terminées, de même que 90 % des écoles et des établissements médicaux. L’essentiel des travaux devrait être fini d’ici à 2020. Pour l’instant, le Tohoku reste un vaste chantier, qui n’est pas à l’abri des dérives. En janvier, les sièges des compagnies de BTP Maeda Road, Nippon Road ou encore Taisei Rotec ont été perquisitionnés pour des soupçons d’ententes illégales sur les travaux routiers du Tohoku. « Les géants de la construction touchent l’argent de la reconstruction, qui finit dans leurs coffres à Tokyo », regrette M. Sakurai, le maire de Minamisoma. Une fois la reconstruction terminée, les milliers d’ouvriers et de techniciens partiront pour de nouveaux grands projets, sans doute les Jeux olympiques de Tokyo de 2020. Quelle activité prendra le relais ? Le gouvernement accorde des aides pour faciliter l’installation des entreprises. Mais le coût devenu exorbitant des terrains et des travaux reste dissuasif. En outre, les jeunes désertent une région qui connaissait déjà un vieillissement accéléré avant la catastrophe. « A Ishinomaki, note Hiroyuki Takeuchi, rédacteur en chef du quotidien local Ishinomaki Hibi, 25 % de la population avait plus de 65 ans avant 2011. Aujourd’hui, la part est de 30 %. » Les activités traditionnelles, liées à la pêche ou à l’agriculture, peinent à redémarrer. Certaines municipalités tablent sur de grands projets. Kamaishi, dans le département d’Iwate, plus au nord, fait partie des villes hôtes de la Coupe du monde de rugby de 2019. Un stade doit y être construit. Toutes les villes n’ont pas les mêmes possibilités. « Le problème est très lié à l’image, souligne Satoru Iioka, dirigeant d’entreprise de Sendai, la capitale économique du Tohoku. Pour les départements de Miyagi et Iwate, il y a de l’espoir, mais Fukushima reste assimilé à la centrale et à la catastrophe nucléaire. La relance économique s’annonce encore plus difficile. » p 8 | france 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 R É F O R M E D U C O D E D U T R AVA I L Hollande veut éviter la rupture avec la jeunesse Le chef de l’Etat redoute un renforcement de la mobilisation dans les lycées et les universités L a « priorité à la jeunesse ». Le candidat Hollande, pendant la campagne présidentielle de 2012, était persuadé d’avoir déniché là un thème électoral susceptible de fédérer les générations. Comme, avant lui, Jacques Chirac et sa « fracture sociale » en 1995, ou Nicolas Sarkozy avec son « travailler plus pour gagner plus » en 2007. Mais quatre ans d’exercice du pouvoir plus tard, la « jeunesse », à son tour, se dérobe à lui. Alors que, selon les syndicats, 400 000 à 500 000 manifestants ont défilé dans tout le pays, mercredi 9 mars, contre le projet de réforme du code du travail, la mobilisation parallèle des organisations de jeunesse dessine un inquiétant scénario pour le président. Une centaine de lycées selon l’UNL, l’un des principaux syndicats de lycéens, et dix de moins selon le ministère de l’éducation, ont fait l’objet de blocages, dont une quarantaine en Ile-de-France. Quelque 100 000 lycéens et étudiants, selon l’UNEF, auraient défilé. « Hollande, t’es foutu, la jeunesse est dans la rue », a-t-on scandé place de la République à Paris, où plusieurs milliers de lycéens et étudiants s’étaient réunis. Si l’on apprécie diversement, dans le sillage du pouvoir, l’exact degré de mobilisation, personne ne conteste le risque de radicalisa tion d’organisations lycéennes et étudiantes évoluant traditionnel lement dans l’orbite du PS, ni ce lui d’une dynamique exponen tielle. « Ce n’est qu’un début, mais c’est un début », convient Thierry Mandon, secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur. « C’est moins important que prévu, ce qui ne veut pas dire que ça ne va pas monter en puissance », diagnostique un proche de François Hollande. D’autres, comme cet ancien ministre, se veulent beaucoup plus catastrophistes : « Si l’on compare ce mouvement aux précédentes éditions, on est déjà parti sur des bases élevées. Et la mobilisation de la semaine prochaine sera plus importante encore », en référence à celle du jeudi 17 mars à laquelle appelle l’UNEF. Sur la ligne de crête, ou le fil du rasoir. Voilà qui incite l’Elysée à la plus extrême prudence : « On ne se livrera pas à une comptabilité. Quoi qu’il arrive, on respectera la mobilisation », y commente-t-on. François Hollande, de fait, avance désormais à pas comptés. « Je pense que nous pouvons éviter les ruptures », avait-il indiqué à la veille de la mobilisation, depuis le sommet franco-italien de Venise. Mercredi matin, au conseil des ministres, il a exhorté ceux-ci à « respecter, écouter, entendre » : « Ce qu’il faut faire, c’est concerter, dialoguer pour améliorer l’avantprojet », a expliqué le président. Une ligne éminemment compréhensive, donc, peu après relayée par le porte-parole du gouvernement : « Les jeunes se mobilisent, ils revendiquent, ils s’expriment, ça me parait tout à fait légitime », a posé Stéphane Le Foll, avant de démentir toute ressemblance avec le projet de contrat première embauche (CPE), qui avait échoué sous la présidence de Jacques Chirac. Une fracture supplémentaire Le projet de réforme du code du travail porté par Myriam El Khomri ne vise certes pas uniquement la jeunesse, ni ne porte sur l’enseignement. Mais le président, outre qu’il semble là en passe de rompre symboliquement avec l’engagement ultime de son pacte présidentiel de 2012, connaît trop son histoire politique pour l’ignorer : la colère de la jeunesse peut se révéler fatale à un gouvernement. Comme elle le fut pour celui de Jacques Chirac en 1986 sur la loi Devaquet, celui d’Edouard Balladur en 1994 sur le contrat d’insertion professionnelle (CIP) ou encore celui de Dominique de Villepin en 2005 sur le CPE. Tous avaient dû reculer. Et les premiers ministres socialistes Michel Rocard et Lionel Jospin, respectivement en 1990 et en 2000, eurent eux aussi à l’essuyer. L’Elysée dément tout abandon de sa promesse : « Le président estime qu’il a déjà beaucoup fait pour la jeunesse, dans l’éducation, l’enseignement supérieur, les bourses, l’emploi, la COP21, le logement, mais qu’on peut toujours faire plus. Au-delà de la loi sur le travail, la jeunesse exprime un besoin de considération, de reconnaissance, d’écoute. Le président continuera à chercher les mots et les actes pour y répondre. » La présidence ne prévoit pourtant nulle rencontre avec les organisations de jeunesse. Le chef de l’Etat a la ferme intention de laisser le premier ministre – qui reçoit, vendredi 11 mars, les organisations de jeunesse – et le gouvernement en première ligne. François Hollande conserve sans doute un souvenir cuisant de Le président connaît trop son histoire politique pour l’ignorer : la colère des jeunes peut se révéler fatale à un gouvernement l’affaire Leonarda. En octobre 2013, il avait déjà essuyé un embryon de mobilisation lycéenne après l’interpellation en pleine sortie scolaire de Leonarda Dibrani, une jeune Rom originaire du Kosovo. Il s’était alors fort imprudemment exposé en tentant une impossible synthèse entre « fermeté » et « humanité ». A l’époque, Manuel Valls, alors ministre de l’intérieur, avait fait pression pour une ligne sans concession, alimentant, déjà, le courroux de l’aile gauche du gouvernement et de la majorité. Il est aujourd’hui clairement désigné, à Sofiane, 24 ans : « Une jeunesse attristée de l’avenir, il n’y a rien de plus grave » « nous, on était de la fête en 2012, place de la Bastille, au soir de l’élection de François Hollande… » C’est avec une amertume non feinte que Sofiane, Julie et Ombeline, 24 ans pour les deux premiers, 25 ans pour la troisième, reviennent sur ce « souvenir ». S’ils se sont réunis à Paris, place de la République mercredi 9 mars, c’est certes pour manifester leur opposition au projet de « loi travail ». Mais pour tous les trois, celle-ci n’est que la « goutte d’eau ». « C’est bien une déception, plus globale, à l’égard de la gauche qui s’exprime dans les cortèges », explique Sofiane. « Et derrière, c’est un tsunami qui se prépare, le coupe Ombeline. Je ne comprends pas ce que ce gouvernement a dans la tête, en se mettant à dos son électorat à un an de la présidentielle… » A ses côtés, Julie acquiesce. « En réalité, on s’est très vite rendu compte que la gauche n’était pas vraiment au pouvoir, affirme, très critique, la jeune femme. C’est visible avec la politique socio-économique qu’elle mène, mais aussi dans les mesures sécuritaires. Après les attentats, on s’est vraiment pris une claque… » C’est aussi sur le plan des valeurs que Léa, Dylan, Ludo et Antoine, entre 17 et 18 ans, venus de Meaux pour exprimer leur inquiétude quant au devenir des apprentis – deux d’entre eux le sont en pâtisserie – se sentent trahis. « On ne se retrouve même pas dans le débat d’idées », fait valoir Ludo. « Comment se sentir de gauche quand le gouvernement défend l’état d’urgence, les perquisitions, la déchéance de nationalité ? » interroge Antoine. Plus jeunes, Etienne et Louis, 15 et 16 ans, ne mâchent pas leurs mots. « On a le sentiment qu’on se fout de nous, lâchent-ils. La jeunesse, ça représente quoi pour la gauche aujourd’hui ? Quand on entend Macron dire que c’est plus dur d’être patron que salarié, on peut douter… » Car pour ces deux élèves du lycée Hélène-Boucher (Paris 20e), la « priorité jeunesse » n’a pas d’autre réalité que l’âge, relativement bas, de certains ministres : Emmanuel Macron, Myriam El Khomri ou Najat Vallaud-Belkacem. « On en a ras le bol de croire en rien » Pour la plupart des jeunes rencontrés mercredi, la couleur du bulletin qu’ils mettront dans les urnes, lorsqu’ils en auront l’âge, est déjà posée. « On votera pour un gouvernement plus dynamique, reprennent les deux garçons, et ce même s’il est de centre ou de centre droit, bien qu’on soit foncièrement de gauche. » Claire, Victor et Brian, tous trois en ter- minale professionnelle au lycée Dorian (Paris 11e), auront, eux, déjà l’âge de voter lors de la présidentielle de 2017. Et ils ne cachent pas leur inquiétude. « Etre de droite ou de gauche, est-ce que ça veut encore dire quelque chose ?, interrogent-ils. Hollande nous a fait plus de promesses que Sarkozy et, au final, on a le sentiment qu’il les a moins tenues… » « On en a ras le bol de croire en rien, d’être déçus de tout ce que le gouvernement – celui-ci et les précédents – nous propose », lâche Guillaume, étudiant à Paris-I. Pour Sofiane, la déception le dispute, encore, à l’envie d’y croire : « Une jeunesse attristée de l’avenir, il n’y a rien de plus grave, assure ce jeune salarié. Et en même temps, si on est là aujourd’hui, c’est bien pour défendre un modèle de société… de gauche. » p mattea battaglia et séverin graveleau nouveau, comme le responsable de cette fracture supplémentaire. Un député PS, déçu sans avoir encore basculé chez les frondeurs, s’en désole : « On a tenu promesse sur l’éducation, sur les moyens donnés à l’école, sur les créations de postes. Mais dans la jeunesse politisée à gauche, on paie toujours l’abandon du droit de vote des étrangers ou du récépissé sur les contrôles de police, on paie la déchéance de nationalité. En gros, toute la politique sécuritaire de Valls. » L’ancien ministre de l’éducation nationale Benoît Hamon, qui s’affirme « totalement solidaire des manifestants », y voit même un tournant : « C’est un gros grain de sable dans le scénario de ceux qui expliquent qu’ils incarnent la modernité face au conservatisme. Tout ce discours s’effondre devant la mobilisation sur Internet et dans la rue d’une jeunesse active. » La compassion hollandaise ou la fermeté vallsienne : laquelle des lignes l’emportera ? Analyse d’un ministre : « Cette journée ne change pas radicalement les termes du débat. En revanche, la position consistant à dire qu’on peut amender mais qu’on ne retire rien me semble totalement fragilisée. Le retrait partiel du dispositif est inéluctable. » Un député de l’aile gauche en est également persuadé : « Ce quinquennat ne peut pas s’achever sur un divorce politique et physique avec la jeunesse. Ce serait un suicide politique. » p david revault d'allonnes france | 9 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Etudiants et lycéens préparent la suite Une nouvelle journée d’action est prévue le 17 mars, avant une mobilisation le 31 mars E Dans le cortège parisien contre le projet de loi El Khomri, mercredi 9 mars. En haut : Emma, 17 ans, lycéenne. Eric, 40 ans, chômeur. Justine, 17 ans, lycéenne. Ci-contre : Thomas, 35 ans, musicien. Lydie, 72 ans, artiste. Alvind, 18 ans, lycéen. OLIVIER LABAN-MATTEI/MYOP POUR « LE MONDE » Des ratés de com sur un projet phare Depuis le 17 février, l’exécutif enchaîne les erreurs pour défendre ce texte controversé ANALYSE C ertes, le pouvoir socialiste ne s’est pas distingué de puis 2012 par une gestion maîtrisée de sa communication. Mais rarement le gouvernement aura enchaîné autant d’erreurs que ces dernières semaines dans la promotion de sa réforme du droit du travail. François Hollande et Manuel Valls avaient pourtant cherché à préparer le terrain en amont, avec plusieurs rapports d’experts, comme celui du conseiller d’Etat Jean-Denis Combrexelle ou celui des juristes Robert Badinter et Antoine LyonCaen. Mais depuis la fuite dans la presse de l’avant-projet de loi transmis au Conseil d’Etat, le 17 février, tout s’est déréglé. « Notre communication est catastrophique », fulmine-t-on même au ministère du travail. A commencer par la gestion du calendrier. Le gouvernement donne l’impression avec cette semaine tardive de consultation des partenaires sociaux et de la majorité de les avoir oubliés dans l’élaboration du texte. « On fait maintenant ce qu’on aurait dû faire au départ : parler aux syndicats et La menace du recours au 49-3 a été mal vécue par nombre de parlementaires au PS », regrette un ministre proche de François Hollande. En réalité, des discussions avaient eu lieu en amont sur la majeure partie du projet de loi. Mais les mesures introduites au dernier moment par le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, notamment celles sur le licenciement économique et les barèmes prud’homaux, n’ont fait l’objet d’aucune concertation. Ce qui amène ces derniers jours le gouvernement à communiquer sur l’idée d’une confusion initiale. « Il y a eu des arbitrages qui ont été rendus tardivement et qui ont fait que le texte qui s’est retrouvé dans la presse n’était pas la réalité du texte », a expliqué Myriam El Khomri à l’Assemblée nationale, alors que la plupart des médias se sont appuyés sur la version transmise au Conseil d’Etat. De même, selon Jean-Marie Le Guen, cette mouture du texte était à prendre avec des pincettes. « C’était une version brute de décoffrage », a expliqué le secrétaire d’Etat chargé des relations avec le Parlement, lundi 7 mars. Outre la curieuse conception du circuit législatif qui consiste à transmettre un brouillon au Conseil d’Etat, les éléments de langage choisis montrent un changement de stratégie. Le gouvernement privilégie désormais la souplesse après avoir voulu faire preuve de fermeté. Cafouillages originels Car, et c’est là le faux pas le plus préjudiciable, l’exécutif a laissé entendre qu’il était prêt à faire usage du 49-3, dès les premières fuites sur le texte, sans attendre que les discussions commencent. Dans un entretien aux Echos, Myriam El Khomri avait en effet répondu : « Avec le premier ministre, nous voulons convaincre les parlementaires de l’ambition de ce projet de loi. Mais nous prendrons nos responsabilités. » La phrase, qui ne figurait pas dans la version initiale de l’entretien, a été ajoutée par Matignon. La menace a été mal vécue par nombre de parlementaires, qui n’ont pas apprécié de se voir potentiellement écartés du débat. Depuis ces cafouillages originels, le gouvernement semble enchaîner les mauvais choix de communication. Fin février, le lancement du compte Twitter @loitravail, censé faire la pédagogie de la réforme, a surtout livré un florilège de ce que peut être une mauvaise utilisation des codes des réseaux sociaux. Ses premiers messages, au ton infantilisant, ont provoqué une flopée de réactions négatives. Ces derniers jours, le gouvernement a finalement choisi d’axer ses déclarations sur la jeunesse, assurant qu’elle serait la première bénéficiaire de la réforme. Pourtant, depuis l’entrée dans la contestation des organisations étudiantes et lycéennes, le gouvernement ne les a absolument pas associées aux discussions. Aucun syndicat, pas même l’UNEF, réputée proche du PS, n’a eu jusque-là de contact avec l’Elysée, Matignon, ou bien le ministère du travail. Ultime erreur de communication : le président François Hollande, dont on dit que la plus grande crainte est une mobilisation de la jeunesse, semble avoir oublié de s’adresser directement à elle. p nicolas chapuis lles n’ont pas crié victoire, mais ont salué, dans ce « premier tour de chauffe », un net succès : mercredi 9 mars, la vingtaine d’organisations de jeunesse qui appelaient lycéens et étudiants à se mobiliser n’ont pas caché leur satisfaction. Côté lycéens, on a comptabilisé une centaine d’établissements bloqués dans toute la France. Côté étudiants, l’estimation d’au moins 100 000 jeunes mobilisés sur l’ensemble du territoire semble faire l’unanimité. Au total, les manifestations contre l’avant-projet de loi El Khomri ont réuni 224 000 personnes dans toute la France, selon le ministère de l’intérieur – jusqu’à 450 000, selon la CGT. Une affluence non négligeable, alors que la mobilisation s’était largement improvisée quelques jours plus tôt, sur fond de divisions syndicales. A Paris, le cortège a rassemblé de 30 000 à 100 000 manifestants, selon les sources, mais des manifestations d’ampleur ont aussi eu lieu dans de nombreuses villes comme Toulouse, Bordeaux et Nantes. Est-ce le début de ce mouvement de jeunesse que redoute le gouvernement, à quinze mois de la présidentielle ? Il y a dix ans, les premières manifestations contre le contrat première embauche (CPE), le 7 février 2006, avaient réuni un peu plus de 200 000 manifestants, avant de gagner en intensité et d’aboutir au retrait du projet. « Il ne faut pas être dans la nostalgie, fait valoir William Martinet, président de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF). La mobilisation en ligne, en réunissant des centaines de milliers de contestataires, a sans doute joué un rôle très important. Chaque génération invente et décide de la façon de faire sa mobilisation. » Convergence des luttes C’est ce qui transparaissait dans les cortèges, mercredi. Une mobilisation dépassant les conflits de génération, allant au-delà des frontières syndicales traditionnelles, se vivant comme plus spontanée, moins « encartée », moins formelle. Au sein des cortèges comme lors des assemblées générales organisées, depuis lundi, dans la plupart des universités, la convergence des luttes (entre étudiants et salariés) s’est imposée comme un leitmotiv. Et ce plus tôt, sans doute, que dans les précédentes mobilisations, relèvent les observateurs du syndicalisme. « On est là pour rendre visible un mouvement citoyen plus large que la jeunesse », témoignait, à Paris, Alex, 28 ans, l’un des initiateurs sur les réseaux sociaux de l’appel du 9 mars. Les méthodes employées par ce collectif – même s’il récuse cette appellation – bousculent les codes des manifestations. Mercredi, ses membres se sont cotisés pour faire venir, place de la République, une grue afin de prendre en photo la « fresque humaine » dessinant sur le sol leur slogan « On vaut mieux que ça ». Un « happening » censé marquer les esprits mais aussi laisser une trace, virale, sur Internet et nourrir encore la mobilisation. Dans les cortèges, peu de drapeaux aux couleurs des organisa- « La mobilisation politique se fait, aujourd’hui, loin des partis » SAM 21 ans, étudiant tions étudiantes UNEF, UNL (Union nationale lycéenne), FIDL (Fédération indépendante et démocratique lycéenne) ; peu de banderoles au nom de tel lycée, de telle université. « La mobilisation politique se fait, aujourd’hui, loin des partis », soutenait Sam, 21 ans, se présentant comme « étudiant sur Internet », croisé avant le défilé parisien. « On n’est pas obligé de rejoindre une idéologie en particulier pour se mobiliser », rappelait-il. Consigne avait d’ailleurs été donnée, dans certaines « AG », de mettre de côté les appartenances syndicales. Au jour le jour Les organisations étudiantes et lycéennes, qui continuent d’appeler au retrait du projet de « loi travail », ont déjà annoncé une nouvelle journée d’action le 17 mars. Mais la mobilisation dépasse déjà les syndicats. Alors que l’UNEF n’appelle pas au blocage des facs, ce mode d’action a été mis en débat – et soumis une première fois au vote – dans la plupart des universités. Paris-I Panthéon-Sorbonne l’a déjà acté, à compter du 10 mars. D’autres pourraient suivre. Samedi 12, l’intersyndicale « réformiste » FAGE-SGEN-CFDTUNSA, qui n’appelait pas à manifester mercredi, prévoit des rassemblements sur tout le territoire, dans l’attente de la restitution, deux jours plus tard, de la concertation sur la « loi travail ». « Si Manuel Valls arrive sans retirer les mesures facilitant le licenciement économique, réduisant les indemnités de licenciement ou les mesures sur l’organisation des horaires de travail, ce sera une provocation, prévient Alexandre Leroy, président de la Fédération des associations générales étudiantes (FAGE). Le gouvernement se mettrait à dos tous les jeunes. » Côté lycées, impossible de prévoir le maintien – voire l’amplification – des blocages qui se décident le plus souvent au jour le jour dans chaque établissement. La FIDL, qui ne les soutient pas, prévoit une journée d’information dans les lycées, mardi 15 mars, préalable à celle du 17 aux côtés des étudiants. Au-delà des détails du calendrier, pour tous les jeunes engagés, l’objectif est le même : faire monter la contestation avec la grande journée de mobilisation programmée par la CGT, FO, FSU, Solidaires, UNEF, UNL et FIDL le 31 mars. p mattea battaglia, adrien de tricornot et séverin graveleau - CESSATIONS DE GARANTIE LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET D’APPLICATION N° 72-678 DU 20 JUILLET 1972 - ARTICLES 44 QBE FRANCE, sis Cœur Défense – Tour A – 110 esplanade du Général de Gaulle – 92931 LA DEFENSE CEDEX (RCS NANTERRE 414 108 708), succursale de QBE Insurance (Europe) Limited, Plantation Place dont le siège social est à 30 Fenchurch Street, London EC3M 3BD, fait savoir que la garantie financière dont bénéficiait: M. Robert DU PARC 19 Bd de Brosses 21000 DIJON SIREN : 331 447 920 depuis le 1er janvier 2004 pour ses activités de : TRANSACTIONS SUR IMMEUBLE ET FONDS DE COMMERCE cessera de porter effet trois jours francs après publication du présent avis. Les créances éventuelles se rapportant à ces opérations devront être produites dans les trois mois de cette insertion à l’adresse de l’Etablissement garant sis Cœur Défense – Tour A – 110 esplanade du Général de Gaulle – 92931 LA DEFENSE CEDEX. Il est précisé qu’il s’agit de créances éventuelles et que le présent avis ne préjuge en rien du paiement ou du non-paiement des sommes dues et ne peut en aucune façon mettre en cause la solvabilité ou l’honorabilité de M. Robert DU PARC. 10 | france 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 R É F O R M E D U C O D E D U T R AVA I L Le gouvernement essaie d’amadouer la CFDT Myriam El Khomri a admis jeudi que la possibilité d’une taxation des CDD était « sur la table » P our désamorcer le mé contentement contre sa réforme du droit du tra vail, le gouvernement ré fléchit à des mesures qui permettraient d’obtenir le ralliement des syndicats dits « réformistes », CFDT en tête. L’une des pistes à l’étude consisterait à taxer plus sévèrement les contrats à durée déterminée (CDD) très courts, dont le nombre a explosé au cours des dernières années. « Cette question est sur la table », a reconnu, jeudi 10 mars sur France Info, la ministre de l’emploi, Myriam El Khomri. Cette hypothèse correspond précisément à l’une des demandes formulées par le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger. « On peut (…) imaginer que les contrats courts soient davantage taxés afin que les contrats longs soient encouragés, a-t-il expliqué, mercredi, lors de l’émission « Questions d’info » sur LCP, en partenariat avec Le Monde, l’AFP et France Info. C’est ce qu’on appelle la cotisation La centrale est hostile à plusieurs dispositions du texte, mais elle en approuve d’autres dégressive. » La centrale cédétiste est hostile à plusieurs dispositions inscrites dans le texte (indemnités prud’homales plafonnées, assouplissement des règles sur les licenciements économiques), mais elle en approuve d’autres et partage sa philosophie générale – valoriser la négociation collective en faisant des entreprises un échelon privilégié pour définir les normes sociales. Elle pourrait donc finalement dire « oui » à l’avant-projet de loi et retirer, du même coup, une épine dans le pied de Manuel La CGT en quête d’un leadership A l’approche du congrès de la centrale, Philippe Martinez veut ressouder ses troupes P hilippe Martinez ne pouvait rêver pareille aubaine à six semaines du congrès de la CGT, du 18 au 22 avril, à Marseille. L’avant-projet de loi sur la réforme du code du travail tombe à pic pour le requinquer. Il lui permet de faire coup triple : cimenter l’unité d’une centrale en crise ; afficher sa fidélité à l’unité d’action avec les autres syndicats ; justifier la ligne radicale qu’il a accentuée depuis son élection, le 3 février 2015, au poste de secrétaire général. Mercredi 9 mars, M. Martinez s’est réjoui d’une mobilisation « de bon augure pour la suite ». Dès le 19 février, la CGT a vu dans le texte de Myriam El Khomri « un recul historique des droits pour les salariés ». Sur le slogan rassembleur de la halte à « la casse du code du travail », M. Martinez a entraîné toute la CGT des plus radicaux à ceux qui se réclament du réformisme. Ces derniers se sont abstenus de relever les points qu’ils jugeaient positifs, comme l’ébauche du compte personnel d’activité. L’article 25 du projet évoque « les modalités d’exercice par le salarié de son droit à la déconnexion dans l’utilisation des outils numériques en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congés ». Une ouverture en direction du « droit à la déconnexion » revendiquée par l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (UGICT). Pourtant, l’organisation de cadres, proche du PCF, s’est alignée derrière le mot d’ordre de retrait. M. Martinez a été très irrité par le succès de la pétition « Loi travail non merci ». Il a refusé de la signer et de mettre un lien sur le site de la CGT, ce qui n’a pas empêché à la base un certain nombre de syndicats de le faire. Mais, alors qu’il s’abstient de toute critique de la CFDT, il a joué la carte de l’unité d’action, invitant tous les autres Philippe Martinez veut justifier son opposition au gouvernement avant les élections professionnelles syndicats, le 23 février, à son siège. Lors de cette réunion, il n’a pas été question du retrait de la « loi travail », et la CGT n’a pas insisté pour rallier ses partenaires à la mobilisation qu’elle avait déjà programmée pour le 31 mars. La déclaration commune signée par six syndicats (CGT, CFDT, CFECGC, UNSA, FSU, Solidaires) et des organisations de jeunesse est plutôt mesurée. Les six organisations « conviennent de travailler ensemble sur la construction de droits nouveaux » et se disent « disponibles pour engager le dialogue ». La CGT à la tête de la contestation Pour rassurer ses « durs » qui auraient pu voir dans cette déclaration un coup de mou, la CGT envoie, le 24 février, une note à ses organisations pour souligner « la dangerosité » de la « loi travail » : « Même si chaque organisation porte une appréciation différente sur le contenu du projet de loi, indique-t-elle, tous les participants ont acté la dégradation économique et sociale du pays. Toutes s’accordent également sur le mécontentement et la colère grandissante des salariés face à l’absence de perspectives. » Le 3 mars, elle réclame, avec FO, la FSU, Solidaires, l’UNEF, l’UNL et la FIDL, le retrait de la « loi travail ». Le 7 mars, lors de sa rencontre avec Manuel Valls, la CGT joue aussi la carte des propositions en présentant au premier ministre son projet de « code du travail du XXIe siècle », destiné à lutter, avec la semaine de 32 heures, « contre l’explosion de la précarité et la dégradation de la vie au travail ». « Des désaccords avec P. Martinez (CGT) mais aussi des points où nos échanges peuvent permettre d’avancer », tweete M. Valls à l’issue de l’entretien. En se plaçant en tête de la contestation, M. Martinez veut réaffirmer le leadership de la CGT, menacé dans les élections professionnelles, et justifier son opposition frontale au gouvernement. Cela le conduit à mettre de plus en plus souvent le signe égal entre François Hollande et Nicolas Sarkozy et à ne plus craindre de s’afficher, comme le 9 mars, aux côtés du PCF. Autant d’éléments qui devraient lui assurer une réélection tranquille à Marseille. p michel noblecourt Valls, sous réserve que certains articles soient réécrits et que des mesures soient prises dans l’intérêt des salariés – parmi lesquelles le relèvement des prélèvements sur les CDD brefs. « Des questions légitimes » « Ce point-là n’est pas tranché », indique une source au sein de l’exécutif. Il l’est d’autant moins qu’initialement, cette idée avait émergé dans le cadre des négociations sur la convention relative à l’assurance-chômage (Unedic), engagées le 22 février par les organisations d’employeurs et de salariés. Plusieurs syndicats la défendent pour dissuader les entreprises, qui abusent des CDD courts, à agir de la sorte. La CFDT prône une « surcotisation » dont le niveau varierait en fonction de la durée du contrat. FO, de son côté, milite en faveur d’un système de bonus-malus en fonction d’un « taux pivot » de CDD par sociétés. Plusieurs économistes sont sur des positions voisines. Dans une note du Conseil d’analyse économique rendue en octobre 2015, Pierre Cahuc et Corinne Prost recommandent, entre autres, de moduler les cotisations des entreprises en fonction du coût qu’elles font supporter à l’assurance-chômage – du fait de la rupture ou du non-renouvellement du contrat de leurs salariés. L’hypothèse d’une ponction majorée sur les CDD courts « figurera dans la négociation Unedic mais certains syndicats posent la question de la traiter en partie dans l’avant-projet de loi », explique une autre source au sein de l’exécutif. « Le plus probable est que le gouvernement nous demande d’aller dans cette direction et que nous le fassions dans la négociation Unedic, s’il tient sur l’article relatif aux licenciements économiques, confie une source patronale. Cela aurait du sens : tous les pays qui ont assoupli les règles sur les CDI ont taxé les contrats courts et inversement. » Jeudi, Myriam El Khomri a laissé Un projet pas « antijeunes » pour la CFDT Le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, conteste l’idée selon laquelle le projet de loi El Khomri serait dirigé contre la jeunesse. « Il n’y a pas de mesures antijeunes dedans, alors qu’en 2006 le CPE était clairement ciblé sur les jeunes. Cela ne rend pas pour autant la précarité qu’ils subissent supportable », a déclaré M. Berger, mercredi 9 mars, lors de l’émission « Questions d’info » sur LCP, en partenariat avec Le Monde, l’AFP et France Info. Il a réclamé des droits nouveaux pour les jeunes dans le compte personnel d’activité que le gouvernement s’apprête à créer. entrevoir que cette piste serait creusée dans le cadre des discussions sur l’assurance-chômage, puisqu’elle a précisé : « Cela relève des partenaires sociaux. » Autre concession que le gouvernement serait prêt à faire : l’abandon de dispositions sur le temps de travail des apprentis mineurs. Pour pouvoir les faire travailler jusqu’à dix heures par jour et quarante heures par semaine, les employeurs sont tenus, à l’heure actuelle, d’obtenir le feu vert de la médecine du travail et de l’inspection du travail. Si le texte restait en l’état, ils n’auraient plus qu’à en informer ces deux services. La CFDT souhaite que, sur ce sujet, « le droit reste tel qu’il est aujourd’hui, [c’està-dire avec] la demande d’autorisation [préalable] ». « Cette question a provoqué des questionnements légitimes, a admis, jeudi, Myriam El Khomri. C’est sur la table pour retirer cette proposition. » p bertrand bissuel et françoise fressoz france | 11 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Attentats : une plainte vise les défaillances belges La famille d’une victime dépose un recours devant la CEDH. Un rapport officiel belge reconnaît des lacunes A lors que les signes de défaillances dans des services de sécurité belges se sont multipliés depuis les attentats du 13 novembre, un rapport intermédiaire du « Comité P », un organe de surveillance des polices au service du Parlement fédéral, a été examiné à huis clos, lundi 7 et mardi 8 mars, par quatorze députés. Hasard du calendrier, les parents d’une victime de l’attentat du Bataclan, Valentin Ribet, un jeune avocat de 26 ans, ont déposé mardi un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) contre la Belgique, pour dénoncer ces défaillances. « Cette action vise à pointer les dysfonctionnements des autorités belges tant pour la mémoire de feu Valentin Ribet que pour les autres victimes, et pour l’avenir, à titre préventif », explique Me Samia Maktouf, qui représente la famille du jeune homme. « Ces dysfonctionnements ont provo- qué l’infiltration des terroristes sur le territoire français et la commission de ces attentats. » Ce recours, qui dénonce une « atteinte aux obligations de sécurité », invoque l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme sur le « droit à la vie ». Une série de lacunes Le document d’une quinzaine de pages énumère les nombreuses « défaillances » dont se seraient rendues coupables tant les autorités fédérales que les autorités locales de la commune de Molenbeek, dont sont originaires au moins neuf suspects impliqués dans les attentats de Paris. Il dénonce l’inaction des autorités belges, d’autant moins compréhensible que neuf des treize interpellations réalisées lors du démantèlement de la cellule de Verviers, qui projetait un attentat en Belgique dix mois plus tôt, en janvier 2015, avaient déjà eu lieu à Molenbeek. Le recours souligne par ailleurs que les membres de la filière djihadiste dite « Zerkani », par l’entremise de laquelle Abdelhamid Abaaoud a rejoint les rangs de l’Etat islamique début 2013 – condamnés pour la plupart en absence en juillet 2015 – avaient été « laissés en liberté, ce qui a permis à plusieurs d’entre eux de multiplier les allers-retours en Syrie sans être repérés ni inquiétés ». Samia Maktouf rappelle par ailleurs qu’une liste de 85 personnes radicalisées, comprenant les noms d’Abdelhamid Abaaoud, des frères Salah et Brahim Abdeslam et de Mohamed Abrini, avait été établie dès le 20 mars 2015 par l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM) et qu’elle avait été transmise à la mairie de Molenbeek deux mois plus tard. Il faudra sans doute attendre les conclusions définitives du « Comité P », annoncées pour le mois d’avril, pour obtenir quelques En juillet 2014, une policière a reçu un appel d’un informateur voulant alerter sur les projets des frères Abdeslam éclaircissements sur ces questions. L’examen du texte intermédiaire, qui s’est achevé mardi à huis clos, n’a pas dissipé toutes les zones d’ombre subsistant autour des enquêtes qui ont suivi et précédé les attentats. Ce texte intermédiaire met en évidence une série de lacunes dans le traitement des informations dont disposaient différents services, mais il ne permet pas de confirmer, notamment, que la police fédérale avait bien été mise au courant, dès juillet 2014, de projets d’attentat échafaudés par les frères Brahim et Salah Abdeslam. Sur ce point, après avoir nié en bloc, les autorités judiciaires et policières ont nuancé leurs réponses : le « Comité P » a effectivement obtenu la confirmation qu’un agent féminin avait reçu, dans la nuit du 10 au 11 juillet 2014, un coup de téléphone d’un informateur voulant parler des frères Abdeslam. Cet habitant de Molenbeek entendait alerter sur la radicalisation des deux frères, leurs liens avec Abdelhamid Abaaoud et, affirment diverses sources, aurait parlé de projets d’attentat. C’est ce dernier élément qui aurait poussé la policière à alerter son supérieur en pleine nuit – un examen de la téléphonie a confirmé cet appel. Classé sans suite Le parquet fédéral avait déclaré officiellement, le 2 mars, que l’informateur de l’époque n’aurait, en réalité, pas mentionné le nom des Abdeslam ou un projet d’attentat. Un peu plus tard, le patron de la police judiciaire fédérale avait affirmé que toute l’affaire avait été traitée de manière adéquate. Mercredi 9 mars, le parquet de Bruxelles a annoncé l’ouverture d’une enquête contre X pour violation du secret professionnel. Selon les autorités judiciaires, la référence à des ren seignements provenant d’indica teurs « représente une violation manifeste du secret de l’instruction ». La policière qui a recueilli les renseignements en 2014 semble clairement visée. Le « Comité P » a, en tout cas, entendu la policière ainsi que son indicateur et poursuit son enquête sur la nature exacte de leurs renseignements, ainsi que sur le traitement qui leur a été appliqué. Les membres du comité devront également déterminer si les attentats de Paris auraient, du coup, pu être prévenus. « C’est loin d’être certain : une enquête qui a été, elle, effectivement menée à la mi-février 2015 sur les Abdeslam n’a rien révélé. Mais, bien sûr, j’aimerais savoir comment elle a été conduite », déclare, sous le sceau de l’anonymat, un député. Le 8 mai 2015, la police fédérale, alertée par la police locale de Molenbeek sur le risque que pouvaient représenter les Abdeslam, avait minimisé le danger. Le 28 juin, le parquet fédéral classait le dossier sans suite. Diverses indications contenues dans le premier rapport du « Comité P » permettent en tout cas d’affirmer qu’avant les attentats de Paris, les fichiers belges étaient lacunaires et non coordonnés. Les cinq polices judiciaires possédaient leurs propres fichiers et ceux-ci étaient rarement partagés. Dans un fichier un djihadiste présumé était présenté avec son « nom de guerre », dans un autre sous son vrai nom. Et les deux données n’étaient pas recoupées. Des problèmes de vétusté informatique, de manque de personnel spécialisé et de carences budgétaires sont également mis en évidence. Une partie d’entre eux seulement semble aujourd’hui résolue. p soren seelow et jean-pierre stroobants (à bruxelles) L’HISTOIRE DU JOUR Les profs d’EPS écrivent leurs propres programmes scolaires A près l’histoire et l’orthographe, c’est sur le sport que la contestation se réveille contre les nouveaux programmes scolaires. Mécontent des nouveaux textes, le SNEPFSU, le syndicat majoritaire des professeurs d’éducation physique et sportive (EPS), a décidé de rédiger ses propres programmes alternatifs. Une première version a été publiée mercredi 9 mars, en pleine mobilisation des étudiants contre la loi travail. « Nous avons décidé de faire nous-mêmes le travail qu’aurait dû faire l’institution. Les programmes ne sont pas applicables, ils posent trop de problèmes », explique Christian Couturier, responsable national du syndicat. Un premier texte élaboré par le Conseil supérieur des programmes (CSP) en collaboration avec les enseignants et les syndicats avait été publié en avril 2015. Cette ébauche, surtout remarquée pour ses expressions jargonneuses – le « milieu aquatique profond standardisé » pour parler de la piscine –, avait alors plutôt convaincu le SNEPFSU. « Ce texte nécessitait d’être retravaillé car il était trop imprécis et manquait d’harmonisation entre les cycles, mais c’était une bonne base de travail, estime Christian Couturier. Et il avait le mérite d’être en phase avec la réalité du terrain, ce qui n’était pas le cas des programmes précédents. » LE SNEP-FSU En septembre 2015, la présentation REGRETTE QUE des programmes définitifs réécrits tenir compte des polémiques du L’EPS SOIT RELÉGUÉE pour printemps, sur l’histoire et le latin AU RANG DE « DISCI- notamment, fait l’effet d’une douche froide. Le syndicat découvre alors un PLINE AU SERVICE texte n’ayant plus rien à voir avec la pro position initiale. Audelà de l’absence DES AUTRES » de consultation, il déplore des indications trop générales et abstraites. Et regrette que l’EPS soit reléguée au rang de « discipline au service des autres ». « L’EPS doit répondre aux problèmes de citoyenneté, calmer les élèves les plus turbulents… Mais l’acquisition de compétences sportives est occultée. On accepte tout à fait ce rôle d’accompagnement, mais il ne doit pas être exclusif », affirme Claire Pontais, secrétaire générale adjointe du SNEP-FSU. Le syndicat s’est donc lancé dans l’écriture d’un programme alternatif. Contrairement aux principes méthodologiques du CSP, c’est un programme commun aux trois cycles. Les préconisations sont données par activité sportive et non plus par « champ d’apprentissage » regroupant plusieurs disciplines. « Notre ambition, c’est de définir précisément ce qui est attendu en nous basant sur l’expérience dans les établissements », ajoute la secrétaire générale adjointe du SNEP-FSU. Le texte doit être amendé lors de rencontres avec les professeurs d’EPS afin d’aboutir à une version définitive en novembre. p laura daniel 12 | sports 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Le triomphe modeste de Laurent Blanc En quête de légitimité, l’entraîneur a encore qualifié le PSG pour les quarts de finale de la Ligue des champions londres – envoyé spécial A llaitil enfin arborer un sourire radieux et se départir de son air sé vère et professoral ? En pénétrant dans l’auditorium bondé de Stamford Bridge, Laurent Blanc ne s’est pas déridé d’un iota après la victoire (2-1) du ParisSaint-Germain sur la pelouse des Londoniens de Chelsea, mercredi 9 mars, en huitièmes de finale retour de la Ligue des champions. Arraché grâce à une passe décisive et un but de l’icône suédoise Zlatan Ibrahimovic, ce succès de prestige couronne pourtant le travail réalisé par l’entraîneur cévenol depuis son arrivée aux commandes de l’équipe de la capitale, en juin 2013. Cette victoire en terre hostile scelle surtout la quatrième qualification d’affilée du PSG en quarts de finale de l’épreuve reine du continent depuis son rachat en 2011 par le fonds Qatar Sports Investments (QSI). Sous l’ère Blanc, c’est la troisième fois consécutive que le club figure parmi le Top 8 européen. Devant les journalistes, le « Président », 50 ans, dont plus de quatre décennies passées sur les terrains de football, a encore semblé en quête de légitimité et sur la défensive. Soucieux de justifier ses choix, la mine renfrognée, il est revenu méthodiquement sur les dessous de son succès comme ce fut le cas après la manche aller – remportée sur le même score – par ses protégés, le 16 février au Parc des Princes. L’ancien libero légendaire des Bleus (97 sélections entre 1989 et 2000), champion du monde en 1998 et d’Europe en 2000, a insisté « sur l’expérience » que lui, « le premier », « doit acquérir ». Leçon d’expérience Fuyant depuis des mois les demandes d’interview, l’austère technicien a disserté avec gravité sur « l’aspect tactique » des matchs de Ligue des champions. « On a affaire à de grands joueurs, de grands techniciens », a confié dans un élan surjoué de modestie le Gardois, dont le bilan en tant que sélectionneur des Bleus (2010-2012) n’eut rien de déshonorant malgré une élimination (2-0) face aux tenants du titre espagnols en quarts de finale de l’Euro 2012. Le successeur de l’expérimenté italien Carlo Ancelotti, que la