Le Monde - entree

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Le Monde - entree
Vendredi 11 mars 2016 ­ 72e année ­ No 22131 ­ 2,40 € ­ France métropolitaine ­ www.lemonde.fr ―
Fondateur : Hubert Beuve­Méry ­ Directeur : Jérôme Fenoglio
François Hollande, préavis
de rupture avec les jeunes
▶ Les organisations
▶ Entre 224 000 et
▶ Pour tenter d’obte­
▶ Avant un congrès
étudiantes et
lycéennes appellent
à de nouvelles mani­
festations contre
la réforme El Khomri
450 000 personnes
ont manifesté mer­
credi, selon les sour­
ces. Parmi elles, plus
de 100 000 jeunes
nir le soutien de la
CFDT, le gouverne­
ment envisage d’aug­
menter la taxation
des CDD très courts
difficile, en avril,
la CGT veut resserrer
ses rangs sur une
ligne plus radicale
→ LIR E
PAGE S 8 - 1 0
Le Monde des livres
NOUVELLE FORMULE
Fukushima
peine à se relever
Christine Angot a lu « Le Dernier des métiers »,
le recueil d’entretiens de Marguerite Duras
▶ Cinq ans après le tsunami,
L’intégrale de Bret Easton Ellis, l’auteur de
« Moins que zéro », publiée par Robert Laffont
le nord-est du Japon reste
une zone sinistrée
Les bons et les mauvais génies :
histoire des prodiges depuis l’aube des temps
▶ Les rejets en mer de l’eau
Rencontre avec Matthew Crawford,
motard et philosophe
→ S U P P LÉ M E NT
irradiée ont baissé, mais
le démantèlement de
la centrale prend du retard
→LIRE
PA G E S 6 - 7 E T 1 6
NEW DELHI
Le bourg d’Odaka,
dans la zone des 20 km
autour de la centrale.
COMMENT
LA RESPIRATION
DU MAÎTRE YOGI VA
SAUVER LA PLANÈTE
TUNISIE :
L’AVEUGLEMENT
DES EUROPÉENS
→ LIR E
→ LI R E P A G E 22
NORIKO TAKASUGI POUR « LE MONDE »
TUNISIE
LES FILS DE BEN
GARDANE TENTÉS
PAR LE DJIHAD
par frédéric bobin
ben gardane (tunisie) - envoyé spécial
L
es cercueils drapés des couleurs de la Tunisie
semblent flotter sur la marée humaine. « On va
sacrifier notre sang et notre âme pour les martyrs » : le slogan hache l’hiver finissant de Ben Gar­
dane. Puis l’hymne national surgit des gorges,
comme pour se rassurer, se dire que non, la Tunisie
ne basculera pas. Et les youyous des femmes roulent
à leur tour, stridence travaillée, pour ajouter à la fer­
veur de toute une population.
Mercredi 9 mars, la ville enterrait ses morts – enfin,
une partie de ses morts. Deux jours plus tôt, à l’heure
de la prière de l’aube, des fils de Ben Gardane ont
tenté d’allumer la mèche du djihad en s’attaquant à
d’autres fils de Ben Gardane. Pendant quelques heu­
res, la ville de 60 000 habitants frôlant la Libye s’em­
brasait de scènes de guerre jamais vues depuis
l’émergence du péril djihadiste en Tunisie. Alors, ce
mercredi, on inhume les 12 membres des forces de
l’ordre et 7 civils tombés en « martyrs ».
LE REGARD DE PLANTU
→ LIR E
L A S U IT E PAGE 2
Jeu de go :
2-0 pour
l’ordinateur
contre l’homme
PAGE 1 4
PARTICIPEZ À LA RESTAURATION
D’UN CHEF-D’ŒUVRE DU PATRIMOINE FRANÇAIS
SAUVEZ
LA GLORIETTE
DE BUFFON
DU JARDIN DES PL ANTES
SCIENCES
Le Sud­Coréen Lee Sedol, le
meilleur joueur de go du monde,
a été battu une nouvelle fois,
jeudi 10 mars, par Alphago, le pro­
gramme d’intelligence artificielle
développé par une filiale de Goo­
gle. La troisième partie, samedi,
suivie par des dizaines de milliers
d’internautes, sera décisive. Le go
est l’un des derniers jeux classi­
ques où les humains avaient en­
core le dernier mot. Garry Kaspa­
rov revient, lui, sur sa défaite aux
échecs contre le superordinateur
Deep Blue d’IBM en 1997.
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AVANT LE 30 JUIN 2016
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à une déduction fiscale de 66 %.
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Algérie 200 DA, Allemagne 2,80 €, Andorre 2,60 €, Autriche 3,00 €, Belgique 2,40 €, Cameroun 2 000 F CFA, Canada 4,75 $, Chypre 2,70 €, Côte d'Ivoire 2 000 F CFA, Danemark 32 KRD, Espagne 2,70 €, Espagne Canaries 2,90 €, Finlande 4,00 €, Gabon 2 000 F CFA, Grande-Bretagne 2,00 £, Grèce 2,80 €, Guadeloupe-Martinique 2,60 €, Guyane 3,00 €,
Hongrie 990 HUF, Irlande 2,70 €, Italie 2,70 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,40 €, Malte 2,70 €, Maroc 15 DH, Pays-Bas 2,80 €, Portugal cont. 2,70 €, La Réunion 2,60 €, Sénégal 2 000 F CFA, Slovénie 2,70 €, Saint-Martin 3,00 €, Suisse 3,60 CHF, TOM Avion 480 XPF, Tunisie 2,80 DT, Turquie 11,50 TL, Afrique CFA autres 2 000 F CFA
2 | international
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
Funérailles
de victimes
de l’attaque
djihadiste à
Ben Gardane
(Tunisie),
mercredi
9 mars.
FATHI NASRI/AFP
A Ben Gardane, le choc et
la peur face au péril djihadiste
La ville frontalière de la Libye enterre ses morts après l’attaque, sans précédent
en Tunisie, commise lundi 7 mars par des dizaines de combattants de l’EI
suite de la première page
ITALIE
Les 36 assaillants de l’organisation Etat isla­
mique (EI) tués dans les combats, eux,
n’auront pas droit au cimetière de Sidi Khelif
en cette lisière occidentale de Ben Gardane.
La terre est encore meuble du labour de tractopelles activées à la hâte. Dans la foule, chacun a tenu à prêter la main pour façonner les
tombes. Barbe grise taillée et écharpe crème
nouée sur la tête, Taher Abdel Kébir proclame
sa fierté : « Cette attaque nous a rassemblés
autour de notre Etat. Nous sommes tous unis
comme les doigts d’une seule main. » Ben Gardane semble soudain avoir oublié son esprit
frondeur, son syndrome victimaire, sa propension à dénoncer les complots de Tunis,
cette arrogance du Nord contre un Sud négligé. Ben Gardane, la capitale de la contrebande avec la Libye, économie de survie face à
l’abandon, communie aujourd’hui dans un
loyalisme ostentatoire.
Les « terroristes » auraient-ils donc échoué le
7 mars au point de ressouder un pays malade
de sa fracture Nord-Sud ? Voire. Il ne faut pas
gratter longtemps l’apparence pour voir resurgir les vieilles blessures : « Pourquoi le président Beji Caïd Essebsi n’est-il pas venu à Ben
Gardane nous témoigner son soutien ? », interroge dans un sourire amer Abdessalem Mansouri, le cousin d’un douanier « martyr ».
DES ASSAILLANTS TOUJOURS EN FUITE
De cette matinée de braise, il reste à proximité du cimetière ces impacts de balles le
long du mur blanc de la caserne militaire de
Jalal, le minaret grêlé d’éclats de la mosquée
attenante et, surtout, ces rues désespérément
vides. Les rideaux de fer sont baissés. Les forces de l’ordre sont partout, véhicules blindés
et hommes à cagoule, arme au poing. On ne
sait jamais, des assaillants sont toujours en
fuite, le danger continue de guetter. Depuis
mardi, dix autres djihadistes et un soldat ont
été tués autour de Ben Gardane lors d’opéra-
Tunis
TUNISIE
Ben Gardane
Mer
Méditerranée
ALGÉRIE
LIBYE
100 km
tions de ratissage, portant le bilan des affrontements à 66 morts en trois jours. La tension
est telle qu’une folle rumeur a semé la panique à la fin des funérailles au cimetière Sidi
Khelif. On s’est fébrilement blottis contre un
muret ou sous un olivier.
Cette électricité toujours dans l’air dit ce
qu’est Ben Gardane aujourd’hui, une ville reconquise aux « terroristes » mais à la mémoire encore trop inquiète. Car ces événements du 7 mars furent tout simplement
énormes. La Tunisie n’avait pas connu de tentative d’insurrection armée de ce type depuis
le « coup de Gafsa » de janvier 1980, quand
300 Tunisiens armés par la Libye de Mouammar Kadhafi avaient pris d’assaut cette cité
minière du Sud. Vingt-six ans plus tard, ce
sont des djihadistes se réclamant de l’EI qui
s’essaient à ce genre d’opérations militaires.
Et la nouveauté ne tient pas qu’à l’attaque
coordonnée au petit matin des trois sièges
emblématiques de la sécurité de l’Etat – la caserne de l’armée de Jalal, le quartier général
de la Garde nationale et un poste de police –
PARMI LES
ASSAILLANTS,
TRENTE JEUNES
DE LA VILLE.
CEUX-LÀ
CONNAISSAIENT
L’ENDROIT PAR LE
MENU, SES RUELLES,
SES PERSONNALITÉS
par des commandos rassemblant, selon différentes estimations, entre 60 et 100 hommes armés. Le fait inédit, c’est qu’il y a bien
eu un projet de conquête mêlant actions militaires et soulèvement politique. Ben Gardane proclamée siège de la « wilaya Tounes »
(« province de Tunisie ») de l’EI en Afrique du
nord ? Telle était l’ambition vraisemblable
de ce 7 mars.
Tous les témoignages des habitants convergent : les assaillants ont bel et bien tenté de
rallier le soutien de la population en complément des assauts proprement militaires contre les symboles de l’Etat. Atri Salem se souvient : « Ils sont passés dans ma rue. Ils
criaient : “Ouvrez vos boutiques. On est venus
vous libérer du gouvernement qui vous opprime.” » Ils étaient souvent munis de mégaphones. Un autre habitant, Taher, abonde :
« J’ai vu douze hommes à pied. Ils nous ont dit :
“Salam ! Ne vous inquiétez pas, on ne va pas
vous toucher.” »
L’étonnant, dans cette Tunisie soumise au
danger djihadiste depuis une dizaine d’années mais avec une escalade depuis la révolution démocratique de 2011, c’est que ce type
de groupe ait eu le loisir d’établir des points
de contrôle dans plusieurs endroits de la
ville. Il y en aurait eu, selon les témoignages,
entre deux et quatre. Tous convergent pour
citer les ronds-points Labbaiche et de Sayah
comme les deux principales bases où les
hommes de l’EI ont contrôlé les identités des
passants sur une période s’échelonnant entre une demi-heure et une heure trente.
Un jeune homme, qui préfère conserver
l’anonymat, témoigne : « J’ai été arrêté au
rond-point de Labbaiche. Ils étaient sept : un
cagoulé qui était de Ben Gardane et six autres
au visage découvert qui s’exprimaient avec
des accents algériens et libyens. Ils nous ont
dit : “N’ayez pas peur, vous êtes nos frères, on
ne cherche que les agents de l’Etat.” Mais je
n’avais pas mes papiers sur moi. Nous étions
une vingtaine de passants dans ce cas. On a
dû attendre vingt minutes les mains posées
contre un mur. Ils laissaient passer ceux qui
présentaient leur carte d’identité. »
Les agents du pouvoir « taghout » (« tyran »)
sont soumis, eux, à un tout autre traitement.
Houcine Mansouri était l’un d’eux. Il était un
adjudant-chef des douanes, un secteur hautement stratégique en cette ville frontalière.
« Dès qu’il a pris connaissance des combats, il
est sorti voir en voiture, accompagné d’un
ami, raconte son frère Ali Mansouri. Ils ont
été arrêtés à un barrage de Daech [acronyme
arabe de l’EI]. Ils avaient un projecteur braqué
sur eux. Un homme avec l’accent libyen lui a
demandé de descendre et de présenter sa carte
d’identité. Houcine ne l’avait pas sur lui. Un
autre homme de Daech, un Tunisien de Ben
Gardane celui-là, l’a reconnu. Mon frère a essayé de fuir mais il a été abattu. »
Dans cette traque aux agents de sécurité,
les assaillants originaires de Ben Gardane, archétypes de ces jeunes Tunisiens partis rejoindre l’EI en Syrie ou en Libye, ont donc
joué un rôle déterminant. Selon Mustapha
Abdel Kébir, le directeur pour le Sud tunisien
de l’Institut arabe des droits de l’homme, « la
centaine d’assaillants comprenaient environ
90 Tunisiens dont une trentaine étaient de
Ben Gardane ».
ÉCHANGE DE COUPS DE FEU
Ces trente-là connaissent la ville par le menu,
ses ruelles, ses personnalités. C’est ainsi
qu’ils sont remontés jusqu’à Abdelaati Abdel
Kébir, le chef de la brigade antiterroriste de
Ben Gardane, un jeune officier de 33 ans à la
brillante carrière. Et sa carrière, c’était principalement de chasser les djihadistes de cette
région où ils transitent en nombre. Abdelaati
Abdel Kébir a été tué au petit matin du 7 mars
près de son domicile. Il fallait vraiment savoir où il habitait, car le lotissement où la famille élargie s’éparpille sur plusieurs maisonnettes est situé à l’orée de la ville.
Un de ses frères montre le mur de ciment
nu où M. Abdel Kébir s’est effondré, le corps
criblé de balles. L’officier s’était réfugié là,
dans la cour de la maison de son oncle, afin
d’échapper à un commando de six hommes
lancés à sa poursuite. Ils avaient surgi à bord
d’une Toyota. Dans l’échange de coups de
feu, M. Abdel Kébir aura eu le temps d’en tuer
deux. Il les connaissait. Ils le connaissaient.
« Il les avait déjà arrêtés, témoigne son frère.
Mais ils avaient ensuite été libérés. Ils sont venus prendre leur revanche. » A Ben Gardane,
l’EI a pu tuer certains « taghout » emblématiques à défaut d’avoir réussi à soulever la population. La « wilaya Tounes » de l’EI a avorté.
Mais ces lendemains du 7 mars sont décidément amers. p
frédéric bobin
(ben gardane, envoyé spécial)
international | 3
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
Les Etats-Unis
frappent « Omar
le Tchétchène »
C’est de son
séjour en prison
qu’« Omar AlTchitchani » date
son engagement
dans l’islam
radical
Cet ex-soldat de l’armée géorgienne
est devenu l’un des plus importants
chefs de guerre de l’Etat islamique
G
énéral de l’armée
noire », « ministre de
la guerre du califat »
et figure iconique de
l’organisation Etat islamique
(EI), « Omar le Tchétchène » est
peut-être mort au début du
mois. Mardi 8 mars, les EtatsUnis ont indiqué l’avoir « probablement » tué le 4, dans le nordest de la Syrie. L’Observatoire syrien des droits de l’homme
(OSDH) a toutefois affirmé mercredi que l’homme avait survécu
à la frappe au cours de laquelle il
aurait été « grièvement blessé ».
Aisément reconnaissable avec
son bonnet noir et sa longue
barbe rousse, Omar Al-Tchitchani
est devenu, en moins de trois ans,
l’un des chefs militaires de l’EI les
plus traqués, au point d’avoir déjà
été donné pour mort à sept reprises, selon des sources kurdes, iraniennes ou tchétchènes.
De son vrai nom Tarkhan Batirachvili, ce djihadiste de 30 ans, fils
d’un chrétien orthodoxe, s’est
converti à l’islam lors d’un séjour
en prison dans son pays natal, la
Géorgie. Né en 1986 dans un village de la vallée du Pankissi, il a
grandi dans cette région frontalière de la Tchétchénie et peuplée
en majorité de Kistines, des descendants de Tchétchènes immigrés au XIXe siècle, dont sa mère,
musulmane, était issue. Lors de la
seconde guerre russo-tchétchène
en 1999, des réfugiés et rebelles
tchétchènes s’y sont établis.
L’école terminée, Omar Al-Tchitchani s’est engagé dans l’armée
géorgienne, avec l’intention
d’embrasser une carrière d’officier. Ce parcours, à l’occasion duquel il s’initie aux armes, au com-
l’émir du Caucase, Aliaskhab Kebekov, tué par les forces spéciales
russes en avril 2015 au Daguestan.
Au sein de l’EI, Omar Al-Tchitchani s’impose rapidement
comme un chef de premier ordre.
Il est nommé dès fin 2013 émir
militaire de la région nord de l’EI
(le territoire syrien) et intègre le
« Majlis Al-Choura », le « comité
central » et organe dirigeant de
l’organisation djihadiste. A l’été
2014, l’offensive généralisée de l’EI
à Mossoul et dans tout le nord de
l’Irak va le propulser au premier
plan, quand il apparaît à la tête des
troupes de l’EI qui occupent et dynamitent les postes de sécurité
irakiens et syriens gardant la frontière entre les deux pays.
bat et au renseignement lors de la
brève guerre russo-géorgienne de
2008, s’interrompt brutalement
quand il est diagnostiqué tuberculeux et démobilisé avec le grade
de sergent. Par la suite, il est condamné en 2010 à trois ans de prison pour détention illégale d’armes puis libéré seize mois plus
tard en raison de sa maladie. De là
date son engagement dans l’islam
radical, comme il l’a lui-même raconté dans une rare interview sur
un site djihadiste, Fi Syria, où il affirmait en russe avoir juré de se
convertir s’il parvenait à sortir
« vivant » de prison.
Troupes de choc
Il rejoint aussitôt des rebelles
tchétchènes installés en Turquie,
pour la plupart issus de l’Emirat
du Caucase, un groupe islamiste
radical qui mène une guérilla en
Tchétchénie, mais aussi dans
d’autres républiques russes caucasiennes comme le Daguestan ou
l’Ingouchie. En février 2016, le
nombre de ces combattants russophones en Syrie avait été évalué à
près de 2 000 par le patron du FSB,
les services de renseignement russes, Alexandre Bortnikov.
La Syrie n’attire pourtant guère
Omar Al-Tchitchani. Il préférerait
rallier le Yémen ou l’Egypte mais
échoue, et finit par rejoindre la Syrie où il prend la tête de bataillons
de combattants de l’Emirat du
Caucase, qui mènent l’assaut
autour d’Alep au côté du Front AlNosra, affilié à Al-Qaida.
Jaïch al-Muhadjirin wa al-Ansar,
« L’Armée des émigrants et partisans », le groupe dont il prend la
tête, sert de troupes de choc et se
spécialise dans des assauts fron-
Une image d’« Omar le Tchétchène » diffusée par les djihadistes d’Al-Itissam Media en 2014. AFP
taux contre les positions gouvernementales syriennes, souvent
pour ouvrir la voie aux combattants d’Al-Nosra. Al-Tchitchani et
ses hommes vont ainsi avoir un
rôle décisif dans la prise, en
août 2013, de la base aérienne de
Managh, au nord d’Alep, un revers
majeur pour le régime de Bachar
Al-Assad. Assiégée pendant près
d’un an par des factions rebelles
qui avaient multiplié des assauts
infructueux, l’installation, d’où décollaient les hélicoptères du régime, tombe après que les commandos caucasiens, précédés par
deux kamikazes au volant de camions piégés, eurent ouvert une
brèche dans les lignes de défense.
Une vidéo de propagande immortalise l’opération : Al-Tchitchani,
qui pose tout sourire au milieu de
ses hommes, fait son entrée dans
le « who’s who » djihadiste.
Mais très vite, le groupe se divise. Les uns choisissent de prêter
allégeance à Abou Bakr Al-Bagdhadi, le chef irakien de l’EI, les
autres refusent. Omar Al-Tchitchani, lui, a choisi. Dans une vidéo longue de trois heures diffusée en août 2014, il justifie son ralliement au califat de l’EI auprès de
Conquérant
La mise en scène ne doit rien au
hasard : Al-Tchitchani, le Géorgeo-Tchétchène, détruit symboliquement une frontière tracée par
les puissances coloniales européennes au sortir de la première
guerre mondiale, selon les termes des accords secrets francobritanniques de Sykes-Picot, et
devient de la sorte un symbole
conquérant de l’utopie transnationale djihadiste.
Il n’oublie pas cependant sa région d’origine. Dans un message
diffusé sur les sites djihadistes le
24 septembre 2014, il promettait
5 millions de dollars à quiconque
tuerait Ramzan Kadyrov, le chef
de la Tchétchénie installé au pouvoir par Vladimir Poutine
en 2007. Selon le site russe spécialisé Le Nœud caucasien, la liste
établie par le chef de guerre de l’EI
comporterait onze autres responsables tchétchènes. Mercredi,
Ramzan Kadyrov, qui avait luimême avancé prématurément la
mort de son ennemi il y a un an,
n’avait toujours pas réagi à l’annonce du Pentagone. p
isabelle mandraud
(moscou, correspondante)
et madjid zerrouky
22 000
POLOGN E
BR ÉSI L
Le Tribunal
constitutionnel rejette
la loi le concernant
Poursuites pénales
requises contre
l’ancien président Lula
Le Tribunal constitutionnel
polonais a jugé, mercredi
9 mars, non conformes à la
Constitution les principales
dispositions de la loi sur son
fonctionnement, adoptée par
la majorité conservatrice et
qui a provoqué une grave
crise légale en Pologne. La loi
du 22 décembre 2015 « … empêche un fonctionnement
honnête et correct de l’organe
constitutionnel qu’est le Tribunal constitutionnel, par une
ingérence dans son indépendance et sa séparation des
autres pouvoirs, violant ainsi
les principes d’un Etat de
droit », a déclaré le juge Andrzej Rzeplinski, le président du
Tribunal. Le gouvernement
conservateur avait déjà prévenu qu’il ne reconnaîtrait
pas cette décision. – (AFP.)
Un procureur de Sao Paulo a
requis, mercredi 9 mars, des
poursuites pénales contre
l’ex-président brésilien Luiz
Inacio Lula da Silva, déjà
soupçonné dans l’enquête
sur le scandale de corruption
Petrobras. « Il s’agit d’une dénonciation pour occultation
de biens et blanchiment d’argent », a affirmé une source
du ministère public de Sao
Paulo. L’enquête porte sur un
triplex à Guaruja, une station
balnéaire, au nom d’une entreprise de construction impliquée dans le scandale
Petrobras et dont Lula et sa
femme, Marisa Leticia, nient
être propriétaires. La demande du parquet de Sao
Paulo a été transmise à un
tribunal local qui devra décider s’il donne suite. – (AFP.)
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fiches de membres de l’EI auraient été récupérées par Sky News
La chaîne d’information britannique Sky News a affirmé, mercredi
9 mars, avoir mis la main sur des documents contenant les noms de
22 000 membres de l’organisation Etat islamique (EI), qu’elle aurait reçus d’un ex-membre de l’EI. Les fichiers contiendraient les noms,
adresses et numéros de téléphone des recrues grâce à des formulaires
remplis par des ressortissants de 55 pays ayant rejoint l’EI. Le ministre
de l’intérieur allemand, Thomas de Maizière, a confirmé l’authenticité
des documents. Jointes par Le Monde, les autorités françaises se sont
refusées à tout commentaire « pour des raisons opérationnelles ».
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4 | international
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
Birmanie: la «Lady» choisit un fidèle pour président
Aung San Suu Kyi, bloquée par la Constitution, a proposé son ancien chauffeur, Htin Kyaw, au poste suprême
LES DATES
rangoun - envoyé spécial
A
ung San Suu Kyi a
nommé, jeudi 10 mars,
son ancien chauffeur
comme candidat à la
présidence de la Birmanie, mais
c’est elle qui sera au volant : Htin
Kyaw, 69 ans, soit un an plus jeune
que la « Lady », est un camarade
d’école de cette dernière et sera à
ses ordres.
Si elle l’a nommé, c’est qu’elle
peut lui faire toute confiance :
comme un article de la Constitution l’empêche d’accéder aux
plus hautes fonctions parce
qu’elle a été mariée à un étranger,
elle a déjà fait savoir qu’elle serait, quoi qu’il en soit, « au-dessus
du président »…
Même si l’on peut se gausser,
pour la forme, de l’ascension fulgurante du « chauffeur-président », Htin Kyaw a un passé plus
complexe et plus riche que cet
homme présenté par certains
médias comme celui qui la conduisait à ses rendez-vous : diplômé d’économie, ancien professeur d’université puis fonctionnaire aux ministères des affaires
étrangères et de l’industrie, Htin
Kyaw est aussi le fils du grand
poète Min Thu Wun.
S’il est devenu le chauffeur de la
« Dame de Rangoun », c’est parce
qu’il était l’un de ses plus fidèles
collaborateurs : il était aussi l’un
des conseillers d’Aung San Suu
Kyi depuis que les ultimes années
en résidence surveillée de cette
dernière avaient pris fin, en
novembre 2010.
Processus électoral complexe
Le processus de sélection du président de la République est complexe : un collège électoral composé de députés et sénateurs,
ainsi qu’un troisième formé de
militaires – qui jouissent d’un
quota de 25 % de sièges réservés à
l’Assemblée nationale et au Sénat – élisent trois candidats à la
présidence. Dans un second
temps, les deux Chambres et les
militaires se réunissent en con-
30 MARS 2011
Le pouvoir passe aux mains du
parti civil USPD, après l’autodissolution de la junte militaire au
pouvoir depuis 1992. Cela marque le début d’une série de réformes et d’ouverture du pays.
1ER AVRIL 2012
Aung San Suu Kyi entre au Parlement à la suite d’élections législatives partielles. Son parti,
la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), compte alors
une trentaine de députés,
sur un total de 440.
8 NOVEMBRE 2015
Htin Kyaw,
ex-chauffeur
d’Aung San
Suu Kyi et
professeur
d’université,
à Naypyidaw,
le 1er février.
La NLD remporte les élections
législatives et obtient une écrasante majorité au Parlement.
Cela lui assure de pouvoir choisir
le nom du futur président.
SOE ZEYA
TUN/REUTERS
grès et élisent le président parmi
les trois candidats choisis précédemment, les deux autres devenant aussitôt vice-présidents. Le
vote final devrait avoir lieu en début de semaine prochaine.
Au vu de l’écrasante victoire de
la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), qui a remporté, en
novembre 2015, 80 % des sièges
en lice dans les deux Chambres,
Htin Kyaw est assuré d’être élu par
ses pairs. La formation des militaires, le Parti pour la solidarité et
le développement de l’Union
(USDP), a lui aussi nommé deux
candidats ; les militaires devraient proposer le leur dans la
journée de jeudi. Mais qu’importe : aucun d’entre eux ne
pourra être élu.
Le choix d’Aung San Suu Kyi
devrait, si tout se passe bien, sur-
« Cela va être
irritant pour elle
de voir tous les
privilèges allant
au président »
KHIN ZAW WIN
commentateur politique
monter l’écueil d’une direction
« bicéphale » : ces derniers jours,
les commentateurs birmans et
des experts étrangers s’inquiétaient de cette perspective
étrange consistant à ce que le président birman, qui dispose de
pouvoirs très étendus, voie son
rôle restreint à celui d’une marionnette dont la marionnettiste
en chef tirerait les ficelles.
D’autant que la « Lady » n’est pas
commode : elle passe pour ambitieuse et accessoirement jalouse
de ses prérogatives.
« Etre présidente par procuration
n’est pas la meilleure des options,
estime Soe Myint Aung, fondateur d’un institut d’études politiques de Rangoun. Aung San Suu
Kyi a démontré ces derniers mois
qu’elle est quelqu’un qui aime gérer tout elle-même dans les moindres détails, que cela soit la collecte
des ordures, la propreté des résidences des futurs députés de la
NLD ou la façon dont elle dirige
avec autorité son parti. »
La difficulté prévisible, sinon
probable, réside dans le fait
qu’elle va devoir, en principe, renoncer à tout pouvoir institutionnel puisque le président est,
de par la Constitution, « celui qui
jouit de la priorité sur toutes les
autres personnes ».
Après tant d’années de lutte,
dont une quinzaine passées en résidence surveillée, la fille du général Aung San, père de l’indépendance de la Birmanie, ne serait
pas indifférente à la pompe des
protocoles, soulignent des analystes de la politique birmane.
« Rôle de marionnettiste »
« La vanité et la fierté d’Aung San
Suu Kyi seront les plus grands obstacles au bon fonctionnement des
choses. Cela va être irritant pour
elle de voir tous les privilèges allant
au président », prédit Khin Zaw
Win, commentateur politique,
lui-même ancien militant et prisonnier politique. « Si elle en fait
trop dans son rôle de marionnettiste, non seulement la Birmanie
deviendra un objet de moquerie,
mais l’institution présidentielle
sera affaiblie et inefficace »,
craint-il.
Pour l’heure, et sans que l’on
puisse préjuger de l’avenir immédiat, les relations de proximité et de confiance entre la présidente par procuration et sa
« créature » devraient permettre
d’éviter les frictions.
Les premières réactions à la nomination au poste de candidat de
Htin Kyaw sont parfois très positives. Comme celle de l’écrivain
Thant Myint-U, petit-fils du célèbre ex-secrétaire général des Nations unies U Thant (1961-1971), qui
a tweeté jeudi : « C’est un choix
exemplaire », s’est-il félicité, insistant sur la personnalité d’« absolue
intégrité » du futur président. p
bruno philip
Le Sénégal tente de récupérer le « magot » de Karim Wade
L’ancien ministre et fils de l’ex-président Abdoulaye Wade purge une peine de six ans de prison pour enrichissement illicite
P
rès d’un an après la
condamnation pour enrichissement illicite de Karim Wade, ex-ministre et fils de
l’ancien président sénégalais Abdoulaye Wade, l’Etat sénégalais se
débat pour démêler l’écheveau de
sociétés offshore et de prête-noms
qui ont permis, selon l’accusation,
au condamné et à ses complices
de détourner plusieurs dizaines
de millions d’euros au détriment
du Sénégal. « La traque est lancée
pour récupérer le magot manquant et nous avons bon espoir que
cela apporte des résultats d’ici six
mois ou un an », a déclaré, mardi
8 mars, Me William Bourdon, l’un
des avocats de l’Etat sénégalais.
Karim Wade, surnommé « le ministre du ciel et de la terre » au
temps de sa splendeur, a été condamné le 23 mars 2015 à six ans
d’emprisonnement et 210 millions d’euros d’amende par une juridiction spéciale, la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI). Il était accusé d’avoir
acquis illégalement 178 millions
d’euros par le biais de montages financiers opaques lorsqu’il était
ministre, cumulant les portefeuilles de la coopération internationale, de l’aménagement du territoire, des transports aériens et
des infrastructures de 2009 à 2012.
Selon l’accusation, son patrimoine comprend des sociétés au
Sénégal et à l’étranger, des comptes bancaires, des propriétés immobilières et des voitures. A ce
jour, cependant, seulement
venant
de choc
« 26 millions d’euros ont été récupérés par l’Etat sénégalais », a détaillé Antoine Diome, l’agent judiciaire du Sénégal.
Une toute petite partie de ce capital remonte clairement jusqu’à
Karim Wade. Tout comme pour le
reste des détournements qui ont
nourri le dossier de la CREI, l’essentiel des montants et montages
financiers impliquent certains de
ses proches, jugés et condamnés
en même temps que lui. « Le retard du Sénégal à tracer la ligne
rouge [entre les avoirs des uns et
des autres] est proportionnel à la
complexité que l’on trouve
aujourd’hui dans un environnement financier globalisé », a expliqué Me Bourdon. « Karim Wade
n’était pas actionnaire direct de ces
« Nous détenons
les preuves
que Karim Wade
a utilisé des
prête-noms »
SIMON NDIAYE
mandataire du Sénégal
sociétés mais nous détenons les
preuves qu’il a utilisé des prêtenoms », a affirmé Simon Ndiaye,
un autre mandataire du Sénégal.
Selon des documents produits
par M. Diome, 24 comptes en banque ouverts à la Julius Baer de Monaco ont notamment été saisis pour un montant d’environ
12 millions d’euros. Un seul d’entre
eux – crédité de 2 millions – était
au nom de Karim Wade. Outre ce
compte, le Sénégal a mis la main
sur un contrat d’assurance-vie au
Luxembourg d’une valeur de
768 000 euros. En France, un appartement acheté 400 000 euros à
crédit a été identifié, ainsi que des
montres de luxe déposées dans un
coffre de la Société générale.
On est loin des centaines de millions évoqués durant le procès.
Mais Félix Sow, le bâtonnier du
barreau de Dakar, rappelle qu’il
existe « de toute façon, un énorme
écart entre son capital et ses revenus légaux déclarés de 2002 à
2012 ». « A l’échelle du PIB sénégalais, on parle de montants très significatifs », ajoute Me Bourdon.
nicolas demorand
le 18/20
mond
15 un jour dans le monde
18:15
19:20 le téléphone sonne
Cette contre-attaque de l’Etat sénégalais intervient un mois après
le dépôt, à Paris, d’une plainte des
défenseurs de Karim Wade pour
« détention arbitraire », une initiative fondée sur un avis du groupe
de travail du Conseil des droits de
l’homme de l’ONU critiquant, non
pas le fond de l’affaire, mais la
durée de la détention préventive
de l’ancien ministre.
La défense de M. Wade dénonce
un procès politique destiné à
écarter un concurrent potentiel.
Aucun autre responsable du
temps du régime corrompu d’Abdoulaye Wade n’a en effet été condamné par la CREI – à l’exception
de l’ancien directeur du cadastre
Tahibou Ndiaye. p
christophe châtelot
avec les chroniques
d’Arnaud Leparmentier
et d’Alain Frachon
dans un jour dans le monde
de 18 :15 à 19 :00
international | 5
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
Buckingham s’emporte
contre le « Sun »
Le Palais a saisi l’organe de régulation de la presse
après la « une » sur le soutien de la reine au « Brexit »
L
a « une » à sensation du quotidien The Sun affirmant,
mercredi 9 mars, « La reine
soutient le Brexit » a provoqué une
réaction exceptionnelle : à peine le
journal paru, le palais de Buckingham a saisi l’instance de régulation de la presse, après avoir qualifié le « scoop » du tabloïd de « ragots fallacieux basés sur des sources anonymes ». Cette riposte
traduit l’ire de la monarchie, dont
l’apolitisme nourrit la popularité
depuis des décennies. « La reine demeure politiquement neutre
comme elle l’est depuis soixantetrois ans », a affirmé un porte-parole du palais. Mais la saisine du
gendarme de la presse, en déclenchant une enquête, va prolonger le
débat sur un sujet miné : le rôle de
la reine dans la campagne du référendum du 23 juin sur le maintien
(« in ») ou la sortie (« out ») de
l’Union européenne (UE).
« Idioties »
Sous la mention « exclusif et explosif », le quotidien le plus lu du
Royaume-Uni affirme qu’en 2011,
lors d’un entretien à Buckingham
Palace avec le très europhile Nick
Clegg, alors vice-premier ministre et chef des libéraux-démocrates, la souveraine aurait affirmé
que « l’Europe allait dans la mauvaise direction ».
La conversation orageuse avec
M. Clegg aurait duré « un certain
temps », rapporte la source, « hautement fiable » mais anonyme, citée par le Sun, qui ajoute : « Les personnes qui ont entendu leur conversation ne pouvaient avoir le moindre doute sur les sentiments de la
reine à l’égard de l’intégration européenne. » Pour étayer sa manchette, le journal rapporte que, lors
d’une autre conversation avec des
députés, Elizabeth II aurait lâché
« d’une façon venimeuse » : « Je ne
comprends pas l’Europe. »
Nick Clegg a réagi vertement à
ces « révélations ». « Ce sont des
Véridiques ou
non, les propos
prêtés à la reine
ont aussitôt
été utilisés par
les protagonistes
du débat sur l’UE
idioties. Je n’ai aucun souvenir
d’une pareille scène et ce n’est pas le
genre de chose que j’aurais
oubliée », a-t-il affirmé sur Twitter.
Plusieurs commentateurs observent que les remarques de la reine
sont plausibles, mais qu’elles se situeraient à une époque où il n’était
nullement question d’un référendum et où le mot « Brexit » n’existait pas. Il se trouve, d’autre part,
que le nouvel organe de régulation
saisi par la reine, l’Independent
Press Standards Organisation
(IPSO), a été créé en 2013 en réaction au scandale des écoutes téléphoniques du News of the World,
l’ex-journal à scandales qui appartenait, comme le Sun, au magnat
australien de la presse Rupert
Murdoch. Mercredi soir, la direction du quotidien a défendu sa
manchette sur la reine, « fondée
sur deux sources irréprochables ».
Véridiques ou non, anachroniques ou pas, les propos prêtés à la
reine ont immédiatement été utilisés par les protagonistes du débat
actuel sur l’UE. « La raison pour laquelle nous chantons avec tant de
cœur “God Save The Queen” est que
nous pensons toujours que [la
reine] est là pour nous protéger de
l’intrusion de l’Europe », a déclaré le
député conservateur eurosceptique Jacob Rees-Mogg. Dans le
camp pro-européen, l’ancien ministre libéral-démocrate Edward
Davey a déclaré à la BBC : « La reine
sait parfaitement qu’une sortie de
l’UE serait le meilleur moyen de détruire le Royaume-Uni, puisque
l’Ecosse voterait ensuite pour son
indépendance. » Michael Gove, actuel ministre de la justice et militant du « out », est montré du doigt
comme la taupe probable du Sun,
ayant été présent à la réception de
2011. Même après la diffusion par
le Sun, à l’été 2015, d’une vidéo des
années 1930 montrant la future
reine faisant le salut nazi, Buckingham n’avait pas porté plainte.
Cette fois, la saisine de l’IPSO se réfère au code de conduite de la
presse prohibant la publication
d’informations « fausses, trompeuses ou déformées ».
« Notre continent »
Le « scoop » revendiqué par le Sun
prend à contre-pied deux usages
solidement établis : la neutralité
de la reine et l’interdiction pour les
politiques – en particulier le premier ministre qu’elle reçoit chaque mercredi – de rapporter des
conversations tenues avec elle.
L’ennui est que ces dogmes souffrent d’exceptions. Quelques jours
avant le référendum de 2014 sur
l’indépendance de l’Ecosse, Elizabeth II avait enjoint aux électeurs
de « penser très sérieusement à
l’avenir », une remarque interprétée comme un soutien au vote
pour le maintien de l’Ecosse dans
le Royaume-Uni. A Berlin, en
juin 2015, elle avait mis en garde
contre « la division de l’Europe » et
parlé de « notre continent », exprimant son attachement à l’UE contrairement à ce que prétend
aujourd’hui le Sun.
Quant au secret des conversations politiques avec la reine, il
avait souffert d’une sérieuse entorse lorsque en septembre 2014,
peu après le rejet de l’indépendance par les Ecossais, David Cameron avait été enregistré à son
insu racontant que la reine avait
« ronronné » de bonheur en apprenant la victoire du « non ». Le premier ministre avait dû présenter
ses excuses pour avoir rapporté involontairement une conversation
privée avec la souveraine. p
philippe bernard
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L’HISTOIRE DU JOUR
A Naples, on achète
bien les votes
ertains se sont fait un peu d’argent de
poche, dimanche 6 mars à Naples, à
l’occasion de la primaire organisée par
le Parti démocrate (PD, centre gauche) pour désigner ses candidats aux élections municipales
de juin. Grâce à une caméra cachée, les journalistes du site Fanpage.it ont pris sur le fait des
élus et des cadres de la formation dirigée par le
président du conseil, Matteo Renzi, en train de
proposer de régler la participation des électeurs à cette consultation (1 euro) ou décupler
l’offre (10 euros) pour acheter leur vote en faveur de Valeria Valente, 39 ans, victorieuse de
ce scrutin avec une avance de 500 voix sur son
adversaire, Antonio Bassolino, 68 ans. Environ
30 000 militants ont pris part au scrutin.
L’achat de votes est une pratique hélas courante en Campanie et dans le sud de l’Italie.
L’écrivain-journaliste Roberto Saviano, auteur
du best-seller Gomorra (Gallimard, 2007), l’a
souvent dénoncé dans ses articles, estimant
que pour une élection locale, le prix d’une voix
se négociait aux alentours de 50 euros. Pour
une primaire, c’est évidement moins cher (la
victoire finale n’est pas assurée) mais efficace.
Dans cinq des soixante-dix-huit bureaux où
les faits ont été avérés, l’écart des suffrages entre Valeria Valente et Antonio Bassolino va du
simple au double.
Ce dernier a déposé un recours pour faire annuler la consultation. La commission du parti
chargée de l’étudier l’a rejeté, mercredi 9 mars,
au motif que sa plainte est arrivée vingt-quatre heures trop tard. Valeria Valente, soutenue
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par Matteo Renzi, a appelé sur Twitter les militants à tourner au plus vite cette page peu reluisante : « A présent, pensons seulement à Naples. » Il n’est pas certain que les plaies cicatrisent aussi vite. Ancien ministre, ancien maire
de la ville devenu ensuite président de la région, Antonio Bassolino représente la vielle
génération que le jeune président du conseil
veut « mettre à la casse ».
Mais les partisans de ce
LES ADVERSAIRES
routier de la politique le
poussent à se présenter
DE MATTEO RENZI
malgré sa défaite…
LE RENDENT
Instruments de légitimation du candidat, les priRESPONSABLE
maires ne sont efficaces
qu’à deux conditions : que
DE LA TAMBOUILLE
personne ne triche et que la
NAPOLITAINE
participation soit forte. Si, à
Naples, la première condition n’est, à l’évidence, pas totalement respectée, à Rome, où une consultation avait lieu le
même jour, c’est la deuxième qui a fait défaut.
Seule la moitié des électeurs qui avaient participé à la précédente consultation, en 2013, s’est
rendue aux urnes pour désigner Roberto Giachetti, 54 ans, soutenu lui aussi par le premier
ministre. Les adversaires du chef du gouvernement ne se privent pas pour le rendre responsable de la tambouille napolitaine et de la désaffection romaine. Moralité : ses deux poulains sont qualifiés, mais leur handicap est plus
lourd que prévu. p
philippe ridet (rome, correspondant)
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0123
VENDREDI 11 MARS 2016
C ATA S T R O P H E N U C L É A I R E
I W AT E
Mer
du Japon
M I YAG I
Ishinomaki
Sendai
Fukushima Daiichi
Fukushima
Aizuwakamatsu
Minamisoma
Odaka
Fukushima
cinq ans après
Koriyama
FU KUSH I M A
Iwaki
JAPON
20 km : zone interdite
30 km : zone de confinement
Tokyo
50 km
Entre zones sinistrées
et villes fantômes,
le nord-est du Japon,
ravagé par le séisme,
le tsunami et la
catastrophe nucléaire
du 11 mars 2011,
se reconstruit
difficilement
REPORTAGE
philippe mesmer
photos : noriko takasugi
pour « le monde »
minamisoma, ishinomaki (japon) -
J’
envoyés spéciaux
ai couru quarante minutes ce
matin. J’ai longé l’océan. Il y avait
du vent. Le ciel changeait vite.