presse sportive française avait élégamment qualifié de « choix par défaut » lors de son recrutement par les investisseurs de Doha, vient pourtant de faire mordre la poussière au Néerlandais Guus Laurent Blanc félicite Adrien Rabiot, buteur face à Chelsea, le 9 mars, à Londres. KIRSTY WIGGLESWORTH/AP PHOTO Hiddink, bientôt 70 ans, manageur expérimenté de Chelsea. Dans l’antre de Stamford Bridge, n’avait-il pas déjà pris sa revanche sur son prédécesseur portugais, José Mourinho, il y a tout juste un an, en terrassant les « Blues », également en huitièmes de finale de l’épreuve ? Laurent Blanc avait alors fait chuter de son piédestal le « Special One », l’arrogant technicien aux deux titres en Ligue des champions en 2004 et 2010. Il faut se rappeler que la saison précédente, pour sa première campagne européenne, Mourinho lui avait administré une leçon d’expérience en terres londoniennes, le privant du dernier carré. Vainqueur de huit trophées nationaux – dont deux titres de champions de France – sur neuf possibles depuis sa prise de fonctions au PSG, Laurent Blanc vit sa meilleure saison en tant qu’entraîneur. Lui que son confrère Christian Gourcuff accusait, en mars 2014, de « tout déléguer » à son adjoint historique Jean-Louis Gasset, avec qui il faisait déjà la paire aux Girondins de Bordeaux et en équipe de France. En février, Vainqueur de huit trophées nationaux sur neuf possibles, le « Président » vit sa meilleure saison son contrat a été prolongé jusqu’en 2018 par les dignitaires de QSI. Même la désormais célèbre « affaire Aurier », où le latéral du PSG avait tenu des propos pas très amicaux envers son entraîneur, n’a visiblement pas déstabilisé un effectif de stars chevronnées avec lesquelles Laurent Blanc a établi un rapport de confiance. « Je suis très fier pour notre coach », a clamé après la victoire à Londres le président qatari du PSG, Nasser Al-Khelaïfi, qui avait prévenu ses joueurs que « la défaite n’existait pas » avant la rencontre face aux « Blues ». Désireux « d’aller le plus loin possible » en Ligue des champions, l’homme de confiance des actionnaires de Doha a refréné ses ardeurs au fil des ans, accordant son discours avec celui de son entraîneur, plus enclin à pointer le « retard culturel » du PSG sur ses grands rivaux européens. Prudence « Le Real Madrid, Barcelone et le Bayern Munich ont une histoire européenne beaucoup plus riche que la nôtre, assurait Laurent Blanc au Monde, au printemps 2014. Mes dirigeants veulent remporter un jour cette Ligue des champions. Quand ? Vous ne pouvez pas fixer une date ou une saison précise. Quand vous arrivez une fois en huitièmes de finale, une fois en quarts ou en demies, vous vous rapprochez. » Prudent dans sa communication, jouant à l’éternel apprenti depuis son titre de champion de France décroché avec Bordeaux en 2009, le « Président » a su incarner la montée en puissance du PSG – écurie désormais dotée d’un budget pharaonique, avec plus de 500 millions d’euros cette saison – sur l’échiquier continental. Programmé pour remporter toutes les compétitions nationales comme lors de l’exercice précédent, Laurent Blanc pourrait bientôt offrir à QSI un quatrième titre de champion de France d’affilée. Disposant de vingt-trois points d’avance sur son dauphin monégasque, le PSG sera une nouvelle fois couronné s’il s’impose chez la lanterne rouge troyenne, dimanche 13 mars, lors de la 30e journée de Ligue 1, et que deux jours plus tôt l’équipe de la Principauté ne s’impose pas face à Reims. Mais c’est à l’aune du parcours des Parisiens en Ligue des champions que le bilan de Laurent Blanc sera dressé, ausculté, disséqué à Doha en fin de saison. Au tour suivant, dont les manches al- ler et retour sont programmées les 5 et 12 avril, le technicien à l’éternelle barbe de trois jours espère surtout éviter son bourreau, le FC Barcelone, qui l’avait éliminé en quarts de finale en 2015 et deux ans plus tôt. Car l’objectif de l’ancien défenseur des Bleus est bien de hisser pour la première fois le PSG version qatarie dans le dernier carré. Et ainsi d’égaler la performance réalisée par le club en 1995, sous l’ère Canal+. S’il y parvenait, Laurent Blanc percerait le plafond de verre qui circonscrit jusqu’à présent les visées européennes des bienfaiteurs qataris. Et pourrait enfin esquisser un sourire. p rémi dupré (avec clément guillou) Marseille cale encore L’Olympique de Marseille n’y arrive toujours pas. En match en retard de la 28e journée de Ligue 1, les Marseillais ont concédé leur quatrième match nul consécutif. Mercredi 9 mars, ils ont été tenus en échec (1-1), cette fois sur la pelouse du Gazélec Ajaccio, pourtant 18e du championnat. Après cette nouvelle contre-performance, l’OM reste englué à la 11e place, derrière Bastia qui n’a pas pu battre Nantes (0-0) dans l’autre match en retard. L’enquête sur Blatter et Platini passe aussi par la France désormais La justice s’intéresse au bureau parisien de Michel Platini lorsqu’il officiait comme conseiller du président de la FIFA A la demande du Ministère public de la Confédération helvétique (MPC), le Parquet national financier (PNF), assisté de l’office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales, a perquisitionné, mardi 8 mars, le siège de la Fédération française de football (FFF), boulevard de Grenelle, à Paris. En présence de leurs confrères suisses et sans avoir prévenu au préalable les cadres de la FFF, les enquêteurs sont arrivés dans la matinée dans les locaux et en sont repartis en début de soirée. Selon un communiqué du MPC publié mercredi 9 mars, cette opération a eu lieu dans le cadre de l’affaire du « paiement suspect » de 2 millions de francs suisses (1,8 million d’euros) effectué en février 2011 par l’ex-président de la Fédération internationale de football (FIFA) Joseph « Sepp » Blatter, à son homologue de l’UEFA, Michel Platini. Ce versement « déloyal » a été effectué « prétendument pour des travaux » réalisés par l’ex-numéro 10 des Bleus lorsqu’il officiait (entre janvier 1999 et juin 2002) comme conseiller du patron du foot mondial. Le 24 septembre 2015, le MPC avait ouvert une procédure pénale à l’encontre de Joseph Blatter, au pouvoir de 1998 à 2015. Entendu par la justice helvétique comme « personne appelée à donner des renseignements », Michel Platini conserve à ce jour ce statut semblable à celui de témoin as- sisté en France. A l’instar de son ancien ami Sepp Blatter, le dirigeant de la Confédération européenne a été suspendu, le 21 décembre 2015, pour huit ans pour « abus de position », « gestion déloyale » et « conflit d’intérêts » par le comité d’éthique de la FIFA en vertu de ce fameux versement de 2011 « sans base légale dans le contrat signé par les deux parties le 25 août 1999. » Procès-verbaux Candidat à la succession du patriarche suisse, Michel Platini a ainsi été contraint de déclarer forfait, le 7 janvier. Le 24 février, la commission des recours de la FIFA a allégé de deux ans la sanction infligée au tandem au regard « des services » qu’il a rendus au ballon rond. Selon le PNF, sensiblement moins enclin à communiquer que le MPC, les enquêteurs ont saisi « des documents utiles à l’enquête » au siège de la FFF. Ils ont notamment emporté des procès-verbaux des réunions des conseils fédéraux auxquels « Platoche » a assisté en tant que vice-président de la Fédération (2001-2008). Par ailleurs, ils ont consigné le bail de l’ex-annexe parisienne de la FFF, sise place André-Malraux, près du Palais-Royal, que l’institution louait. Entre 1998 et 2002, Michel Platini et ses collaborateurs Alain Leiblang et Odile Lanceau y disposaient d’un bureau. Selon nos informations, le loyer de ce bureau était payé par la FFF puis refacturé à la FIFA. « La FFF confirme cette mise à disposition des autorités suisses et françaises visant les modalités de collaboration entre Michel Platini et la FIFA entre 1998 et 2002 », assure l’instance au Monde. Lors de leurs investigations, les autorités ont notamment demandé si l’ancien capitaine de l’équipe de France était à l’époque rémunéré par la Fédération française. Ce qui n’était pas le cas. « La FFF n’est pas concernée par cette procédure, il s’agit d’un élément parisien du dossier Platini-Blatter », souffle-t-on en interne. Si l’ex-patron de la FIFA, qui a fêté ses 80 ans jeudi 10 mars, s’est dit « très surpris » par cette perquisition, les conseillers juridi- ques de Michel Platini se sont félicités de « cette nouvelle étape ». Alors que son ancien secrétaire général Gianni Infantino a été élu le 26 février à la présidence de la FIFA, le dirigeant suspendu de l’UEFA a fait appel de sa radiation devant le Tribunal arbitral du sport (TAS). Selon nos informations, une audience pourrait avoir lieu à partir de la deuxième quinzaine d’avril. Les « juges » de Lausanne devraient rendre leur décision avant le 10 juin et l’ouverture de l’Euro 2016, organisé en France. Confrontée à une vacance du pouvoir, l’UEFA attend le verdict du TAS pour organiser une éventuelle élection et ainsi trouver un remplaçant à Michel Platini. p r. d. 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 pub pleine page quo | 13 LE MONDE VOIT GRAND POUR VOTRE WEEK-END Nouvelles offres week-end Le vendredi : Le Monde + Éco & entreprise + M le Magazine + Sports + Idées Ce nouveau supplément est le lieu de l’enquête intellectuelle, de l’approfondissement des débats, autour de sujets de fond en résonance avec l’actualité. Le samedi : Le Monde + Éco & entreprise + L’époque Ce nouveau supplément raconte les petits c h a n ge m e n t s e t l es g ra n d es m u t a t i o n s de notre vie quotidienne, pour mieux profiter de notre époque. 14 | enquête 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Le gourou de la paix Sri Lanka, Irak, Colombie… Sri Sri Ravi Shankar promet de résoudre les conflits dans le monde grâce à sa seule technique de respiration, sous l’œil bienveillant du gouvernement indien. Le maître yogi rassemble plusieurs millions de personnes près de Delhi, du 11 au 13 mars « Il faut promouvoir la “soft diplomatie”, encourager les contacts entre les gens plutôt que d’attendre du gouvernement qu’il intervienne à chaque fois », déclarait Sri Sri dans une interview au quotidien Times of India en mai 2014. En pleine crise entre le Népal et l’Inde, fin 2015, le ministre népalais des affaires étrangères, Kamal Thapa, s’est d’abord rendu à Bangalore pour le consulter dans son ashram, avant de rencontrer ses homologues indiens. Le gourou a une « importance particulière étant donné sa grande influence dans l’establishment indien », s’était justifié le Népal. NOUVEAU « SOFT POWER » julien bouissou bangalore (inde) - envoyé spécial L e maître du yoga Sri Sri Ravi Shankar a retenu son souffle jusqu’à la dernière minute. Son Festival mondial des cultures, où près de 3,5 millions de participants sont attendus à partir du vendredi 11 mars, en bordure de New Delhi, a failli être annulé. Le rassemblement de millions de fidèles qui méditent ensemble, même sagement assis dans la position du lotus, peut conduire au « chaos absolu », a prévenu la police. Les organisateurs ont été également sommés de s’expliquer sur les possibles dégradations de l’environnement : 400 hectares de végétation ont été recouverts et une scène de 21 600 m² pouvant accueillir 37 000 musiciens et danseurs a été érigée. Le gourou, qui se veut simple et modeste, a tout de même un penchant pour les records du monde et les « méga-événements ». Celui que l’on attend, en ce début mars, à côté d’un petit trône en bois sculpté, dans l’ashram de la Fondation Art de vivre, près de Bangalore, est révéré par des dizaines de millions de fidèles dans 155 pays. Son portrait s’affiche dans les aéroports, sur les panneaux publicitaires de grandes villes d’Inde. Son visage souriant, entouré de longs cheveux et d’une barbe noire fournie, est devenu, auprès de la classe urbaine aisée du pays et d’ailleurs, la mascotte du bonheur et de la vie sans stress. MESSIE DU BONHEUR On a aussi vu Sri Sri Ravi Shankar au Sri Lanka, dans des camps de réfugiés, ou encore en Irak pour la construction du premier hôpital ayurvédique [médecine traditionnelle indienne]. Le messie du bonheur mène une diplomatie parallèle à celle de New Delhi, sous le regard bienveillant du gouvernement nationaliste hindou. En promettant de résoudre les conflits du monde par la « technique du souffle », il donne l’image d’une Inde tolérante et attachée à la paix. Abdullah Abdullah, le chef de l’exécutif en Afghanistan, la députée du Congrès américain Nancy Pelosi, Jacques Attali ou encore Dominique de Villepin, pas vraiment connus pour leur expertise en matière de yoga, ont été invités à s’exprimer sur la gouvernance du monde. Une participante définit ainsi le festival : « L’assemblée générale de l’ONU avec la paix intérieure en plus .» Officiellement, cet événement géant, où se mêleront séances de yoga, danses, discours de hauts dignitaires et de chefs d’entreprise, célébrera la paix et la diversité. Mais comment ne pas y voir le symbole de l’ascension fulgurante d’un « saint » hindou dans les corridors du pouvoir à New Delhi et l’une des pièces maîtresses du nouveau« soft power » indien ? Dans son ashram, « Sri Sri », comme l’appellent ses fidèles, sort de son bureau, une tour au style architectural difficile à définir, avec ses colonnes corinthiennes et des étages circulaires ornés de ce qui pourrait ressembler à des écailles en ciment. A peine donne-t-il ses grosses lunettes noires à l’un de ses collaborateurs qu’un fidèle se précipite à ses pieds. « Je l’aime pour sa simplicité », lâche le dévot. Sri Sri Ravi Shankar est un gourou spirituel tout en sucre. Ses paroles, prononcées d’une voix presque enfantine, coulent comme du miel, et son sourire reste accroché à son visage, comme s’il était né avec. « Je crois en l’humanité, et le yoga qui crée une harmonie entre le corps et l’esprit peut conduire à une coexistence pacifique », plaide le gourou. Drapé dans son ample tunique blanche, il donne l’impression de flotter au-dessus du monde, plutôt que de marcher sur terre. Du haut de sa sagesse, il espère mettre fin aux conflits de la planète grâce à une technique de respiration mise au point à l’âge de 26 ans lors d’une retraite spirituelle au bord d’un fleuve du sud de l’Inde et déposée sous la marque Sudarshan Kriya. « Lorsque vous vous asseyez les yeux fermés et méditez, vous ne faites rien, et cependant les vibrations que vous générez changent le monde », assure-t-il. Depuis cette trouvaille, le nombre de fidèles, et pas n’importe lesquels, n’a cessé d’augmenter. MÉDITATION CHEZ LES FARC Ce jour-là, dans l’ashram de la Fondation Art de vivre, un député lave son assiette en aluminium, tout comme ses congénères, cadres dans la Silicon Valley, employés ou hauts fonctionnaires, tandis que la fille du président cubain Raul Castro est en traitement ayurvédique. Francisco Moreno Ocampo, fils d’un procureur à la Cour pénale internationale (CPI), vient de finir son petit déjeuner à l’étage « cuisine internationale » avec son ami Juan Carlos Losada, député colombien. Tous deux ont préparé la médiation de leur gourou pour trouver une issue à la rébellion des FARC en Colombie. L’un est allé rendre visite au président colombien, dont la fille est une grande pratiquante de yoga, en lui expliquant que « l’émotion et le stress bloquaient la paix », l’autre est allé à Cuba rencontrer les négociateurs des FARC, les bras remplis des œuvres et discours de Sri Sri Ravi Shankar. « Au début, les négociateurs des FARC étaient un peu sceptiques, reconnaît Sri Sri Ravi Shankar, puis ils se sont rendu compte que je pouvais les écouter sans préjugés, et on a fait des séances de méditation pendant trois jours. » L’ARGENT EST UN SUJET TABOU À LA FONDATION ART DE VIVRE. IMPOSSIBLE DE CONNAÎTRE LES REVENUS GÉNÉRÉS CHAQUE ANNÉE Un accord de paix a été signé peu après, en juillet 2015, sans que l’on puisse connaître avec certitude le rôle joué par le gourou, qui en a tout de même revendiqué la paternité. « La paix s’obtient en changeant d’abord l’esprit des gens, puis des communautés, et enfin de l’Etat. Les deux premiers sont de notre ressort, et le troisième relève plutôt du domaine de mon père, la justice internationale », explique Francisco Moreno Ocampo. Les millions de fidèles aident aussi leur gourou à pénétrer les milieux d’affaires. Rajita Kulkarni est chargée du Forum mondial pour l’éthique dans les affaires, une des branches de la Fondation Art de vivre. Chaque année, cette femme organise un séminaire au Parlement de Bruxelles, où le « Saint » a été reçu par une délégation de députés européens, en juin 2015, pour un discours sur le « chemin du yoga ». Boutros Boutros-Ghali, l’ancien secrétaire général des Nations unies, qui fut l’un des sympathisants de la cause défendue par « l’homme de paix », lui ouvrit les portes de l’ONU, à Genève, pour l’organisation d’un séminaire, un privilège rarement accordé. Sous la marque « leadership de la transformation pour l’excellence », des fidèles vont former des hauts dirigeants à se « libérer du stress » mais aussi à « créer un sens du lien » dans leurs entreprises. « Nous vendons des modules de formation à l’Insead, à Harvard et à Stanford », se félicite Rajita Kulkarni, sans en préciser le coût. L’argent est un sujet tabou à la Fondation Art de vivre. Impossible de connaître les revenus générés chaque année. Tout juste sait-on que l’organisation est suffisamment riche pour financer des centaines d’écoles dans tout le pays, organiser des actions de charité dans le monde entier ou de grands événements comme le Festival mondial des cultures. Narendra Modi a été un catalyseur important de l’influence de Sri Sri Ravi Shankar. C’est un « homme dur avec un cœur tendre », a dit de lui le yogi, qui l’a toujours défendu malgré son rôle controversé dans les émeutes entre hindous et musulmans lors desquelles 2 000 personnes ont péri en 2002, lorsqu’il était à la tête de l’Etat du Gujarat, dans l’ouest du pays. Il a été invité à sa cérémonie d’intronisation, en mai 2014. « Dans les temps anciens, les gourous avaient l’habitude d’organiser le Rajyabhishek, ou la prestation de serment du roi, rappelle-t-il. Aujourd’hui, c’est le président. Et pourtant, dans de nombreux pays, c’est toujours le cardinal ou l’évêque qui pose la couronne sur la tête du roi ou de la reine. C’est parce qu’ils placent la sagesse au premier rang. » Triste République indienne où les dirigeants ne sont plus intronisés par les gourous ! Sri Sri Ravi Shankar peut se consoler en conseillant régulièrement M. Modi. C’est lui qui a inspiré plusieurs programmes du gouvernement indien, dont l’« Inde propre », lancé par le gouvernement en 2014, qui consiste à mobiliser le citoyen pour nettoyer les lieux publics du pays et construire des sanitaires, ou encore l’adoption de « villages modèles » par des députés. Lorsque l’ONU a accepté, en 2015, de créer une journée mondiale du yoga, sous l’insistance de M. Modi, ce sont les équipes de la Fondation Art de vivre qui ont organisé des séances partout dans le monde, en collaboration avec les ambassades d’Inde. « Il n’est pas seulement un atout pour l’Inde mais pour le monde entier », s’enthousiasme un proche conseiller de M. Modi. Sauf que, dans le monde entier, les subtiles références de Sri Sri Ravi Shankar à l’hindouisme passent plus inaperçues qu’en Inde. Ce qui est perçu, à l’étranger, comme de la spiritualité apparaît en Inde comme une hégémonie de l’hindouisme. De nombreux musulmans ne se reconnaissent pas dans ce nouveau « soft power » déployé par New Delhi, perçu comme une attaque portée au modèle séculaire indien. Lorsqu’on leur demande de s’incliner devant le soleil, dans la position du « surya namaskar », ils répondent que seul Allah a droit à ce privilège. Les intouchables aussi sont méfiants vis-à-vis des enseignements du gourou. Si ce dernier a appelé à la fin des discriminations fondées sur l’appartenance de caste et à un rapprochement entre les communautés, il n’a jamais plaidé pour la fin du système. Le gourou balaie toutes ces critiques en prônant la tolérance et la diversité. Il promeut une Inde imprégnée d’hindouisme, ellemême réduite à une religion de la tolérance, ce qui n’est pas pour déplaire aux nationalistes hindous au pouvoir. « Le terrorisme se propage là où il n’y a pas assez de spiritualité », professe le gourou. Comment expliquer alors que des radicaux hindous organisent des attentats à la bombe, comme ce fut le cas en Inde à la fin des années 2000 ? « La radicalisation est une réaction à la radicalisation », admet tout juste Sri Sri Ravi Shankar, sous-entendant que l’islam radical est à blâmer dans l’essor du fondamentalisme hindou. A l’écouter, l’hindouisme, « religion de la tolérance », ne peut pas donner naissance au terrorisme. Lorsque Sri Sri a proposé aux dirigeants de l’Etat islamique quelques exercices de respiration pour mieux contrôler leurs émotions, ces derniers n’ont pas vraiment apprécié. Ils l’ont menacé de faire exploser l’hôtel où il logeait en Malaisie et de le tuer s’il continuait ses activités de prosélytisme hindou dans les pays islamiques. Pour la première fois depuis le début de l’entretien, le gourou serre la mâchoire : « Ce sont des malades mentaux. » Il y a des coins du monde où, décidément, les émotions et les ego restent en travers du chemin vers la paix. p débats | 15 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Abolissons l’infaillibilité pontificale Pour sortir de son long hiver, l’Eglise doit en finir enfin avec un dogme qui empêche toute réforme et lui interdit de tirer les conséquences logiques du concile Vatican II par hans küng O n imagine difficilement le pape Fran çois s’efforçant de définir l’infaillibilité pontificale, comme l’a fait Pie IX au XIXe siècle en employant des moyens plus ou moins honorables pour y parvenir. On imagine tout aussi peu que François trouve intérêt à définir un dogme (une « vérité ») infaillible, par exemple à propos de Marie. On verrait plutôt le pape François (comme Jean XXIII, naguère, devant des étudiants du Collège grec à Rome) déclarer en souriant : « Io non sono infallibile », « Je ne suis pas infaillible ». Devant la surprise des étudiants, Jean XXIII avait ajouté : « Je suis infaillible uniquement lorsque je porte une définition solennelle, ex cathedra [en chaire], mais jamais je ne porterai de définition ex cathedra. » Le 18 décembre 1979, le pape Jean Paul II m’a retiré l’autorisation d’enseigner parce que j’avais mis en question le dogme de l’infaillibilité pontificale. Dans le tome 2 de mes Mémoires, j’ai montré, documents à l’appui, qu’il s’agissait d’une mesure préparée secrètement au sommet, qui s’est révélée juridiquement ON VERRAIT PLUTÔT LE PAPE FRANÇOIS DÉCLARER, COMME JEAN XXIII : « JE NE SUIS PAS INFAILLIBLE » contestable, théologiquement infondée et politiquement contre-productive. A l’époque, le débat sur le retrait de ma mission d’enseignement et l’infaillibilité se poursuivit encore un bon moment, mais cela ne diminua nullement l’estime que me portait le peuple chrétien. Comme je le prédisais alors, les controverses autour de réformes importantes et nécessaires n’ont pas cessé. Au contraire, elles se sont considérablement aggravées sous Jean Paul II et Benoît XVI. J’insistais alors sur l’accord à réaliser entre les confessions chrétiennes, la reconnaissance mutuelle des fonctions dans les Eglises et l’accueil eucharistique, les questions du divorce, de l’ordination des femmes, du célibat obligatoire et du manque catastrophique de prêtres, et surtout sur le problème de la direction de l’Eglise catholique. Je posais la question : « Où menez-vous cette Eglise “nôtre” ? » Ces interrogations sont aussi actuelles aujourd’hui qu’il y a 35 ans. Or, l’incapacité à faire des réformes dans tous ces domaines provient, aujourd’hui comme hier, de la doctrine de l’infaillibilité pontificale, qui a plongé notre Eglise dans un long hiver. Comme Jean XXIII en d’autres temps, le pape François tente de toutes ses forces d’insuffler de l’air frais dans l’Eglise. Mais il rencontre une résistance massive, comme on l’a vu en octobre 2015, lors du synode mondial sur la famille. Il ne faut pas s’y tromper : sans une « ré-vision » constructive du dogme de l’infaillibilité, il sera difficile de mettre en œuvre une véritable rénovation. Que la discussion sur ce point ne soit plus d’actualité est d’autant plus étonnant. De crainte d’avoir à subir des sanctions semblables aux miennes, nombre de théologiens catholiques ont pratiquement baissé les bras pour critiquer l’idéologie de l’infaillibilité, et la hiérarchie s’efforce d’éviter autant que faire se peut ce thème impopulaire dans l’Eglise et la société. Quand il était préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, c’est seulement en quelques rares occasions que Joseph Ratzinger a évoqué expressément la question. Pourtant, le tabou de l’infaillibilité a bloqué toutes les réformes qui, depuis le concile Vatican II (1962-1965), auraient exigé la révision de propositions dogmatiques antérieures. Cela vaut non seulement pour l’encyclique Humanae Vitae contre la contraception, mais aussi pour les sacrements et le magistère « authentique » monopolisé par Rome comme pour le rapport entre sacerdoce particulier et sacerdoce universel ; c’est vrai aussi d’une structure de l’Eglise de type synodal face au pouvoir absolu revendiqué par le pape, des rapports avec les autres confessions et les autres religions, et finalement avec le monde en général. C’est pourquoi la question se pose de façon plus urgente que jamais : où va, au début du XXIe siècle, cette Eglise toujours rivée au dogme de l’infaillibilité ? La période antimoderne inaugurée par le premier concile du Vatican (1870-1871) n’est-elle pas définitivement derrière nous ? SUPPLIQUE POUR UNE DISCUSSION LIBRE En 2016, j’aurai 88 ans, et je peux dire que je n’ai épargné aucun effort pour réunir dans le tome V de mes Œuvres complètes, qui porte sur l’infaillibilité, mes nombreux textes sur ce sujet et les classer, dans l’ordre chronologique et selon leur contenu, en suivant les phases de la controverse. Avec ce livre dans les mains, je voudrais renouveler l’appel au pape que j’ai lancé à plusieurs reprises, en vain, durant les décennies passées. Au pape François, qui m’a toujours répondu fraternellement, j’adresse en effet instamment la supplique suivante : « Je vous prie de recevoir cette ample documentation et de permettre dans notre Eglise une discussion libre, ouverte et sans préjugé sur toutes les questions refoulées et non résolues qui ont un lien avec le dogme de l’infaillibilité. On pourrait ainsi réexaminer honnêtement l’héritage problématique des 150 années passées et le rectifier dans le sens de l’Ecriture sainte et de la tradition œcuménique. Il ne s’agit certes pas de tomber dans un grossier relativisme, qui mine les fondements éthiques de l’Eglise et de la société. Mais il ne s’agit pas non plus de tomber dans un dogmatisme sans cœur qui tue l’esprit en s’appuyant sur la lettre, empêche le renouvellement effectif de la doctrine et de la vie de l’Eglise et bloque toute avancée sérieuse de la dynamique œcuménique. Et il s’agit encore moins pour moi d’avoir personnellement raison : c’est le bien de l’Eglise et de l’œcuménisme qui est en jeu ici. « Je suis parfaitement conscient que cette demande peut compliquer les choses pour vous qui vivez parmi les loups, si l’on en croit un bon connaisseur du Vatican. Mais confronté l’an passé aux maladies et même aux scandales de la Curie romaine, vous avez courageusement confirmé, dans votre allocution du 21 décembre 2015, votre volonté de réformes : “Je considère de mon devoir de confirmer que cela a été – et sera toujours – l’objet d’une réflexion sincère et de mesures essentielles. La réforme ira résolument de l’avant, avec énergie et lucidité, car Ecclesia semper reformanda, l’Eglise doit être constamment réformée.” « La question de l’infaillibilité ne sera pas résolue du jour au lendemain dans l’Eglise. Mais il se trouve heureusement que vous avez presque dix ans de moins que moins et que – je l’espère – vous me survivrez. Et vous comprendrez qu’en tant que théologien, à la fin de mes jours, porté par ma profonde sympathie pour vous et votre action pastorale, je désire présenter pendant qu’il est encore temps mon souhait d’un débat libre et sérieux sur l’infaillibilité. Je ne le fais pas in destructionem sed in aedificationem ecclesiae, “non pour la destruction mais pour l’édification de l’Eglise”. Pour moi personnellement, ce serait la réalisation d’une espérance à laquelle je n’ai jamais renoncé. » p ¶ Hans Küng est professeur émérite de théologie œcuménique à l’université de Tübingen (Allemagne) et figure contestataire au sein de l’Eglise. Le cinquième tome de ses Mémoires est paru le 9 mars : Sämtliche Werke, Bd. 5 : Unfehlbarkeit (Herder, 777 pages, 80 €). Kasparov : aux échecs et bientôt au jeu de go, « les jeux sont faits » Du 9 au 15 mars, un ordinateur affronte l’un des plus grands joueurs de go. L’issue de ce tournoi est incertaine, mais, à terme, la machine l’emportera par garry kasparov L es deux matchs que j’ai disputés en 1996 et 1997 contre le superordinateur Deep Blue, créé par IBM, ont été appelés « le baroud d’honneur du cerveau » et l’événement a donné lieu à toutes sortes de comparaisons : des premiers pas sur la Lune à la saga « Terminator ». J’ai remporté la première partie. Mais ce que l’on retiendra, c’est que j’ai perdu la revanche un an plus tard ; après quoi, IBM a décidé de mettre un terme au développement de son projet. Chaque fois que ce genre de défi fait les gros titres, mon nom refait surface et résonne aux infos ou sur les réseaux sociaux. Et cela n’a pas manqué après l’annonce de la confrontation entre le Sud-Coréen Lee Sedol, l’un des tout meilleurs joueurs de go au monde, et Alphago, le logiciel d’intelligence artificielle développé par Google, qui a battu en octobre le champion européen Fan Hui par cinq victoires à zéro. Ne pratiquant pas moi-même ce jeu chinois ancestral, je ne suis LES MACHINES NE CONNAISSENT PAS L’AUTOSATISFACTION, NI L’ANXIÉTÉ, NI L’ÉPUISEMENT pas qualifié pour prédire l’issue du tournoi qui se tient du 9 au 15 mars à Séoul, mais je sais en revanche de quoi dépendra le résultat et ce que l’avenir réserve au go. Les ordinateurs excellent dans les calculs parfaits ; nos cerveaux, dans les généralités, les planifications à long terme et l’application de modèles généraux à des situations nouvelles. Ce contraste produit des affrontements passionnants dans ces courtes fenêtres de temps où les hommes et les machines jouent à force égale, comme ce fut le cas aux échecs il y a vingt ans et, apparemment, au go aujourd’hui. Les anciennes machines joueuses d’échecs comportaient des angles morts et des faiblesses que l’on pouvait exploiter ; la tentation était grande alors de repérer ces points aveugles plutôt que de jouer la partie normalement, et c’est ce que je ne pus m’empêcher de faire contre Deep Blue. Les jeux d’esprit comme les échecs et le go exigent une concentration intense : quand l’attention est perturbée par la volonté de piéger l’ordinateur, on risque de finir par se piéger soi-même en effectuant des coups douteux. Les machines devenant toujours plus fortes, ces coups ne paient pas. La différence clé entre la matière grise et le silicium tient à la régularité implacable de la machine. Les ordinateurs ne dérapent pas, du moins pas aux échecs, tandis qu’un être humain est toujours à deux doigts de la catastrophe. Les machines ne connaissent pas l’autosatisfaction, ni l’anxiété, ni l’épuisement. Lorsque j’ai perdu la sixième partie décisive contre Deep Blue en 1997, j’étais soumis à une immense pression. Ce fut le pire moment de ma carrière. En même temps, ce fut un moment particulièrement excitant, car l’intérêt porté à la maîtrise du jeu par la machine, une fascination née au XVIIIe siècle avec le canular du Turc mécanique, atteignait alors un point culminant. Aujourd’hui, Alphago représente un projet d’apprentissage par la machine susceptible de révolutionner l’intelligence artificielle et, à ce titre, il mérite la plus grande attention. Il se peut que Sedol soit tellement supérieur à Alphago que la faillibilité humaine ne soit pas encore décisive. Le go offre par ailleurs bien plus de coups possibles à chaque tour que les échecs et il est moins dynamique – autant d’éléments qui augmentent ses chances face à la machine. Mais les jeux sont faits, je le crains. Aujourd’hui, n’importe quel programme d’échecs gratuit sur ordinateur est capable de battre Deep Blue et tous les grands maîtres d’échecs. Il aura fallu à peine une dizaine d’années pour que des machines joueuses d’échecs faibles et prévisibles deviennent effroyablement puissantes. Ce n’est qu’une question de temps avant que la machine ne s’impose au go. p (Traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria) ¶ Garry Kasparov est un ancien champion du monde d’échecs. Il est aujourd’hui l’un des principaux opposants à Vladimir Poutine En vEntE chEz votrE marchand dE journaux 16 | éclairages 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 En Amérique latine, la corruption n’est ni de droite ni de gauche ANALYSE « Mensalao » (2005), qui avait failli coûter à Lula sa réélection. Au Venezuela aussi, le lieutenantcolonel Hugo Chavez est arrivé au pouvoir par les ur nes (19992013), après avoir échoué à le faire par les armes en 1992, comme un M. Propre prêt à terrasser le dragon. L’ancien président vénézuélien Carlos Andrés Pérez avait été des titué, en 1993, pour n’avoir pas réussi à expli quer l’utilisation des fonds réservés. Avec Chavez, l’Etat a disposé de revenus pétroliers sans précédent et la corruption a connu une escalade inédite. La nouvelle bourgeoisie « bolivarienne » a amassé des fortunes en toute impunité. paulo a. paranagua Service international F POUR L’OPINION, L’IMPUNITÉ DES RESPONSABLES POLITIQUES, UN FLÉAU ENDÉMIQUE, EST DEVENUE INACCEPTABLE léau endémique en Amérique latine, la corruption politique ne date pas d’aujourd’hui. Les cyniques préten dent qu’elle est arrivée avec les caravel les ibériques. La nouveauté, c’est que l’opinion latinoaméricaine supporte de plus en plus mal les malversations, surtout en période de crise économique. L’impunité est devenue inacceptable. Les perquisitions et la convoca tion spectaculaires dont l’ancien président brésilien Luiz Inacio Lula da Silva (20032010) a été l’objet, le 4 mars, montrent que la justice n’a plus de tabous. Rattrapé par le scandale de l’en treprise pétrolière Petrobras et des géants du bâtiment et travaux publics (BTP), Lula a été traité comme un citoyen ordinaire. Des PDG des groupes impliqués, ainsi que des hommes politiques, avaient déjà été con damnés. La présidente Dilma Rousseff elle même est soupçonnée d’avoir été réélue grâce à des fonds illicites, renforçant les arguments de ceux qui prônent sa destitution. Pour la formation présidentielle, le Parti des travailleurs (PT, gauche), c’est un séisme d’autant plus douloureux que ses dirigeants avaient longtemps prétendu faire de la politique autrement, pointant du doigt les compromissions des adversaires. Le PT n’a guère tiré les leçons d’un scandale précédent, dit du L’ARGENT DE LA DROGUE Le Venezuela rivalise avec Haïti sur l’échelle de l’Index de perception de la corruption établi par Transparency International. Selon cette organisation non gouvernementale, les seuls Etats de la région à tirer leur épingle du jeu sont l’Uruguay et le Chili. Et pourtant, le vice président uruguayen, Raul Sendic, vient d’être confondu pour falsification de diplôme universitaire. La présidente chilienne, Michelle Bachelet, pâtit du trafic d’influence de ses proches. En Bolivie, une ancienne compagne du président Evo Morales est accusée d’avoir fa vorisé une firme chinoise qui a remporté pour plus de 500 millions d’euros de contrats. La notion de trafic d’influence semble étran gère au couple d’anciens présidents argentins Nestor et Cristina Kirchner (2003-2015), dont l’enrichissement personnel est parallèle à la carrière politique. Sur l’Argentine pèse un soupçon encore plus grave, celui d’un crime d’Etat contre le procureur Alberto Nisman, assassiné en janvier 2015. La corruption touche des entreprises locales et étrangères, privées et publiques, de droite et de gauche. Au Guatemala, pays conservateur, le président en exercice, le général Otto Pérez Molina, a été destitué et emprisonné en 2015, après une mobilisation citoyenne contre la fraude aux douanes. Au Salvador voisin, l’ancien président de droite Francisco Flores (1999-2004) est mort, le 30 janvier, alors qu’il était en détention, accusé de malversations. Mauricio Funes, le premier chef d’Etat salvadorien de gauche (2009-2014), peine à justifier ses comptes personnels, ses voyages officiels et sa collection d’armes, car les archives présidentielles ont disparu. Au Panama, l’ancien président de droite Ricardo Martinelli (20092014) est en fuite. Quant au sandiniste Daniel Ortega, il semble résolu à faire du mirifique Canal interocéanique du Nicaragua une immense escroquerie. Comble de l’indécence, le Suriname a pour chef d’Etat le colonel putschiste Desi Bouterse – con damné par contumace aux PaysBas pour tra fic de cocaïne –, qui a tout de même présidé l’Union des nations sudaméricaines en 2013. L’argent de la drogue a infiltré les pays pro ducteurs et les pays de transit, les nations andi nes et l’Amérique centrale, les Caraïbes et le Mexique, où la contamination ne s’arrête pas au niveau des municipalités et des Etats fédé rés : n’aton pas vu en 1997 un général mexi cain nommé « tsar antidrogue » emprisonné deux mois plus tard pour complicité avec un des cartels ? Les connivences au sommet n’existent pas seulement dans l’imagination du romancier américain Don Winslow, auteur de La Griffe du chien (Points). La palme de l’opa cité revient néanmoins à Cuba, qui a fusillé en 1989 des officiers supérieurs pour trafics di vers, alors qu’ils étaient en service commandé, dans une île gérée comme une propriété fami liale, passée des mains de Fidel Castro au frère cadet, Raul Castro. Le crime organisé et la corruption politique ont transformé la vieille pratique des dessous-de-table, des pots-de-vin et des passedroits. On a évolué de l’artisanat à une échelle industrielle destinée à assurer un projet de pouvoir. Au Brésil, la construction de Brasilia a précipité la collusion entre le BTP et l’Etat. Ensuite, la dictature militaire (19641985) a consolidé l’opacité des marchés publics et des surfacturations. La démocratie brésilienne découvre aujourd’hui l’ampleur du désastre. « Le scandale Petrobras montre que la corruption est un cancer qui ne distingue ni l’idéologie ni la classe sociale, a déclaré le Péruvien José Ugaz, président de Transparency Interna tional. Lula a été un président de gauche connu pour ses avancées sociales, mais cet héritage ne saurait lui servir de justification. » p [email protected] LETTRE DU JAPON | par p h il ip p e p ons Cinq ans après, le Tohoku vit dans la mémoire du tsunami L e légendaire tortillard avec ses deux wagons équipés de petites tables basses chauffées électriquement par-dessous en hiver a repris du service. Traversant le parc national de Sanriku, surnommé les « Alpes de la mer », le petit train est le symbole de la renaissance de l’une des plus belles régions littorales du Japon, cinq ans après le séisme suivi d’un tsunami du 11 mars 2011. Côtes à rias, falaises de rocs tom bant à pic, promontoires, criques et récifs par semés de pins, dont le vert s’allie à l’automne au flamboiement des érables, offrent des pay sages à couper le souffle. Ce parc national est dans la région du To hoku (le nordest de l’île de Honshu) la plus avancée dans l’océan Pacifique, dont le littoral est l’un des plus vulnérables aux tsunamis : frappé en 1896 (plus de 27 000 morts), puis en 1933 (plus de 3 000 morts), il l’a été à nou veau en 2011 (15 800 morts et 2 500 disparus). Aujourd’hui, le paysage est toujours sublime mais, dans les criques, des digues de plus de dix mètres de hauteur, encore plus imposantes qu’auparavant, barrent la mer, ce qui la rend invisible du sol. Des voix se sont élevées. Elles mettent en cause l’inefficacité de ces murailles de béton qui n’arrêtent pas une vague monstrueuse, mais retiennent le ressac. Les intérêts de l’Etat LES INDÉGIVRABLES PAR GORCE bâtisseur asservi aux entreprises de travaux publics et au monde politique ont prévalu. Depuis les temps les plus reculés, les habi tants du Tohoku ont appris à coexister avec les périls naturels : séismes, tsunamis, ty phons. Une résilience à la précarité de la desti née humaine célébrée au début du XXe siècle par Kenji Miyazawa dans un poème connu de tous les Japonais : « Que la pluie ne m’abatte pas davantage que le vent/Ni la neige/Ni la chaleur de l’été » Ecrivain inclassable (dont certaines œuvres sont traduites en français), infatigable chasseur de rêves, il n’a jamais condamné les courroux de la nature. Né l’année d’un séisme (1896), il est mort l’année du suivant (1933). ÉPOUVANTABLE REMAKE La dévastation du 11 mars n’a pas emporté que des vies et des maisons : elle a aussi balayé la mémoire des lieux. Aussi la reconstruction matérielle s’est-elle accompagnée d’une collecte des bribes de souvenirs éparses dans les décombres afin de renouer les fils entre l’avant et l’après : ainsi, les petites tablettes bouddhiques en bois des autels aux ancêtres, sur lesquelles est inscrit le nom posthume des défunts, ultimes liens avec les disparus, ou de vieilles photos rassemblées, nettoyées et numérisées par des volontaires. La vie a repris. Mais l’inexorable demeure : « Nous avons le sentiment que le passé ne s’anéantit pas, mais simplement qu’il s’éloigne. Quelque chose échappe désormais à la modification et au mouvement. Il est congelé, il est enregistré pour toujours dans les archives de l’invisible. » La réflexion de Paul Claudel, un an après le séisme de 1923 qui a ravagé Tokyo et Yokohama (140 000 morts), est étrangement actuelle. A revivre, comme y invite Michel Wasserman dans Paul Claudel dans les villes en flammes (Honoré Champion, 2015), la « semaine infernale » qui a suivi ce désastre, à tra vers le récit qu’en a fait celui qui était alors ambassadeur au Japon, mais aussi d’autres, écrits par des témoins oubliés mais non sans qualité littéraire, les images de dévastation et de morts du 11 mars semblent un épouvanta ble remake. En 1923, le meurtrier a été le feu et, en 2011, cela a été l’eau, mais les deux catastrophes, à près d’un siècle de distance, entrent en résonance. Dans les deux cas, le contraste est frappant, entre une nature soudain apaisée et la dévastation qu’elle a causée. Médecin de bord du paquebot des Messageries maritimes AndréLebon, amarré à Yokohama en septem bre 1923, Charles Guibier notait après la catastrophe : « Soleil estival, ciel subtil, azur lé- ger : la nature fait un décor de fête à cette immense désolation. » Images rémanentes des lendemains de la catastrophe du 11 mars : un printemps bourgeonnant, indifférent à ce monde à l’envers, de bateaux au milieu d’une rue ou perchés sur le toit d’un immeuble… Non loin bruissaient des vaguelettes. « La lune a commencé sa course. Ses mains répandent sur la mer une consolation ineffable », écrit Paul Claudel… Une consolation qui n’est pas toujours au rendezvous. « Le seul aspect inédit de la catastrophe du 11 mars est son prolongement nucléaire », constate Michel Wasserman. Dans la région de la centrale Daiichi à Fukushima, la vie n’a pas repris. L’avenir promis par le gouverne ment reste fermé. La centrale accidentée est loin d’être sous contrôle, et 100 000 personnes vivent encore dans des logements provisoires. Ici, la catastrophe reste en devenir, à la merci de maladies encore sournoises. Men songes, opacité, morgue du pouvoir politi que… « L’entreprise de domestication de l’opinion », épinglée en 2012 par Michaël