C’était beau. » Marathonien par
passion, Katsunobu Sakurai est
aussi maire de Minamisoma,
ville du département de
Fukushima, dans le nord­est du Japon. Cet
homme à la voix douce mène sa ville par
amour d’une terre qui l’a vu naître en 1956,
comme ses parents éleveurs de bovins et
cultivateurs de riz, et comme tous les Sakurai
du lieu depuis « quinze à vingt générations ».
A l’ouest, Minamisoma est dominée par le
mont Kunimi. A l’est, c’est l’immensité du
Pacifique. Le 11 mars 2011, la bonhomie de
cette ville rurale, vivant de l’agriculture et de
la production de pièces détachées d’automobile, s’est perdue dans le séisme, le tsunami et la catastrophe nucléaire qui ont ravagé le Tohoku, le nord-est du Japon, faisant
15 893 morts et 2 565 disparus.
Minamisoma a perdu 650 de ses habitants.
Sa côte a été ravagée par le tsunami. La fusion
des trois cœurs de la centrale installée au sud
de la ville et les rejets massifs de substances
radioactives ont contraint les autorités à évacuer les habitants dans un rayon de 20 kilomètres autour du site. Le sud de Minamisoma en faisait partie. A l’époque, la peur
avait précipité des milliers d’habitants sur les
routes. La population de la ville avait plongé
de 71 000 à 10 000 âmes.
Cinq ans après, elle s’établit à 55 000, dont
4 000, souvent des personnes âgées et
désœuvrées, habitent dans des « kasetsu
jutaku », des logements provisoires installés
à la hâte à l’été 2011, trop petits et mal isolés. Et
pourtant, M. Sakurai rêve de faire de sa ville
« un nouveau paradis ». Louable ambition,
mais aujourd’hui, malgré les efforts, Minamisoma concentre les problèmes, psychologiques et matériels, des zones sinistrées.
Il faut arpenter les rues désertes d’Odaka
pour mesurer l’ampleur du défi. Ce bourg
occupe le sud de Minamisoma, dans la zone
des 20 kilomètres. Ses 13 000 habitants ont
dû partir. Comme une centaine d’autres villes, dont la moitié dans le département de
Fukushima, Odaka fait l’objet d’importants
travaux de décontamination. Les arbres ont
été élagués, 5 centimètres d’épaisseur de sol
ont été retirés et les bâtiments ont été passés
au Kärcher, avec pour objectif de réduire l’exposition externe annuelle des lieux traités à
1 millisievert (1 msv) – la limite maximale
autorisée sur un an.
L’opération a déjà coûté à Minamisoma
400 milliards de yens (3,2 milliards d’euros).
Elle devrait se terminer d’ici deux ans, malgré les retards dus à la difficulté de trouver
des sites de stockage des sacs de détritus,
dont le poids devrait atteindre 29 millions
de tonnes.
L’ENSEMBLE DES
ZONES SINISTRÉES
COMPTENT ENCORE
174 000 PERSONNES
VIVANT DANS
DES LOGEMENTS
PROVISOIRES
La décontamination a permis d’assouplir
l’accès à Odaka. Les gens ont le droit d’y passer la nuit s’ils veulent récupérer des affaires
ou ranger leur maison. Dans les faits, une certaine tolérance prévaut, et un peu plus de
1 000 personnes, essentiellement âgées là
aussi, sont revenues y vivre. « Tous les services
publics sont restaurés et gratuits à Odaka »,
souligne le maire. Mais les magasins restent
fermés et, le soir tombé, les rues désertes
donnent l’impression d’une ville fantôme.
« DÉFI PASSIONNANT »
Natif du lieu, Tomoyuki Wada veut croire à la
résurrection de sa ville. Cet ingénieur informatique trentenaire a créé une « Odaka Workers’ Base » pour « aider tous ceux qui veulent
développer une activité ici ». Son centre aux
allures de boutique se dresse face à la gare
refaite à neuf mais vide, le trafic ferroviaire
n’ayant pas été relancé. Il offre un accès gra-
tuit à Internet et abrite un atelier de fabrication d’accessoires de mode en verre, parrainé
par le joaillier tokyoïte Hario LWF. Sa société
gère également une supérette, aujourd’hui
seul magasin actif d’Odaka. « Ce point de vente
attire 200 clients par jour, majoritairement des
ouvriers de la décontamination. »
Karin Taira, âgée également d’une trentaine
d’années, a quitté son emploi à Japan Platform, une agence semi-publique d’aide aux
ONG, pour assister M. Wada. « J’ai trouvé le défi
passionnant », avoue-t-elle. Sa présence intrigue. La plupart des jeunes femmes fuient
Fukushima par crainte des radiations, ce qui
« nuit à l’équilibre de la population, déplore le
médecin Tomoyoshi Oikawa, de l’hôpital général de Minamisoma. Cela perturbe même le
fonctionnement de l’hôpital, car beaucoup
d’infirmières refusent de venir travailler ici ».
Karin Taira ne s’inquiète pas. « Cela aurait
été à Namie ou Futaba [villes plus proches de
Le chantier de démantèlement de la centrale prend du retard
une touche d’optimisme, dans un sombre tableau : Tepco, l’entreprise responsable de la centrale
nucléaire de Fukushima, dévastée par le séisme et le
tsunami du 11 mars 2011, semble avoir enfin endigué les rejets d’eau contaminée dans le Pacifique.
Mais elle n’en est qu’au début d’un chantier de démantèlement qui doit s’étaler sur une quarantaine
d’années. « Il y a des avancées indéniables, mais le
plus gros du travail reste à faire », résume Thierry
Charles, directeur général adjoint de l’Institut de
radioprotection et de sûreté nucléaire français.
La gestion des eaux polluées constitue, pour les
10 000 ouvriers qui se relaient parmi les décombres, une bataille permanente. La situation s’améliore puisque, selon Tepco, les écoulements d’eaux
souterraines vers l’océan, qui atteignaient un volume quotidien de 300 m3, ont été réduits à environ
10 m3 par jour. Cela, grâce à un mur de 900 mètres
de long et 35 mètres de haut en bordure de mer,
complété de puits de pompage.
Mais les eaux radioactives continuent de s’accumuler sur le site. Chaque jour, 325 tonnes d’eau
douce sont injectées dans les réacteurs éventrés
pour refroidir leurs cœurs. Après s’être chargées de
radioéléments, elles se répandent dans les parties
basses des bâtiments, où s’infiltrent aussi, quotidiennement, 200 tonnes d’eaux souterraines. Pour
limiter ces infiltrations, Tepco se prépare à geler le
sol autour des réacteurs. Une opération qui a nécessité l’introduction de 1 568 tuyaux à 30 mètres de
profondeur et qui doit encore recevoir le feu vert de
l’Autorité de régulation du nucléaire.
Près de 800 000 tonnes d’eau radioactive
Toute l’eau est pompée et traitée, pour en extraire
les radionucléides (césium, strontium, antimoine…),
à l’exception du tritium. Une partie est ensuite réintroduite dans la boucle de refroidissement, tandis
que le reste est entreposé dans un millier de réservoirs. A ce jour, le stock d’eau partiellement épuré atteint près de 800 000 tonnes qu’il faudra, à terme,
rejeter dans l’océan. Une solution à laquelle s’opposent toujours les pêcheurs de Fukushima. Autre problème : le traitement génère des déchets radioactifs,
qui remplissent déjà près de 3 000 conteneurs.
Le retrait des combustibles des piscines de refroidissement, lui, prend du retard. Il a été réalisé avec
succès, en 2013 et 2014, pour le réacteur 4, mais
repoussé à la fin 2017 pour le réacteur 3, et à l’horizon 2020 pour les réacteurs 1 et 2. « Le niveau d’irradiation dans la partie haute des bâtiments est trop
élevé pour que des personnes puissent intervenir directement, explique Thierry Charles. Tout devra être
fait à distance, avec des grues télécommandées. »
Quant à la récupération des cœurs des réacteurs 1, 2
et 3, elle n’est programmée qu’entre 2020 et 2025. Ce
sera la phase la plus ardue. Il faudra, d’abord, localiser ces cœurs, qui sont entrés en fusion lors de l’accident en formant un « corium » extrêmement
radioactif. Des détecteurs à muons ont confirmé
qu’ils avaient percé les cuves en acier des réacteurs et
s’étaient agrégés à leur socle de béton, le radier.
Où exactement ? Un « robot serpent » a été introduit en avril 2015 dans un tuyau du réacteur 1, mais
ses circuits ont été grillés par les radiations. Tepco a
repoussé à 2017 l’envoi de nouveaux engins de repérage dans les tuyauteries. Une quinzaine de robots
sont déjà utilisés à différentes tâches : recherche de
sources de radiations, décontamination des sols et
des bâtiments, retrait de débris… Des auxiliaires indispensables pour un chantier surhumain. p
pierre le hir et ph. me. (à tokyo)
planète | 7
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
Ci-contre, le bourg
d’Odaka, à Minamisoma,
situé dans la zone
des 20 kilomètres
autour de la centrale
nucléaire qui a dû être
évacuée le 24 février 2011.
la fameuse Jeep Willys américaine réalisés
par son père, ce propriétaire du magasin
d’électronique Panacc détruit par le tsunami
juge la situation désespérante. Il ne sait pas
s’il doit réintégrer son ancien magasin ou se
rapprocher des nouvelles zones résidentielles. Dans les deux cas, les perspectives ne
sont pas bonnes. Il a jusqu’à la fin octobre,
date de sa réinstallation, pour se décider.
« Enfin ! », estime-t-il toutefois, le déménagement ayant été plusieurs fois reporté.
De fait, l’explosion des coûts des matières
premières pour la construction et la pénurie
de main-d’œuvre retardent les travaux. Les
prix de l’immobilier explosent. « Le prix du
tsubo [3,3 m², la mesure de base de l’immobilier au Japon] a quasiment triplé, à
130 000 yens », s’indigne Shinichiro Raku,
agriculteur occupant un logement provisoire
de Minamisoma.
D’après l’agence de la reconstruction, la moitié environ des nouveaux logements étaient
bâtis en mars 2016, et l’objectif reste de finir la
réinstallation des évacués en mars 2019. Or
beaucoup de logements neufs ne trouvent pas
preneur pour des raisons financières.
Ci-dessus,
à Arahama,
un monument
dédié à la déesse
de la miséricorde
a été érigé
en mémoire
des 181 victimes
de Sendai.
A droite :
Tome Tamagawa
et Shizue Inamura,
qui vivent
dans un logement
provisoire,
sont sur le point
de retourner dans
le centre-ville
d’Odaka.
la centrale, totalement interdites d’accès], je
ne l’aurais pas fait », nuance-t-elle. Tomoyuki
Wada non plus ne se fait guère de souci. « Ma
femme et mes enfants reviendront quand
l’école rouvrira », précise-t-il. Ils vivent
aujourd’hui à Aizuwakamatsu, 150 kilomètres plus à l’ouest.
Les progrès restent conditionnés à la levée
définitive de l’interdiction d’accès à Odaka.
Le gouvernement devait le décider en avril,
comme il l’a fait depuis 2014 pour d’autres
villes de la zone des 20 kilomètres. Mais les
habitants craignent de perdre les aides versées, et ils s’inquiètent aussi de la radioactivité dans ces zones.
SITUATION DÉSESPÉRANTE
Les doutes alimentent le désarroi persistant
des populations. Le docteur Oikawa a constaté une multiplication des cas de troubles de
stress post-traumatique. En cause, selon lui,
« le tsunami, mais surtout l’évacuation ». Il déplore également une hausse des dépressions
et des problèmes d’obésité dans une population d’agriculteurs « aujourd’hui prisonnière
de logements provisoires où elle se morfond ».
« Il y a des tensions entre les gens, regrettet-il par ailleurs, notamment sur les différences
de dédommagement. » Les habitants de la
zone des 20 kilomètres reçoivent toujours
100 000 yens (800 euros) par personne et par
mois de Tepco, la compagnie d’électricité de
Tokyo responsable de Fukushima. Ceux de la
zone entre 20 et 30 kilomètres ont été dédommagés pendant six mois. Les autres
n’ont rien. La présence à Minamisoma de
8 000 travailleurs de la décontamination est
également source de conflits.
« L’amertume est trop pesante », regrette
Tokuun Tanaka, prêtre du temple bouddhiste
Doukeiji perché sur une hauteur, au milieu de
cryptomérias centenaires et des tombes de samouraïs qui ont fait la renommée de la région,
mais qui se situent dans la zone des 20 kilomètres. Le problème vient de « la destruction
des communautés ». « Ici, beaucoup de petits
festivals ne sont plus fêtés. Je ressens profondément ce qui a été perdu », confie M. Tanaka.
D’après l’agence de la reconstruction,
3 407 rescapés de la triple catastrophe sont
ENTENTES ILLÉGALES
décédés des conséquences psychologiques
du drame, dans l’ensemble du Tohoku, entre
mars 2011 et la fin septembre 2015 ; 58 % de
ces victimes proviennent du département
de Fukushima.
L’ensemble des zones sinistrées comptent
encore 174 000 personnes dans des logements provisoires. A Ishinomaki, à une centaine de kilomètres au nord de Minamisoma,
le tsunami a fait 4 600 morts et disparus, et
détruit 46 % de la ville. Les bâtiments restés
debout se dressent esseulés au milieu des silhouettes de ceux que la vague a emportés.
Des statues bigarrées de personnages de
manga colorent timidement la ville, rappelant qu’Ishinomaki abrite un musée entièrement consacré à cet art.
La loi interdit désormais d’habiter dans les
zones détruites par le tsunami. Elle y autorise
uniquement les activités commerciales, les
usines ou les magasins. Les habitants sont en
passe d’être relogés dans une vaste zone résidentielle à l’intérieur des terres, autour d’un
immense centre commercial Aeon. De quoi
inquiéter les commerçants de l’ancien centre-ville, aujourd’hui installés dans des préfabriqués à deux pas de la mairie, derrière une
palissade ornée de quelques fresques naïves
déjà défraîchies.
Hidehiro Sato dirige la communauté. Installé dans un bric-à-brac mêlant platine
33 tours, disques de jazz ou encore dessins de
La justice ordonne l’arrêt de réacteurs
Coup dur pour la relance du nucléaire au Japon. Mercredi
9 mars, le tribunal d’Otsu (département de Shiga, centre)
a ordonné l’arrêt immédiat de deux réacteurs de la centrale
de Takahama (département de Fukui). « Des doutes subsistent
sur la protection contre les tsunamis et les plans d’évacuation », précise le jugement rendu en réponse à une plainte de
riverains du lac Biwa, le plus grand du Japon, vivant à moins
de 30 km de la centrale. La décision remet en cause les décisions de l’Autorité de régulation du nucléaire, pour qui les
deux réacteurs respectaient les normes de sûreté « les plus
strictes du monde », adoptées après Fukushima. Le porte-parole du gouvernement, Yoshihide Suga, a affirmé que la
politique nucléaire ne changerait pas. La Compagnie
d’électricité du Kansai, propriétaire du site, a fait appel.
Ci-dessus au centre :
Taro, 19 ans, travailleur
de la décontamination,
vient d’Hokkaido,
attiré par un bon
salaire, mais inquiet
du niveau de
radioactivité.
En bas, Karin Taira
a quitté son emploi
à Japan Platform
pour travailler dans
un bureau d’Odaka.
Quel avenir économique pour la région ?
« Les progrès sont réels et se poursuivent sans
relâche », affirme le ministre de la reconstruction, Tsuyoshi Takagi. D’après les chiffres
officiels, les infrastructures sont quasiment
terminées, de même que 90 % des écoles et
des établissements médicaux. L’essentiel des
travaux devrait être fini d’ici à 2020.
Pour l’instant, le Tohoku reste un vaste
chantier, qui n’est pas à l’abri des dérives. En
janvier, les sièges des compagnies de BTP
Maeda Road, Nippon Road ou encore Taisei
Rotec ont été perquisitionnés pour des soupçons d’ententes illégales sur les travaux routiers du Tohoku. « Les géants de la construction touchent l’argent de la reconstruction, qui
finit dans leurs coffres à Tokyo », regrette
M. Sakurai, le maire de Minamisoma.
Une fois la reconstruction terminée, les
milliers d’ouvriers et de techniciens partiront pour de nouveaux grands projets, sans
doute les Jeux olympiques de Tokyo de 2020.
Quelle activité prendra le relais ? Le gouvernement accorde des aides pour faciliter l’installation des entreprises. Mais le coût devenu
exorbitant des terrains et des travaux reste
dissuasif. En outre, les jeunes désertent une
région qui connaissait déjà un vieillissement
accéléré avant la catastrophe. « A Ishinomaki,
note Hiroyuki Takeuchi, rédacteur en chef du
quotidien local Ishinomaki Hibi, 25 % de la population avait plus de 65 ans avant 2011.
Aujourd’hui, la part est de 30 %. »
Les activités traditionnelles, liées à la pêche
ou à l’agriculture, peinent à redémarrer. Certaines municipalités tablent sur de grands
projets. Kamaishi, dans le département
d’Iwate, plus au nord, fait partie des villes
hôtes de la Coupe du monde de rugby de
2019. Un stade doit y être construit.
Toutes les villes n’ont pas les mêmes possibilités. « Le problème est très lié à l’image,
souligne Satoru Iioka, dirigeant d’entreprise
de Sendai, la capitale économique du
Tohoku. Pour les départements de Miyagi et
Iwate, il y a de l’espoir, mais Fukushima reste
assimilé à la centrale et à la catastrophe nucléaire. La relance économique s’annonce
encore plus difficile. » p
8 | france
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
R É F O R M E D U C O D E D U T R AVA I L
Hollande
veut éviter
la rupture avec
la jeunesse
Le chef de l’Etat redoute un
renforcement de la mobilisation
dans les lycées et les universités
L
a « priorité à la jeunesse ».
Le candidat Hollande,
pendant la campagne
présidentielle de 2012,
était persuadé d’avoir déniché là
un thème électoral susceptible de
fédérer les générations. Comme,
avant lui, Jacques Chirac et sa
« fracture sociale » en 1995, ou
Nicolas Sarkozy avec son « travailler plus pour gagner plus »
en 2007. Mais quatre ans d’exercice du pouvoir plus tard, la « jeunesse », à son tour, se dérobe à lui.
Alors que, selon les syndicats,
400 000 à 500 000 manifestants
ont défilé dans tout le pays, mercredi 9 mars, contre le projet de réforme du code du travail, la mobilisation parallèle des organisations
de jeunesse dessine un inquiétant
scénario pour le président. Une
centaine de lycées selon l’UNL, l’un
des principaux syndicats de lycéens, et dix de moins selon le ministère de l’éducation, ont fait l’objet de blocages, dont une quarantaine en Ile-de-France. Quelque
100 000 lycéens et étudiants, selon
l’UNEF, auraient défilé. « Hollande,
t’es foutu, la jeunesse est dans la
rue », a-t-on scandé place de la
République à Paris, où plusieurs
milliers de lycéens et étudiants
s’étaient réunis.
Si l’on apprécie diversement,
dans le sillage du pouvoir, l’exact
degré de mobilisation, personne
ne conteste le risque de radicalisa­
tion d’organisations lycéennes et
étudiantes évoluant traditionnel­
lement dans l’orbite du PS, ni ce­
lui d’une dynamique exponen­
tielle. « Ce n’est qu’un début, mais
c’est un début », convient Thierry
Mandon, secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur.
« C’est moins important que
prévu, ce qui ne veut pas dire que
ça ne va pas monter en puissance », diagnostique un proche
de François Hollande. D’autres,
comme cet ancien ministre, se
veulent beaucoup plus catastrophistes : « Si l’on compare ce mouvement aux précédentes éditions,
on est déjà parti sur des bases élevées. Et la mobilisation de la semaine prochaine sera plus importante encore », en référence à celle
du jeudi 17 mars à laquelle appelle
l’UNEF.
Sur la ligne de crête, ou le fil du
rasoir. Voilà qui incite l’Elysée à la
plus extrême prudence : « On ne
se livrera pas à une comptabilité.
Quoi qu’il arrive, on respectera la
mobilisation », y commente-t-on.
François Hollande, de fait, avance
désormais à pas comptés. « Je
pense que nous pouvons éviter les
ruptures », avait-il indiqué à la
veille de la mobilisation, depuis le
sommet franco-italien de Venise.
Mercredi matin, au conseil des
ministres, il a exhorté ceux-ci à
« respecter, écouter, entendre » :
« Ce qu’il faut faire, c’est concerter,
dialoguer pour améliorer l’avantprojet », a expliqué le président.
Une ligne éminemment compréhensive, donc, peu après relayée
par le porte-parole du gouvernement : « Les jeunes se mobilisent, ils
revendiquent, ils s’expriment, ça me
parait tout à fait légitime », a posé
Stéphane Le Foll, avant de démentir toute ressemblance avec le projet de contrat première embauche
(CPE), qui avait échoué sous la présidence de Jacques Chirac.
Une fracture supplémentaire
Le projet de réforme du code du
travail porté par Myriam
El Khomri ne vise certes pas uniquement la jeunesse, ni ne porte
sur l’enseignement. Mais le président, outre qu’il semble là en
passe de rompre symboliquement
avec l’engagement ultime de son
pacte présidentiel de 2012, connaît
trop son histoire politique pour
l’ignorer : la colère de la jeunesse
peut se révéler fatale à un gouvernement. Comme elle le fut pour
celui de Jacques Chirac en 1986 sur
la loi Devaquet, celui d’Edouard
Balladur en 1994 sur le contrat
d’insertion professionnelle (CIP)
ou encore celui de Dominique de
Villepin en 2005 sur le CPE. Tous
avaient dû reculer. Et les premiers
ministres socialistes Michel
Rocard et Lionel Jospin, respectivement en 1990 et en 2000,
eurent eux aussi à l’essuyer.
L’Elysée dément tout abandon
de sa promesse : « Le président estime qu’il a déjà beaucoup fait
pour la jeunesse, dans l’éducation,
l’enseignement supérieur, les
bourses, l’emploi, la COP21, le logement, mais qu’on peut toujours
faire plus. Au-delà de la loi sur le
travail, la jeunesse exprime un besoin de considération, de reconnaissance, d’écoute. Le président
continuera à chercher les mots et
les actes pour y répondre. » La présidence ne prévoit pourtant
nulle rencontre avec les organisations de jeunesse. Le chef de
l’Etat a la ferme intention de laisser le premier ministre – qui reçoit, vendredi 11 mars, les organisations de jeunesse – et le gouvernement en première ligne.
François Hollande conserve
sans doute un souvenir cuisant de
Le président
connaît trop son
histoire politique
pour l’ignorer :
la colère
des jeunes peut
se révéler fatale à
un gouvernement
l’affaire Leonarda. En octobre 2013,
il avait déjà essuyé un embryon de
mobilisation lycéenne après l’interpellation en pleine sortie scolaire de Leonarda Dibrani, une
jeune Rom originaire du Kosovo. Il
s’était alors fort imprudemment
exposé en tentant une impossible
synthèse entre « fermeté » et « humanité ». A l’époque, Manuel Valls,
alors ministre de l’intérieur, avait
fait pression pour une ligne sans
concession, alimentant, déjà, le
courroux de l’aile gauche du gouvernement et de la majorité. Il est
aujourd’hui clairement désigné, à
Sofiane, 24 ans : « Une jeunesse attristée de l’avenir, il n’y a rien de plus grave »
« nous, on était de la fête en 2012,
place de la Bastille, au soir de l’élection de
François Hollande… » C’est avec une
amertume non feinte que Sofiane, Julie
et Ombeline, 24 ans pour les deux premiers, 25 ans pour la troisième, reviennent sur ce « souvenir ». S’ils se sont réunis à Paris, place de la République mercredi 9 mars, c’est certes pour manifester
leur opposition au projet de « loi travail ».
Mais pour tous les trois, celle-ci n’est que
la « goutte d’eau ». « C’est bien une déception, plus globale, à l’égard de la gauche
qui s’exprime dans les cortèges », explique
Sofiane. « Et derrière, c’est un tsunami qui
se prépare, le coupe Ombeline. Je ne comprends pas ce que ce gouvernement a
dans la tête, en se mettant à dos son électorat à un an de la présidentielle… » A ses
côtés, Julie acquiesce. « En réalité, on s’est
très vite rendu compte que la gauche
n’était pas vraiment au pouvoir, affirme,
très critique, la jeune femme. C’est visible
avec la politique socio-économique
qu’elle mène, mais aussi dans les mesures
sécuritaires. Après les attentats, on s’est
vraiment pris une claque… »
C’est aussi sur le plan des valeurs que
Léa, Dylan, Ludo et Antoine, entre 17 et
18 ans, venus de Meaux pour exprimer
leur inquiétude quant au devenir des apprentis – deux d’entre eux le sont en pâtisserie – se sentent trahis. « On ne se retrouve même pas dans le débat d’idées »,
fait valoir Ludo. « Comment se sentir
de gauche quand le gouvernement défend l’état d’urgence, les perquisitions, la
déchéance de nationalité ? » interroge
Antoine.
Plus jeunes, Etienne et Louis, 15 et
16 ans, ne mâchent pas leurs mots. « On a
le sentiment qu’on se fout de nous,
lâchent-ils. La jeunesse, ça représente
quoi pour la gauche aujourd’hui ? Quand
on entend Macron dire que c’est plus dur
d’être patron que salarié, on peut douter… » Car pour ces deux élèves du lycée
Hélène-Boucher (Paris 20e), la « priorité
jeunesse » n’a pas d’autre réalité que
l’âge, relativement bas, de certains
ministres : Emmanuel Macron, Myriam
El Khomri ou Najat Vallaud-Belkacem.
« On en a ras le bol de croire en rien »
Pour la plupart des jeunes rencontrés
mercredi, la couleur du bulletin qu’ils
mettront dans les urnes, lorsqu’ils en
auront l’âge, est déjà posée. « On votera
pour un gouvernement plus dynamique,
reprennent les deux garçons, et ce même
s’il est de centre ou de centre droit, bien
qu’on soit foncièrement de gauche. »
Claire, Victor et Brian, tous trois en ter-
minale professionnelle au lycée Dorian
(Paris 11e), auront, eux, déjà l’âge de voter
lors de la présidentielle de 2017. Et ils ne
cachent pas leur inquiétude. « Etre de
droite ou de gauche, est-ce que ça veut encore dire quelque chose ?, interrogent-ils.
Hollande nous a fait plus de promesses
que Sarkozy et, au final, on a le sentiment
qu’il les a moins tenues… »
« On en a ras le bol de croire en rien, d’être
déçus de tout ce que le gouvernement – celui-ci et les précédents – nous propose »,
lâche Guillaume, étudiant à Paris-I. Pour
Sofiane, la déception le dispute, encore, à
l’envie d’y croire : « Une jeunesse attristée
de l’avenir, il n’y a rien de plus grave, assure
ce jeune salarié. Et en même temps, si on
est là aujourd’hui, c’est bien pour défendre
un modèle de société… de gauche. » p
mattea battaglia
et séverin graveleau
nouveau, comme le responsable
de cette fracture supplémentaire.
Un député PS, déçu sans avoir encore basculé chez les frondeurs,
s’en désole : « On a tenu promesse
sur l’éducation, sur les moyens donnés à l’école, sur les créations de
postes. Mais dans la jeunesse politisée à gauche, on paie toujours
l’abandon du droit de vote des
étrangers ou du récépissé sur les
contrôles de police, on paie la déchéance de nationalité. En gros,
toute la politique sécuritaire de
Valls. » L’ancien ministre de l’éducation nationale Benoît Hamon,
qui s’affirme « totalement solidaire
des manifestants », y voit même un
tournant : « C’est un gros grain de
sable dans le scénario de ceux qui
expliquent qu’ils incarnent la modernité face au conservatisme. Tout
ce discours s’effondre devant la mobilisation sur Internet et dans la rue
d’une jeunesse active. »
La compassion hollandaise ou la
fermeté vallsienne : laquelle des
lignes l’emportera ? Analyse d’un
ministre : « Cette journée ne
change pas radicalement les termes du débat. En revanche, la position consistant à dire qu’on peut
amender mais qu’on ne retire rien
me semble totalement fragilisée.
Le retrait partiel du dispositif est
inéluctable. » Un député de l’aile
gauche en est également persuadé : « Ce quinquennat ne peut
pas s’achever sur un divorce politique et physique avec la jeunesse.
Ce serait un suicide politique. » p
david revault d'allonnes
france | 9
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
Etudiants et lycéens
préparent la suite
Une nouvelle journée d’action est prévue
le 17 mars, avant une mobilisation le 31 mars
E
Dans le cortège
parisien contre
le projet de loi
El Khomri,
mercredi 9 mars.
En haut :
Emma, 17 ans,
lycéenne.
Eric, 40 ans,
chômeur.
Justine, 17 ans,
lycéenne.
Ci-contre :
Thomas, 35 ans,
musicien.
Lydie, 72 ans,
artiste.
Alvind, 18 ans,
lycéen.
OLIVIER LABAN-MATTEI/MYOP
POUR « LE MONDE »
Des ratés de com sur un projet phare
Depuis le 17 février, l’exécutif enchaîne les erreurs pour défendre ce texte controversé
ANALYSE
C
ertes, le pouvoir socialiste
ne s’est pas distingué de­
puis 2012 par une gestion
maîtrisée de sa communication.
Mais rarement le gouvernement
aura enchaîné autant d’erreurs
que ces dernières semaines dans
la promotion de sa réforme du
droit du travail. François Hollande
et Manuel Valls avaient pourtant
cherché à préparer le terrain en
amont, avec plusieurs rapports
d’experts, comme celui du conseiller d’Etat Jean-Denis Combrexelle ou celui des juristes
Robert Badinter et Antoine LyonCaen. Mais depuis la fuite dans la
presse de l’avant-projet de loi
transmis au Conseil d’Etat, le 17 février, tout s’est déréglé. « Notre
communication est catastrophique », fulmine-t-on même au ministère du travail.
A commencer par la gestion du
calendrier. Le gouvernement
donne l’impression avec cette
semaine tardive de consultation
des partenaires sociaux et de la
majorité de les avoir oubliés dans
l’élaboration du texte. « On fait
maintenant ce qu’on aurait dû faire
au départ : parler aux syndicats et
La menace du
recours au 49-3
a été mal vécue
par nombre de
parlementaires
au PS », regrette un ministre proche de François Hollande. En réalité, des discussions avaient eu lieu
en amont sur la majeure partie du
projet de loi. Mais les mesures introduites au dernier moment par
le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, notamment celles
sur le licenciement économique et
les barèmes prud’homaux, n’ont
fait l’objet d’aucune concertation.
Ce qui amène ces derniers jours
le gouvernement à communiquer sur l’idée d’une confusion
initiale. « Il y a eu des arbitrages
qui ont été rendus tardivement et
qui ont fait que le texte qui s’est retrouvé dans la presse n’était pas la
réalité du texte », a expliqué
Myriam El Khomri à l’Assemblée
nationale, alors que la plupart des
médias se sont appuyés sur la version transmise au Conseil d’Etat.
De même, selon Jean-Marie
Le Guen, cette mouture du texte
était à prendre avec des pincettes.
« C’était une version brute de décoffrage », a expliqué le secrétaire
d’Etat chargé des relations avec le
Parlement, lundi 7 mars. Outre la
curieuse conception du circuit législatif qui consiste à transmettre
un brouillon au Conseil d’Etat, les
éléments de langage choisis montrent un changement de stratégie.
Le gouvernement privilégie désormais la souplesse après avoir
voulu faire preuve de fermeté.
Cafouillages originels
Car, et c’est là le faux pas le plus
préjudiciable, l’exécutif a laissé entendre qu’il était prêt à faire usage
du 49-3, dès les premières fuites
sur le texte, sans attendre que les
discussions commencent. Dans
un entretien aux Echos, Myriam El
Khomri avait en effet répondu :
« Avec le premier ministre, nous
voulons convaincre les parlementaires de l’ambition de ce projet de
loi. Mais nous prendrons nos responsabilités. » La phrase, qui ne figurait pas dans la version initiale
de l’entretien, a été ajoutée par Matignon. La menace a été mal vécue
par nombre de parlementaires,
qui n’ont pas apprécié de se voir
potentiellement écartés du débat.
Depuis ces cafouillages originels, le gouvernement semble
enchaîner les mauvais choix de
communication. Fin février, le
lancement du compte Twitter
@loitravail, censé faire la pédagogie de la réforme, a surtout livré
un florilège de ce que peut être
une mauvaise utilisation des
codes des réseaux sociaux. Ses
premiers messages, au ton infantilisant, ont provoqué une flopée
de réactions négatives.
Ces derniers jours, le gouvernement a finalement choisi d’axer
ses déclarations sur la jeunesse, assurant qu’elle serait la première
bénéficiaire de la réforme. Pourtant, depuis l’entrée dans la contestation des organisations étudiantes et lycéennes, le gouvernement ne les a absolument pas
associées aux discussions. Aucun
syndicat, pas même l’UNEF, réputée proche du PS, n’a eu jusque-là
de contact avec l’Elysée, Matignon,
ou bien le ministère du travail. Ultime erreur de communication : le
président François Hollande, dont
on dit que la plus grande crainte
est une mobilisation de la jeunesse, semble avoir oublié de
s’adresser directement à elle. p
nicolas chapuis
lles n’ont pas crié victoire,
mais ont salué, dans ce
« premier tour de chauffe »,
un net succès : mercredi 9 mars, la
vingtaine d’organisations de jeunesse qui appelaient lycéens et
étudiants à se mobiliser n’ont pas
caché leur satisfaction. Côté lycéens, on a comptabilisé une centaine d’établissements bloqués
dans toute la France. Côté étudiants, l’estimation d’au moins
100 000 jeunes mobilisés sur l’ensemble du territoire semble faire
l’unanimité.
Au total, les manifestations contre l’avant-projet de loi El Khomri
ont réuni 224 000 personnes dans
toute la France, selon le ministère
de l’intérieur – jusqu’à 450 000, selon la CGT. Une affluence non négligeable, alors que la mobilisation s’était largement improvisée
quelques jours plus tôt, sur fond
de divisions syndicales. A Paris, le
cortège a rassemblé de 30 000 à
100 000 manifestants, selon les
sources, mais des manifestations
d’ampleur ont aussi eu lieu dans
de nombreuses villes comme Toulouse, Bordeaux et Nantes.
Est-ce le début de ce mouvement
de jeunesse que redoute le gouvernement, à quinze mois de la présidentielle ? Il y a dix ans, les premières manifestations contre le contrat première embauche (CPE), le
7 février 2006, avaient réuni un
peu plus de 200 000 manifestants, avant de gagner en intensité
et d’aboutir au retrait du projet. « Il
ne faut pas être dans la nostalgie,
fait valoir William Martinet, président de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF). La mobilisation en ligne, en réunissant des
centaines de milliers de contestataires, a sans doute joué un rôle très
important. Chaque génération invente et décide de la façon de faire
sa mobilisation. »
Convergence des luttes
C’est ce qui transparaissait dans
les cortèges, mercredi. Une mobilisation dépassant les conflits de
génération, allant au-delà des
frontières syndicales traditionnelles, se vivant comme plus spontanée, moins « encartée », moins formelle. Au sein des cortèges
comme lors des assemblées générales organisées, depuis lundi,
dans la plupart des universités, la
convergence des luttes (entre étudiants et salariés) s’est imposée
comme un leitmotiv. Et ce plus tôt,
sans doute, que dans les précédentes mobilisations, relèvent les observateurs du syndicalisme.
« On est là pour rendre visible un
mouvement citoyen plus large que
la jeunesse », témoignait, à Paris,
Alex, 28 ans, l’un des initiateurs
sur les réseaux sociaux de l’appel
du 9 mars. Les méthodes employées par ce collectif – même s’il
récuse cette appellation – bousculent les codes des manifestations.
Mercredi, ses membres se sont
cotisés pour faire venir, place de la
République, une grue afin de prendre en photo la « fresque humaine » dessinant sur le sol leur
slogan « On vaut mieux que ça ».
Un « happening » censé marquer
les esprits mais aussi laisser une
trace, virale, sur Internet et nourrir encore la mobilisation.
Dans les cortèges, peu de drapeaux aux couleurs des organisa-
« La mobilisation
politique se fait,
aujourd’hui,
loin des partis »
SAM
21 ans, étudiant
tions étudiantes UNEF, UNL
(Union nationale lycéenne), FIDL
(Fédération indépendante et démocratique lycéenne) ; peu de
banderoles au nom de tel lycée, de
telle université. « La mobilisation
politique se fait, aujourd’hui, loin
des partis », soutenait Sam, 21 ans,
se présentant comme « étudiant
sur Internet », croisé avant le défilé
parisien. « On n’est pas obligé de
rejoindre une idéologie en particulier pour se mobiliser », rappelait-il. Consigne avait d’ailleurs
été donnée, dans certaines « AG »,
de mettre de côté les appartenances syndicales.
Au jour le jour
Les organisations étudiantes et lycéennes, qui continuent d’appeler
au retrait du projet de « loi travail »,
ont déjà annoncé une nouvelle
journée d’action le 17 mars. Mais la
mobilisation dépasse déjà les syndicats. Alors que l’UNEF n’appelle
pas au blocage des facs, ce mode
d’action a été mis en débat – et
soumis une première fois au vote –
dans la plupart des universités.
Paris-I Panthéon-Sorbonne l’a
déjà acté, à compter du 10 mars.
D’autres pourraient suivre.
Samedi 12, l’intersyndicale
« réformiste » FAGE-SGEN-CFDTUNSA, qui n’appelait pas à manifester mercredi, prévoit des rassemblements sur tout le territoire,
dans l’attente de la restitution,
deux jours plus tard, de la concertation sur la « loi travail ». « Si Manuel Valls arrive sans retirer les mesures facilitant le licenciement économique, réduisant les indemnités
de licenciement ou les mesures sur
l’organisation des horaires de travail, ce sera une provocation, prévient Alexandre Leroy, président
de la Fédération des associations
générales étudiantes (FAGE). Le
gouvernement se mettrait à dos
tous les jeunes. »
Côté lycées, impossible de prévoir le maintien – voire l’amplification – des blocages qui se décident
le plus souvent au jour le jour dans
chaque établissement. La FIDL, qui
ne les soutient pas, prévoit une
journée d’information dans les lycées, mardi 15 mars, préalable à
celle du 17 aux côtés des étudiants.
Au-delà des détails du calendrier,
pour tous les jeunes engagés, l’objectif est le même : faire monter la
contestation avec la grande journée de mobilisation programmée
par la CGT, FO, FSU, Solidaires,
UNEF, UNL et FIDL le 31 mars. p
mattea battaglia,
adrien de tricornot
et séverin graveleau
- CESSATIONS DE GARANTIE
LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET
D’APPLICATION N° 72-678 DU 20
JUILLET 1972 - ARTICLES 44
QBE FRANCE, sis Cœur Défense – Tour
A – 110 esplanade du Général de Gaulle
– 92931 LA DEFENSE CEDEX (RCS
NANTERRE 414 108 708), succursale
de QBE Insurance (Europe) Limited,
Plantation Place dont le siège social est à
30 Fenchurch Street, London EC3M 3BD,
fait savoir que la garantie financière dont
bénéficiait:
M. Robert DU PARC
19 Bd de Brosses
21000 DIJON
SIREN : 331 447 920
depuis le 1er janvier 2004 pour ses activités
de : TRANSACTIONS SUR IMMEUBLE
ET FONDS DE COMMERCE cessera
de porter effet trois jours francs après
publication du présent avis. Les créances
éventuelles se rapportant à ces opérations
devront être produites dans les trois mois
de cette insertion à l’adresse de l’Etablissement garant sis Cœur Défense – Tour
A – 110 esplanade du Général de Gaulle
– 92931 LA DEFENSE CEDEX. Il est précisé qu’il s’agit de créances éventuelles et
que le présent avis ne préjuge en rien du
paiement ou du non-paiement des sommes
dues et ne peut en aucune façon mettre en
cause la solvabilité ou l’honorabilité de M.
Robert DU PARC.
10 | france
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VENDREDI 11 MARS 2016
R É F O R M E D U C O D E D U T R AVA I L
Le gouvernement essaie d’amadouer la CFDT
Myriam El Khomri a admis jeudi que la possibilité d’une taxation des CDD était « sur la table »
P
our désamorcer le mé­
contentement contre sa
réforme du droit du tra­
vail, le gouvernement ré­
fléchit à des mesures qui permettraient d’obtenir le ralliement des
syndicats dits « réformistes », CFDT
en tête. L’une des pistes à l’étude
consisterait à taxer plus sévèrement les contrats à durée déterminée (CDD) très courts, dont le
nombre a explosé au cours des
dernières années. « Cette question
est sur la table », a reconnu, jeudi
10 mars sur France Info, la ministre de l’emploi, Myriam El Khomri.
Cette hypothèse correspond précisément à l’une des demandes
formulées par le secrétaire général
de la CFDT, Laurent Berger. « On
peut (…) imaginer que les contrats
courts soient davantage taxés afin
que les contrats longs soient encouragés, a-t-il expliqué, mercredi,
lors de l’émission « Questions
d’info » sur LCP, en partenariat
avec Le Monde, l’AFP et France Info.
C’est ce qu’on appelle la cotisation
La centrale
est hostile
à plusieurs
dispositions
du texte, mais
elle en approuve
d’autres
dégressive. » La centrale cédétiste
est hostile à plusieurs dispositions
inscrites dans le texte (indemnités
prud’homales plafonnées, assouplissement des règles sur les licenciements économiques), mais elle
en approuve d’autres et partage sa
philosophie générale – valoriser la
négociation collective en faisant
des entreprises un échelon privilégié pour définir les normes sociales. Elle pourrait donc finalement dire « oui » à l’avant-projet
de loi et retirer, du même coup,
une épine dans le pied de Manuel
La CGT en quête
d’un leadership
A l’approche du congrès de la centrale,
Philippe Martinez veut ressouder ses troupes
P
hilippe Martinez ne pouvait rêver pareille aubaine
à six semaines du congrès
de la CGT, du 18 au 22 avril, à Marseille. L’avant-projet de loi sur la
réforme du code du travail tombe
à pic pour le requinquer. Il lui permet de faire coup triple : cimenter
l’unité d’une centrale en crise ; afficher sa fidélité à l’unité d’action
avec les autres syndicats ; justifier
la ligne radicale qu’il a accentuée
depuis son élection, le 3 février
2015, au poste de secrétaire général. Mercredi 9 mars, M. Martinez
s’est réjoui d’une mobilisation
« de bon augure pour la suite ».