Ferrier (Fukushima. Récit d’un désastre, Gallimard), se poursuit. Pour les sinistrés installés dans un provisoire devenu quotidien, rien n’est rentré dans l’ordre. p [email protected] LES HABITANTS DU TOHOKU ONT TOUJOURS FAIT PREUVE DE RÉSILIENCE FACE À LA PRÉCARITÉ DE LA DESTINÉE HUMAINE L’émir Abdelkader, philosophe de l’empathie LIVRE DU JOUR philippe-jean catinchi C eci n’est pas une biographie. Mais plutôt une initiation à la pensée d’un maître spirituel que l’épopée coloniale française a réduit à la sta ture d’un guerrier fameux, adversaire héroï que d’une nation conquérante. Pour la posté rité vue d’Europe, Abd ElKader Ibn Mohied dine (18081883) est seulement l’émir Abdelk ader, champion de la résistance algérienne lorsque la monarchie de Juillet envahit son pays. Même s’il est absent lors de la prise par le duc d’Aumale, fils du roi Louis-Philippe, de sa capitale itinérante, sa smala, devenue dans la langue du vainqueur une tribu familiale per dant au passage sa puissance politique, l’émir Abdelkader est associé à cette lourde perte. Perte d’autant plus terrible que dans le pillage du campement disparaît la bibliothèque de l’émir philosophe. Quelque 5 000 livres et manuscrits rares, ouvrages inestimables, détruits dans ce que Mustapha Cherif ne craint pas d’appeler « un génocide culturel ». On ne s’étonnera pas que le célèbre islamologue, spécialiste militant du dialogue des cultures, des religions et des civilisations, stigmatise ainsi sans appel la négation du « patrimoine arabo-berbéro-musulman » dans la guerre totale menée par Bugeaud, gouverneur général de l’Algérie. Pourtant le bourreau lui-même, dans ses Mémoires, concède une grandeur spirituelle exceptionnelle au vaincu – qui lui tint tête encore quatre ans (1843-1847) : « C’est une espèce de prophète, il est pâle et ressemble assez au portrait qu’on a donné du Christ… » « REMPART CONTRE LES IGNORANTS » Penseur, croyant et visionnaire, c’est cet Abdelkader-là que Cherif choisit de partager en célébrant cet « apôtre de la fraternité » qui appelle à une discipline de la droiture. Maître soufi, savant et moraliste, avant de se résoudre à être un guerrier, patriote inflexible et éducateur attentif, l’homme est à envisager comme un « rempart contre les ignorants, les extrémistes (…), les idolâtres, les envahisseurs, les despotes et les fanatiques. » Mustapha Cherif s’intéresse d’abord aux éléments biographiques pour étayer sa lec ture d’une pensée humaniste salutaire. II rap pelle ainsi l’épisode fameux de juillet 1860 où seule l’intervention de l’émir empêcha que le soulèvement de la ville de Damas contre le quartier chrétien ne dégénère en massacre. Le message d’Abdelkader est plus que jamais actuel, puisqu’il aide à sortir de la peur pour aller vers l’espérance, à passer de l’obscurité à la lumière, de la méfiance à l’em pathie. Et si l’on s’étonne que certaines facilités soient restées – l’homme que « Homère, Tolstoï et Victor Hugo (…) auraient voulu connaître » ! – le plaidoyer de Cherif pour le legs de l’émir fait mouche : « Assumer ses responsabilités, sortir de la position victimaire et donner priorité au lien social citoyen républicain, qui dans la cité dépasse celui de la foi. » p L’Emir Abdelkader, apôtre de la fraternité de Mustapha Cherif éd. Odile Jacob, 180 p. 21,90 € disparitions & carnet | 17 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Jean-Bernard Raimond Ancien ministre Ng Ectpgv Xqwu rqwxg| pqwu vtcpuogvvtg xqu cppqpegu nc xgknng rqwt ng ngpfgockp < s s fw nwpfk cw xgpftgfk lwuswÔ 38 j 52 *lqwtu hfitkfiu eqortku+ ng fkocpejg fg ; jgwtgu 34 j 52 Rqwt vqwvg kphqtocvkqp < 23 79 4: 4: 4: 23 79 4: 43 58 ectpgvBorwdnkekvg0ht AU CARNET DU «MONDE» Naissance Maxine est très heureuse d’annoncer sa venue au monde chez Yasmine BOUSSAAD et Brieuc CAILLIEZ, le 6 mars 2016, à Paris. Toulouse. Paris. Angers. Valérie Caillé-Decaix, son épouse, Alice, Sylvain, Charlotte, ses enfants, Rose-Hélène et Michel Caillé, ses parents, Isabelle, sa sœur Ainsi que toute la famille et ses amis, FRANÇOIS DUCASSE/ RAPHO J eanBernard Raimond, mi nistre des affaires étrangères de 1986 à 1988 dans le gouvernement de Jacques Chirac sous la présidence de François Mitterrand, est mort lundi 7 mars à Neuilly-sur-Seine, à l’âge de 90 ans. Né le 6 février 1926 à Paris, JeanBernard Raimond était l’archétype du diplomate féru de littérature et de philosophie, curieux de la chose politique mais sans excessive passion, toutes qualités bien utiles pour exercer au Quai d’Orsay en période de cohabitation, entre deux bêtes politiques comme l’étaient François Mitterrand et Jacques Chirac, dans le domaine réservé du chef de l’Etat mais selon les instructions du chef du gouvernement. Ce faux mou – « il a le gonflant, la douceur et l’invulnérabilité d’un édredon », comme le décrivait un de ses collègues au gouvernement – était également capable de froides colères et de tenir tête à ses interlocuteurs, aussi haut placés fussent-ils. Pragmatique Technicien subtil des affaires étrangères, pragmatique d’une onctueuse courtoisie, soigné dans sa mise comme dans ses propos, un peu « old school », il n’en a pas moins conduit la diplomatie française avec fermeté et autorité, déjouant le scepticisme qui avait accueilli la nomination de ce « parfait inconnu » à ce prestigieux ministère. C’est lui, notamment, qui aura à mener, pendant deux ans, les délicates négociations pour la libération des otages français détenus au Liban. C’est Jacques Chirac qui lui avait proposé le poste. Jean-Bernard Raimond était alors ambassadeur de France en URSS, ce qui pouvait être considéré comme un aboutissement après trente ans de carrière aux affaires étrangères. Une carrière diplomatique pour laquelle il avait opté à sa sortie de l’Ecole nationale d’administration, en 1956. Auparavant, par goût pour la littérature autant que par défi personnel, il avait fait Normale-Sup. Il consacrera sa thèse à l’œuvre de Jean Giraudoux, l’écrivain et le diplomate. C’est à l’éphémère Rassemblement démocratique révolutionnaire, créé fin 1947 par Jean-Paul Sartre, Georges Altman et David Rousset, qu’il connaît alors un bref engagement politique. Il y croise d’anciens trotskistes, comme Pierre Naville, Yvan Craipeau ou Jean-René Chauvin, mais aussi les surréalistes André Breton et Benja- ont la douleur de faire part du décès de 6 FÉVRIER 1926 Naissance à Paris 1956 Entre au Quai d’Orsay 1973 Ambassadeur au Maroc 1986-1988 Ministre des affaires étrangères 1993 Devient député RPR des Bouches-du-Rhône 7 MARS 2016 Mort à Neuillysur-Seine (Hauts-de-Seine) min Péret. Cette période « romantique révolutionnaire » ne durera guère plus d’un an, avec la dissolution du mouvement. Fini le militantisme : favorable à l’indépendance de l’Indochine, puis à celle de l’Algérie, il est séduit par Pierre Mendès France et approuve de Gaulle sans lui vouer une vénération. En fait, c’est plus avec Georges Pompidou et Edouard Balladur, avec lequel il affiche d’ailleurs une certaine ressemblance physique, qu’il se trouvera des affinités. Entré en 1956 au département des affaires politiques au ministère des affaires étrangères, JeanBernard Raimond devient en 1967 directeur adjoint du cabinet du ministre, Maurice Couve de Murville, qu’il suit à Matignon de juillet 1968 à juin 1969. Après l’élection de Georges Pompidou, il entre au secrétariat général de la présidence de la République puis, à partir de 1972, reprend du service actif dans le corps diplomatique. Ministre plénipotentiaire, puis ambassadeur au Maroc, directeur d’Afrique et du Moyen-Orient au Quai d’Orsay, puis directeur du cabinet du ministre des affaires étrangères, directeur général des relations culturelles, scientifiques et techniques, ambassadeur en Pologne puis en Union soviétique, il aura gravi tous les échelons de la carrière diplomatique avant, quand s’achève la cohabitation et qu’il est mis fin à ses fonctions ministérielles, de se voir proposer le prestigieux poste d’ambassadeur auprès du Saint-Siège, à Rome. Lorsqu’il quitte le Quai, en 1991, il est élevé à la dignité d’ambassadeur de France. Défroqué du Quai, Jean-Bernard Raimond goûte à nouveau aux charmes de la politique et se frotte pour la première fois au suffrage universel. Il se présente en 1993 aux législatives à Aix-en-Provence, sous l’étiquette du RPR, et est élu député. Réélu en 1997, il siégera jusqu’en 2002 au Palais-Bourbon. « Pour retrouver un travail d’intérêt général, parce que Chirac m’en avait parlé et parce que c’est un bel endroit », expliquait-il. p patrick roger Frédéric CAILLÉ, survenu à Toulouse, le 5 mars 2016, à l’âge de cinquante-sept ans. La cérémonie de l’hommage aura lieu le vendredi 11 mars, à 14 h 30, au centre funéraire « Les Maisons », impasse Charles Berjole, à Angers, suivie de l’inhumation au cimetière Est, à Angers. Un registre tiendra lieu de condoléances. Cet avis tient lieu de faire-part et de remerciements. La famille Cheikh Anta Diop Et la famille Maes, ses enfants, petits-enfants, nièces, neveux, cousins et alliés, ont la profonde tristesse de faire part du décès de Louise Marie DIOP, née MAES, le vendredi 4 mars 2016, à Paris, dans sa quatre-vingt-dixième année. Elle sera inhumée ce jeudi 10 mars, à Caytu, région de Diourbel, au Sénégal, auprès de son mari, Cheikh Anta DIOP. Cet avis tient lieu de faire-part. [email protected] Michel et Claire, ses enfants, et leurs conjoints, Elisabeth et François, Adrien, Victor, Antonin, ses petits-ils, Margaux, Mila, Isidor, ses arrière-petits-enfants, Les familles Harari, en Israël et Feldman, aux Etats-Unis, ont le chagrin de faire part du décès de Cécile DIXMIER, née Cilka NAGELBERG, survenu le 7 mars 2016, dans sa cent cinquième année. Une cérémonie a été célébrée ce jeudi 10 mars, à 11 heures, au crématorium d’Arcueil (Val-de-Marne), 8, rue du Ricardo. Souvenons-nous de sa mère, de ses sœurs, Beila, Mina et Hela, de ses frères, Isak et Norbert, de sa nièce, Bronya, assassinés pendant la guerre, en Pologne et en Ukraine, par les nazis et leurs complices, de son père, et de son frère, Berel Yosef. Hervé Rouanet, directeur général de l’Encyclopædia Universalis Et l’ensemble du personnel, ont la tristesse de faire part du décès de Médecin de formation et encyclopédiste né, Didier Lavergne a dirigé pendant plus de quarante ans le département éditorial biologie et médecine de l’Encyclopædia Universalis. Bernard EHRMANN, survenu le 29 février 2016. Un culte d’action de grâce a été célébré le vendredi 4 mars, au centre œcuménique de Jacou (Hérault). 611, rue des Érables, 34980 Saint-Gely-du-Fesc. Cécile, Rémi, Matthieu, Claire, ses enfants et leurs conjoints, Baptiste, Etienne, Myriam, Théo, Paul, Marie, Thomas, Alma, ses petits-enfants, Jeanine Fourrier, sa sœur, ont la tristesse de faire part du décès de Jean FOURRIER, ingénieur de l’Aviation civile, Décès En 1988. Viviane Ehrmann, son épouse, Véronique et François Desaunais, Arielle et Guy Nicol, Olivia et Jean Marc Aussibal, Angélique et Laurent Vigroux, ses enfants, Jérémie et Jade, Claire, Charlotte, Raphaël, Sarah, Sophie, Marie, Jeanne, Théo, Julien, Adèle, ses petits-enfants, survenu le 5 mars 2016, à l’âge de quatre-vingt-six ans. Ses obsèques seront célébrées le vendredi 11 mars, à 15 heures, en l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas, Paris 5e. 69 rue Dunois, 75013 Paris. Ferdinand Scharf, son frère et Emily Scharf, Arya et Chérie Orang, Christian et Sylvie Manuel Ainsi que ses nombreux amis, ont la douleur d’annoncer le décès de Terry HAASS, retournée à la lumière de l’origine, le 1er mars 2016. Elle sera inhumée le 12 mars, à 15 heures, au cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e. Plutôt que des fleurs, un don à l’association d’aide aux Tibétains réfugiés « www.lapierreblanche conflans » répondrait au vœu de T. Haass. Aix en Provence. Paris. Sophie Lengrand-Jacoulet et Gilles Jacoulet, Justine, Antoine et Pierre, Marithé et Jean-François Jacoulet, Bénédicte Lengrand, Sophie Lussier-Jacoulet et Olivier Jacoulet, Mathieu et Anouk Jacoulet, Angéla et Jean-Pierre Laprugne, ont la tristesse de faire part du décès de Camille JACOULET, élève au Conservatoire national d’Art dramatique de Paris, survenu brutalement, le 7 mars 2016, à l’âge de vingt-sept ans. La cérémonie religieuse aura lieu en la paroisse Saint-François d’Assise, 5, boulevard des 2 Ormes, Aix-enProvence, le vendredi 11 mars, à 14 h 30, suivie de l’inhumation dans le tombeau familial au cimetière du Grand Saint-Jean, à Puyricard. Magali Laubiès, Anne Laubiès, ses illes, Clara Laubiès, Maïté Laubiès, Léa-Jeanne Boehringer, ses petites-illes, ont la tristesse de faire part du décès de Henri-Didier LAUBIÈS, survenu le 25 octobre 2015, à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans. Souvenons-nous de son épouse, Madeleine LAUBIÈS, née DÉLÈS, décédée le 9 novembre 2007 et de leur ils, Didier-Henri LAUBIÈS, décédé le 6 mai 2012. Nous exprimerons notre reconnaissance pour tout ce qu’il nous apporté, en pensées et en prières, lors du culte du dimanche 13 mars 2016, en l’église Luthérienne de la Trinité, Paris 13e. Nous garderons le souvenir de ses origines aveyronnaises et de ses longues et heureuses années d’enseignement au Maroc. Magali Laubiès, 12200 La Bastide-l’Évêque. ont la tristesse de faire part du décès de Didier LAVERGNE, survenu le 28 février 2016, à l’âge de quatre-vingt-douze ans. Lyon. Saint-Etienne. Dijon. Sabine Taler-Léonard, son épouse, Ses enfants, Ses petits-enfants, Parents Et amis, ont la douleur de faire part du décès de M. Jean, Gabriel LÉONARD, maître de conférences des Universités en économie, ancien doyen de la faculté de gestion, administration, langues étrangères appliquées de Saint-Etienne, Nicole Pietri, sa sœur, a l’immense tristesse de faire part du décès de Marie-Noëlle PIETRI, survenu le samedi 5 mars 2016. Après une cérémonie religieuse, Marie-Noëlle sera inhumée ce jeudi 10 mars, à 14 heures, au cimetière du Montparnasse, Paris 14e, aux côtés de Henry JEDWAB. Nicole Pietri, 50, rue de Longchamp, 92200 Neuilly-sur-Seine. Monique Raimond, née Chabanel, son épouse, Sophie et Catherine, ses illes, Benoît Mselati, son gendre, survenu à Lyon, le 4 mars 2016, dans sa soixante-treizième année. Anna et Paul, ses petits-enfants, Une cérémonie civile sera célébrée ce jeudi 10 mars, à 15 h 30, au crématorium de Lyon-Berthelot. Jean-François, son neveu La famille remercie par avance toutes les personnes qui prendront part à sa peine. Katie Stöver-Marfaing, sa femme, Jean-Loup, Marie, Jean-Claude, Maya, ses enfants Ses petits-enfants Et ses arrière-petites-illes, Jean-Pierre, son frère et ses enfants et petits-enfants, Sa famille et alliés en France, Allemagne et Argentine, ont la tristesse d’annoncer le décès de Jean-Louis MARFAING, agrégé de l’Université, ministre plénipotentiaire, à Paris, le 5 mars 2016, à l’âge de quatre-vingt-dix ans. L’incinération a eu lieu dans l’intimité, au cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e. Un office sera célébré en l’église Saint-Honoré d’Eylau, le lundi 14 mars, à 18 h 30. « Il plut pendant quatre ans onze mois et deux jours. » Gabriel García Márquez. Alain Rouquié, président, Le conseil d’administration Et le personnel de la Maison de l’Amérique latine, ont la tristesse de faire part de la disparition, le 5 mars 2016, à Paris, de Jean-Louis MARFAING, administrateur de la Maison de l’Amérique latine, ancien ambassadeur de France au Costa Rica et à Cuba. Marc Lecocq a la très grande douleur de faire part du décès de Henryk PASZEK, ancien concessionnaire du karting pour enfants du Champ-de-Mars, à Paris, survenu le 21 février 2016, à l’âge de soixante-deux ans, des suites d’une très longue et très douloureuse maladie. Ses obsèques ont eu lieu dans la plus stricte intimité. Nous remercions le professeur Bertrand Arnulf et les services d’hématologie de l’hôpital Saint-Louis, à Paris, les services de neuro-oncologie de l’Institut Gustave Roussy, à Villejuif et le docteur Wajnapel, pour les soins qui lui ont été prodigués. « Laissez venir à moi les petits enfants car le Royaume de Dieu est à eux et à ceux qui leur ressemblent. » Marc 10.14. 11, rue du Perche, 75003 Paris. [email protected] Et toute sa famille, ont la grande tristesse de faire part du décès de Jean-Bernard RAIMOND, ambassadeur de France, ancien ministre des Affaires étrangères, ancien député des Bouches-du-Rhône, agrégé de Lettres classiques, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, ancien élève de l’ENA, commandeur de la Légion d’honneur, commandeur de l’ordre national du Mérite, chevalier dans l’ordre des Palmes académiques, grand-cordon du Ouissam Alaouite, grand-croix de l’ordre de Pie IX, survenu le lundi 7 mars 2016, à l’âge de quatre-vingt-dix ans. La cérémonie religieuse sera célébrée le vendredi 11 mars, à 14 heures, en l’église Saint-Pierre, 90, avenue du Roule, à Neuilly-sur-Seine, suivie de l’inhumation dans l’intimité familiale, au cimetière ancien de Neuilly-sur-Seine. Cet avis tient lieu de faire-part. 12, rue des Poissonniers, 92200 Neuilly-sur-Seine. M. Pierre Arizzoli-Clémentel, président Et les membres du conseil d’administration de l’Association France-Italie, ont la tristesse de faire part du décès de leur président d’honneur, Jean-Bernard RAIMOND, ambassadeur de France, ancien ministre, président de l’association de 1991 à 2013. La cérémonie religieuse sera célébrée le vendredi 11 mars 2016, à 14 heures, en l’église Saint-Pierre, 90 avenue du Roule, à Neuilly-sur-Seine. La famille Et les amis de Joël THORAVAL, anthropologue à l’EHESS, ont la tristesse de faire part de son décès, survenu le 7 mars 2016, à Carcassonne. Une cérémonie aura lieu le lundi 14 mars, à 13 h 30, au crématorium du cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e, en la salle de la Coupole. [email protected] [email protected] [email protected] # # $ !# $ # #$ $# &. + *2.+ #$ $ #$ $ $# $ # *'$ %&# & #$ # . *&%%* # $ !# ! #! *%& + &/& #$ %# # # " $ #$ ! #! # %&!- &(). % * ** %%#&%. * % # %* # * .* # # ** &.*-& + # % *&% 2#/ .$%% *%. 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Yoko Ono est née en 1933, ses premiers travaux datent de la fin des années 1950, et les musées français ne se sont pas précipités vers elle : une rétrospective à 83 ans quand d’autres ont cet honneur avant 50 ans, le retard est excessif. Les raisons en sont claires. A partir de sa rencontre avec John Lennon, Yoko Ono a été de moins en moins considérée comme une artiste et s’est vue absorbée par la légende des Beatles. Après l’assassinat de Lennon en 1980, affabulations et haines l’ont environnée, très lentes à se dissiper. De surcroît, être une femme artiste l’a vouée à subir des stéréotypes bien connus dans ce monde comme ailleurs. On a donc attendu, et cela valait la peine, plus encore à Lyon qu’à New York. La présentation au MoMA s’en tenait à une décennie et la comprimait dans une pré- sentation à l’étouffée et incomplète. Au MAC, la rétrospective complète occupe les trois étages et le hall d’entrée. A chaque niveau, des structures sont construites afin que les idées de l’artiste se réalisent et que les visiteurs en fassent l’expérience directe. Il leur est proposé de modifier la carte du monde et ses frontières sur des globes et des planisphères. Ils doivent faire l’expérience du noir total et des frôlements que l’obscurité excite et celle du passage des ténèbres à une lumière aveuglante, d’un excès à l’autre. Corridor trompeur Planter des clous partout n’est pas une suggestion qu’un musée fait fréquemment, ni ramper à plat ventre, marcher en biais dans un couloir très étroit entre des miroirs qui démultiplient leur reflet – le narcissisme peut en souffrir –, ou traverser des rideaux de perles de verre bleu. Tel corridor trompeur revient en boucle sur lui-même. Il y a des échelles où monter et des portes dressées au milieu d’une salle entre lesquelles circuler librement – ce qui est évidemment l’inverse de la fonction d’une porte. Il y a des sons brutaux, la voix de l’artiste, les morceaux du Plastic Ono Band. Et, comme on s’y attend, il y a les vidéos des performances, qui sont la part la plus connue de l’œuvre, La trace de Duchamp est visible, de même que celle du surréalisme Cut Piece (1964), Freedom (1970) et Fly (1971). Dans la première, l’artiste est vêtue d’un tailleur strict. Agenouillée, elle laisse celles et ceux qui montent sur scène découper ses vêtements avec un ciseau de tailleur. Quand un jeune homme énervé tranche les bretelles du soutien-gorge, la performance prend fin, car son sujet n’est pas l’exaltation de la nudité féminine mais le déshabillage forcé de la femme, si commun dans la publicité et le cinéma, comme Freedom le rappelle en frustrant le voyeur. Cut Piece a été montrée des milliers de fois. Il n’empêche que, à la revoir, on y découvre encore des détails, des expressions, des attitudes. C’est une œuvre extrêmement simple dans son principe, filmée en noir et blanc sans apprêts et dont l’intensité ne faiblit nullement avec le temps. Dans Fly, une mouche filmée en gros plan se pose en différents points d’un corps féminin nu, tétons, cuisses, membres. Quand les images sont projetées sur grand écran, ce qui est le cas ici, le malaise s’aggrave. Là aussi, l’idée tient en peu de mots, et l’efficacité est proportionnelle à la simplicité. Depuis 1960, Yoko Ono appelle ces idées des « instructions ». Les plus anciennes sont des instructions pour des peintures que chacun est libre d’interpréter. Les moyens requis sont rudimentaires : le vent, l’eau, la poussière, les feuilles mortes, les restes d’un repas. Il y en a pour les photographes, et d’autres qui sont purement mentales : « Cette pièce s’évapore lentement tous les jours » ou « Cette pièce se déplace à la vitesse des nuages ». Une phrase suffit ou même un mot. La poésie des haikus japonais est proche. Même quand elle est matériellement possible, la réalisation physique de l’action n’est pas indispensable, mais elle peut aussi bien être recommencée souvent, ce qui vide de sens la notion d’œuvre originale. L’art est considéré comme la capacité de l’esprit à s’extraire de ce que l’on appelle la réalité, capacité qui se nomme aussi liberté. Ces « instructions » écrites et proposées dans des expositions sous le signe du groupe Fluxus dans la première moitié des années 1960 préfigurent le conceptualisme venu un peu plus tard. La trace de Duchamp est visible, de même que celle du surréalisme. Ce dernier est présent non seule- ment parce que plusieurs œuvres rendent hommage à Magritte ou à Tanguy, mais encore parce que l’art y est défini comme une puissance intellectuelle et psychique et non comme un ensemble de pratiques – ce qui est la position de Yoko Ono. L’étrangeté de l’installation Half a Room, où meubles, assiettes et tapis sont coupés en deux moitiés dont une a disparu, n’a pas pour unique dessein de surprendre. Elle doit inciter à s’interroger sur la propriété et le partage et susciter des références tragiques. Cette salle à manger ravagée pourrait l’avoir été par un bombardement à Tokyo en 1945 – souvenirs d’enfance de l’artiste – ou à Alep aujourd’hui. Obsession de la violence Ainsi en vient-on à la part politique et sociale. Si l’esprit peut s’extraire de la réalité ordinaire, il doit être capable de la changer. Le slogan d’Ono et Lennon en 1969 est « War is over ! » (« La guerre est finie… ») mais continue par une conditionnelle capitale : if you want it (« … si vous le voulez »). Il y eut alors assez de gens pour le vouloir, aux Etats-Unis et en Europe, et la guerre du Vietnam s’est enfin achevée. Aujourd’hui, à l’évidence, c’est l’acquiescement à la guerre qui l’emporte partout, la volupté de détruire. On ne peut qu’y penser en passant sous des cages à grillons suspendues au plafond, dont chacune porte le nom et la date d’un désastre – Crickets (1998) – et en avançant entre des casques de la Wehrmacht renversés dont chacun d’eux contient les pièces d’un puzzle qui, reconstitué, figurerait l’azur – Helmets (2001). Ces pièces récentes, dont la plupart n’ont pas été vues en France, témoignent de l’obsession de la violence qui habite l’artiste : les violences publiques des guerres et celles, privées, faites aux femmes. Sur ce point, l’Album de famille (1993) énumère des objets du quotidien fondus en bronze et tachés de rouge : lunettes, chaussures à talon, aiguille à coudre. L’instruction ordonne : « Servez-vous de votre sang pour peindre ! » En sortant, faites quelques pas, jusqu’à un vieux wagon de fret de la SNCF. Il est du modèle de ceux qui ont servi à la déportation durant l’Occupation. Yoko Ono l’a fait rechercher et percer de balles. Par les trous, des éclats de lumière et de son parviennent. L’artiste a fait don de l’œuvre au musée. p philippe dagen Yoko Ono, lumière de l’aube, MAC, 81, quai Charles-de-Gaulle, à Lyon. Du mercredi au vendredi, de 11 heures à 18 heures, samedi et dimanche de 10 heures à 19 heures. De 6 € à 9 €. Jusqu’au 10 juillet. mac-lyon.com culture | 19 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Guy Cogeval reconduit à la tête du Musée d’Orsay L’actuel président de l’établissement culturel exercera encore un an la fonction qu’il occupe depuis 2008 S ur proposition d’Audrey Azoulay, ministre de la culture et de la communi cation, le président de la République a renouvelé, mer credi 9 mars, Guy Cogeval, 60 ans, à la présidence de l’établissement public du Musée d’Orsay et du Musée de l’Orangerie, fonction qu’il occupe depuis 2008. Un décret pris en octobre 2015 par Fleur Pellerin, alors ministre, limite toutefois le mandat d’un président ou d’un directeur d’établissement culturel à neuf ans. La mesure ne devait théoriquement pas s’appliquer aux présidents déjà en place avant la promulgation du décret, mais il semble que le gouvernement en ait décidé autrement. C’est donc pour un an seulement que Guy Cogeval exercera sa mission. Le temps pour lui, espère-t-on, de lancer la dernière phase des travaux engagés dès son arrivée, qui ont renouvelé l’accrochage et la vision des œuvres. Mais il s’agit surtout de finaliser son rêve d’une donation au musée de la collection Spencer Hays, un en semble d’œuvres d’artistes nabi réunies dans la propriété Hays de Nashville (Tennessee), qui avaient été présentées à Orsay en 2013. M. Hays avait été, à cette occasion, fait officier de l’ordre de la Légion d’honneur par Aurélie Filippetti, alors ministre de la culture, et n’avait pas caché son désir de voir sa collection rejoindre un musée, sans cependant préciser s’il pourrait s’agir de celui d’Orsay. Si tel était néanmoins le cas, elle s’ajouterait, dans le bilan de M. Cogeval, à l’exceptionnelle donation effectuée en 2011, alors anonyme et sous réserve d’usufruit, de Jean-Pierre Marcie-Rivière, décédé il y a peu, le 6 janvier : 141 œuvres – tableaux, pastels et dessins – de Pierre Bonnard et d’Edouard Vuillard (dont Guy Cogeval est un spécialiste reconnu), pas moins. L’enrichissement des collections sous ses mandatures successives a également été le fait d’une politique très active d’acquisitions menée Le gouvernement a créé pour lui, après la fin de son mandat, un « centre d’études sur les nabis » Guy Cogeval, avec Isabelle Cahn, conservateur en chef, lors de l’exposition Pierre Bonnard en 2015. Une « querelle des Anciens et des Modernes » a marqué les premières années de sa présidence par la jeune équipe de conservateurs qu’il a promus dès son arrivée. Ce que souligne un audit réalisé par l’Inspection générale des affaires culturelles en 2013 : « Le président a eu l’opportunité aussi rare qu’heureuse de pouvoir constituer une nouvelle équipe en phase avec ses projets. Cette équipe totalement rajeunie apparaît très dynamique et motivée, enthousiasmée par les responsabilités nombreuses qui lui sont confiées. » Le même rapport relevait toutefois que les premières années du mandat du président avaient été marquées par des tensions socia les et des relations hiérarchiques houleuses… Des conservateurs ont été marginalisés, certains sont partis sous d’autres cieux – dernière en date, Sylvie Patry, devenue directrice adjointe de la Fondation Barnes, à Philadelphie –, ce que l’Inspection générale qualifiait d’une « querelle des Anciens et des Modernes », en ajoutant : « Si les mots de “grâce” et “disgrâce” courent volontiers les couloirs, ils n’ont paru tangibles aux rapporteurs que dans très peu de cas, qui existent cependant. » Dix-neuf antennes en régions Comme d’autres présidents d’établissement, Guy Cogeval a aussi dû s’accommoder de la Révision générale des politiques publiques (RGPP), voulue par les gouvernements depuis 2007, qui les contraint à augmenter leurs ressour- Autour de Jan Fabre, un duo durable NICOLAS KRIEF /DIVERGENCE ces propres. Mission accomplie : bon an mal an, le taux d’autofinancement flirte avec les 70 %, un taux dans la norme à l’étranger – la Tate de Londres en fait autant –, mais exceptionnel en France, et qui a pu être atteint grâce à des manifestations clés en main louées à d’autres institutions, notamment, mais aussi à des expositions aux titres parfois racoleurs : « Masculin/Masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours » en 2013 ; « Sade. Attaquer le soleil » en 2014 ; « Splendeurs et misères. Images de la prostitution, 1850-1910 » en 2015. Résultat : 3,4 millions d’entrées annuellement et, de manière moins visible, la possibilité d’imaginer des expositions plus confidentielles, mais non moins ambitieuses, comme « Dolce vita ? » en 2015, un regard sur les arts décoratifs italiens entre 1900 et 1940, période où le pays affirmait son unité. Enfin, Guy Cogeval est à l’initiative de la création du Club 19, une association qui regroupe des musées de province riches en collections du XIXe siècle, et sont autant d’antennes d’Orsay en régions. C’est ainsi que, après le Musée des beaux-arts de Nancy et avant celui de Quimper, le Musée d’art RogerQuilliot, de Clermont-Ferrand, accueille, jusqu’au 5 juin, une quarantaine d’autoportraits venus d’Orsay : Carpeaux, Cézanne, Courbet, Degas, Gauguin, Monet, Pissarro, Van Gogh, excusez du peu. S’il est parfois contesté au sein de son propre établissement, Guy Cogeval a de fortes chances de devenir citoyen d’honneur de Clermont-Ferrand. A défaut, le gouvernement a créé pour lui, après la fin de son nouveau mandat fixée le 15 mars 2017, un « centre d’études sur les nabis, dont il est l’un des plus fins connaisseurs au monde », précise le communiqué du ministère de la culture, qui ajoute : « Ce centre, rattaché au Musée d’Orsay, sera un lieu de recherche, de mise en valeur et de suivi des collections ayant trait à ce mouvement (…). Il sera également un lieu d’échanges et de réflexion pour l’ensemble des amateurs, collectionneurs et chercheurs spécialistes de ce mouvement artistique. » Les impressionnistes, qui le précédèrent, et les fauves, qui suivirent, n’ont pas eu droit à tant d’égards. p harry bellet I "(8HDC#CBC %B !GH%$ 'E'&$ Le chorégraphe a écrit des solos pour les danseurs Annabelle Chambon et Cédric Charron DANSE L es héros ont beau avoir la peau dure, ils souffrent parfois un peu. A peine éjectés du spectacle Mount Olympus, qui dure vingt-quatre heures, à l’affiche les 5 et 6 mars, au Teatro Central, à Séville, Cédric Charron, 42 ans, et Annabelle Chambon, 40 ans, couple de « dinosaures » de la compagnie Jan Fabre, ont pris d’assaut le Théâtre de la Bastille, à Paris. Lui a eu le mollet droit réduit en charpie par une armure en métal mal ajustée ; elle récupère lentement du choc de ce trip sauvage. « Aléas de la mécanique du corps du danseur », résument-ils. Tout va bien. A ces performeurs d’élection, Jan Fabre a offert des solos beaux comme des cadeaux. Voilà donc Cédric Charron qui fait le passeur dans Attends, Attends, Attends… (pour mon père), créé en 2014. Annabelle Chambon, elle, revêt une peau de fleurs multicolores dans Preparatio Mortis (2010). En point commun : la mort, motif récurrent chez Fabre. Le nom de Cédric a précipité l’image de Charon sur le Styx, trait d’union entre les vivants et les disparus, les fils et leurs pères. Annabelle Chambon surgit comme d’outre-tombe en pure pousse de vie dans cette pièce dédiée, en secret, au père et à la mère de Jan Fabre, morts l’un en 2005, l’autre un an après. Les Français Cédric Charron et Annabelle Chambon, qui se sont rencontrés en 1999, à Bruxelles, forment une paire d’interprètes d’exception de Jan Fabre. De spectacle en spectacle, ils ont tracé une ligne claire de haute intensité. Ils ont hissé le théâtre pulsionnel du Flamand à des sommets de lisibilité dans l’excès. Un travail de don et de patience où l’instinct prend sans cesse le pouls de la technique pour foncer plus loin. « Un père spirituel » Le premier l’a croisé sur un stage à Vienne, en Autriche, en 1999. « Je me suis jeté dans la gueule du loup, plaisante-t-il. En fait, ça a été comme du Louis de Funès dans Le gendarme se marie : un truc électrique. » La seconde a auditionné pour lui en 2000. « Jan ne savait pas qu’on était en couple, et ça n’a jamais été un argument pour lui, précise-t-elle. Il ne nous associe pas et nous considère chacun à part entière. » Depuis, l’affaire a pris la tournure d’une entreprise presque familiale. D’un côté, trois enfants : de l’autre, une addiction commune entre Fabre et ses collaborateurs. « Il est un père spirituel pour moi », confie Cédric Charron. « C’est une histoire qui fonctionne « J’aime le côté archaïque, brut, cru, la force vitale de Jan Fabre » ANNABELLE CHAMBON danseuse finalement en trio, glisse Annabelle Chambon. Il y a un lien intime entre nous et Jan, un amour profond qui est de l’ordre de la famille. » Pour des raisons de liberté, mais aussi de confort, le couple a choisi de ne pas s’installer à Anvers, lieu de travail de Fabre, mais dans un village, près de SaintEmilion (Gironde), dans la maison de la grand-mère d’Annabelle et à deux pas de chez ses parents. Question d’organisation pour leurs trois enfants. Lorsqu’ils sont en tournée, le cercle familial se resserre et fonctionne. Sur le front artistique, les tempéraments de Cédric Charron et d’Annabelle Chambon ont explosé au gré de la gamme d’exploits théâtraux toujours plus féroces proposés par Fabre. « J’aime son côté archaïque, brut, cru, la force vitale qu’il fait sortir de nous en cassant plein de blocages », résume Annabelle Chambon. Pourtant, depuis seize ans, toute nouvelle pièce est un cap : pas de contrat à durée illimitée, mais un choix commun pour continuer ensemble ou pas. « A chaque création, je me demande si j’ai toujours faim, envie d’aller plus loin avec lui, dit Cédric Charron. Mais j’apprends de plus en plus. C’est une vague magnifique sur laquelle surfer que son travail. » Depuis 2012, les deux performeurs enseignent aux côtés de Jan Fabre ce qui ressemble « plus à un guide qu’à une méthode », précise Charron. Partisan d’un théâtre physiologique, Fabre travaille sur le choc des contrastes, la rapidité d’adaptation, l’urgence émotionnelle. Passer d’un état extrême à l’autre, d’une caresse à un coup de boule, du serpent au tigre… Un entraînement physique de guerrier avec, en ligne de mire, « un état post-mortem », zone improbable « entre conscience aiguë du vivant et abandon total ». Bienvenue chez Jan Fabre. p rosita boisseau Jan Fabre. Solos. Du 9 au 23 mars. Théâtre de la Bastille, à Paris. De 16 à 26 euros. Masterclass avec Jan Fabre, Cédric Charron, Annabelle Chambon. Atelier de Paris, à Paris. Du 14 au 18 mars. Jan Fabre, The Box, DVD, à partir de 103,88 euros. 6A 2A6;/.84; K 6(85A 7-/1-(A- =F 5A0/ =F)@ ;+23/8.834 <(A0. >34.;5230A84 :;/.8,A6 >84J?2A6;/.84; 9A*A 84J<8.; ? 73-04J;/ />8;4.8:81-;/ ;. >-6.-0;66;/ INSTITUT DU MONDE ARABE 1, rue des Fossés-Saint-Bernard, Place Mohammed V - 75005 Paris Tél. 01 40 51 38 38 Retrouvez le programme sur www.imarabe.org 20 | télévisions 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Des noms sur des matricules VOTRE SOIRÉE TÉLÉ En 1943, 86 hommes et femmes juifs ont été sélectionnés et tués par des nazis à des fins d’expérimentation médicale HISTOIRE VENDREDI 11 – 20 H 40 DOCUMENTAIRE P eu après la libération de Strasbourg, en novembre 1944, on demanda à Léonard Singer de sortir des cadavres du sous-sol de l’institut d’anatomie de la Reichsuniversität de Strasbourg. Celui qui deviendra professeur de psychiatrie décrit, des années plus tard, devant la caméra, ce qu’il a vu : des quartiers de corps humains nageant dans le formol. Qui étaient ces personnes ? Comment leurs corps étaient-ils arrivés là ? Pendant longtemps, seul le nom de Menachem Taffel fut connu. Le matricule 107 969 tatoué sur son bras gauche permit de l’identifier. Les réalisateurs Emmanuel Heyd et Raphaël Toledano racontent comment l’historien et journaliste allemand Hans-Joachim Lang a retrouvé le nom des 86 en 2003. Montage astucieux Vivant à Tübingen, celui-ci découvre dans les années 1990 que le professeur August Hirt a demeuré dans sa ville entre 1944 et 1945, après avoir quitté Strasbourg, où il enseignait l’anatomie. Le professeur Hirt, gueule cassée de la Grande Guerre, terrorisait ses étudiants alsaciens. Lors de l’inauguration de la Reichsuniversität, le L’historien allemand Hans-Joachim Lang. HISTOIRE 23 novembre 1941, il fit la rencontre de Wolfram Sievers, l’un des directeurs de l’Ahnenerbe, un institut de recherche dont le but était de prouver la validité des théories nazies sur la supériorité des « Aryens ». Deux semaines plus tard, l’assistant d’Hirt, l’anthropologue SS Bruno Beger, proposa à Sievers « l’acquisition de crânes juifs à visée de recherche anthropologique ». Beger fut ensuite envoyé à Auschwitz en juin 1943 pour y sélectionner les détenus qui feraient l’objet d’expérimentations médicales. Le départ d’Auschwitz eut lieu le 30 juillet 1943, les 86 (57 hommes et 29 femmes) arrivèrent au Struthof, en Alsace, trois jours plus tard et furent gazés. Les cadavres furent ensuite conduits à la Reichsuniversität. Un assistant du professeur Hirt, Henri Henrypierre, comprit que la cause de leur mort était criminelle : il releva secrètement les matricules tatoués sur leurs avant-bras. Cette liste permit à Hans-Joachim Lang de retrouver leurs noms. Filmé assis sur une chaise dans une pièce sombre d’un bloc du camp d’Auschwitz, l’historien allemand raconte comment il est allé à la rencontre des descendants de certaines victimes. L’homme que l’on devine tourmenté finit par livrer ses interrogations : fallait-il tout leur dire au risque de remuer le couteau dans la plaie ? Sa pudeur et son débit lent font écho aux plans que proposent Emmanuel Heyd et Raphaël Toledano : leur caméra s’est arrêtée là sur une fenêtre d’un bloc, ici sur un corridor froid. Les silences et les fonds noirs ponctuent avec justesse les précisions qu’il apporte sur ce crime. L’absence de narration est compensée par un montage astucieux. En réussissant à créer une tension entre les images et les propos, les réalisateurs offrent un point de vue cinématographique que l’on retrouve rarement dans les documentaires. Il faut attendre le générique de fin pour découvrir les noms de ceux qui ont été interrogés. Sont dévoilées l’identité des historiens, des acteurs de la mémoire, mais aussi des prisonniers du Struthof qui ont survécu. Cette subtile mise en abyme conclut ce film dont le message est évident : si l’horreur des crimes nazis est indépassable, c’est aussi parce que rien n’est plus tragique qu’un mort sans nom. p antoine flandrin Le Nom des 86, d’Emmanuel Heyd et Raphaël Toledano (Fr., 2014, 55 min). Un mariage et de nombreux tourments Sur le point d’épouser un bel agent immobilier, Coco, soucieuse de tout contrôler, voit sa vie chamboulée ARTE VENDREDI 11 – 20 H 55 TÉLÉFILM C oco (Meret Becker) est plutôt autoritaire, méfiante et jalouse, sans jamais l’admettre. Cette dentiste quadragénaire qui vit à Brême, en Allemagne, s’apprête à épouser Carlos, un agent immobilier bel homme, un poil rêveur et désordonné. Alors que le mariage est prévu dans quelques semaines, le petit univers de Coco va s’effondrer, et les catastrophes se succéder. Si la fu- ture mariée contrôle les moindres détails – des dimensions de son voile en tulle jusqu’au placement des invités –, des éléments se déchaînent contre elle. Son fiancé, qui lui ment sur ses fréquentations et sur sa consommation excessive d’alcool, sa meilleure amie, qui lui cache sa liaison torturée avec son prof de yoga, son assistante, un peu trop jolie, qui fait des remous, et sa voisine de palier, suicidaire… Coco a beau essayer de garder la tête froide, elle finit par craquer et par s’enfermer dans le placard de son cabinet de dentiste. « Je veux qu’on me foute la paix ! », hurle-t-elle, à la moitié de l’intrigue. Il y a des mariages qui ont mieux commencé. Comique de situation Le point fort de Mensonges et autres vérités tient avant tout à ses personnages, irrésistiblement naturels et attachants. Et pour cause. La réalisatrice allemande, Vanessa Jopp, a choisi de travailler d’une manière très particulière, décidant de ne révéler qu’une vague partie du scénario à ses acteurs. Résultat : le jeu des comédiens, en partie improvisé, apparaît ainsi spontané. Si les nombreuses péripéties s’enchaînent, quant à elles, à une cadence très rapide, jamais on n’en perd le fil, jusqu’à la chute inattendue. Le téléfilm, qui privilégie le comique de situation – comme cette scène où les deux mariés, en robe et costume, couverts d’électrodes de la tête aux pieds, passent au détecteur de mensonges quelques minutes avant la cérémonie –, emprunte aussi au registre du drame, à travers les personnages tourmentés, accablés de solitude et pé- tris d’égocentrisme qu’il met en scène. Des individus qui essaient tant bien que mal d’avancer malgré leurs défauts et leurs galères. Habituée à tourner avec la réalisatrice Vanessa Jopp, l’actrice Meret Becker parvient à enrichir son rôle d’une pointe de fragilité qui rend le caractère de Coco moins abrupt qu’il n’y paraît au départ. p VE N D R E D I 1 1 M ARS TF1 20.55 Restos du cœur Concert enregistré en janvier à l’AccorHotels Arena de Paris. 23.45 Au cœur des Restos : 30 ans après Divertissement présenté par Anne-Claire Coudray. France 2 20.55 Boulevard du Palais Téléfilm deJean-Marc Vervoort (Fr., 2013, 90min). 22.30 Ce soir (ou jamais) Présenté par Frédéric Taddeï. France 3 20.55 Thalassa « Languedoc-Roussillon : entre mer et lagunes ». Présenté par Georges Pernoud. 00.20 Hommage à Jean Ferrat Divertissement présenté par Henry-Jean Servat. Canal+ 21.00 Un village presque parfait Comédie de Stéphane Meunier. Avec Didier Bourdon, Lorant Deutsch, Lionel Astier (Fr., 2014, 97min). 22.35 L’Emission d’Antoine Divertissement présenté par Antoine de Caunes. France 5 20.40 La Maison France 5 Magazine animé par Stéphane Thebaut. 21.40 Silence, ça pousse ! Présenté par Stéphane Marie et Caroline Munoz. Arte 20.55 Mensonges et autres vérités Téléfilm de Vanessa Jopp. Avec Meret Becker, Thomas Heinze (All., 2014, 104 min). 22.40 Fukushima, chronique d’un désastre Documentaire de Steve Burns, Akio Suzuki, Akihiko Nakai (Jap., 2012, 47 min). M6 20.55 Elementary Série créée par Robert Doherty (EU, saison 4, ép. 2 et 4/24 ; S2, ép. 23 et 24/24 ; S1, ép. 23/24). mathilde pujol Mensonges et autres vérités, de Vanessa Jopp. Avec Meret Becker, Thomas Heinze, Jeanette Hain (All., 2014, 104 min). 0123 est édité par la Société éditrice HORIZONTALEMENT GRILLE N° 16 - 060 PAR PHILIPPE DUPUIS 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 I II III IV V VI I. Pas question de les oublier. II. Se plaisent à l’étable avec le bétail. Personnel. III. Grande en Amérique. Comme un cochon au groin subtil et délicat. IV. Reprendra pour correction. Excellent dans son domaine. V. Un mot qui fait du bruit. VI. Sur la portée. A la base de l’économie du pays. Pan dans la jupe. VII. Finement jouée sur le terrain. Belle vendangeuse en automne. VIII. Conduit. On y range nœuds et embrouilles. Entre en résistance. IX. Me plains faiblement. Enlevé pour niveler. X. En fait baver plus d’un avant de passer au four. du « Monde » SA Durée de la société : 99 ans à compter du 15 décembre 2000. Capital social : 94.610.348,70 ¤. Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS). Rédaction 80, boulevard Auguste-Blanqui, 75707 Paris Cedex 13 Tél. : 01-57-28-20-00 Abonnements par téléphone : de France 3289 (Service 0,30 e/min + prix appel) ; de l’étranger : (33) 1-76-26-32-89 ; par courrier électronique : [email protected]. 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Le meilleur moyen pour libérer la circulation. 2. Viennent de l’est. 3. Bonne pâte un peu corsée. Geste informatique. 4. Belle Citroën. Prises dans l’immédiat. Traverse la Sibérie avant de se jeter dans l’Arctique. 5. Piège les nigauds. Le strontium. 6. Les belles et les mauvaises mères. 7. Préféré aux autres. Eaux des Pyrénées. Petit jeune. 8. Va droit au chœur. Hier adressé au souverain, remis aujourd’hui au palais. 9. Les ondes de grand-père. Sœur d’Hélios et de Séléné. Pour redoubler. 10. Bois de charpente. Maison close, en principe. 11. Détériorer. Sa veuve est toujours joyeuse. 12. Sécheresse à leur de peau. La reproduction de tout article est interdite sans l’accord de l’administration. Commission paritaire des publications et agences de presse n° 0717 C 81975 ISSN 0395-2037 & CIVILISA TIONS VII N° 15 MARS 2016 S & CIVILISATION L’ AMOURˆ AU MOYEN AGE SEXE, MARIAGE ET RELIGION PÉRICLÈS RATE LE DÉMOC IMPÉRIALISTE Chaque mois, un voyage à travers le temps et les grandes civilisations à l’origine de notre monde ^ DE L’ILE ^ UES PAQ COMMENT NAÎT ET MEURT UNE CIVILISATION MITHRA LE DIEU PERSE RIVAL DU CHRIST LA GUERRE ÉE DE CRIM OTTOMANS, RUSSES ET S LE CHOC DES EMPIRE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX Présidente : Corinne Mrejen PRINTED IN FRANCE 80, bd Auguste-Blanqui, 75707 PARIS CEDEX 13 Tél : 01-57-28-39-00 Fax : 01-57-28-39-26 L’Imprimerie, 79 rue de Roissy, 93290 Tremblay-en-France Toulouse (Occitane Imprimerie) Montpellier (« Midi Libre ») styles | 21 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 PARIS | PRÊT-À-PORTER AUTOMNE-HIVER 2016-2017 le style par la bande En phase avec la génération connectée qui arrive sur le marché, et comme elle l’a toujours fait, la mode se construit autour de communautés stylistiques MODE Miu Miu. CATWALKING/GETTY IMAGES L es réseaux sociaux inci tent aux tics de langage, malgré tout porteurs de sens. L’usage intensif du mot squad (« bande ») ou squadgoal (« bande idéale ») dénonce l’instinct grégaire de la commu nauté virtuelle. Ou plutôt des communautés car la génération ultra-connectée qui est ou sera bientôt cliente du luxe se divise en bandes constituées notamment autour d’esthétiques distinctes. La mode y joue un rôle naturel matérialisé, entre autres, par les pages et comptes de fans consacrés aux marques. Les griffes qui mettent tout en œuvre pour s’adapter à la culture digitale, sont très attentives à ces phénomènes et à leur pouvoir fédérateur. Par capillarité, les collections modernes finissent par ressembler à des vestiaires idéaux destinés à des communautés spécifiques dont il faut retenir l’attention en proposant des défilés qui marquent les esprits, des pièces à l’allure tranchée et séduisante. Chez Louis Vuitton, Nicolas Ghesquière est face à une équation très personnelle. D’un côté, la communauté adepte du style expérimental et radical de sa période Balenciaga attend des collections de puriste, fidèle à cet esprit avant-gardiste ; de l’autre, la vaste clientèle globale de Louis Vuitton espère un luxe séduisant et neuf mais pas trop excluant. Armé de ses propres convictions et envies, le designer a choisi la voie de la nuance. Sa collection hiver joue sur les contrastes et les contraires, jusque dans le décor de colonnes « miroir » effondrées comme si la catastrophe de Pompéi avait touché un palais disco futuriste. Pantalons de cuir verni et bottes lacées à crans et gros talons, bustiers de cuir laqués sur des mailles de soie, gros sweatshirts en mohair peigné et néoprène, maille jacquard technique à motifs abstraits sur des jupes mi-longues à fleurs, robes à paillettes changeantes et vestes zippées aux hanches arrondies : la ligne est architecturée et équilibrée avec précision. Les sacs – pièces stratégiques de la marque – confirment ce mouvement de balancier : les malles souples façon Louis Vuitton. FRANCOIS MORI/AP trousses de secours ou glacières, les sacs à dos sans bretelles croisent des sacs de dame au format trapèze ou des demi-lunes souples habillées de toile Monogram. Au final, c’est une communauté nouvelle de post-bourgeoises arty et athlétiques que le designer semble vouloir fédérer, comme pour prouver la permanence de son influence sur la mode. La stratégie est toute autre chez Moncler Gamme Rouge. Né dans les Alpes et sur les pistes de ski, le label Moncler est aujourd’hui italien et son propriétaire, Remo Ruffini a entrepris de créer des passerelles entre le luxe traditionnel et le sportswear à travers les CHEZ MIU MIU, CHAQUE COLLECTION EST UNE SURPRISE, FRUIT DE L’IMPRÉVISIBLE IMAGINAIRE DE MME PRADA différentes lignes de la maison, dont Moncler Gamme Rouge la griffe féminine « couture » de cet empire consacré à la veste matelassée. Statutaire (au même titre que la doudoune Moncler de base), elle s’adresse précisément à une petite communauté élitiste, voyageuse et fortunée. Pour retenir l’attention de ces consommateurs exigeants et distraire n’importe quel spectateur, le directeur artistique Giambattista Valli aime mettre en scène des collections à thème très spectaculaires. Au menu de cette saison : un décor vidéo de sommets enneigés, et une armée de Heidi modernes avec tresses de poupée sur la tête, mini-manteaux et mini-robes immaculés incrustés de fourrures, rebrodés de paillettes, brocart ou dentelle à edelweiss, la jambe de faon étirée encore par des sabots à maxi-plateforme. Le concert de sonneurs de cloches alpines à la fin du show achève de filer la métaphore. Le produit est délicieusement irréaliste quoique terriblement séduisant, et c’est l’ambiance qui fédère ici et fait parler de la marque : le but est atteint. Miu Miu, la « petite sœur » de Prada née en 1993, a rassemblé son fan-club qui collectionne les pièces maison comme autant de Graal. Chaque collection est une surprise, fruit de l’imprévisible imaginaire de Mme Prada. Après les ballerines déglinguées de la saison dernière, voici une famille d’aristocrates décadentes et excentriques. Les chemises de jean à col de dentelle ronde sont portées avec un cardigan or et une jupe longue en brocart de velours qui pourrait avoir été arraché à une tenture ; les longs manteaux façon tapisserie évoquent le même esprit recyclage et laissent deviner à chaque pas les bijoux Art déco et les rubans piqués sur les escarpins extra-hauts à talon « clous » ; la soie kimono parme rencontre un blouson en velours brique à manches bordées de vison, l’Harris tweed à carreaux croise des robes de cocktail drapées sur la hanche. Cette duchesse anglaise désargentée vit dans un château dont le toit fuit et se concocte des looks délirants avec les dépouilles de sa richesse passée. Cette décadence fantai- Moncler Gamme Rouge. PATRICK KOVARIK/AFP siste qui fait éclater le carcan de la féminité classique unit la « squad » Miu Miu et signe ses collections. Les chaleureux applaudissements à l’attention de Miuccia Prada à la fin du défilé rendent hommage à l’incroyable vitalité de sa mode, à son meilleur en ce début d’année, tant chez l’homme et la femme Prada pré- sentés à Milan que dans le vestiaire à la beauté irrévérencieuse de Miu Miu qui clôt chaque saison les grands shows parisiens. Et c’est ce type de connivence plus solide qu’un effet de tendance qui scelle dans le temps la relation d’une communauté et d’une marque de luxe. p carine bizet 22 | 0123 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 INTERNATIONAL | CHRONIQUE p a r a l a in fr a cho n L’émergence du « trumpisme » O n voit bien la vulgarité – difficile d’y échap per ! On connaît les saillies racistes : les Mexicains ? Des « violeurs » ou des « criminels ». On sait sa propension à insulter ses adversaires. Le New York Times a compté plus de 200 tweets incendiaires signés du Donald. On ne peut ignorer qu’il s’aime passionnément : le « trumpisme » est, d’abord, un narcissisme. On reconnaît à l’homme un talent de bateleur digne d’un présentateur de télé-réalité du samedi soir, ce qu’il est aussi. On a compris qu’il est « énormément riche », de même qu’il se présente comme « méchant », mais « intelligent », dur en affaires, et qu’il mettra toutes ces « énormes » qualités au service de son programme. « Enorme » lui aussi, le programme : « Rendre à l’Amérique sa grandeur passée. » Mais, politiquement, qui est Do nald Trump, le chef de file des candidats à l’investiture républicaine pour le scrutin présidentiel du 8 novembre ? Qu’est-ce que le « trumpisme » sur l’échiquier politique américain ? Ce n’est pas un épiphénomène, un ovni tout soudain surgi dans la campagne électorale. Le trum pisme est l’enfant du Parti répu blicain ou, plus exactement, ce qu’est devenue cette formation depuis trente ans. La marque de fabrique du trumpisme, c’est une culture politique directement is sue de la conception de la vie pu blique qu’ont les républicains : une guerre civile. Dans le Washington Post, le poli tologue Robert Kagan, qui flirta un temps avec le néoconserva tisme, dit que les républicains ont accouché d’un « Frankenstein » qui va les dévorer. Au cours d’une folle dérive droitière, amorcée à la fin des années 1980, le parti est passé aux mains des « purs » – un groupe largement sous la coupe de fondamentalistes chrétiens. Ils ont une obsession : revenir sur les conquêtes libertaires des années 1960. Il faut restaurer l’ordre mo ral présixties. Les trois « G » du programme sociétal s’énoncent ainsi : God (pour), Guns (pour) et Gays (contre). La victoire totale ou rien Mais le programme ne compte pas ici. Ce qui est en jeu, c’est une certaine conception de la politi que, en forme de jeu à somme nulle : la victoire totale ou rien. La plate-forme a dorénavant valeur biblique, tout candidat doit s’y soumettre à la lettre. La notion même de compromis est une « trahison » et l’entente bipartisane, une compromission. Si les républicains ont la majorité au Congrès (comme aujourd’hui), leur mission est simple : détruire le président. Toutes ses initiatives doivent être contrées. Une seule stratégie : l’obstruction. Les républicains sont devenus « le parti du non ». Ils paralysent une démocratie fondée sur un jeu institutionnel subtil, les fameux « poids et contrepoids », qui re quiert d’incessants compromis entre la Maison Blanche et le Con grès. Mais dès lors que le pro gramme est sacralisé et l’adver saire diabolisé, le compromis est sacrilège. Ceux qui s’y livrent doi vent être combattus. Dernier ava- LA MARQUE DE FABRIQUE DU « TRUMPISME », C’EST LA GUERRE CIVILE DONALD TRUMP EST L’ENFANT DE LA DÉGÉNÉRESCENCE POLITIQUE IMPULSÉE PAR LES RÉPUBLICAINS DEPUIS TRENTE ANS tar du « purisme » républicain, le Tea Party brille dans la dénoncia tion des élites washingtoniennes et la promotion, en politique, de « l’insurgé », celui qui ne vient pas du « milieu ». Tant mieux s’il n’a aucune expérience : il arrive vierge de tout compromis. Dans cette bataille, tout est per mis : insinuations, théories du complot, rumeurs véhiculées par une nouvelle catégorie de médias – de Fox News à l’éditorialiste conservateur Rush Limbaugh – et, plus encore, par les réseaux sociaux. Dans le rôle de la figure insurrectionnelle, insultant les éli tes du pays, Trump s’appuie sur les six millions de fidèles de son compte Twitter (qui lit encore la presse traditionnelle ?). Trump est l’enfant de la dégéné rescence politique – mélange de foi dans l’homme providentiel et de refus de la complexité – impul sée par les républicains depuis trente ans. Mais, s’il adhère à la vogue anti-immigrants, il ne reprend pas tout le programme républicain. Roi des casinos, il ne prêche pas le retour à l’ordre moral. En économie, il pioche dans la besace de la gauche démocrate. Surfant sur le désenchantement libre-échangiste, il défend les grands programmes sociaux, cible Wall Street fiscalement et prône le protectionnisme. Il entend bâtir une armée « tellement puissante que personne n’osera défier l’Amérique », mais stigmatise les aventures guerrières des Etats Unis au MoyenOrient. En revanche, dans sa dénoncia tion de la presse, des corps inter médiaires et des élites, il colle à la régression républicaine. Il incarne une tendance montante dans les démocraties : la tentation autoritaire. Partisan affiché de la torture, admirateur de Vladimir Poutine, ultranationaliste et xénophobe, respectant la force, contempteur du compromis, défenseur des programmes sociaux, protectionniste : cela fleure un peu les années 1930 et la montée d’une certaine extrême droite en Europe. Dans le Financial Times, Jacob Weisberg, le fondateur de Slate, évoque, au sujet de Trump, un li vre de l’écrivain américain Sin clair Lewis (18851951). Le roman date de 1935, il s’intitule It Can’t Happen Here (« Cela ne peut pas arriver ici »), allusion à l’émergence des droites dures européennes. Mais dans le livre, « cela » arrive, avec un homme d’affaires élu président, Buzz Windrip, ultranationaliste, qui méprise les libertés publiques, et, comme Trump, veut un gouvernement d’hommes d’affaires. Windrip a pour programme de « Refaire de l’Amérique un pays fier et riche », slogan qui, comme celui de Trump, séduit une large fraction de l’électorat malmenée par la crise économique… Windrip est resté un personnage de fiction. Il y a encore quelques semaines, les experts jugeaient qu’une victoire de Trump à la primaire républicaine relevait de la faribole. Aujourd’hui, le trumpisme est une réalité politique. p [email protected] Tirage du Monde daté jeudi 10 mars : 237 015 exemplaires TUNISIE : L’AVEUGLEMENT DES EUROPÉENS O n ne peut pas parler de coup de semonce ni d’avertissement, et encore moins de surprise. L’assaut lancé, lundi 7 mars, par l’organisation Etat islamique (EI) contre la petite ville tunisienne de Ben Gardane, à la frontière li byenne, était attendu. La leçon de cette tra gédie n’en est pas moins claire : l’EI est aux marches orientales de l’Europe. Il n’est pas sûr que les gouvernants européens aient pris la mesure de ce danger stratégique, et encore moins qu’ils entendent mobiliser les moyens nécessaires pour l’éliminer. Pour qui a connu la « Tunisie de papa » , celle d’Habib Bourguiba, père de l’indépen dance et premier président du pays, la nou velle reste saisissante, surréaliste : une opé ration de guérilla à Ben Gardane, bourgade de 60 000 habitants du sud-est du pays ! Un raid qui voit un commando d’une soixantaine d’hommes « tenir » le centreville, aller assassiner à domicile deux responsables de la sécurité locale et, avant d’être défait, affronter l’armée des heures durant ! Les autorités ont annoncé 36 morts parmi les assaillants, 11 chez les for ces de sécurité et 7 parmi les civils. On sait toutes les explications contex tuelles. En dépit du début de construction d’un mur de sable, la frontière avec la Libye est poreuse. Les jeunes Tunisiens forment une bonne partie des combattants de l’EI, notamment au sein du commando du 7 mars qui connaissait parfaitement Ben Gardane. Les djihadistes sont aujourd’hui solidement installés en Libye, particulière ment dans la région de Syrte. La Libye vit toujours dans le chaos. L’ONU a échoué à établir un gouvernement « d’union nationale », supposé se substituer aux deux gouvernements rivaux déjà existants. Pour autant, l’EI commence à ressentir la pression d’opérations de bombardement ponctuelles, appuyées au sol par des forces spéciales, menées par les EtatsUnis, avec le soutien de la France et de l’Italie, notamment. Comme à chaque fois qu’il est sur la défensive, l’EI s’efforce de mener une attaque de détournement, cette fois sur Ben Gardane. Tout cela est vrai. Restent d’autres vérités. Les services de renseignement tunisiens ont été pris de court, impuissants, alors qu’une opération de l’EI était attendue. Les Occidentaux tardent à aider les Tunisiens à boucler électroniquement cette frontière. Unique rescapée des « printemps arabes », l’expérience démocratique tunisienne se heurte à une situation économique catastrophique : inégalités croissantes, chômage massif des jeunes. Les Occidentaux n’ont pas compris que ce front-là, celui de l’assistance économique et financière à la Tunisie, était prioritaire dans la lutte contre l’EI. Il y a bien des fonds structurels de l’Union européenne, accordés de façon quasi mécanique à ses membres d’Europe de l’Est, qui seraient mieux employés en Tunisie – dans l’intérêt de toute l’UE. Sans doute est-il dangereux d’imaginer une opération aérienne d’ampleur contre les djihadistes en Libye dans l’état de désunion politique de ce pays. Elle ajouterait du chaos au chaos. Mais c’est une raison supplémentaire pour ériger le « front » tunisien en priorité abso lue de l’UE. Où est la mobilisation exceptionnelle, publique et privée, en faveur des 11 mil lions de Tunisiens ? A quand un Conseil européen consacré à la Tunisie, suivi d’une conférence des investisseurs européens ? Faudra-t-il attendre d’autres Ben Gardane ? L’aveuglement des Européens face à ce qui se joue en Tunisie est pathétique, désespérant. p L’Etat-actionnaire au pied du mur ▶ Deux hauts dirigeants ▶ EDF est sommé de sau- ▶ La SNCF doit remettre à ▶ La valeur du portefeuille d’EDF et de la SNCF viennent de démissionner, pointant les injonctions contradictoires d’un Etat sans le sou, mais de plus en plus exigeant ver Areva et de lancer de nouveaux EPR, alors que sa situation financière se dégrade et que l’Etat lui refuse les hausses de tarifs jugées nécessaires niveau son réseau vieillissant, afin d’éviter un nouvel accident de Brétigny, mais aussi financer de nouvelles lignes, notamment à grande vitesse d’entreprises cotées détenues par l’Etat a baissé de 28 % depuis un an. L’action EDF a même perdu plus de 40 % en Bourse → LIR E PAGE 3 L’intelligence artificielle en pleine effervescence Carrefour accentue sa présence sur Internet E t de quatre. Le groupe de distribution Carrefour a annoncé, jeudi 10 mars, avoir enregistré une quatrième année d’affilée de croissance de ses résultats avec une hausse de 7,1 % de son résultat net ajusté part du groupe – à 1,113 milliard d’euros – pour un chiffre d’affaires hors taxes en hausse de 3 %, à 76,9 milliards d’euros. Très fortement positionné sur les pays européens – ce qui lui avait valu quelques doutes de la communauté financière au plus fort de la crise –, Carrefour a bénéficié, en 2015, du redressement des économies chahutées par la crise. Le distributeur réalise 47,1 % de son chiffre d’affaires en France, 25,6 % dans les autres pays d’Europe, 18,6 % en Amérique latine et 8,7 % en Asie. Avec la poursuite du redressement de l’Espagne et l’amélioration de la conjoncture en Italie, les ventes en Europe progressent « pour la première fois depuis sept ans », avait expliqué, à la mi-janvier, le directeur financier du groupe, Pierre-Jean Sivignon. L’entreprise a poursuivi son expansion. Comptant 10 860 magasins fin 2014, elle en totalise 12 296 fin 2015. Avec des acquisitions en Europe, comme en Roumanie, où le groupe a racheté Billa (86 supermarchés) en décembre, ou en Espagne où il vient de signer avec Eroski pour acquérir 36 magasins. cécile prudhomme avec juliette garnier → LIR E L A S U IT E PAGE 4 ▶ Alphago, le programme de Google, a remporté ses deux premiers matchs contre le meilleur joueur de go du monde ▶ De nombreuses start-up investissent les domaines d’application de cette technologie Lee Sedol, champion du monde de go, affrontait le programme Alphago, mercredi 9 mars, à Séoul. LEE JIN-MAN/AP → LIR E PAGE 8 PLEIN CADRE VIADEO EN PANNE DE CROISSANCE → LIR E PAGE 2 PORTRAIT PABLO ISLA, UN PDG SUR MESURE POUR L’ESPAGNOL ZARA → LIR E PAGE 6 j CAC 40 | 4 427 PTS + 0,05% j DOW JONES | 17 000 PTS + 0,21% j EURO-DOLLAR | 1,0970 j PÉTROLE | 40,55 $ LE BARIL J TAUX FRANÇAIS À 10 ANS | 0,60 % VALEURS AU 10 MARS - 9 H 30 +7,1% C’EST LA PROGRESSION EN 2015 DU RÉSULTAT NET AJUSTÉ PART DU GROUPE CARREFOUR PERTES & PROFITS | AMAZON La toile mondiale de « Dragon Boat » L’ appétit d’Amazon est sans limite. Mardi 8 mars, le « plus grand magasin du monde » lançait sa première émission de mode, avec blogueuses et chanteuses célèbres. Le lendemain, on apprenait que, dès cette année, des Boeing aux couleurs d’Amazon vont sillonner l’Amérique pour transporter toujours plus vite les colis. Le groupe vient de signer un accord avec l’un des plus grands loueurs d’avions au monde pour disposer de vingt Boeing 760 sur cinq ans. Au passage, Amazon a pris une option pour acquérir 20 % de cette société, Air Transport Services Group. Le groupe de Seattle va donc pouvoir ranger ses avions neufs au côté de ses semi-remorques et de ses milliers de camionnettes qui parcourent déjà les villes américaines et bientôt européennes. Sans oublier les cargos qu’il envisage d’affréter pour acheminer des marchandises d’Asie vers le reste de la planète. De nouveaux concurrents A grande vitesse, Amazon tisse sa toile. Selon Bloomberg, ce plan d’expansion agressif s’appelle « Dragon Boat ». Il a été concocté en 2013 et vise à construire un réseau mondial complet d’emballage, de transport, de stockage et de livraison de colis. Pas seulement ceux que la société vend en propre mais aussi ceux de tous les partenaires qui utilisent sa plate-forme pour commercer avec le monde entier. Le groupe a choisi de cultiver en parallèle deux clients normalement incompatibles : le consommateur final mais aussi les autres commer- Cahier du « Monde » No 22131 daté Vendredi 11 mars 2016 - Ne peut être vendu séparément çants qui sont pourtant ses concurrents. Un choix étonnant qui fait les délices des écoles de management. Le vendeur de livres d’art ou de couches-culottes peut se lancer sans investissement sur le Net en utilisant les services informatiques et logistiques d’Amazon. Ce dernier, de son côté, déploie des trésors pour convaincre ses bons clients particuliers de s’abonner à son service « Prime » qui promet une livraison de plus en plus rapide mais aussi l’accès à un contenu audiovisuel exclusif qui fait d’Amazon un rival des groupes de médias. Le fait de proposer ses propres services à ses compétiteurs sur le marché de la consommation finale lui crée aussi de nouveaux concurrents parmi ses fournisseurs. Amazon, qui est le premier client d’UPS, mais aussi de La Poste en France et dans la plupart des autres pays européens, est en train de s’en faire des adversaires. De la même façon, il est aujourd’hui le premier offreur de services informatiques Web (le cloud) et se retrouve, cette fois, en face de Microsoft ou d’IBM. Tout cela alors qu’il est d’ores et déjà le numéro deux mondial de la distribution derrière le géant américain Wal-Mart. A l’heure où les sociétés traditionnelles cherchent à se délester du maximum d’activités pour les sous-traiter, Amazon fait le contraire en occupant tout l’espace, à la manière des grands conglomérats du début du XXe siècle, quand les constructeurs automobiles coulaient leur acier et dessinaient les cartes routières. Cela n’a duré qu’un temps. p philippe escande L’HISTOIRE DE L’OCCIDENT ÉDITION 2015 Un hors-série 188 pages - 12 € Chez votre marchand de journaux et sur Lemonde.fr/boutique 2 | plein cadre 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Le stand Viadeo au Salon du travail et de la mobilité, à Paris, le 22 janvier. HAMILTON/REA A la sortie de son IUT technique de commercialisation de Moulins, Mickaël Riclafe, 23 ans à l’époque, décroche, sans avoir à chercher, un premier emploi grâce à Viadeo, le réseau social français de recrutement. « Le responsable de l’agence Rhône-Alpes de l’assureur MAPA avait suivi mon parcours sur Viadeo. Il m’a contacté une fois ma formation achevée », se souvient le jeune homme. L’expérience ne dure pas, mais elle convainc Mickaël de l’efficacité du réseau social professionnel. Il le préfère de loin à son concurrent LinkedIn. « J’y retrouve plus de personnes que je connais. C’est plus régional au niveau de la recherche. J’ai récemment été recontacté deux fois pour du travail », se félicite-t-il. Mais l’enthousiasme de Mickaël semble bien isolé. Et il est plus simple de dénicher des aficionados du rival LinkedIn. A l’image de Camille et Denis (qui ont souhaité conserver l’anonymat), qui ont pourtant déposé leur CV sur les deux réseaux sociaux professionnels. A un Viadeo franco-français, ils préfèrent « un réseau international », où ils trouvent une « vraie vie de communauté » et des « contacts très qualitatifs », dit Camille, qui vient de décrocher un emploi au sein d’un fleuron de l’agroalimentaire. Denis passe, lui, en ce moment des entretiens au sein d’une grande banque française. « C’est sur LinkedIn qu’il y a les plus belles offres du CAC 40 », se réjouit cet ancien consultant. Douze ans après sa création par deux entrepreneurs français, Dan Serfaty et Thierry Lunati, Viadeo est à la peine. Le site de recrutement, qui fit partie des fleurons de la tech française, a vu sa valeur fondre à 16 millions d’euros, dix fois moins que lors de son entrée en Bourse en juin 2014. Jeudi 10 mars, la société devrait publier, après la fermeture des marchés financiers, des résultats à nouveau dans le rouge. Invest Securities table sur une perte de 7,4 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 26,3 millions d’euros, en baisse de 6,3 % sur un an. A côté, son grand frère LinkedIn, né en 2003, a, lui, généré une croissance de 34 % en 2015, avec un chiffre d’affaires de 2,9 milliards d’euros. UN COMBAT PERDU D’AVANCE Symptôme de cette spirale mortifère, Dan Serfaty, figure tutélaire de Viadeo, a démissionné de son poste le 15 janvier. « Le conseil d’administration a souhaité modifier la direction du groupe afin d’apporter des changements dans la stratégie et dans l’exécution », explique par e-mail au Monde son remplaçant Renier Lemmens, 51 ans, jusque-là investisseur, qui fut patron de PayPal Europe jusqu’en 2012. Le nouveau PDG présentera son plan stratégique en avril. Pour beaucoup, le combat entre Viadeo et LinkedIn était perdu d’avance. « Viadeo a Viadeo, un CV trop léger pour conquérir le monde Le réseau social français de recrutement doit annoncer, jeudi 10 mars, de nouvelles pertes pour 2015. Douze ans après sa création, le site ne réussit ni à percer à l’étranger ni à rivaliser avec l’américain LinkedIn connu avec LinkedIn la même mésaventure que Dailymotion avec YouTube. Sauf que, pour l’un, on dit que c’est une réussite, et pour l’autre, un fiasco. Mais c’est la même histoire. Montebourg ne se serait jamais penché sur le sort de Viadeo », s’énerve un actionnaire, qui se souvient des efforts de l’ancien ministre du redressement productif pour faire barrage à Yahoo!, candidat à la reprise de Dailymotion. De fait, depuis le départ, les deux réseaux sociaux ne jouent pas dans la même cour. Rien que sur son introduction en Bourse en 2011, LinkedIn a levé 216 millions de dollars (196 millions d’euros). Plus modeste, Viadeo a réuni en une décennie environ 70 millions d’euros, dont 24 millions d’euros au moment de l’entrée en Bourse, le reste provenant de diverses levées de fonds et d’emprunts obligataires. Malgré des moyens plus limités, Dan Serfaty s’est employé, dès le départ, à conquérir le monde. Une ambition hors de portée qui explique aussi une grande partie de ses maux. L’entrepreneur rêve d’abord d’Amérique et s’installe un temps à San Francisco. Très vite il s’aperçoit qu’il va être compliqué de concurrencer LinkedIn sur son propre territoire. Qu’à cela ne tienne, le PDG fait alors le choix des pays émergent, laissés en jachère par son encombrant concurrent. Russie, Inde, Maroc, Mexique et surtout la Chine… L’infatigable patron ouvre des bureaux ou signe des partenariats dans le monde entier. « C’est un véritable défricheur. Il adorait faire ça, arriver, partir de rien, et trouver un partenaire, en ayant juste un contact, une carte de visite et un téléphone. En Chine, il a convaincu le patron de Tianji d’entrer en 2008 à son capital. C’était culotté », se souvient un ancien cadre, encore admiratif. Après San Francisco, Dan Serfaty élit domicile à Pékin avec sa famille. Il laisse même entendre à la presse française qu’il songe à coter Viadeo à Hongkong. « Les banques nous courtisaient. Mais la piste n’a jamais été sérieuse », modère un vétéran de Viadeo. Déjà compliquée pour LinkedIn, dont les moyens sont démesurés, l’aventure internationale de Viadeo devient rapidement un périlleux chemin de croix. En Inde, après trois années d’efforts, la société bat en retraite en 2015. En Chine, la situation est pire. La filiale chinoise coûte entre 5 et 8 millions d’euros par an à la société. Des sommes insuffisantes pour percer dans ce « Far West ». Malgré ses efforts, Viadeo y occupe une place modeste. « C’est comme si en Europe, on avait été présent qu’en Ile-de-France », compare Jean-Paul Alvès, l’ancien directeur financier, qui a quitté la société en mai 2015. Pourtant, Dan Serfaty persévère. Longtemps. Trop longtemps. Il compte sur une arrivée sur les marchés financiers pour se réoxygéner. « On pensait retirer 40 millions d’euros de l’opération. Cela nous aurait donné plus de temps. Avec seulement 24 millions, il aurait fallu se mettre tout de suite en quête d’un partenaire », juge Jean-Paul Alvès. L’ENTÊTEMENT DE SERFATY EN DÉCEMBRE 2015, VIADEO A FERMÉ SA FILIALE CHINOISE, OÙ IL EMPLOYAIT UNE CENTAINE DE PERSONNES Dan Serfaty se met à chercher, mais sans grande conviction. « Il voulait quelqu’un de pas trop exigeant pour pouvoir continuer à faire ce qu’il voulait. J’ai mis six mois à comprendre qu’il n’en avait pas vraiment envie », assure l’ancien directeur financier. En décembre 2015, Viadeo a fermé sa filiale chinoise où il employait une centaine de personnes. Cet entêtement révèle la forte personnalité de l’entrepreneur. Côté pile, les témoignages décrivent un entrepreneur dans l’âme, « adulé en interne », doté d’une énorme force de conviction. A plusieurs reprises, ce diplômé d’HEC a démontré sa capacité à soulever des montagnes. La décision prise fin février de s’introduire en Bourse en juin, alors que ce type d’opération s’étale sur un an et demi, en est un exemple. Dan Serfaty a aussi réussi à conclure un accord avec le Fonds stratégique d’investissement (devenu Bpifrance), qui conditionnait sa venue à des règles draconiennes. « Il fallait se coter à Paris, rester en France. Cela décourageait les investisseurs étrangers. On en était arrivé au point où la Bpi ne voulait plus faire le deal », dit l’ancien directeur financier. Dan Serfaty arrive à ses fins. En tout, la Bpi a injecté 18,5 millions d’euros dans la start-up. Revers de cette assurance, Dan Serfaty supporte peu la contradiction et la remise en cause. Selon plusieurs témoignages, il avait une certaine emprise sur son conseil d’administration et son comité exécutif. « Dès que quelqu’un ne lui plaisait pas, il était mis à l’écart », dit un ancien. Ce « roi en son royaume » n’écoute aucune mise en garde. « Sur la Chine, on avait donné des signaux. Mais les administrateurs n’ont peut-être pas été assez fermes », se désole un ancien. Contacté par Le Monde, Dan Serfaty n’a pas donné suite. L’aventure internationale a eu des répercussions sur l’activité française. Alors que Viadeo disposait au départ d’une confortable avance sur LinkedIn, les deux réseaux sociaux se disputent désormais la première place du marché français, chacun revendiquant entre 10 et 11 millions d’inscrits. Concentré sur l’Orient, le management de Viadeo a tardé à développer les services aux recruteurs, qui constituent aujourd’hui la principale manne de LinkedIn. Le réseau professionnel français n’en tire, lui, qu’un tiers de ses recettes. Il est donc toujours très dépendant des abonnements « premium » contractés auprès des particuliers et qui se tarissent inexorablement. En 2015, les abonnements ont décru de 18,6 %. « La partie recruteur a été sacrifiée. Les ressources étaient concentrées sur la Chine, ce qui mettait à mal le vaisseau amiral », regrette un ancien salarié. Viadeo peut-il remonter la pente ? En Allemagne, Xing, un acteur local valorisé 850 millions d’euros en Bourse, est dans une forme étincelante, et ce malgré la présence de LinkedIn. C’est ce qui fait croire à certains qu’une issue est encore possible pour Viadeo. « Certains CV sont uniquement sur Viadeo », vante un ancien. « Il y a peut-être une place pour des profils nationaux. Bouygues Construction cherche un chef de chantier dans la Creuse, il peut regarder sur Viadeo. Encore faut-il que le réseau prenne le marché », dit un analyste. En attendant, l’équation financière paraît compliquée. D’autant que Viadeo fait aussi face à un redressement fiscal, pour lequel il a déjà provisionné 2,5 millions d’euros. En cause, les modalités de prise en compte de la TVA par sa filiale américaine. Une chose est sûre, pour ses pourvoyeurs de fonds, parmi lesquels Ventech, Bpifrance, Idinvest, et son ancien PDG, qui reste actionnaire à hauteur de 7,5 % du capital, l’aventure a tourné au désastre financier. p sandrine cassini économie & entreprise | 3 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 SNCF, EDF : l’Etat accusé de tirer sur la corde La démission de dirigeants des deux entreprises met au jour les injonctions contradictoires de leur actionnaire D u jamais vu. Deux hauts dirigeants de la sphère publique viennent coup sur coup de claquer la porte afin de tirer la sonnette d’alarme à propos de la dégradation de la situation financière de leur entreprise. Jeudi 10 mars, le conseil de surveillance de la SNCF devait entériner une perte de près de 12 milliards d’euros pour 2015 et prendre acte de la démission de Jacques Rapoport, président de SNCF Réseau, intervenue fin février. Quatre jours plus tôt, EDF avait reconnu le départ de Thomas Piquemal, son directeur financier. Le grand argentier a voulu marquer sa défiance quant à la participation de l’électricien à la coûteuse relance du nucléaire britannique à travers le projet d’Hinkley Point, estimé à 24 milliards d’euros. « Il n’y a aucun lien entre ces départs », tempère-t-on à Bercy, où l’on juge « scandaleuse » la manière dont M. Piquemal a scénarisé son retrait. Si elles s’expliquent en partie par des raisons personnelles, ces démissions traduisent pourtant bien une inquiétude dans les entreprises phares du secteur de l’énergie et des transports. Au moment où la SNCF, Areva ou EDF sont confrontés à des défis colossaux, ne serait-ce que pour moderniser des infrastructures ferroviaires à bout de souffle ou prolonger et renouveler un parc nucléaire vieillissant, ces entreprises s’interrogent sur le plein soutien d’une tutelle empêtrée dans ses contradictions. « On marche sur des volcans », résume un bon connaisseur du secteur public. Des équations financières périlleuses Le retrait de M. Piquemal, très proche d’Henri Proglio, le prédécesseur de Jean-Bernard Lévy à la tête d’EDF, n’a pas surpris. Mais la charge contre le projet d’Hinkley Point a fait l’effet d’une douche froide. De son côté, M. Rapoport a avancé son départ de quelques mois, prenant tout le monde de court. SNCF Réseau se plaint de ne pas avoir obtenu d’engagement du gouvernement lui assurant de pouvoir financer la remise à niveau des lignes pour éviter de « nouveaux Brétigny ». Ni la SNCF ni EDF ne sont aujourd’hui en état de signer de gros chèques. Ces anciens monopoles ont été plongés dans le bain d’acide de la concurrence, comme Orange avant eux. Mais de l’avis unanime, ils s’y sont mal préparés. La première s’est long- Les entreprises sont mises sous pression afin de diminuer leurs coûts et leurs investissements Les participations de l’Etat ont perdu 28,4 % de leur valeur depuis un an Nom de l’entreprise Airbus 5,2 milliards d’euros 10,94 % EDF temps crue protégée, ne voyant pas venir la montée en puissance des compagnies aériennes lowcost, du covoiturage et désormais du car. La seconde a perdu le bénéfice des tarifs régulés – ils ne représentent plus que 30 % de ses revenus contre 60 % encore il y a deux ans – au moment où les prix de marché de l’électricité sont au plus bas. Un choc qui affecte tous les énergéticiens européens, les français EDF et Engie mais aussi les allemands RWE et E. ON. Ce dernier a annoncé, mercredi 9 mars, une perte de 7 milliards d’euros en 2015. Heureusement pour l’Etat, les autres entreprises publiques, en particulier celles de l’automobile, de l’aéronautique et de la défense, se portent bien. Le portefeuille coté de l’Agence des participations de l’Etat (APE) a perdu néanmoins 28 % de sa valeur en un an. L’action EDF – sa principale ligne – cède même plus de 40 %. Un pas en avant, un pas en arrière Pour soutenir les mastodontes à la peine, les pouvoirs publics consentent des efforts. Après dix ans d’atermoiements, l’Etat a promis d’apporter en 2017 une bonne partie des 5 milliards qui seront injectés dans Areva. Pour alléger les charges d’EDF, l’APE se fera également payer en actions, et non en cash, un dividende de 1,8 milliard d’euros au titre de 2015. Lors de la loi de réforme du ferroviaire en 2014, l’Etat s’est enfin engagé à cesser de ponctionner les dividendes de la SNCF. Mais, en échange, les entreprises sont mises sous pression afin de diminuer leurs coûts et leurs investissements, et céder des actifs non stratégiques. Le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, souhaite ainsi voir EDF céder une part du capital de RTE (réseau à haute tension), dont il détient 100 %. Un dossier ultrasensible, dont le règlement n’a pas été facilité par la nomination à la tête de cette filiale de François Brottes, alors député socialiste, peu enthousiaste sur cette opération. Valeur de la participation cotée de l’Etat* au 3 mars 2016 Part de la participation de l’Etat dans la capitalisation boursière de l’entreprise, en % 17,3 milliards d’euros 84,94 % Moins de 25 % De 25 à 50 % Plus de 50 % Renault 5 milliards d’euros 19,74 % Engie 11,3 milliards d’euros 32,76 % Orange 5,7 milliards d’euros 13,45 % ADP Thales 5,3 milliards d’euros 50,63 % 3,9 milliards d’euros 26,36 % PSA 1,7 milliard d’euros 13,68 % Air France-KLM 0,4 milliard d’euros 17,58 % Areva 0,4 milliard d’euros 28,83 % Safran 3,7 milliards d’euros 15,39 % CNP 0,1 milliard d’euros / 1,11 % Dexia 0,004 milliard d’euros / 5,73 % 84,1 milliards d’euros C’est la valeur des participations cotées de l’Etat en mars 2015 60,2 * Participations directes uniquement « Le sujet est dans les limbes », déplore un proche du dossier. Depuis des années, EDF réclame des hausses de tarifs pour ses 28 millions de clients particuliers restés au tarif réglementé afin de financer ses investissements, notamment les 100 milliards d’euros prévus d’ici à 2030 pour moderniser et sécuriser les 58 réacteurs nucléaires français. Alors que M. Lévy souhaite un rattrapage sur 2012-2013 et une augmentation couvrant ses coûts, la ministre de l’énergie, Ségolène Royal, a fait savoir, lundi 7 mars, que « la hausse devrait être de 0,5 %, mais pas plus ». Très en dessous des attentes d’EDF, à qui Mme Royal recommande « de faire d’abord des progrès de productivité, de conquérir aussi des marchés à l’étranger, d’investir dans le renouvelable, mais de ne pas faire peser le redressement de l’entreprise sur les factures que paient les Français ». Ambiance… 23,9 milliards d’euros C’est la perte de la valeur de ces participations depuis un an milliards d’euros C’est la valeur des participations cotées de l’Etat au 3 mars 2016 SOURCE : MINISTÈRE DES FINANCES ET DES COMPTES PUBLICS Des ambitions maintenues La situation de ces entreprises est d’autant plus tendue que l’Etat et les collectivités n’ont pas réduit leurs exigences. C’est flagrant dans le ferroviaire. SNCF Réseau doit financer le renouvellement du réseau, mais aussi poursuivre son développement avec la multiplication des nouvelles lignes à grande vitesse, en travaux et en projet, dont la ligne Lyon-Turin confirmée mercredi 9 mars… « Bref, l’Etat veut tout et son contraire », résume un observateur du ferroviaire. A elle seule, la maintenance et le renouvellement des lignes existantes nécessiterait entre 3 et 4 milliards d’euros chaque année. La SNCF dispose de la part de l’Etat d’une enveloppe de 2,5 milliards, mais elle escomptait un contrat de performance de dix ans, prévu par la loi ferroviaire, afin de sécuriser sa trajectoire financière à moyen terme. « Depuis un an, l’Etat tergiverse sur ce contrat, relève un proche de l’entreprise. Or, sans ce document, on ne peut mener de politique industrielle digne de ce nom. » De son côté, EDF n’a plus les moyens de financer la trentaine de réacteurs EPR de troisième génération nécessaires au renouvellement du parc français, même s’il ramène leur prix de 10 à 6 milliards d’euros pièce. On le voit avec le projet controversé d’Hinkley Point. Mais le gouvernement tient mordicus à cette centrale anglaise, qu’il estime nécessaire pour sauver la filière nucléaire française. « Est-ce qu’EDF a les moyens aujourd’hui de reconstruire pour 60 gigawatts de nucléaire sur son bilan actuel ? Je pense que non », confiait M. Lévy en septembre. La solution du privé Pour boucler les tours de table, que ce soit pour l’augmentation de capital d’Areva ou accompagner la prise de contrôle d’Areva NP – la filiale réacteurs du leader nucléaire – par EDF, des coinvestisseurs chinois, japonais ou même des financiers sont sollicités. Une manière à la fois de limiter la contribution publique mais aussi de rassurer Bruxelles, qui veille à encadrer les aides d’Etat. Dans le ferroviaire, le recours aux partenariats publics-privés a montré ses limites, à l’image de la ligne Perpignan-Figueras rétrocédée à SNCF Réseau pour cause de faillite. Le développement de la ligne à grande vitesse Tours-Bordeaux, confié à un consortium public-privé mené par Vinci, peine à se stabiliser. La Caisse des dépôts a d’ores et déjà prévu de provisionner une partie des 200 millions d’euros qu’elle a investis sur le projet. Un comble. p jean-michel bezat, isabelle chaperon, et philippe jacqué Le Crédit agricole souhaite jouer plus « collectif » Le plan stratégique de la banque mutualiste prévoit de développer les synergies entre l’entité cotée du groupe et les caisses régionales L es synergies intragroupe au cœur du nouveau plan stratégique du Crédit agricole, présenté mardi 8 mars, peuvent sembler évidentes pour une entreprise classique ; elles ne le sont pas dans une banque mutualiste. « Nous pouvons et devons utiliser le collectif, a martelé Philippe Brassac, directeur général de Crédit agricole SA (CASA), l’entité cotée du groupe. A titre personnel, je pense que ce plan est le grand retour du Crédit agricole en tant que groupe. » Assis à ses côtés, Dominique Lefebvre, le président de CASA mais aussi de la Fédération nationale du Crédit agricole (FNCA), l’autre organe de tête de la banque, sorte de « parlement » des caisses régionales, a souligné que le groupe était « uni ». Les deux dirigeants, qui ont formé un duo à la FNCA avant de prendre leurs responsabilités à la tête de CASA en 2015, ont voulu réformer et simplifier la gouvernance de la banque. Ils espèrent, en plus de rendre le groupe plus lisible pour les investisseurs, réduire les tensions internes. Celles-ci ne datent pas d’hier. Elles s’expliquent d’abord par les rivalités qui peuvent exister entre les patrons régionaux au sein de la FNCA. « Chaque directeur de caisse locale est roi chez lui, fait passer ses intérêts régionaux avant ceux du groupe », raconte Sébastien Busiris, responsable de la fédération Force ouvrière (FO) Banques. Il y a ensuite la division entre le centre et les régions, entre CASA et la FNCA. Jusqu’à présent, « chacun faisait son métier dans son coin, sans vision de groupe », résume Emmanuel