Dès le 19 février, la CGT a vu dans
le texte de Myriam El Khomri « un
recul historique des droits pour les
salariés ». Sur le slogan rassembleur de la halte à « la casse du code
du travail », M. Martinez a entraîné
toute la CGT des plus radicaux à
ceux qui se réclament du réformisme. Ces derniers se sont abstenus de relever les points qu’ils jugeaient positifs, comme l’ébauche
du compte personnel d’activité.
L’article 25 du projet évoque « les
modalités d’exercice par le salarié
de son droit à la déconnexion dans
l’utilisation des outils numériques
en vue d’assurer le respect des
temps de repos et de congés ». Une
ouverture en direction du « droit à
la déconnexion » revendiquée par
l’Union générale des ingénieurs,
cadres et techniciens (UGICT).
Pourtant, l’organisation de cadres,
proche du PCF, s’est alignée derrière le mot d’ordre de retrait.
M. Martinez a été très irrité par
le succès de la pétition « Loi travail
non merci ». Il a refusé de la signer
et de mettre un lien sur le site de la
CGT, ce qui n’a pas empêché à la
base un certain nombre de syndicats de le faire. Mais, alors qu’il
s’abstient de toute critique de la
CFDT, il a joué la carte de l’unité
d’action, invitant tous les autres
Philippe Martinez
veut justifier
son opposition
au gouvernement
avant les
élections
professionnelles
syndicats, le 23 février, à son siège.
Lors de cette réunion, il n’a pas été
question du retrait de la « loi travail », et la CGT n’a pas insisté
pour rallier ses partenaires à la
mobilisation qu’elle avait déjà
programmée pour le 31 mars. La
déclaration commune signée par
six syndicats (CGT, CFDT, CFECGC, UNSA, FSU, Solidaires) et des
organisations de jeunesse est plutôt mesurée. Les six organisations
« conviennent de travailler ensemble sur la construction de droits
nouveaux » et se disent « disponibles pour engager le dialogue ».
La CGT à la tête de la contestation
Pour rassurer ses « durs » qui
auraient pu voir dans cette déclaration un coup de mou, la CGT envoie, le 24 février, une note à ses
organisations pour souligner « la
dangerosité » de la « loi travail » :
« Même si chaque organisation
porte une appréciation différente
sur le contenu du projet de loi, indique-t-elle, tous les participants ont
acté la dégradation économique et
sociale du pays. Toutes s’accordent
également sur le mécontentement
et la colère grandissante des salariés face à l’absence de perspectives. » Le 3 mars, elle réclame, avec
FO, la FSU, Solidaires, l’UNEF,
l’UNL et la FIDL, le retrait de la « loi
travail ». Le 7 mars, lors de sa rencontre avec Manuel Valls, la CGT
joue aussi la carte des propositions en présentant au premier
ministre son projet de « code du
travail du XXIe siècle », destiné à
lutter, avec la semaine de 32 heures, « contre l’explosion de la précarité et la dégradation de la vie au
travail ». « Des désaccords avec
P. Martinez (CGT) mais aussi des
points où nos échanges peuvent
permettre d’avancer », tweete
M. Valls à l’issue de l’entretien.
En se plaçant en tête de la contestation, M. Martinez veut réaffirmer le leadership de la CGT, menacé dans les élections professionnelles, et justifier son opposition frontale au gouvernement.
Cela le conduit à mettre de plus en
plus souvent le signe égal entre
François Hollande et Nicolas
Sarkozy et à ne plus craindre de
s’afficher, comme le 9 mars, aux
côtés du PCF. Autant d’éléments
qui devraient lui assurer une réélection tranquille à Marseille. p
michel noblecourt
Valls, sous réserve que certains articles soient réécrits et que des
mesures soient prises dans l’intérêt des salariés – parmi lesquelles
le relèvement des prélèvements
sur les CDD brefs.
« Des questions légitimes »
« Ce point-là n’est pas tranché »,
indique une source au sein de
l’exécutif. Il l’est d’autant moins
qu’initialement, cette idée avait
émergé dans le cadre des négociations sur la convention relative à l’assurance-chômage
(Unedic), engagées le 22 février
par les organisations d’employeurs et de salariés. Plusieurs
syndicats la défendent pour dissuader les entreprises, qui abusent des CDD courts, à agir de la
sorte. La CFDT prône une « surcotisation » dont le niveau varierait
en fonction de la durée du contrat. FO, de son côté, milite en faveur d’un système de bonus-malus en fonction d’un « taux pivot »
de CDD par sociétés.
Plusieurs économistes sont sur
des positions voisines. Dans une
note du Conseil d’analyse économique rendue en octobre 2015,
Pierre Cahuc et Corinne Prost recommandent, entre autres, de
moduler les cotisations des entreprises en fonction du coût qu’elles
font supporter à l’assurance-chômage – du fait de la rupture ou du
non-renouvellement du contrat
de leurs salariés.
L’hypothèse d’une ponction majorée sur les CDD courts « figurera
dans la négociation Unedic mais
certains syndicats posent la question de la traiter en partie dans
l’avant-projet de loi », explique une
autre source au sein de l’exécutif.
« Le plus probable est que le gouvernement nous demande d’aller dans
cette direction et que nous le fassions dans la négociation Unedic,
s’il tient sur l’article relatif aux licenciements économiques, confie
une source patronale. Cela aurait
du sens : tous les pays qui ont assoupli les règles sur les CDI ont taxé
les contrats courts et inversement. »
Jeudi, Myriam El Khomri a laissé
Un projet pas « antijeunes » pour la CFDT
Le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, conteste l’idée
selon laquelle le projet de loi El Khomri serait dirigé contre la
jeunesse. « Il n’y a pas de mesures antijeunes dedans, alors qu’en
2006 le CPE était clairement ciblé sur les jeunes. Cela ne rend pas
pour autant la précarité qu’ils subissent supportable », a déclaré
M. Berger, mercredi 9 mars, lors de l’émission « Questions d’info »
sur LCP, en partenariat avec Le Monde, l’AFP et France Info. Il a
réclamé des droits nouveaux pour les jeunes dans le compte
personnel d’activité que le gouvernement s’apprête à créer.
entrevoir que cette piste serait
creusée dans le cadre des discussions sur l’assurance-chômage,
puisqu’elle a précisé : « Cela relève
des partenaires sociaux. »
Autre concession que le gouvernement serait prêt à faire : l’abandon de dispositions sur le temps
de travail des apprentis mineurs.
Pour pouvoir les faire travailler
jusqu’à dix heures par jour et quarante heures par semaine, les employeurs sont tenus, à l’heure actuelle, d’obtenir le feu vert de la
médecine du travail et de l’inspection du travail. Si le texte restait en
l’état, ils n’auraient plus qu’à en informer ces deux services. La CFDT
souhaite que, sur ce sujet, « le droit
reste tel qu’il est aujourd’hui, [c’està-dire avec] la demande d’autorisation [préalable] ». « Cette question
a provoqué des questionnements
légitimes, a admis, jeudi, Myriam
El Khomri. C’est sur la table pour
retirer cette proposition. » p
bertrand bissuel
et françoise fressoz
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VENDREDI 11 MARS 2016
Attentats : une plainte vise les défaillances belges
La famille d’une victime dépose un recours devant la CEDH. Un rapport officiel belge reconnaît des lacunes
A
lors que les signes de
défaillances dans des
services de sécurité
belges se sont multipliés depuis les attentats du 13 novembre, un rapport intermédiaire
du « Comité P », un organe de surveillance des polices au service du
Parlement fédéral, a été examiné à
huis clos, lundi 7 et mardi 8 mars,
par quatorze députés. Hasard du
calendrier, les parents d’une
victime de l’attentat du Bataclan,
Valentin Ribet, un jeune avocat de
26 ans, ont déposé mardi un recours devant la Cour européenne
des droits de l’homme (CEDH)
contre la Belgique, pour dénoncer
ces défaillances.
« Cette action vise à pointer les
dysfonctionnements des autorités
belges tant pour la mémoire de feu
Valentin Ribet que pour les autres
victimes, et pour l’avenir, à titre
préventif », explique Me Samia
Maktouf, qui représente la
famille du jeune homme. « Ces
dysfonctionnements ont provo-
qué l’infiltration des terroristes sur
le territoire français et la commission de ces attentats. » Ce recours,
qui dénonce une « atteinte aux
obligations de sécurité », invoque
l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme
sur le « droit à la vie ».
Une série de lacunes
Le document d’une quinzaine de
pages énumère les nombreuses
« défaillances » dont se seraient
rendues coupables tant les autorités fédérales que les autorités
locales de la commune de Molenbeek, dont sont originaires au
moins neuf suspects impliqués
dans les attentats de Paris. Il
dénonce l’inaction des autorités
belges, d’autant moins compréhensible que neuf des treize interpellations réalisées lors du démantèlement de la cellule de
Verviers, qui projetait un attentat
en Belgique dix mois plus tôt, en
janvier 2015, avaient déjà eu lieu
à Molenbeek.
Le recours souligne par ailleurs
que les membres de la filière djihadiste dite « Zerkani », par l’entremise de laquelle Abdelhamid
Abaaoud a rejoint les rangs de
l’Etat islamique début 2013 – condamnés pour la plupart en absence en juillet 2015 – avaient été
« laissés en liberté, ce qui a permis
à plusieurs d’entre eux de multiplier les allers-retours en Syrie
sans être repérés ni inquiétés ».
Samia Maktouf rappelle par
ailleurs qu’une liste de 85 personnes radicalisées, comprenant les
noms d’Abdelhamid Abaaoud,
des frères Salah et Brahim Abdeslam et de Mohamed Abrini, avait
été établie dès le 20 mars 2015 par
l’Organe de coordination pour
l’analyse de la menace (OCAM) et
qu’elle avait été transmise à la
mairie de Molenbeek deux mois
plus tard.
Il faudra sans doute attendre les
conclusions définitives du « Comité P », annoncées pour le mois
d’avril, pour obtenir quelques
En juillet 2014,
une policière
a reçu un appel
d’un informateur
voulant alerter
sur les projets
des frères
Abdeslam
éclaircissements sur ces questions. L’examen du texte intermédiaire, qui s’est achevé mardi à
huis clos, n’a pas dissipé toutes
les zones d’ombre subsistant
autour des enquêtes qui ont suivi
et précédé les attentats.
Ce texte intermédiaire met en
évidence une série de lacunes
dans le traitement des informations dont disposaient différents
services, mais il ne permet pas de
confirmer, notamment, que la
police fédérale avait bien été
mise au courant, dès juillet 2014,
de projets d’attentat échafaudés
par les frères Brahim et Salah
Abdeslam.
Sur ce point, après avoir nié en
bloc, les autorités judiciaires et
policières ont nuancé leurs réponses : le « Comité P » a effectivement obtenu la confirmation
qu’un agent féminin avait reçu,
dans la nuit du 10 au
11 juillet 2014, un coup de téléphone d’un informateur voulant
parler des frères Abdeslam. Cet
habitant de Molenbeek entendait
alerter sur la radicalisation des
deux frères, leurs liens avec
Abdelhamid Abaaoud et, affirment diverses sources, aurait
parlé de projets d’attentat. C’est
ce dernier élément qui aurait
poussé la policière à alerter son
supérieur en pleine nuit – un examen de la téléphonie a confirmé
cet appel.
Classé sans suite
Le parquet fédéral avait déclaré
officiellement, le 2 mars, que l’informateur de l’époque n’aurait,
en réalité, pas mentionné le nom
des Abdeslam ou un projet d’attentat. Un peu plus tard, le patron
de la police judiciaire fédérale
avait affirmé que toute l’affaire
avait été traitée de manière adéquate. Mercredi 9 mars, le parquet de Bruxelles a annoncé
l’ouverture d’une enquête contre X pour violation du secret
professionnel. Selon les autorités
judiciaires, la référence à des ren­
seignements provenant d’indica­
teurs « représente une violation
manifeste du secret de l’instruction ». La policière qui a recueilli
les renseignements en 2014 semble clairement visée.
Le « Comité P » a, en tout cas,
entendu la policière ainsi que
son indicateur et poursuit son
enquête sur la nature exacte de
leurs renseignements, ainsi que
sur le traitement qui leur a été appliqué. Les membres du comité
devront également déterminer si
les attentats de Paris auraient, du
coup, pu être prévenus. « C’est
loin d’être certain : une enquête
qui a été, elle, effectivement menée à la mi-février 2015 sur les
Abdeslam n’a rien révélé. Mais,
bien sûr, j’aimerais savoir comment elle a été conduite », déclare,
sous le sceau de l’anonymat, un
député. Le 8 mai 2015, la police fédérale, alertée par la police locale
de Molenbeek sur le risque que
pouvaient représenter les Abdeslam, avait minimisé le danger. Le
28 juin, le parquet fédéral classait
le dossier sans suite.
Diverses indications contenues
dans le premier rapport du « Comité P » permettent en tout cas
d’affirmer qu’avant les attentats
de Paris, les fichiers belges étaient
lacunaires et non coordonnés.
Les cinq polices judiciaires possédaient leurs propres fichiers et
ceux-ci étaient rarement partagés. Dans un fichier un djihadiste
présumé était présenté avec son
« nom de guerre », dans un autre
sous son vrai nom. Et les deux
données n’étaient pas recoupées.
Des problèmes de vétusté informatique, de manque de personnel spécialisé et de carences budgétaires sont également mis en
évidence. Une partie d’entre eux
seulement semble aujourd’hui
résolue. p
soren seelow
et jean-pierre stroobants
(à bruxelles)
L’HISTOIRE DU JOUR
Les profs d’EPS écrivent leurs
propres programmes scolaires
A
près l’histoire et l’orthographe, c’est sur le sport que la
contestation se réveille contre les nouveaux programmes scolaires. Mécontent des nouveaux textes, le SNEPFSU, le syndicat majoritaire des professeurs d’éducation physique et sportive (EPS), a décidé de rédiger ses propres programmes alternatifs. Une première version a été publiée mercredi
9 mars, en pleine mobilisation des étudiants contre la loi travail.
« Nous avons décidé de faire nous-mêmes le travail qu’aurait dû
faire l’institution. Les programmes ne sont pas applicables, ils posent trop de problèmes », explique Christian Couturier, responsable national du syndicat.
Un premier texte élaboré par le Conseil supérieur des programmes (CSP) en collaboration avec les enseignants et les syndicats
avait été publié en avril 2015. Cette ébauche, surtout remarquée
pour ses expressions jargonneuses – le « milieu aquatique profond standardisé » pour parler de la piscine –, avait alors plutôt
convaincu le SNEP­FSU. « Ce texte nécessitait d’être retravaillé car
il était trop imprécis et manquait d’harmonisation entre les cycles,
mais c’était une bonne base de travail, estime Christian Couturier.
Et il avait le mérite d’être en phase avec la
réalité du terrain, ce qui n’était pas le cas
des programmes précédents. »
LE SNEP-FSU
En septembre 2015, la présentation
REGRETTE QUE
des programmes définitifs réécrits
tenir compte des polémiques du
L’EPS SOIT RELÉGUÉE pour
printemps, sur l’histoire et le latin
AU RANG DE « DISCI- notamment, fait l’effet d’une douche
froide. Le syndicat découvre alors un
PLINE AU SERVICE
texte n’ayant plus rien à voir avec la pro­
position initiale. Au­delà de l’absence
DES AUTRES »
de consultation, il déplore des indications trop générales et abstraites. Et
regrette que l’EPS soit reléguée au rang de « discipline au service
des autres ». « L’EPS doit répondre aux problèmes de citoyenneté,
calmer les élèves les plus turbulents… Mais l’acquisition de compétences sportives est occultée. On accepte tout à fait ce rôle d’accompagnement, mais il ne doit pas être exclusif », affirme Claire Pontais, secrétaire générale adjointe du SNEP-FSU.
Le syndicat s’est donc lancé dans l’écriture d’un programme
alternatif. Contrairement aux principes méthodologiques du
CSP, c’est un programme commun aux trois cycles. Les préconisations sont données par activité sportive et non plus par
« champ d’apprentissage » regroupant plusieurs disciplines.
« Notre ambition, c’est de définir précisément ce qui est attendu en
nous basant sur l’expérience dans les établissements », ajoute la secrétaire générale adjointe du SNEP-FSU. Le texte doit être
amendé lors de rencontres avec les professeurs d’EPS afin
d’aboutir à une version définitive en novembre. p
laura daniel
12 | sports
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VENDREDI 11 MARS 2016
Le triomphe modeste de Laurent Blanc
En quête de légitimité, l’entraîneur a encore qualifié le PSG pour les quarts de finale de la Ligue des champions
londres – envoyé spécial
A
llait­il enfin arborer un
sourire radieux et se
départir de son air sé­
vère et professoral ? En
pénétrant dans l’auditorium
bondé de Stamford Bridge, Laurent Blanc ne s’est pas déridé d’un
iota après la victoire (2-1) du ParisSaint-Germain sur la pelouse des
Londoniens de Chelsea, mercredi
9 mars, en huitièmes de finale retour de la Ligue des champions.
Arraché grâce à une passe décisive
et un but de l’icône suédoise Zlatan Ibrahimovic, ce succès de
prestige couronne pourtant le travail réalisé par l’entraîneur cévenol depuis son arrivée aux commandes de l’équipe de la capitale,
en juin 2013.
Cette victoire en terre hostile
scelle surtout la quatrième qualification d’affilée du PSG en quarts
de finale de l’épreuve reine du
continent depuis son rachat
en 2011 par le fonds Qatar Sports
Investments (QSI). Sous l’ère
Blanc, c’est la troisième fois consécutive que le club figure parmi
le Top 8 européen.
Devant les journalistes, le « Président », 50 ans, dont plus de quatre décennies passées sur les terrains de football, a encore semblé
en quête de légitimité et sur la défensive. Soucieux de justifier ses
choix, la mine renfrognée, il est
revenu méthodiquement sur les
dessous de son succès comme ce
fut le cas après la manche aller –
remportée sur le même score –
par ses protégés, le 16 février au
Parc des Princes. L’ancien libero
légendaire des Bleus (97 sélections entre 1989 et 2000), champion du monde en 1998 et d’Europe en 2000, a insisté « sur l’expérience » que lui, « le premier »,
« doit acquérir ».
Leçon d’expérience
Fuyant depuis des mois les demandes d’interview, l’austère
technicien a disserté avec gravité
sur « l’aspect tactique » des
matchs de Ligue des champions.
« On a affaire à de grands joueurs,
de grands techniciens », a confié
dans un élan surjoué de modestie
le Gardois, dont le bilan en tant
que sélectionneur des Bleus
(2010-2012) n’eut rien de déshonorant malgré une élimination
(2-0) face aux tenants du titre espagnols en quarts de finale de
l’Euro 2012.
Le successeur de l’expérimenté
italien Carlo Ancelotti, que la
presse sportive française avait élégamment qualifié de « choix par
défaut » lors de son recrutement
par les investisseurs de Doha,
vient pourtant de faire mordre la
poussière au Néerlandais Guus
Laurent Blanc félicite
Adrien Rabiot,
buteur face à Chelsea,
le 9 mars, à Londres.
KIRSTY WIGGLESWORTH/AP PHOTO
Hiddink, bientôt 70 ans, manageur expérimenté de Chelsea.
Dans l’antre de Stamford Bridge,
n’avait-il pas déjà pris sa revanche
sur son prédécesseur portugais,
José Mourinho, il y a tout juste un
an, en terrassant les « Blues », également en huitièmes de finale de
l’épreuve ? Laurent Blanc avait
alors fait chuter de son piédestal le
« Special One », l’arrogant technicien aux deux titres en Ligue des
champions en 2004 et 2010. Il faut
se rappeler que la saison précédente, pour sa première campagne européenne, Mourinho lui
avait administré une leçon d’expérience en terres londoniennes,
le privant du dernier carré.
Vainqueur de huit trophées nationaux – dont deux titres de
champions de France – sur neuf
possibles depuis sa prise de fonctions au PSG, Laurent Blanc vit sa
meilleure saison en tant qu’entraîneur. Lui que son confrère
Christian Gourcuff accusait, en
mars 2014, de « tout déléguer » à
son adjoint historique Jean-Louis
Gasset, avec qui il faisait déjà la
paire aux Girondins de Bordeaux
et en équipe de France. En février,
Vainqueur
de huit trophées
nationaux sur
neuf possibles,
le « Président »
vit sa meilleure
saison
son contrat a été prolongé jusqu’en 2018 par les dignitaires de
QSI. Même la désormais célèbre
« affaire Aurier », où le latéral du
PSG avait tenu des propos pas très
amicaux envers son entraîneur,
n’a visiblement pas déstabilisé un
effectif de stars chevronnées avec
lesquelles Laurent Blanc a établi
un rapport de confiance.
« Je suis très fier pour notre
coach », a clamé après la victoire à
Londres le président qatari du
PSG, Nasser Al-Khelaïfi, qui avait
prévenu ses joueurs que « la défaite n’existait pas » avant la rencontre face aux « Blues ». Désireux « d’aller le plus loin possible »
en Ligue des champions,
l’homme de confiance des actionnaires de Doha a refréné ses ardeurs au fil des ans, accordant son
discours avec celui de son entraîneur, plus enclin à pointer le « retard culturel » du PSG sur ses
grands rivaux européens.
Prudence
« Le Real Madrid, Barcelone et le
Bayern Munich ont une histoire
européenne beaucoup plus riche
que la nôtre, assurait Laurent
Blanc au Monde, au printemps
2014. Mes dirigeants veulent remporter un jour cette Ligue des
champions. Quand ? Vous ne pouvez pas fixer une date ou une saison précise. Quand vous arrivez
une fois en huitièmes de finale, une
fois en quarts ou en demies, vous
vous rapprochez. » Prudent dans
sa communication, jouant à
l’éternel apprenti depuis son titre
de champion de France décroché
avec Bordeaux en 2009, le « Président » a su incarner la montée en
puissance du PSG – écurie désormais dotée d’un budget pharaonique, avec plus de 500 millions
d’euros cette saison – sur l’échiquier continental.
Programmé pour remporter
toutes les compétitions nationales comme lors de l’exercice précédent, Laurent Blanc pourrait bientôt offrir à QSI un quatrième titre
de champion de France d’affilée.
Disposant de vingt-trois points
d’avance sur son dauphin monégasque, le PSG sera une nouvelle
fois couronné s’il s’impose chez la
lanterne rouge troyenne, dimanche 13 mars, lors de la 30e journée
de Ligue 1, et que deux jours plus
tôt l’équipe de la Principauté ne
s’impose pas face à Reims.
Mais c’est à l’aune du parcours
des Parisiens en Ligue des champions que le bilan de Laurent
Blanc sera dressé, ausculté, disséqué à Doha en fin de saison. Au
tour suivant, dont les manches al-
ler et retour sont programmées
les 5 et 12 avril, le technicien à
l’éternelle barbe de trois jours espère surtout éviter son bourreau,
le FC Barcelone, qui l’avait éliminé
en quarts de finale en 2015 et deux
ans plus tôt.
Car l’objectif de l’ancien défenseur des Bleus est bien de hisser
pour la première fois le PSG version qatarie dans le dernier carré.
Et ainsi d’égaler la performance
réalisée par le club en 1995, sous
l’ère Canal+. S’il y parvenait, Laurent Blanc percerait le plafond de
verre qui circonscrit jusqu’à présent les visées européennes des
bienfaiteurs qataris. Et pourrait
enfin esquisser un sourire. p
rémi dupré
(avec clément guillou)
Marseille cale encore
L’Olympique de Marseille n’y arrive toujours pas. En match en
retard de la 28e journée de Ligue 1, les Marseillais ont concédé
leur quatrième match nul consécutif. Mercredi 9 mars, ils ont été
tenus en échec (1-1), cette fois sur la pelouse du Gazélec Ajaccio,
pourtant 18e du championnat. Après cette nouvelle contre-performance, l’OM reste englué à la 11e place, derrière Bastia qui n’a
pas pu battre Nantes (0-0) dans l’autre match en retard.
L’enquête sur Blatter et Platini passe aussi par la France désormais
La justice s’intéresse au bureau parisien de Michel Platini lorsqu’il officiait comme conseiller du président de la FIFA
A
la demande du Ministère
public de la Confédération helvétique (MPC), le
Parquet national financier (PNF),
assisté de l’office central de lutte
contre la corruption et les infractions financières et fiscales, a perquisitionné, mardi 8 mars, le siège
de la Fédération française de football (FFF), boulevard de Grenelle, à
Paris. En présence de leurs confrères suisses et sans avoir prévenu
au préalable les cadres de la FFF,
les enquêteurs sont arrivés dans
la matinée dans les locaux et en
sont repartis en début de soirée.
Selon un communiqué du MPC
publié mercredi 9 mars, cette opération a eu lieu dans le cadre de
l’affaire du « paiement suspect » de
2 millions de francs suisses
(1,8 million d’euros) effectué en février 2011 par l’ex-président de la
Fédération internationale de football (FIFA) Joseph « Sepp » Blatter, à
son homologue de l’UEFA, Michel
Platini. Ce versement « déloyal » a
été effectué « prétendument pour
des travaux » réalisés par l’ex-numéro 10 des Bleus lorsqu’il officiait
(entre janvier 1999 et juin 2002)
comme conseiller du patron du
foot mondial.
Le 24 septembre 2015, le MPC
avait ouvert une procédure pénale à l’encontre de Joseph Blatter,
au pouvoir de 1998 à 2015. Entendu par la justice helvétique
comme « personne appelée à donner des renseignements », Michel
Platini conserve à ce jour ce statut
semblable à celui de témoin as-
sisté en France. A l’instar de son
ancien ami Sepp Blatter, le dirigeant de la Confédération européenne a été suspendu, le 21 décembre 2015, pour huit ans pour
« abus de position », « gestion déloyale » et « conflit d’intérêts » par
le comité d’éthique de la FIFA en
vertu de ce fameux versement de
2011 « sans base légale dans le contrat signé par les deux parties le
25 août 1999. »
Procès-verbaux
Candidat à la succession du patriarche suisse, Michel Platini a
ainsi été contraint de déclarer forfait, le 7 janvier. Le 24 février, la
commission des recours de la
FIFA a allégé de deux ans la sanction infligée au tandem au regard
« des services » qu’il a rendus au
ballon rond.
Selon le PNF, sensiblement
moins enclin à communiquer que
le MPC, les enquêteurs ont saisi
« des documents utiles à l’enquête »
au siège de la FFF. Ils ont notamment emporté des procès-verbaux des réunions des conseils fédéraux auxquels « Platoche » a assisté en tant que vice-président de
la Fédération (2001-2008). Par
ailleurs, ils ont consigné le bail de
l’ex-annexe parisienne de la FFF,
sise place André-Malraux, près du
Palais-Royal, que l’institution
louait. Entre 1998 et 2002, Michel
Platini et ses collaborateurs Alain
Leiblang et Odile Lanceau y disposaient d’un bureau. Selon nos informations, le loyer de ce bureau
était payé par la FFF puis refacturé
à la FIFA.
« La FFF confirme cette mise à disposition des autorités suisses et
françaises visant les modalités de
collaboration entre Michel Platini
et la FIFA entre 1998 et 2002 », assure l’instance au Monde. Lors de
leurs investigations, les autorités
ont notamment demandé si l’ancien capitaine de l’équipe de
France était à l’époque rémunéré
par la Fédération française. Ce qui
n’était pas le cas. « La FFF n’est pas
concernée par cette procédure, il
s’agit d’un élément parisien du dossier Platini-Blatter », souffle-t-on
en interne. Si l’ex-patron de la FIFA,
qui a fêté ses 80 ans jeudi 10 mars,
s’est dit « très surpris » par cette
perquisition, les conseillers juridi-
ques de Michel Platini se sont félicités de « cette nouvelle étape ».
Alors que son ancien secrétaire
général Gianni Infantino a été élu
le 26 février à la présidence de la
FIFA, le dirigeant suspendu de
l’UEFA a fait appel de sa radiation
devant le Tribunal arbitral du
sport (TAS). Selon nos informations, une audience pourrait avoir
lieu à partir de la deuxième quinzaine d’avril. Les « juges » de Lausanne devraient rendre leur décision avant le 10 juin et l’ouverture
de l’Euro 2016, organisé en France.
Confrontée à une vacance du pouvoir, l’UEFA attend le verdict du
TAS pour organiser une éventuelle élection et ainsi trouver un
remplaçant à Michel Platini. p
r. d.
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
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LE MONDE VOIT GRAND POUR VOTRE WEEK-END
Nouvelles offres week-end
Le vendredi : Le Monde + Éco & entreprise + M le
Magazine + Sports + Idées
Ce nouveau supplément est le lieu de l’enquête
intellectuelle, de l’approfondissement des débats, autour
de sujets de fond en résonance avec l’actualité.
Le samedi : Le Monde + Éco & entreprise + L’époque
Ce nouveau supplément raconte les petits
c h a n ge m e n t s e t l es g ra n d es m u t a t i o n s
de notre vie quotidienne, pour mieux profiter de notre
époque.
14 | enquête
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
Le gourou
de la paix
Sri Lanka, Irak, Colombie… Sri Sri
Ravi Shankar promet de résoudre
les conflits dans le monde grâce à sa
seule technique de respiration, sous
l’œil bienveillant du gouvernement
indien. Le maître yogi rassemble
plusieurs millions de personnes
près de Delhi, du 11 au 13 mars
« Il faut promouvoir la “soft diplomatie”, encourager les contacts entre les gens plutôt que
d’attendre du gouvernement qu’il intervienne
à chaque fois », déclarait Sri Sri dans une interview au quotidien Times of India en
mai 2014. En pleine crise entre le Népal et
l’Inde, fin 2015, le ministre népalais des affaires étrangères, Kamal Thapa, s’est d’abord
rendu à Bangalore pour le consulter dans
son ashram, avant de rencontrer ses homologues indiens. Le gourou a une « importance particulière étant donné sa grande influence dans l’establishment indien », s’était
justifié le Népal.
NOUVEAU « SOFT POWER »
julien bouissou
bangalore (inde) - envoyé spécial
L
e maître du yoga Sri Sri Ravi Shankar a retenu son souffle jusqu’à la
dernière minute. Son Festival
mondial des cultures, où près de
3,5 millions de participants sont
attendus à partir du vendredi
11 mars, en bordure de New Delhi, a failli être
annulé. Le rassemblement de millions de fidèles qui méditent ensemble, même sagement assis dans la position du lotus, peut
conduire au « chaos absolu », a prévenu la police. Les organisateurs ont été également
sommés de s’expliquer sur les possibles dégradations de l’environnement : 400 hectares de végétation ont été recouverts et une
scène de 21 600 m² pouvant accueillir
37 000 musiciens et danseurs a été érigée. Le
gourou, qui se veut simple et modeste, a tout
de même un penchant pour les records du
monde et les « méga-événements ».
Celui que l’on attend, en ce début mars, à
côté d’un petit trône en bois sculpté, dans l’ashram de la Fondation Art de vivre, près de
Bangalore, est révéré par des dizaines de millions de fidèles dans 155 pays. Son portrait s’affiche dans les aéroports, sur les panneaux publicitaires de grandes villes d’Inde. Son visage
souriant, entouré de longs cheveux et d’une
barbe noire fournie, est devenu, auprès de la
classe urbaine aisée du pays et d’ailleurs, la
mascotte du bonheur et de la vie sans stress.
MESSIE DU BONHEUR
On a aussi vu Sri Sri Ravi Shankar au Sri
Lanka, dans des camps de réfugiés, ou encore
en Irak pour la construction du premier hôpital ayurvédique [médecine traditionnelle indienne]. Le messie du bonheur mène une diplomatie parallèle à celle de New Delhi, sous
le regard bienveillant du gouvernement nationaliste hindou. En promettant de résoudre
les conflits du monde par la « technique du
souffle », il donne l’image d’une Inde tolérante et attachée à la paix. Abdullah Abdullah, le chef de l’exécutif en Afghanistan, la députée du Congrès américain Nancy Pelosi,
Jacques Attali ou encore Dominique de Villepin, pas vraiment connus pour leur expertise
en matière de yoga, ont été invités à s’exprimer sur la gouvernance du monde.
Une participante définit ainsi le festival :
« L’assemblée générale de l’ONU avec la paix
intérieure en plus .» Officiellement, cet événement géant, où se mêleront séances de yoga,
danses, discours de hauts dignitaires et de
chefs d’entreprise, célébrera la paix et la diversité. Mais comment ne pas y voir le symbole de l’ascension fulgurante d’un « saint »
hindou dans les corridors du pouvoir à New
Delhi et l’une des pièces maîtresses du nouveau« soft power » indien ?
Dans son ashram, « Sri Sri », comme l’appellent ses fidèles, sort de son bureau, une tour
au style architectural difficile à définir, avec
ses colonnes corinthiennes et des étages circulaires ornés de ce qui pourrait ressembler à
des écailles en ciment. A peine donne-t-il ses
grosses lunettes noires à l’un de ses collaborateurs qu’un fidèle se précipite à ses pieds.
« Je l’aime pour sa simplicité », lâche le dévot.
Sri Sri Ravi Shankar est un gourou spirituel
tout en sucre. Ses paroles, prononcées d’une
voix presque enfantine, coulent comme du
miel, et son sourire reste accroché à son visage, comme s’il était né avec. « Je crois en
l’humanité, et le yoga qui crée une harmonie
entre le corps et l’esprit peut conduire à une
coexistence pacifique », plaide le gourou.
Drapé dans son ample tunique blanche, il
donne l’impression de flotter au-dessus du
monde, plutôt que de marcher sur terre. Du
haut de sa sagesse, il espère mettre fin aux
conflits de la planète grâce à une technique de
respiration mise au point à l’âge de 26 ans lors
d’une retraite spirituelle au bord d’un fleuve
du sud de l’Inde et déposée sous la marque
Sudarshan Kriya. « Lorsque vous vous asseyez
les yeux fermés et méditez, vous ne faites rien,
et cependant les vibrations que vous générez
changent le monde », assure-t-il. Depuis cette
trouvaille, le nombre de fidèles, et pas n’importe lesquels, n’a cessé d’augmenter.
MÉDITATION CHEZ LES FARC
Ce jour-là, dans l’ashram de la Fondation Art
de vivre, un député lave son assiette en aluminium, tout comme ses congénères, cadres
dans la Silicon Valley, employés ou hauts
fonctionnaires, tandis que la fille du président cubain Raul Castro est en traitement
ayurvédique. Francisco Moreno Ocampo, fils
d’un procureur à la Cour pénale internationale (CPI), vient de finir son petit déjeuner à
l’étage « cuisine internationale » avec son
ami Juan Carlos Losada, député colombien.
Tous deux ont préparé la médiation de leur
gourou pour trouver une issue à la rébellion
des FARC en Colombie. L’un est allé rendre visite au président colombien, dont la fille est
une grande pratiquante de yoga, en lui expliquant que « l’émotion et le stress bloquaient la
paix », l’autre est allé à Cuba rencontrer les
négociateurs des FARC, les bras remplis des
œuvres et discours de Sri Sri Ravi Shankar.
« Au début, les négociateurs des FARC étaient
un peu sceptiques, reconnaît Sri Sri Ravi Shankar, puis ils se sont rendu compte que je pouvais les écouter sans préjugés, et on a fait des
séances de méditation pendant trois jours. »
L’ARGENT EST
UN SUJET TABOU
À LA FONDATION
ART DE VIVRE.
IMPOSSIBLE
DE CONNAÎTRE LES
REVENUS GÉNÉRÉS
CHAQUE ANNÉE
Un accord de paix a été signé peu après, en
juillet 2015, sans que l’on puisse connaître
avec certitude le rôle joué par le gourou, qui
en a tout de même revendiqué la paternité.
« La paix s’obtient en changeant d’abord l’esprit des gens, puis des communautés, et enfin
de l’Etat. Les deux premiers sont de notre ressort, et le troisième relève plutôt du domaine
de mon père, la justice internationale », explique Francisco Moreno Ocampo.
Les millions de fidèles aident aussi leur gourou à pénétrer les milieux d’affaires. Rajita
Kulkarni est chargée du Forum mondial pour
l’éthique dans les affaires, une des branches
de la Fondation Art de vivre. Chaque année,
cette femme organise un séminaire au Parlement de Bruxelles, où le « Saint » a été reçu
par une délégation de députés européens, en
juin 2015, pour un discours sur le « chemin du
yoga ». Boutros Boutros-Ghali, l’ancien secrétaire général des Nations unies, qui fut l’un
des sympathisants de la cause défendue par
« l’homme de paix », lui ouvrit les portes de
l’ONU, à Genève, pour l’organisation d’un séminaire, un privilège rarement accordé.
Sous la marque « leadership de la transformation pour l’excellence », des fidèles vont
former des hauts dirigeants à se « libérer du
stress » mais aussi à « créer un sens du lien »
dans leurs entreprises. « Nous vendons des
modules de formation à l’Insead, à Harvard et
à Stanford », se félicite Rajita Kulkarni, sans
en préciser le coût. L’argent est un sujet tabou
à la Fondation Art de vivre. Impossible de
connaître les revenus générés chaque année.
Tout juste sait-on que l’organisation est suffisamment riche pour financer des centaines
d’écoles dans tout le pays, organiser des actions de charité dans le monde entier ou de
grands événements comme le Festival mondial des cultures.
Narendra Modi a été un catalyseur important de l’influence de Sri Sri Ravi Shankar.
C’est un « homme dur avec un cœur tendre », a
dit de lui le yogi, qui l’a toujours défendu
malgré son rôle controversé dans les émeutes entre hindous et musulmans lors desquelles 2 000 personnes ont péri en 2002,
lorsqu’il était à la tête de l’Etat du Gujarat,
dans l’ouest du pays. Il a été invité à sa cérémonie d’intronisation, en mai 2014. « Dans
les temps anciens, les gourous avaient l’habitude d’organiser le Rajyabhishek, ou la prestation de serment du roi, rappelle-t-il.
Aujourd’hui, c’est le président. Et pourtant,
dans de nombreux pays, c’est toujours le cardinal ou l’évêque qui pose la couronne sur la
tête du roi ou de la reine. C’est parce qu’ils placent la sagesse au premier rang. » Triste République indienne où les dirigeants ne sont
plus intronisés par les gourous !
Sri Sri Ravi Shankar peut se consoler en conseillant régulièrement M. Modi. C’est lui qui a
inspiré plusieurs programmes du gouvernement indien, dont l’« Inde propre », lancé par
le gouvernement en 2014, qui consiste à mobiliser le citoyen pour nettoyer les lieux publics du pays et construire des sanitaires, ou
encore l’adoption de « villages modèles » par
des députés. Lorsque l’ONU a accepté, en 2015,
de créer une journée mondiale du yoga, sous
l’insistance de M. Modi, ce sont les équipes de
la Fondation Art de vivre qui ont organisé des
séances partout dans le monde, en collaboration avec les ambassades d’Inde. « Il n’est pas
seulement un atout pour l’Inde mais pour le
monde entier », s’enthousiasme un proche
conseiller de M. Modi.
Sauf que, dans le monde entier, les subtiles
références de Sri Sri Ravi Shankar à l’hindouisme passent plus inaperçues qu’en Inde.
Ce qui est perçu, à l’étranger, comme de la spiritualité apparaît en Inde comme une hégémonie de l’hindouisme. De nombreux musulmans ne se reconnaissent pas dans ce
nouveau « soft power » déployé par New
Delhi, perçu comme une attaque portée au
modèle séculaire indien. Lorsqu’on leur demande de s’incliner devant le soleil, dans la
position du « surya namaskar », ils répondent que seul Allah a droit à ce privilège. Les
intouchables aussi sont méfiants vis-à-vis
des enseignements du gourou. Si ce dernier a
appelé à la fin des discriminations fondées
sur l’appartenance de caste et à un rapprochement entre les communautés, il n’a jamais plaidé pour la fin du système.
Le gourou balaie toutes ces critiques en prônant la tolérance et la diversité. Il promeut
une Inde imprégnée d’hindouisme, ellemême réduite à une religion de la tolérance,
ce qui n’est pas pour déplaire aux nationalistes hindous au pouvoir. « Le terrorisme se propage là où il n’y a pas assez de spiritualité »,
professe le gourou. Comment expliquer alors
que des radicaux hindous organisent des attentats à la bombe, comme ce fut le cas en
Inde à la fin des années 2000 ? « La radicalisation est une réaction à la radicalisation », admet tout juste Sri Sri Ravi Shankar, sous-entendant que l’islam radical est à blâmer dans
l’essor du fondamentalisme hindou. A l’écouter, l’hindouisme, « religion de la tolérance »,
ne peut pas donner naissance au terrorisme.
Lorsque Sri Sri a proposé aux dirigeants de
l’Etat islamique quelques exercices de respiration pour mieux contrôler leurs émotions,
ces derniers n’ont pas vraiment apprécié. Ils
l’ont menacé de faire exploser l’hôtel où il logeait en Malaisie et de le tuer s’il continuait
ses activités de prosélytisme hindou dans les
pays islamiques. Pour la première fois depuis
le début de l’entretien, le gourou serre la mâchoire : « Ce sont des malades mentaux. » Il y a
des coins du monde où, décidément, les
émotions et les ego restent en travers du chemin vers la paix. p
débats | 15
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
Abolissons l’infaillibilité pontificale
Pour sortir de son long hiver, l’Eglise doit en finir enfin
avec un dogme qui empêche toute réforme et lui interdit de tirer
les conséquences logiques du concile Vatican II
par hans küng
O
n imagine difficilement le pape Fran­
çois s’efforçant de définir l’infaillibilité pontificale, comme l’a fait Pie IX
au XIXe siècle en employant des moyens plus
ou moins honorables pour y parvenir. On imagine tout aussi peu que François trouve intérêt
à définir un dogme (une « vérité ») infaillible,
par exemple à propos de Marie. On verrait plutôt le pape François (comme Jean XXIII, naguère, devant des étudiants du Collège grec à
Rome) déclarer en souriant : « Io non sono infallibile », « Je ne suis pas infaillible ». Devant la
surprise des étudiants, Jean XXIII avait ajouté :
« Je suis infaillible uniquement lorsque je
porte une définition solennelle, ex cathedra
[en chaire], mais jamais je ne porterai de définition ex cathedra. »
Le 18 décembre 1979, le pape Jean Paul II m’a
retiré l’autorisation d’enseigner parce que
j’avais mis en question le dogme de l’infaillibilité pontificale. Dans le tome 2 de mes Mémoires, j’ai montré, documents à l’appui, qu’il
s’agissait d’une mesure préparée secrètement
au sommet, qui s’est révélée juridiquement
ON VERRAIT
PLUTÔT LE PAPE
FRANÇOIS
DÉCLARER,
COMME JEAN XXIII :
« JE NE SUIS PAS
INFAILLIBLE »
contestable, théologiquement infondée et politiquement contre-productive. A l’époque, le débat sur le retrait de ma mission d’enseignement
et l’infaillibilité se poursuivit encore un bon
moment, mais cela ne diminua nullement l’estime que me portait le peuple chrétien.