Deletoile, secrétaire général chargé du Crédit agricole à la CFDT. L’indifférence s’est muée en aigreur avec l’introduction en Bourse de CASA en 2001. En effet, CASA a multiplié les acquisitions et s’est exposé aux subprimes, aux créances grecques ou portugaises… « un exotisme qu’on a payé assez cher, regrette M. Deletoile. Quand on perd 5 milliards d’euros à cause de son exposition à la Grèce, le salarié de Nogent-SurMarne [Val-de-Marne] ou d’Orléans se demande : “Combien de Codevi et de plans d’épargne logement a-t-il fallu que je vende pour couvrir ce qui vient de disparaître à cause d’anciens dirigeants mégalomanes ?” » Le Crédit agricole veut tourner cette page. « Maintenant, on peut le dire, le groupe a sous-optimisé ses revenus organiques », a déclaré, mardi, M. Brassac devant la presse. L’assurance emprunteur dévelop- pée par Crédit agricole assurances, filiale de CASA ? Elle n’était pas utilisée par les caisses régionales. Ces dernières faisaient appel à un prestataire extérieur, CNP Assurances. La banque compte sur des « réinternalisations » comme celle-ci pour dégager 1 milliard d’euros supplémentaires en synergies de revenus d’ici à 2019. « Grande réactivité » « Ce sont bien les clients des caisses régionales qu’il s’agit d’équiper avec les produits des différents métiers de CASA, notamment dans les domaines où le groupe n’a pas été bon jusqu’à présent, comme le crédit à la consommation », a déclaré Xavier Musca, directeur général délégué de CASA. Du côté des filiales, chacune doit faire preuve d’une « grande réactivité sur les attentes des clients des caisses », a souligné Jack Bouin, vice-président de la FNCA. L’objectif est de réduire les coûts. Le groupe est en train de recruter un directeur des systèmes d’information commun à CASA et aux caisses régionales, afin de mettre fin à l’organisation en « silos ». Sur les 900 millions d’euros d’économies visées d’ici à 2019, un tiers devrait provenir de la convergence informatique entre les caisses régionales et les filiales. Anticipant les inquiétudes des syndicats sur la nature des synergies à venir, et donc la question d’éventuelles suppressions d’emplois, les dirigeants ont déclaré que réduire le nombre d’agences n’était pas au programme. Au total, le groupe prévoit d’augmenter d’environ 20 % ses profits pour atteindre 7,2 milliards d’euros en 2019, contre 6 milliards réalisés en 2015. Il va investir 7,7 milliards sur la période pour soutenir son développement, dont 4,9 milliards dans le développement des métiers et la transformation numérique des agences. Enfin, le Crédit agricole mènera à bien la simplification de sa structure capitalistique, annoncée en février lors de la publication des résultats annuels. Celle-ci consiste en la cession des parts détenues par Crédit agricole SA dans les caisses régionales, pour un montant de 18 milliards d’euros, à une entité entièrement détenue par lesdites caisses. Simplicité, unité : les deux nouveaux mots d’ordre du Crédit agricole ne feront pas oublier au syndicat SUD qu’il s’agit aussi de « la victoire d’un tandem qui a réussi à mettre la main sur le groupe ». p jade grandin de l’eprevier 4 | économie & entreprise 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Carrefour sur tous les fronts de la distribution L’enseigne propose un éventail de magasins « multiformats » et accroît sa présence sur Internet suite de la première page En France, Carrefour digère le rachat des 800 magasins français du groupe de distribution espagnol Dia, numéro trois mondial du hard discount, pour 650 millions d’euros en mars 2014. A la demande de l’Autorité de la concurrence, le distributeur a dû céder 56 magasins à ses rivaux, dont 22 ont été vendus à Casino et 17 à Auchan. A cela s’est ajouté un plan de cession d’une centaine de magasins, notamment les plus mal placés, dont la vente est en cours. Les magasins Dia conservés (environ 640) devront avoir pris la bannière Carrefour d’ici à décembre 2016, date butoir à laquelle le groupe n’aura plus le droit d’exploiter la marque Dia en France. Le La Bourse attend toujours Carmila Les analystes financiers avaient espéré des précisions concernant la mise en Bourse de Carmila, le bras armé de Carrefour dans l’immobilier ; elle avait été annoncée comme un aboutissement lors de la création cette société, en avril 2014. Il n’en a rien été. Carrefour détient 42,2 % de cette entreprise consacrée à la valorisation des 185 centres commerciaux attenants aux hypermarchés de l’enseigne en France, en Espagne et en Italie ; le reste est aux mains d’investisseurs comme Colony Capital, Axa, Amundi ou Pimco. « Rien de nouveau, cela fait toujours partie du projet, mais on attend le bon moment », a indiqué, jeudi 10 mars, le directeur financier de Carrefour, Pierre-Jean Sivignon. processus a débuté le 15 avril 2015, et le 200e Dia vient de changer de nom. Les anciens magasins de hard discount deviennent des Carrefour City, Carrefour Market ou des Contact Marché. Née fin 2015, cette enseigne – son offre est centrée sur les fruits et légumes – a été « accrochée » sur une quinzaine de magasins Dia. « Le plan de rénovation s’accélère. Le rythme est désormais de 40 à 50 magasins rénovés par mois », note Thierry Coquin, délégué syndical CGT. Car le groupe développe progressivement, et dans tous les pays, son modèle dit « multiformat », avec un éventail de magasins allant des hypermarchés aux petites surfaces. En 2015, il a ouvert ses premiers magasins de proximité en Chine et au Brésil. Sur les 1 123 pas-de-porte ouverts dans le monde en 2015, 850 étaient des magasins de proximité. Cette stratégie pousse le groupe jusqu’aux Une collection « zones de flux », comme les métros, les gares et les aéroports. Exploitant déjà deux Carrefour Express dans les aéroports de Milan et de Bologne, il a ouvert un Carrefour City en novembre 2015 à OrlySud, et devrait prochainement en ouvrir un second, toujours à Orly. Harmoniser l’offre Cette stratégie est d’autant plus productive que les ventes des supérettes Carrefour continuent de progresser plus vite (+ 2,7 % à périmètre comparable en 2015) que celles des hypermarchés (+ 0,6 %), et que ces magasins, dont l’offre est centrée sur l’alimentaire, traversent plus facilement les zones de turbulences que les hypermarchés, comme ce fut le cas après les attentats qui ont frappé la France le 13 novembre 2015. Mais le plus grand chantier à venir de Carrefour porte sur le développement et l’intégration de ses Le groupe a racheté le site Croquetteland, spécialisé dans l’animalerie, après avoir acquis Grandsvinsprivés.com activités sur Internet, pour construire un groupe « omnicanal ». Le rachat du site Rue du Commerce à Altara-Cogedim annoncé fin août 2015 a été consolidé dans les comptes en janvier 2016. Et, depuis quelques mois, Carrefour multiplie les acquisitions de sites Internet : fin janvier, l’enseigne a racheté le lyonnais Croquetteland, spécialisé dans l’animalerie, après avoir acquis, en juillet 2015, le site Grandsvins-privés.com, créé en 2013 par le négociant bordelais La Vintage Company. Le tout, désormais, est d’harmoniser l’offre et de l’emboîter dans le réseau de magasins physiques existants. Dans l’immédiat, Carrefour a modifié, mi-février, son site Internet pour lui donner l’apparence d’un portail, qui sera le point d’entrée de ses clients sur la Toile. Y sont regroupées aux côtés des magasins, du drive – le système de retrait des courses commandées sur Internet – et de la livraison à domicile sous le nom Ooshop, ses différentes acquisitions, par univers de produits, dont il a pour le moment conservé le nom en y ajoutant le logo Carrefour. L’enseigne a même repris les codes des acteurs de l’Internet pour générer du trafic sur son site en créant le « deal du jour », où il met en avant des promotions. Rivaliser avec Amazon Il faut désormais accorder la logistique, l’informatique, la gestion des stocks, pour connecter les magasins dans un « vaste système global de transformation omnicanal », explique-t-on dans le groupe. Dans l’idéal, les magasins Carrefour deviendraient des points de collecte des achats effectués sur le site Internet, ce qui permettrait de mieux rivaliser avec les poids lourds du Net comme Amazon. Reste à savoir quelles seront les intentions des actionnaires, dont deux ont augmenté leur participation depuis un an. La famille Moulin, entrée en 2014 avec Galfa, la holding de contrôle des actionnaires des Galeries Lafayette, détient 11,51 % du capital du distributeur depuis février, après avoir franchi, en juillet 2015, le seuil de détention de 10 % du capital. En avril 2015, l’homme d’affaires brésilien Abilio Diniz, au travers de sa holding, Peninsula Participações, avait, de son côté, doublé sa participation, pour la porter à 5,07 %. Tandis que Groupe Arnault et Colony – agissant de concert – détiennent à eux deux 14,18 % du capital. p cécile prudhomme avec juliette garnier APPRENDRE à PHILOSOPHER Yoox se réjouit de sa fusion avec Net-a-Porter ÉTHIQUE, LIBERTÉ, JUSTICE Le nouveau groupe de vente en ligne de produits de luxe voit ses résultats s’envoler « Pensez le monde autrement avec les grands philosophes » C’ visuel non contractuel RCS B 533 671 095 J. Birnbaum©Astrid di Crollalanza UNE COLLECTION QUI EXPLIQUE CLAIREMENT LES IDÉES DES GRANDS PHILOSOPHES Le volume 1 PLATON Une collection Présentée par Jean Birnbaum, essayiste, directeur du « Monde des Livres ». 3 € ,99 SEULEMENT! en vente CHeZ vOtRe MARCHAnD De JOURnAUX www.CollectionPhiloLeMonde.fr est ce qui s’appelle un beau mariage. Fruit du rapprochement entre le groupe italien de ventes de luxe en ligne Yoox et de son concurrent Net-a-Porter, filiale du groupe Richemont, le groupe Yoox-Net-aPorter (YNAP) a publié, mercredi 9 mars, un chiffre d’affaires de 1,7 milliard d’euros pour 2015, en hausse de 20,8 % à taux de change constant par rapport à 2014. Entrée en vigueur le 5 octobre 2015, la fusion entre les deux start-up a fait bondir le résultat d’exploitation de YNAP à 79 millions d’euros (+ 61,8 %) et son résultat net à 16,6 millions (+ 20,3 %). « La moitié des commandes s’effectue désormais sur un téléphone mobile », se réjouit Federico Marchetti, PDG de YNAP. Basée à la fois à Milan et à Londres, la société compte 3 500 employés, qui vendent à tour de bras des vêtements griffés Valentino, Jil Sander, Armani, Gucci, Yves Saint Laurent, Balenciaga, Bottega Veneta, etc. Plusieurs centaines de marques chics, mais toujours pas Chanel, Hermès ou Louis Vuitton, réfractaires à ce canal de distribution. « Je suis encore un enfant dans une usine de chocolat », admet le PDG, ébloui par sa récente rencontre avec les salariés, et notamment dans les gigantesques pôles logistiques près de Bologne et de Londres. « Nous espérons encore beaucoup de croissance », assure M. Marchetti, également fondateur de Yoox. Si le groupe a livré, en 2015, 7,1 millions de commandes (contre 5,8 millions en 2014) dans une centaine de pays, il compte approfondir ses positions avant d’attaquer d’autres marchés, comme l’Inde ou le Brésil. Le panier moyen de chaque commande s’élève à 352 euros. Pour des questions de taille ou de goût, entre 25 % et 30 % des clientes renvoient le paquet qu’elles ont reçu et demandent la plupart du temps un échange. Premier à avoir ouvert un site de luxe en ligne en Chine en 2010, avec Armani, M. Marchetti reconnaît y progresser « graduellement (…). On teste la température de l’eau et on construit brique par brique ». Malgré le ralentissement de la croissance chinoise, YNAP assure que ses ventes continuent de progresser très fortement sur ce marché. Six ans de discussions Concernant la fusion elle-même, M. Marchetti nie toute difficulté avec Natalie Massenet, l’ex-patronne de Net-a-Porter, qui a démissionné juste avant que le rapprochement ne soit officialisé. « Nous n’avons jamais été en mauvais termes, j’avais toujours été très clair sur la question de la gouvernance », tranche M. Marchetti, qui reconnaît que les discussions de fusion duraient « depuis six ans ». La filiale de Richemont était extrêmement déficitaire : en 2013, elle avait pesé pour 212 millions d’euros dans les comptes du groupe suisse puis, à nouveau, pour 205 millions l’année suivante, selon le rapport annuel. A l’issue du rapprochement, Richemont détient certes 50 % des actions, mais seulement 25 % des droits de vote. Autant dire que Yoox a la main pour diriger. Avant la fusion, le groupe italien était déjà sorti du rouge : il avait publié en 2014 un résultat net de près de 14 millions d’euros pour un volume d’affaires de 524 millions. p nicole vulser économie & entreprise | 5 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Free a gagné 1,6 million d’abonnés dans le mobile L’opérateur compte sur ses offres dans l’Internet très haut débit pour atténuer la guerre des prix dans le fixe B on millésime pour Iliad, détenteur de la marque Free. Après Orange et Bouygues Telecom, au tour de l’opérateur télécoms fondé par Xavier Niel (actionnaire du Monde à titre personnel) de publier ses résultats annuels pour l’exercice 2015. Globalement, les chiffres sont en ligne avec les attentes des analystes. Le chiffre d’affaires a progressé de 5,9 % à 4,4 milliards d’euros, et le résultat net de 20,3 % à 335 millions d’euros. En 2015, Free a gagné 1,9 million de clients. Un indicateur était particulièrement attendu, celui de l’Ebidta (équivalent du résultat brut d’exploitation). A 1,49 milliard d’euros, ce dernier affiche une hausse de 16,1 %. « Cela montre que nous acheminons une plus grande partie du trafic, et que le poids de l’itinérance a donc baissé », dit Maxime Lombardini, son directeur général. Free, qui ne s’est lancé qu’en 2012 dans le mobile, a beaucoup recours à l’itinérance, qui consiste à utiliser le réseau d’autrui pour servir ses propres clients. Mais l’opérateur poursuit ses investissements pour réduire cette dépendance. Il a dépensé en 2015 1,2 milliard d’euros dans son réseau fixe et mobile, contre 968 millions d’euros un an avant. La somme est sensiblement moins élevée que le numéro un du marché, Orange, qui injecte 3 milliards d’euros par an dans son réseau en France. « Nous sommes l’opérateur qui investit le plus en pourcentage de son chiffre d’affaires », contrecarre le directeur général. En 2015, Free a également renforcé son portefeuille de fréquences et étendu sa couverture 4G à environ 63 % de la population, contre 40 % l’année précédente. Il vise un taux de couverture de 75 % à la fin de 2016. Sur le mobile, Free a gagné Lagardère réduit la part de la presse au profit de l’audiovisuel Un plan de départs volontaires concernera 220 postes au sein de la branche médias en 2015 1,6 million de nouveaux clients, portant sa base à 11,6 millions de personnes, soit 17 % de parts de marché. « Nous avons 3,7 millions d’abonnés 4G, qui consomment en moyenne 3,2 gigaoctets de données. Cela montre la qualité de notre réseau », assure M. Lombardini. Orange demeure dynamique Ainsi, Free a presque rattrapé Bouygues Telecom, qui affiche 11,9 millions de clients. Mais la filiale du groupe de BTP, qui a gagné 769 000 clients en 2015, le devance en termes d’abonnés 4G avec 5,1 millions de personnes. A leur côté, Orange, le numéro un du marché, reste aussi très dynamique. Avec 28,4 millions d’abonnés, il a conquis en 2015 1,3 million de nouveaux clients. Dans le fixe, un marché jugé plus mature par Free, la guerre est intense. Ainsi, si l’opérateur a fait progresser sa base de 270 000 abonnés, atteignant 6,1 millions de personnes et s’octroyant 29 % des recrutements, il souffre de la guerre des prix, dont le principal animateur s’appelle Bouygues Telecom. Ainsi, le revenu moyen par abonné, le fameux ARPU, a reculé en 2015 de 1,7 % à 34,50 euros. En 2013, les abonnés dépensaient encore 36 euros par mois. « On voit bien l’impact de la dynamique concurrentielle », admet sobrement M. Lombardini, qui préfère regarder les revenus générés par la Box Révolution, qui se maintiennent à 38 euros par souscripteur. Le chiffre d’affaires du fixe enregistre une modeste hausse de 1 %, à 2,6 milliards d’euros. L’opérateur attend donc beaucoup de l’Internet très haut débit, la fameuse fibre, qui promet des débits de 100 mégabits par seconde. Pour le moment, Free reste L’opérateur, qui recours à l’itinérance, a dépensé 1,2 milliard d’euros pour réduire sa dépendance modeste avec 200 000 clients, quand Orange a dépassé son premier million d’abonnés, sur un total de 1,4 million d’adhérents à cette nouvelle technologie, selon l’Arcep. Mais Free poursuit ses investissements afin d’être en mesure de proposer ce nouveau service à un maximum de ses abonnés. Il espère avoir raccordé 20 millions de prises fin 2022, se rapprochant ainsi de l’opérateur IRAN DE LA PERSE D’HIER M. Lagardère a réfuté tout changement de stratégie, même si le groupe est sous le feu des questions En partenariat avec VOYAGES chiffre d’affaires, qui s’est établi à 962 millions d’euros en 2015, a fondu de 500 millions depuis 2011. Cette année, il est toutefois reparti à la hausse (+ 0,5 %), grâce à l’achat d’une société de production espagnole, Grupo Boomerang TV. La branche médias voit d’ailleurs la production comme son activité d’avenir. Parmi les autres activités, l’édition de livres est la plus rentable : 2,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires et un résultat opérationnel stable de 198 millions d’euros. Hachette Livre réalise d’ailleurs 30,7 % du chiffre d’affaires du groupe (7,193 milliards d’euros), et plus de la moitié de son résultat. Le dividende reste inchangé Le plus gros volume d’activité revient à la branche « Travel Retail », dont le cœur est un réseau de boutiques d’aéroports détaxées : son chiffre d’affaires atteint 3,51 milliards d’euros, pour un résultat de 102 millions d’euros, en recul de 3 %. En 2015, cette branche a continué de vendre ses activités de distribution de presse. Une acquisition d’importance a été faite aux Etats-Unis : Paradies. La récente branche « Sports and Entertainment » commence à se rétablir, après des années noires. Il ne s’agit plus ici d’investir dans des droits de retransmission, mais de faire du conseil et du marketing. Le chiffre d’affaires a atteint 515 millions d’euros et le résultat 20 millions. Plus globalement, M. Lagardère a réfuté tout changement de stratégie, alors que le groupe est sous le feu de questions après, notamment, le départ du directeur financier historique, Dominique D’Hinnin, qui a été remplacé par Bruno Balaire. Il ne s’agit pas d’investir davantage et de distribuer moins de dividendes, a-t-il dit ; le dividende est inchangé à 1,3 euro par action. Certains trouvent que cette distribution est élevée et bénéficie au premier actionnaire, Arnaud Lagardère, mais ce dernier y a vu « une arme comme une autre » pour le groupe : « Le titre se tient en Bourse notamment parce qu’il a une bonne rentabilité », a-t-il constaté. Jeudi, en milieu de matinée toutefois, l’action Lagardère cédait 8,59 % à la Bourse de Paris. p alexis delcambre et alexandre piquard 12 ou 15 jours à partir de 3 190 € UN VOYAGE D’EXCEPTION... Dans l’Antiquité, les Achéménides, les Parthes et les Sassanides firent jaillir un brillant empire, la Perse. Au XVe siècle, le chiisme fondé par les partisans d’Ali devint religion d’État. Les Safavides couvrirent les villes de mosquées de faïence bleue, de palais aux boiseries précieuses et de « Jardins de Paradis ». Venez découvrir les réalités religieuse, économique et sociale de ce pays et mesurer la place qu’il peut tenir dans le concert des nations. ITINÉRAIRE TEHERAN–QOM–KASHAN–ISPAHAN–YADZ–PASAGARDES NAIN – PERSEPOLIS – CHIRAZ – En option, LES OASIS DU DÉSERT : Neyriz – Kerman – Mahan – Rayen – Bam ... EN COMPAGNIE DE JEAN-CLAUDE VOISIN Docteur en histoire et en archéologie, il a dirigé l’Institut français de Téhéran de 2008 à 2012. Auteur en 2015 de L’Iran si loin si proche, de la méfiance à la fascination, Jean-Claude Voisin travaille aujourd’hui au renforcement des liens entre les entreprises iraniennes et françaises. Lic 075 95 05 05 - © Matyas Rehak, Günter Gräfenhain/Sime/Photononstop : Mauritius/Photononstop; Taranis-iuppiter, Ggia L sandrine cassini À L’IRAN D’AUJOURD’HUI Du 7 au 18 ou 21 novembre 2016 ou du 27 février au 10 ou 13 mars 2017 agardère voit sa rentabilité s’améliorer, mais le groupe va licencier. C’est un des messages envoyés par Arnaud Lagardère, mercredi 9 mars, lors de la présentation des résultats annuels. « Cela peut paraître paradoxal, a dit le premier actionnaire du groupe. Mais il nous faut nous ajuster au marché. » Il s’agit en l’occurrence d’augmenter la rentabilité de la branche médias, où un plan de départs volontaires concernera 220 postes des activités de presse écrite (Elle, Paris Match, Le Journal du dimanche, Télé 7 Jours, Ici Paris, France Dimanche…). Selon ce plan, les effectifs de Lagardère Active passeraient à 3 300 personnes, dans le cadre d’un recentrage sur l’audiovisuel, qui représente 60 % du chiffre d’affaires de la branche, contre 40 % pour la presse. Europe 1, notamment, fera l’objet d’une « réduction de la masse salariale ». « En 2012, le résultat opérationnel de la branche était de 64,8 millions d’euros, soit 6,4 % du chiffre d’affaires. En 2015, il est monté à 79 millions, soit 8,2 % de marge », s’est félicité mercredi Denis Olivennes, PDG de Lagardère active. « L’objectif est de retrouver la rentabilité d’avant les cessions. On en est proche », a expliqué Arnaud Lagardère. Une allusion à la vague de ventes de titres qui, depuis 2011, a successivement concerné les magazines internationaux, dix magazines français, puis Parents et, plus récemment Télé 7 Jours, France Dimanche et Ici Paris, même si cette dernière transaction a été stoppée. C’est au cours des dernières négociations qu’a été décidé un nouveau round d’économies, a expliqué M. Lagardère. Lagardère Active fera 50 millions d’économies entre 2015 et 2017, a précisé M. Olivennes. Le historique. « Ce sont des investissements lourds dans la durée, qui vont nous différencier d’opérateurs qui se contentent de faire de l’ADSL pas cher », dit Maxime Lombardini, visant, sans le nommer, Bouygues Telecom. Cette publication intervient alors que les discussions en vue d’une consolidation prochaine du secteur se poursuivent. Orange, qui souhaite racheter Bouygues Telecom pour 10 milliards d’euros, négocie actuellement la rétrocession d’une partie des actifs à SFR et à Free. Ce dernier pourrait notamment reprendre des fréquences et le réseau mobile. « Des fréquences et des antennes (de téléphonie mobile) nous permettraient d’être autonome plus rapidement. Mais nous pouvons continuer à progresser dans un marché à quatre opérateurs », dit M. Lombardini, sans préjuger de l’issue du deal. p Demandez la documentation gratuite par téléphone au 01 53 63 86 53 par mail à : [email protected] par courrier, en retournant le bon ci-dessous, à : La Maison des Orientalistes - 76, rue Bonaparte - 75006 Paris ✂ Nom.............................................................................................................................. Prénom ......................................................................................................................... Adresse ........................................................................................................................ Code postal Ville .............................................................................................................................. Tél. LeMde 190x272 Courriel ................................................................... @ .................................................. Je désire recevoir gratuitement, sans engagement, la documentation détaillée des voyages en Iran proposés par Le Monde en partenariat avec La Vie, en novembre 2016 et mars 2017. Conformément à la loi informatique et liberté du 6 janvier 1978, vous disposez d’un droit d’accès et de rectification de vos données vous concernant. 6 | économie & entreprise 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 Pablo Isla, le « chef d’orchestre » de l’espagnol Zara Le président d’Inditex, propriétaire de la marque de prêt-à-porter, dirige un groupe en expansion PORTRAIT LES CHIFFRES madrid - correspondance P ablo Isla arrive, souriant, à la rencontre d’un groupe de journalistes qui visitent le siège du groupe Inditex, à Arteixo, petit village proche de La Corogne, en Galice, dans l’extrême nord-ouest de l’Espagne. Nous sommes mardi 8 mars et le président du géant textile, propriétaire, entre autres marques, de Zara, d’Oysho ou de Massimo Dutti, s’apprête à annoncer, le lendemain, les résultats record du groupe pour 2015. Avec simplicité, il parle de projets phares qui lui tiennent à cœur : des innovations sur l’étiquetage et la traçabilité des articles ou des projets à caractère social, comme celui qui vise à former et à embaucher des jeunes provenant de milieux défavorisés. Puis, sans que l’on ait le temps de lui poser des questions, il repart vers ses bureaux. Sous son allure affable et accessible, ce juriste de formation, âgé de 52 ans, aux yeux clairs et aux petites lunettes rondes, cultive le mystère. Il n’accorde jamais d’interview, tout comme le fondateur d’Inditex et président du groupe avant lui, Amancio Ortega, entretenant l’image d’un modeste contributeur du projet commun que serait la multinationale espagnole. Les seuls éléments que l’on connaît de lui sont minces : madrilène, marié, père de trois enfants, éduqué dans un collège jésuite, il a su gagner la confiance et l’amitié de M. Ortega, et serait proche de César Alierta, le grand patron de la multinationale Telefonica, devenu son « parrain » dans le monde de l’entreprise quand il lui a succédé à la tête de la compagnie de tabac Altadis, entre 2000 et 2005. Chaque année, il sort de sa réserve pour annoncer les résultats annuels d’Inditex. Le 9 mars, comme à son habitude, il ne s’attarde pas. En trois quarts d’heure, tout est dit. Et rien qui ne sorte des limites du groupe. Malgré l’insistance des journalistes, il refuse de commenter les conséquences éco- 20,9 MILLIARDS Pablo Isla, au siège du groupe Inditex à Arteixo (nord-ouest de l’Espagne), en mars 2015. Chiffre d’affaires, en euros, d’Inditex en 2015 ; il a progressé de 15,4 %. Le bénéfice de l’entreprise pour la période s’est établi à 2,875 milliards d’euros (+ 15 %). Sa dette est presque nulle à 11 millions d’euros. 330 MIGUEL RIOPA/AFP Nombre de nouvelles boutiques ouvertes par le groupe d’habillement en 2015 sur 56 pays. Il en compte 7 013 dans le monde entier. 152 850 Nombre de salariés de l’entreprise dans le monde entier, en 2015. En Espagne, il emploie près de 50 000 personnes et donne du travail indirectement à 50 000 autres grâce à un réseau de 7 500 fournisseurs. nomiques du blocage politique en Espagne, sans gouvernement depuis les dernières élections législatives du 20 décembre 2015. Et lorsqu’on lui demande si la baisse du cours du pétrole, la reprise de la croissance en Espagne ou l’évolution des taux de change expliquent en partie le boom du groupe, Pablo Isla préfère rappeler les grandes valeurs de l’entreprise qu’il répète comme un mantra : le « travail en équipe », « l’humilité », « l’effort conjoint ». Quelques clés du succès aussi : l’entrée constante sur de nouveaux marchés, ou la logistique réglée comme du papier à musique qui permet de distribuer de nouveaux articles deux fois par semaine, dans toutes les boutiques Zara du monde. Cette année, Pablo Isla fêtera ses onze ans dans le groupe. C’est en 2005 qu’Amancio Ortega, qui a besoin d’un nouveau directeur général pour Inditex tombe sous le charme discret de ce jeune dirigeant de 41 ans. Pour le dénicher, il a demandé les services des chasseurs de tête de Korn Ferry. Un parcours sans fautes Ceux-ci trouvent en Pablo Isla, qui copréside alors la compagnie de tabac Altadis et sa filiale de logistique Logista, une pépite bien cachée, malgré un CV bien rempli et un parcours sans fautes. Avocat d’Etat à 24 ans, il a été directeur des services juridiques de Banco Popular à 28 ans, puis directeur général du patrimoine de l’Etat. Quand, en 2000, il prend les rênes d’Altadis, il n’a que 36 ans. Lorsque Amancio Ortega le nomme président d’Inditex en 2011, après six ans à la direction, il exprime « l’assurance qu’il est le meilleur pour l’avenir de la compa- Sous son allure affable et accessible, ce juriste de formation, cultive le mystère et n’accorde jamais d’interview gnie ». Il est classé troisième meilleur chef d’entreprise au monde par la revue Harvard Business en 2015, les chiffres parlent d’eux-mêmes. En dix ans, la valeur de la maison mère de Zara a été multipliée par sept. Elle s’est lancée sur le marché chinois dès 2006 et en 2007 dans la vente en ligne. « Pablo Isla est un homme qui n’aime pas les projecteurs, mais Hériter des œuvres d’un artiste ? Entre manne et cadeau empoisonné C Les ayants droit ont intérêt à s’entourer de spécialistes, de marchands sérieux et de juristes chevronnés Ainsi, aux Etats-Unis, la succession de l’artiste américain d’origine néerlandaise Willem de Kooning, a été réglée au bout de cinq ans, après une période d’inventaire du stock composé de 300 toiles et de 200 œuvres sur papier. « L’évaluation même était compliquée. On peut certes dire ce que coûte une toile de Kooning, mais que faire avec un ensemble de cinquante toiles qui se ressemblent un peu ? », indique le marchand américain David Nash, chargé de purger la succession. A chaque étape, les ayants droit ont intérêt à s’entourer de spécialistes, de marchands sérieux et de juristes chevronnés. En France, la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (Adagp) gère les droits patrimoniaux d’environ deux mille artistes décédés moyennant des frais d’environ 11,6 %. Elle dispose de trois juristes et d’une personne spécialement chargée des successions, pour assister les ayants droit. Garder un œil sur le marché « Au décès de l’artiste, sa succession est régie par les règles générales de dévolution légale prévues par le code civil. Toutefois, le code de la propriété intellectuelle aménage également certains aspects relatifs à la transmission des droits attachés à l’œuvre, indique MarieAnne Ferry-Fall, la directrice de l’Adagp. Les successions d’artistes se retrouvent ainsi à la croisée de deux branches juridiques très techniques, dont l’articulation peut se révéler complexe. » Prenez le cas d’une loi de 1866, qui a prévu un usufruit spécial pour le conjoint survivant de l’artiste. Cette disposition permet encore aujourd’hui au veuf ou à la veuve de percevoir un pourcen- geant à ses fournisseurs et aux entreprises qu’ils font travailler dans les ateliers asiatiques où sont produits entre 35 % et 40 % des articles, mais aussi turcs, marocains et européens. Ces dernières années, certains ont imaginé Pablo Isla sauvant Bankia, le géant bancaire qui, au bord de la faillite en 2012, a absorbé 22 milliards d’euros d’aide publique, ou prenant les rênes du ministère de l’économie pour remettre l’Espagne sur les rails. Mais personne ne le voit abandonner Inditex, le flambant navire qu’il a contribué à placer à la tête du secteur textile international, devant l’américain GAP ou le suédois H&M. En 2011, il avait été clair : « Vous me verrez toute ma vie chez Inditex ». En 2015, sa rémunération s’est élevée à 12,17 millions d’euros. p sandrine morel 2,3 % Un institut spécialisé dans ces questions successorales particulières voit le jour à Berlin omment gérer la succession d’un artiste, régler les droits, protéger l’œuvre, organiser son marché posthume, tirer des dividendes sans faire chuter sa cote ? Ces questions, la plupart des héritiers se les posent sans trop savoir comment les résoudre. L’Allemande Loretta Würtenberger, qui a géré pendant huit ans la succession de Jean Arp, mort à Bâle (Suisse) en 1966, va tenter de remédier à leur désarroi et ce quelle que soit la nationalité du droit qui leur est applicable par la création d’un institut spécialisé dans les successions d’artistes. Ce cabinet ouvrira vendredi 11 mars, à Berlin. Le premier souci pour les héritiers consiste à régler les droits, qui dépassent souvent leur solvabilité. « Beaucoup de successions sont riches en œuvres mais pauvres en cash », remarque Loretta Würtenberger. Le risque étant que, pour payer l’impôt dû, les héritiers mettent un grand nombre d’œuvres sur le marché ou vendent l’intégralité du stock à un marchand. Les personnes qui héritent doivent aussi s’armer de patience. quand il parle, il transmet à la fois sécurité et confiance », a résumé le vice-président de la Confédération espagnole des dirigeants et exécutifs (CEDE), Ramon Adell, lors d’un congrès en octobre 2015, où le patron d’Inditex a expliqué qu’il tente de gérer la société « comme si nous étions une PME ». « C’est une entreprise avec laquelle on peut dialoguer, négocier et qui possède la meilleure convention collective du secteur de l’industrie en Espagne, résume Carmen Exposito, responsable du secteur textile du syndicat Commissions ouvrières. Le seul bémol est la forte proportion d’emplois temporaires. » Quant aux scandales sur les conditions de travail chez certains sous-traitants, le groupe, allié avec la centrale syndicale mondiale IndustriALL, essaie de les prévenir en imposant un code éthique exi- tage sur les revenus issus de l’exploitation des œuvres. Toutefois, depuis de récentes réformes, cet usufruit peut être moins favorable que les règles successorales générales du code civil qui ont notablement amélioré la condition du conjoint survivant. Une fois la succession close, les héritiers ne sont pas au bout de leur peine : il faut garder un œil sur le marché et surtout éviter les faux. Mais tout cela a un coût. « Il faut entre quelques centaines de milliers à 1 million d’euros pour mener une politique offensive et vigilante », estime Jean-Jacques Neuer, avocat spécialisé dans les successions d’artistes, représentant par exemple celles de Picasso et Brancusi. Certains ayants droit montent une fondation d’utilité générale, structures lourdes et coûteuses, inadaptées pour des artistes dont la cote n’excède pas les 50 000 euros. D’autres s’en remettent à un avocat qui les représente. Une chose est sûre : l’héritage d’un artiste peut être une manne, mais rarement une sinécure. p roxana azimi C’est l’inflation chinoise en février, sur un an, selon les chiffres officiels publiés jeudi 10 mars. Il s’agit d’une accélération inattendue, la plus forte enregistrée depuis deux ans. En janvier, les prix n’avaient augmenté que de 1,8 %. En cause : le bond des prix alimentaires (+ 7,3 %). Avant et pendant la semaine de congés du Nouvel An lunaire, entamée le 7 février, la demande de viandes, légumes et alcools s’est envolée, en prévision des traditionnels festins familiaux. – (AFP.) D I ST R I BU T I ON Fin d’année difficile pour Mr. Bricolage L’enseigne de magasins de bricolage de proximité, Mr. Bricolage a annoncé, mercredi 9 mars, une chute de 31,5 % de son résultat net part du groupe en 2015, à 9,6 millions d’euros. Son chiffre d’affaires a reculé de 2,7 %, à 529,5 millions d’euros, avec un second semestre meilleur que le premier. Après l’échec de son rachat par Kingfisher et le départ de son directeur général en 2015, Mr. Bricolage a nommé Christophe Mistou, le 29 février, qui présentera à la fin du premier semestre les grands axes de son plan stratégique. Royaume-Uni : les magasins n’ouvriront pas plus le dimanche La Chambre des communes a rejeté, mercredi 9 mars, le projet d’assouplir les conditions d’ouverture des maga- sins le dimanche au Royaume-Uni. Le premier ministre conservateur, David Cameron, voulait accorder aux autorités locales le droit d’étendre les horaires d’ouverture des magasins de grande taille au-delà des six heures aujourd’hui autorisées par la loi le dimanche. – (Bloomberg.) BAN QU E Nouvelles suppressions de postes à la Société générale La Société générale a annoncé, mercredi 9 mars, la suppression possible de 550 postes supplémentaires en France sur cinq ans, avec la fermeture de six sites de traitement des opérations clients. Ces départs s’ajouteraient à la suppression annoncée fin décembre 2015 de 2 000 emplois d’ici à 2020 dans son réseau d’agences. La banque a précisé qu’il n’y aurait ni licenciement économique ni départ contraint. idées | 7 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 #MUTATIONS | CHRONIQUE par vince nt gir e t Le droit, les rentiers ou l’innovation F aut-il prendre pour exemple le psychodrame de l’avant-projet de loi El Khomri sur le travail ou le tumulte provoqué par l’arrivée de l’entreprise Uber sur le marché français du taxi ? L’actualité la plus brûlante livre presque chaque jour l’occasion de démontrer combien nos règles de droit sont au cœur des tensions sociales et des enjeux politiques d’aujourd’hui. Le droit n’est pas une discipline abstraite ou désincarnée, mais le reflet d’un état d’esprit, d’une culture et de grands choix collectifs. Mais, si notre droit a fait école dans le monde à l’époque napoléonienne, il tient désormais du chef-d’œuvre en péril : vieilli, anachronique, en déphasage complet avec le monde agile d’aujourd’hui. Pis : il condamne l’innovation, ce carburant d’une période de mutations intenses. Telle est la thèse développée par trois juristes, membres de Droit et Croissance, un laboratoire de recherche indépendant créé en 2002, dont l’ambition est de réconcilier leur discipline avec l’efficacité économique. Dans une note de la Fondation pour l’innovation politique – « Un droit pour l’innovation et la croissance » –, Sophie Vermeille, Mathieu Kohmann et Mathieu Luinaud dressent un état des lieux accablant de ce qu’ils appellent, avec le Prix Nobel d’économie 1993, Douglass North, les « institutions », dans notre pays : c’est-à-dire l’ensemble des lois, des règles écrites ou informelles, ainsi que les instruments créés pour en contrôler leur bonne application. Ce corpus et ces régulations « n’ont guère évolué depuis la fin de la seconde guerre mondiale et empêchent la France de franchir la frontière technologique atteinte par ses acteurs économiques ». En clair, la France a des atouts multiples, la créativité de ses ingénieurs, la puissance de ses scientifiques, la qualité de sa recherche fondamentale de pointe, mais elle peine à « transformer le fruit de cette recherche en application industrielle créatrice de croissance ». Sa balance technologique est positive, mais sa balance commerciale ne cesse de se dégrader. Et, chaque année, la France recule dans le classement des pays de l’Union euro- POLITIQUES PUBLIQUES Quatre figures rhétoriques du projet El Khomri par thibault gajdos E n 1991, l’économiste Albert Hirschman (1915-2012) publiait une analyse acérée des figures de rhétorique déployées depuis le XVIIIe siècle contre les conquêtes progressistes (Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Fayard). Par une étrange inversion, les arguments mobilisés dans le passé pour lutter contre l’instauration de nouveaux droits sont désormais employés pour défaire les droits acquis au nom du progrès social. Le projet de loi sur la réforme du code du travail en est un exemple spectaculaire. La première figure de rhétorique identifiée par Hirschman est celle de la « thèse de l’effet pervers ». Il s’agit de prétendre que les réformes auront les effets exactement contraires à ceux qu’elles visent. Ainsi, par exemple, les aides versées aux pauvres les encourageraient à la paresse et conduiraient donc en réalité à accroître la pauvreté. Avec le projet de loi sur le travail, le gouvernement retourne l’argument : en réduisant les droits des salariés et en facilitant leur licenciement, on les protégerait davantage. C’est cette idée qui permet au gouvernement de baptiser sa réforme « projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs ». La thèse est osée, et l’expérience risquée. Le deuxième argument analysé par Hirschman est la « thèse de l’inanité », selon laquelle les mesures progressistes ne bénéficient pas à ceux qui en ont véritablement besoin. Le gouvernement applique ce raisonnement, également à rebours, dans son projet de loi. Les chômeurs et les salariés précaires ne bénéficient pas des garanties liées au contrat à durée indéterminée. En réduisant ces garanties, on améliorerait donc leur sort. Il aurait peut-être été plus simple, et certainement plus efficace, de s’em- ¶ Thibault Gajdos est chercheur au CNRS ployer à aider directement les chômeurs et les salariés précaires en investissant davantage dans leur formation et en améliorant les garanties sociales associées à leurs contrats de travail. La dernière figure de rhétorique mise en évidence par Hirschman est celle de la « mise en péril », selon laquelle toute réforme progressiste menace des conquêtes antérieures. Les droits sociaux, par exemple, menaceraient les libertés et la démocratie. Ici encore, le gouvernement retourne l’argument : en affaiblissant le pouvoir de négociation des salariés (par la levée du droit d’opposition syndical, par exemple), on leur permettrait de retrouver des marges de liberté. Si l’objectif était de faciliter l’expression des salariés au sein des entreprises, d’autres mesures, comme le chèque syndical, qui permet à tous les salariés d’adhérer au syndicat de leur choix, auraient certainement été plus efficaces. LA NÉGATION DU CONFLIT Aux arguments réactionnaires repérés par Hirschman, il faut ajouter une figure de rhétorique d’apparition récente, mais d’usage intensif : la thèse de l’alignement des intérêts, selon laquelle ce qui est bon pour les entreprises et leurs dirigeants est bon pour les salariés. L’idée sous-jacente est que la croissance économique profiterait mécaniquement à tous. Il n’en est évidemment rien. Ainsi, par exemple, l’économiste Camille Landais (London School of Economics) a montré qu’entre 1998 et 2005 les 90 % des salaires les plus faibles avaient augmenté en moyenne en France de 4 %, contre 14 % pour le 1 % des salaires les plus élevés, tandis que les revenus des capitaux mobiliers avaient progressé de 31 % (« Les hauts revenus en France (1998-2006) », document de travail, Paris School of Economics, 2007). En somme, l’essentiel des fruits de la croissance est venu abonder les revenus du capital et les hauts salaires. En niant ce conflit, la thèse de l’alignement des intérêts vide de son sens le principe même de la négociation au sein de l’entreprise, qui consiste à trouver un point d’équilibre entre des intérêts conflictuels. La déclinaison de cette thèse dans le cas de la loi sur le travail est parfaitement transparente : c’est l’affirmation, martelée sans cesse, que les marges de flexibilité que cette loi donnera aux entreprises bénéficiera, in fine, aux salariés. Rien n’est moins sûr. p péenne en matière d’innovation. Au 12e rang en 2015, elle appartient désormais au groupe des « suiveurs », quand les premiers réussissent, eux, à développer les « innovations radicales », celles qui construisent le monde de demain. Si de lentes évolutions ont, certes, vu le jour ces vingt dernières années, les « institutions » françaises ne sont toujours pas en phase avec « les nécessités d’une économie moderne tributaire de sa capacité à innover ». La France court derrière « une innovation de rattrapage ». UN HÉRITAGE MONARCHIQUE A qui la faute ? A un héritage monarchique, sans doute, qui fait que la politique a toujours tenu, d’une main très serrée, l’économique. Quand l’économie de marché et la liberté d’entreprendre ont été gravées dans le marbre constitutionnel dans de nombreux pays, elles ont été, et sont toujours, reléguées et mises sous surveillance, avec dédain, dans notre tradition nationale. Aux juristes français, ensuite. Les auteurs balaient devant leur porte et soulignent la responsabilité histori- que de leur profession dans cet immobilisme : à l’inverse des juristes de nombreux pays, nos spécialistes ont continué, depuis le XIXe siècle, « à construire leur droit de manière autonome et abstraite, multipliant les typologies et les qualifications juridiques déconnectées des réalités économiques ». De la belle ouvrage, assurément, mais davantage faite pour les livres que pour la vie réelle. Ailleurs, la science économique a été appelée à la rescousse, dans un esprit d’ouverture et d’interdisciplinarité. Pas en France. Troisième accusé, le jeu trouble de l’Etat, cette propension nationale à vouloir toujours préserver la rente. Si le droit du travail et la fiscalité sont deux domaines importants pour accompagner les mutations économiques, les auteurs y ajoutent le droit des faillites : « En faisant le choix politique de préserver l’emploi à court terme et de le maintenir à tout prix plutôt que de se soucier de la pérennité globale d’une activité économique, le droit français des faillites maintient sous perfusion grand nombre d’entreprises non viables, ou surendettées. » Meilleur ami des rentes, « l’Etat décourage et fragilise les nouveaux entrants, qui disposent, pourtant, d’un fort potentiel d’innovation ». Les fondateurs français de la start-up de transport entre particuliers Heetch en savent quelque chose ! Que faire ? Ouvrir la discipline, réformer « les institutions françaises », simplifier les règles, inventer une « flexibilité du droit », repenser le rôle de l’Etat, s’appuyer sur l’Europe, aussi, pour mieux défendre nos brevets… La tâche est vertigineuse et ne rend guère très optimistes nos trois auteurs : « Il est sans doute déjà trop tard pour que la France bénéficie pleinement de la présente vague d’innovations numériques. » C’est la prochaine vague qu’il faut maintenant viser. A condition que notre droit… innove ! p ¶ Un droit pour l’innovation et la croissance, Sophie Vermeille, Mathieu Kohmann, Mathieu Luinaud, Fondation pour l’innovation politique, 52 pages. A commander ou à lire sur Fondapol.org L’entreprise schizophrène, entre rationalisation et coopération Le management des grands groupes peine à trouver l’équilibre entre les injonctions paradoxales d’un contrôle accru et les vertus de l’autonomie par jean-pierre bouchez T el Janus et ses deux faces, et singulièrement depuis une quinzaine d’années, les grands groupes français sont soumis à une tension paradoxale entre, d’une part, le management de type « collaboratif » – notamment avec le déploiement des réseaux sociaux – et, d’autre part, le management strictement « gestionnaire », qui poursuit la rationalisation du travail. Depuis peu, le retour du courant de « l’entreprise libérée », illustrée par des auteurs devenus des vedettes, à l’image d’Isaac Getz, auteur, avec Brian Carney, du best-seller du management, Liberté & Cie (Fayard, 2012), vient alimenter le débat. Le courant de la rationalisation s’est déployé il y a déjà maintenant un siècle en France, sous l’influence de Taylor et de son réseau composé de savants comme Henry Le Chatelier (1850-1936), d’industriels comme Renault et Michelin, et de son disciple, le très actif ingénieur conseil Clarence Bertrand Thompson (18821969). Il s’est, depuis, profondément affiné et raffiné. Les fameux « bureaux des méthodes », notamment, sont toujours largement présents, comme en témoigne l’enquête menée par Marie-Anne Dujarier (Le Management désincarné, La Découverte, 2015). La sociologue met en exergue le rôle joué par ceux qu’elle nomme « les planneurs », ces nouveaux « ingénieurs des méthodes » qui regroupent nombre de fonctions support. Ces géomètres sont mandatés par les dirigeants pour rationaliser à distance, et de manière souvent impersonnelle, les activités productives des salariés, au nom de la logique du « comment ». Il apparaît clairement que ce courant, du moins dans sa forme la plus poussée, a atteint ses limites. Le courant collaboratif s’est développé en parallèle, ces dernières années, singulièrement au travers du déploiement des réseaux sociaux et des communautés professionnelles au sein des grandes organisations, associé aux effets amplificateurs des technologies. Une forme de gouver- nance hybride et subtile apparaît ainsi à l’interface du formel et de l’informel, de la logique hiérarchique et la logique communautaire. Elle correspond à un besoin renouvelé d’expression et de partage de savoirs, en marge des démarches prescriptives. Les dirigeants éclairés ont saisi les bénéfices de cette nouvelle « valeur collaborative » en hausse. Elle enrichit les liens sociaux, développe les échanges et la circulation de bonnes pratiques professionnelles et de « belles histoires », dont certaines sont de véritables pépites réutilisables, transposables et enrichissables dans d’autres contextes. Il va de soi que ces démarches collaboratives, qui conduisent à des résultats tangibles, ne peuvent pleinement se déployer que dans le cadre d’une culture où l’autonomie et l’initiative sont encouragées. Ce qui nous conduit sur le chemin de « l’entreprise libérée » (voir Le Monde du 17 février, « Jusqu’où peut-on “libérer” l’entreprise ? »). CONFIANCE Ce mouvement, qui s’est récemment invité dans le débat, a été notamment popularisé et médiatisé par l’ouvrage de Getz et Carney. Dans la mouvance d’autres ouvrages récents, il recycle une idée développée il y a près d’un siècle par des auteurs pionniers comme l’Américaine Mary Parker Follett (1868-1933) et le syndicaliste français Hyacinthe Dubreuil (1883-1971). Dans leurs ouvrages respectifs, The New State (Kessinger Publishing) et La République industrielle (Bibliothèque d’éducation, 1928), ils prônaient déjà largement les principes d’autonomie au travail. « L’entreprise libérée » repose sur des convictions fortes : adhérer à un projet commun, octroyer de l’autonomie et de la responsabilité aux salariés, rendre les injonctions et les contrôles superfétatoires dans un environnement fondé sur la confiance. Pour étayer leur propos, les auteurs s’appuient presque toujours sur les mêmes entreprises référentes (Gore, FAVI, SOL, Harley-Davidson…), aux résultats économiques, semble-t-il supérieurs à ceux de leurs concurrents. On objectera que ces success stories reposent sur une armature concep- tuelle aussi peu robuste que l’a été l’un des plus grands best-sellers du management au XXe siècle, In Search of Excellence (HarperBusiness, 2006), de Thomas Peters et Robert Waterman, dont il faut rappeler que la majorité des soixante-deux entreprises présentées en référence ont rencontré, ensuite, de sérieux problèmes… Sur le terrain, des observateurs attentifs soulignent que la présence de « leaders libérateurs » et l’injonction à « l’automotivation » créent des pressions sociales qui peuvent être déstabilisantes – voire oppressives – pour les acteurs concernés. Il n’empêche que ce mouvement ne peut laisser indifférents les praticiens éclairés du management, car il pose, de nouveau, de réelles questions et propose des réponses, à ce jour insuffisamment étayées et argumentées, mais qu’il importe d’enrichir par des investigations robustes et des expérimentations probantes au-delà des quelques entreprises régulièrement citées. Les grandes entreprises sont traversées par deux lignes de force – rationalisation contre collaboration, voire libération –, dont il faut s’efforcer de trouver, au cas par cas, un positionnement judicieux, courageux et offensif, souvent fragile et précaire. Une chose – au moins – apparaît clairement : la logique de la participation et de la compréhension fondée sur le « pourquoi » l’emporte clairement sur celle du seul « comment ». La ligne de crête est ensuite assurément subtile à baliser ; elle repose souvent sur des idées simples, mais fortes, que nous observons sur le terrain. Par exemple : pratiquer la présomption de confiance, favoriser et reconnaître la « valeur collaborative » de l’échange et du partage, notamment sur le principe de communautés professionnelles, déployer des contrôles raisonnables et tempérés, mais… rester lucide face aux effets de mode et au « buzz » propagés par les gourous du management. p ¶ Jean-Pierre Bouchez est fondateur et dirigeant de la société Planet Savoir et chercheur associé au laboratoire de recherche en management à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il est l’auteur de « L’Economie du savoir » (De Boeck, 2013) 8 | MÉDIAS&PIXELS 0123 VENDREDI 11 MARS 2016 L’intelligence artificielle séduit les start-up françaises Assistants virtuels, reconnaissance faciale, analyses prédictives… Les champs d’application sont nombreux S econd K.-O. pour le SudCoréen Lee Sedol. Le meilleur joueur de go du monde a dû s’incliner, jeudi 10 mars, pour la deuxième fois en deux jours, face à Alphago, le programme d’intelligence artificielle développé par DeepMind, une filiale de Google. Deux défaites, non sans avoir donné du fil à retordre à son adversaire : la première partie, suivie par plusieurs dizaines de milliers d’internautes sur YouTube, avait duré trois heures et demie. Et tout de même cinq heures pour la seconde. Trois autres matchs les opposeront encore d’ici mardi. L’enjeu est aussi symbolique qu’historique : le go, un jeu de stratégie d’origine chinoise extrêmement complexe, est l’un des derniers jeux classiques dans lequel la machine ne parvient pas à battre les humains. « Quel moment formidable ! » s’est enthousiasmé Mustafa Suleyman, cofondateur de DeepMind, sur Twitter. Est-ce le signe d’une révolution technologique ? « C’est une énorme victoire, nous pensions qu’il faudrait peut-être attendre encore dix ans avant que la machine n’atteigne ce niveau. La technologie a progressé bien plus vite que prévu », précise Jean-Gabriel Ganascia, spécialiste de l’intelligence artificielle à l’université Pierre-et-Marie-Curie à Paris. Reconnaissance d’image ou vocale, analyse prédictive, robotisation… Les champs d’application de cette discipline scientifique sont en pleine effervescence. Ils aiguisent de plus en plus l’appétit des industriels, qui disposent d’une masse de données sous-exploitées (dans la santé, les transports…) et peuvent s’appuyer sur des investisseurs attirés par les promesses de ce marché naissant. « Nous assistons depuis quelques années à une prise de conscience mondiale du potentiel de l’intelligence artificielle », confirme Jean-Michel Cambot, directeur de l’innovation et fondateur de TellMePlus, une start-up montpelliéraine spécialisée dans l’analyse prédictive pour l’industrie, les banques, les télécoms et les assurances. La jeune pousse est ainsi capable, grâce à ses logiciels, de prédire à partir des bases de données d’une banque quels sont les clients envisageant de la quitter dans les deux mois – avec une précision de 95 % – et d’émettre à l’attention de ses conseillers des recommandations personnalisées afin de les retenir. Une solution qui a séduit les investisseurs français : l’Héraultais a bouclé un tour de table de 4,2 millions d’euros en février. Concurrence étrangère Cet intérêt croissant des start-up françaises pour l’intelligence artificielle se traduit par une série de levées de fonds ces derniers mois. « C’est un domaine que nous suivons avec un grand intérêt. L’enjeu pour les sociétés est de parvenir à intégrer les usages de l’intelligence artificielle dans nos produits quotidiens », explique Vincent Deltrieu, associé chez Innovacom. Julie Desk, une entreprise lancée en 2015 par trois polytechniciens, a ainsi annoncé, jeudi 10 mars, une levée de fonds de 600 000 euros afin d’accélérer le déploiement de son assistante virtuelle. Celle-ci organise automatiquement les rendez-vous L’HISTOIRE DU JOUR Une « librairie du XXIe siècle » au cœur du Quartier latin L’ enseigne claque comme un fanion, au 60, de la rue Monsieur-le-Prince, dans le 6e arrondissement de Paris. En lettres blanches sur fond rouge, il est écrit « PUF ». Les Presses universitaires de France font leur grand retour au Quartier latin, après dix-sept ans d’absence. Ce nouveau lieu sera ouvert au public, à partir du samedi 12 mars. On est très loin de la mythique librairie, fondée en 1921 et connue de tous les étudiants et professeurs. Située à l’angle de la place de la Sorbonne et du boulevard Saint-Michel, celle-ci avait définitivement baissé le rideau en 2005, remplacée par une enseigne de vêtements bon marché. Le cordon économique avec les PUF avait été tranché, lui, dès 1999. Mais aujourd’hui, c’est en promouvant un concept radicalement nouveau que les PUF reviennent. Elles inventent la « librairie sans stock ». Dans cet espace, tous les ouvrages vendus seront imprimés sur place par l’Espresso Book Machine, situé dans l’arrière-boutique, qui sera accessible au public. Pendant les cinq minutes d’impression, les clients pourront déguster un café. Tous les titres des PUF, soit 5 000 au catalogue, seront ainsi disponibles, dans la limite de deux contraintes LES PUF INVENTENT techniques : ne pas excéder 850 paLA « LIBRAIRIE ges et ne pas comprendre d’illustrations en couleurs. La couverture, elle, SANS STOCK » : sera bien en quadrichromie. Pour les TOUS LES OUVRAGES PUF, cette librairie doit servir à la fois de vitrine, de lieu de rencontre avec SERONT IMPRIMÉS les auteurs – pour des séances de dédicace – et de lieu de recherche. SUR PLACE Les clients pourront consulter le catalogue des titres disponibles sur des tablettes et passer commande dans la foulée. Les nouveautés comme les titres du fonds seront vendus à leurs prix habituels. Deux libraires seront présents sur place pour renseigner les lecteurs. Selon le directeur général des Presses universitaires de France, Frédéric Mériot, « il s’agit de créer un lieu hybride où le numérique est au service du papier et d’assurer une plus large diffusion du savoir ». Car au-delà, de celui des PUF, c’est un catalogue de plus de 3 millions de titres, extrait du domaine public mondial – la Bibliothèque d’Alexandrie, celle du Congrès américain, les fonds numérisés par Google, etc. –, qui sera accessible. Pour le moment, ce lieu est unique en Europe, mais à New York, deux librairies ont déjà adopté des Espresso Book Machine. A terme, si cette technologie se développe à l’international, cela peut devenir un moyen de commercialiser les ouvrages à l’export. p alain beuve-méry par email de ses utilisateurs, des commerciaux, des dirigeants d’entreprise, des recruteurs ou encore des avocats : « Cela leur fait gagner une demi-journée par semaine en moyenne et leur permet de se recentrer sur leur cœur de métier », note Julien Hobeika, son cofondateur. Le grenoblois Smart Me Up mise, lui, sur la reconnaissance faciale en temps réel. Son logiciel est capable de détecter les émotions du visage, l’âge ou le genre d’une personne en analysant la position de son regard ou les mouvements de son visage. Il équipe aujourd’hui les cabines Photomaton et a permis à l’entreprise de décrocher un chèque de 2 millions d’euros en janvier. Tout comme Jam, une société qui développe un assistant virtuel par SMS à destination des étudiants, et Regaind, qui propose un service de tri des photos, qui ont respectivement levé 1 million et 400 000 euros au début de l’année. « Cela reste toutefois une minorité insuffisante pour parler d’un écosystème français, comme c’est le cas par exemple pour le big data, qui est soutenu par une politique publique, des universités et des grands groupes comme EDF, relativise Gilles Babinet, « digital champion » [promoteur de l’économie numérique] de la France auprès de la commission européenne. Il faudrait une cristallisation de ce type pour véritablement créer un environnement fertile pour l’intelligence artificielle. » Les Français font également face à une concurrence étrangère redoutable. A commencer par celle des groupes américains comme IBM avec son programme Watson, Google ou Facebook, qui investissent massivement dans ce domaine depuis plusieurs années et disposent de gigantesques bases de données grâce à leurs utilisateurs. Le géant des réseaux sociaux a même créé en 2013 un laboratoire entière- ment consacré à la recherche dans ce domaine, piloté par le Français Yann LeCun. « Ces grands groupes ont évidemment pris de l’avance mais ils ne pourront pas s’attaquer à tous les sujets. Il y a donc de la place pour ceux qui sauront trouver des applications très spécifiques », commente Arnaud Laurenty, le fondateur de Regaind. Un constat partagé par Renaud Guillerm, à la tête du fonds d’investissement Side Capital : « La France est reconnue mondialement pour la qualité de ses ingénieurs et de ses mathématiciens. Nous avons une chance à saisir dans ce domaine même s’il est vrai que nous disposons de capacités de financements plus faibles qu’aux Etats-Unis. » Pour se faire une place sur ce marché, Google n’avait pas hésité à mettre une somme estimée entre 400 et 500 millions de dollars (entre 365 et 456 millions d’euros) pour s’offrir DeepMind en 2014. p zeliha chaffin LES DATES FÉVRIER 1996 Deep Blue, un superordinateur développé par IBM, est battu lors d’une partie d’échecs contre le champion du monde, Garry Kasparov. Il gagne le match retour, en mai 1997. FÉVRIER 2011 Watson, d’IBM également, défait ses adversaires et gagne un million de dollars au célèbre jeu télévisé américain « Jeopardy ! », où il comprend l’énoncé des questions et y répond. OCTOBRE 2015 Fan Hui, considéré comme le meilleur joueur européen de go, s’incline face à Alphago, l’intelligence artificielle de DeepMind 2 C’EST D’ACTUALITÉ v ENTRETIEN avec André Velter à l’occasion du Printemps des poètes Duras, comme tout le monde Un beau recueil réunit les entretiens donnés par l’auteure de «L’Amant». Christine Angot l’a lu MOTS DE PASSE Le tour de Bret Easton Ellis en sept livres et cinq thèmes 4 LITTÉRATURE FRANÇAISE Alexandra Fritz, Christophe Mouton christine angot écrivaine 5 L es entretiens se succèdent, les uns après les autres, par ordre chronologique, Duras, avec Untel, qui lui pose des questions, en 62, on tourne la page, elle est avec un autre, qui pose des questions en 63, on tourne la page, ça continue comme ça jusqu’à 91. Avant, il y a un point rapide, sur la transcription, après, une postface, discrète. On peut aller directement à elle qui parle. On peut se fixer sur les propos : « Rien n’est à proprement parler extraordinaire dans l’univers proustien ; ni Swann, ni Albertine, ni même le stupéfiant Palamède de Charlus ; l’émerveillement est ailleurs. Il réside dans la résultante symphonique du tout, grâce au mouvement qui les anime. En somme, on peut dire que l’enseignement de Proust, c’est l’enseignement de la transparence des formes, entre lesquelles on peut toujours aller et venir, et leur indéchiffrable complexité. » Plus loin : « Il m’a appris la gravitation de l’esprit autour d’un axe unique qui est la conscience de l’auteur, et qu’à cette seule condition le monde créé tourne. Que sans ça, il ne tourne pas. L’erreur personnelle, au fond, c’est cela qu’il m’a appris. L’erreur majestueuse, magistrale, mais d’un seul. » Les époques se succèdent, les entretiens sont parlés, à la télé, à la radio, ou imprimés dans des journaux, la littérature, le cinéma, sa mère, son frère, Le Vice-Consul, ça s’enchaîne, avec peu d’interventions extérieures, peu de commentaires, quelques lignes au début des chapitres, qu’on peut sauter pour lire les réponses plus vite. Il n’y a pratiquement pas de mise en scène, même le relief de sa voix à l’oral, le rythme incantatoire, s’estompe. On voit ce qu’elle dit, ce qu’elle avait à dire, ce qu’elle pense, ce qu’elle pensait. On n’entend plus ce son radiophonique qui s’est imprimé dans notre oreille, il reste les propos, leur simplicité. Elle parle de Michael Richardson, d’Anne-Marie Stretter et de Lol V. Stein qui les voit partir ensemble. Comme si on les connaissait, qu’elle nous les avait présentés. Depuis qu’on connaît Lol, on sait qu’une femme ne croit à l’amour d’un homme que si elle le voit ou l’imagine avec une autre femme, ce sentiment nous est maintenant familier, ce personnage c’est nous, quand Lol revient dans la ville, dix ans après, on la comprend. Duras : « Elle est complètement dégagée d’une sorte d’économie sentimentale qui veut que l’on se préfère, qu’on soit l’objet que l’on préfère. (…) Elle ne se préfère pas. » En 69, à propos de Détruire dit-elle, Chancel estime que c’est dangereux de dire « il faut tout détruire », car elle va se détruire elle-même. Elle commence par rire. Puis : « Mais oui, je me suis détruite pour écrire cela, vous savez. C’est une fois détruite que j’ai pu le faire, ce livre et ce film. C’est-à-dire j’ai essayé, j’ai essayé de détruire en moi tout ce qui procédait de mes habitudes d’écrivain. » Chancel : « Avec cette mentalité, Marguerite Duras, il n’y a que deux solutions : ou 3 LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE Adam Thirlwell, Bernhard Schlink 6 HISTOIRE D’UN LIVRE Tokyo Vice de Jake Adelstein 7 ESSAIS Darrin McMahon interroge le concept de génie 8 CHRONIQUES v LE FEUILLETON Eric Chevillard admire la meute d’André Alexis En 1984. RUE DES ARCHIVES/UNITED ARCHIVES vous êtes affreusement malheureuse, ou vous êtes merveilleusement heureuse. » Duras : « Non, il y en a une troisième. » Chancel : « C’est laquelle ? » Duras : « Je ne suis ni l’un ni l’autre. » On peut ne lire que les questions : « Vous avez voulu faire un livre raté ? » ; « Souhaiteriez-vous que ce livre apparaisse comme une psychanalyse ? » ; Il n’y a pratiquement pas de mise en scène, même le relief de sa voix à l’oral, le rythme incantatoire, s’estompe. On voit ce qu’elle dit, ce qu’elle avait à dire « Vous laissez beaucoup de liberté à un comédien ou vous l’emprisonnez dans vos idées ? » ; « Est-ce que vous n’avez pas conscience de détruire le spectateur ? » ; « Vous pensez qu’on ne vous aime pas ? Ou que, plutôt, il faut vous bombarder à tout prix ? Cahier du « Monde » No 22131 daté Vendredi 11 mars 2016 - Ne peut être vendu séparément Vous fusiller, même ? » ; « Est-ce que vous êtes consciente qu’on vous adore ou qu’on vous hait ? » ; « Est-ce qu’il vous arrive de vous dire : “Je suis la seule valable” ? » ; « Est-ce que vous êtes aigrie ? » ; « Vous avez souffert. Vous en voulez à la terre entière pour ce qui s’est passé dans votre jeunesse, et pour ce que vous avez vécu en Indochine. » ; « Est-ce qu’on peut poser la question de la part de réalité et de la part de fiction ? » ; « Le Nouveau Roman, pour vous, ça représente quelque chose ? » Duras : « Moi, je ne me classe pas, qu’est-ce que vous voulez. J’essaie un petit peu de vivre au jour le jour, comme tout le monde. » « Comme tout le monde » revient sans cesse. On écrit quand on a conscience qu’il n’y a pas de différence entre les êtres dans leur « ombre interne ». La différence entre un véritable écrivain et un écrivain pas véritable s’explique par ce savoir-là. En littérature, le mensonge ou la vérité dépendent de cette conscience-là. Son statut évolue au fil des pages, la reconnaissance s’élargit, mais sa voix ne change pas vraiment. Le sillon s’est creusé, le temps a passé. Duras : « Moi je n’ai pas eu de vie, de vie personnelle, pratiquement pas. Ce n’est pas que je suis arrivée à ça, c’est que je suis partie de ça. » En 82, Susan Cohen demande si l’amour qu’il y a dans ses livres est lié à celui qu’elle ressent pour ses personnages, Anne-Marie Stretter par exemple. Duras : « Mais ce n’est pas elle qui me fait écrire, c’est l’écrit qui me fait écrire. Voilà. La passion de disposer d’un moyen de rendre compte de ma passion, (…) de s’introduire dans les affaires du monde, plutôt, dont je sais que c’est mon pouvoir, si j’ai un pouvoir. » Puis, Susan Cohen veut savoir quel rapport il y a entre écrire, aimer, la vie personnelle et l’amour pour le monde. Duras : « C’est-à-dire qu’écrire c’est un acte d’ordre amoureux. Ecrire, c’est aller dans ce périmètre où on n’est plus personne. C’est extrêmement difficile. Si tu écris, tu verras. » p le dernier des métiers, de Marguerite Duras, édition établie et postfacée par Sophie Bogaert, Seuil, 448 p., 18 €. 9 BIOGRAPHIES Simon Leys, Jean de Tinan, Erik Satie et Jean-Jacques Pauvert 10 RENCONTRE Matthew Crawford, philosophe-biker 2 | C’est d’actualité Liaison dangereuse La polémique a fait grand bruit en Israël. Le 31 décembre 2015, le roman Geder Haya (« une haie », en hébreu), de Dorit Rabinyan, était banni des programmes de lycée au motif qu’il traite d’une histoire d’amour entre un artiste palestinien et une traductrice israélienne, et risquait d’être perçu, selon le ministère, comme un encouragement aux relations entre juifs et non-juifs. Cet acte de censure a transformé l’ouvrage en best-seller et indigné certains intellectuels : le grand écrivain Amos Oz a ainsi ironisé sur le fait que, en la matière, « la Bible est mille fois plus dangereuse ».Il sera traduit en France en janvier 2017, aux éditions Les Escales. 0123 Vendredi 11 mars 2016 Depuis des dizaines d’années, je suis arrivé à lutter victorieusement contre la poussée des prix littéraires qui me menaçaient.” henri michaux, poète C’est l’aveu de l’auteur de La nuit remue à Jean Cassou, le 19 avril 1960. Il détestait ce qu’il appelait la « vedettomanie ». Il fuyait la presse, les photographes, les invitations, toutes formes de consécration ou de reconnaissance (Donc c’est non, Gallimard, 194 p., 19, 50 €). Edouard Louis en référé Les PUF au Quartier latin Bière et défonce Dans Histoire de la violence (Seuil, 240 p., 18 €), paru le 7 janvier, Edouard Louis décrit le viol et les violences que lui a infligés, dans la nuit de Noël 2012, un homme, Reda. Celui que la police a arrêté, mis en examen et incarcéré sur le soupçon de ces faits, assigne en référé l’écrivain et le Seuil, pour atteinte à la présomption d’innocence et à la vie privée. Audience le 18 mars. Dix-sept ans après avoir fermé leur célèbre librairie, les Presses universitaires de France (PUF) sont de retour dans le Quartier latin, au 60, rue Monsieur-lePrince. Dès le 12 mars, le public pourra y faire imprimer à la demande, le temps d’un café ou d’une rencontre avec un auteur, un livre parmi les 5 000 titres du fonds. Prix et format habituels, personnalisation possible. A compter du 1er avril, les éditions Gallmeister entreprennent de rééditer l’intégralité des polars de l’Américain du Montana, James Crumley (1939-2008). La traduction des neuf romans a été confiée à Jacques Mailhos. Premier titre à paraître : Fausse piste. « James Crumley est un libertaire sans discours, plus porté sur la bière et la défonce que sur la morale ambiante », écrit Caryl Férey dans sa préface. VERSION ORIGINALE Le cofondateur du Printemps des poètes évoque la place actuelle de la poésie en France André Velter : « L’univers poétique est en expansion constante » frédéric lemaître Berlin, correspondant UN AUTEUR CÉLÈBRE, un manuscrit oublié et un brin d’autocritique sur l’Allemagne des années 1950 : le cocktail ne peut être que réussi. De fait, en publiant début mars Der Überläufer (« le transfuge »), l’éditeur Hoffmann und Campe a réalisé un joli coup. Nul ne savait que Siegfried Lenz, décédé en octobre 2014, était l’auteur d’un récit resté dans ses tiroirs. Ecrit en 1951, ce livre est son deuxième roman. Suivront notamment La Leçon d’allemand (1968 ; Robert Laffont, 1970), Champ de tir (1985 ; De Fallois/ L’Age d’homme, 1989), Le Dernier Bateau (1999 ; Robert Laffont, 2001), ainsi qu’une douzaine d’autres romans et d’innombrables recueils de nouvelles. Des ouvrages qui se vendront à 25 millions d’exemplaires et feront de Lenz l’un des principaux auteurs allemands de l’après-guerre. Or c’est justement parce qu’il traite de la seconde guerre mondiale que Der Überläufer était resté inédit. A l’époque, l’éditeur de Lenz n’avait pas jugé opportun de publier cette histoire d’un soldat allemand qui, quasiment au terme du conflit, écœuré par ce qu’il vit, décide de rejoindre l’Armée rouge. Un roman qui rappelle que Siegfried Lenz, né en 1926 et enrôlé dans la marine allemande après son bac, a lui-même déserté, se cachant dans les forêts danoises. Jamais il n’avait évoqué ce deuxième roman. Même sa veuve, Ulla Reimer, qu’il a épousée en 2010, n’était pas au courant. C’est Günter Berg, son ancien éditeur, chargé de gérer la succession, qui a fait cette découverte. Cet inédit n’est pas qu’une œuvre de jeunesse. « C’est un des meilleurs livres » de Siegfried Lenz, juge le Spiegel. Un « triomphe posthume » pour un auteur qui montre déjà « toutes les facettes » de son talent, affirme la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Un hommage à la liberté, malvenu au temps de la guerre froide, mais porté aux nues aujourd’hui. p ENTRETIEN propos recueillis par didier cahen L a 18e édition du Printemps des poètes (Printempsdespoetes.com) qui se tient jusqu’au 20 mars, célèbre cette année « Le grand vingtième, d’Apollinaire à Bonnefoy », ainsi que le demi-siècle de la collection Poésie/Gallimard. Entretien avec son directeur depuis 1998, l’écrivain André Velter, par ailleurs cofondateur du Printemps des poètes. En 1966, créer une collection de poésie en poche, était-ce un pari ? C’est, semble-t-il, André Pieyre de Mandiargues qui en a soufflé l’idée à Claude Gallimard. Au départ, il s’agissait de passer en poche les grands poètes du fonds Gallimard, presque exclusivement des Français, à l’exception de García Lorca. Au fil des ans, la collection s’est transformée, en accueillant les « grands classiques », puis en s’ouvrant aux poètes étrangers contemporains, avec des recueils inédits d’Adonis ou de Celan, par exemple. Le seul poète qui ait refusé le passage en poche, c’est Henri Michaux, non parce qu’il pensait déchoir, mais par peur d’avoir trop de lecteurs ! C’était une véritable phobie, et il s’en amusait lui-même. Poésie/Gallimard, c’est plus de 17 millions de livres diffusés et plus de 500 volumes publiés en cinquante ans. En tête des ventes : Eluard, Ponge, Aragon, Char ou Saint-John Perse et Alcools, d’Apollinaire, avec son million et demi d’exemplaires vendus. Rappelons qu’il s’en était vendu 241 l’année de sa parution ! Parmi les contemporains, Bonnefoy ou Jaccottet ont dépassé les 100 000 exemplaires. Cela dit, le temps de la poésie n’est pas celui de la marchandise commune. Comment choisissez-vous les « élus » ? Notre programmation s’attache à explorer l’ensemble du panorama poétique, d’hier et d’aujourd’hui. A raison de 10 à 12 nouveaux volumes par an, nous publions à proportions égales de grands auteurs français ou francophones du XXe siècle, des classiques (Villon, Dante, Shelley), des auteurs étrangers contemporains, tel l’Argentin Juan Gelman, et bientôt, la lauréate du prix Nobel de littérature 1996, la Polonaise Wislawa Szymborska, ainsi que des poètes français vivants. « En tête des ventes chez “Poésie”/Gallimard : Eluard, Ponge, Aragon, Char ou Saint-John Perse, et “Alcools” d’Apollinaire » Ainsi, parmi les 12 poètes que nous publions ce trimestre à l’occasion du cinquantenaire, figurent des auteurs aussi différents que le Marocain Abdellatif Laâbi, combattant et libre penseur, et Jacques Darras, avec son verbe à marée haute. La collection obéit à une règle absolue : se tenir hors des écoles et des clans. D’ailleurs, j’aime ce qui ne me ressemble pas : Ghérasim Luca ou Verheggen, par exemple. N’oublions pas que le but est de s’adresser à un vaste lectorat et d’offrir au poète publié dix à vingt fois plus de lecteurs qu’en grand format. Il s’agit d’une vraie « responsabilité ». Au point que j’ai le sentiment d’être à la tête d’un « service public »… Un poète étranger publié en Poésie/ Gallimard acquiert souvent un surcroît de notoriété dans son propre pays. Si les coups de projecteur, telles l’inscription d’une œuvre au programme du bac ou une belle citation dans un film, peuvent servir la collection, celle-ci bénéficie d’un public fidèle. Mon rôle est d’essayer de sentir ce qui bouge dans le champ magnétique de la poésie. En tant que lecteur, j’aime la surprise, la surprise violente jusqu’à l’effraction. En tant qu’écrivain, Un inédit signé Siegfried Lenz l’irruption est de même nature. Le réel finit par exister parce qu’il a été formulé. Jean-Pierre Siméon, directeur artistique du Printemps des poètes, estime que « le XXe siècle fut, pour notre pays et la francophonie , un siècle de poésie majeure ». Qu’en est-il du XXIe siècle ? Quelle est la situation actuelle de la poésie en France ? Elle est tout à la fois complexe, désespérante et excitante. D’un côté, il n’y a jamais eu autant de lecteurs ou d’auditeurs – avec ou sans Internet –, et pourtant la place de la poésie est de plus en plus réduite dans le champ public et médiatique. Mais je suis convaincu que l’univers poétique est en expansion constante. Grâce aux mutations technologiques, de nouveaux objets conjugueront, de façon inédite, texte, image, musique, calligraphie, vidéo, etc. Si j’avais trente ans de moins, je serais partie prenante de cette nouvelle aventure. p Mais qui donc était Shakespeare ? Réponse par Mark Twain Le père de Tom Sawyer s’engouffre dans la polémique sur l’identité du grand Will. Avec humour et un sens aigu de la mise en scène macha séry L e sourire de la Joconde et la paternité d’Hamlet, voilà, semble-t-il, les deux « Da Vinci Code » de l’histoire des arts. Pourquoi ces lèvres un peu pincées ? Comment William Shakespeare (1564-1616), fils d’analphabètes de Stratford-upon-Avon, a-t-il pu produire pareille œuvre ? En cette année de célébration du 400e anniversaire de la mort du dramaturge, la controverse n’est pas close. En témoignent les innombrables rumeurs relayées sur les réseaux sociaux et la récente parution de John Florio alias Shakespeare (Le Bord de l’eau, traduit de l’anglais (Canada) par Michel Vaïs, 380 p., 24 €), où Lamberto Tassinari attribue l’intégralité du répertoire à un poète et lexicographe d’origine italienne. Comme le rappelle François Laroque, dans son Dictionnaire amoureux de Shakespeare (Plon, 922 p., 27 €), de nombreuses voix se sont élevées depuis le mitan du XIXe siècle pour mettre en doute l’identité du génie. « Qu’il s’agisse de Nietzsche, Tolstoï, George Bernard Shaw, Paul Claudel, ou encore de Wittgenstein, ces auteurs (…) font état de réserves, de scepticisme, voire d’une franche aversion à l’égard du dramaturge élisabéthain. » Ajoutons Dickens, Emerson, Walt Whitman, Henry James, Orson Welles ou encore Freud. Plusieurs raisons à tant de réticences ou de conjectures farfelues : la biographie de Shakespeare est lacunaire ; aucune lettre, aucun manuscrit n’est signé de sa main. Quant à son testament, il ne mentionne nulle bibliothèque. Qui donc alors aurait écrit Othello ou Roméo et Juliette ? Les prétendants sont nombreux – une soixantaine –, parmi lesquels Edouard de Vere et Christopher Marlowe. Toujours est-il que, depuis cent cinquante ans, le favori demeure le grand chancelier, Sir Francis Bacon (1561-1626), auteur de nombreux essais et ouvrages philosophico-scientifiques. Comme tant d’autres, l’écrivain américain Mark Twain s’est rallié à cette théorie. Dans Is Shakespeare Dead ? (1909), inédit jusque-là, aujourd’hui traduit en français sous le titre Shakespeare or Not Shakespeare, il avoue qu’il ne sait pas vraiment lequel des deux est l’auteur, « mais, de façon posée et non sans satisfaction, [il a] la quasi-certitude que ce n’est pas Shakespeare et soupçonne fortement que ce soit Bacon ». Son profil convient mieux. Car pour écrire un tel répertoire théâtral, il eût fallu, dit-il, un homme « infiniment plus familier des lois, des tribunaux, des procédures, du langage et des mœurs des juristes », ainsi que de « tout ce qui concerne les militaires, les marins, les us et coutumes des cours royales et de la société aristocratique ». Sans oublier une solide connaissance de la littérature mondiale depuis l’Antiquité. Fanatisme des admirateurs Twain ne verse pas dans l’odieux mépris de classe exprimé, un an plus tard, par le baronnet Sir Durning-Lawrence dans Bacon est Shakespeare (1910), pour qui le grand Will n’était qu’un « ivrogne ignorant et totalement analphabète, homme au demeurant de basse extraction ». Il s’amuse à démonter les roublardises d’une érudition fondée sur de simples hypothèses et ridi- culise le fanatisme des admirateurs. Il brosse ainsi le portrait hilarant d’un pilote de bateau à vapeur, dont la lecture de Shakespeare est entrecoupée d’ordres incessants : « Tout ce qu’ose un homme, je l’ose. Approche pourquoi tu rentres les sondes ? quelle drôle d’idée sous la figure de l’ours ralentis un peu, ralentis ! de l’ours velu de Russie, du rhinocéros armé ou du attention ! redresse, redresse ! tu n’vois donc pas qu’on va aller foncer sur le récif si tu manœuvres comme ça ? » Gageons que Shakespeare, aussi génial dans la comédie que dans la tragédie, eût apprécié la saynète. p shakespeare or not shakespeare (Is Shakespeare Dead ?), de Mark Twain, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thierry Gillybœuf, Le Castor astral, « Les Inattendus », 142 p., 14 €. Mots de passe | 3 0123 Vendredi 11 mars 2016 frédéric potet S ulfureux, décadent, nihiliste, transgressif… Les adjectifs n’ont pas manqué pour qualifier Bret Easton Ellis depuis le début de sa carrière et la publication de Moins que zéro en 1985 (Christian Bourgois, 1986), alors qu’il avait 21 ans. Et si le natif de Los Angeles était tout simplement un « grand » écrivain, une voix « majeure » de la littérature contemporaine, sans qu’on ait besoin de lui coller une autre étiquette ? La parution de ses Œuvres complètes dans la collection « Bouquins » (Robert Laffont) l’atteste. La (re)lecture, rapprochée, des sept ouvrages portant sa signature fait se renvoyer une multitude d’échos témoignant de l’unicité d’une œuvre qu’il faut appréhender « comme une totalité », ainsi que l’analyse l’essayiste et romancière française Cécile Guilbert, dans la préface de cette somme hors norme par son propos et par sa forme. Empire. Selon Ellis lui-même, ses livres se répartissent en deux « époques ». La première, qu’il appelle « Empire », rassemble ses trois premiers romans : Moins que zéro, Les Lois de l’attraction (1987 ; Christian Bourgois, 1988) et American Psycho (1991 ; Salvy, 1992). Elle correspond aux années Reagan et à une période où les Etats-Unis imposaient leur hégémonie sur le monde avec une foi sans faille. La seconde époque, baptisée « Post-Empire », regroupe les trois derniers romans de « BEE » : Glamorama (1998 ; Robert Laffont, 2000), Lunar Park (2005 ; Robert Laffont, 2005) et Suite(s) impériale(s) (2010 ; Robert Laffont, 2010). Elle s’inscrit dans un monde dominé par l’individualisme, les technologies et le star-system. Le recueil de nouvelles Zombies (1994 ; Robert Laffont, 1996) fait, lui, office de charnière entre les deux époques. Si Glamorama est aux yeux d’Ellis le livre le plus ambitieux qu’il ait écrit (huit ans de travail lui ont été nécessaires), l’écrivain doit surtout sa notoriété à ses deux best-sellers, Moins que zéro et American Psycho. Publié alors qu’il était encore étudiant à Bennington College (Californie), le premier est la chronique d’une jeunesse californienne riche et désabusée passant son temps à s’oublier dans l’alcool, le sexe et la drogue. Dans le second, Ellis raconte le quotidien d’un trader de Wall Street, Patrick Bateman, ne jurant que par les signes extérieurs de richesse, haïssant les clochards, les femmes et les homosexuels, avant de se révéler être un serial killer – à moins que ses pulsions de folle violence ne relèvent du délire. Critique sociale. Refusé par l’éditeur américain Simon & Schuster, boycotté avant même sa sortie par les associations féministes, conspué par une partie de la critique pour son amoralité, American Psycho a été accompagné d’un parfum de scandale qui faillit presque faire passer au second plan sa dimension de réquisitoire social. Ellis y décrit en effet une société superficielle et décadente, obsédée par les apparences, où les sentiments n’ont aucune place. En transmuant son golden boy, symbole de la réussite des années 1980, en psychopathe sanguinaire, l’écrivain tend à l’Amérique un miroir où se reflète l’inhumanité de cette époque. Bret Easton Ellis avait utilisé le même effet grossissant dans Moins que zéro, à travers les tribulations déjantées du jeune Clay et de ses comparses, symboles, dans une idyllique Californie, de la vacuité et de l’avidité des « eighties ». Clones. La métaphore n’est toutefois pas que « sociale » chez ce démiurge du malaise permanent ; elle est aussi très personnelle. Qu’il s’agisse de Clay dans Moins que zéro, de Bateman dans American Psycho, ou encore de Victor Ward, le mannequin de Glamorama (où Ellis aborde les mêmes thèmes de la superficialité et de l’aliénation, sur fond de complot terroriste), ses personnages principaux agissent comme autant de doubles fictionnels. L’auteur les utilise pour mettre en scène ses propres névroses et sa paranoïa. « Chacun de mes livres est une tentative autour d’une voix et d’un personnage, une exploration, à travers un narrateur homme qui a toujours le même âge que moi au moment où j’écris, de la souffrance que j’éprouve à ce moment-là », explique-t-il dans une interview à The Paris Review, reproduite dans le volume. PAOLO VERZONE/ AGENCE VU Bret Easton Ellis au complet Robert Laffont publie l’intégrale de l’écrivain. L’occasion de passer en revue les singularités d’une œuvre qui marque notre époque Si radicale soit-elle, l’ambivalence de Patrick Bateman n’est ainsi pas le fruit du hasard. Ellis a commencé à écrire American Psycho alors qu’il était en pleine gloire. Le Tout-Manhattan s’arrachait ce jeune dandy faisant la « une » des journaux people, membre éminent du « brat pack » littéraire (groupe de « jeunes morveux » auquel appartenait également Jay McInerney). « J’étais censé être un winner des années 1980, une espèce de fantasme incarné et, pourtant, mon angoisse et mes doutes proliféraient de manière incontrôlable au sujet de tout et de n’importe quoi », se souvient-il dans Vanity Fair. « J’avais en apparence, comme Patrick Bateman, tout ce dont un jeune homme a besoin pour être heureux, et pourtant je ne l’étais pas », confie-t-il également à The Paris Review. Rigueur. Autant d’angoisse n’aurait jamais été le ferment d’une pâte romanesque si Ellis n’avait pas adopté un style approprié, beaucoup plus travaillé qu’il n’y paraît. Son procédé le plus fameux est l’énumération de marques de vêtements et d’appareils électroniques – dans American Psycho et dans Suite(s) impériale(s), qui reprend les mêmes protagonistes vingt-cinq ans plus tard –, afin de dénoncer la folie consumériste dans laquelle est emporté le monde qui s’évanouit sous ses yeux. Il adopte la même neutralité glaçante pour décrire des scènes de meurtre ou d’éviscération. Seuls comptent pour lui les agissements de ses personnages, dépourvus de tout affect. L’absence d’intrigue, le réalisme des dialogues et l’usage du monologue intérieur complètent cette esthétique singulière. Une grande rigueur y préside aussi en matière de construction, loin du soupçon d’écriture improvisée (ou sous psychotropes) ayant toujours accompagné l’écrivain de 52 ans. « Les scènes doivent intervenir dans un certain ordre. Il y a une subtile progression de la menace. Ce n’est, au début, qu’une vague rumeur d’effroi, en arrièrefond, et au fur et à mesure la rumeur devient, si tout va bien, assourdissante », détaille-t-il à propos d’American Psycho, qu’on relira également comme une œuvre prémonitoire : l’idole absolue de EXTRAITS « Trent nous ouvre la porte en bermuda et nous apprend que lui et un ami occupent la maison pendant que son propriétaire est à Aspen. Apparemment, Trent vient souvent ici avec toute une bande d’amis, dont la plupart sont de beaux mannequins blonds comme Trent, et il nous dit aussitôt de nous servir à boire et à manger, puis il retourne dans le Jacuzzi, (…) étend bras et jambes sous le ciel du crépuscule. La maison est pleine de jeunes garçons qui semblent occuper toutes les pièces et paraissent interchangeables : corps graciles et bronzés, cheveux blonds coupés court, yeux bleus au regard vide, mêmes voix atones, et je commence à me demander si je ne suis pas comme eux. » « Je suis tendu, j’ai mal au crâne. Cheveux plaqués en arrière, Wayfarer noires, cigare – non allumé – serré entre mes dents, costume noir Armani, chemise blanche en coton Armani, cravate de soie, Armani. En dépit de mon air affûté, j’ai l’estomac barbouillé, la tête à l’envers. En entrant au pressing chinois, je frôle un clochard en larmes, un vieux, quarante ou cinquante ans, obèse et grisonnant et, comme j’ouvre la porte, je m’aperçois, pour couronner le tout, qu’il est aussi aveugle, et je lui écrase le pied, une espèce de moignon plutôt, et il fait tomber sa timbale, la petite monnaie s’éparpille sur le trottoir. L’ai-je fait exprès ? A votre avis ? Où bien était-ce un accident ? » « Quand nous ne sommes pas au lit (…) nous sommes à Bristol Farms en bas de la rue pour acheter du champagne ou à l’Apple Store dans le centre commercial Westfield à Century City parce qu’elle a besoin d’un nouvel ordinateur et qu’elle veut aussi un iPhone (…), et je vais laisser la BMW aux voituriers du centre commercial et remarquer les regards des types qui prennent la voiture, et les regards de tant d’autres hommes errant dans le centre commercial, et elle les remarque aussi et accélère le pas, m’entraînant derrière elle, parlant machinalement sur son portable, sans interlocuteur, sa ruse d’autodéfense, sa façon à elle de combattre les regards en refusant d’admettre leur existence. » moins que zéro, page 106 american psycho, page 493 suite(s) impériale(s), page 1019 Patrick Bateman n’est autre en effet qu’un milliardaire engagé en politique du nom de Donald Trump. La popularité grandissante de l’actuel favori à l’investiture républicaine avait un arrière-goût d’effroi… Ecrans. Pour avoir indiqué que sept romans étaient suffisants dans une carrière, Bret Easton Ellis a laissé se développer l’idée qu’il s’était éloigné à jamais de la littérature au profit du cinéma ou d’autres formes d’expression. L’homme a écrit le scénario d’un long-métrage, The Canyons, de Paul Schrader (2013), et mène actuellement de front une douzaine de projets pour le grand et le petit écran – entre autres : un film de requins, un biopic sur l’ancien groupe de pop-rock britannique Duran Duran, une série sur le criminel américain Charles Manson… Ellis, qui affirme avoir arrêté la cocaïne, a, par ailleurs, défrayé la chronique à de multiples reprises en raison de son activité sur Twitter qui le vit, par exemple, se féliciter de la mort de J.D. Salinger en 2010 ou qualifier la Canadienne Alice Munro d’écrivaine « surévaluée » au moment de l’obtention de son prix Nobel, en 2013. Dans ses interviews, « BEE » évoque toutefois régulièrement un projet littéraire « autobiographique » dans lequel il reviendrait sur son adolescence. Avec ou sans masque ? p œuvres complètes, de Bret Easton Ellis, tome 1 : Moins que zéro, Les Lois de l’attraction, American Psycho, Zombies ; tome 2 : Glamorama, Lunar Park, Suite(s) impériale(s), traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent, Alain Defossé, Bernard Willerval, Pierre Guglielmina, préface de Cécile Guilbert, Robert Laffont, « Bouquins », 1 088 p. et 1 120 p., 29 ,50 € chacun. 