Comme je le prédisais alors, les controverses
autour de réformes importantes et nécessaires
n’ont pas cessé. Au contraire, elles se sont considérablement aggravées sous Jean Paul II et
Benoît XVI. J’insistais alors sur l’accord à réaliser
entre les confessions chrétiennes, la reconnaissance mutuelle des fonctions dans les Eglises et
l’accueil eucharistique, les questions du divorce,
de l’ordination des femmes, du célibat obligatoire et du manque catastrophique de prêtres, et
surtout sur le problème de la direction de
l’Eglise catholique. Je posais la question : « Où
menez-vous cette Eglise “nôtre” ? »
Ces interrogations sont aussi actuelles
aujourd’hui qu’il y a 35 ans. Or, l’incapacité à
faire des réformes dans tous ces domaines provient, aujourd’hui comme hier, de la doctrine
de l’infaillibilité pontificale, qui a plongé notre
Eglise dans un long hiver. Comme Jean XXIII en
d’autres temps, le pape François tente de toutes
ses forces d’insuffler de l’air frais dans l’Eglise.
Mais il rencontre une résistance massive,
comme on l’a vu en octobre 2015, lors du synode mondial sur la famille. Il ne faut pas s’y
tromper : sans une « ré-vision » constructive du
dogme de l’infaillibilité, il sera difficile de mettre en œuvre une véritable rénovation.
Que la discussion sur ce point ne soit plus
d’actualité est d’autant plus étonnant. De
crainte d’avoir à subir des sanctions semblables
aux miennes, nombre de théologiens catholiques ont pratiquement baissé les bras pour critiquer l’idéologie de l’infaillibilité, et la hiérarchie s’efforce d’éviter autant que faire se peut ce
thème impopulaire dans l’Eglise et la société.
Quand il était préfet de la Congrégation pour la
doctrine de la foi, c’est seulement en quelques
rares occasions que Joseph Ratzinger a évoqué
expressément la question. Pourtant, le tabou de
l’infaillibilité a bloqué toutes les réformes qui,
depuis le concile Vatican II (1962-1965), auraient
exigé la révision de propositions dogmatiques
antérieures.
Cela vaut non seulement pour l’encyclique
Humanae Vitae contre la contraception, mais
aussi pour les sacrements et le magistère
« authentique » monopolisé par Rome comme
pour le rapport entre sacerdoce particulier et
sacerdoce universel ; c’est vrai aussi d’une structure de l’Eglise de type synodal face au pouvoir
absolu revendiqué par le pape, des rapports
avec les autres confessions et les autres religions, et finalement avec le monde en général.
C’est pourquoi la question se pose de façon plus
urgente que jamais : où va, au début du XXIe siècle, cette Eglise toujours rivée au dogme de l’infaillibilité ? La période antimoderne inaugurée
par le premier concile du Vatican (1870-1871)
n’est-elle pas définitivement derrière nous ?
SUPPLIQUE POUR UNE DISCUSSION LIBRE
En 2016, j’aurai 88 ans, et je peux dire que je n’ai
épargné aucun effort pour réunir dans le
tome V de mes Œuvres complètes, qui porte sur
l’infaillibilité, mes nombreux textes sur ce sujet
et les classer, dans l’ordre chronologique et selon leur contenu, en suivant les phases de la
controverse. Avec ce livre dans les mains, je voudrais renouveler l’appel au pape que j’ai lancé à
plusieurs reprises, en vain, durant les décennies
passées. Au pape François, qui m’a toujours répondu fraternellement, j’adresse en effet instamment la supplique suivante :
« Je vous prie de recevoir cette ample documentation et de permettre dans notre Eglise
une discussion libre, ouverte et sans préjugé sur
toutes les questions refoulées et non résolues
qui ont un lien avec le dogme de l’infaillibilité.
On pourrait ainsi réexaminer honnêtement
l’héritage problématique des 150 années passées et le rectifier dans le sens de l’Ecriture
sainte et de la tradition œcuménique. Il ne s’agit
certes pas de tomber dans un grossier relativisme, qui mine les fondements éthiques de
l’Eglise et de la société. Mais il ne s’agit pas non
plus de tomber dans un dogmatisme sans cœur
qui tue l’esprit en s’appuyant sur la lettre, empêche le renouvellement effectif de la doctrine et
de la vie de l’Eglise et bloque toute avancée sérieuse de la dynamique œcuménique. Et il s’agit
encore moins pour moi d’avoir personnellement raison : c’est le bien de l’Eglise et de l’œcuménisme qui est en jeu ici.
« Je suis parfaitement conscient que cette demande peut compliquer les choses pour vous
qui vivez parmi les loups, si l’on en croit un
bon connaisseur du Vatican. Mais confronté
l’an passé aux maladies et même aux scandales de la Curie romaine, vous avez courageusement confirmé, dans votre allocution du
21 décembre 2015, votre volonté de réformes :
“Je considère de mon devoir de confirmer que
cela a été – et sera toujours – l’objet d’une réflexion sincère et de mesures essentielles. La réforme ira résolument de l’avant, avec énergie et
lucidité, car Ecclesia semper reformanda,
l’Eglise doit être constamment réformée.”
« La question de l’infaillibilité ne sera pas résolue du jour au lendemain dans l’Eglise. Mais
il se trouve heureusement que vous avez presque dix ans de moins que moins et que – je l’espère – vous me survivrez. Et vous comprendrez qu’en tant que théologien, à la fin de mes
jours, porté par ma profonde sympathie pour
vous et votre action pastorale, je désire présenter pendant qu’il est encore temps mon souhait d’un débat libre et sérieux sur l’infaillibilité. Je ne le fais pas in destructionem sed in aedificationem ecclesiae, “non pour la destruction
mais pour l’édification de l’Eglise”. Pour moi
personnellement, ce serait la réalisation d’une
espérance à laquelle je n’ai jamais renoncé. » p
¶
Hans Küng est professeur émérite de théologie œcuménique
à l’université de Tübingen (Allemagne) et figure contestataire
au sein de l’Eglise. Le cinquième tome de ses Mémoires
est paru le 9 mars : Sämtliche Werke, Bd. 5 : Unfehlbarkeit (Herder, 777 pages, 80 €).
Kasparov : aux échecs et bientôt
au jeu de go, « les jeux sont faits »
Du 9 au 15 mars, un ordinateur affronte
l’un des plus grands joueurs de go.
L’issue de ce tournoi est incertaine,
mais, à terme, la machine l’emportera
par garry kasparov
L
es deux matchs que j’ai disputés en 1996 et 1997 contre le superordinateur Deep
Blue, créé par IBM, ont été appelés
« le baroud d’honneur du cerveau »
et l’événement a donné lieu à toutes sortes de comparaisons : des
premiers pas sur la Lune à la saga
« Terminator ». J’ai remporté la
première partie. Mais ce que l’on
retiendra, c’est que j’ai perdu la revanche un an plus tard ; après
quoi, IBM a décidé de mettre un
terme au développement de son
projet.
Chaque fois que ce genre de défi
fait les gros titres, mon nom refait
surface et résonne aux infos ou
sur les réseaux sociaux. Et cela n’a
pas manqué après l’annonce de la
confrontation entre le Sud-Coréen Lee Sedol, l’un des tout
meilleurs joueurs de go au
monde, et Alphago, le logiciel
d’intelligence artificielle développé par Google, qui a battu en
octobre le champion européen
Fan Hui par cinq victoires à zéro.
Ne pratiquant pas moi-même ce
jeu chinois ancestral, je ne suis
LES MACHINES
NE CONNAISSENT
PAS L’AUTOSATISFACTION,
NI L’ANXIÉTÉ,
NI L’ÉPUISEMENT
pas qualifié pour prédire l’issue
du tournoi qui se tient du 9 au
15 mars à Séoul, mais je sais en revanche de quoi dépendra le résultat et ce que l’avenir réserve au go.
Les ordinateurs excellent dans
les calculs parfaits ; nos cerveaux,
dans les généralités, les planifications à long terme et l’application
de modèles généraux à des situations nouvelles. Ce contraste produit des affrontements passionnants dans ces courtes fenêtres de
temps où les hommes et les machines jouent à force égale,
comme ce fut le cas aux échecs il
y a vingt ans et, apparemment, au
go aujourd’hui.
Les anciennes machines joueuses d’échecs comportaient des angles morts et des faiblesses que
l’on pouvait exploiter ; la tentation était grande alors de repérer
ces points aveugles plutôt que de
jouer la partie normalement, et
c’est ce que je ne pus m’empêcher
de faire contre Deep Blue. Les jeux
d’esprit comme les échecs et le go
exigent une concentration intense : quand l’attention est perturbée par la volonté de piéger
l’ordinateur, on risque de finir par
se piéger soi-même en effectuant
des coups douteux. Les machines
devenant toujours plus fortes, ces
coups ne paient pas.
La différence clé entre la matière
grise et le silicium tient à la régularité implacable de la machine.
Les ordinateurs ne dérapent pas,
du moins pas aux échecs, tandis
qu’un être humain est toujours à
deux doigts de la catastrophe. Les
machines ne connaissent pas
l’autosatisfaction, ni l’anxiété, ni
l’épuisement. Lorsque j’ai perdu la
sixième partie décisive contre
Deep Blue en 1997, j’étais soumis à
une immense pression. Ce fut le
pire moment de ma carrière.
En même temps, ce fut un moment particulièrement excitant,
car l’intérêt porté à la maîtrise du
jeu par la machine, une fascination née au XVIIIe siècle avec le canular du Turc mécanique, atteignait alors un point culminant.
Aujourd’hui, Alphago représente
un projet d’apprentissage par la
machine susceptible de révolutionner l’intelligence artificielle
et, à ce titre, il mérite la plus
grande attention.
Il se peut que Sedol soit tellement supérieur à Alphago que la
faillibilité humaine ne soit pas encore décisive. Le go offre par
ailleurs bien plus de coups possibles à chaque tour que les échecs
et il est moins dynamique
– autant d’éléments qui augmentent ses chances face à la machine. Mais les jeux sont faits, je le
crains. Aujourd’hui, n’importe
quel programme d’échecs gratuit
sur ordinateur est capable de battre Deep Blue et tous les grands
maîtres d’échecs. Il aura fallu à
peine une dizaine d’années pour
que des machines joueuses
d’échecs faibles et prévisibles deviennent effroyablement puissantes. Ce n’est qu’une question
de temps avant que la machine ne
s’impose au go. p
(Traduit de l’anglais
par Pauline Colonna d’Istria)
¶
Garry Kasparov
est un ancien champion
du monde d’échecs.
Il est aujourd’hui l’un
des principaux opposants
à Vladimir Poutine
En vEntE chEz
votrE marchand
dE journaux
16 | éclairages
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
En Amérique latine, la corruption n’est ni de droite ni de gauche
ANALYSE
« Mensalao » (2005), qui avait failli coûter à
Lula sa réélection.
Au Venezuela aussi, le lieutenant­colonel
Hugo Chavez est arrivé au pouvoir par les ur­
nes (1999­2013), après avoir échoué à le faire
par les armes en 1992, comme un M. Propre
prêt à terrasser le dragon. L’ancien président
vénézuélien Carlos Andrés Pérez avait été des­
titué, en 1993, pour n’avoir pas réussi à expli­
quer l’utilisation des fonds réservés. Avec
Chavez, l’Etat a disposé de revenus pétroliers
sans précédent et la corruption a connu une
escalade inédite. La nouvelle bourgeoisie
« bolivarienne » a amassé des fortunes en
toute impunité.
paulo a. paranagua
Service international
F
POUR L’OPINION,
L’IMPUNITÉ DES
RESPONSABLES
POLITIQUES,
UN FLÉAU
ENDÉMIQUE,
EST DEVENUE
INACCEPTABLE
léau endémique en Amérique latine, la
corruption politique ne date pas
d’aujourd’hui. Les cyniques préten­
dent qu’elle est arrivée avec les caravel­
les ibériques. La nouveauté, c’est que l’opinion
latino­américaine supporte de plus en plus
mal les malversations, surtout en période de
crise économique. L’impunité est devenue
inacceptable. Les perquisitions et la convoca­
tion spectaculaires dont l’ancien président
brésilien Luiz Inacio Lula da Silva (2003­2010) a
été l’objet, le 4 mars, montrent que la justice n’a
plus de tabous. Rattrapé par le scandale de l’en­
treprise pétrolière Petrobras et des géants du
bâtiment et travaux publics (BTP), Lula a été
traité comme un citoyen ordinaire.
Des PDG des groupes impliqués, ainsi que
des hommes politiques, avaient déjà été con­
damnés. La présidente Dilma Rousseff elle­
même est soupçonnée d’avoir été réélue
grâce à des fonds illicites, renforçant les arguments de ceux qui prônent sa destitution.
Pour la formation présidentielle, le Parti des
travailleurs (PT, gauche), c’est un séisme
d’autant plus douloureux que ses dirigeants
avaient longtemps prétendu faire de la politique autrement, pointant du doigt les compromissions des adversaires. Le PT n’a guère tiré
les leçons d’un scandale précédent, dit du
L’ARGENT DE LA DROGUE
Le Venezuela rivalise avec Haïti sur l’échelle de
l’Index de perception de la corruption établi
par Transparency International. Selon cette
organisation non gouvernementale, les seuls
Etats de la région à tirer leur épingle du jeu
sont l’Uruguay et le Chili. Et pourtant, le vice­
président uruguayen, Raul Sendic, vient d’être
confondu pour falsification de diplôme universitaire. La présidente chilienne, Michelle
Bachelet, pâtit du trafic d’influence de ses proches. En Bolivie, une ancienne compagne du
président Evo Morales est accusée d’avoir fa­
vorisé une firme chinoise qui a remporté
pour plus de 500 millions d’euros de contrats.
La notion de trafic d’influence semble étran­
gère au couple d’anciens présidents argentins
Nestor et Cristina Kirchner (2003-2015), dont
l’enrichissement personnel est parallèle à la
carrière politique. Sur l’Argentine pèse un
soupçon encore plus grave, celui d’un crime
d’Etat contre le procureur Alberto Nisman, assassiné en janvier 2015.
La corruption touche des entreprises locales
et étrangères, privées et publiques, de droite
et de gauche. Au Guatemala, pays conservateur, le président en exercice, le général Otto
Pérez Molina, a été destitué et emprisonné
en 2015, après une mobilisation citoyenne
contre la fraude aux douanes. Au Salvador
voisin, l’ancien président de droite Francisco
Flores (1999-2004) est mort, le 30 janvier,
alors qu’il était en détention, accusé de malversations. Mauricio Funes, le premier chef
d’Etat salvadorien de gauche (2009-2014),
peine à justifier ses comptes personnels, ses
voyages officiels et sa collection d’armes, car
les archives présidentielles ont disparu. Au
Panama, l’ancien président de droite Ricardo
Martinelli (2009­2014) est en fuite. Quant au
sandiniste Daniel Ortega, il semble résolu à
faire du mirifique Canal interocéanique du
Nicaragua une immense escroquerie. Comble
de l’indécence, le Suriname a pour chef d’Etat
le colonel putschiste Desi Bouterse – con­
damné par contumace aux Pays­Bas pour tra­
fic de cocaïne –, qui a tout de même présidé
l’Union des nations sud­américaines en 2013.
L’argent de la drogue a infiltré les pays pro­
ducteurs et les pays de transit, les nations andi­
nes et l’Amérique centrale, les Caraïbes et le
Mexique, où la contamination ne s’arrête pas
au niveau des municipalités et des Etats fédé­
rés : n’a­t­on pas vu en 1997 un général mexi­
cain nommé « tsar antidrogue » emprisonné
deux mois plus tard pour complicité avec un
des cartels ? Les connivences au sommet
n’existent pas seulement dans l’imagination
du romancier américain Don Winslow, auteur
de La Griffe du chien (Points). La palme de l’opa­
cité revient néanmoins à Cuba, qui a fusillé
en 1989 des officiers supérieurs pour trafics di­
vers, alors qu’ils étaient en service commandé,
dans une île gérée comme une propriété fami­
liale, passée des mains de Fidel Castro au frère
cadet, Raul Castro.
Le crime organisé et la corruption politique
ont transformé la vieille pratique des dessous-de-table, des pots-de-vin et des passedroits. On a évolué de l’artisanat à une échelle
industrielle destinée à assurer un projet de
pouvoir. Au Brésil, la construction de Brasilia
a précipité la collusion entre le BTP et l’Etat.
Ensuite, la dictature militaire (1964­1985) a
consolidé l’opacité des marchés publics et des
surfacturations. La démocratie brésilienne
découvre aujourd’hui l’ampleur du désastre.
« Le scandale Petrobras montre que la corruption est un cancer qui ne distingue ni l’idéologie ni la classe sociale, a déclaré le Péruvien
José Ugaz, président de Transparency Interna­
tional. Lula a été un président de gauche connu
pour ses avancées sociales, mais cet héritage
ne saurait lui servir de justification. » p
[email protected]
LETTRE DU JAPON | par p h il ip p e p ons
Cinq ans après, le Tohoku vit dans la mémoire du tsunami
L
e légendaire tortillard avec ses deux
wagons équipés de petites tables basses chauffées électriquement par-dessous en hiver a repris du service. Traversant le parc national de Sanriku, surnommé les « Alpes de la mer », le petit train
est le symbole de la renaissance de l’une des
plus belles régions littorales du Japon, cinq
ans après le séisme suivi d’un tsunami du
11 mars 2011. Côtes à rias, falaises de rocs tom­
bant à pic, promontoires, criques et récifs par­
semés de pins, dont le vert s’allie à l’automne
au flamboiement des érables, offrent des pay­
sages à couper le souffle.
Ce parc national est dans la région du To­
hoku (le nord­est de l’île de Honshu) la plus
avancée dans l’océan Pacifique, dont le littoral
est l’un des plus vulnérables aux tsunamis :
frappé en 1896 (plus de 27 000 morts), puis
en 1933 (plus de 3 000 morts), il l’a été à nou­
veau en 2011 (15 800 morts et 2 500 disparus).
Aujourd’hui, le paysage est toujours sublime
mais, dans les criques, des digues de plus de
dix mètres de hauteur, encore plus imposantes qu’auparavant, barrent la mer, ce qui la
rend invisible du sol.
Des voix se sont élevées. Elles mettent en
cause l’inefficacité de ces murailles de béton
qui n’arrêtent pas une vague monstrueuse,
mais retiennent le ressac. Les intérêts de l’Etat
LES INDÉGIVRABLES PAR GORCE
bâtisseur asservi aux entreprises de travaux
publics et au monde politique ont prévalu.
Depuis les temps les plus reculés, les habi­
tants du Tohoku ont appris à coexister avec
les périls naturels : séismes, tsunamis, ty­
phons. Une résilience à la précarité de la desti­
née humaine célébrée au début du XXe siècle
par Kenji Miyazawa dans un poème connu de
tous les Japonais :
« Que la pluie ne m’abatte pas davantage que
le vent/Ni la neige/Ni la chaleur de l’été »
Ecrivain inclassable (dont certaines œuvres
sont traduites en français), infatigable chasseur de rêves, il n’a jamais condamné les courroux de la nature. Né l’année d’un séisme
(1896), il est mort l’année du suivant (1933).
ÉPOUVANTABLE REMAKE
La dévastation du 11 mars n’a pas emporté que
des vies et des maisons : elle a aussi balayé la
mémoire des lieux. Aussi la reconstruction
matérielle s’est-elle accompagnée d’une collecte des bribes de souvenirs éparses dans les
décombres afin de renouer les fils entre
l’avant et l’après : ainsi, les petites tablettes
bouddhiques en bois des autels aux ancêtres,
sur lesquelles est inscrit le nom posthume
des défunts, ultimes liens avec les disparus,
ou de vieilles photos rassemblées, nettoyées
et numérisées par des volontaires.
La vie a repris. Mais l’inexorable demeure :
« Nous avons le sentiment que le passé ne
s’anéantit pas, mais simplement qu’il s’éloigne.
Quelque chose échappe désormais à la modification et au mouvement. Il est congelé, il est
enregistré pour toujours dans les archives de
l’invisible. »
La réflexion de Paul Claudel, un an après le
séisme de 1923 qui a ravagé Tokyo et Yokohama (140 000 morts), est étrangement actuelle. A revivre, comme y invite Michel Wasserman dans Paul Claudel dans les villes en
flammes (Honoré Champion, 2015), la « semaine infernale » qui a suivi ce désastre, à tra­
vers le récit qu’en a fait celui qui était alors
ambassadeur au Japon, mais aussi d’autres,
écrits par des témoins oubliés mais non sans
qualité littéraire, les images de dévastation et
de morts du 11 mars semblent un épouvanta­
ble remake. En 1923, le meurtrier a été le feu
et, en 2011, cela a été l’eau, mais les deux
catastrophes, à près d’un siècle de distance,
entrent en résonance.
Dans les deux cas, le contraste est frappant,
entre une nature soudain apaisée et la dévastation qu’elle a causée. Médecin de bord du
paquebot des Messageries maritimes AndréLebon, amarré à Yokohama en septem­
bre 1923, Charles Guibier notait après la catastrophe : « Soleil estival, ciel subtil, azur lé-
ger : la nature fait un décor de fête à cette immense désolation. » Images rémanentes des
lendemains de la catastrophe du 11 mars : un
printemps bourgeonnant, indifférent à ce
monde à l’envers, de bateaux au milieu d’une
rue ou perchés sur le toit d’un immeuble…
Non loin bruissaient des vaguelettes. « La
lune a commencé sa course. Ses mains répandent sur la mer une consolation ineffable »,
écrit Paul Claudel… Une consolation qui n’est
pas toujours au rendez­vous.
« Le seul aspect inédit de la catastrophe du
11 mars est son prolongement nucléaire »,
constate Michel Wasserman. Dans la région
de la centrale Daiichi à Fukushima, la vie n’a
pas repris. L’avenir promis par le gouverne­
ment reste fermé. La centrale accidentée est
loin d’être sous contrôle, et 100 000 personnes vivent encore dans des logements provisoires. Ici, la catastrophe reste en devenir, à la
merci de maladies encore sournoises. Men­
songes, opacité, morgue du pouvoir politi­
que… « L’entreprise de domestication de l’opinion », épinglée en 2012 par Michaël Ferrier
(Fukushima. Récit d’un désastre, Gallimard),
se poursuit. Pour les sinistrés installés dans
un provisoire devenu quotidien, rien n’est
rentré dans l’ordre. p
[email protected]
LES HABITANTS
DU TOHOKU
ONT TOUJOURS
FAIT PREUVE DE
RÉSILIENCE FACE
À LA PRÉCARITÉ
DE LA DESTINÉE
HUMAINE
L’émir Abdelkader, philosophe de l’empathie
LIVRE DU JOUR
philippe-jean catinchi
C
eci n’est pas une biographie. Mais
plutôt une initiation à la pensée
d’un maître spirituel que l’épopée
coloniale française a réduit à la sta­
ture d’un guerrier fameux, adversaire héroï­
que d’une nation conquérante. Pour la posté­
rité vue d’Europe, Abd El­Kader Ibn Mohied­
dine (1808­1883) est seulement l’émir Abdelk­
ader, champion de la résistance algérienne
lorsque la monarchie de Juillet envahit son
pays.
Même s’il est absent lors de la prise par le
duc d’Aumale, fils du roi Louis-Philippe, de sa
capitale itinérante, sa smala, devenue dans la
langue du vainqueur une tribu familiale per­
dant au passage sa puissance politique, l’émir
Abdelkader est associé à cette lourde perte.
Perte d’autant plus terrible que dans le
pillage du campement disparaît la bibliothèque de l’émir philosophe.
Quelque 5 000 livres et manuscrits rares,
ouvrages inestimables, détruits dans ce que
Mustapha Cherif ne craint pas d’appeler « un
génocide culturel ».
On ne s’étonnera pas que le célèbre islamologue, spécialiste militant du dialogue des
cultures, des religions et des civilisations,
stigmatise ainsi sans appel la négation du
« patrimoine
arabo-berbéro-musulman »
dans la guerre totale menée par Bugeaud,
gouverneur général de l’Algérie. Pourtant le
bourreau lui-même, dans ses Mémoires, concède une grandeur spirituelle exceptionnelle
au vaincu – qui lui tint tête encore quatre ans
(1843-1847) : « C’est une espèce de prophète, il
est pâle et ressemble assez au portrait qu’on a
donné du Christ… »
« REMPART CONTRE LES IGNORANTS »
Penseur, croyant et visionnaire, c’est cet Abdelkader-là que Cherif choisit de partager en
célébrant cet « apôtre de la fraternité » qui appelle à une discipline de la droiture.
Maître soufi, savant et moraliste, avant de
se résoudre à être un guerrier, patriote inflexible et éducateur attentif, l’homme est à
envisager comme un « rempart contre les
ignorants, les extrémistes (…), les idolâtres, les
envahisseurs, les despotes et les fanatiques. »
Mustapha Cherif s’intéresse d’abord aux
éléments biographiques pour étayer sa lec­
ture d’une pensée humaniste salutaire. II rap­
pelle ainsi l’épisode fameux de juillet 1860 où
seule l’intervention de l’émir empêcha que le
soulèvement de la ville de Damas contre le
quartier chrétien ne dégénère en massacre.
Le message d’Abdelkader est plus que jamais actuel, puisqu’il aide à sortir de la peur
pour aller vers l’espérance, à passer de
l’obscurité à la lumière, de la méfiance à l’em­
pathie.
Et si l’on s’étonne que certaines facilités
soient restées – l’homme que « Homère, Tolstoï et Victor Hugo (…) auraient voulu connaître » ! – le plaidoyer de Cherif pour le legs de
l’émir fait mouche : « Assumer ses responsabilités, sortir de la position victimaire et donner
priorité au lien social citoyen républicain, qui
dans la cité dépasse celui de la foi. » p
L’Emir Abdelkader,
apôtre de la fraternité
de Mustapha Cherif
éd. Odile Jacob, 180 p. 21,90 €
disparitions & carnet | 17
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
Jean-Bernard
Raimond
Ancien ministre
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AU CARNET DU «MONDE»
Naissance
Maxine
est très heureuse d’annoncer sa venue
au monde
chez
Yasmine BOUSSAAD
et Brieuc CAILLIEZ,
le 6 mars 2016, à Paris.
Toulouse. Paris. Angers.
Valérie Caillé-Decaix,
son épouse,
Alice, Sylvain, Charlotte,
ses enfants,
Rose-Hélène et Michel Caillé,
ses parents,
Isabelle,
sa sœur
Ainsi que toute la famille et ses amis,
FRANÇOIS DUCASSE/ RAPHO
J
ean­Bernard Raimond, mi­
nistre des affaires étrangères
de 1986 à 1988 dans le gouvernement de Jacques Chirac
sous la présidence de François Mitterrand, est mort lundi
7 mars à Neuilly-sur-Seine, à l’âge
de 90 ans.
Né le 6 février 1926 à Paris, JeanBernard Raimond était l’archétype
du diplomate féru de littérature et
de philosophie, curieux de la
chose politique mais sans excessive passion, toutes qualités bien
utiles pour exercer au Quai d’Orsay en période de cohabitation, entre deux bêtes politiques comme
l’étaient François Mitterrand et
Jacques Chirac, dans le domaine
réservé du chef de l’Etat mais selon
les instructions du chef du gouvernement. Ce faux mou – « il a le gonflant, la douceur et l’invulnérabilité
d’un édredon », comme le décrivait
un de ses collègues au gouvernement – était également capable de
froides colères et de tenir tête à ses
interlocuteurs, aussi haut placés
fussent-ils.
Pragmatique
Technicien subtil des affaires
étrangères, pragmatique d’une
onctueuse courtoisie, soigné dans
sa mise comme dans ses propos,
un peu « old school », il n’en a pas
moins conduit la diplomatie française avec fermeté et autorité, déjouant le scepticisme qui avait accueilli la nomination de ce « parfait inconnu » à ce prestigieux ministère. C’est lui, notamment, qui
aura à mener, pendant deux ans,
les délicates négociations pour la
libération des otages français détenus au Liban.
C’est Jacques Chirac qui lui avait
proposé le poste. Jean-Bernard Raimond était alors ambassadeur de
France en URSS, ce qui pouvait être
considéré comme un aboutissement après trente ans de carrière
aux affaires étrangères. Une carrière diplomatique pour laquelle il
avait opté à sa sortie de l’Ecole nationale d’administration, en 1956.
Auparavant, par goût pour la littérature autant que par défi personnel, il avait fait Normale-Sup. Il
consacrera sa thèse à l’œuvre de
Jean Giraudoux, l’écrivain et le diplomate.
C’est à l’éphémère Rassemblement démocratique révolutionnaire, créé fin 1947 par Jean-Paul
Sartre, Georges Altman et David
Rousset, qu’il connaît alors un bref
engagement politique. Il y croise
d’anciens trotskistes, comme
Pierre Naville, Yvan Craipeau ou
Jean-René Chauvin, mais aussi les
surréalistes André Breton et Benja-
ont la douleur de faire part du décès de
6 FÉVRIER 1926 Naissance
à Paris
1956 Entre au Quai d’Orsay
1973 Ambassadeur au Maroc
1986-1988 Ministre
des affaires étrangères
1993 Devient député RPR
des Bouches-du-Rhône
7 MARS 2016 Mort à Neuillysur-Seine (Hauts-de-Seine)
min Péret. Cette période « romantique révolutionnaire » ne durera
guère plus d’un an, avec la dissolution du mouvement. Fini le militantisme : favorable à l’indépendance de l’Indochine, puis à celle
de l’Algérie, il est séduit par Pierre
Mendès France et approuve de
Gaulle sans lui vouer une vénération. En fait, c’est plus avec Georges
Pompidou et Edouard Balladur,
avec lequel il affiche d’ailleurs une
certaine ressemblance physique,
qu’il se trouvera des affinités.
Entré en 1956 au département
des affaires politiques au ministère des affaires étrangères, JeanBernard Raimond devient en 1967
directeur adjoint du cabinet du
ministre, Maurice Couve de Murville, qu’il suit à Matignon de
juillet 1968 à juin 1969. Après
l’élection de Georges Pompidou, il
entre au secrétariat général de la
présidence de la République puis, à
partir de 1972, reprend du service
actif dans le corps diplomatique.
Ministre plénipotentiaire, puis
ambassadeur au Maroc, directeur
d’Afrique et du Moyen-Orient au
Quai d’Orsay, puis directeur du cabinet du ministre des affaires
étrangères, directeur général des
relations culturelles, scientifiques
et techniques, ambassadeur en Pologne puis en Union soviétique, il
aura gravi tous les échelons de la
carrière diplomatique avant,
quand s’achève la cohabitation et
qu’il est mis fin à ses fonctions ministérielles, de se voir proposer le
prestigieux poste d’ambassadeur
auprès du Saint-Siège, à Rome.
Lorsqu’il quitte le Quai, en 1991, il
est élevé à la dignité d’ambassadeur de France.
Défroqué du Quai, Jean-Bernard
Raimond goûte à nouveau aux
charmes de la politique et se frotte
pour la première fois au suffrage
universel. Il se présente en 1993
aux législatives à Aix-en-Provence,
sous l’étiquette du RPR, et est élu
député. Réélu en 1997, il siégera
jusqu’en 2002 au Palais-Bourbon.
« Pour retrouver un travail d’intérêt
général, parce que Chirac m’en
avait parlé et parce que c’est un bel
endroit », expliquait-il. p
patrick roger
Frédéric CAILLÉ,
survenu à Toulouse, le 5 mars 2016,
à l’âge de cinquante-sept ans.
La cérémonie de l’hommage aura lieu
le vendredi 11 mars, à 14 h 30, au centre
funéraire « Les Maisons », impasse
Charles Berjole, à Angers, suivie de
l’inhumation au cimetière Est, à Angers.
Un registre tiendra lieu de
condoléances.
Cet avis tient lieu de faire-part
et de remerciements.
La famille Cheikh Anta Diop
Et la famille Maes,
ses enfants, petits-enfants,
nièces, neveux, cousins
et alliés,
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Louise Marie DIOP,
née MAES,
le vendredi 4 mars 2016, à Paris,
dans sa quatre-vingt-dixième année.
Elle sera inhumée ce jeudi 10 mars,
à Caytu, région de Diourbel, au Sénégal,
auprès de son mari,
Cheikh Anta DIOP.
Cet avis tient lieu de faire-part.
[email protected]
Michel et Claire,
ses enfants,
et leurs conjoints, Elisabeth et François,
Adrien, Victor, Antonin,
ses petits-ils,
Margaux, Mila, Isidor,
ses arrière-petits-enfants,
Les familles Harari, en Israël
et Feldman, aux Etats-Unis,
ont le chagrin de faire part du décès de
Cécile DIXMIER,
née Cilka NAGELBERG,
survenu le 7 mars 2016,
dans sa cent cinquième année.
Une cérémonie a été célébrée ce jeudi
10 mars, à 11 heures, au crématorium
d’Arcueil (Val-de-Marne), 8, rue du
Ricardo.
Souvenons-nous
de sa mère,
de ses sœurs,
Beila,
Mina et Hela,
de ses frères,
Isak et Norbert,
de sa nièce,
Bronya,
assassinés pendant la guerre, en Pologne
et en Ukraine, par les nazis et leurs
complices,
de son père,
et de son frère,
Berel
Yosef.
Hervé Rouanet,
directeur général de
l’Encyclopædia Universalis
Et l’ensemble du personnel,
ont la tristesse de faire part du décès de
Médecin de formation et encyclopédiste
né, Didier Lavergne a dirigé pendant plus
de quarante ans le département éditorial
biologie et médecine de l’Encyclopædia
Universalis.
Bernard EHRMANN,
survenu le 29 février 2016.
Un culte d’action de grâce a été célébré
le vendredi 4 mars, au centre œcuménique
de Jacou (Hérault).
611, rue des Érables,
34980 Saint-Gely-du-Fesc.
Cécile, Rémi, Matthieu, Claire,
ses enfants
et leurs conjoints,
Baptiste, Etienne, Myriam, Théo, Paul,
Marie, Thomas, Alma,
ses petits-enfants,
Jeanine Fourrier,
sa sœur,
ont la tristesse de faire part du décès de
Jean FOURRIER,
ingénieur de l’Aviation civile,
Décès
En 1988.
Viviane Ehrmann,
son épouse,
Véronique et François Desaunais,
Arielle et Guy Nicol,
Olivia et Jean Marc Aussibal,
Angélique et Laurent Vigroux,
ses enfants,
Jérémie et Jade, Claire, Charlotte,
Raphaël, Sarah, Sophie, Marie, Jeanne,
Théo, Julien, Adèle,
ses petits-enfants,
survenu le 5 mars 2016,
à l’âge de quatre-vingt-six ans.
Ses obsèques seront célébrées
le vendredi 11 mars, à 15 heures,
en l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas,
Paris 5e.
69 rue Dunois,
75013 Paris.
Ferdinand Scharf,
son frère
et Emily Scharf,
Arya et Chérie Orang,
Christian et Sylvie Manuel
Ainsi que ses nombreux amis,
ont la douleur d’annoncer le décès de
Terry HAASS,
retournée à la lumière de l’origine,
le 1er mars 2016.
Elle sera inhumée le 12 mars,
à 15 heures, au cimetière du Père-Lachaise,
Paris 20e.
Plutôt que des fleurs, un don
à l’association d’aide aux Tibétains
réfugiés « www.lapierreblanche
conflans » répondrait au vœu
de T. Haass.
Aix en Provence. Paris.
Sophie Lengrand-Jacoulet
et Gilles Jacoulet,
Justine, Antoine et Pierre,
Marithé et Jean-François Jacoulet,
Bénédicte Lengrand,
Sophie Lussier-Jacoulet
et Olivier Jacoulet,
Mathieu et Anouk Jacoulet,
Angéla et Jean-Pierre Laprugne,
ont la tristesse de faire part du décès de
Camille JACOULET,
élève au Conservatoire national
d’Art dramatique de Paris,
survenu brutalement, le 7 mars 2016,
à l’âge de vingt-sept ans.
La cérémonie religieuse aura lieu
en la paroisse Saint-François d’Assise,
5, boulevard des 2 Ormes, Aix-enProvence, le vendredi 11 mars, à 14 h 30,
suivie de l’inhumation dans le tombeau
familial au cimetière du Grand Saint-Jean,
à Puyricard.
Magali Laubiès,
Anne Laubiès,
ses illes,
Clara Laubiès,
Maïté Laubiès,
Léa-Jeanne Boehringer,
ses petites-illes,
ont la tristesse de faire part du décès de
Henri-Didier LAUBIÈS,
survenu le 25 octobre 2015,
à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans.
Souvenons-nous de son épouse,
Madeleine LAUBIÈS,
née DÉLÈS,
décédée le 9 novembre 2007
et de leur ils,
Didier-Henri LAUBIÈS,
décédé le 6 mai 2012.
Nous exprimerons notre reconnaissance
pour tout ce qu’il nous apporté, en pensées
et en prières, lors du culte du dimanche
13 mars 2016, en l’église Luthérienne
de la Trinité, Paris 13e.
Nous garderons le souvenir de ses
origines aveyronnaises et de ses longues
et heureuses années d’enseignement
au Maroc.
Magali Laubiès,
12200 La Bastide-l’Évêque.
ont la tristesse de faire part du décès de
Didier LAVERGNE,
survenu le 28 février 2016,
à l’âge de quatre-vingt-douze ans.
Lyon. Saint-Etienne. Dijon.
Sabine Taler-Léonard,
son épouse,
Ses enfants,
Ses petits-enfants,
Parents
Et amis,
ont la douleur de faire part du décès de
M. Jean, Gabriel LÉONARD,
maître de conférences des Universités
en économie,
ancien doyen de la faculté de gestion,
administration, langues étrangères
appliquées de Saint-Etienne,
Nicole Pietri,
sa sœur,
a l’immense tristesse de faire part du décès
de
Marie-Noëlle PIETRI,
survenu le samedi 5 mars 2016.
Après une cérémonie religieuse,
Marie-Noëlle sera inhumée ce jeudi
10 mars, à 14 heures, au cimetière
du Montparnasse, Paris 14e, aux côtés de
Henry JEDWAB.
Nicole Pietri,
50, rue de Longchamp,
92200 Neuilly-sur-Seine.
Monique Raimond, née Chabanel,
son épouse,
Sophie et Catherine,
ses illes,
Benoît Mselati,
son gendre,
survenu à Lyon, le 4 mars 2016,
dans sa soixante-treizième année.
Anna et Paul,
ses petits-enfants,
Une cérémonie civile sera célébrée
ce jeudi 10 mars, à 15 h 30, au crématorium
de Lyon-Berthelot.
Jean-François,
son neveu
La famille remercie par avance
toutes les personnes qui prendront part
à sa peine.
Katie Stöver-Marfaing,
sa femme,
Jean-Loup, Marie, Jean-Claude, Maya,
ses enfants
Ses petits-enfants
Et ses arrière-petites-illes,
Jean-Pierre,
son frère
et ses enfants et petits-enfants,
Sa famille et alliés en France,
Allemagne et Argentine,
ont la tristesse d’annoncer le décès de
Jean-Louis MARFAING,
agrégé de l’Université,
ministre plénipotentiaire,
à Paris, le 5 mars 2016,
à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
L’incinération a eu lieu dans l’intimité,
au cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e.
Un office sera célébré en l’église
Saint-Honoré d’Eylau, le lundi 14 mars,
à 18 h 30.
« Il plut pendant quatre ans
onze mois et deux jours. »
Gabriel García Márquez.
Alain Rouquié,
président,
Le conseil d’administration
Et le personnel
de la Maison de l’Amérique latine,
ont la tristesse de faire part
de la disparition, le 5 mars 2016, à Paris,
de
Jean-Louis MARFAING,
administrateur
de la Maison de l’Amérique latine,
ancien ambassadeur de France
au Costa Rica et à Cuba.
Marc Lecocq
a la très grande douleur de faire part
du décès de
Henryk PASZEK,
ancien concessionnaire
du karting pour enfants
du Champ-de-Mars, à Paris,
survenu le 21 février 2016,
à l’âge de soixante-deux ans,
des suites d’une très longue et très
douloureuse maladie.
Ses obsèques ont eu lieu dans la plus
stricte intimité.
Nous remercions le professeur Bertrand
Arnulf et les services d’hématologie
de l’hôpital Saint-Louis, à Paris,
les services de neuro-oncologie de l’Institut
Gustave Roussy, à Villejuif et le docteur
Wajnapel, pour les soins qui lui ont été
prodigués.
« Laissez venir à moi les petits enfants
car le Royaume de Dieu est à eux
et à ceux qui leur ressemblent. »
Marc 10.14.
11, rue du Perche,
75003 Paris.
[email protected]
Et toute sa famille,
ont la grande tristesse de faire part
du décès de
Jean-Bernard RAIMOND,
ambassadeur de France,
ancien ministre des Affaires étrangères,
ancien député des Bouches-du-Rhône,
agrégé de Lettres classiques,
ancien élève
de l’École normale supérieure
de la rue d’Ulm,
ancien élève de l’ENA,
commandeur de la Légion d’honneur,
commandeur
de l’ordre national du Mérite,
chevalier
dans l’ordre des Palmes académiques,
grand-cordon du Ouissam Alaouite,
grand-croix de l’ordre de Pie IX,
survenu le lundi 7 mars 2016,
à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
La cérémonie religieuse sera célébrée
le vendredi 11 mars, à 14 heures,
en l’église Saint-Pierre, 90, avenue
du Roule, à Neuilly-sur-Seine, suivie
de l’inhumation dans l’intimité familiale,
au cimetière ancien de Neuilly-sur-Seine.