4 | Littérature | Critiques 0123 Vendredi 11 mars 2016 Avec une force indéniable, le premier roman désaccordé d’Alexandra Fritz laisse la parole à des « branques » internés en hôpital psychiatrique Une rage folle Parcours gastronomique La précision des gestes, leur chorégraphie, c’est notamment là-dessus que travaille depuis toujours Maylis de Kerangal. Il n’est donc guère étonnant que, pour participer à la collection « Raconter la vie », l’écrivaine ait choisi de se plonger dans l’univers de la restauration, que sa technicité, la justesse qu’il exige dans l’usage des mots comme dans le déplacement des corps rendent fascinant. Dans Un chemin de table, elle retrace la trajectoire de Mauro, qui, diplômé en économie, décide de changer de voie pour se lancer dans la cuisine, qu’il aime pratiquer depuis l’enfance mais à laquelle il n’a jamais pensé « comme à un métier possible ». Débute un apprentissage qui va le mener de restaurants chics en brasseries parisiennes, avant l’ouverture de son propre bistro. Une école de l’exactitude, donc, mais aussi de l’épuisement, jusqu’à l’oubli complet de soi. Maylis de Kerangal dit tout aussi bien cet éreintement du cuisinier que la volupté poétique de son art. « C’est beau à voir, rapide et fluide, scandé et précis », écrit-elle à propos du ballet d’une brigade. On pourrait en dire tout autant de son livre. p raphaëlle bertrand leclair B igre. Voilà un fort mauvais titre, se dit-on d’abord, pour un premier roman qui semble mal ficelé, l’auteure se dispensant de narrateur pour enfiler des chapitres où alternent les voix de personnages qui n’ont en partage que la salle commune de l’hôpital psychiatrique où ils errent, gonflés à l’hélium des psychotropes. Bibliothécaire, née à Bordeaux en 1979, Alexandra Fritz ne s’est pas davantage embarrassée de modestie, l’envoyant valser dès la citation placée en exergue : Michel Foucault y revient d’entre les morts attendre d’un livre qu’il « ne se donne pas lui-même le statut de texte auquel la pédagogie ou la critique Ecrire est sur-vivre : vivre un tout petit peu au-dessus de la mort qui passe sous les phrases, chercher une bouffée d’air sauront bien le réduire », et soit « à la fois bataille et arme, stratégie et choc, lutte et trophée ou blessure ». Mais pourquoi diable prétendre ajouter sa pierre à la bibliothèque si ce n’est avec l’ambition démesurée de la bousculer pour la rappeler à l’ordre du vivant, et citer les phrases d’Omar Khayyâm, de Nietzsche ou de Pessoa comme les talismans qu’elles savent être, encore, lorsqu’on compte « sur l’art pour ne pas mourir de la vérité » ? Et comment prétendre faire une histoire bien ficelée façon point de croix quand il s’agit de laisser parler des existences décousues sinon déchiquetées, précisément ? Les personnages de Branques ont tous déraillé, Jeanne la première. Son journal SANS OUBLIER leyris a Un chemin de table, de Maylis de Kerangal, Seuil, « Raconter la vie », 106 p., 7,90 €. Cœurs effarés RENARD/BSIP occupe la majeure partie du livre, dont le titre semble avoir été changé in extremis : sur le communiqué de presse qui accompagnait le jeu d’épreuves destiné aux journalistes, il s’intitule encore Chambre 203. C’est en effet celle où l’infirmier a conduit Jeanne, internée pour la deuxième fois après une nouvelle tentative de suicide à la mort-aux-rats : « J’ai grincé Jamais 203, c’est un signe. Il m’a souri, il m’a répondu qu’il n’avait jamais vu les choses sous cet angle. (…) C’est un classique. Les jeux de mots s’emboîtent, et moi, je les dis tout haut car je suis encore plus cartonnée qu’eux. » EXTRAIT « Comme on trace des croix sur les murs ou un cadran solaire sur le roc, je me fabrique un agenda dès le premier jour, constatant au moment de noter mes rendez-vous, psychiatre, psychologue, prise de sang, examen, visite, seule, que je n’aurai sinon aucune prise sur quoi que ce soit et larguée au dernier degré ne pourrai jamais remonter la pente de mon identité. L’exemplaire est en papier, feuilles A4 coupées, pliées, striées de cases tracées à la règle que j’emprunte au bureau infirmier (…). Malgré ces efforts, je me rendrai vite compte, lorsqu’une autre patiente sera intéressée pour imiter ma démarche, que quelque chose cloche depuis le début dans ma nomination des jours et que, si la date est bonne, ce n’est pas un mardi et que tout est décalé. » branques, page 32 Jeanne n’est certes pas la plus atteinte, elle sortira avant So-Called Isis ou Tête d’ail. La première, qui a donc décidé de ne plus s’appeler « Mélanie comme tout le monde », essaie de rattraper ses propres phrases devant le médecin, « tentant de paraître guérie sans parvenir à maîtriser sa parole ni l’errance et le feu de son regard », l’autorisation de sortir pour retrouver sa fille attendra. Le second n’aime rien tant qu’« ensuquer les gens », comme dit sa mère, c’est-à-dire « faire le chien. Je suis, du verbe suivre, je suis du verbe être » – tant il est vrai que « les chiens ne se posent pas de questions sur l’existence ou sur rien, ils fourrent leur truffe et leur trique là où ils veulent et je les envie ». Jeanne ne raconte rien, elle ne veut surtout pas faire d’histoires (l’histoire des uns et des autres se déploie toute seule, de toute façon, le lecteur y pourvoit) ; la médiation de son carnet est une façon de se relever en s’arrachant à « cette déambulation grisâtre aux effluves de tabac ». Elle capte, enregistre, restitue ce sentiment d’errance glauque aux côtés d’autres spectres qui se frappent le front, font des crises d’angoisse, hurlent jour et nuit qu’ils ne peuvent plus, ne peuvent pas, ne pourront jamais, ou de celle-là qui « ne maîtrise plus la parole, son gargouillis annonce un changement de vitesse imminent, on jurerait qu’elle s’apprête à passer la quatrième ». Jeanne n’écrit pas, elle note pour marquer la page au sens physique du mot, la ranimer de phrases cinglantes. Ecrire est sur-vivre, dans ses propres mots au moins : vivre un tout petit peu au-dessus de la mort qui passe sous les phrases, chercher une bouffée d’air, s’extraire d’un élan de rage. A sa manière décousue et désaccordée, Branques répond avec une force indéniable à l’injonction première de la littérature : « Chante la colère », lit-on à la première ligne de l’Iliade. Mais c’est plutôt de rage qu’il s’agit ici, quand la colère ne peut jaillir qu’à s’adresser à quelqu’un, serait-ce Dieu, alors que la rage nous saisit seul au monde, à se taper la tête contre les murs du langage, sans plus aucune adresse, alors qu’on ne peut pas vivre comme ça, qu’il est littéralement vital de rendre la vie aux mots, et les mots à la vie. A tous les contempteurs de la littérature qui nous annoncent le triomphe de l’e-décervelage, voilà un premier roman en forme de cinglant démenti : non, évidemment que notre époque pas plus qu’aucune autre n’en a fini avec la littérature, sa nécessité, qui ne disparaîtra que le jour, peut-être, où la vie sera capable de se suffire à elle-même, ainsi que disait Fernando Pessoa. p branques, d’Alexandra Fritz, Grasset, « Le courage », 160 p., 17 €. Pour chacun, « la nuit est un archipel ». Les personnages de ces sept nouvelles ont tous « le goût de l’ombre », qui les protège d’un monde hostile. Solitaires, ils affectionnent les lieux clos – une chambre, un musée, ou même une île. Mais cette apparente banalité bascule dans une dimension onirique et mythique. Un narrateur apprend qu’il est mort et traverse le Styx, un autre s’éprend d’une jeune momie, tel autre raconte une pêche à la sirène… Impeccable styliste, GeorgesOlivier Châteaureynaud est un maître de la nouvelle fantastique – un fantastique intérieur, où chaque énigme fait écho à une sourde douleur. Son écriture concrète et élégante rend admirablement sensible le passage de l’autre côté du miroir. « Comment témoigner de l’étrangeté d’être au monde, un cœur effaré sous les astres, si l’on n’y ressent plus rien (…) ? » Mais le sort provoque parfois des retournements ironiques et touchants. Ce poète obscur qui découvre un musée consacré à sa propre vie, ce timide qu’un chien effrayant protège et délivre… Quant aux derniers, « Mangeurs et décharnés », ils donnent une imprévisible touche finale à cet envoûtant recueil. p monique petillon a Le Goût de l’ombre, de Georges- Olivier Châteaureynaud, Grasset, 192 p., 16 €. Vingt-quatre heures de la vie d’un pubard L’auteur de « Cocaïne » persiste dans son programme de destruction par le rire. Avec, cette fois, une pointe de mélancolie. Décapant florent georgesco Q ui, dans une société, concentre le mieux les ridicules ou la monstruosité d’une époque ? Le narrateur du quatrième roman de Christophe Mouton répond à chaque page de cette sorte de pamphlet à usage intime : moi, et toute ma clique ; nous, les occupants béats de ces bas-fonds français qu’incarnerait, à en croire l’auteur de Notre mariage (Julliard, 2013), le monde de la communication. Mathieu, « garçon prestigieux avec un boulot prestigieux, un salaire prestigieux et des meubles prestigieux », est directeur artistique dans une agence de pub, position dont, on l’aura compris, il sait jouir, mais qu’il n’aspire qu’à voir détruite, sans oser franchir le pas. Le prestige est un boulet qu’il traîne avec une énergie variable, dont le récit enregistre chaque mouvement, de l’euphorie au cynisme en passant par l’effondrement. Ou du moins son approche, la question de Christophe Mouton étant de saisir chez son personnage le moment où tout est devenu impossible, même de tomber par terre. Si Excursion dans les bas-fonds était un dessin animé, Mathieu serait dans la situation classique du héros qui continue de courir au-dessus du vide et ne le sait pas, à ceci près que, mieux informé, il a mis tous ses espoirs dans sa capacité à se raconter des histoires – de sol stable, de vie réelle, de maintien d’une vérité de soi dans la grande lessiveuse dont il est le servant. Eclats sombres Le roman le suit pas à pas durant moins de vingt-quatre heures. Il s’ouvre sur un déjeuner avec ses parents provinciaux, randonneurs, enseignants, inacceptables donc (« […] s’ils m’aiment tant que ça, pourquoi mon père porte une polaire ? »). Quand il se clôt, le narrateur vient de passer la nuit avec une fille de son agence dont entretemps il aura failli tomber amoureux (« […] je sens bien que cet effet qu’elle génère sur moi pourrait être plein de promesses romantiques »), abandon vertigineux du cool de la conquête au profit de sentiments qu’aucun mode de pensée, aucun langage, aucun modèle qui n’ait été laminé par la caricature ne lui permet d’appréhender. Du couple fusionnel des parents, marqué aux yeux de leur fils par la peur de vivre, au couple avorté de deux pubards s’apercevant que certaines expériences leur sont en fait interdites, Mouton referme le cercle d’une fatalité qui n’est plus, chez lui, le mur sur lequel viennent s’écraser les gens mais ce que produit en eux la totalité de leurs valeurs et de leurs idées : leur impuissance chérie, dont ils ne découvrent les effets que par surprise ; et puis ils oublient, et persistent dans leur non-être. En cela, malgré quelques facilités, et un ajustement parfois précaire de son point de vue sur celui de son narrateur (par instants, les ficelles apparaissent), il continue de tenir avec brio le programme de destruction de la comédie par la comédie qu’il semble s’être assigné depuis ses débuts. En somme, si Excursion dans les bas-fonds est moins abouti que, par exemple, ce chef-d’œuvre de méchanceté sociale qu’était Cocaïne (Julliard, 2014), il demeure une bonne occasion de découvrir un auteur qui, par les éclats sombres de son cynisme, par sa manière irrésistible de faire avancer à tâtons des personnages seuls, satisfaits, désespérés à leur insu, est en train de renouveler en profondeur la veine satirique du roman français. Il lui ajoute une dimension non pas tragique – on rit trop pour employer de tels mots – mais rageusement mélancolique : à force de rire, on finit par se demander s’il sera un jour à nouveau possible de faire autre chose. p excursion dans les basfonds. direction artistique, de Christophe Mouton, Fayard, 152 p., 15 €. Critiques | Littérature | 5 0123 Vendredi 11 mars 2016 Avec « Candide et lubrique », le jeune auteur britannique continue ses expériences littéraires et clôt un cycle amorcé par ses romans « Politique » et « L’Evasion » florence noiville E c’est pour nous faire patauger avec le narrateur dans la bouillie. La bouillie tour à tour intelligente, drôle, pâteuse et angoissée qui emplit son crâne. A force de gliscandide ser d’une penet lubrique sée à l’autre, le (Lurid & Cute), lecteur finit d’Adam par ne plus Thirlwell, comprendre traduit comment il de l’anglais en est arrivé (Grandelà. C’est le but Bretagne) par Nicolas Richard, de Thirlwell, bien sûr. DonL’Olivier, ner le tournis 400 p., 23 €. à son lecteur. Puis le laisser là, sidéré. Exactement comme le héros lui-même. Dans ce jeu constant avec le temps, il y a aussi chez Adam Thirlwell des clins d’œil aux auteurs qu’il affectionne. De passage à Paris, il explique qu’il a voulu faire « une petite version sale et contemporaine de Proust. Une mini-recherche du temps perdu… ». A l’intérieur de ses digressions géantes, des thèmes reviennent comme des leitmotivs – la sexualité, l’innocence, l’utopie, le romantisme (ou l’anti-romantisme), la difficulté pour le narrateur d’adhérer au réel tout en étant le romancier de sa propre vie, la réflexion distanciée sur le récit à l’intérieur même du récit, etc., etc. Parmi ces sujets, le mensonge et la morale sont remarquablement explorés. Que va dire le narrateur à sa femme ? « Un événement est-il réel tant qu’il reste entièrement secret ? » Et s’il faisait comme si de rien n’était ? « Si rien dans le comportement [d’une personne] ne trahit qu’il s’est passé quelque chose, alors s’est-il véritablement passé quelque chose ? » Plus tard : « En cet instant précis, cette situation n’était connue que de moi, et donc elle n’était peut-être pas connue du tout. » Comme son titre l’indique, il y a un côté libéré – libertin presque – dans Candide et lubrique. Que Thirlwell-le-facétieux soit aussi nourri de Diderot et de Crébillon fils ne devrait pas échapper au lecteur averti. Dans la conversation, l’auteur s’exprime volontiers sur le mensonge. « Il fait partie de nos vies, note l’écrivain. Chacun sait qu’à chaque minute on ment. Mon narrateur essaie de montrer la noblesse du mensonge, son côté épique… » A cet égard, la fiction est aussi un miroir qu’Adam Thirlwell tend à sa génération. Une génération qu’il qualifie de « morale, culpabilisante et en même temps très candide ». Il lui a consacré trois romans. Il sent néanmoins que celui-ci marque la fin d’un cycle. « J’ai poussé aussi loin que possible cette littérature expérimentale, dit-il. J’arrive aux limites de la narration. Aux frontières de l’indicible. » Ce qu’il veut faire après ? « Des récits plus simples », ne perdant jamais de vue « le sens du jeu ». Candides et ludiques ? p « Après l’orgie » (1928), de Cagnaccio di San Pietro. EXTRAIT « Réellement, je ne pensais pas que les événements majeurs fussent réels – comme les meurtres, la mort, la destruction –, il ne m’était jamais venu à l’esprit que de telles choses pouvaient réellement se produire dans une vie, et maintenant que ça me tombait dessus, j’en étais stupéfait, déconcerté aussi. Oui, je pense que c’est à ce moment-là que j’ai commencé à avoir la vague petite idée – comme lorsqu’on voit un chat passer dans un film porno amateur, et qu’il reste assis à l’image, cette idée m’est apparue de la même manière, en arrière-plan – que peut-être j’étais condamné. » candide et lubrique, page 38 Le nouveau roman de Bernhard Schlink mêle une réflexion sur l’art et le désenchantement du monde pierre deshusses U ne femme descend un escalier. Le pied droit se pose sur la marche inférieure, le gauche touche encore la précédente, mais esquisse déjà le pas suivant. La femme est nue. » On aura peut-être reconnu le tableau de Gerhard Richter : Ema (Nu sur un escalier) (1966). Mais Bernhard Schlink prend soin de préciser en « note d’auteur » que Richter et le peintre de son tableau « n’ont rien en commun ». D’ailleurs, la femme qui descend ici l’escalier ne s’appelle pas Ema, mais Irène. Soit. Suivons l’auteur, entrons dans la fiction et laissons la femme « nue, pâle, blonde » arriver au bas de l’escalier et poser le pied sur le sol. Celui de la réalité. Car c’est bien ce qui arrive : par les hasards de son travail, le narrateur, qui est avocat – comme dans Le Liseur (Gallimard, 1996) qui a valu à Schlink et rebelle de la jeune femme. Mais une fois en possession du tableau, Irène laisse en plan son chevalier servant et disparaît avec la toile, qui reste introuvable pendant quarante ans. Souci de perfection Le roman commence alors que, au hasard d’une transaction commerciale en Australie, l’avocat désormais proche de la retraite découvre le fameux tableau exposé à l’Art Gallery de Sydney. Tout le passé resurgit, et l’homme doit bien s’avouer que jamais il n’a pu oublier cette Irène qui lui avait promis de l’emmener dans sa fuite. Pourquoi cette résistance à l’oubli de certains épisodes de notre vie ? Question de vanité blessée ? Les petites défaites tourmentent-elles davantage que les grandes ? A-t-il finalement raté sa vie ? Il engage un détective qui le met sur la trace d’Irène : celle-ci habite dans une baie isolée, accessible uniquement par la mer. Il y trouve une vieille femme affaiblie par la maladie, qui utilise ses dernières forces à aider et soigner les aborigènes. Elle lui avoue avoir donné le tableau au Musée de a Dernières nouvelles de Buenos Aires, de Roberto Arlt, traduit de l’espagnol (Argentine) par Antonia García Castro, postface de Ricardo Piglia, Asphalte, 186 p., 18 €. ELECTA/LEEMAGE Le temps en marche une renommée internationale –, rencontre le modèle de ce tableau, une jeune femme d’une vingtaine d’années. Mais il est dangereux de confondre le temps suspendu de l’art et le temps en marche de la réalité. Faute de l’avoir compris, d’avoir fait le départ entre le personnage du tableau et son modèle, notre homme se trouve impliqué dans une histoire qui va le hanter toute sa vie. Nous sommes à Francfort à la fin des années 1960. Le peintre Karl Schwind veut faire des photos d’un de ses tableaux, mais le riche propriétaire de la toile, Peter Gundlach, s’y oppose. Le jeune avocat qu’il a consulté – le narrateur, qui reste sans nom – réussit à convaincre Gundlach de laisser Schwind photographier son œuvre, mais il découvre qu’Irène, la petite amie du peintre, est en fait la femme de Gundlach. Autre découverte, plus intime encore : il s’aperçoit qu’il est instantanément tombé amoureux d’Irène. Au risque de perdre son travail, il aide cette dernière à subtiliser le tableau et à se venger ainsi de son mari et du peintre, plus intéressés par leur ego que par la personnalité libre Buenos Aires à l’infini « Nous vivons dans une des oasis de cette Terre. Peut-être même au Paradis », tenait à rappeler l’écrivain argentin Roberto Arlt (19001942) aux lecteurs du quotidien El Mundo en 1937, au moment où la guerre se profilait en Europe. Pour l’auteur des Sept Fous (Belfond, 2010), la capitale argentine, alors réputée ennuyeuse, fut un terrain d’exploration infini. Entre 1928 et 1942, il lui consacra des dizaines de chroniques journalistiques. Complément aux Eaux-fortes de Buenos Aires (Asphalte, 2010), ces Dernières nouvelles de Buenos Aires offrent un portrait contrasté, au jour le jour, de la ville qu’il considérait comme « la plus cosmopolite du monde ». Nostalgique quand il évoque les démolitions de ses vieux bâtiments, caustique lorsqu’il décrit sa « haute société », franchement ironique quand il dénonce le cynisme d’un homme politique, empathique enfin dans sa peinture des plus modestes, Arlt décrypte avec un trait toujours très affûté ce qui fait la personnalité de la métropole argentine. Sa richesse. p ariane singer Les plaisirs ingénus d’Adam Thirlwell lle s’appelle Romy, elle est blonde, séduisante, et c’est la meilleure amie du narrateur. Sa meilleure amie, mais pas sa femme – c’est bien là le problème. Un jour, ce jeune homme bien sous tous rapports, du moins en apparence, se réveille à côté d’elle. Et n’y comprend rien. Pourquoi Romy est-elle avec lui dans un lit d’hôtel, inconsciente et pleine de sang ? Et que fait-il là lui-même, après une nuit que l’on devine pour le moins agitée ? Tel est le point de départ de Candide et lubrique, le troisième roman du jeune Britannique Adam Thirlwell, l’auteur doué de L’Evasion (L’Olivier, 2010) et de Politique (L’Olivier, 2004), son premier récit, qui s’ouvrait lui aussi déjà dans un lit, et sur une situation qui tournait vite au fiasco général. On pourrait d’ailleurs considérer que ces trois romans de Thirlwell forment, sinon une véritable trilogie, du moins un triptyque où le lecteur peut désormais s’amuser à retrouver, comme dans une chambre d’écho, tous les dadas de l’écrivain. Il y a d’abord l’expérimentation littéraire dans laquelle force est de constater que Thirlwell excelle. Entre le moment où son narrateur se réveille près de Romy et celui où, tentant vainement de la faire tenir debout, il réussit finalement à installer son corps mou dans une voiture, le temps s’étire comme un très long chewinggum. Un fil ondulant où viennent se coller toutes les pensées, images et digressions imaginables. Car il s’agit bien d’un « collage ». Si la phrase de Thirlwell tire à hue et à dia – mélangeant les idées les plus hétéroclites, et nous parlant successivement (presque dans la même page !) du petit-déjeuner à l’hôtel, de la nécessité de régler la note, de l’épouse du narrateur, de la superstition vaudoue, d’une présentation PowerPoint ratée, d’une femme de ménage venue justement faire la chambre, du héros enfant attendant avec ses brassards que son père revienne de la synagogue pour l’emmener à la piscine, des lacets de ses baskets ou du catcheur Gorilla Monsoon… –, SANS OUBLIER Sydney pour « appâter » ses anciens prétendants, alors qu’elle sait qu’elle va mourir bientôt. Ce roman très dense soulève beaucoup de questions. Sur le poids du temps, sur le passé qui ne veut pas passer, sur le rapport entre réel et irréel, sur la fin de l’Histoire et le désenchantement du monde. Soumise à de nombreux changements de perspectives, balançant continuellement entre les époques, et soucieuse de ne laisser aucun fil de l’histoire à l’abandon, la narration souffre parfois d’un souci de perfection qui laisse néanmoins des zones d’ombre que l’on aurait voulues éclaircies – comme le passé terroriste d’Irène, réfugiée un temps en Allemagne de l’Est. Mais par son intelligence et son ambition, La Femme sur l’escalier a la puissance des romans qui savent emporter. p la femme sur l’escalier (Die Frau auf der Treppe), de Bernhard Schlink, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, « Du monde entier », 256 p., 19,50 €. Un monde à reconstruire Tout les oppose. Will, l’Anglais, veut suivre les traces héroïques de son père, ancien soldat de la Couronne. Ray, le New-Yorkais d’origine italienne, profondément pacifiste, ne rêve que de cinéma. Les deux jeunes gens vont être réunis sur le même théâtre d’opérations : le débarquement allié, d’abord en Afrique du Nord, puis en Sicile. Adam Foulds peint un tableau saisissant de la guerre, à travers ces deux itinéraires qui ne se croiseront jamais. Si Ray, affecté à la sécurité militaire, entend imposer un nouvel ordre géopolitique dans les régions libérées, quitte à pactiser avec la mafia locale , Will vit jusque dans sa chair l’horreur des combats. Dans une langue d’une poésie électrisante, Foulds évoque la fascination mêlée d’horreur que suscitent la guerre et ses destructions, mais aussi l’infinie complexité d’un monde à reconstruire. p ar. s. a Dans la gueule du loup (In the Wolf’s Mouth), d’Adam Foulds, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Antoine Cazé, Piranha, 302 p., 18,50 €. Retour à Varsovie Gwen Edelman a dû vaincre ses propres réticences pour oser écrire une pure fiction dont l’essentiel se situe au temps du ghetto de Varsovie. Ni la romancière américaine ni sa famille n’ont de lien particulier avec la Pologne. Mais l’intérêt qu’elle porte depuis longtemps à cette période l’a finalement autorisée non pas à en témoigner mais à en prolonger la mémoire. Quarante ans après l’incendie du ghetto, deux survivants reviennent dans la ville où ils se sont connus. Le Train pour Varsovie est le dialogue que mènent Lilka et Jascha, aujourd’hui mariés, en route pour la Pologne où Jascha, romancier à succès, doit lire des extraits de ses livres. Ils laissent remonter les souvenirs et les secrets du ghetto. L’écriture délicate d’Edelman fait du dialogue entre ses personnages l’occasion d’un véritable échange amoureux. p florence bouchy a Le Train pour Varsovie (The Train to Warsaw), de Gwen Edelman, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sarah Tardy, Belfond, 192 p., 17 €. 6 | Histoire d’un livre 0123 Vendredi 11 mars 2016 Plongée chez les yakuzas SANS OUBLIER Contraint de renoncer à poursuivre une enquête sur la mafia japonaise, le journaliste américain Jake Adelstein a fini par publier « Tokyo Vice » macha séry D’ un article jamais publié, le journaliste américain Jake Adelstein a tiré un passionnant livre-enquête, ce Tokyo Vice qui débute en 2005 par son quasi-dénouement, telle une scène de cinéma. Décor : le bar d’un hôtel huppé de Tokyo. Les boissons ont été commandées, les échanges sont feutrés, lorsque, soudain, l’élégant émissaire de Tadamasa Goto, chef d’un redoutable groupe de yakuzas affilié au Yamaguchi-gumi, la plus grande organisation criminelle du Japon, dévoile son vrai visage : « Vous supprimez cet article, ou c’est vous qu’on supprime. Et peut-être votre famille aussi. » Il lui conseille de prendre de longues, de très longues vacances. La faute d’Adelstein ? Avoir percé un secret embarrassant pour ce parrain de la pègre figurant sur la liste noire du service américain des douanes et de l’immigration. L’homme a, en effet, conclu un marché avec le FBI afin que celui-ci l’autorise à subir une greffe de foie aux Etats-Unis (une opération financée par de l’argent blanchi dans les casinos de Vegas), en échange d’informations sur d’autres mafieux. De quoi ruiner sa réputation dans le milieu. L’avertissement est à prendre au sérieux, le journaliste le sait : le fils d’un confrère japonais, également spécialisé dans le crime organisé, a été poignardé, et un cinéaste, trop critique, défenestré. Lessivé par douze ans passés au sein du service police-justice du quotidien Yomiuri Shinbun, Jake Adelstein jette l’éponge. Il plie bagage et a Entre les murs du ghetto de Wilno, 1941-1943. Journal, de Yitskhok Rudashevski, traduit du yiddish par Batia Baum, L’Antilope, 190 p., 16 €. Le Kabukicho, le quartier rouge de Tokyo. ALEXANDRE SARGOS régulièrement l’écho des méfaits des yakuzas. Au Japon, la mafia s’enracine dans tous les secteurs d’activité économique : de l’immobilier au divertissement en passant par l’industrie du sexe… Elle dispose de moyens considérables ainsi que d’un solide réseau de complicités au sein de plusieurs partis politiques et de l’administration. Mieux, les fédérations ont légalement pignon sur rue. Des mangas aux ordres vantent leurs faits de gloire. Des films continuent à propager une légende chevaleresque et un code d’honneur qui n’ont rien à voir avec la réalité. Envers et contre tout, les yakuzas fascinent. Récit d’apprentissage d’un métier à hauts risques, Tokyo Vice est paru aux Etats-Unis en 2009. L’ouvrage était censé sortir simultanément au Japon. Afin d’évaluer les risques, l’éditeur, Kodansha International, engagea un consultant. Le rapport mentionna un possible attentat à la bombe et des menaces d’enlèvement et de séquestration visant les employés de la maison d’édition. De publication, il ne fut plus question. L’année suivante, l’autobiographie de Tadamasa Goto se hissait en tête des ventes et s’écoulait à 225 000 exemplaires. Lors de sa parution américaine, le livre est repéré par le traducteur Cyril Gay, qui en signale l’intérêt à plusieurs éditeurs français. Sans EXTRAIT « Ce n’est jamais une bonne idée de se trouver du mauvais côté du Yamaguchi-gumi, la plus grande organisation criminelle du Japon. Avec ses 40 000 membres, ça fait un paquet de mecs à qui on les brise. La mafia japonaise. Vous pouvez les appeler yakuzas, mais beaucoup d’entre eux préfèrent gokudo, littéralement “l’ultime voie”. Le Yamaguchi-gumi est tout en haut de l’échelle des gokudo. Et parmi les nombreuses ramifications qui font le Yamaguchi-gumi, le Goto-gumi, avec plus de 9 000 membres, est la plus infâme. Ils tailladent la tronche des réalisateurs, balancent les gens des balcons d’hôtels, roulent sur les maisons à coups de bulldozer. Ce genre de méthodes. L’homme assis de l’autre côté de la table qui me faisait cette proposition appartenait au Goto-gumi. » tokyo vice, pages 15-16 succès. Le temps passe, l’envie demeure, et, avec elle, le projet de fonder sa propre maison. Trois amis s’y associent. Ils acquièrent les droits du livre, organisent une campagne de financement participatif pour régler les frais de fabrication. Les éditions Marchialy sont nées. Tokyo Vice, le tout premier titre du catalogue, a valeur de manifeste. Il représente « ce que nous voulons éditer à raison de quatre titres par an : de la non-fiction qui s’apparente à la littérature noire et au polar social », explique Christophe Payet, l’un des coéditeurs. A la lecture de Tokyo Vice, truffé de soûleries et de liaisons dangereuses, on peine à croire que Jake Adelstein ait un jour caressé le rêve Trafic d’êtres humains et blanchiment d’argent GRANDEURS et servitudes du journalisme. Parti au Japon étudier la littérature, l’Américain Jake Adelstein est le premier gaijin (« étranger ») à intégrer, en 1993, la rédaction nationale du prestigieux quotidien Yomiuri Shinbun. Affecté au service police-justice, le fait-diversier s’initie aux techniques d’une profession où il faut se rendre immédiatement sur les scènes de crime, dénicher des témoins, suivre ses propres pistes parallèlement aux enquêtes « Le monde d’hier nous a été enlevé », peut-on lire dans le journal de Yitskhok Rudashevski, à la date du dimanche 27 septembre 1942. Une phrase d’autant plus saisissante que son auteur, enfermé avec les siens dans le ghetto de Wilno en Lituanie, est un adolescent de 14 ans. Un adolescent d’une maturité et d’une sensibilité rares, aiguisées par la souffrance. Il ne sortira de ces murs infernaux que pour mourir assassiné, un an plus tard, dans la forêt voisine de Ponar. Outre l’émotion qu’elle suscite, la mise au jour du témoignage de cet enfant est un bouleversant enseignement. Il dit la part de jeunesse irrémédiablement perdue : « J’avais honte de me montrer avec ça dans la rue, écrit Yitskhok à propos de la rouelle, non parce que c’est signe que je suis juif, mais j’avais honte de ce que l’on fait de nous, honte de notre impuissance. » Il dit aussi, néanmoins, la part de l’enfance qui résiste : vivre les moments de joie, rire malgré tout, comme en ce Nouvel An juif de 1942 dans les maisons où, écrit-il encore, « on a rangé le peu de misère et remis à neuf la pauvreté ». p eglal errera « Vous supprimez cet article, ou c’est vous qu’on supprime. Et peut-être votre famille aussi », menace un homme de main quitte le pays avec son épouse japonaise et leurs deux enfants pour le Missouri, d’où il est originaire. Durant une décennie, sa famille demeurera sous la protection du FBI. Mais la tentation est trop forte. Jake retourne bientôt dans l’Archipel. « Comme le disent les Japonais, j’avais déjà mangé le poisson, alors autant lécher l’assiette », explique-t-il. Flanqué d’un garde du corps, il poursuit ses investigations, qui aboutiront à Tokyo Vice. Aujourd’hui, il dirige le Japan Subculture Research Center, un site d’informations indépendant qu’il a créé et où il se fait Jeunesse brisée officielles et parvenir, à force d’attention, à obtenir de précieuses infos, pour damer le pion aux concurrents – visites au domicile des inspecteurs, petits cadeaux, invitations… Au fil des ans et de ses investigations, le natif du Missouri découvre, en fonction des secteurs géographiques, diverses formes de criminalité : trafic d’êtres humains, blanchiment d’argent, crime organisé… A la manière d’un roman noir La police néglige de s’intéresser à des disparitions inexpliquées de prostituées étrangères ? Pas Adelstein. Il y consacre ses jours et ses nuits. Peu à peu, il étoffe son carnet d’adresses et possède un large réseau d’informateurs, y compris parmi les yakuzas. Jusqu’au jour où, pour avoir mis son nez là où il ne fallait pas, il est menacé de mort… Son autobiographie rédigée à la manière d’un roman noir est une fascinante plongée dans les bas-fonds de la société japonaise. p M. S. tokyo vice. un journaliste américain sur le terrain de la police japonaise (Tokyo Vice. An American Reporter on the Police Beat in Japan), de Jake Adelstein, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cyril Gay, Marchialy, 480 p., 21 €. de devenir moine bouddhiste. « Le sujet du livre, c’est lui-même plus que les yakuzas. Si Batman est le plus grand super-héros, c’est parce que ses motivations et ses méthodes sont ambiguës, souligne Christophe Payet. Jake est un peu le Batman du journalisme ! Un chevalier qui se bat coûte que coûte pour la justice, avec une part de vengeance personnelle à la fin de l’histoire… » Pour corroborer ce jugement, il suffit de jeter un œil sur la dédicace du livre : « Au Tokyo Metropolitan Police Department et au FBI, pour nous avoir protégés, moi, mes amis et ma famille, et pour leurs efforts constants pour maintenir les forces du mal en échec. » Par sa dimension documentaire, couplée à un art saisissant du croquis, Tokyo Vice, bientôt adapté en série télévisée avec Daniel Radcliffe dans le rôle de Jake Adelstein, rejoint d’autres ouvrages majeurs de la « littérature de réel », ou « narrative nonfiction », parmi lesquels Baltimore, de David Simon, Gomorra, de Roberto Saviano, ou American Desperado, de Jon Roberts et Evan Wright. Echaudé mais pas découragé dans sa croisade, Jake Adelstein vient d’en achever la suite, The Last of the Yakuza. Life & Death in the Japanese Underworld. En vue d’une éventuelle sortie au Japon, il a chargé un avocat de relire le manuscrit afin d’éviter les poursuites judiciaires. Dix jours plus tard, celui-ci était retrouvé mort. Version officielle : suicide. Ce nouveau livre paraîtra en 2018 aux éditions Marchialy. p Un grand garçon Grandir est le désir de tous les enfants. Mais quand, à 15 ans, on mesure déjà 1,99 mètre, le mot « grandir » devient vite une malédiction, comme si l’on était « puni pour un crime non commis ». Après sa fable sur le bonheur – La Corde (Ecriture, 2014) –, ce nouveau roman tout en retenue de Stefan aus dem Siepen nous replonge dans un monde qui conjugue avec une grande maîtrise réalisme et merveilleux. Fils d’artisan, Tilman se rend compte très tôt qu’il ne pourra jamais mener la vie des gens qui l’entourent. Il accepte sans amertume la solitude à laquelle le condamne sa maladie, d’autant plus qu’elle lui fait découvrir le monde de la musique et de la littérature auquel il n’aurait sinon jamais eu accès. Sans compter que, pour peu qu’ils ne dérangent pas, notre société aime les monstres, les dinosaures dociles et les gentils extraterrestres. A 30 ans, Tilman mesure 3 mètres et devient une « institution nationale » ; il fait la « une » des journaux, est invité à des colloques et dans les universités. C’est là qu’il rencontre Nina, qui va le considérer sur un pied d’égalité et faire vaciller, sans apitoiement ni brutalité, le monde des apparences. p pierre deshusses a Le Géant (Der Riese), de Stefan aus dem Siepen, traduit de l’allemand par Jean-Marie Argelès, Ecriture, 186 p., 18 €. Amour et trahison Dactylo issue d’une modeste famille andalouse, Lorca Horowitz a non seulement détourné des sommes astronomiques du cabinet d’architectes qui l’employait, mais s’est métamorphosée, perdant dix-sept kilos, ciselant son langage, tordant sa personnalité, pour devenir le reflet de sa patronne et la pousser à la dépression. En 2013, cette histoire vraie a captivé Anne Plantagenet. Car entre l’écrivaine et Lorca Horowitz existe une expérience partagée, à l’origine du crime de l’une et de l’écriture de l’autre : celle de l’amour et de la trahison. S’inspirant d’Emmanuel Carrère et de Capote pour l’obsession du fait divers, empruntant aux Bonnes de Genet les traitements du désir et de la haine, Plantagenet offre une enquête où se mêlent la voix imaginaire de Lorca Horowitz, amère, rageuse, et celle, élégante et maîtrisée, de l’écrivaine. p esther attias a Appelez-moi Lorca Horowitz, d’Anne Plantagenet, Stock, 216 p., 18 €. Critiques | Essais | 7 0123 Vendredi 11 mars 2016 Le chercheur Darrin McMahon met en perspective le concept de génie, de l’Antiquité à nos jours SANS OUBLIER Le Duke par lui-même On n’osait plus l’espérer. Parue dans son édition originale en 1973, soit un an avant la mort de Duke Ellington, ces mémoires vagabonds attendaient une version française. C’est chose faite, grâce à Slatkine & Cie, qui étrenne ainsi son catalogue, et à la Maison du Duke qui, en France, perpétue la mémoire vivante d’un des plus grands compositeurs américains du XXe siècle. L’édition est remarquable avec un gros appareil d’annexes. L’œuvre s’étale sur près de cinquante ans, aussi majestueuse que cet autodidacte qui s’est construit à l’écoute de quelques maîtres pianistes (James P. Johnson, Willie « The Lion » Smith) et a inventé des couleurs inédites en écrivant pour les musiciens de son orchestre. Le personnage Duke Ellington était aussi soigné que sa musique, cultivant un élégant détachement, une flegmatique autorité et une étonnante capacité à s’abstraire des problèmes contingents. Au gré de ses souvenirs, il évoque son enfance, ses rencontres (Orson Welles, Frank Sinatra), ses voyages (avec une mention spéciale pour Paris) et surtout ses musiciens. A la fin de chaque concert, il avait pris l’habitude de déclarer au public : « Je vous aime à la folie. » Et c’est ainsi que Duke Ellington est grand. p Une histoire de prodiges étienne anheim L e 18 avril 1955, Thomas Harvey réalisa le fantasme d’entrer dans le cerveau d’un génie. Au sens propre du terme : chargé de l’autopsie d’Einstein, il alla jusqu’à dérober son cerveau, qui fut légué après sa mort, en 2007, au Musée national de santé et de médecine de Silver Spring (Maryland). Numérisé, il est aujourd’hui téléchargeable pour 9,99 dollars, comme le raconte Darrin McMahon dans la conclusion de son livre. Emblématique de notre imaginaire contemporain du génie, Einstein partage avec l’immense majorité de ses prédécesseurs le fait d’être un homme blanc, né en Europe. A part ce détail, qui n’en est pas un, peu de chose le rapproche de ce que l’on appelait un « génie » du temps des Grecs et des Romains ou à l’époque romantique. Cet écart est l’enjeu de l’ouvrage. L’historien américain n’écrit pas une histoire des génies de l’Antiquité à nos jours, ni l’histoire du génie, si l’on entend par là une faculté supérieure de l’esprit humain qui existerait de manière identique à travers le temps. C’est le concept qui l’intéresse, dans ses différents usages et ses transformations historiques. Dans le monde grec et romain, le mot désigne une puissance extérieure à l’homme, qui peut habiter une personne et la relier aux dieux ou lui inspirer une « folie » ou une « fureur » divine. Avec la conversion de la culture antique au christianisme, les saints remplacent les anciens génies comme intermédiaires entre la terre et les cieux. Le génie du christianisme médiéval est tout entier voulu par Dieu, qui est seul détenteur du pouvoir créateur, même si, durant la Renaissance, en concevant le talent individuel comme ingenium, l’homme commence à s’approprier le terme. Au XVIIIe siècle, le génie s’essentialise : il n’est plus seulement question d’avoir du génie, mais d’en être un. La force inspirante du génie n’est plus divine, elle peut s’incarner en un homme qui devient à son tour une source d’inspiration. Darrin McMahon évite ainsi le principal piège de l’histoire des idées, l’enfermement dans l’illusion d’une continuité pluriséculaire. Il met au contraire l’accent sur les ruptures en identifiant de grands ensembles de discours qui se succèdent, dans la lignée de Michel Foucault. Mais, dans ce cas, au-delà du plaisir de complexifier une généalogie intellectuelle, qu’est-ce qui fait tenir le livre ensemble ? C’est tout d’abord que le génie fournit, sur le système conceptuel propre à chaque époque, un point de vue révélateur. Considéré comme une énergie vitale dont Napoléon ou Beethoven constituent des modèles, il offre une clé de lecture du romantisme. Le génie éclaire ensuite le projet scientiste nourri par l’Europe de l’âge industriel, donnant naissance à une « géniologie » qui traque ses signes physiologiques et tente de le mesurer par les premiers tests de QI. Au XXe siècle, la nouvelle religion du génie qui s’articule, avec Staline ou Hitler, au mythe de l’homme providentiel apporte fureur divine. une autre une histoire vision des du génie totalitaris(Divine Fury. mes. Mais A History of Genius) l’histoire de Darrin de la noM. McMahon, tion pertraduit de l’anglais met aussi (Etats-Unis) par de mettre Christophe Jaquet, en éviFayard, « L’épreuve dence des de l’histoire », tensions 284 p., 24 €. fondatrices. Selon les époques, le génie est considéré comme une propriété singulière de l’homme ou, au contraire, comme une chose dont il est dépositaire, mais qui ne lui appartient pas. Le concept est aussi le lieu d’un conflit entre nature et culture, auquel s’ajoute l’opposition religieuse entre la grâce et les œuvres, puis le débat scientifique entre l’inné et l’acquis : devient-on un génie par l’effort et l’éducation, Albert Einstein, vers 1932. RUE DES ARCHIVES/RDA ou bien est-ce un don gratuit de Dieu ou de l’hérédité ? Ces tensions se superposent à la fin du XVIIIe siècle, comme le montrent les pages consacrées par l’auteur à la Révolution française et à la figure ambivalente de Robespierre. Le génie devient l’enfant prodigue de la modernité. Il manifeste la sécularisation par son nouveau caractère terrestre. Mais il exprime aussi les limites de l’aspiration à l’égalité en fournissant une figure hiérarchique acceptable par la collectivité. Il constitue alors une forme privilégiée de la distinction à l’âge de la démocratie et de l’espace public, en miroir de la « célébrité » étudiée par l’historien Antoine Lilti. L’auteur voit ainsi, dans les métamorphoses du génie, à la fois la marque du désenchantement du monde et celle de la préservation d’une capacité d’émerveillement. Pour le pire et pour le meilleur, serait-on tenté d’ajouter. Le sociologue Wilfried Lignier a montré qu’une des figures actuelles du génie était l’enfant « précoce ». Bien sûr, il s’agit surtout de garçons, qui sont diagnostiqués de façon préférentielle, issus de milieux aisés – les autres sont « hyperactifs ». Tout le monde ne peut pas être l’arrière-petit-fils d’Einstein. p EXTRAIT « Comme l’écrivait le mathématicien et politique Condorcet au moment même où il cherchait à trouver une place au Panthéon pour un autre génie – Descartes –, l’homme qui avait chassé les génies n’avait pas seulement “rétabli la raison humaine dans ses droits”, affranchissant l’esprit humain : il avait aussi préparé “l’éternelle destruction de la servitude politique”. Il était, écrivait d’Alembert, ami de Condorcet, “du petit nombre des grands génies, dont les ouvrages ont contribué à répandre la lumière parmi les hommes”. En attribuant un tel pouvoir à l’action et à la pensée de quelques hommes extraordinaires, Condorcet et ses contemporains ne pouvaient que se fonder sur des articles de foi établis par les commentateurs du siècle écoulé. (…) Le séisme révolutionnaire n’était-il pas l’illustration d’une idée avancée en 1767 devant l’Académie française par l’auteur Antoine Léonard Thomas ? “L’homme de génie”, avait-il déclaré, “est devenu l’arbitre des pensées, des opinions et des préjugés du public”. » fureur divine, pages 158-159 Napoléon en toutes lettres paul benkimoun a Music Is My Mistress. Mémoires inédits, de Duke Ellington, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Bosqué et Françoise Jackson, préface de Claude Carrière, Slatkine & Cie, 592 p., 25 €. Pêche à la ligne Né en 1934, François Gantheret est connu pour avoir un jour perturbé un colloque en exposant un récit de cas qui n’était qu’une fiction. C’est dire que, à ses yeux, écrire sur la cure psychanalytique est un acte aussi périlleux que d’analyser les aventures amoureuses de Paul Valéry. Aussi invite-t-il son lecteur à découvrir des vies fragiles ou loufoques : par exemple, comment un patient atteint d’un spasme nasal au moment de faire l’amour est guéri par une ethnologue qui lui explique que cet éternuement le libère des mauvais esprits. Au terme de plusieurs récits ayant pour thème le moi, le divan et les autres, Gantheret, attiré par les poissons de rivière, s’identifie à un SDF suppliant un « bourreau » de le laisser vivre le temps d’une ultime « fin de moi difficile ». Et finalement, il se demande si oui ou non le moi peut être comparé à une « truite appâtée par une illusion ». Vaste programme ! p élisabeth roudinesco a Fins de moi difficiles, de François Gantheret, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 118 p. 13, 50 €. Le Consulat et l’Empire vus par deux épistoliers voyageurs, un Anglais francophile et une Danoise indignée Barricades à Belleville pierre karila-cohen E ntre 1780 et 1820, trois phénomènes ont fait fructifier de concert le genre épistolaire : le romantisme et l’éclosion des écritures de l’intime, la tradition du voyage de découverte, privilège des élites sociales, et les immenses bouleversements politiques et sociaux provoqués par la Révolution française et les guerres napoléoniennes. Le hasard de parutions croisées met aujourd’hui à la disposition des lecteurs français deux de ces recueils de lettres, de volumes très différents, qui n’avaient jusqu’alors pas été traduits. Le premier, aujourd’hui publié sous le titre Paris sous le Consulat, est l’œuvre d’un voyageur anglais, Francis William Blagdon. Le second, beaucoup plus bref, Lettres de Rome (1808- 1810), contient cinq longues lettres d’une femme de lettres danoise germanophone, Friederike Brun, en séjour à Rome sous l’occupation française de la ville. Sous la bannière de ce genre commun, la lettre, qui était du reste toujours retravaillée comme une œuvre littéraire à part entière, il existe bien des différences entre les observations du francophile Blagdon, davantage esthète que politique, et la description indignée de la « tyrannie française » à Rome par Friederike Brun. Le premier déambule dans la capitale française d’octobre 1801 à avril 1802 dans un contexte de paix provisoirement retrouvée entre la France et le Royaume-Uni. Il visite, émerveillé, le Louvre, tout juste devenu musée, et dit son admiration pour la science française. Fidèle au titre original – Paris as It Was and as It Is –, il s’applique à comparer le Paris d’avant 1789 à celui qu’il décrit transformé par la Révolution. Il s’étend particulièrement sur la vie sociale, les bals et les soirées dans lesquels les élites anciennes et nouvelles jouissent de la sortie des temps les plus troublés de la Révolution, mais il sait aussi raconter la vie quotidienne, la circulation dans les rues et les tracasseries de la police de Fouché, objet d’étonnement dans toute l’Europe du temps. Le regard amusé qu’il pose sur la France se lit dès la première lettre décrivant son arrivée à Calais, dans laquelle il feint de s’étonner que les corps des Français ne soient pas « aussi maigres que d’après le portrait qu’en a fait Hogarth », caricaturiste britannique qui faisait alors le délice de ses compatriotes par ses charges contre la France. Histoire immédiate Dans un contexte beaucoup plus tendu, Friederike Brun livre un précieux ouvrage d’histoire immédiate sur le conflit très vif qui oppose les autorités françaises et le pape Pie VII dans la Ville éternelle, aboutissant à rien de moins qu’à l’enlèvement et la captivité du pape sur ordre de Napoléon ! Témoin de première importance, Brun éclaire ces événements retentissants avec un mélange de partialité et de recherche rigoureuse d’établissement des faits. La description qu’elle donne du carnaval de Rome de 1809 boudé par tous les habitants de la ville pour marquer leur opposition aux Français est une petite merveille. Au total, on aurait donc bien tort de se priver de ces lectures toujours piquantes, très bien annotées et commentées, respectivement, par Jean-Dominique Augarde et Nicolas Bourguinat. p paris sous le consulat. lettres d’un voyageur anglais (Paris As it Was and As it Is), de Francis William Blagdon, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) et annoté par Jean-Dominique Augarde, CNRS Editions, 566 p., 27 €. lettres de rome (1808-1810) (Briefe aus Rom), de Friederike Brun, traduit de l’allemand par Hélène Risch et annoté par Nicolas Bourguinat, Presses universitaires de Strasbourg, 152 p., 18 €. C’est avec regret que l’on ferme ce petit livre d’Olivier Ihl. Il a le charme de ces études dont le sujet est modeste (une série de photographies d’une barricade de 1848) et grand le pouvoir d’évocation. Déchiffrant les indices que contiennent les clichés, les premiers à avoir illustré un reportage (paru dans L’Illustration du 8 juillet 1848), il en découvre l’auteur (Charles-François Thibault), enquête sur ses positions politiques (républicaines), détermine le lieu de la prise de vue (la rue du Faubourgdu-Temple, à Belleville) – autant de résultats émouvants que vient encore enrichir une description du quartier et de ses passions politiques. Cette rue prolétaire fixée sur le daguerréotype allait ouvrir un nouveau moment de l’histoire politique et journalistique. p julie clarini a La Barricade renversée. Histoire d’une photographie. Paris 1848, d’Olivier Ihl, Editions du Croquant, 148 p., 15 €. 8 | Chroniques 0123 Vendredi 11 mars 2016 Chienne de vie JEUNESSE OBLIGE CHRISTOPHE HONORÉ écrivain et cinéaste manipulation. Certains des chiens, menés par le plus puissant de la meute, Atticus, se rebiffent. Hors de question pour eux de renoncer à leur qualité de chien, soudain menacée par « le vice de la pensée » et « la nouvelle conscience du temps ». Des clans se forment. Il y a les chefs et les suiveurs, les lâches et les intrépides. Il y a même un poète, Prince, un bâtard, évidemment, qui le premier fait de leur langue nouvelle un usage non utilitaire. Il ose une plaisanterie. Il improvise surtout de très beaux vers qui profitent de l’appareil sensible canin, resté performant, et qu’André Alexis, en fin de volume, confesse avoir écrits en empruntant une technique oulipienne de François Caradec. Ce talent fascine la meute mais lui inspire aussi de la méfiance. Quant aux chiens de LE FEUILLETON D’ÉRIC CHEVILLARD écrivain IL NOUS MANQUE un public. Les dieux, de toute évidence, ont choisi de fermer les yeux sur nos agissements. Les extraterrestres – qui nous applaudiraient en faisant cliqueter leurs antennes ou en secouant leur goitre – tardent décidément eux aussi à descendre du ciel. En somme, l’homme donne son spectacle pour les seuls animaux, mais ceux-ci semblent plutôt indifférents à ses exploits, à ses prouesses et à ses œuvres. C’est vexant. Les nuées de mouches qu’il parvient parfois à intéresser à sa personne sont en réalité peu soucieuses de ses talents. Nous avons beau faire – et nous en faisons de belles –, impossible d’éblouir quiconque sur cette terre ou dans le ciel, à l’exception de notre semblable, de notre frère humain, encore lui. Du coup, nous partageons l’expérience commune, nous nous révélons les uns aux autres ce que nous savions déjà tous. Nous dansons devant notre miroir, nous séduisons notre sosie, nous fécondons notre sœur, et il n’y a pas moyen de rompre avec cet inceste, cette suffocation. Il appartient pourtant à la littérature de nous délivrer de la malédiction et, à défaut de susciter ex nihilo une altérité et le choc des cultures exaltant qui s’ensuivrait, d’élargir au moins notre expérience de conscience en rêvant les formes que cette altérité pourrait prendre. Tel est justement le projet que développe l’écrivain canadien André Alexis dans son roman, Nom d’un chien. Ce conte fantastique est traité comme un roman réaliste et cette audace constitue la première originalité du livre. Apollon et Hermès, les fils de Zeus, éclusent des bières dans une taverne de Toronto. Jusque-là rien d’anormal, mais voici que s’élève entre eux un petit différend philosophique au sujet de la nature humaine. Les hommes valent-ils davantage que les animaux ? Ils sont plus amusants, avance Hermès. « Mais les grenouilles et les mouches aussi sont amusantes », rétorque Apollon. Pour ne rien dire de la scutigère véloce et du lézard à collerette. Les deux frères s’entendent sur la question de l’intelligence. Supérieure chez les hommes, elle ne leur garantit cependant pas le bonheur. Apollon prétend alors que si les animaux s’en trouvaient soudain dotés eux aussi, « ils seraient encore plus malheureux que les hommes ». Hermès le conteste et prend le pari. L’enjeu ? Une année de servitude. Le conte fantastique d’André Alexis est traité comme un roman réaliste et cette audace constitue sa première originalité EMILIANO PONZI Quinze pensionnaires d’un chenil sont choisis pour l’expérience. Le don de l’intelligence leur tombe dessus pendant la nuit et modifie d’abord leurs rêves. C’est un jeu pour Majnoun, un grand caniche plus vif que les autres, de faire jouer le verrou de sa cage. Voici tous les chiens dehors : « Ils comprirent soudain qu’ils étaient désespérément libres. » Car le premier bénéfice de l’intelligence est celui-ci : tout se complique. La communication, d’abord, instinctive auparavant, s’enrichit de toutes les nuances ou tergiversations que leur permet le langage qu’ils ont tôt fait d’élaborer. Parmi ces nuances : le mensonge et la nom d’un chien (Fifteen Dogs), d’André Alexis, traduit de l’anglais (Canada) par Santiago Artozqui, Denoël, 256 p., 16 €. rencontre, ils sentent bien que ceux-là ne leur ressemblent plus. Même les plus petits leur paraissent étranges, auréolés de cette invisible conscience qui les fait passer pour « une version féroce et imposante d’eux-mêmes ». Serait-ce là le secret de la domination humaine parmi toutes les créatures de ce monde ? Nous suivons le destin des quinze chiens, comment ils se débrouillent avec cette faculté nouvelle qui est aussi un lourd fardeau. Il y a des règlements de comptes au sein de la meute, des meurtres même. Malgré leur pacte de non-intervention, les dieux se mêlent parfois de l’aventure pour secourir un de leurs cobayes canins mal engagé. Hermès avait parié contre son frère que l’un d’entre eux au moins mourrait heureux. Or ils périssent les uns après les autres dans la douleur, la détresse ou la solitude. Majnoun, recueilli par un couple, s’attache à sa maîtresse. Il apprend le langage humain. Les rapports de son flair renseignent aussi son intelligence. Il tente de comprendre les hommes en analysant leurs odeurs. « Dans quelle sorte de monde vivait-on lorsqu’on n’était pas en mesure de distinguer la variété de goûts que pouvait avoir l’eau (…) ? Quand on était à ce point limité ? » Quant à Prince, il est décidément un vrai poète, déprimé, donc, « par la disparition de sa langue ». Il essaie bien d’apprendre ses poèmes à ses nouveaux maîtres. Peine perdue. Il devient aveugle comme Homère. Nous n’oublierons pas de sitôt son odyssée. p Des Grecs aux Lumières, ligne directe FIGURES LIBRES ROGER-POL DROIT EN 1876, Ernest Renan allait prier sur l’Acropole, célébrer le culte de la raison et chanter la naissance du miracle grec, à tout autre incomparable. Aujourd’hui, au même endroit, les savants contemporains vont plutôt faire de l’anthropologie et du comparatisme. En fait, il y a belle lurette que les Grecs anciens n’impressionnent presque plus personne. Fini leurs prodiges, terni leur prestige. Rarissimes sont devenus, ces dernières décennies, ceux qui voient encore en Homère le fondateur de la littérature occidentale, en Sophocle le père du théâtre, en Platon l’inventeur du jeu philosophique. Après avoir été des géants, des modèles, des piliers, les Grecs de l’Antiquité se sont métamorphosés en indigènes lointains. De cette culture, longtemps magnifiée, on oublie peu à peu la force et la liberté extrêmes. Ce qui l’unifie et la distingue nous paraît flou. Et la conscience de ce que nous lui devons d’essentiel s’estompe. L’essai de JeanMarc Narbonne, antiquité critique Antiquité critique et et modernité. essai modernité, se situe sur le rôle de la pensée à l’opposé de cette critique en occident, tendance. Pas quesde Jean-Marc Narbonne, tion, pour ce philoLes Belles Lettres, 256 p., 21 €. sophe érudit, de diluer ni de relativiser l’hellénisme. Au fil de pages savantes et limpides – parfois pointilleuses, par crainte excessive d’être pointilliste –, il insiste sur l’héritage massif et direct des Grecs. Car il n’hésite pas à faire de l’hellénisme l’axe directeur de toute la pensée occidentale, et même le ressort de notre monde actuel. A quoi tient donc, pour son ardent avocat, la spécificité unique de la culture grecque ? A la vigueur inégalée de son exigence critique. Parmi toutes les cultures du monde, elle est la seule à forger une attitude interrogative d’une telle intensité qu’elle n’épargne rien. En tous domaines – qu’il s’agisse de croyances, de connaissances, de principes, d’institutions… –, elle exige de passer au crible les idées reçues, les résultats acquis, les méthodes employées. Puissante impulsion La spécificité des Grecs réside donc dans ces interrogations secondes, qui portent sur les questions elles-mêmes, sur les concepts plutôt que sur les faits, sur les règles à suivre autant que sur les résultats. La mise à l’épreuve ne laisse rien indemne : elle scrute aussi sa propre légitimité. Cette puissante impulsion critique, pour Jean-Marc Narbonne, constitue le moteur de l’aventure occidentale, que le siècle des Lumières et la modernité prolongent et réactivent, mais ne créent pas. Voilà qui va à contre-courant, et fait réfléchir. D’autant que l’auteur, grand spécialiste de Plotin, professeur de philosophie antique à l’université Laval (Québec), ne manque ni de références ni d’arguments. Il discute, par exemple, les analyses de Hans Blumenberg (les Grecs incapables de voir les situations d’en haut ? quantité de textes montrent le contraire !), de Marcel Gauchet (le désenchantement du monde, loin d’être moderne, est déjà antique) ou de Rémi Brague (le filtre romain n’invalide pas la transmission directe). La réévaluation de cet héritage critique découle aussi de changements intervenus dans les recherches : au lieu de se focaliser sur la seule Athènes classique, elles reprennent désormais en compte 1 300 ans d’écoles grecques, et nombre d’auteurs tardifs. En découvrant ce réservoir intellectuel immense, il y a des chances qu’on admire de nouveau les Grecs. Sans aller pour autant prier sur l’Acropole. p Le chat moraliste « C’EST ÇA, C’EST ÇA. Allez-y, pendez-moi. J’ai tué un oiseau. » C’est avec ces mots délicats qu’il y a presque vingt ans naissait Tuffy, le chat assassin d’Anne Fine. Sept livres plus tard, il siège à la table souveraine de la littérature jeunesse reconnaissante. « A quoi bon avoir un chat si la seule chose qui vous intéresse c’est qu’il soit gentil, qu’il ne sorte jamais, qu’il ne vive pas sa vie de chat ? » Tel le scorpion de la fable, Tuffy refuse de s’excuser pour toutes les catastrophes que son comportement provoque, il n’est prêt qu’à admettre qu’il obéit à sa nature. La question n’est pas de savoir s’il est ou non un gentil chat, mais si les autres sont capables d’aimer un chat pour ce qu’il est. « Aimez-moi. Aimez-moi, tout entier comme je suis. » Je crois qu’il n’y a pas un écrivain plus pour enfants qu’Anne Fine. Elle est suprêmement pour L’enfant. Férocement pour, drôlement pour. Elle offre au jeune lecteur le journal d’une intimité teigneuse, bousillant au passage les vertus cardinales de l’éducation classique : propreté, respect, obéissance, gentillesse. Art de la déploration Mais Anne Fine a confié à son félin un autre don que la destruction massive, celui de l’écriture. Oui, Tuffy est écrivain. Et ce ne sont pas tant ses aventures qui nous captent que son art de les relater. Une manière assez inattendue pour des livres dits de « première lecture », et que je qualifierais d’art de la déploration. Sa langue est pauvre, parce que fatiguée d’avoir à raconter l’accablement que le monde lui procure. Sa voix est sans enthousiasme, mais elle l’est avec discipline. En fait, Anne Fine a fait le choix de l’adolescence pour des récits d’enfance et, déplaçant ainsi le point de vue, elle apporte profondeur et complexité à des histoires pourtant très balisées : Noël, départ en vacances, école, premières amours… Choisir la forme adolescente alors qu’elle s’adresse à des lecteurs de 7-9 ans n’est pas sans danger. Anne Fine a conscience que la voix inadaptée de son chat écrivain peut créer des sentiments de rejet, parfois des incompréhensions. « Frictionnez-moi avec de la confiture et enfermez-moi dans une boîte avec des guêpes », propose régulièrement Tuffy au lecteur. Mais le beau mérite de sa littérature est de parvenir à associer immaturité et inachèvement, de ne jamais céder sur l’incertitude provoquée par son narrateur. Peut-être que la réussite et l’idéal d’un livre pour enfants tiennent justement à l’éventualité qu’il offre au lecteur débutant de remettre en cause son narrateur. Ce chat-là est assurément un excellent écrivain, et de la meilleure espèce, c’est un moraliste. Dans ce nouveau tome, l’amour est son sujet. « Qu’est-ce que je peux comprendre à l’amour ? Beaucoup de choses. Ne croyez pas que votre cher Tuffy n’a jamais trempé ses petites pattes poilues dans les vaguelettes de la passion. » Plus tard, il tentera de nous convaincre que « personne n’a besoin d’amour ». Entre-temps, la belle Coco aura préféré à Tuffy l’horrible matou Jasper, « un gars avec un seul œil, une oreille déchirée et des poils en moins ». Pas de happy end ici, nous ne sommes pas dans une comédie romantique, nous sommes dans un grand livre pour enfants. p le chat assassin tombe amoureux (The Killer Cat Falls in Love), d’anne fine, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Véronique Haïtse, illustrations de Véronique Deiss, L’Ecole des loisirs, « Mouche », 118 p., 8,70 €. Les écrivains Sabri Louatah, Pierre Michon, Véronique Ovaldé et l’écrivain et cinéaste Christophe Honoré tiennent ici à tour de rôle une chronique. Biographies | 9 0123 Vendredi 11 mars 2016 Un sinologue pourfendant Mao, un écrivain Belle Epoque mort à 24 ans, un musicien minimaliste retiré à Arcueil, le premier éditeur de Sade : des vies à découvrir dans quatre nouvelles parutions Les combats de Simon Leys « On se demande comment la perspective d’avoir un biographe n’a jamais découragé personne d’avoir une vie. » Cette phrase de Cioran citée par Simon Leys aurait dû décourager son ami Philippe Paquet de se lancer dans l’aventure. Il en résulte cependant une passionnante biographie d’un homme que les humeurs politiques d’une époque ont conduit à devenir un intellectuel parmi les plus attachants de la seconde moitié du XXe siècle. Pierre Ryckmans a eu une vie. Né en 1935, dans une grande famille belge ayant donné un gouverneur général du Congo, fervent catholique élevé chez les Pères et diplômé en droit et en philosophie de l’Université libre de Louvain, celui qui aurait pu être un grand bourgeois ordinaire, cultivé et installé, a, dès son adolescence, quitté les sentiers battus. A 17 ans, il parcourt des kilomètres à pied dans la brousse africaine et découvre les méfaits de la colonisation. A 20 ans, il est invité pour un mois en Chine par le parti communiste, rencontre Zhou Enlai et s’enthousiasme pour ce pays qui ne le quittera plus. Devenu l’un des meilleurs connaisseurs de la peinture chinoise, il traduit les classiques, écrit des romans, des articles savants sur l’art. Cet homme qui voyageait en bateau et en train, qui n’a jamais écrit un e-mail, semble être un écrivain du XIXe siècle égaré dans le monde moderne. Mais c’est tout le contraire : son amour de la culture chinoise l’a conduit à inventer le Simon Leys qui a pourfendu Mao et les maoïstes, dans Les Habits neufs du président Mao (1971), jouant ainsi pour la Chine le rôle qu’Orwell, qu’il admirait, avait joué pour l’URSS. Alors que tout le portait au conservatisme, il s’est révélé un humaniste à l’esprit acéré, pour qui le devoir de dire la vérité l’emportait sur tout et qui a marqué trois mondes : l’anglo-saxon, le francophone (avec difficulté) et… le chinois. Philippe Paquet nous livre la biographie exhaustive et rigoureuse qui resitue cet homme dans son époque. p Jean-Philippe Béja, sinologue simon leys. navigateur entre les mondes, de Philippe Paquet, Gallimard, 672 p., 25 €. ILLUSTRATIONS OLIVIER BALEZ Jean deTinan, une voix émue Pas simple de trouver la sépulture de Jean de Tinan au cimetière du Père-Lachaise. Personne en effet n’a jamais fait graver d’inscription sur la tombe de cet écrivain de 24 ans, mort, le cœur épuisé, le 18 novembre 1898. Il repose, sans nom, dans le caveau d’Antoine Merlin de Thionville, un de ses arrière-grands-pères, un Conventionnel régicide. Manière de le faire disparaître ? « C’est un garçon qui faisait la noce et qui a écrit des livres inconvenants », dira-t-on dans sa famille au début du XXe siècle. Il apparaît surtout comme un jeune homme dévoré de littérature, avide de tendresse. « Je veux vivre intensément puisque je dois mourir jeune », affirme-t-il prophétiquement dans son Journal intime. En seulement quatre années, Jean de Tinan va terminer un récit (Un document sur l’impuissance d’aimer, 1894), un recueil de contes (Erythrée, 1896), deux romans (Penses-tu réussir… !, 1897, et Aimienne ou Le Détournement de mineure, publié après sa mort, en 1899), une « fantaisie » (L’Exemple de Ninon de Lenclos amoureuse, 1898). Il va faire paraître plus de quatre-vingts articles de presse, tenir son Journal et échanger une volumineuse correspondance. A cela, il faut ajouter deux romans « de commande » pour Willy, d’autres articles écrits sous pseudonyme et des textes inédits, inachevés. Une foule de notes et même une traduction de Catulle. « On se tromperait fort en ne voyant en Tinan qu’un aimable jeune esthète (…) qui passerait son temps à dîner en ville, à courir les femmes, et griffonnerait à ses moments perdus… », écrit Jean-Paul Goujon. La biographie qu’il publie chez Bartillat est le fruit de plus de trente années de recherches. Version « revue et augmentée » de celle qu’il avait fait paraître fin 1990 chez Plon, elle donne de l’écrivain un portrait en profondeur, en perspective. S’y révèlent ses relations avec des parents étrangement détestés (une mère dont il disait qu’elle était « stupide » et un père bibliophile et collectionneur de têtes de mort), avec ses amis proches (André Lebey, Pierre Louÿs, Henri Albert) et avec tout ce milieu artistique et littéraire de l’époque qu’il fréquente de près (Maurice Barrès, Claude Debussy, André Gide, Alfred Jarry, Paul Léautaud, Stéphane Mallarmé, Paul Valéry…). Ce sont aussi ses liens et ses liaisons avec les femmes. Celles qui le distraient et qui l’apaisent, celles avec lesquelles il se raconte des histoires et toutes celles encore qu’il appellera « les petits animaux malpropres ». Au commencement, il y a un coup de foudre avec une jeune fille dont le refus le hantera toute sa vie, à la fin, ce sera la rupture avec Marie de Régnier, qui l’abandonne après ce qu’elle juge être une passade alors que lui est profondément amoureux. Jean-Paul Goujon apporte sur cette dernière aventure (par rapport à la première version de la biographie) des précisions de dates essentielles et troublantes. Il est le grand biographe littéraire de ces années de la Belle Epoque, ayant écrit sur Renée Vivien, Pierre Louÿs, Marie de Régnier. Et tissant les liens d’une œuvre et d’une personnalité l’autre. Dans ses romans, Jean de Tinan met en scène son double, Raoul de Vallonges. Le personnage lui ressemble comme un frère : célibataire, vaguement étudiant, masquant sa sensibilité sous une forme de retenue caustique. Penses-tu réussir… ! raconte ses errances et ses fortunes. Comme une éducation sentimentale et charnelle calquée sur la vie même de l’écrivain. Il s’agit d’une autobiographie à peine distante. Seuls changent les noms. On retrouvera Vallonges dans Aimienne, où Tinan « adapte » l’épisode véritable où il recueille chez lui Irmine, la fille fugueuse (de 14 ans) de Rosny aîné. Ces textes sont d’une totale sincérité. D’une absolue liberté. Et d’une proximité étonnante. La matrice en est son Journal, dont JeanPaul Goujon vient d’éditer les années 1894-1895 (celles qui préludent à Penses-tu réussir… !). Les autres cahiers ont été dispersés ou perdus. C’est un événement. On entend la voix de Jean de Tinan. Une voix franche, émue. Moderne. Vraiment pas d’outre-tombe. p Xavier Houssin jean de tinan, de Jean-Paul Goujon, Bartillat, 520 p. 28 €. Et, chez le même éditeur, Journal intime 1894-1895, de Jean de Tinan, édition établie par Jean-Paul Goujon, 520 p., 28 €. Pauvert, éditeur frondeur Quel lien entre toute la poésie de Hugo en un seul volume, Albertine Sarrazin qui la première raconta sa vie de prostituée et de délinquante, et Les Mémoires d’un fasciste, de Lucien Rebatet ? Leur éditeur, Jean-Jacques Pauvert. Cet homme sulfureux connut toutes les facettes du métier. Apprenti libraire à 15 ans, il s’initia très vite à la bibliophilie. Devenu imprimeur, puis, à partir de 1947, éditeur de l’Histoire de Juliette, de Sade, qui lui valut un procès en 1956 (le premier d’une longue série), enfin libraire de nouveau afin de soutenir ses activités éditoriales, Jean-Jacques Pauvert eut le courage de sortir la littérature dite « érotique » des circuits cachés où elle se terrait jusqu’alors. Les Cent Vingt Journées de Sodome, de Sade, Histoire de l’œil, de Georges Bataille, Histoire d’O., de Pauline Réage… Les scandales provoqués par ces textes mirent longtemps à susciter l’intérêt de la presse ou à mobiliser les intellectuels, et Pauvert, secondé par Me Maurice Garçon, fut au début bien seul dans son combat pour la liberté d’expression. Une phrase résume la pensée de ce grand édi- teur : « Qui donc, dans le fond de son cœur, souhaite pour les autres la liberté qu’il réclame pour luimême ? » On se réjouissait de découvrir sa vie sous la plume de l’avocat Emmanuel Pierrat, spécialiste de la propriété intellectuelle, qui défendit Pauvert durant les vingt dernières années de sa vie. Mais l’art de la biographie exige que l’on consulte les archives, que l’on enquête auprès des témoins, et que l’on suive une personnalité dans les moindres aspects de sa vie. Pierrat n’avait pas la patience pour cela – il s’en cache d’ailleurs à peine. Son livre n’en contient pas moins en puissance deux autres, où il aurait certainement excellé. L’un consacré à trois femmes qui partagèrent avec Pauvert une radicale insoumission : Dominique Aury (alias Pauline Réage), Régine Deforges et Annie Le Brun. Le second, que Pierrat esquisse dans le dernier chapitre, aurait porté sur une longue lignée d’éditeurs frondeurs et subversifs : Auguste Poulet-Malassis, Eric Losfeld, François Maspero… D’eux tous, Pauvert fut peut-être le plus libre. p Jean-Louis Jeannelle jean-jacques pauvert, l’éditeur en liberté, d’Emmanuel Pierrat, Calmann-Lévy, « Biographie », 243 p., 18,50 €. Radicalité et ironie de Satie Erik Satie (1866-1925) n’est plus aujourd’hui qu’une silhouette musicale. Celle que dessinent les Gymnopédies et les Gnossiennes, ces célèbres pièces pour piano à la poésie troublante qui semblent parfois résumer sa postérité. Cet effacement est un singulier reflet de sa volonté de se tenir en marge du monde. Jeune compositeur autodidacte, il nargue la scène parisienne par ses œuvres et ses articles au début des années 1890. Son curieux mélange de provocation ironique et d’ésotérisme imprégné de religion le place alors entre Jarry et Huysmans. Puis survient la rupture. En 1897, Satie loue une chambre dans une maison collective ouvrière, à Arcueil. Entre misanthropie et engagement social, il y passe le reste de sa vie, partageant le quotidien de cette banlieue populaire. Puis, il retourne suivre des cours de composition à la Schola Cantorum. Après 1910, il est à nouveau sollicité par de jeunes musiciens, avant que le mouvement Dada ne lui offre le cadre le plus approprié à son esthétique. Il s’illustre par la composition du ballet Parade, en 1917, pour lequel il collabore avec Picasso, Cocteau et Diaghilev, puis, en 1924, par le ballet dadaïste Relâche, aux côtés de Picabia. Proche de Duchamp, auteur d’un ready-made potache avec Man Ray, il devient une figure tutélaire pour la nouvelle musique française mais aussi pour les peintres Braque, Derain ou Léger. Icône malgré lui, il refuse toujours d’être récupéré, comme le montre son refus de se rallier aux surréalistes avant sa mort. Ami et rival de Debussy, qui l’appelle « Monsieur le Précurseur », il défend une musique sérieusement malicieuse, dont l’humour dissimule parfois la radicalité expérimentale. Appartenant à une génération prise entre la fin du romantisme et l’orée du modernisme, il est éclipsé après sa mort. Le New York de John Cage et d’Andy Warhol le redécouvre et fait de sa musique l’ancêtre du minimalisme et du répétitisme. Dans ce livre subtil et sensible, Romaric Gergorin voit en lui le compositeur qui réussit à « sortir de l’histoire de la musique ». C’est du moins un musicien qui a l’art des portes dérobées. p Etienne Anheim erik satie, de Romaric Gergorin, Actes Sud, « Classica », 200 p., 18 € (en librairie le 16 mars). 10 | Rencontre 0123 Vendredi 11 mars 2016 Matthew Crawford Attention retenue Motard et philosophe, l’auteur américain lutte contre ce qui détruit notre concentration. Et cultive les paradoxes julie clarini C’ est d’abord cet air d’extrême concentration qui frappe chez Matthew Crawford. Sa manière de s’impliquer dans la rencontre, son sérieux. Seule la musique qui se diffuse dans le bistrot parisien où nous avons rendez-vous pourrait le troubler. « Je dois être plus sensible que la plupart des gens, mais je trouve qu’avoir une conversation dans un environnement bruyant demande un constant effort pour ne pas y prêter attention. Et que ce tout petit effort est épuisant à la longue. » Cette réflexion ne colle pas vraiment avec l’idée que vous vous faites d’un « biker » américain ? Il vous faudra revoir vos idées sur la question car en plus d’être philosophe, Matthew Crawford est un passionné de moto. Ce jeune quinquagénaire diplômé en philosophie à l’université de Chicago, qui possède toutes les vertus communément attendues d’un universitaire venu d’outre-Atlantique (affable, cultivé, patient), tient un garage à motos à Richmond (Virginie) où, le comble, il travaille de ses mains. Dans son nouveau livre, Contact, pour la promotion duquel il est de passage en Parcours 1965 Matthew Crawford naît à Berkeley (Californie). 2002 Il quitte le George C. Marshall Institute. 2009 Eloge du carburateur (La Découverte, 2010). BRUNO LÉVY 2015 Contact (La Découverte, 2016). inscrites dans la mémoire musculaire, une somme d’automatismes totalement contre-intuitifs. Rouler, c’est penser avec son corps, insiste Crawford, pour qui il s’agit, à travers cette phénoménologie du routard, de poser les bases d’une réflexion sur la façon dont nous Le remède à l’éparpillement habitons le monde. Le corps, la moto : ces deux obintellectuel ? Il réside sessions étaient déjà présentes dans le corps et la moto. dans son livre précédent, celui qui Plus précisément, lui a valu, en 2009, une place sur les listes de best-sellers aux Etatsdans la prise de conscience Unis, Shop Class as Soulcraft, traqu’on peut faire corps duit en français sous le titre avec le monde, au sens propre d’Eloge du carburateur. Point n’est besoin d’un travail intellectuel pour carburer intellectuellement, Europe, quelques pages sont directement voilà la leçon qu’il entendait donner et issues de cet art de la course à moto qui qui reçut un écho au-delà de ses espérandemande « de manœuvrer à travers ces. Fils d’un professeur de physique de l’épaisseur du réel ». Négocier un virage à l’université de Californie, Matthew Crawpleine vitesse requiert des compétences ford vit pendant plusieurs années dans Une explosion des sollicitations LA CRISE DE L’ATTENTION est un nouveau thème de la philosophie et des sciences sociales, qu’exploite Contact, l’essai de Matthew Crawford. Devant l’explosion des sollicitations extérieures dans les espaces publics – notre attention étant la « nouvelle frontière » du capitalisme –, devant la croissance exponentielle des possibilités ouvertes par un écran d’ordinateur, l’individu ressent une profonde lassitude à devoir choisir. Pire, ces invitations pressantes suscitent une impression de fragmentation intérieure et provoquent une passivité dangereuse. Pourtant, le fond du problème ne réside pas, aux yeux de Crawford, dans la technologie elle-même, mais dans l’idée que nous sommes des êtres parfaitement autonomes, baignant dans cet idéal (kantien) d’un environnement qui s’ajusterait à nous. Ayant abandonné toute rencontre avec les aspérités du monde, ne le percevant que comme menace à notre liberté – Crawford glisse ici une critique de la philosophie des Lumières –, nous ne savons plus reconnaître les bienfaits de l’attention, cette faculté qui précisément « nous rapporte au réel ». A l’opposé, c’est une conception de l’homme situé dans le monde qu’il défend. Paradoxalement, c’est dans notre faculté à nous extraire de nous-mêmes, à nous absorber dans une tâche, que nous sommes pleinement humains. p j. cl. contact. pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver (The World Beyond Your Head. On Becoming an Individual in an Age of Distraction), de Matthew B. Crawford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Saint-Upéry et Christophe Jaquet, La Découverte, « Cahiers libres », 348 p., 21 €. Signalons aussi la réédition en poche, par le même auteur, d’Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Saint-Upéry, La Découverte, « Poche/Essais », 252 p., 19, 90 €. POUR « LE MONDE » une communauté à Berkeley où il est formé à l’électricité : pendant toutes les vacances d’été, il exerce le métier d’apprenti électricien. A la faculté, il lâche un cursus en sciences pour obliquer vers un doctorat en philosophie politique à Chicago et prend des cours du soir en grec ancien. Les mois passent, le mémoire s’écrit, mais chaque jour les mains de Crawford sont plus tentées d’aller rejoindre la vieille Honda CB360 qui l’attend dans le sous-sol d’un immeuble où il a monté son atelier. Engagé par un think tank conservateur de Washington, il n’y reste que quelques mois, le temps de se rendre compte de ce qu’il aime vraiment – le temps, aussi, de s’acheter des outils : « Je me sentais plus engagé intellectuellement quand je réparais des motos que quand je travaillais pour le think tank. » Cette conviction est donc le point d’entrée de son premier livre, dont le succès lui ouvre très vite une autre piste d’entraînement. Car devant le tombereau d’offres d’emploi et de demandes de conférence, le philosophe-mécanicien vit un sentiment de « désintégration ». Il court d’une ville à l’autre. Son attention est sans cesse captée, sa vie psychique lui apparaît fragmentée. Il a particulièrement en horreur les aéroports où les écrans et les annonces commerciales font obstacle à toute sociabilité, éloignent les voyageurs les uns des autres, n’offrant plus la moindre éventualité à l’improviste d’une rencontre : « Pour ma part, il suffit que le téléviseur soit en vue pour que je n’arrive plus à détacher mes yeux de l’écran. » L’intuition du prochain livre est là : il faut faire attention à l’attention. Car elle est un bien précieux, un bien commun même, une ressource que le capitalisme veut s’accaparer. Et de raconter cette notable et alarmante différence entre les salles d’attente communes et les lounges de première classe : dans ces espaces de confort conçus pour les cadres en voyage, le silence règne, on entend tinter les petites cuillères contre les tasses. Or, de ce silence devenu un luxe découle en partie notre capacité de concentration, dont dépend beaucoup cette chose fragile qu’est l’indépendance de la pensée et du sentiment. Crawford entend démontrer ainsi l’importance d’« une économie politique de l’attention ». On en revient à la musique que diffusent implacablement les baffles du bistrot : s’extraire de toutes les « sollicitations mécanisées » qui nous entourent est tout bonnement épuisant. Comme de savoir quoi choisir et quoi désirer quand les technologies nous offrent le monde entier à portée de clic. La dissolution nous menace, choisir devient un fardeau. Affolant, ce monde où « on peut toujours aller visiter la Cité interdite si les enfants deviennent trop casse-pieds ». Surtout que « nous en devenons plus malléables, plus manipulables par ceux qui fabriquent ces expériences pour nous ». Plus dociles aux messages qui colonisent nos espaces publics. Le remède à cet éparpillement intellectuel ? Il réside, on l’aura compris, dans le corps et la moto. Plus précisément dans la prise de conscience qu’on ne peut maîtriser le monde, mais qu’on peut faire corps avec lui, au sens propre. A condition de se laisser absorber par une tâche manuelle ou par la musique ou encore le sport, on quitte ce moi triomphant qui prétend tout choisir et qui se laisse en réalité distraire par des expériences préfabriquées. La grande concentration nous mène ailleurs. « Quand je regarde les musiciens de jazz ou des joueurs de hockey, je vois des êtres qui se sont retirés d’eux-mêmes. » Lui-même jouit de ces instants fugaces dans son atelier, cette ancienne grange où il ne répare plus des motos mais fabrique des pièces pour les customiser : « J’ai ce genre d’expérience, parfois, dans mon garage. Il y a des moments où les heures s’envolent, je suis juste ailleurs, je sors de moi. Dans l’activité, le temps se dilate. » Ce plaisir brut fait s’évaporer l’effort accablant de devoir toujours exclure les autres choix. Il relève, de plus, de ce mélange aléatoire d’exaltation et de frustration émanant du corps-à-corps avec les choses – et qui signe, pour Crawford, la bonne façon de résister. Au début, son projet était d’écrire sur un atelier de facteurs d’orgues installé en Virginie. Crawford s’y est rendu à plusieurs reprises, en 2007 et en 2008, fasciné par le savoir-faire, la coopération et le dialogue avec la tradition qu’implique de fabriquer les meilleures orgues du monde. Ce ne sera finalement que le dernier chapitre de Contact. Des pages dont il admet le « sentimentalisme ». Cette nostalgie pour l’artisanat aurait de quoi le classer à droite, sans EXTRAIT « La séduction de la magie tient à la promesse d’ajuster les objets à notre volonté sans que nous n’ayons jamais à prendre leur matérialité à bras-le-corps. Cette distance entre nous et l’objet évite que notre moi ne soit remis en cause. Si l’on en croit Freud, c’est la définition même du narcissisme : traiter les objets comme des accessoires au service d’un ego fragile et être pratiquement incapable de les percevoir comme dotés d’une réalité propre. Mais il existe à mon sens un type d’individu qui ne peut pas se permettre d’être narcissique, comme par exemple le réparateur de machines à laver, qui doit se plier aux exigences de la machine en panne, l’écouter avec patience, observer les symptômes de son dysfonctionnement et agir en conséquence. Il ne peut pas la traiter de façon abstraite ; son intervention n’a rien de magique. » contact, page 104 doute. Aux Etats-Unis, on l’a d’ailleurs dit conservateur. Lui cite volontiers Marx et sa vision de l’homme au travail. Mais voilà qu’on n’a parlé que de travail manuel. Et écrire un livre ? Est-ce une façon, aussi, d’entrer en contact avec le monde ? « Dans les deux activités, la philosophie et la mécanique, vous essayez d’obtenir quelque chose de phénoménologiquement juste, du moins quand ce que vous écrivez n’est pas de la poésie lyrique. Dans les deux cas, vous obéissez à des normes qui ne sont pas les vôtres. Avec les motos, les pièces doivent s’adapter les unes aux autres, il faut que ce soit fonctionnel. J’espère que mes écrits sont aussi fonctionnels, en ce sens qu’ils concordent avec la réalité. » Assurément. Ça roule. p