Cet avis tient lieu de faire-part.
12, rue des Poissonniers,
92200 Neuilly-sur-Seine.
M. Pierre Arizzoli-Clémentel,
président
Et les membres
du conseil d’administration
de l’Association France-Italie,
ont la tristesse de faire part du décès
de leur président d’honneur,
Jean-Bernard RAIMOND,
ambassadeur de France,
ancien ministre,
président de l’association
de 1991 à 2013.
La cérémonie religieuse sera célébrée
le vendredi 11 mars 2016, à 14 heures,
en l’église Saint-Pierre, 90 avenue
du Roule, à Neuilly-sur-Seine.
La famille
Et les amis de
Joël THORAVAL,
anthropologue à l’EHESS,
ont la tristesse de faire part de son décès,
survenu le 7 mars 2016, à Carcassonne.
Une cérémonie aura lieu le lundi
14 mars, à 13 h 30, au crématorium
du cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e,
en la salle de la Coupole.
[email protected]
[email protected]
[email protected]
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18 | culture
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
« Helmets »
(2001). YOKO ONO
Les guerres de Yoko Ono
Le Musée d’art contemporain de Lyon offre à l’artiste japonaise sa première rétrospective française
ARTS
lyon
A
propos de l’exposition
« Yoko Ono : One Wo­
man Show 1960­1971 »,
présentée en 2015 au
MoMA de New York, notre con­
frère du New York Times a eu cette
remarque : « Ça valait le coup d’attendre. » On peut la reprendre
pour « Yoko Ono, lumière de
l’aube », au Musée d’art contemporain de Lyon (MAC). Il a fallu
beaucoup attendre. Yoko Ono est
née en 1933, ses premiers travaux
datent de la fin des années 1950,
et les musées français ne se sont
pas précipités vers elle : une rétrospective à 83 ans quand
d’autres ont cet honneur avant
50 ans, le retard est excessif. Les
raisons en sont claires.
A partir de sa rencontre avec
John Lennon, Yoko Ono a été de
moins en moins considérée
comme une artiste et s’est vue absorbée par la légende des Beatles.
Après l’assassinat de Lennon
en 1980, affabulations et haines
l’ont environnée, très lentes à se
dissiper. De surcroît, être une
femme artiste l’a vouée à subir
des stéréotypes bien connus dans
ce monde comme ailleurs.
On a donc attendu, et cela valait
la peine, plus encore à Lyon qu’à
New York. La présentation au
MoMA s’en tenait à une décennie
et la comprimait dans une pré-
sentation à l’étouffée et incomplète. Au MAC, la rétrospective
complète occupe les trois étages
et le hall d’entrée. A chaque niveau, des structures sont construites afin que les idées de l’artiste se réalisent et que les visiteurs en fassent l’expérience directe. Il leur est proposé de
modifier la carte du monde et ses
frontières sur des globes et des
planisphères. Ils doivent faire
l’expérience du noir total et des
frôlements que l’obscurité excite
et celle du passage des ténèbres à
une lumière aveuglante, d’un excès à l’autre.
Corridor trompeur
Planter des clous partout n’est pas
une suggestion qu’un musée fait
fréquemment, ni ramper à plat
ventre, marcher en biais dans un
couloir très étroit entre des miroirs qui démultiplient leur reflet –
le narcissisme peut en souffrir –,
ou traverser des rideaux de perles
de verre bleu.
Tel corridor trompeur revient en
boucle sur lui-même. Il y a des
échelles où monter et des portes
dressées au milieu d’une salle entre lesquelles circuler librement –
ce qui est évidemment l’inverse de
la fonction d’une porte. Il y a des
sons brutaux, la voix de l’artiste,
les morceaux du Plastic Ono Band.
Et, comme on s’y attend, il y a les
vidéos des performances, qui sont
la part la plus connue de l’œuvre,
La trace
de Duchamp
est visible,
de même
que celle
du surréalisme
Cut Piece (1964), Freedom (1970) et
Fly (1971).
Dans la première, l’artiste est vêtue d’un tailleur strict. Agenouillée, elle laisse celles et ceux
qui montent sur scène découper
ses vêtements avec un ciseau de
tailleur. Quand un jeune homme
énervé tranche les bretelles du
soutien-gorge, la performance
prend fin, car son sujet n’est pas
l’exaltation de la nudité féminine
mais le déshabillage forcé de la
femme, si commun dans la publicité et le cinéma, comme Freedom
le rappelle en frustrant le voyeur.
Cut Piece a été montrée des milliers de fois. Il n’empêche que, à la
revoir, on y découvre encore des
détails, des expressions, des attitudes. C’est une œuvre extrêmement simple dans son principe,
filmée en noir et blanc sans apprêts et dont l’intensité ne faiblit
nullement avec le temps.
Dans Fly, une mouche filmée en
gros plan se pose en différents
points d’un corps féminin nu, tétons, cuisses, membres. Quand les
images sont projetées sur grand
écran, ce qui est le cas ici, le malaise s’aggrave. Là aussi, l’idée tient
en peu de mots, et l’efficacité est
proportionnelle à la simplicité.
Depuis 1960, Yoko Ono appelle
ces idées des « instructions ». Les
plus anciennes sont des instructions pour des peintures que chacun est libre d’interpréter. Les
moyens requis sont rudimentaires : le vent, l’eau, la poussière, les
feuilles mortes, les restes d’un repas. Il y en a pour les photographes, et d’autres qui sont purement mentales : « Cette pièce s’évapore lentement tous les jours » ou
« Cette pièce se déplace à la vitesse
des nuages ». Une phrase suffit ou
même un mot. La poésie des
haikus japonais est proche.
Même quand elle est matériellement possible, la réalisation physique de l’action n’est pas indispensable, mais elle peut aussi bien
être recommencée souvent, ce qui
vide de sens la notion d’œuvre originale. L’art est considéré comme
la capacité de l’esprit à s’extraire
de ce que l’on appelle la réalité, capacité qui se nomme aussi liberté.
Ces « instructions » écrites et
proposées dans des expositions
sous le signe du groupe Fluxus
dans la première moitié des années 1960 préfigurent le conceptualisme venu un peu plus tard. La
trace de Duchamp est visible, de
même que celle du surréalisme.
Ce dernier est présent non seule-
ment parce que plusieurs œuvres
rendent hommage à Magritte ou à
Tanguy, mais encore parce que
l’art y est défini comme une puissance intellectuelle et psychique
et non comme un ensemble de
pratiques – ce qui est la position de
Yoko Ono.
L’étrangeté de l’installation Half
a Room, où meubles, assiettes et
tapis sont coupés en deux moitiés
dont une a disparu, n’a pas pour
unique dessein de surprendre. Elle
doit inciter à s’interroger sur la
propriété et le partage et susciter
des références tragiques. Cette
salle à manger ravagée pourrait
l’avoir été par un bombardement à
Tokyo en 1945 – souvenirs d’enfance de l’artiste – ou à Alep
aujourd’hui.
Obsession de la violence
Ainsi en vient-on à la part politique et sociale. Si l’esprit peut s’extraire de la réalité ordinaire, il doit
être capable de la changer. Le slogan d’Ono et Lennon en 1969 est
« War is over ! » (« La guerre est finie… ») mais continue par une conditionnelle capitale : if you want it
(« … si vous le voulez »). Il y eut
alors assez de gens pour le vouloir,
aux Etats-Unis et en Europe, et la
guerre du Vietnam s’est enfin
achevée. Aujourd’hui, à l’évidence,
c’est l’acquiescement à la guerre
qui l’emporte partout, la volupté
de détruire. On ne peut qu’y penser en passant sous des cages à
grillons suspendues au plafond,
dont chacune porte le nom et la
date d’un désastre – Crickets
(1998) – et en avançant entre des
casques de la Wehrmacht renversés dont chacun d’eux contient les
pièces d’un puzzle qui, reconstitué, figurerait l’azur – Helmets
(2001).
Ces pièces récentes, dont la plupart n’ont pas été vues en France,
témoignent de l’obsession de la
violence qui habite l’artiste : les
violences publiques des guerres et
celles, privées, faites aux femmes.
Sur ce point, l’Album de famille
(1993) énumère des objets du quotidien fondus en bronze et tachés
de rouge : lunettes, chaussures à
talon, aiguille à coudre. L’instruction ordonne : « Servez-vous de votre sang pour peindre ! »
En sortant, faites quelques pas,
jusqu’à un vieux wagon de fret de
la SNCF. Il est du modèle de ceux
qui ont servi à la déportation durant l’Occupation. Yoko Ono l’a fait
rechercher et percer de balles. Par
les trous, des éclats de lumière et
de son parviennent. L’artiste a fait
don de l’œuvre au musée. p
philippe dagen
Yoko Ono, lumière de l’aube,
MAC, 81, quai Charles-de-Gaulle,
à Lyon. Du mercredi au vendredi,
de 11 heures à 18 heures, samedi
et dimanche de 10 heures à
19 heures. De 6 € à 9 €. Jusqu’au
10 juillet. mac-lyon.com
culture | 19
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
Guy Cogeval reconduit à la tête du Musée d’Orsay
L’actuel président de l’établissement culturel exercera encore un an la fonction qu’il occupe depuis 2008
S
ur proposition d’Audrey
Azoulay, ministre de la
culture et de la communi­
cation, le président de la
République a renouvelé, mer­
credi 9 mars, Guy Cogeval, 60 ans,
à la présidence de l’établissement
public du Musée d’Orsay et du
Musée de l’Orangerie, fonction
qu’il occupe depuis 2008. Un décret pris en octobre 2015 par Fleur
Pellerin, alors ministre, limite
toutefois le mandat d’un président ou d’un directeur d’établissement culturel à neuf ans. La
mesure ne devait théoriquement
pas s’appliquer aux présidents
déjà en place avant la promulgation du décret, mais il semble que
le gouvernement en ait décidé
autrement. C’est donc pour un an
seulement que Guy Cogeval exercera sa mission.
Le temps pour lui, espère-t-on,
de lancer la dernière phase des
travaux engagés dès son arrivée,
qui ont renouvelé l’accrochage et
la vision des œuvres. Mais il s’agit
surtout de finaliser son rêve
d’une donation au musée de la
collection Spencer Hays, un en­
semble d’œuvres d’artistes nabi
réunies dans la propriété Hays de
Nashville (Tennessee), qui avaient
été présentées à Orsay en 2013.
M. Hays avait été, à cette occasion,
fait officier de l’ordre de la Légion
d’honneur par Aurélie Filippetti,
alors ministre de la culture, et
n’avait pas caché son désir de voir
sa collection rejoindre un musée,
sans cependant préciser s’il pourrait s’agir de celui d’Orsay.
Si tel était néanmoins le cas,
elle s’ajouterait, dans le bilan de
M. Cogeval, à l’exceptionnelle
donation effectuée en 2011, alors
anonyme et sous réserve d’usufruit, de Jean-Pierre Marcie-Rivière, décédé il y a peu, le 6 janvier : 141 œuvres – tableaux, pastels et dessins – de Pierre Bonnard et d’Edouard Vuillard (dont
Guy Cogeval est un spécialiste
reconnu), pas moins. L’enrichissement des collections sous ses
mandatures successives a également été le fait d’une politique
très active d’acquisitions menée
Le gouvernement
a créé pour lui,
après la fin de
son mandat, un
« centre d’études
sur les nabis »
Guy Cogeval, avec Isabelle Cahn, conservateur en chef, lors de l’exposition Pierre Bonnard en 2015.
Une « querelle
des Anciens et
des Modernes »
a marqué
les premières
années de
sa présidence
par la jeune équipe de conservateurs qu’il a promus dès son arrivée. Ce que souligne un audit
réalisé par l’Inspection générale
des affaires culturelles en 2013 :
« Le président a eu l’opportunité
aussi rare qu’heureuse de pouvoir constituer une nouvelle
équipe en phase avec ses projets.
Cette équipe totalement rajeunie
apparaît très dynamique et motivée, enthousiasmée par les responsabilités nombreuses qui lui
sont confiées. »
Le même rapport relevait toutefois que les premières années du
mandat du président avaient été
marquées par des tensions socia­
les et des relations hiérarchiques
houleuses… Des conservateurs
ont été marginalisés, certains
sont partis sous d’autres cieux –
dernière en date, Sylvie Patry, devenue directrice adjointe de la
Fondation Barnes, à Philadelphie –, ce que l’Inspection générale qualifiait d’une « querelle des
Anciens et des Modernes », en
ajoutant : « Si les mots de “grâce”
et “disgrâce” courent volontiers les
couloirs, ils n’ont paru tangibles
aux rapporteurs que dans très peu
de cas, qui existent cependant. »
Dix-neuf antennes en régions
Comme d’autres présidents d’établissement, Guy Cogeval a aussi dû
s’accommoder de la Révision générale des politiques publiques
(RGPP), voulue par les gouvernements depuis 2007, qui les contraint à augmenter leurs ressour-
Autour de Jan Fabre, un duo durable
NICOLAS KRIEF /DIVERGENCE
ces propres. Mission accomplie :
bon an mal an, le taux d’autofinancement flirte avec les 70 %, un
taux dans la norme à l’étranger – la
Tate de Londres en fait autant –,
mais exceptionnel en France, et
qui a pu être atteint grâce à des manifestations clés en main louées à
d’autres institutions, notamment,
mais aussi à des expositions aux
titres parfois racoleurs : « Masculin/Masculin. L’homme nu dans
l’art de 1800 à nos jours » en 2013 ;
« Sade. Attaquer le soleil » en 2014 ;
« Splendeurs et misères. Images de
la
prostitution,
1850-1910 »
en 2015. Résultat : 3,4 millions
d’entrées annuellement et, de manière moins visible, la possibilité
d’imaginer des expositions plus
confidentielles, mais non moins
ambitieuses, comme « Dolce
vita ? » en 2015, un regard sur les
arts décoratifs italiens entre 1900
et 1940, période où le pays affirmait son unité.
Enfin, Guy Cogeval est à l’initiative de la création du Club 19,
une association qui regroupe
des musées de province riches
en collections du XIXe siècle, et
sont autant d’antennes d’Orsay
en régions. C’est ainsi que,
après le Musée des beaux-arts
de Nancy et avant celui de
Quimper, le Musée d’art RogerQuilliot, de Clermont-Ferrand,
accueille, jusqu’au 5 juin, une
quarantaine d’autoportraits venus d’Orsay : Carpeaux, Cézanne, Courbet, Degas, Gauguin, Monet, Pissarro, Van
Gogh, excusez du peu. S’il est
parfois contesté au sein de son
propre établissement, Guy Cogeval a de fortes chances de devenir citoyen d’honneur de
Clermont-Ferrand.
A défaut, le gouvernement a
créé pour lui, après la fin de son
nouveau mandat fixée le
15 mars 2017, un « centre d’études
sur les nabis, dont il est l’un des
plus fins connaisseurs au monde »,
précise le communiqué du ministère de la culture, qui ajoute : « Ce
centre, rattaché au Musée d’Orsay,
sera un lieu de recherche, de mise
en valeur et de suivi des collections
ayant trait à ce mouvement (…). Il
sera également un lieu d’échanges
et de réflexion pour l’ensemble des
amateurs, collectionneurs et chercheurs spécialistes de ce mouvement artistique. » Les impressionnistes, qui le précédèrent, et les
fauves, qui suivirent, n’ont pas eu
droit à tant d’égards. p
harry bellet
I "(8HDC#CBC %B !GH%$ 'E'&$
Le chorégraphe a écrit des solos pour les danseurs Annabelle Chambon et Cédric Charron
DANSE
L
es héros ont beau avoir la
peau dure, ils souffrent
parfois un peu. A peine
éjectés du spectacle Mount Olympus, qui dure vingt-quatre heures,
à l’affiche les 5 et 6 mars, au
Teatro Central, à Séville, Cédric
Charron, 42 ans, et Annabelle
Chambon, 40 ans, couple de « dinosaures » de la compagnie Jan
Fabre, ont pris d’assaut le Théâtre
de la Bastille, à Paris. Lui a eu le
mollet droit réduit en charpie par
une armure en métal mal ajustée ; elle récupère lentement du
choc de ce trip sauvage. « Aléas de
la mécanique du corps du danseur », résument-ils. Tout va bien.
A ces performeurs d’élection,
Jan Fabre a offert des solos beaux
comme des cadeaux. Voilà donc
Cédric Charron qui fait le passeur
dans Attends, Attends, Attends…
(pour mon père), créé en 2014. Annabelle Chambon, elle, revêt une
peau de fleurs multicolores dans
Preparatio Mortis (2010). En point
commun : la mort, motif récurrent chez Fabre. Le nom de Cédric
a précipité l’image de Charon sur
le Styx, trait d’union entre les vivants et les disparus, les fils et
leurs pères. Annabelle Chambon
surgit comme d’outre-tombe en
pure pousse de vie dans cette
pièce dédiée, en secret, au père et
à la mère de Jan Fabre, morts l’un
en 2005, l’autre un an après.
Les Français Cédric Charron et
Annabelle Chambon, qui se sont
rencontrés en 1999, à Bruxelles,
forment une paire d’interprètes
d’exception de Jan Fabre. De spectacle en spectacle, ils ont tracé une
ligne claire de haute intensité. Ils
ont hissé le théâtre pulsionnel du
Flamand à des sommets de lisibilité dans l’excès. Un travail de don
et de patience où l’instinct prend
sans cesse le pouls de la technique
pour foncer plus loin.
« Un père spirituel »
Le premier l’a croisé sur un stage à
Vienne, en Autriche, en 1999. « Je
me suis jeté dans la gueule du loup,
plaisante-t-il. En fait, ça a été
comme du Louis de Funès dans Le
gendarme se marie : un truc électrique. » La seconde a auditionné
pour lui en 2000. « Jan ne savait
pas qu’on était en couple, et ça n’a
jamais été un argument pour lui,
précise-t-elle. Il ne nous associe
pas et nous considère chacun à
part entière. »
Depuis, l’affaire a pris la tournure d’une entreprise presque familiale. D’un côté, trois enfants :
de l’autre, une addiction commune entre Fabre et ses collaborateurs. « Il est un père spirituel pour
moi », confie Cédric Charron.
« C’est une histoire qui fonctionne
« J’aime le côté
archaïque,
brut, cru,
la force vitale
de Jan Fabre »
ANNABELLE CHAMBON
danseuse
finalement en trio, glisse Annabelle Chambon. Il y a un lien intime entre nous et Jan, un amour
profond qui est de l’ordre de la famille. » Pour des raisons de liberté,
mais aussi de confort, le couple a
choisi de ne pas s’installer à Anvers, lieu de travail de Fabre, mais
dans un village, près de SaintEmilion (Gironde), dans la maison de la grand-mère d’Annabelle
et à deux pas de chez ses parents.
Question d’organisation pour
leurs trois enfants. Lorsqu’ils sont
en tournée, le cercle familial se
resserre et fonctionne.
Sur le front artistique, les tempéraments de Cédric Charron et d’Annabelle Chambon ont explosé au
gré de la gamme d’exploits théâtraux toujours plus féroces proposés par Fabre. « J’aime son côté archaïque, brut, cru, la force vitale
qu’il fait sortir de nous en cassant
plein de blocages », résume Annabelle Chambon. Pourtant, depuis
seize ans, toute nouvelle pièce est
un cap : pas de contrat à durée illimitée, mais un choix commun
pour continuer ensemble ou pas.
« A chaque création, je me demande si j’ai toujours faim, envie
d’aller plus loin avec lui, dit Cédric
Charron. Mais j’apprends de plus en
plus. C’est une vague magnifique
sur laquelle surfer que son travail. »
Depuis 2012, les deux performeurs enseignent aux côtés de
Jan Fabre ce qui ressemble « plus à
un guide qu’à une méthode », précise Charron. Partisan d’un théâtre physiologique, Fabre travaille
sur le choc des contrastes, la rapidité d’adaptation, l’urgence émotionnelle. Passer d’un état extrême à l’autre, d’une caresse à un
coup de boule, du serpent au tigre… Un entraînement physique
de guerrier avec, en ligne de mire,
« un état post-mortem », zone improbable « entre conscience aiguë
du vivant et abandon total ». Bienvenue chez Jan Fabre. p
rosita boisseau
Jan Fabre. Solos.
Du 9 au 23 mars. Théâtre de la
Bastille, à Paris. De 16 à 26 euros.
Masterclass avec Jan Fabre,
Cédric Charron, Annabelle
Chambon. Atelier de Paris,
à Paris. Du 14 au 18 mars.
Jan Fabre, The Box, DVD,
à partir de 103,88 euros.
6A 2A6;/.84; K 6(85A
7-/1-(A- =F 5A0/ =F)@
;+23/8.834 <(A0. >34.;5230A84
:;/.8,A6 >84J?2A6;/.84;
9A*A 84J<8.; ? 73-04J;/ />8;4.8:81-;/ ;. >-6.-0;66;/
INSTITUT DU MONDE ARABE
1, rue des Fossés-Saint-Bernard, Place Mohammed V - 75005 Paris
Tél. 01 40 51 38 38
Retrouvez le programme sur www.imarabe.org
20 | télévisions
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
Des noms sur des matricules
VOTRE
SOIRÉE
TÉLÉ
En 1943, 86 hommes et femmes juifs ont été sélectionnés et tués par des nazis à des fins d’expérimentation médicale
HISTOIRE
VENDREDI 11 – 20 H 40
DOCUMENTAIRE
P
eu après la libération de
Strasbourg, en novembre 1944, on demanda à
Léonard Singer de sortir
des cadavres du sous-sol de l’institut d’anatomie de la Reichsuniversität de Strasbourg. Celui qui deviendra professeur de psychiatrie
décrit, des années plus tard, devant la caméra, ce qu’il a vu : des
quartiers de corps humains nageant dans le formol. Qui étaient
ces personnes ? Comment leurs
corps étaient-ils arrivés là ?
Pendant longtemps, seul le nom
de Menachem Taffel fut connu. Le
matricule 107 969 tatoué sur son
bras gauche permit de l’identifier.
Les réalisateurs Emmanuel Heyd
et Raphaël Toledano racontent
comment l’historien et journaliste
allemand Hans-Joachim Lang a retrouvé le nom des 86 en 2003.
Montage astucieux
Vivant à Tübingen, celui-ci découvre dans les années 1990 que le
professeur August Hirt a demeuré
dans sa ville entre 1944 et 1945,
après avoir quitté Strasbourg, où il
enseignait l’anatomie. Le professeur Hirt, gueule cassée de la
Grande Guerre, terrorisait ses étudiants alsaciens. Lors de l’inauguration de la Reichsuniversität, le
L’historien allemand
Hans-Joachim Lang. HISTOIRE
23 novembre 1941, il fit la rencontre de Wolfram Sievers, l’un des directeurs de l’Ahnenerbe, un institut de recherche dont le but était
de prouver la validité des théories
nazies sur la supériorité des
« Aryens ». Deux semaines plus
tard, l’assistant d’Hirt, l’anthropologue SS Bruno Beger, proposa à
Sievers « l’acquisition de crânes
juifs à visée de recherche anthropologique ».
Beger fut ensuite envoyé à Auschwitz en juin 1943 pour y sélectionner les détenus qui feraient
l’objet d’expérimentations médicales. Le départ d’Auschwitz eut
lieu le 30 juillet 1943, les 86
(57 hommes et 29 femmes) arrivèrent au Struthof, en Alsace, trois
jours plus tard et furent gazés.
Les cadavres furent ensuite conduits à la Reichsuniversität. Un assistant du professeur Hirt, Henri
Henrypierre, comprit que la cause
de leur mort était criminelle : il releva secrètement les matricules tatoués sur leurs avant-bras. Cette
liste permit à Hans-Joachim Lang
de retrouver leurs noms.
Filmé assis sur une chaise dans
une pièce sombre d’un bloc du
camp d’Auschwitz, l’historien allemand raconte comment il est allé
à la rencontre des descendants de
certaines victimes. L’homme que
l’on devine tourmenté finit par livrer ses interrogations : fallait-il
tout leur dire au risque de remuer
le couteau dans la plaie ?
Sa pudeur et son débit lent font
écho aux plans que proposent
Emmanuel Heyd et Raphaël Toledano : leur caméra s’est arrêtée là
sur une fenêtre d’un bloc, ici sur
un corridor froid. Les silences et
les fonds noirs ponctuent avec
justesse les précisions qu’il apporte sur ce crime. L’absence de
narration est compensée par un
montage astucieux. En réussissant à créer une tension entre les
images et les propos, les réalisateurs offrent un point de vue cinématographique que l’on retrouve rarement dans les documentaires.
Il faut attendre le générique de
fin pour découvrir les noms de
ceux qui ont été interrogés. Sont
dévoilées l’identité des historiens,
des acteurs de la mémoire, mais
aussi des prisonniers du Struthof
qui ont survécu. Cette subtile
mise en abyme conclut ce film
dont le message est évident : si
l’horreur des crimes nazis est indépassable, c’est aussi parce que
rien n’est plus tragique qu’un
mort sans nom. p
antoine flandrin
Le Nom des 86, d’Emmanuel
Heyd et Raphaël Toledano
(Fr., 2014, 55 min).
Un mariage et de nombreux tourments
Sur le point d’épouser un bel agent immobilier, Coco, soucieuse de tout contrôler, voit sa vie chamboulée
ARTE
VENDREDI 11 – 20 H 55
TÉLÉFILM
C
oco (Meret Becker) est plutôt autoritaire, méfiante et
jalouse, sans jamais l’admettre. Cette dentiste quadragénaire qui vit à Brême, en Allemagne, s’apprête à épouser Carlos, un
agent immobilier bel homme, un
poil rêveur et désordonné. Alors
que le mariage est prévu dans
quelques semaines, le petit univers de Coco va s’effondrer, et les
catastrophes se succéder. Si la fu-
ture mariée contrôle les moindres
détails – des dimensions de son
voile en tulle jusqu’au placement
des invités –, des éléments se déchaînent contre elle.
Son fiancé, qui lui ment sur ses
fréquentations et sur sa consommation excessive d’alcool, sa
meilleure amie, qui lui cache sa
liaison torturée avec son prof de
yoga, son assistante, un peu trop
jolie, qui fait des remous, et sa voisine de palier, suicidaire… Coco a
beau essayer de garder la tête
froide, elle finit par craquer et par
s’enfermer dans le placard de son
cabinet de dentiste. « Je veux qu’on
me foute la paix ! », hurle-t-elle, à la
moitié de l’intrigue. Il y a des mariages qui ont mieux commencé.
Comique de situation
Le point fort de Mensonges et
autres vérités tient avant tout à ses
personnages, irrésistiblement naturels et attachants. Et pour cause.
La réalisatrice allemande, Vanessa
Jopp, a choisi de travailler d’une
manière très particulière, décidant de ne révéler qu’une vague
partie du scénario à ses acteurs.
Résultat : le jeu des comédiens, en
partie improvisé, apparaît ainsi
spontané. Si les nombreuses péripéties s’enchaînent, quant à elles,
à une cadence très rapide, jamais
on n’en perd le fil, jusqu’à la chute
inattendue.
Le téléfilm, qui privilégie le comique de situation – comme cette
scène où les deux mariés, en robe
et costume, couverts d’électrodes
de la tête aux pieds, passent au détecteur de mensonges quelques
minutes avant la cérémonie –, emprunte aussi au registre du drame,
à travers les personnages tourmentés, accablés de solitude et pé-
tris d’égocentrisme qu’il met en
scène. Des individus qui essaient
tant bien que mal d’avancer malgré leurs défauts et leurs galères.
Habituée à tourner avec la réalisatrice Vanessa Jopp, l’actrice Meret
Becker parvient à enrichir son rôle
d’une pointe de fragilité qui rend
le caractère de Coco moins abrupt
qu’il n’y paraît au départ. p
VE N D R E D I 1 1 M ARS
TF1
20.55 Restos du cœur
Concert enregistré en janvier
à l’AccorHotels Arena de Paris.
23.45 Au cœur des Restos :
30 ans après
Divertissement présenté
par Anne-Claire Coudray.
France 2
20.55 Boulevard du Palais
Téléfilm deJean-Marc Vervoort
(Fr., 2013, 90min).
22.30 Ce soir (ou jamais)
Présenté par Frédéric Taddeï.
France 3
20.55 Thalassa
« Languedoc-Roussillon :
entre mer et lagunes ».
Présenté par Georges Pernoud.
00.20 Hommage à Jean Ferrat
Divertissement présenté
par Henry-Jean Servat.
Canal+
21.00 Un village presque parfait
Comédie de Stéphane Meunier.
Avec Didier Bourdon, Lorant Deutsch,
Lionel Astier (Fr., 2014, 97min).
22.35 L’Emission d’Antoine
Divertissement présenté
par Antoine de Caunes.
France 5
20.40 La Maison France 5
Magazine animé
par Stéphane Thebaut.
21.40 Silence, ça pousse !
Présenté par Stéphane Marie
et Caroline Munoz.
Arte
20.55 Mensonges
et autres vérités
Téléfilm de Vanessa Jopp.
Avec Meret Becker, Thomas Heinze
(All., 2014, 104 min).
22.40 Fukushima,
chronique d’un désastre
Documentaire de Steve Burns,
Akio Suzuki, Akihiko Nakai
(Jap., 2012, 47 min).
M6
20.55 Elementary
Série créée par Robert Doherty
(EU, saison 4, ép. 2 et 4/24 ;
S2, ép. 23 et 24/24 ; S1, ép. 23/24).
mathilde pujol
Mensonges et autres vérités,
de Vanessa Jopp. Avec Meret
Becker, Thomas Heinze, Jeanette
Hain (All., 2014, 104 min).
0123 est édité par la Société éditrice
HORIZONTALEMENT
GRILLE N° 16 - 060
PAR PHILIPPE DUPUIS
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
I
II
III
IV
V
VI
I. Pas question de les oublier. II. Se
plaisent à l’étable avec le bétail. Personnel. III. Grande en Amérique.
Comme un cochon au groin subtil et
délicat. IV. Reprendra pour correction. Excellent dans son domaine.
V. Un mot qui fait du bruit. VI. Sur la
portée. A la base de l’économie du
pays. Pan dans la jupe. VII. Finement
jouée sur le terrain. Belle vendangeuse en automne. VIII. Conduit. On
y range nœuds et embrouilles. Entre
en résistance. IX. Me plains faiblement. Enlevé pour niveler. X. En fait
baver plus d’un avant de passer au
four.
du « Monde » SA
Durée de la société : 99 ans
à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 94.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 80, boulevard Auguste-Blanqui,
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SUDOKU
N°16-060
VERTICALEMENT
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 16 - 059
HORIZONTALEMENT I. Gourgandines. II. Arraisonnera. III. RN. Frétas. Ut.
IV. Geai. SA. Ceci. V. Omise. Tarots. VI. Tertre. Pilaf. VII. In. Ostéite. VIII. Etal.
Is. Mi. IX. Rageants. Oit. X. Eternuements
VERTICALEMENT 1. Gargotière. 2. Ornementât. 3. Ur. Air. Age. 4. Raisto-
ler. 5. Gir. Ers. An. 6. Ases. Etinu (unité). 7. Notât. Este. 8. «DNA». Api.
Sm. 9. Inscrite. 10. Ne. Eole. On. 11. Eructa. Mit. 12. Satisfaits.
1. Le meilleur moyen pour libérer
la circulation. 2. Viennent de l’est.
3. Bonne pâte un peu corsée. Geste
informatique. 4. Belle Citroën. Prises
dans l’immédiat. Traverse la Sibérie
avant de se jeter dans l’Arctique.
5. Piège les nigauds. Le strontium.
6. Les belles et les mauvaises mères.
7. Préféré aux autres. Eaux des Pyrénées. Petit jeune. 8. Va droit au
chœur. Hier adressé au souverain, remis aujourd’hui au palais. 9. Les
ondes de grand-père. Sœur d’Hélios
et de Séléné. Pour redoubler. 10. Bois
de charpente. Maison close, en principe. 11. Détériorer. Sa veuve est toujours joyeuse. 12. Sécheresse à leur
de peau.
La reproduction de tout article est interdite
sans l’accord de l’administration. Commission
paritaire des publications et agences de presse
n° 0717 C 81975 ISSN 0395-2037
& CIVILISA TIONS
VII
N° 15
MARS 2016
S
& CIVILISATION
L’ AMOURˆ AU
MOYEN AGE
SEXE, MARIAGE
ET RELIGION
PÉRICLÈS
RATE
LE DÉMOC
IMPÉRIALISTE
Chaque mois,
un voyage à travers
le temps et les grandes
civilisations à l’origine
de notre monde
^
DE
L’ILE
^ UES
PAQ
COMMENT
NAÎT ET MEURT
UNE CIVILISATION
MITHRA
LE DIEU PERSE
RIVAL DU CHRIST
LA GUERRE
ÉE
DE CRIM
OTTOMANS,
RUSSES ET
S
LE CHOC DES EMPIRE
CHEZ VOTRE
MARCHAND DE JOURNAUX
Présidente :
Corinne Mrejen
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80, bd Auguste-Blanqui,
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Tél : 01-57-28-39-00
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L’Imprimerie, 79 rue de Roissy,
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Toulouse (Occitane Imprimerie)
Montpellier (« Midi Libre »)
styles | 21
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
PARIS | PRÊT-À-PORTER AUTOMNE-HIVER 2016-2017
le style
par la
bande
En phase avec
la génération
connectée
qui arrive
sur le marché,
et comme elle
l’a toujours fait,
la mode se
construit autour
de communautés
stylistiques
MODE
Miu Miu. CATWALKING/GETTY IMAGES
L
es réseaux sociaux inci­
tent aux tics de langage,
malgré tout porteurs de
sens. L’usage intensif du
mot squad (« bande ») ou squadgoal (« bande idéale ») dénonce
l’instinct grégaire de la commu­
nauté virtuelle. Ou plutôt des
communautés car la génération
ultra-connectée qui est ou sera
bientôt cliente du luxe se divise
en bandes constituées notamment autour d’esthétiques distinctes. La mode y joue un rôle naturel matérialisé, entre autres, par
les pages et comptes de fans consacrés aux marques. Les griffes
qui mettent tout en œuvre pour
s’adapter à la culture digitale, sont
très attentives à ces phénomènes
et à leur pouvoir fédérateur. Par
capillarité, les collections modernes finissent par ressembler à des
vestiaires idéaux destinés à des
communautés spécifiques dont il
faut retenir l’attention en proposant des défilés qui marquent les
esprits, des pièces à l’allure tranchée et séduisante.
Chez Louis Vuitton, Nicolas
Ghesquière est face à une équation très personnelle. D’un côté, la
communauté adepte du style expérimental et radical de sa période Balenciaga attend des collections de puriste, fidèle à cet esprit avant-gardiste ; de l’autre, la
vaste clientèle globale de Louis
Vuitton espère un luxe séduisant
et neuf mais pas trop excluant.
Armé de ses propres convictions
et envies, le designer a choisi la
voie de la nuance. Sa collection hiver joue sur les contrastes et les
contraires, jusque dans le décor
de colonnes « miroir » effondrées
comme si la catastrophe de Pompéi avait touché un palais disco
futuriste. Pantalons de cuir verni
et bottes lacées à crans et gros talons, bustiers de cuir laqués sur
des mailles de soie, gros sweatshirts en mohair peigné et néoprène, maille jacquard technique
à motifs abstraits sur des jupes
mi-longues à fleurs, robes à
paillettes changeantes et vestes
zippées aux hanches arrondies :
la ligne est architecturée et équilibrée avec précision. Les sacs – pièces stratégiques de la marque –
confirment ce mouvement de balancier : les malles souples façon
Louis Vuitton.
FRANCOIS MORI/AP
trousses de secours ou glacières,
les sacs à dos sans bretelles croisent des sacs de dame au format
trapèze ou des demi-lunes souples habillées de toile Monogram.
Au final, c’est une communauté
nouvelle de post-bourgeoises
arty et athlétiques que le designer
semble vouloir fédérer, comme
pour prouver la permanence de
son influence sur la mode.
La stratégie est toute autre chez
Moncler Gamme Rouge. Né dans
les Alpes et sur les pistes de ski, le
label Moncler est aujourd’hui italien et son propriétaire, Remo
Ruffini a entrepris de créer des
passerelles entre le luxe traditionnel et le sportswear à travers les
CHEZ MIU MIU,
CHAQUE COLLECTION
EST UNE SURPRISE,
FRUIT DE L’IMPRÉVISIBLE
IMAGINAIRE
DE MME PRADA
différentes lignes de la maison,
dont Moncler Gamme Rouge la
griffe féminine « couture » de cet
empire consacré à la veste matelassée. Statutaire (au même titre
que la doudoune Moncler de
base), elle s’adresse précisément à
une petite communauté élitiste,
voyageuse et fortunée. Pour retenir l’attention de ces consommateurs exigeants et distraire n’importe quel spectateur, le directeur
artistique Giambattista Valli aime
mettre en scène des collections à
thème très spectaculaires. Au
menu de cette saison : un décor
vidéo de sommets enneigés, et
une armée de Heidi modernes
avec tresses de poupée sur la tête,
mini-manteaux et mini-robes immaculés incrustés de fourrures,
rebrodés de paillettes, brocart ou
dentelle à edelweiss, la jambe de
faon étirée encore par des sabots à
maxi-plateforme. Le concert de
sonneurs de cloches alpines à la
fin du show achève de filer la métaphore. Le produit est délicieusement irréaliste quoique terriblement séduisant, et c’est l’ambiance qui fédère ici et fait parler
de la marque : le but est atteint.
Miu Miu, la « petite sœur » de
Prada née en 1993, a rassemblé
son fan-club qui collectionne les
pièces maison comme autant de
Graal. Chaque collection est une
surprise, fruit de l’imprévisible
imaginaire de Mme Prada. Après
les ballerines déglinguées de la
saison dernière, voici une famille
d’aristocrates décadentes et excentriques. Les chemises de jean à
col de dentelle ronde sont portées
avec un cardigan or et une jupe
longue en brocart de velours qui
pourrait avoir été arraché à une
tenture ; les longs manteaux façon tapisserie évoquent le même
esprit recyclage et laissent deviner à chaque pas les bijoux Art
déco et les rubans piqués sur les
escarpins extra-hauts à talon
« clous » ; la soie kimono parme
rencontre un blouson en velours
brique à manches bordées de vison, l’Harris tweed à carreaux
croise des robes de cocktail drapées sur la hanche. Cette duchesse anglaise désargentée vit
dans un château dont le toit fuit et
se concocte des looks délirants
avec les dépouilles de sa richesse
passée. Cette décadence fantai-
Moncler Gamme Rouge. PATRICK
KOVARIK/AFP
siste qui fait éclater le carcan de la
féminité classique unit la
« squad » Miu Miu et signe ses collections. Les chaleureux applaudissements à l’attention de Miuccia Prada à la fin du défilé rendent
hommage à l’incroyable vitalité
de sa mode, à son meilleur en ce
début d’année, tant chez
l’homme et la femme Prada pré-
sentés à Milan que dans le vestiaire à la beauté irrévérencieuse
de Miu Miu qui clôt chaque saison
les grands shows parisiens. Et
c’est ce type de connivence plus
solide qu’un effet de tendance qui
scelle dans le temps la relation
d’une communauté et d’une marque de luxe. p
carine bizet
22 | 0123
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
INTERNATIONAL | CHRONIQUE
p a r a l a in fr a cho n
L’émergence
du « trumpisme »
O
n voit bien la vulgarité
– difficile d’y échap­
per ! On connaît les
saillies racistes : les
Mexicains ? Des « violeurs » ou des
« criminels ». On sait sa propension à insulter ses adversaires. Le
New York Times a compté plus de
200 tweets incendiaires signés du
Donald. On ne peut ignorer qu’il
s’aime
passionnément :
le
« trumpisme » est, d’abord, un
narcissisme. On reconnaît à
l’homme un talent de bateleur digne d’un présentateur de télé-réalité du samedi soir, ce qu’il est
aussi. On a compris qu’il est
« énormément riche », de même
qu’il se présente comme « méchant », mais « intelligent », dur en
affaires, et qu’il mettra toutes ces
« énormes » qualités au service de
son programme. « Enorme » lui
aussi, le programme : « Rendre à
l’Amérique sa grandeur passée. »
Mais, politiquement, qui est Do­
nald Trump, le chef de file des
candidats à l’investiture républicaine pour le scrutin présidentiel
du 8 novembre ? Qu’est-ce que le
« trumpisme » sur l’échiquier politique américain ?
Ce n’est pas un épiphénomène,
un ovni tout soudain surgi dans
la campagne électorale. Le trum­
pisme est l’enfant du Parti répu­
blicain ou, plus exactement, ce
qu’est devenue cette formation
depuis trente ans. La marque de
fabrique du trumpisme, c’est une
culture politique directement is­
sue de la conception de la vie pu­
blique qu’ont les républicains :
une guerre civile.
Dans le Washington Post, le poli­
tologue Robert Kagan, qui flirta
un temps avec le néoconserva­
tisme, dit que les républicains ont
accouché d’un « Frankenstein »
qui va les dévorer. Au cours d’une
folle dérive droitière, amorcée à la
fin des années 1980, le parti est
passé aux mains des « purs » – un
groupe largement sous la coupe
de fondamentalistes chrétiens. Ils
ont une obsession : revenir sur les
conquêtes libertaires des années
1960. Il faut restaurer l’ordre mo­
ral pré­sixties. Les trois « G » du
programme sociétal s’énoncent
ainsi : God (pour), Guns (pour) et
Gays (contre).
La victoire totale ou rien
Mais le programme ne compte
pas ici. Ce qui est en jeu, c’est une
certaine conception de la politi­
que, en forme de jeu à somme
nulle : la victoire totale ou rien. La
plate-forme a dorénavant valeur
biblique, tout candidat doit s’y
soumettre à la lettre. La notion
même de compromis est une
« trahison » et l’entente bipartisane, une compromission. Si les
républicains ont la majorité au
Congrès (comme aujourd’hui),
leur mission est simple : détruire
le président. Toutes ses initiatives
doivent être contrées. Une seule
stratégie : l’obstruction.
Les républicains sont devenus
« le parti du non ». Ils paralysent
une démocratie fondée sur un jeu
institutionnel subtil, les fameux
« poids et contrepoids », qui re­
quiert d’incessants compromis
entre la Maison Blanche et le Con­
grès. Mais dès lors que le pro­
gramme est sacralisé et l’adver­
saire diabolisé, le compromis est
sacrilège. Ceux qui s’y livrent doi­
vent être combattus. Dernier ava-
LA MARQUE
DE FABRIQUE
DU « TRUMPISME »,
C’EST LA GUERRE
CIVILE
DONALD TRUMP
EST L’ENFANT DE
LA DÉGÉNÉRESCENCE
POLITIQUE
IMPULSÉE PAR
LES RÉPUBLICAINS
DEPUIS TRENTE ANS
tar du « purisme » républicain, le
Tea Party brille dans la dénoncia­
tion des élites washingtoniennes
et la promotion, en politique, de
« l’insurgé », celui qui ne vient pas
du « milieu ». Tant mieux s’il n’a
aucune expérience : il arrive
vierge de tout compromis.
Dans cette bataille, tout est per­
mis : insinuations, théories du
complot, rumeurs véhiculées par
une nouvelle catégorie de médias
– de Fox News à l’éditorialiste conservateur Rush Limbaugh – et,
plus encore, par les réseaux sociaux. Dans le rôle de la figure insurrectionnelle, insultant les éli­
tes du pays, Trump s’appuie sur
les six millions de fidèles de son
compte Twitter (qui lit encore la
presse traditionnelle ?).
Trump est l’enfant de la dégéné­
rescence politique – mélange de
foi dans l’homme providentiel et
de refus de la complexité – impul­
sée par les républicains depuis
trente ans. Mais, s’il adhère à la
vogue anti-immigrants, il ne reprend pas tout le programme républicain. Roi des casinos, il ne
prêche pas le retour à l’ordre moral. En économie, il pioche dans la
besace de la gauche démocrate.
Surfant sur le désenchantement
libre-échangiste, il défend les
grands programmes sociaux, cible Wall Street fiscalement et
prône le protectionnisme. Il entend bâtir une armée « tellement
puissante que personne n’osera défier l’Amérique », mais stigmatise
les aventures guerrières des Etats­
Unis au Moyen­Orient.
En revanche, dans sa dénoncia­
tion de la presse, des corps inter­
médiaires et des élites, il colle à la
régression républicaine. Il incarne une tendance montante
dans les démocraties : la tentation autoritaire. Partisan affiché
de la torture, admirateur de Vladimir Poutine, ultranationaliste
et xénophobe, respectant la force,
contempteur du compromis, défenseur des programmes sociaux, protectionniste : cela
fleure un peu les années 1930 et la
montée d’une certaine extrême
droite en Europe.
Dans le Financial Times, Jacob
Weisberg, le fondateur de Slate,
évoque, au sujet de Trump, un li­
vre de l’écrivain américain Sin­
clair Lewis (1885­1951). Le roman
date de 1935, il s’intitule It Can’t
Happen Here (« Cela ne peut pas
arriver ici »), allusion à l’émergence des droites dures européennes. Mais dans le livre,
« cela » arrive, avec un homme
d’affaires élu président, Buzz
Windrip, ultranationaliste, qui
méprise les libertés publiques, et,
comme Trump, veut un gouvernement d’hommes d’affaires.
Windrip a pour programme de
« Refaire de l’Amérique un pays fier
et riche », slogan qui, comme celui
de Trump, séduit une large fraction de l’électorat malmenée par
la crise économique…
Windrip est resté un personnage
de fiction. Il y a encore quelques
semaines, les experts jugeaient
qu’une victoire de Trump à la primaire républicaine relevait de la
faribole. Aujourd’hui, le trumpisme est une réalité politique. p
[email protected]
Tirage du Monde daté jeudi 10 mars : 237 015 exemplaires
TUNISIE :
L’AVEUGLEMENT
DES EUROPÉENS
O
n ne peut pas parler de coup de semonce ni d’avertissement, et encore moins de surprise. L’assaut
lancé, lundi 7 mars, par l’organisation Etat
islamique (EI) contre la petite ville tunisienne de Ben Gardane, à la frontière li­
byenne, était attendu. La leçon de cette tra­
gédie n’en est pas moins claire : l’EI est aux
marches orientales de l’Europe. Il n’est pas
sûr que les gouvernants européens aient
pris la mesure de ce danger stratégique, et
encore moins qu’ils entendent mobiliser
les moyens nécessaires pour l’éliminer.
Pour qui a connu la « Tunisie de papa » ,
celle d’Habib Bourguiba, père de l’indépen­
dance et premier président du pays, la nou­
velle reste saisissante, surréaliste : une opé­
ration de guérilla à Ben Gardane, bourgade
de 60 000 habitants du sud-est du pays !
Un raid qui voit un commando d’une
soixantaine d’hommes « tenir » le centreville, aller assassiner à domicile deux responsables de la sécurité locale et, avant
d’être défait, affronter l’armée des heures
durant ! Les autorités ont annoncé 36
morts parmi les assaillants, 11 chez les for­
ces de sécurité et 7 parmi les civils.
On sait toutes les explications contex­
tuelles. En dépit du début de construction
d’un mur de sable, la frontière avec la Libye
est poreuse. Les jeunes Tunisiens forment
une bonne partie des combattants de l’EI,
notamment au sein du commando du
7 mars qui connaissait parfaitement Ben
Gardane. Les djihadistes sont aujourd’hui
solidement installés en Libye, particulière­
ment dans la région de Syrte.
La Libye vit toujours dans le chaos. L’ONU
a échoué à établir un gouvernement
« d’union nationale », supposé se substituer aux deux gouvernements rivaux déjà
existants. Pour autant, l’EI commence à ressentir la pression d’opérations de bombardement ponctuelles, appuyées au sol par
des forces spéciales, menées par les EtatsUnis, avec le soutien de la France et de l’Italie, notamment. Comme à chaque fois qu’il
est sur la défensive, l’EI s’efforce de mener
une attaque de détournement, cette fois
sur Ben Gardane.
Tout cela est vrai. Restent d’autres vérités.
Les services de renseignement tunisiens
ont été pris de court, impuissants, alors
qu’une opération de l’EI était attendue. Les
Occidentaux tardent à aider les Tunisiens à
boucler électroniquement cette frontière.
Unique rescapée des « printemps arabes »,
l’expérience démocratique tunisienne se
heurte à une situation économique catastrophique : inégalités croissantes, chômage
massif des jeunes. Les Occidentaux n’ont
pas compris que ce front-là, celui de l’assistance économique et financière à la Tunisie, était prioritaire dans la lutte contre l’EI.
Il y a bien des fonds structurels de l’Union
européenne, accordés de façon quasi mécanique à ses membres d’Europe de l’Est, qui
seraient mieux employés en Tunisie – dans
l’intérêt de toute l’UE. Sans doute est-il dangereux d’imaginer une opération aérienne
d’ampleur contre les djihadistes en Libye
dans l’état de désunion politique de ce
pays. Elle ajouterait du chaos au chaos.
Mais c’est une raison supplémentaire pour
ériger le « front » tunisien en priorité abso­
lue de l’UE.
Où est la mobilisation exceptionnelle,
publique et privée, en faveur des 11 mil­
lions de Tunisiens ? A quand un Conseil
européen consacré à la Tunisie, suivi d’une
conférence des investisseurs européens ?
Faudra-t-il attendre d’autres Ben Gardane ? L’aveuglement des Européens face à
ce qui se joue en Tunisie est pathétique,
désespérant. p
L’Etat-actionnaire au pied du mur
▶ Deux hauts dirigeants
▶ EDF est sommé de sau-
▶ La SNCF doit remettre à
▶ La valeur du portefeuille
d’EDF et de la SNCF
viennent de démissionner, pointant les injonctions contradictoires
d’un Etat sans le sou, mais
de plus en plus exigeant
ver Areva et de lancer
de nouveaux EPR, alors
que sa situation financière
se dégrade et que l’Etat
lui refuse les hausses
de tarifs jugées nécessaires
niveau son réseau vieillissant, afin d’éviter un nouvel accident de Brétigny,
mais aussi financer de
nouvelles lignes, notamment à grande vitesse
d’entreprises cotées
détenues par l’Etat a baissé
de 28 % depuis un an. L’action EDF a même perdu
plus de 40 % en Bourse
→ LIR E
PAGE 3
L’intelligence artificielle en pleine effervescence
Carrefour
accentue
sa présence
sur Internet
E
t de quatre. Le groupe de
distribution Carrefour a annoncé, jeudi 10 mars, avoir
enregistré une quatrième année
d’affilée de croissance de ses résultats avec une hausse de 7,1 % de
son résultat net ajusté part du
groupe – à 1,113 milliard d’euros –
pour un chiffre d’affaires hors
taxes en hausse de 3 %, à 76,9 milliards d’euros.
Très fortement positionné sur
les pays européens – ce qui lui
avait valu quelques doutes de la
communauté financière au plus
fort de la crise –, Carrefour a bénéficié, en 2015, du redressement des
économies chahutées par la crise.
Le distributeur réalise 47,1 % de
son chiffre d’affaires en France,
25,6 % dans les autres pays d’Europe, 18,6 % en Amérique latine et
8,7 % en Asie. Avec la poursuite du
redressement de l’Espagne et
l’amélioration de la conjoncture
en Italie, les ventes en Europe progressent « pour la première fois depuis sept ans », avait expliqué, à la
mi-janvier, le directeur financier
du groupe, Pierre-Jean Sivignon.
L’entreprise a poursuivi son expansion. Comptant 10 860 magasins fin 2014, elle en totalise 12 296
fin 2015. Avec des acquisitions en
Europe, comme en Roumanie, où
le groupe a racheté Billa (86 supermarchés) en décembre, ou en Espagne où il vient de signer avec
Eroski pour acquérir 36 magasins.
cécile prudhomme
avec juliette garnier
→ LIR E L A S U IT E PAGE 4
▶ Alphago, le programme
de Google, a remporté
ses deux premiers matchs
contre le meilleur
joueur de go du monde
▶ De nombreuses start-up
investissent les domaines
d’application
de cette technologie
Lee Sedol, champion
du monde de go,
affrontait le
programme Alphago,
mercredi 9 mars,
à Séoul. LEE JIN-MAN/AP
→ LIR E PAGE 8
PLEIN CADRE
VIADEO EN PANNE
DE CROISSANCE
→ LIR E
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PORTRAIT
PABLO ISLA,
UN PDG SUR MESURE
POUR L’ESPAGNOL ZARA
→ LIR E
PAGE 6
j CAC 40 | 4 427 PTS + 0,05%
j DOW JONES | 17 000 PTS + 0,21%
j EURO-DOLLAR | 1,0970
j PÉTROLE | 40,55 $ LE BARIL
J TAUX FRANÇAIS À 10 ANS | 0,60 %
VALEURS AU 10 MARS - 9 H 30
+7,1%
C’EST LA PROGRESSION EN 2015
DU RÉSULTAT NET AJUSTÉ
PART DU GROUPE CARREFOUR
PERTES & PROFITS | AMAZON
La toile mondiale de « Dragon Boat »
L’
appétit d’Amazon est sans limite.
Mardi 8 mars, le « plus grand magasin
du monde » lançait sa première émission de mode, avec blogueuses et
chanteuses célèbres. Le lendemain, on apprenait que, dès cette année, des Boeing aux couleurs d’Amazon vont sillonner l’Amérique pour
transporter toujours plus vite les colis.
Le groupe vient de signer un accord avec l’un
des plus grands loueurs d’avions au monde
pour disposer de vingt Boeing 760 sur cinq ans.
Au passage, Amazon a pris une option pour acquérir 20 % de cette société, Air Transport Services Group. Le groupe de Seattle va donc pouvoir
ranger ses avions neufs au côté de ses semi-remorques et de ses milliers de camionnettes qui
parcourent déjà les villes américaines et bientôt
européennes. Sans oublier les cargos qu’il envisage d’affréter pour acheminer des marchandises d’Asie vers le reste de la planète.
De nouveaux concurrents
A grande vitesse, Amazon tisse sa toile. Selon
Bloomberg, ce plan d’expansion agressif s’appelle « Dragon Boat ». Il a été concocté en 2013 et
vise à construire un réseau mondial complet
d’emballage, de transport, de stockage et de livraison de colis. Pas seulement ceux que la société vend en propre mais aussi ceux de tous les
partenaires qui utilisent sa plate-forme pour
commercer avec le monde entier.
Le groupe a choisi de cultiver en parallèle deux
clients normalement incompatibles : le consommateur final mais aussi les autres commer-
Cahier du « Monde » No 22131 daté Vendredi 11 mars 2016 - Ne peut être vendu séparément
çants qui sont pourtant ses concurrents. Un
choix étonnant qui fait les délices des écoles de
management. Le vendeur de livres d’art ou de
couches-culottes peut se lancer sans investissement sur le Net en utilisant les services informatiques et logistiques d’Amazon. Ce dernier,
de son côté, déploie des trésors pour convaincre ses bons clients particuliers de s’abonner à
son service « Prime » qui promet une livraison
de plus en plus rapide mais aussi l’accès à un
contenu audiovisuel exclusif qui fait d’Amazon
un rival des groupes de médias.
Le fait de proposer ses propres services à ses
compétiteurs sur le marché de la consommation finale lui crée aussi de nouveaux concurrents parmi ses fournisseurs. Amazon, qui est le
premier client d’UPS, mais aussi de La Poste en
France et dans la plupart des autres pays européens, est en train de s’en faire des adversaires.
De la même façon, il est aujourd’hui le premier
offreur de services informatiques Web (le
cloud) et se retrouve, cette fois, en face de Microsoft ou d’IBM. Tout cela alors qu’il est d’ores
et déjà le numéro deux mondial de la distribution derrière le géant américain Wal-Mart.
A l’heure où les sociétés traditionnelles cherchent à se délester du maximum d’activités
pour les sous-traiter, Amazon fait le contraire
en occupant tout l’espace, à la manière des
grands conglomérats du début du XXe siècle,
quand les constructeurs automobiles coulaient
leur acier et dessinaient les cartes routières.
Cela n’a duré qu’un temps. p
philippe escande
L’HISTOIRE DE L’OCCIDENT
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2 | plein cadre
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
Le stand Viadeo
au Salon du travail
et de la mobilité,
à Paris,
le 22 janvier.
HAMILTON/REA
A
la sortie de son IUT technique de commercialisation de
Moulins, Mickaël Riclafe,
23 ans à l’époque, décroche,
sans avoir à chercher, un premier emploi grâce à Viadeo,
le réseau social français de recrutement. « Le
responsable de l’agence Rhône-Alpes de l’assureur MAPA avait suivi mon parcours sur Viadeo. Il m’a contacté une fois ma formation
achevée », se souvient le jeune homme. L’expérience ne dure pas, mais elle convainc Mickaël de l’efficacité du réseau social professionnel. Il le préfère de loin à son concurrent
LinkedIn. « J’y retrouve plus de personnes que
je connais. C’est plus régional au niveau de la
recherche. J’ai récemment été recontacté
deux fois pour du travail », se félicite-t-il.
Mais l’enthousiasme de Mickaël semble
bien isolé. Et il est plus simple de dénicher
des aficionados du rival LinkedIn. A l’image
de Camille et Denis (qui ont souhaité conserver l’anonymat), qui ont pourtant déposé
leur CV sur les deux réseaux sociaux professionnels. A un Viadeo franco-français, ils préfèrent « un réseau international », où ils trouvent une « vraie vie de communauté » et des
« contacts très qualitatifs », dit Camille, qui
vient de décrocher un emploi au sein d’un
fleuron de l’agroalimentaire. Denis passe, lui,
en ce moment des entretiens au sein d’une
grande banque française. « C’est sur LinkedIn
qu’il y a les plus belles offres du CAC 40 », se réjouit cet ancien consultant.
Douze ans après sa création par deux entrepreneurs français, Dan Serfaty et Thierry
Lunati, Viadeo est à la peine. Le site de recrutement, qui fit partie des fleurons de la tech
française, a vu sa valeur fondre à 16 millions
d’euros, dix fois moins que lors de son entrée
en Bourse en juin 2014. Jeudi 10 mars, la société devrait publier, après la fermeture des
marchés financiers, des résultats à nouveau
dans le rouge. Invest Securities table sur une
perte de 7,4 millions d’euros pour un chiffre
d’affaires de 26,3 millions d’euros, en baisse
de 6,3 % sur un an. A côté, son grand frère
LinkedIn, né en 2003, a, lui, généré une croissance de 34 % en 2015, avec un chiffre d’affaires de 2,9 milliards d’euros.
UN COMBAT PERDU D’AVANCE
Symptôme de cette spirale mortifère, Dan
Serfaty, figure tutélaire de Viadeo, a démissionné de son poste le 15 janvier. « Le conseil
d’administration a souhaité modifier la direction du groupe afin d’apporter des changements dans la stratégie et dans l’exécution »,
explique par e-mail au Monde son remplaçant Renier Lemmens, 51 ans, jusque-là investisseur, qui fut patron de PayPal Europe
jusqu’en 2012. Le nouveau PDG présentera
son plan stratégique en avril.
Pour beaucoup, le combat entre Viadeo et
LinkedIn était perdu d’avance. « Viadeo a
Viadeo, un CV trop léger
pour conquérir le monde
Le réseau social français
de recrutement doit annoncer,
jeudi 10 mars, de nouvelles pertes
pour 2015. Douze ans après
sa création, le site ne réussit
ni à percer à l’étranger ni à rivaliser
avec l’américain LinkedIn
connu avec LinkedIn la même mésaventure
que Dailymotion avec YouTube. Sauf que, pour
l’un, on dit que c’est une réussite, et pour l’autre,
un fiasco. Mais c’est la même histoire. Montebourg ne se serait jamais penché sur le sort de
Viadeo », s’énerve un actionnaire, qui se souvient des efforts de l’ancien ministre du redressement productif pour faire barrage à Yahoo!, candidat à la reprise de Dailymotion.
De fait, depuis le départ, les deux réseaux
sociaux ne jouent pas dans la même cour.
Rien que sur son introduction en Bourse
en 2011, LinkedIn a levé 216 millions de dollars (196 millions d’euros). Plus modeste, Viadeo a réuni en une décennie environ 70 millions d’euros, dont 24 millions d’euros au
moment de l’entrée en Bourse, le reste provenant de diverses levées de fonds et d’emprunts obligataires.
Malgré des moyens plus limités, Dan Serfaty s’est employé, dès le départ, à conquérir
le monde. Une ambition hors de portée qui
explique aussi une grande partie de ses
maux. L’entrepreneur rêve d’abord d’Amérique et s’installe un temps à San Francisco.
Très vite il s’aperçoit qu’il va être compliqué
de concurrencer LinkedIn sur son propre
territoire.
Qu’à cela ne tienne, le PDG fait alors le
choix des pays émergent, laissés en jachère
par son encombrant concurrent. Russie,
Inde, Maroc, Mexique et surtout la Chine…
L’infatigable patron ouvre des bureaux ou signe des partenariats dans le monde entier.
« C’est un véritable défricheur. Il adorait faire
ça, arriver, partir de rien, et trouver un partenaire, en ayant juste un contact, une carte de
visite et un téléphone. En Chine, il a convaincu
le patron de Tianji d’entrer en 2008 à son capital. C’était culotté », se souvient un ancien cadre, encore admiratif.
Après San Francisco, Dan Serfaty élit domicile à Pékin avec sa famille. Il laisse même entendre à la presse française qu’il songe à coter Viadeo à Hongkong. « Les banques nous
courtisaient. Mais la piste n’a jamais été sérieuse », modère un vétéran de Viadeo.
Déjà compliquée pour LinkedIn, dont les
moyens sont démesurés, l’aventure internationale de Viadeo devient rapidement un périlleux chemin de croix. En Inde, après trois
années d’efforts, la société bat en retraite
en 2015. En Chine, la situation est pire. La filiale chinoise coûte entre 5 et 8 millions
d’euros par an à la société. Des sommes insuffisantes pour percer dans ce « Far West ».
Malgré ses efforts, Viadeo y occupe une
place modeste. « C’est comme si en Europe, on
avait été présent qu’en Ile-de-France », compare Jean-Paul Alvès, l’ancien directeur financier, qui a quitté la société en mai 2015.
Pourtant, Dan Serfaty persévère. Longtemps.
Trop longtemps. Il compte sur une arrivée
sur les marchés financiers pour se réoxygéner. « On pensait retirer 40 millions d’euros de
l’opération. Cela nous aurait donné plus de
temps. Avec seulement 24 millions, il aurait
fallu se mettre tout de suite en quête d’un partenaire », juge Jean-Paul Alvès.
L’ENTÊTEMENT DE SERFATY
EN DÉCEMBRE 2015,
VIADEO A FERMÉ
SA FILIALE CHINOISE,
OÙ IL EMPLOYAIT
UNE CENTAINE
DE PERSONNES
Dan Serfaty se met à chercher, mais sans
grande conviction. « Il voulait quelqu’un de
pas trop exigeant pour pouvoir continuer à
faire ce qu’il voulait. J’ai mis six mois à comprendre qu’il n’en avait pas vraiment envie »,
assure l’ancien directeur financier. En décembre 2015, Viadeo a fermé sa filiale chinoise où
il employait une centaine de personnes.
Cet entêtement révèle la forte personnalité
de l’entrepreneur. Côté pile, les témoignages
décrivent un entrepreneur dans l’âme,
« adulé en interne », doté d’une énorme force
de conviction. A plusieurs reprises, ce diplômé d’HEC a démontré sa capacité à soulever des montagnes. La décision prise fin février de s’introduire en Bourse en juin, alors
que ce type d’opération s’étale sur un an et
demi, en est un exemple. Dan Serfaty a aussi
réussi à conclure un accord avec le Fonds
stratégique d’investissement (devenu Bpifrance), qui conditionnait sa venue à des règles draconiennes. « Il fallait se coter à Paris,
rester en France. Cela décourageait les investisseurs étrangers. On en était arrivé au point
où la Bpi ne voulait plus faire le deal », dit l’ancien directeur financier. Dan Serfaty arrive à
ses fins. En tout, la Bpi a injecté 18,5 millions
d’euros dans la start-up.
Revers de cette assurance, Dan Serfaty supporte peu la contradiction et la remise en
cause. Selon plusieurs témoignages, il avait
une certaine emprise sur son conseil d’administration et son comité exécutif. « Dès que
quelqu’un ne lui plaisait pas, il était mis à
l’écart », dit un ancien. Ce « roi en son
royaume » n’écoute aucune mise en garde.
« Sur la Chine, on avait donné des signaux.
Mais les administrateurs n’ont peut-être pas
été assez fermes », se désole un ancien. Contacté par Le Monde, Dan Serfaty n’a pas
donné suite.
L’aventure internationale a eu des répercussions sur l’activité française. Alors que
Viadeo disposait au départ d’une confortable
avance sur LinkedIn, les deux réseaux sociaux se disputent désormais la première
place du marché français, chacun revendiquant entre 10 et 11 millions d’inscrits.
Concentré sur l’Orient, le management de
Viadeo a tardé à développer les services aux
recruteurs, qui constituent aujourd’hui la
principale manne de LinkedIn. Le réseau professionnel français n’en tire, lui, qu’un tiers
de ses recettes. Il est donc toujours très dépendant des abonnements « premium » contractés auprès des particuliers et qui se tarissent inexorablement. En 2015, les abonnements ont décru de 18,6 %. « La partie recruteur a été sacrifiée. Les ressources étaient
concentrées sur la Chine, ce qui mettait à mal le
vaisseau amiral », regrette un ancien salarié.
Viadeo peut-il remonter la pente ? En Allemagne, Xing, un acteur local valorisé
850 millions d’euros en Bourse, est dans une
forme étincelante, et ce malgré la présence
de LinkedIn. C’est ce qui fait croire à certains
qu’une issue est encore possible pour Viadeo. « Certains CV sont uniquement sur Viadeo », vante un ancien. « Il y a peut-être une
place pour des profils nationaux. Bouygues
Construction cherche un chef de chantier dans
la Creuse, il peut regarder sur Viadeo. Encore
faut-il que le réseau prenne le marché », dit un
analyste.
En attendant, l’équation financière paraît
compliquée. D’autant que Viadeo fait aussi
face à un redressement fiscal, pour lequel il a
déjà provisionné 2,5 millions d’euros. En
cause, les modalités de prise en compte de la
TVA par sa filiale américaine. Une chose est
sûre, pour ses pourvoyeurs de fonds, parmi
lesquels Ventech, Bpifrance, Idinvest, et son
ancien PDG, qui reste actionnaire à hauteur
de 7,5 % du capital, l’aventure a tourné au désastre financier. p
sandrine cassini
économie & entreprise | 3
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
SNCF, EDF : l’Etat accusé de tirer sur la corde
La démission de dirigeants des deux entreprises met au jour les injonctions contradictoires de leur actionnaire
D
u jamais vu. Deux
hauts dirigeants de la
sphère publique viennent coup sur coup de
claquer la porte afin de tirer la
sonnette d’alarme à propos de la
dégradation de la situation financière de leur entreprise. Jeudi
10 mars, le conseil de surveillance
de la SNCF devait entériner une
perte de près de 12 milliards
d’euros pour 2015 et prendre acte
de la démission de Jacques Rapoport, président de SNCF Réseau,
intervenue fin février.
Quatre jours plus tôt, EDF avait
reconnu le départ de Thomas Piquemal, son directeur financier.
Le grand argentier a voulu marquer sa défiance quant à la participation de l’électricien à la coûteuse
relance du nucléaire britannique à
travers le projet d’Hinkley Point,
estimé à 24 milliards d’euros. « Il
n’y a aucun lien entre ces départs »,
tempère-t-on à Bercy, où l’on juge
« scandaleuse » la manière dont
M. Piquemal a scénarisé son retrait. Si elles s’expliquent en partie
par des raisons personnelles, ces
démissions traduisent pourtant
bien une inquiétude dans les entreprises phares du secteur de
l’énergie et des transports.
Au moment où la SNCF, Areva ou
EDF sont confrontés à des défis colossaux, ne serait-ce que pour moderniser des infrastructures ferroviaires à bout de souffle ou prolonger et renouveler un parc nucléaire vieillissant, ces entreprises
s’interrogent sur le plein soutien
d’une tutelle empêtrée dans ses
contradictions. « On marche sur
des volcans », résume un bon connaisseur du secteur public.
Des équations
financières périlleuses
Le retrait de M. Piquemal, très
proche d’Henri Proglio, le prédécesseur de Jean-Bernard Lévy à la
tête d’EDF, n’a pas surpris. Mais la
charge contre le projet d’Hinkley
Point a fait l’effet d’une douche
froide. De son côté, M. Rapoport a
avancé son départ de quelques
mois, prenant tout le monde de
court. SNCF Réseau se plaint de ne
pas avoir obtenu d’engagement
du gouvernement lui assurant de
pouvoir financer la remise à niveau des lignes pour éviter de
« nouveaux Brétigny ».
Ni la SNCF ni EDF ne sont
aujourd’hui en état de signer de
gros chèques. Ces anciens monopoles ont été plongés dans le bain
d’acide de la concurrence,
comme Orange avant eux. Mais
de l’avis unanime, ils s’y sont mal
préparés. La première s’est long-
Les entreprises
sont mises sous
pression afin
de diminuer leurs
coûts et leurs
investissements
Les participations de l’Etat ont perdu 28,4 % de leur valeur depuis un an
Nom de l’entreprise
Airbus
5,2 milliards d’euros
10,94 %
EDF
temps crue protégée, ne voyant
pas venir la montée en puissance
des compagnies aériennes lowcost, du covoiturage et désormais
du car.
La seconde a perdu le bénéfice
des tarifs régulés – ils ne représentent plus que 30 % de ses revenus contre 60 % encore il y a deux
ans – au moment où les prix de
marché de l’électricité sont au
plus bas. Un choc qui affecte tous
les énergéticiens européens, les
français EDF et Engie mais aussi
les allemands RWE et E. ON. Ce
dernier a annoncé, mercredi
9 mars, une perte de 7 milliards
d’euros en 2015.
Heureusement pour l’Etat, les
autres entreprises publiques, en
particulier celles de l’automobile,
de l’aéronautique et de la défense,
se portent bien. Le portefeuille
coté de l’Agence des participations de l’Etat (APE) a perdu néanmoins 28 % de sa valeur en un an.
L’action EDF – sa principale ligne –
cède même plus de 40 %.
Un pas en avant,
un pas en arrière
Pour soutenir les mastodontes à
la peine, les pouvoirs publics consentent des efforts. Après dix ans
d’atermoiements, l’Etat a promis
d’apporter en 2017 une bonne
partie des 5 milliards qui seront
injectés dans Areva. Pour alléger
les charges d’EDF, l’APE se fera également payer en actions, et non
en cash, un dividende de 1,8 milliard d’euros au titre de 2015. Lors
de la loi de réforme du ferroviaire
en 2014, l’Etat s’est enfin engagé à
cesser de ponctionner les dividendes de la SNCF.
Mais, en échange, les entreprises
sont mises sous pression afin de
diminuer leurs coûts et leurs investissements, et céder des actifs
non stratégiques. Le ministre de
l’économie, Emmanuel Macron,
souhaite ainsi voir EDF céder une
part du capital de RTE (réseau à
haute tension), dont il détient
100 %. Un dossier ultrasensible,
dont le règlement n’a pas été facilité par la nomination à la tête de
cette filiale de François Brottes,
alors député socialiste, peu enthousiaste sur cette opération.
Valeur de la participation cotée
de l’Etat* au 3 mars 2016
Part de la participation de l’Etat
dans la capitalisation boursière
de l’entreprise, en %
17,3 milliards d’euros
84,94 %
Moins de 25 %
De 25 à 50 %
Plus de 50 %
Renault
5 milliards d’euros
19,74 %
Engie
11,3 milliards d’euros
32,76 %
Orange
5,7 milliards
d’euros
13,45 %
ADP
Thales
5,3 milliards
d’euros
50,63 %
3,9 milliards d’euros
26,36 %
PSA
1,7 milliard d’euros
13,68 %
Air France-KLM
0,4 milliard d’euros
17,58 %
Areva
0,4 milliard d’euros
28,83 %
Safran
3,7 milliards d’euros
15,39 %
CNP 0,1 milliard d’euros / 1,11 %
Dexia 0,004 milliard d’euros / 5,73 %
84,1
milliards d’euros
C’est la valeur des participations
cotées de l’Etat en mars 2015
60,2
* Participations directes uniquement
« Le sujet est dans les limbes », déplore un proche du dossier.
Depuis des années, EDF réclame
des hausses de tarifs pour ses
28 millions de clients particuliers
restés au tarif réglementé afin de
financer ses investissements, notamment les 100 milliards d’euros
prévus d’ici à 2030 pour moderniser et sécuriser les 58 réacteurs
nucléaires français.
Alors que M. Lévy souhaite un
rattrapage sur 2012-2013 et une
augmentation couvrant ses coûts,
la ministre de l’énergie, Ségolène
Royal, a fait savoir, lundi 7 mars,
que « la hausse devrait être de
0,5 %, mais pas plus ». Très en dessous des attentes d’EDF, à qui
Mme Royal recommande « de faire
d’abord des progrès de productivité, de conquérir aussi des marchés à l’étranger, d’investir dans le
renouvelable, mais de ne pas faire
peser le redressement de l’entreprise sur les factures que paient les
Français ». Ambiance…
23,9
milliards d’euros
C’est la perte de la valeur de
ces participations depuis un an
milliards d’euros
C’est la valeur des participations
cotées de l’Etat au 3 mars 2016
SOURCE : MINISTÈRE DES FINANCES ET DES COMPTES PUBLICS
Des ambitions
maintenues
La situation de ces entreprises
est d’autant plus tendue que l’Etat
et les collectivités n’ont pas réduit
leurs exigences. C’est flagrant dans
le ferroviaire. SNCF Réseau doit financer le renouvellement du réseau, mais aussi poursuivre son
développement avec la multiplication des nouvelles lignes à grande
vitesse, en travaux et en projet,
dont la ligne Lyon-Turin confirmée mercredi 9 mars… « Bref, l’Etat
veut tout et son contraire », résume
un observateur du ferroviaire.
A elle seule, la maintenance et le
renouvellement des lignes existantes nécessiterait entre 3 et
4 milliards d’euros chaque année.
La SNCF dispose de la part de l’Etat
d’une enveloppe de 2,5 milliards,
mais elle escomptait un contrat de
performance de dix ans, prévu par
la loi ferroviaire, afin de sécuriser
sa trajectoire financière à moyen
terme. « Depuis un an, l’Etat tergiverse sur ce contrat, relève un proche de l’entreprise. Or, sans ce document, on ne peut mener de politique industrielle digne de ce nom. »
De son côté, EDF n’a plus les
moyens de financer la trentaine
de réacteurs EPR de troisième génération nécessaires au renouvellement du parc français, même s’il
ramène leur prix de 10 à 6 milliards d’euros pièce. On le voit avec
le projet controversé d’Hinkley
Point. Mais le gouvernement tient
mordicus à cette centrale anglaise,
qu’il estime nécessaire pour sauver la filière nucléaire française.
« Est-ce qu’EDF a les moyens
aujourd’hui de reconstruire pour
60 gigawatts de nucléaire sur son
bilan actuel ? Je pense que non »,
confiait M. Lévy en septembre.
La solution du privé
Pour boucler les tours de table,
que ce soit pour l’augmentation
de capital d’Areva ou accompagner la prise de contrôle d’Areva
NP – la filiale réacteurs du leader
nucléaire – par EDF, des coinvestisseurs chinois, japonais ou même
des financiers sont sollicités. Une
manière à la fois de limiter la contribution publique mais aussi de
rassurer Bruxelles, qui veille à encadrer les aides d’Etat.
Dans le ferroviaire, le recours
aux partenariats publics-privés a
montré ses limites, à l’image de la
ligne Perpignan-Figueras rétrocédée à SNCF Réseau pour cause de
faillite. Le développement de la ligne à grande vitesse Tours-Bordeaux, confié à un consortium
public-privé mené par Vinci,
peine à se stabiliser. La Caisse des
dépôts a d’ores et déjà prévu de
provisionner une partie des
200 millions d’euros qu’elle a investis sur le projet. Un comble. p
jean-michel bezat,
isabelle chaperon,
et philippe jacqué
Le Crédit agricole souhaite jouer plus « collectif »
Le plan stratégique de la banque mutualiste prévoit de développer les synergies entre l’entité cotée du groupe et les caisses régionales
L
es synergies intragroupe au
cœur du nouveau plan stratégique du Crédit agricole,
présenté mardi 8 mars, peuvent
sembler évidentes pour une entreprise classique ; elles ne le sont
pas dans une banque mutualiste.
« Nous pouvons et devons utiliser
le collectif, a martelé Philippe
Brassac, directeur général de Crédit agricole SA (CASA), l’entité cotée du groupe. A titre personnel, je
pense que ce plan est le grand retour du Crédit agricole en tant que
groupe. » Assis à ses côtés, Dominique Lefebvre, le président de
CASA mais aussi de la Fédération
nationale du Crédit agricole
(FNCA), l’autre organe de tête de la
banque, sorte de « parlement »
des caisses régionales, a souligné
que le groupe était « uni ».
Les deux dirigeants, qui ont
formé un duo à la FNCA avant de
prendre leurs responsabilités à la
tête de CASA en 2015, ont voulu réformer et simplifier la gouvernance de la banque. Ils espèrent,
en plus de rendre le groupe plus lisible pour les investisseurs, réduire les tensions internes.
Celles-ci ne datent pas d’hier. Elles s’expliquent d’abord par les rivalités qui peuvent exister entre
les patrons régionaux au sein de la
FNCA. « Chaque directeur de caisse
locale est roi chez lui, fait passer ses
intérêts régionaux avant ceux du
groupe », raconte Sébastien Busiris, responsable de la fédération
Force ouvrière (FO) Banques.
Il y a ensuite la division entre le
centre et les régions, entre CASA et
la FNCA. Jusqu’à présent, « chacun
faisait son métier dans son coin,
sans vision de groupe », résume
Emmanuel Deletoile, secrétaire
général chargé du Crédit agricole à
la CFDT. L’indifférence s’est muée
en aigreur avec l’introduction en
Bourse de CASA en 2001.
En effet, CASA a multiplié les acquisitions et s’est exposé aux subprimes, aux créances grecques ou
portugaises… « un exotisme qu’on
a payé assez cher, regrette M. Deletoile. Quand on perd 5 milliards
d’euros à cause de son exposition à
la Grèce, le salarié de Nogent-SurMarne [Val-de-Marne] ou d’Orléans se demande : “Combien de
Codevi et de plans d’épargne logement a-t-il fallu que je vende pour
couvrir ce qui vient de disparaître à
cause d’anciens dirigeants mégalomanes ?” »
Le Crédit agricole veut tourner
cette page. « Maintenant, on peut
le dire, le groupe a sous-optimisé
ses revenus organiques », a déclaré,
mardi, M. Brassac devant la presse.
L’assurance emprunteur dévelop-
pée par Crédit agricole assurances,
filiale de CASA ? Elle n’était pas utilisée par les caisses régionales. Ces
dernières faisaient appel à un
prestataire extérieur, CNP Assurances. La banque compte sur des
« réinternalisations » comme celle-ci pour dégager 1 milliard
d’euros supplémentaires en synergies de revenus d’ici à 2019.
« Grande réactivité »
« Ce sont bien les clients des caisses
régionales qu’il s’agit d’équiper
avec les produits des différents métiers de CASA, notamment dans les
domaines où le groupe n’a pas été
bon jusqu’à présent, comme le crédit à la consommation », a déclaré
Xavier Musca, directeur général
délégué de CASA. Du côté des filiales, chacune doit faire preuve
d’une « grande réactivité sur les attentes des clients des caisses », a
souligné Jack Bouin, vice-président de la FNCA.
L’objectif est de réduire les
coûts. Le groupe est en train de recruter un directeur des systèmes
d’information commun à CASA et
aux caisses régionales, afin de
mettre fin à l’organisation en « silos ». Sur les 900 millions d’euros
d’économies visées d’ici à 2019,
un tiers devrait provenir de la convergence informatique entre les
caisses régionales et les filiales.
Anticipant les inquiétudes des
syndicats sur la nature des synergies à venir, et donc la question
d’éventuelles suppressions d’emplois, les dirigeants ont déclaré
que réduire le nombre d’agences
n’était pas au programme.
Au total, le groupe prévoit d’augmenter d’environ 20 % ses profits
pour atteindre 7,2 milliards
d’euros en 2019, contre 6 milliards
réalisés en 2015. Il va investir
7,7 milliards sur la période pour
soutenir son développement,
dont 4,9 milliards dans le développement des métiers et la transformation numérique des agences.
Enfin, le Crédit agricole mènera
à bien la simplification de sa
structure capitalistique, annoncée en février lors de la publication des résultats annuels. Celle-ci
consiste en la cession des parts
détenues par Crédit agricole SA
dans les caisses régionales, pour
un montant de 18 milliards
d’euros, à une entité entièrement
détenue par lesdites caisses.
Simplicité, unité : les deux nouveaux mots d’ordre du Crédit agricole ne feront pas oublier au syndicat SUD qu’il s’agit aussi de « la
victoire d’un tandem qui a réussi à
mettre la main sur le groupe ». p
jade grandin de l’eprevier
4 | économie & entreprise
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VENDREDI 11 MARS 2016
Carrefour sur tous les fronts de la distribution
L’enseigne propose un éventail de magasins « multiformats » et accroît sa présence sur Internet
suite de la première page
En France, Carrefour digère le rachat des 800 magasins français du
groupe de distribution espagnol
Dia, numéro trois mondial du
hard discount, pour 650 millions
d’euros en mars 2014.
A la demande de l’Autorité de la
concurrence, le distributeur a dû
céder 56 magasins à ses rivaux,
dont 22 ont été vendus à Casino et
17 à Auchan. A cela s’est ajouté un
plan de cession d’une centaine de
magasins, notamment les plus
mal placés, dont la vente est en
cours. Les magasins Dia conservés
(environ 640) devront avoir pris la
bannière Carrefour d’ici à décembre 2016, date butoir à laquelle le
groupe n’aura plus le droit d’exploiter la marque Dia en France. Le
La Bourse attend toujours Carmila
Les analystes financiers avaient espéré des précisions concernant
la mise en Bourse de Carmila, le bras armé de Carrefour dans
l’immobilier ; elle avait été annoncée comme un aboutissement
lors de la création cette société, en avril 2014. Il n’en a rien été.
Carrefour détient 42,2 % de cette entreprise consacrée à la valorisation des 185 centres commerciaux attenants aux hypermarchés de l’enseigne en France, en Espagne et en Italie ; le reste est
aux mains d’investisseurs comme Colony Capital, Axa, Amundi
ou Pimco. « Rien de nouveau, cela fait toujours partie du projet,
mais on attend le bon moment », a indiqué, jeudi 10 mars, le directeur financier de Carrefour, Pierre-Jean Sivignon.
processus a débuté le 15 avril 2015,
et le 200e Dia vient de changer de
nom. Les anciens magasins de
hard discount deviennent des Carrefour City, Carrefour Market ou
des Contact Marché. Née fin 2015,
cette enseigne – son offre est centrée sur les fruits et légumes – a été
« accrochée » sur une quinzaine de
magasins Dia. « Le plan de rénovation s’accélère. Le rythme est désormais de 40 à 50 magasins rénovés
par mois », note Thierry Coquin,
délégué syndical CGT.
Car le groupe développe progressivement, et dans tous les pays,
son modèle dit « multiformat »,
avec un éventail de magasins allant des hypermarchés aux petites
surfaces. En 2015, il a ouvert ses
premiers magasins de proximité
en Chine et au Brésil. Sur les 1 123
pas-de-porte ouverts dans le
monde en 2015, 850 étaient des
magasins de proximité. Cette stratégie pousse le groupe jusqu’aux
Une collection
« zones de flux », comme les métros, les gares et les aéroports. Exploitant déjà deux Carrefour Express dans les aéroports de Milan
et de Bologne, il a ouvert un Carrefour City en novembre 2015 à OrlySud, et devrait prochainement en
ouvrir un second, toujours à Orly.
Harmoniser l’offre
Cette stratégie est d’autant plus
productive que les ventes des supérettes Carrefour continuent de
progresser plus vite (+ 2,7 % à périmètre comparable en 2015) que
celles des hypermarchés (+ 0,6 %),
et que ces magasins, dont l’offre
est centrée sur l’alimentaire, traversent plus facilement les zones
de turbulences que les hypermarchés, comme ce fut le cas après les
attentats qui ont frappé la France
le 13 novembre 2015.
Mais le plus grand chantier à venir de Carrefour porte sur le développement et l’intégration de ses
Le groupe
a racheté le site
Croquetteland,
spécialisé
dans l’animalerie,
après avoir acquis
Grandsvinsprivés.com
activités sur Internet, pour construire un groupe « omnicanal ».
Le rachat du site Rue du Commerce à Altara-Cogedim annoncé
fin août 2015 a été consolidé dans
les comptes en janvier 2016. Et,
depuis quelques mois, Carrefour
multiplie les acquisitions de sites
Internet : fin janvier, l’enseigne
a racheté le lyonnais Croquetteland, spécialisé dans l’animalerie,
après avoir acquis, en juillet 2015,
le site Grandsvins-privés.com,
créé en 2013 par le négociant bordelais La Vintage Company.
Le tout, désormais, est d’harmoniser l’offre et de l’emboîter dans
le réseau de magasins physiques
existants. Dans l’immédiat, Carrefour a modifié, mi-février, son site
Internet pour lui donner l’apparence d’un portail, qui sera le
point d’entrée de ses clients sur la
Toile. Y sont regroupées aux côtés
des magasins, du drive – le système de retrait des courses commandées sur Internet – et de la livraison à domicile sous le nom
Ooshop, ses différentes acquisitions, par univers de produits,
dont il a pour le moment conservé
le nom en y ajoutant le logo Carrefour. L’enseigne a même repris les
codes des acteurs de l’Internet
pour générer du trafic sur son site
en créant le « deal du jour », où il
met en avant des promotions.
Rivaliser avec Amazon
Il faut désormais accorder la logistique, l’informatique, la gestion
des stocks, pour connecter les magasins dans un « vaste système global de transformation omnicanal », explique-t-on dans le
groupe. Dans l’idéal, les magasins
Carrefour deviendraient des
points de collecte des achats effectués sur le site Internet, ce qui permettrait de mieux rivaliser avec
les poids lourds du Net comme
Amazon.
Reste à savoir quelles seront les
intentions des actionnaires, dont
deux ont augmenté leur participation depuis un an. La famille
Moulin, entrée en 2014 avec
Galfa, la holding de contrôle des
actionnaires des Galeries Lafayette, détient 11,51 % du capital
du distributeur depuis février,
après avoir franchi, en juillet 2015,
le seuil de détention de 10 % du
capital. En avril 2015, l’homme
d’affaires brésilien Abilio Diniz,
au travers de sa holding, Peninsula Participações, avait, de son
côté, doublé sa participation,
pour la porter à 5,07 %. Tandis
que Groupe Arnault et Colony –
agissant de concert – détiennent
à eux deux 14,18 % du capital. p
cécile prudhomme
avec juliette garnier
APPRENDRE
à
PHILOSOPHER
Yoox se réjouit de sa
fusion avec Net-a-Porter
ÉTHIQUE, LIBERTÉ, JUSTICE
Le nouveau groupe de vente en ligne de
produits de luxe voit ses résultats s’envoler
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est ce qui s’appelle un
beau mariage. Fruit du
rapprochement entre le
groupe italien de ventes de luxe en
ligne Yoox et de son concurrent
Net-a-Porter, filiale du groupe Richemont, le groupe Yoox-Net-aPorter (YNAP) a publié, mercredi
9 mars, un chiffre d’affaires de
1,7 milliard d’euros pour 2015, en
hausse de 20,8 % à taux de change
constant par rapport à 2014. Entrée
en vigueur le 5 octobre 2015, la fusion entre les deux start-up a fait
bondir le résultat d’exploitation de
YNAP à 79 millions d’euros (+
61,8 %) et son résultat net à
16,6 millions (+ 20,3 %).
« La moitié des commandes s’effectue désormais sur un téléphone
mobile », se réjouit Federico Marchetti, PDG de YNAP. Basée à la fois
à Milan et à Londres, la société
compte 3 500 employés, qui vendent à tour de bras des vêtements
griffés Valentino, Jil Sander, Armani, Gucci, Yves Saint Laurent,
Balenciaga, Bottega Veneta, etc.
Plusieurs centaines de marques
chics, mais toujours pas Chanel,
Hermès ou Louis Vuitton, réfractaires à ce canal de distribution.
« Je suis encore un enfant dans
une usine de chocolat », admet le
PDG, ébloui par sa récente rencontre avec les salariés, et notamment
dans les gigantesques pôles logistiques près de Bologne et de Londres. « Nous espérons encore beaucoup de croissance », assure
M. Marchetti, également fondateur de Yoox.
Si le groupe a livré, en 2015,
7,1 millions de commandes (contre
5,8 millions en 2014) dans une centaine de pays, il compte approfondir ses positions avant d’attaquer
d’autres marchés, comme l’Inde
ou le Brésil. Le panier moyen de
chaque commande s’élève à
352 euros. Pour des questions de
taille ou de goût, entre 25 % et 30 %
des clientes renvoient le paquet
qu’elles ont reçu et demandent la
plupart du temps un échange.
Premier à avoir ouvert un site de
luxe en ligne en Chine en 2010,
avec Armani, M. Marchetti reconnaît y progresser « graduellement
(…). On teste la température de
l’eau et on construit brique par brique ». Malgré le ralentissement de
la croissance chinoise, YNAP assure que ses ventes continuent de
progresser très fortement sur ce
marché.
Six ans de discussions
Concernant la fusion elle-même,
M. Marchetti nie toute difficulté
avec Natalie Massenet, l’ex-patronne de Net-a-Porter, qui a démissionné juste avant que le rapprochement ne soit officialisé.
« Nous n’avons jamais été en mauvais termes, j’avais toujours été très
clair sur la question de la gouvernance », tranche M. Marchetti, qui
reconnaît que les discussions de
fusion duraient « depuis six ans ».
La filiale de Richemont était extrêmement déficitaire : en 2013,
elle avait pesé pour 212 millions
d’euros dans les comptes du
groupe suisse puis, à nouveau,
pour 205 millions l’année suivante, selon le rapport annuel. A
l’issue du rapprochement, Richemont détient certes 50 % des actions, mais seulement 25 % des
droits de vote. Autant dire que
Yoox a la main pour diriger. Avant
la fusion, le groupe italien était
déjà sorti du rouge : il avait publié
en 2014 un résultat net de près de
14 millions d’euros pour un volume d’affaires de 524 millions. p
nicole vulser
économie & entreprise | 5
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VENDREDI 11 MARS 2016
Free a gagné 1,6 million d’abonnés dans le mobile
L’opérateur compte sur ses offres dans l’Internet très haut débit pour atténuer la guerre des prix dans le fixe
B
on millésime pour Iliad,
détenteur de la marque
Free. Après Orange et
Bouygues Telecom, au
tour de l’opérateur télécoms fondé
par Xavier Niel (actionnaire du
Monde à titre personnel) de publier ses résultats annuels pour
l’exercice 2015. Globalement, les
chiffres sont en ligne avec les attentes des analystes. Le chiffre d’affaires a progressé de 5,9 % à
4,4 milliards d’euros, et le résultat
net de 20,3 % à 335 millions
d’euros. En 2015, Free a gagné
1,9 million de clients. Un indicateur était particulièrement attendu, celui de l’Ebidta (équivalent
du résultat brut d’exploitation). A
1,49 milliard d’euros, ce dernier affiche une hausse de 16,1 %. « Cela
montre que nous acheminons une
plus grande partie du trafic, et que
le poids de l’itinérance a donc
baissé », dit Maxime Lombardini,
son directeur général.
Free, qui ne s’est lancé qu’en 2012
dans le mobile, a beaucoup recours à l’itinérance, qui consiste à
utiliser le réseau d’autrui pour servir ses propres clients. Mais l’opérateur poursuit ses investissements pour réduire cette dépendance. Il a dépensé en 2015 1,2 milliard d’euros dans son réseau fixe
et mobile, contre 968 millions
d’euros un an avant. La somme est
sensiblement moins élevée que le
numéro un du marché, Orange,
qui injecte 3 milliards d’euros par
an dans son réseau en France.
« Nous sommes l’opérateur qui investit le plus en pourcentage de son
chiffre d’affaires », contrecarre le
directeur général. En 2015, Free a
également renforcé son portefeuille de fréquences et étendu sa
couverture 4G à environ 63 % de la
population, contre 40 % l’année
précédente. Il vise un taux de couverture de 75 % à la fin de 2016.
Sur le mobile, Free a gagné
Lagardère réduit la part
de la presse au profit
de l’audiovisuel
Un plan de départs volontaires concernera
220 postes au sein de la branche médias
en 2015 1,6 million de nouveaux
clients, portant sa base à 11,6 millions de personnes, soit 17 % de
parts de marché. « Nous avons
3,7 millions d’abonnés 4G, qui consomment en moyenne 3,2 gigaoctets de données. Cela montre la
qualité de notre réseau », assure M.
Lombardini.
Orange demeure dynamique
Ainsi, Free a presque rattrapé Bouygues Telecom, qui affiche
11,9 millions de clients. Mais la filiale du groupe de BTP, qui a gagné
769 000 clients en 2015, le devance
en termes d’abonnés 4G avec
5,1 millions de personnes. A leur
côté, Orange, le numéro un du
marché, reste aussi très dynamique. Avec 28,4 millions d’abonnés,
il a conquis en 2015 1,3 million de
nouveaux clients.
Dans le fixe, un marché jugé plus
mature par Free, la guerre est intense. Ainsi, si l’opérateur a fait
progresser
sa
base
de
270 000 abonnés, atteignant
6,1 millions de personnes et s’octroyant 29 % des recrutements, il
souffre de la guerre des prix, dont
le principal animateur s’appelle
Bouygues Telecom. Ainsi, le revenu moyen par abonné, le fameux ARPU, a reculé en 2015 de
1,7 % à 34,50 euros. En 2013, les
abonnés dépensaient encore
36 euros par mois. « On voit bien
l’impact de la dynamique concurrentielle », admet sobrement
M. Lombardini, qui préfère regarder les revenus générés par la Box
Révolution, qui se maintiennent à
38 euros par souscripteur. Le chiffre d’affaires du fixe enregistre une
modeste hausse de 1 %, à 2,6 milliards d’euros.
L’opérateur attend donc beaucoup de l’Internet très haut débit,
la fameuse fibre, qui promet des
débits de 100 mégabits par seconde. Pour le moment, Free reste
L’opérateur,
qui recours
à l’itinérance,
a dépensé
1,2 milliard
d’euros
pour réduire
sa dépendance
modeste avec 200 000 clients,
quand Orange a dépassé son premier million d’abonnés, sur un total de 1,4 million d’adhérents à
cette nouvelle technologie, selon
l’Arcep. Mais Free poursuit ses investissements afin d’être en mesure de proposer ce nouveau service à un maximum de ses abonnés. Il espère avoir raccordé
20 millions de prises fin 2022, se
rapprochant ainsi de l’opérateur
IRAN DE LA PERSE D’HIER
M. Lagardère
a réfuté tout
changement
de stratégie,
même si
le groupe est
sous le feu
des questions
En partenariat avec
VOYAGES
chiffre d’affaires, qui s’est établi à
962 millions d’euros en 2015, a
fondu de 500 millions depuis
2011. Cette année, il est toutefois
reparti à la hausse (+ 0,5 %), grâce à
l’achat d’une société de production espagnole, Grupo Boomerang TV. La branche médias voit
d’ailleurs la production comme
son activité d’avenir.
Parmi les autres activités, l’édition de livres est la plus rentable :
2,2 milliards d’euros de chiffre
d’affaires et un résultat opérationnel stable de 198 millions d’euros.
Hachette Livre réalise d’ailleurs
30,7 % du chiffre d’affaires du
groupe (7,193 milliards d’euros), et
plus de la moitié de son résultat.
Le dividende reste inchangé
Le plus gros volume d’activité revient à la branche « Travel Retail »,
dont le cœur est un réseau de boutiques d’aéroports détaxées : son
chiffre d’affaires atteint 3,51 milliards d’euros, pour un résultat de
102 millions d’euros, en recul de
3 %. En 2015, cette branche a continué de vendre ses activités de distribution de presse. Une acquisition d’importance a été faite aux
Etats-Unis : Paradies.
La récente branche « Sports and
Entertainment » commence à se
rétablir, après des années noires. Il
ne s’agit plus ici d’investir dans des
droits de retransmission, mais de
faire du conseil et du marketing.
Le chiffre d’affaires a atteint
515 millions d’euros et le résultat
20 millions. Plus globalement,
M. Lagardère a réfuté tout changement de stratégie, alors que le
groupe est sous le feu de questions
après, notamment, le départ du directeur financier historique, Dominique D’Hinnin, qui a été remplacé par Bruno Balaire. Il ne s’agit
pas d’investir davantage et de distribuer moins de dividendes, a-t-il
dit ; le dividende est inchangé à 1,3
euro par action. Certains trouvent
que cette distribution est élevée et
bénéficie au premier actionnaire,
Arnaud Lagardère, mais ce dernier
y a vu « une arme comme une
autre » pour le groupe : « Le titre se
tient en Bourse notamment parce
qu’il a une bonne rentabilité », a-t-il
constaté. Jeudi, en milieu de matinée toutefois, l’action Lagardère
cédait 8,59 % à la Bourse de Paris. p
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UN VOYAGE D’EXCEPTION...
Dans l’Antiquité, les Achéménides, les Parthes et les Sassanides
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Docteur en histoire et en archéologie, il a dirigé l’Institut français de
Téhéran de 2008 à 2012. Auteur en 2015 de L’Iran si loin si proche, de
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renforcement des liens entre les entreprises iraniennes et françaises.
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sandrine cassini
À L’IRAN D’AUJOURD’HUI
Du 7 au 18 ou 21 novembre 2016 ou du 27 février au 10 ou 13 mars 2017
agardère voit sa rentabilité
s’améliorer, mais le groupe
va licencier. C’est un des
messages envoyés par Arnaud Lagardère, mercredi 9 mars, lors de la
présentation des résultats annuels. « Cela peut paraître paradoxal, a dit le premier actionnaire
du groupe. Mais il nous faut nous
ajuster au marché. » Il s’agit en l’occurrence d’augmenter la rentabilité de la branche médias, où un
plan de départs volontaires concernera 220 postes des activités de
presse écrite (Elle, Paris Match, Le
Journal du dimanche, Télé 7 Jours,
Ici Paris, France Dimanche…).
Selon ce plan, les effectifs de Lagardère Active passeraient à
3 300 personnes, dans le cadre
d’un recentrage sur l’audiovisuel,
qui représente 60 % du chiffre
d’affaires de la branche, contre
40 % pour la presse. Europe 1, notamment, fera l’objet d’une « réduction de la masse salariale ».
« En 2012, le résultat opérationnel
de la branche était de 64,8 millions
d’euros, soit 6,4 % du chiffre d’affaires. En 2015, il est monté à 79 millions, soit 8,2 % de marge », s’est félicité mercredi Denis Olivennes,
PDG de Lagardère active. « L’objectif est de retrouver la rentabilité
d’avant les cessions. On en est proche », a expliqué Arnaud Lagardère. Une allusion à la vague de
ventes de titres qui, depuis 2011, a
successivement concerné les magazines internationaux, dix magazines français, puis Parents et, plus
récemment Télé 7 Jours, France Dimanche et Ici Paris, même si cette
dernière transaction a été stoppée.
C’est au cours des dernières négociations qu’a été décidé un nouveau round d’économies, a expliqué M. Lagardère.
Lagardère Active fera 50 millions d’économies entre 2015 et
2017, a précisé M. Olivennes. Le
historique. « Ce sont des investissements lourds dans la durée, qui
vont nous différencier d’opérateurs
qui se contentent de faire de l’ADSL
pas cher », dit Maxime Lombardini, visant, sans le nommer, Bouygues Telecom.
Cette publication intervient
alors que les discussions en vue
d’une consolidation prochaine du
secteur se poursuivent. Orange,
qui souhaite racheter Bouygues
Telecom pour 10 milliards d’euros,
négocie actuellement la rétrocession d’une partie des actifs à SFR et
à Free. Ce dernier pourrait notamment reprendre des fréquences et
le réseau mobile. « Des fréquences
et des antennes (de téléphonie mobile) nous permettraient d’être
autonome plus rapidement. Mais
nous pouvons continuer à progresser dans un marché à quatre opérateurs », dit M. Lombardini, sans
préjuger de l’issue du deal. p
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6 | économie & entreprise
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VENDREDI 11 MARS 2016
Pablo Isla, le « chef d’orchestre » de l’espagnol Zara
Le président d’Inditex, propriétaire de la marque de prêt-à-porter, dirige un groupe en expansion
PORTRAIT
LES CHIFFRES
madrid - correspondance
P
ablo Isla arrive, souriant,
à la rencontre d’un
groupe de journalistes
qui visitent le siège du
groupe Inditex, à Arteixo, petit
village proche de La Corogne, en
Galice, dans l’extrême nord-ouest
de l’Espagne. Nous sommes
mardi 8 mars et le président du
géant textile, propriétaire, entre
autres marques, de Zara, d’Oysho
ou de Massimo Dutti, s’apprête à
annoncer, le lendemain, les résultats record du groupe pour 2015.
Avec simplicité, il parle de projets phares qui lui tiennent à
cœur : des innovations sur l’étiquetage et la traçabilité des articles ou des projets à caractère social, comme celui qui vise à former et à embaucher des jeunes
provenant de milieux défavorisés. Puis, sans que l’on ait le temps
de lui poser des questions, il repart vers ses bureaux.
Sous son allure affable et accessible, ce juriste de formation, âgé
de 52 ans, aux yeux clairs et aux
petites lunettes rondes, cultive le
mystère. Il n’accorde jamais d’interview, tout comme le fondateur
d’Inditex et président du groupe
avant lui, Amancio Ortega, entretenant l’image d’un modeste contributeur du projet commun que
serait la multinationale espagnole.
Les seuls éléments que l’on connaît de lui sont minces : madrilène, marié, père de trois enfants,
éduqué dans un collège jésuite, il a
su gagner la confiance et l’amitié
de M. Ortega, et serait proche de
César Alierta, le grand patron de la
multinationale Telefonica, devenu
son « parrain » dans le monde de
l’entreprise quand il lui a succédé à
la tête de la compagnie de tabac Altadis, entre 2000 et 2005.
Chaque année, il sort de sa réserve pour annoncer les résultats
annuels d’Inditex. Le 9 mars,
comme à son habitude, il ne s’attarde pas. En trois quarts d’heure,
tout est dit. Et rien qui ne sorte des
limites du groupe. Malgré l’insistance des journalistes, il refuse de
commenter les conséquences éco-
20,9 MILLIARDS
Pablo Isla,
au siège
du groupe
Inditex
à Arteixo
(nord-ouest
de l’Espagne),
en mars 2015.
Chiffre d’affaires, en euros, d’Inditex en 2015 ; il a progressé
de 15,4 %. Le bénéfice de l’entreprise pour la période s’est établi
à 2,875 milliards d’euros
(+ 15 %). Sa dette est presque
nulle à 11 millions d’euros.
330
MIGUEL RIOPA/AFP
Nombre de nouvelles boutiques
ouvertes par le groupe d’habillement en 2015 sur 56 pays. Il en
compte 7 013 dans le monde
entier.
152 850
Nombre de salariés de l’entreprise dans le monde entier,
en 2015. En Espagne, il emploie
près de 50 000 personnes et
donne du travail indirectement
à 50 000 autres grâce à
un réseau de 7 500 fournisseurs.
nomiques du blocage politique en
Espagne, sans gouvernement depuis les dernières élections législatives du 20 décembre 2015.
Et lorsqu’on lui demande si la
baisse du cours du pétrole, la reprise de la croissance en Espagne
ou l’évolution des taux de change
expliquent en partie le boom du
groupe, Pablo Isla préfère rappeler les grandes valeurs de l’entreprise qu’il répète comme un mantra : le « travail en équipe », « l’humilité », « l’effort conjoint ».
Quelques clés du succès aussi :
l’entrée constante sur de nouveaux marchés, ou la logistique
réglée comme du papier à musique qui permet de distribuer de
nouveaux articles deux fois par
semaine, dans toutes les boutiques Zara du monde.
Cette année, Pablo Isla fêtera ses
onze ans dans le groupe. C’est
en 2005 qu’Amancio Ortega, qui a
besoin d’un nouveau directeur
général pour Inditex tombe sous
le charme discret de ce jeune dirigeant de 41 ans. Pour le dénicher,
il a demandé les services des chasseurs de tête de Korn Ferry.
Un parcours sans fautes
Ceux-ci trouvent en Pablo Isla, qui
copréside alors la compagnie de
tabac Altadis et sa filiale de logistique Logista, une pépite bien cachée, malgré un CV bien rempli et
un parcours sans fautes. Avocat
d’Etat à 24 ans, il a été directeur
des services juridiques de Banco
Popular à 28 ans, puis directeur
général du patrimoine de l’Etat.
Quand, en 2000, il prend les rênes
d’Altadis, il n’a que 36 ans.
Lorsque Amancio Ortega le
nomme président d’Inditex
en 2011, après six ans à la direction,
il exprime « l’assurance qu’il est le
meilleur pour l’avenir de la compa-
Sous son
allure affable
et accessible,
ce juriste de
formation, cultive
le mystère et
n’accorde jamais
d’interview
gnie ». Il est classé troisième meilleur chef d’entreprise
au monde par la revue Harvard Business en 2015, les chiffres parlent
d’eux-mêmes. En dix ans, la valeur
de la maison mère de Zara a été
multipliée par sept. Elle s’est lancée sur le marché chinois dès 2006
et en 2007 dans la vente en ligne.
« Pablo Isla est un homme qui
n’aime pas les projecteurs, mais
Hériter des œuvres d’un artiste ?
Entre manne et cadeau empoisonné
C
Les ayants droit
ont intérêt
à s’entourer
de spécialistes,
de marchands
sérieux
et de juristes
chevronnés
Ainsi, aux Etats-Unis, la succession de l’artiste américain d’origine néerlandaise Willem de Kooning, a été réglée au bout de
cinq ans, après une période d’inventaire du stock composé de 300
toiles et de 200 œuvres sur papier.
« L’évaluation même était compliquée. On peut certes dire ce que
coûte une toile de Kooning, mais
que faire avec un ensemble de cinquante toiles qui se ressemblent un
peu ? », indique le marchand américain David Nash, chargé de purger la succession.
A chaque étape, les ayants droit
ont intérêt à s’entourer de spécialistes, de marchands sérieux et de
juristes chevronnés. En France, la
Société des auteurs dans les arts
graphiques et plastiques (Adagp)
gère les droits patrimoniaux d’environ deux mille artistes décédés
moyennant des frais d’environ
11,6 %. Elle dispose de trois juristes
et d’une personne spécialement
chargée des successions, pour assister les ayants droit.
Garder un œil sur le marché
« Au décès de l’artiste, sa succession est régie par les règles générales de dévolution légale prévues
par le code civil. Toutefois, le code
de la propriété intellectuelle aménage également certains aspects
relatifs à la transmission des droits
attachés à l’œuvre, indique MarieAnne Ferry-Fall, la directrice de
l’Adagp. Les successions d’artistes
se retrouvent ainsi à la croisée de
deux branches juridiques très techniques, dont l’articulation peut se
révéler complexe. »
Prenez le cas d’une loi de 1866,
qui a prévu un usufruit spécial
pour le conjoint survivant de l’artiste. Cette disposition permet encore aujourd’hui au veuf ou à la
veuve de percevoir un pourcen-
geant à ses fournisseurs et aux entreprises qu’ils font travailler dans
les ateliers asiatiques où sont produits entre 35 % et 40 % des articles, mais aussi turcs, marocains et
européens.
Ces dernières années, certains
ont imaginé Pablo Isla sauvant
Bankia, le géant bancaire qui, au
bord de la faillite en 2012, a absorbé 22 milliards d’euros d’aide
publique, ou prenant les rênes du
ministère de l’économie pour remettre l’Espagne sur les rails.
Mais personne ne le voit abandonner Inditex, le flambant navire qu’il a contribué à placer à la
tête du secteur textile international, devant l’américain GAP ou le
suédois H&M. En 2011, il avait été
clair : « Vous me verrez toute ma
vie chez Inditex ». En 2015, sa rémunération s’est élevée à
12,17 millions d’euros. p
sandrine morel
2,3 %
Un institut spécialisé dans ces questions successorales particulières voit le jour à Berlin
omment gérer la succession d’un artiste, régler les
droits, protéger l’œuvre, organiser son marché posthume, tirer des dividendes sans faire chuter sa cote ? Ces questions, la plupart des héritiers se les posent
sans trop savoir comment les résoudre. L’Allemande Loretta Würtenberger, qui a géré pendant
huit ans la succession de Jean Arp,
mort à Bâle (Suisse) en 1966, va
tenter de remédier à leur désarroi
et ce quelle que soit la nationalité
du droit qui leur est applicable par
la création d’un institut spécialisé
dans les successions d’artistes. Ce
cabinet ouvrira vendredi 11 mars, à
Berlin.
Le premier souci pour les héritiers consiste à régler les droits, qui
dépassent souvent leur solvabilité.
« Beaucoup de successions sont riches en œuvres mais pauvres en
cash », remarque Loretta Würtenberger. Le risque étant que, pour
payer l’impôt dû, les héritiers mettent un grand nombre d’œuvres
sur le marché ou vendent l’intégralité du stock à un marchand.
Les personnes qui héritent doivent aussi s’armer de patience.
quand il parle, il transmet à la fois
sécurité et confiance », a résumé le
vice-président de la Confédération espagnole des dirigeants et
exécutifs (CEDE), Ramon Adell,
lors d’un congrès en octobre 2015,
où le patron d’Inditex a expliqué
qu’il tente de gérer la société
« comme si nous étions une PME ».
« C’est une entreprise avec laquelle on peut dialoguer, négocier
et qui possède la meilleure convention collective du secteur de l’industrie en Espagne, résume Carmen
Exposito, responsable du secteur
textile du syndicat Commissions
ouvrières. Le seul bémol est la forte
proportion d’emplois temporaires. »
Quant aux scandales sur les conditions de travail chez certains
sous-traitants, le groupe, allié avec
la centrale syndicale mondiale IndustriALL, essaie de les prévenir en
imposant un code éthique exi-
tage sur les revenus issus de l’exploitation des œuvres. Toutefois,
depuis de récentes réformes, cet
usufruit peut être moins favorable que les règles successorales générales du code civil qui ont notablement amélioré la condition du
conjoint survivant.
Une fois la succession close, les
héritiers ne sont pas au bout de
leur peine : il faut garder un œil
sur le marché et surtout éviter les
faux. Mais tout cela a un coût. « Il
faut entre quelques centaines de
milliers à 1 million d’euros pour
mener une politique offensive et
vigilante », estime Jean-Jacques
Neuer, avocat spécialisé dans les
successions d’artistes, représentant par exemple celles de Picasso
et Brancusi.
Certains ayants droit montent
une fondation d’utilité générale,
structures lourdes et coûteuses,
inadaptées pour des artistes dont
la cote n’excède pas les
50 000 euros. D’autres s’en remettent à un avocat qui les représente.
Une chose est sûre : l’héritage d’un
artiste peut être une manne, mais
rarement une sinécure. p
roxana azimi
C’est l’inflation chinoise en février, sur un an, selon les chiffres officiels
publiés jeudi 10 mars. Il s’agit d’une accélération inattendue, la plus
forte enregistrée depuis deux ans. En janvier, les prix n’avaient augmenté que de 1,8 %. En cause : le bond des prix alimentaires (+ 7,3 %).
Avant et pendant la semaine de congés du Nouvel An lunaire, entamée
le 7 février, la demande de viandes, légumes et alcools s’est envolée,
en prévision des traditionnels festins familiaux. – (AFP.)
D I ST R I BU T I ON
Fin d’année difficile
pour Mr. Bricolage
L’enseigne de magasins
de bricolage de proximité,
Mr. Bricolage a annoncé,
mercredi 9 mars, une chute
de 31,5 % de son résultat net
part du groupe en 2015, à
9,6 millions d’euros. Son chiffre d’affaires a reculé de 2,7 %,
à 529,5 millions d’euros, avec
un second semestre meilleur
que le premier. Après l’échec
de son rachat par Kingfisher
et le départ de son directeur
général en 2015, Mr. Bricolage
a nommé Christophe Mistou,
le 29 février, qui présentera
à la fin du premier semestre
les grands axes de son plan
stratégique.
Royaume-Uni :
les magasins n’ouvriront
pas plus le dimanche
La Chambre des communes
a rejeté, mercredi 9 mars,
le projet d’assouplir les conditions d’ouverture des maga-
sins le dimanche au Royaume-Uni. Le premier ministre
conservateur, David Cameron,
voulait accorder aux autorités
locales le droit d’étendre les
horaires d’ouverture des magasins de grande taille au-delà
des six heures aujourd’hui
autorisées par la loi le dimanche. – (Bloomberg.)
BAN QU E
Nouvelles suppressions
de postes à la Société
générale
La Société générale a annoncé, mercredi 9 mars, la
suppression possible de
550 postes supplémentaires
en France sur cinq ans, avec
la fermeture de six sites de
traitement des opérations
clients. Ces départs s’ajouteraient à la suppression
annoncée fin décembre 2015
de 2 000 emplois d’ici à 2020
dans son réseau d’agences.
La banque a précisé qu’il n’y
aurait ni licenciement économique ni départ contraint.
idées | 7
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
#MUTATIONS | CHRONIQUE
par vince nt gir e t
Le droit, les rentiers ou l’innovation
F
aut-il prendre pour exemple le
psychodrame de l’avant-projet
de loi El Khomri sur le travail
ou le tumulte provoqué par l’arrivée
de l’entreprise Uber sur le marché
français du taxi ? L’actualité la plus
brûlante livre presque chaque jour
l’occasion de démontrer combien nos
règles de droit sont au cœur des tensions sociales et des enjeux politiques d’aujourd’hui.
Le droit n’est pas une discipline abstraite ou désincarnée, mais le reflet
d’un état d’esprit, d’une culture et de
grands choix collectifs. Mais, si notre
droit a fait école dans le monde à
l’époque napoléonienne, il tient désormais du chef-d’œuvre en péril :
vieilli, anachronique, en déphasage
complet avec le monde agile
d’aujourd’hui.
Pis : il condamne l’innovation, ce
carburant d’une période de mutations intenses. Telle est la thèse développée par trois juristes, membres
de Droit et Croissance, un laboratoire de recherche indépendant créé
en 2002, dont l’ambition est de réconcilier leur discipline avec l’efficacité économique.
Dans une note de la Fondation pour
l’innovation politique – « Un droit
pour l’innovation et la croissance » –,
Sophie Vermeille, Mathieu Kohmann
et Mathieu Luinaud dressent un état
des lieux accablant de ce qu’ils appellent, avec le Prix Nobel d’économie
1993, Douglass North, les « institutions », dans notre pays : c’est-à-dire
l’ensemble des lois, des règles écrites
ou informelles, ainsi que les instruments créés pour en contrôler leur
bonne application. Ce corpus et ces
régulations « n’ont guère évolué depuis la fin de la seconde guerre mondiale et empêchent la France de franchir la frontière technologique atteinte
par ses acteurs économiques ».
En clair, la France a des atouts multiples, la créativité de ses ingénieurs,
la puissance de ses scientifiques, la
qualité de sa recherche fondamentale
de pointe, mais elle peine à « transformer le fruit de cette recherche en application industrielle créatrice de croissance ». Sa balance technologique est
positive, mais sa balance commerciale ne cesse de se dégrader. Et, chaque année, la France recule dans le
classement des pays de l’Union euro-
POLITIQUES PUBLIQUES
Quatre figures rhétoriques
du projet El Khomri
par thibault gajdos
E
n 1991, l’économiste Albert
Hirschman (1915-2012) publiait une analyse acérée des
figures de rhétorique déployées depuis le XVIIIe siècle contre
les conquêtes progressistes (Deux siècles de rhétorique réactionnaire,
Fayard). Par une étrange inversion, les
arguments mobilisés dans le passé
pour lutter contre l’instauration de
nouveaux droits sont désormais employés pour défaire les droits acquis
au nom du progrès social. Le projet de
loi sur la réforme du code du travail
en est un exemple spectaculaire.
La première figure de rhétorique
identifiée par Hirschman est celle de
la « thèse de l’effet pervers ». Il s’agit
de prétendre que les réformes auront
les effets exactement contraires à
ceux qu’elles visent. Ainsi, par exemple, les aides versées aux pauvres les
encourageraient à la paresse et conduiraient donc en réalité à accroître la
pauvreté. Avec le projet de loi sur le
travail, le gouvernement retourne
l’argument : en réduisant les droits
des salariés et en facilitant leur licenciement, on les protégerait davantage. C’est cette idée qui permet au
gouvernement de baptiser sa réforme
« projet de loi visant à instituer de
nouvelles libertés et de nouvelles
protections pour les entreprises et les
actifs ». La thèse est osée, et l’expérience risquée.
Le deuxième argument analysé par
Hirschman est la « thèse de l’inanité », selon laquelle les mesures progressistes ne bénéficient pas à ceux
qui en ont véritablement besoin. Le
gouvernement applique ce raisonnement, également à rebours, dans son
projet de loi. Les chômeurs et les salariés précaires ne bénéficient pas des
garanties liées au contrat à durée indéterminée. En réduisant ces garanties, on améliorerait donc leur sort. Il
aurait peut-être été plus simple, et
certainement plus efficace, de s’em-
¶
Thibault Gajdos
est chercheur au CNRS
ployer à aider directement les chômeurs et les salariés précaires en investissant davantage dans leur formation et en améliorant les garanties
sociales associées à leurs contrats de
travail.
La dernière figure de rhétorique
mise en évidence par Hirschman est
celle de la « mise en péril », selon laquelle toute réforme progressiste menace des conquêtes antérieures. Les
droits sociaux, par exemple, menaceraient les libertés et la démocratie. Ici
encore, le gouvernement retourne
l’argument : en affaiblissant le pouvoir de négociation des salariés (par
la levée du droit d’opposition syndical, par exemple), on leur permettrait
de retrouver des marges de liberté. Si
l’objectif était de faciliter l’expression
des salariés au sein des entreprises,
d’autres mesures, comme le chèque
syndical, qui permet à tous les salariés d’adhérer au syndicat de leur
choix, auraient certainement été plus
efficaces.
LA NÉGATION DU CONFLIT
Aux arguments réactionnaires repérés par Hirschman, il faut ajouter une
figure de rhétorique d’apparition récente, mais d’usage intensif : la thèse
de l’alignement des intérêts, selon laquelle ce qui est bon pour les entreprises et leurs dirigeants est bon pour les
salariés. L’idée sous-jacente est que la
croissance économique profiterait
mécaniquement à tous. Il n’en est évidemment rien. Ainsi, par exemple,
l’économiste Camille Landais (London School of Economics) a montré
qu’entre 1998 et 2005 les 90 % des salaires les plus faibles avaient augmenté en moyenne en France de 4 %,
contre 14 % pour le 1 % des salaires les
plus élevés, tandis que les revenus des
capitaux mobiliers avaient progressé
de 31 % (« Les hauts revenus en France
(1998-2006) », document de travail,
Paris School of Economics, 2007).
En somme, l’essentiel des fruits de la
croissance est venu abonder les revenus du capital et les hauts salaires. En
niant ce conflit, la thèse de l’alignement des intérêts vide de son sens le
principe même de la négociation au
sein de l’entreprise, qui consiste à
trouver un point d’équilibre entre des
intérêts conflictuels. La déclinaison
de cette thèse dans le cas de la loi sur
le travail est parfaitement transparente : c’est l’affirmation, martelée
sans cesse, que les marges de flexibilité que cette loi donnera aux entreprises bénéficiera, in fine, aux salariés. Rien n’est moins sûr. p
péenne en matière d’innovation. Au
12e rang en 2015, elle appartient désormais au groupe des « suiveurs »,
quand les premiers réussissent, eux,
à développer les « innovations radicales », celles qui construisent le monde
de demain. Si de lentes évolutions
ont, certes, vu le jour ces vingt dernières années, les « institutions » françaises ne sont toujours pas en phase
avec « les nécessités d’une économie
moderne tributaire de sa capacité à
innover ». La France court derrière
« une innovation de rattrapage ».
UN HÉRITAGE MONARCHIQUE
A qui la faute ? A un héritage monarchique, sans doute, qui fait que la politique a toujours tenu, d’une main
très serrée, l’économique. Quand
l’économie de marché et la liberté
d’entreprendre ont été gravées dans
le marbre constitutionnel dans de
nombreux pays, elles ont été, et sont
toujours, reléguées et mises sous surveillance, avec dédain, dans notre tradition nationale.
Aux juristes français, ensuite. Les
auteurs balaient devant leur porte et
soulignent la responsabilité histori-
que de leur profession dans cet immobilisme : à l’inverse des juristes de
nombreux pays, nos spécialistes ont
continué, depuis le XIXe siècle, « à
construire leur droit de manière autonome et abstraite, multipliant les typologies et les qualifications juridiques déconnectées des réalités
économiques ». De la belle ouvrage,
assurément, mais davantage faite
pour les livres que pour la vie réelle.
Ailleurs, la science économique a été
appelée à la rescousse, dans un esprit
d’ouverture et d’interdisciplinarité.
Pas en France.
Troisième accusé, le jeu trouble de
l’Etat, cette propension nationale à
vouloir toujours préserver la rente. Si
le droit du travail et la fiscalité sont
deux domaines importants pour accompagner les mutations économiques, les auteurs y ajoutent le droit
des faillites : « En faisant le choix politique de préserver l’emploi à court
terme et de le maintenir à tout prix
plutôt que de se soucier de la pérennité
globale d’une activité économique, le
droit français des faillites maintient
sous perfusion grand nombre d’entreprises non viables, ou surendettées. »
Meilleur ami des rentes, « l’Etat décourage et fragilise les nouveaux entrants, qui disposent, pourtant, d’un
fort potentiel d’innovation ». Les fondateurs français de la start-up de
transport entre particuliers Heetch
en savent quelque chose !
Que faire ? Ouvrir la discipline, réformer « les institutions françaises »,
simplifier les règles, inventer une
« flexibilité du droit », repenser le rôle
de l’Etat, s’appuyer sur l’Europe, aussi,
pour mieux défendre nos brevets… La
tâche est vertigineuse et ne rend
guère très optimistes nos trois
auteurs : « Il est sans doute déjà trop
tard pour que la France bénéficie pleinement de la présente vague d’innovations numériques. » C’est la prochaine
vague qu’il faut maintenant viser. A
condition que notre droit… innove ! p
¶
Un droit pour l’innovation
et la croissance, Sophie Vermeille,
Mathieu Kohmann, Mathieu Luinaud,
Fondation pour l’innovation politique,
52 pages. A commander ou à lire
sur Fondapol.org
L’entreprise schizophrène,
entre rationalisation et coopération
Le management des grands groupes
peine à trouver l’équilibre entre les injonctions
paradoxales d’un contrôle accru
et les vertus de l’autonomie
par jean-pierre bouchez
T
el Janus et ses deux faces, et
singulièrement depuis une
quinzaine d’années, les
grands groupes français sont
soumis à une tension paradoxale entre, d’une part, le management de
type « collaboratif » – notamment
avec le déploiement des réseaux sociaux – et, d’autre part, le management strictement « gestionnaire », qui
poursuit la rationalisation du travail.
Depuis peu, le retour du courant de
« l’entreprise libérée », illustrée par
des auteurs devenus des vedettes, à
l’image d’Isaac Getz, auteur, avec
Brian Carney, du best-seller du management, Liberté & Cie (Fayard, 2012),
vient alimenter le débat.
Le courant de la rationalisation s’est
déployé il y a déjà maintenant un siècle en France, sous l’influence de Taylor et de son réseau composé de savants comme Henry Le Chatelier
(1850-1936), d’industriels comme Renault et Michelin, et de son disciple,
le très actif ingénieur conseil Clarence Bertrand Thompson (18821969). Il s’est, depuis, profondément
affiné et raffiné.
Les fameux « bureaux des méthodes », notamment, sont toujours largement présents, comme en témoigne l’enquête menée par Marie-Anne
Dujarier (Le Management désincarné,
La Découverte, 2015). La sociologue
met en exergue le rôle joué par ceux
qu’elle nomme « les planneurs », ces
nouveaux « ingénieurs des méthodes » qui regroupent nombre de
fonctions support. Ces géomètres
sont mandatés par les dirigeants
pour rationaliser à distance, et de
manière souvent impersonnelle, les
activités productives des salariés, au
nom de la logique du « comment ». Il
apparaît clairement que ce courant,
du moins dans sa forme la plus poussée, a atteint ses limites.
Le courant collaboratif s’est développé en parallèle, ces dernières années, singulièrement au travers du
déploiement des réseaux sociaux et
des communautés professionnelles
au sein des grandes organisations,
associé aux effets amplificateurs des
technologies. Une forme de gouver-
nance hybride et subtile apparaît
ainsi à l’interface du formel et de l’informel, de la logique hiérarchique et
la logique communautaire. Elle correspond à un besoin renouvelé d’expression et de partage de savoirs, en
marge des démarches prescriptives.
Les dirigeants éclairés ont saisi les
bénéfices de cette nouvelle « valeur
collaborative » en hausse. Elle enrichit
les liens sociaux, développe les échanges et la circulation de bonnes pratiques professionnelles et de « belles
histoires », dont certaines sont de véritables pépites réutilisables, transposables et enrichissables dans d’autres
contextes. Il va de soi que ces démarches collaboratives, qui conduisent à
des résultats tangibles, ne peuvent
pleinement se déployer que dans le
cadre d’une culture où l’autonomie et
l’initiative sont encouragées. Ce qui
nous conduit sur le chemin de « l’entreprise libérée » (voir Le Monde du
17 février, « Jusqu’où peut-on “libérer”
l’entreprise ? »).
CONFIANCE
Ce mouvement, qui s’est récemment
invité dans le débat, a été notamment
popularisé et médiatisé par l’ouvrage
de Getz et Carney. Dans la mouvance
d’autres ouvrages récents, il recycle
une idée développée il y a près d’un
siècle par des auteurs pionniers
comme l’Américaine Mary Parker Follett (1868-1933) et le syndicaliste français Hyacinthe Dubreuil (1883-1971).
Dans leurs ouvrages respectifs, The
New State (Kessinger Publishing) et
La République industrielle (Bibliothèque d’éducation, 1928), ils prônaient
déjà largement les principes d’autonomie au travail.
« L’entreprise libérée » repose sur
des convictions fortes : adhérer à un
projet commun, octroyer de l’autonomie et de la responsabilité aux salariés, rendre les injonctions et les
contrôles superfétatoires dans un environnement fondé sur la confiance.
Pour étayer leur propos, les auteurs
s’appuient presque toujours sur les
mêmes entreprises référentes (Gore,
FAVI, SOL, Harley-Davidson…), aux résultats économiques, semble-t-il supérieurs à ceux de leurs concurrents.
On objectera que ces success stories
reposent sur une armature concep-
tuelle aussi peu robuste que l’a été
l’un des plus grands best-sellers du
management au XXe siècle, In Search
of Excellence (HarperBusiness, 2006),
de Thomas Peters et Robert Waterman, dont il faut rappeler que la majorité des soixante-deux entreprises
présentées en référence ont rencontré, ensuite, de sérieux problèmes…
Sur le terrain, des observateurs attentifs soulignent que la présence de
« leaders libérateurs » et l’injonction à
« l’automotivation » créent des pressions sociales qui peuvent être déstabilisantes – voire oppressives – pour
les acteurs concernés.
Il n’empêche que ce mouvement
ne peut laisser indifférents les praticiens éclairés du management, car il
pose, de nouveau, de réelles questions et propose des réponses, à ce
jour insuffisamment étayées et argumentées, mais qu’il importe d’enrichir par des investigations robustes
et des expérimentations probantes
au-delà des quelques entreprises régulièrement citées.
Les grandes entreprises sont traversées par deux lignes de force – rationalisation contre collaboration, voire
libération –, dont il faut s’efforcer de
trouver, au cas par cas, un positionnement judicieux, courageux et offensif, souvent fragile et précaire. Une
chose – au moins – apparaît clairement : la logique de la participation et
de la compréhension fondée sur le
« pourquoi » l’emporte clairement sur
celle du seul « comment ». La ligne de
crête est ensuite assurément subtile à
baliser ; elle repose souvent sur des
idées simples, mais fortes, que nous
observons sur le terrain.
Par exemple : pratiquer la présomption de confiance, favoriser et reconnaître la « valeur collaborative » de
l’échange et du partage, notamment
sur le principe de communautés professionnelles, déployer des contrôles
raisonnables et tempérés, mais… rester lucide face aux effets de mode et
au « buzz » propagés par les gourous
du management. p
¶
Jean-Pierre Bouchez
est fondateur et dirigeant
de la société Planet Savoir
et chercheur associé
au laboratoire de recherche
en management à l’université
de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.
Il est l’auteur de « L’Economie du savoir »
(De Boeck, 2013)
8 | MÉDIAS&PIXELS
0123
VENDREDI 11 MARS 2016
L’intelligence artificielle séduit les start-up françaises
Assistants virtuels, reconnaissance faciale, analyses prédictives… Les champs d’application sont nombreux
S
econd K.-O. pour le SudCoréen Lee Sedol. Le
meilleur joueur de go du
monde a dû s’incliner,
jeudi 10 mars, pour la deuxième
fois en deux jours, face à Alphago, le programme d’intelligence artificielle développé par
DeepMind, une filiale de Google.
Deux défaites, non sans avoir
donné du fil à retordre à son adversaire : la première partie, suivie par plusieurs dizaines de milliers d’internautes sur YouTube,
avait duré trois heures et demie.
Et tout de même cinq heures
pour la seconde. Trois autres
matchs les opposeront encore
d’ici mardi.
L’enjeu est aussi symbolique
qu’historique : le go, un jeu de stratégie d’origine chinoise extrêmement complexe, est l’un des derniers jeux classiques dans lequel
la machine ne parvient pas à battre les humains. « Quel moment
formidable ! » s’est enthousiasmé
Mustafa Suleyman, cofondateur
de DeepMind, sur Twitter.
Est-ce le signe d’une révolution
technologique ? « C’est une
énorme victoire, nous pensions
qu’il faudrait peut-être attendre
encore dix ans avant que la machine n’atteigne ce niveau. La technologie a progressé bien plus vite
que prévu », précise Jean-Gabriel
Ganascia, spécialiste de l’intelligence artificielle à l’université
Pierre-et-Marie-Curie à Paris.
Reconnaissance d’image ou vocale, analyse prédictive, robotisation… Les champs d’application
de cette discipline scientifique
sont en pleine effervescence.
Ils aiguisent de plus en plus
l’appétit des industriels, qui
disposent d’une masse de données sous-exploitées (dans la
santé, les transports…) et peuvent s’appuyer sur des investisseurs attirés par les promesses de
ce marché naissant.
« Nous assistons depuis quelques années à une prise de conscience mondiale du potentiel de
l’intelligence artificielle », confirme Jean-Michel Cambot, directeur de l’innovation et fondateur
de TellMePlus, une start-up
montpelliéraine spécialisée dans
l’analyse prédictive pour l’industrie, les banques, les télécoms et
les assurances. La jeune pousse
est ainsi capable, grâce à ses logiciels, de prédire à partir des bases
de données d’une banque quels
sont les clients envisageant de la
quitter dans les deux mois – avec
une précision de 95 % – et d’émettre à l’attention de ses conseillers
des recommandations personnalisées afin de les retenir. Une solution qui a séduit les investisseurs
français : l’Héraultais a bouclé un
tour de table de 4,2 millions
d’euros en février.
Concurrence étrangère
Cet intérêt croissant des start-up
françaises pour l’intelligence artificielle se traduit par une série
de levées de fonds ces derniers
mois. « C’est un domaine que nous
suivons avec un grand intérêt.
L’enjeu pour les sociétés est de parvenir à intégrer les usages de l’intelligence artificielle dans nos produits quotidiens », explique Vincent Deltrieu, associé chez Innovacom. Julie Desk, une entreprise
lancée en 2015 par trois polytechniciens, a ainsi annoncé, jeudi
10 mars, une levée de fonds de
600 000 euros afin d’accélérer le
déploiement de son assistante
virtuelle. Celle-ci organise automatiquement les rendez-vous
L’HISTOIRE DU JOUR
Une « librairie du XXIe siècle »
au cœur du Quartier latin
L’
enseigne claque comme un fanion, au 60, de la rue
Monsieur-le-Prince, dans le 6e arrondissement de Paris.
En lettres blanches sur fond rouge, il est écrit « PUF ».
Les Presses universitaires de France font leur grand retour au
Quartier latin, après dix-sept ans d’absence. Ce nouveau lieu
sera ouvert au public, à partir du samedi 12 mars.
On est très loin de la mythique librairie, fondée en 1921 et connue de tous les étudiants et professeurs. Située à l’angle de la
place de la Sorbonne et du boulevard Saint-Michel, celle-ci avait
définitivement baissé le rideau en 2005, remplacée par une enseigne de vêtements bon marché. Le cordon économique avec
les PUF avait été tranché, lui, dès 1999.
Mais aujourd’hui, c’est en promouvant un concept radicalement nouveau que les PUF reviennent. Elles inventent la « librairie sans stock ». Dans cet espace, tous les ouvrages vendus seront
imprimés sur place par l’Espresso Book Machine, situé dans l’arrière-boutique, qui sera accessible au public. Pendant les cinq minutes d’impression, les clients pourront déguster un café.
Tous les titres des PUF, soit 5 000 au
catalogue, seront ainsi disponibles,
dans la limite de deux contraintes
LES PUF INVENTENT
techniques : ne pas excéder 850 paLA « LIBRAIRIE
ges et ne pas comprendre d’illustrations en couleurs. La couverture, elle,
SANS STOCK » :
sera bien en quadrichromie. Pour les
TOUS LES OUVRAGES PUF, cette librairie doit servir à la fois
de vitrine, de lieu de rencontre avec
SERONT IMPRIMÉS
les auteurs – pour des séances de dédicace – et de lieu de recherche.
SUR PLACE
Les clients pourront consulter le catalogue des titres disponibles sur des
tablettes et passer commande dans la foulée. Les nouveautés
comme les titres du fonds seront vendus à leurs prix habituels.
Deux libraires seront présents sur place pour renseigner les lecteurs.
Selon le directeur général des Presses universitaires de France,
Frédéric Mériot, « il s’agit de créer un lieu hybride où le numérique est au service du papier et d’assurer une plus large diffusion
du savoir ». Car au-delà, de celui des PUF, c’est un catalogue de
plus de 3 millions de titres, extrait du domaine public mondial
– la Bibliothèque d’Alexandrie, celle du Congrès américain, les
fonds numérisés par Google, etc. –, qui sera accessible.
Pour le moment, ce lieu est unique en Europe, mais à New
York, deux librairies ont déjà adopté des Espresso Book Machine. A terme, si cette technologie se développe à l’international, cela peut devenir un moyen de commercialiser les ouvrages à l’export. p
alain beuve-méry
par email de ses utilisateurs, des
commerciaux, des dirigeants
d’entreprise, des recruteurs ou
encore des avocats : « Cela leur fait
gagner une demi-journée par semaine en moyenne et leur permet
de se recentrer sur leur cœur de
métier », note Julien Hobeika, son
cofondateur.
Le grenoblois Smart Me Up
mise, lui, sur la reconnaissance faciale en temps réel. Son logiciel est
capable de détecter les émotions
du visage, l’âge ou le genre d’une
personne en analysant la position
de son regard ou les mouvements
de son visage. Il équipe
aujourd’hui les cabines Photomaton et a permis à l’entreprise de
décrocher un chèque de 2 millions
d’euros en janvier. Tout comme
Jam, une société qui développe un
assistant virtuel par SMS à destination des étudiants, et Regaind,
qui propose un service de tri des
photos, qui ont respectivement
levé 1 million et 400 000 euros au
début de l’année.
« Cela reste toutefois une minorité insuffisante pour parler d’un
écosystème français, comme c’est
le cas par exemple pour le big data,
qui est soutenu par une politique
publique, des universités et des
grands groupes comme EDF, relativise Gilles Babinet, « digital
champion » [promoteur de l’économie numérique] de la France
auprès de la commission européenne. Il faudrait une cristallisation de ce type pour véritablement
créer un environnement fertile
pour l’intelligence artificielle. »
Les Français font également
face à une concurrence étrangère
redoutable. A commencer par
celle des groupes américains
comme IBM avec son programme
Watson, Google ou Facebook, qui
investissent massivement dans
ce domaine depuis plusieurs années et disposent de gigantesques bases de données grâce à
leurs utilisateurs. Le géant des réseaux sociaux a même créé
en 2013 un laboratoire entière-
ment consacré à la recherche
dans ce domaine, piloté par le
Français Yann LeCun.
« Ces grands groupes ont évidemment pris de l’avance mais ils
ne pourront pas s’attaquer à tous
les sujets. Il y a donc de la place
pour ceux qui sauront trouver des
applications très spécifiques »,
commente Arnaud Laurenty, le
fondateur de Regaind. Un constat
partagé par Renaud Guillerm, à la
tête du fonds d’investissement
Side Capital : « La France est reconnue mondialement pour la qualité
de ses ingénieurs et de ses mathématiciens. Nous avons une chance
à saisir dans ce domaine même s’il
est vrai que nous disposons de capacités de financements plus faibles qu’aux Etats-Unis. » Pour se
faire une place sur ce marché,
Google n’avait pas hésité à mettre
une somme estimée entre 400 et
500 millions de dollars (entre 365
et 456 millions d’euros) pour s’offrir DeepMind en 2014. p
zeliha chaffin
LES DATES
FÉVRIER 1996
Deep Blue, un superordinateur
développé par IBM, est battu
lors d’une partie d’échecs contre
le champion du monde, Garry
Kasparov. Il gagne le match
retour, en mai 1997.
FÉVRIER 2011
Watson, d’IBM également, défait
ses adversaires et gagne un million de dollars au célèbre jeu
télévisé américain « Jeopardy ! »,
où il comprend l’énoncé des
questions et y répond.
OCTOBRE 2015
Fan Hui, considéré comme le
meilleur joueur européen de go,
s’incline face à Alphago, l’intelligence artificielle de DeepMind
2
C’EST
D’ACTUALITÉ
v ENTRETIEN
avec André Velter
à l’occasion du
Printemps des poètes
Duras, comme tout le monde
Un beau recueil réunit les entretiens donnés par l’auteure de «L’Amant». Christine Angot l’a lu
MOTS DE PASSE
Le tour de Bret
Easton Ellis en sept
livres et cinq thèmes
4
LITTÉRATURE
FRANÇAISE
Alexandra Fritz,
Christophe Mouton
christine angot
écrivaine
5
L
es entretiens se succèdent, les
uns après les autres, par ordre
chronologique, Duras, avec
Untel, qui lui pose des questions, en 62, on tourne la page,
elle est avec un autre, qui pose
des questions en 63, on tourne la page, ça
continue comme ça jusqu’à 91. Avant, il y
a un point rapide, sur la transcription,
après, une postface, discrète. On peut aller directement à elle qui parle. On peut
se fixer sur les propos : « Rien n’est à proprement parler extraordinaire dans l’univers proustien ; ni Swann, ni Albertine, ni
même le stupéfiant Palamède de Charlus ;
l’émerveillement est ailleurs. Il réside dans
la résultante symphonique du tout, grâce
au mouvement qui les anime. En somme,
on peut dire que l’enseignement de Proust,
c’est l’enseignement de la transparence des
formes, entre lesquelles on peut toujours
aller et venir, et leur indéchiffrable complexité. » Plus loin : « Il m’a appris la gravitation de l’esprit autour d’un axe unique
qui est la conscience de l’auteur, et qu’à
cette seule condition le monde créé tourne.
Que sans ça, il ne tourne pas. L’erreur personnelle, au fond, c’est cela qu’il m’a appris. L’erreur majestueuse, magistrale,
mais d’un seul. »
Les époques se succèdent, les entretiens
sont parlés, à la télé, à la radio, ou imprimés dans des journaux, la littérature, le cinéma, sa mère, son frère, Le Vice-Consul,
ça s’enchaîne, avec peu d’interventions
extérieures, peu de commentaires, quelques lignes au début des chapitres, qu’on
peut sauter pour lire les réponses plus
vite. Il n’y a pratiquement pas de mise en
scène, même le relief de sa voix à l’oral, le
rythme incantatoire, s’estompe. On voit
ce qu’elle dit, ce qu’elle avait à dire, ce
qu’elle pense, ce qu’elle pensait. On n’entend plus ce son radiophonique qui s’est
imprimé dans notre oreille, il reste les
propos, leur simplicité.
Elle parle de Michael Richardson, d’Anne-Marie Stretter et de Lol V. Stein qui les
voit partir ensemble. Comme si on les
connaissait, qu’elle nous les avait présentés. Depuis qu’on connaît Lol, on sait
qu’une femme ne croit à l’amour d’un
homme que si elle le voit ou l’imagine
avec une autre femme, ce sentiment
nous est maintenant familier, ce personnage c’est nous, quand Lol revient dans la
ville, dix ans après, on la comprend.
Duras : « Elle est complètement dégagée
d’une sorte d’économie sentimentale qui
veut que l’on se préfère, qu’on soit l’objet
que l’on préfère. (…) Elle ne se préfère pas. »
En 69, à propos de Détruire dit-elle,
Chancel estime que c’est dangereux de
dire « il faut tout détruire », car elle va se
détruire elle-même.
Elle commence par rire. Puis : « Mais oui,
je me suis détruite pour écrire cela, vous savez. C’est une fois détruite que j’ai pu le faire,
ce livre et ce film. C’est-à-dire j’ai essayé, j’ai
essayé de détruire en moi tout ce qui procédait de mes habitudes d’écrivain. »
Chancel : « Avec cette mentalité, Marguerite Duras, il n’y a que deux solutions : ou
3
LITTÉRATURE
ÉTRANGÈRE
Adam Thirlwell,
Bernhard Schlink
6
HISTOIRE
D’UN LIVRE
Tokyo Vice
de Jake Adelstein
7
ESSAIS
Darrin McMahon
interroge le concept
de génie
8
CHRONIQUES
v LE FEUILLETON
Eric Chevillard admire
la meute d’André
Alexis
En 1984. RUE DES ARCHIVES/UNITED ARCHIVES
vous êtes affreusement malheureuse, ou
vous êtes merveilleusement heureuse. »
Duras : « Non, il y en a une troisième. »
Chancel : « C’est laquelle ? »
Duras : « Je ne suis ni l’un ni l’autre. »
On peut ne lire que les questions :
« Vous avez voulu faire un livre raté ? » ;
« Souhaiteriez-vous que ce livre apparaisse comme une psychanalyse ? » ;
Il n’y a pratiquement
pas de mise en scène,
même le relief de sa voix
à l’oral, le rythme
incantatoire, s’estompe.
On voit ce qu’elle dit,
ce qu’elle avait à dire
« Vous laissez beaucoup de liberté à un comédien ou vous l’emprisonnez dans vos
idées ? » ; « Est-ce que vous n’avez pas conscience de détruire le spectateur ? » ; « Vous
pensez qu’on ne vous aime pas ? Ou que,
plutôt, il faut vous bombarder à tout prix ?
Cahier du « Monde » No 22131 daté Vendredi 11 mars 2016 - Ne peut être vendu séparément
Vous fusiller, même ? » ; « Est-ce que vous
êtes consciente qu’on vous adore ou qu’on
vous hait ? » ; « Est-ce qu’il vous arrive de
vous dire : “Je suis la seule valable” ? » ;
« Est-ce que vous êtes aigrie ? » ; « Vous avez
souffert. Vous en voulez à la terre entière
pour ce qui s’est passé dans votre jeunesse,
et pour ce que vous avez vécu en Indochine. » ; « Est-ce qu’on peut poser la question de la part de réalité et de la part de fiction ? » ; « Le Nouveau Roman, pour vous,
ça représente quelque chose ? »
Duras : « Moi, je ne me classe pas,
qu’est-ce que vous voulez. J’essaie un petit
peu de vivre au jour le jour, comme tout
le monde. »
« Comme tout le monde » revient sans
cesse. On écrit quand on a conscience
qu’il n’y a pas de différence entre les êtres
dans leur « ombre interne ». La différence
entre un véritable écrivain et un écrivain
pas véritable s’explique par ce savoir-là. En
littérature, le mensonge ou la vérité dépendent de cette conscience-là.
Son statut évolue au fil des pages, la reconnaissance s’élargit, mais sa voix ne
change pas vraiment. Le sillon s’est
creusé, le temps a passé.
Duras : « Moi je n’ai pas eu de vie, de vie
personnelle, pratiquement pas. Ce n’est
pas que je suis arrivée à ça, c’est que je
suis partie de ça. »
En 82, Susan Cohen demande si l’amour
qu’il y a dans ses livres est lié à celui qu’elle
ressent pour ses personnages, Anne-Marie Stretter par exemple.
Duras : « Mais ce n’est pas elle qui me
fait écrire, c’est l’écrit qui me fait écrire.
Voilà. La passion de disposer d’un moyen
de rendre compte de ma passion, (…) de
s’introduire dans les affaires du monde,
plutôt, dont je sais que c’est mon pouvoir, si
j’ai un pouvoir. »
Puis, Susan Cohen veut savoir quel rapport il y a entre écrire, aimer, la vie personnelle et l’amour pour le monde.
Duras : « C’est-à-dire qu’écrire c’est un
acte d’ordre amoureux. Ecrire, c’est aller
dans ce périmètre où on n’est plus personne. C’est extrêmement difficile. Si tu
écris, tu verras. » p
le dernier des métiers,
de Marguerite Duras,
édition établie et postfacée
par Sophie Bogaert, Seuil, 448 p., 18 €.
9
BIOGRAPHIES
Simon Leys, Jean
de Tinan, Erik Satie et
Jean-Jacques Pauvert
10
RENCONTRE
Matthew Crawford,
philosophe-biker
2 | C’est d’actualité
Liaison dangereuse
La polémique a fait grand bruit en Israël. Le 31 décembre
2015, le roman Geder Haya (« une haie », en hébreu),
de Dorit Rabinyan, était banni des programmes de lycée
au motif qu’il traite d’une histoire d’amour entre
un artiste palestinien et une traductrice israélienne,
et risquait d’être perçu, selon le ministère, comme un
encouragement aux relations entre juifs et non-juifs. Cet
acte de censure a transformé l’ouvrage en best-seller et
indigné certains intellectuels : le grand écrivain Amos Oz
a ainsi ironisé sur le fait que, en la matière, « la Bible
est mille fois plus dangereuse ».Il sera traduit en France
en janvier 2017, aux éditions Les Escales.
0123
Vendredi 11 mars 2016
Depuis des dizaines
d’années, je suis arrivé à lutter victorieusement contre la
poussée des prix littéraires
qui me menaçaient.”
henri michaux, poète
C’est l’aveu de l’auteur de La nuit remue à Jean Cassou,
le 19 avril 1960. Il détestait ce qu’il appelait la « vedettomanie ». Il fuyait la presse, les photographes, les invitations, toutes formes de consécration ou de reconnaissance (Donc c’est non, Gallimard, 194 p., 19, 50 €).
Edouard Louis
en référé
Les PUF au
Quartier latin
Bière et défonce
Dans Histoire de la violence (Seuil,
240 p., 18 €), paru le 7 janvier, Edouard
Louis décrit le viol et les violences que
lui a infligés, dans la nuit de Noël 2012,
un homme, Reda. Celui que la police
a arrêté, mis en examen et incarcéré
sur le soupçon de ces faits, assigne
en référé l’écrivain et le Seuil, pour
atteinte à la présomption d’innocence
et à la vie privée. Audience le 18 mars.
Dix-sept ans après avoir fermé leur célèbre librairie, les Presses universitaires
de France (PUF) sont de retour dans le
Quartier latin, au 60, rue Monsieur-lePrince. Dès le 12 mars, le public pourra
y faire imprimer à la demande,
le temps d’un café ou d’une rencontre
avec un auteur, un livre parmi les
5 000 titres du fonds. Prix et format
habituels, personnalisation possible.
A compter du 1er avril, les éditions
Gallmeister entreprennent de rééditer
l’intégralité des polars de l’Américain
du Montana, James Crumley
(1939-2008). La traduction des
neuf romans a été confiée à Jacques
Mailhos. Premier titre à paraître :
Fausse piste. « James Crumley est
un libertaire sans discours, plus porté
sur la bière et la défonce que sur la
morale ambiante », écrit Caryl Férey
dans sa préface.
VERSION
ORIGINALE
Le cofondateur du Printemps des poètes évoque la place actuelle de la poésie en France
André Velter : « L’univers poétique
est en expansion constante »
frédéric lemaître
Berlin, correspondant
UN AUTEUR CÉLÈBRE, un manuscrit oublié et un brin d’autocritique sur l’Allemagne des années
1950 : le cocktail ne peut être que
réussi. De fait, en publiant début
mars Der Überläufer (« le transfuge »), l’éditeur Hoffmann und
Campe a réalisé un joli coup. Nul
ne savait que Siegfried Lenz, décédé en octobre 2014, était l’auteur
d’un récit resté dans ses tiroirs.
Ecrit en 1951, ce livre est son
deuxième roman. Suivront notamment La Leçon d’allemand
(1968 ; Robert Laffont, 1970),
Champ de tir (1985 ; De Fallois/
L’Age d’homme, 1989), Le Dernier
Bateau (1999 ; Robert Laffont,
2001), ainsi qu’une douzaine
d’autres romans et d’innombrables recueils de nouvelles. Des
ouvrages qui se vendront à 25 millions d’exemplaires et feront de
Lenz l’un des principaux auteurs
allemands de l’après-guerre.
Or c’est justement parce qu’il
traite de la seconde guerre mondiale que Der Überläufer était resté
inédit. A l’époque, l’éditeur de Lenz
n’avait pas jugé opportun de publier cette histoire d’un soldat allemand qui, quasiment au terme du
conflit, écœuré par ce qu’il vit, décide de rejoindre l’Armée rouge.
Un roman qui rappelle que Siegfried Lenz, né en 1926 et enrôlé
dans la marine allemande après
son bac, a lui-même déserté, se cachant dans les forêts danoises.
Jamais il n’avait évoqué ce
deuxième roman. Même sa
veuve, Ulla Reimer, qu’il a épousée
en 2010, n’était pas au courant.
C’est Günter Berg, son ancien éditeur, chargé de gérer la succession,
qui a fait cette découverte. Cet inédit n’est pas qu’une œuvre de jeunesse. « C’est un des meilleurs livres » de Siegfried Lenz, juge le
Spiegel. Un « triomphe posthume »
pour un auteur qui montre déjà
« toutes les facettes » de son talent,
affirme la Frankfurter Allgemeine
Zeitung. Un hommage à la liberté,
malvenu au temps de la guerre
froide, mais porté aux nues
aujourd’hui. p
ENTRETIEN
propos recueillis par
didier cahen
L
a 18e édition du Printemps des poètes (Printempsdespoetes.com) qui
se tient jusqu’au 20 mars, célèbre
cette année « Le grand vingtième,
d’Apollinaire à Bonnefoy », ainsi que le demi-siècle de la collection Poésie/Gallimard. Entretien avec son directeur depuis
1998, l’écrivain André Velter, par ailleurs
cofondateur du Printemps des poètes.
En 1966, créer une collection de poésie en poche, était-ce un pari ?
C’est, semble-t-il, André Pieyre de
Mandiargues qui en a soufflé l’idée à
Claude Gallimard. Au départ, il s’agissait
de passer en poche les grands poètes du
fonds Gallimard, presque exclusivement
des Français, à l’exception de García Lorca.
Au fil des ans, la collection s’est transformée, en accueillant les « grands classiques », puis en s’ouvrant aux poètes étrangers contemporains, avec des recueils inédits d’Adonis ou de Celan, par exemple. Le
seul poète qui ait refusé le passage en poche, c’est Henri Michaux, non parce qu’il
pensait déchoir, mais par peur d’avoir
trop de lecteurs ! C’était une véritable phobie, et il s’en amusait lui-même.
Poésie/Gallimard, c’est plus de 17 millions de livres diffusés et plus de 500 volumes publiés en cinquante ans. En tête des
ventes : Eluard, Ponge, Aragon, Char ou
Saint-John Perse et Alcools, d’Apollinaire,
avec son million et demi d’exemplaires
vendus. Rappelons qu’il s’en était vendu
241 l’année de sa parution ! Parmi les
contemporains, Bonnefoy ou Jaccottet ont
dépassé les 100 000 exemplaires. Cela dit,
le temps de la poésie n’est pas celui de la
marchandise commune.
Comment choisissez-vous les « élus » ?
Notre programmation s’attache à explorer l’ensemble du panorama poétique,
d’hier et d’aujourd’hui. A raison de 10 à
12 nouveaux volumes par an, nous publions à proportions égales de grands
auteurs français ou francophones du
XXe siècle, des classiques (Villon, Dante,
Shelley), des auteurs étrangers contemporains, tel l’Argentin Juan Gelman, et bientôt, la lauréate du prix Nobel de littérature
1996, la Polonaise Wislawa Szymborska,
ainsi que des poètes français vivants.
« En tête des ventes chez
“Poésie”/Gallimard :
Eluard, Ponge, Aragon,
Char ou Saint-John
Perse, et “Alcools”
d’Apollinaire »
Ainsi, parmi les 12 poètes que nous publions ce trimestre à l’occasion du cinquantenaire, figurent des auteurs aussi
différents que le Marocain Abdellatif
Laâbi, combattant et libre penseur, et
Jacques Darras, avec son verbe à marée
haute. La collection obéit à une règle absolue : se tenir hors des écoles et des clans.
D’ailleurs, j’aime ce qui ne me ressemble
pas : Ghérasim Luca ou Verheggen, par
exemple. N’oublions pas que le but est de
s’adresser à un vaste lectorat et d’offrir au
poète publié dix à vingt fois plus de lecteurs qu’en grand format. Il s’agit d’une
vraie « responsabilité ». Au point que j’ai le
sentiment d’être à la tête d’un « service public »… Un poète étranger publié en Poésie/
Gallimard acquiert souvent un surcroît de
notoriété dans son propre pays.
Si les coups de projecteur, telles l’inscription d’une œuvre au programme du bac
ou une belle citation dans un film, peuvent servir la collection, celle-ci bénéficie
d’un public fidèle. Mon rôle est d’essayer
de sentir ce qui bouge dans le champ magnétique de la poésie. En tant que lecteur,
j’aime la surprise, la surprise violente jusqu’à l’effraction. En tant qu’écrivain,
Un inédit signé
Siegfried Lenz
l’irruption est de même nature. Le réel finit par exister parce qu’il a été formulé.
Jean-Pierre Siméon, directeur artistique du Printemps des poètes, estime
que « le XXe siècle fut, pour notre pays
et la francophonie , un siècle de poésie
majeure ». Qu’en est-il du XXIe siècle ?
Quelle est la situation actuelle de la
poésie en France ?
Elle est tout à la fois complexe, désespérante et excitante. D’un côté, il n’y a jamais
eu autant de lecteurs ou d’auditeurs – avec
ou sans Internet –, et pourtant la place de
la poésie est de plus en plus réduite dans le
champ public et médiatique. Mais je suis
convaincu que l’univers poétique est en
expansion constante. Grâce aux mutations technologiques, de nouveaux objets
conjugueront, de façon inédite, texte,
image, musique, calligraphie, vidéo, etc. Si
j’avais trente ans de moins, je serais partie
prenante de cette nouvelle aventure. p
Mais qui donc était Shakespeare ? Réponse par Mark Twain
Le père de Tom Sawyer s’engouffre dans la polémique sur l’identité du grand Will. Avec humour et un sens aigu de la mise en scène
macha séry
L
e sourire de la Joconde et la paternité d’Hamlet, voilà, semble-t-il,
les deux « Da Vinci Code » de l’histoire des arts. Pourquoi ces lèvres
un peu pincées ? Comment William
Shakespeare (1564-1616), fils d’analphabètes de Stratford-upon-Avon, a-t-il pu produire pareille œuvre ? En cette année de
célébration du 400e anniversaire de la
mort du dramaturge, la controverse n’est
pas close. En témoignent les innombrables rumeurs relayées sur les réseaux sociaux et la récente parution de John Florio
alias Shakespeare (Le Bord de l’eau, traduit
de l’anglais (Canada) par Michel Vaïs,
380 p., 24 €), où Lamberto Tassinari attribue l’intégralité du répertoire à un poète
et lexicographe d’origine italienne.
Comme le rappelle François Laroque,
dans son Dictionnaire amoureux de
Shakespeare (Plon, 922 p., 27 €), de nombreuses voix se sont élevées depuis le
mitan du XIXe siècle pour mettre en
doute l’identité du génie. « Qu’il s’agisse
de Nietzsche, Tolstoï, George Bernard
Shaw, Paul Claudel, ou encore de Wittgenstein, ces auteurs (…) font état de réserves, de scepticisme, voire d’une franche aversion à l’égard du dramaturge élisabéthain. » Ajoutons Dickens, Emerson,
Walt Whitman, Henry James, Orson
Welles ou encore Freud. Plusieurs raisons à tant de réticences ou de conjectures farfelues : la biographie de Shakespeare est lacunaire ; aucune lettre,
aucun manuscrit n’est signé de sa main.
Quant à son testament, il ne mentionne
nulle bibliothèque.
Qui donc alors aurait écrit Othello ou
Roméo et Juliette ? Les prétendants sont
nombreux – une soixantaine –, parmi lesquels Edouard de Vere et Christopher
Marlowe. Toujours est-il que, depuis cent
cinquante ans, le favori demeure le grand
chancelier, Sir Francis Bacon (1561-1626),
auteur de nombreux essais et ouvrages
philosophico-scientifiques. Comme tant
d’autres, l’écrivain américain Mark Twain
s’est rallié à cette théorie. Dans Is Shakespeare Dead ? (1909), inédit jusque-là,
aujourd’hui traduit en français sous le titre Shakespeare or Not Shakespeare, il
avoue qu’il ne sait pas vraiment lequel des
deux est l’auteur, « mais, de façon posée et
non sans satisfaction, [il a] la quasi-certitude que ce n’est pas Shakespeare et soupçonne fortement que ce soit Bacon ». Son
profil convient mieux. Car pour écrire un
tel répertoire théâtral, il eût fallu, dit-il, un
homme « infiniment plus familier des lois,
des tribunaux, des procédures, du langage
et des mœurs des juristes », ainsi que de
« tout ce qui concerne les militaires, les marins, les us et coutumes des cours royales et
de la société aristocratique ». Sans oublier
une solide connaissance de la littérature
mondiale depuis l’Antiquité.
Fanatisme des admirateurs
Twain ne verse pas dans l’odieux mépris
de classe exprimé, un an plus tard, par le
baronnet Sir Durning-Lawrence dans Bacon est Shakespeare (1910), pour qui le
grand Will n’était qu’un « ivrogne ignorant
et totalement analphabète, homme au demeurant de basse extraction ». Il s’amuse à
démonter les roublardises d’une érudition
fondée sur de simples hypothèses et ridi-
culise le fanatisme des admirateurs. Il
brosse ainsi le portrait hilarant d’un pilote
de bateau à vapeur, dont la lecture de Shakespeare est entrecoupée d’ordres incessants : « Tout ce qu’ose un homme, je l’ose.
Approche pourquoi tu rentres les sondes ?
quelle drôle d’idée sous la figure de l’ours ralentis un peu, ralentis ! de l’ours velu de Russie, du rhinocéros armé ou du attention ! redresse, redresse ! tu n’vois donc pas qu’on va
aller foncer sur le récif si tu manœuvres
comme ça ? » Gageons que Shakespeare,
aussi génial dans la comédie que dans la
tragédie, eût apprécié la saynète. p
shakespeare or not shakespeare
(Is Shakespeare Dead ?),
de Mark Twain,
traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Thierry Gillybœuf, Le Castor astral,
« Les Inattendus », 142 p., 14 €.
Mots de passe | 3
0123
Vendredi 11 mars 2016
frédéric potet
S
ulfureux, décadent, nihiliste,
transgressif… Les adjectifs
n’ont pas manqué pour qualifier Bret Easton Ellis depuis le
début de sa carrière et la publication de Moins que zéro
en 1985 (Christian Bourgois, 1986), alors
qu’il avait 21 ans. Et si le natif de Los Angeles était tout simplement un « grand »
écrivain, une voix « majeure » de la littérature contemporaine, sans qu’on ait besoin de lui coller une autre étiquette ? La
parution de ses Œuvres complètes dans la
collection « Bouquins » (Robert Laffont)
l’atteste. La (re)lecture, rapprochée, des
sept ouvrages portant sa signature fait se
renvoyer une multitude d’échos témoignant de l’unicité d’une œuvre qu’il faut
appréhender « comme une totalité »,
ainsi que l’analyse l’essayiste et romancière française Cécile Guilbert, dans la
préface de cette somme hors norme par
son propos et par sa forme.
Empire. Selon Ellis lui-même, ses livres se
répartissent en deux « époques ». La première, qu’il appelle « Empire », rassemble
ses trois premiers romans : Moins que
zéro, Les Lois de l’attraction (1987 ; Christian Bourgois, 1988) et American Psycho
(1991 ; Salvy, 1992). Elle correspond aux
années Reagan et à une période où les
Etats-Unis imposaient leur hégémonie
sur le monde avec une foi sans faille. La
seconde époque, baptisée « Post-Empire », regroupe les trois derniers romans
de « BEE » : Glamorama (1998 ; Robert Laffont, 2000), Lunar Park (2005 ; Robert Laffont, 2005) et Suite(s) impériale(s) (2010 ;
Robert Laffont, 2010). Elle s’inscrit dans
un monde dominé par l’individualisme,
les technologies et le star-system. Le recueil de nouvelles Zombies (1994 ; Robert
Laffont, 1996) fait, lui, office de charnière
entre les deux époques.
Si Glamorama est aux yeux d’Ellis le livre le plus ambitieux qu’il ait écrit (huit
ans de travail lui ont été nécessaires),
l’écrivain doit surtout sa notoriété à ses
deux best-sellers, Moins que zéro et American Psycho. Publié alors qu’il était encore étudiant à Bennington College (Californie), le premier est la chronique d’une
jeunesse californienne riche et désabusée
passant son temps à s’oublier dans l’alcool, le sexe et la drogue. Dans le second,
Ellis raconte le quotidien d’un trader de
Wall Street, Patrick Bateman, ne jurant
que par les signes extérieurs de richesse,
haïssant les clochards, les femmes et les
homosexuels, avant de se révéler être un
serial killer – à moins que ses pulsions de
folle violence ne relèvent du délire.
Critique sociale. Refusé par l’éditeur
américain Simon & Schuster, boycotté
avant même sa sortie par les associations
féministes, conspué par une partie de la
critique pour son amoralité, American
Psycho a été accompagné d’un parfum de
scandale qui faillit presque faire passer au
second plan sa dimension de réquisitoire
social. Ellis y décrit en effet une société superficielle et décadente, obsédée par les
apparences, où les sentiments n’ont
aucune place. En transmuant son golden
boy, symbole de la réussite des années
1980, en psychopathe sanguinaire, l’écrivain tend à l’Amérique un miroir où se reflète l’inhumanité de cette époque.
Bret Easton Ellis avait utilisé le même effet grossissant dans Moins que zéro, à travers les tribulations déjantées du jeune
Clay et de ses comparses, symboles, dans
une idyllique Californie, de la vacuité et de
l’avidité des « eighties ».
Clones. La métaphore n’est toutefois pas
que « sociale » chez ce démiurge du malaise permanent ; elle est aussi très personnelle. Qu’il s’agisse de Clay dans
Moins que zéro, de Bateman dans American Psycho, ou encore de Victor Ward, le
mannequin de Glamorama (où Ellis
aborde les mêmes thèmes de la superficialité et de l’aliénation, sur fond de complot terroriste), ses personnages principaux agissent comme autant de doubles
fictionnels. L’auteur les utilise pour mettre en scène ses propres névroses et sa
paranoïa. « Chacun de mes livres est une
tentative autour d’une voix et d’un personnage, une exploration, à travers un
narrateur homme qui a toujours le même
âge que moi au moment où j’écris, de la
souffrance que j’éprouve à ce moment-là », explique-t-il dans une interview à The Paris Review, reproduite dans
le volume.
PAOLO VERZONE/
AGENCE VU
Bret Easton Ellis
au complet
Robert Laffont publie l’intégrale de l’écrivain. L’occasion de passer
en revue les singularités d’une œuvre qui marque notre époque
Si radicale soit-elle, l’ambivalence de
Patrick Bateman n’est ainsi pas le fruit du
hasard. Ellis a commencé à écrire American Psycho alors qu’il était en pleine
gloire. Le Tout-Manhattan s’arrachait ce
jeune dandy faisant la « une » des journaux people, membre éminent du « brat
pack » littéraire (groupe de « jeunes morveux » auquel appartenait également Jay
McInerney). « J’étais censé être un winner
des années 1980, une espèce de fantasme
incarné et, pourtant, mon angoisse et mes
doutes proliféraient de manière incontrôlable au sujet de tout et de n’importe
quoi », se souvient-il dans Vanity Fair.
« J’avais en apparence, comme Patrick Bateman, tout ce dont un jeune homme a
besoin pour être heureux, et pourtant je
ne l’étais pas », confie-t-il également à
The Paris Review.
Rigueur. Autant d’angoisse n’aurait jamais été le ferment d’une pâte romanesque si Ellis n’avait pas adopté un style approprié, beaucoup plus travaillé qu’il n’y
paraît. Son procédé le plus fameux est
l’énumération de marques de vêtements
et d’appareils électroniques – dans American Psycho et dans Suite(s) impériale(s),
qui reprend les mêmes protagonistes
vingt-cinq ans plus tard –, afin de dénoncer la folie consumériste dans laquelle est
emporté le monde qui s’évanouit sous ses
yeux. Il adopte la même neutralité glaçante pour décrire des scènes de meurtre
ou d’éviscération. Seuls comptent pour
lui les agissements de ses personnages,
dépourvus de tout affect.
L’absence d’intrigue, le réalisme des dialogues et l’usage du monologue intérieur
complètent cette esthétique singulière.
Une grande rigueur y préside aussi en matière de construction, loin du soupçon
d’écriture improvisée (ou sous psychotropes) ayant toujours accompagné l’écrivain
de 52 ans. « Les scènes doivent intervenir
dans un certain ordre. Il y a une subtile progression de la menace. Ce n’est, au début,
qu’une vague rumeur d’effroi, en arrièrefond, et au fur et à mesure la rumeur devient, si tout va bien, assourdissante », détaille-t-il à propos d’American Psycho,
qu’on relira également comme une
œuvre prémonitoire : l’idole absolue de
EXTRAITS
« Trent nous ouvre la porte en bermuda et nous apprend que lui et un
ami occupent la maison pendant
que son propriétaire est à Aspen.
Apparemment, Trent vient souvent
ici avec toute une bande d’amis,
dont la plupart sont de beaux mannequins blonds comme Trent, et il
nous dit aussitôt de nous servir
à boire et à manger, puis il retourne
dans le Jacuzzi, (…) étend bras et
jambes sous le ciel du crépuscule. La
maison est pleine de jeunes garçons
qui semblent occuper toutes les pièces et paraissent interchangeables :
corps graciles et bronzés, cheveux
blonds coupés court, yeux bleus
au regard vide, mêmes voix atones,
et je commence à me demander
si je ne suis pas comme eux. »
« Je suis tendu, j’ai mal au crâne.
Cheveux plaqués en arrière,
Wayfarer noires, cigare – non
allumé – serré entre mes dents,
costume noir Armani, chemise
blanche en coton Armani, cravate
de soie, Armani. En dépit de mon air
affûté, j’ai l’estomac barbouillé,
la tête à l’envers. En entrant au pressing chinois, je frôle un clochard en
larmes, un vieux, quarante ou cinquante ans, obèse et grisonnant et,
comme j’ouvre la porte, je m’aperçois, pour couronner le tout, qu’il est
aussi aveugle, et je lui écrase le pied,
une espèce de moignon plutôt, et
il fait tomber sa timbale, la petite
monnaie s’éparpille sur le trottoir.
L’ai-je fait exprès ? A votre avis ?
Où bien était-ce un accident ? »
« Quand nous ne sommes pas au lit
(…) nous sommes à Bristol Farms
en bas de la rue pour acheter
du champagne ou à l’Apple Store
dans le centre commercial Westfield
à Century City parce qu’elle a besoin
d’un nouvel ordinateur et qu’elle
veut aussi un iPhone (…), et je vais
laisser la BMW aux voituriers
du centre commercial et remarquer
les regards des types qui prennent
la voiture, et les regards de tant
d’autres hommes errant dans le centre commercial, et elle les remarque
aussi et accélère le pas, m’entraînant
derrière elle, parlant machinalement
sur son portable, sans interlocuteur,
sa ruse d’autodéfense, sa façon à elle
de combattre les regards en refusant
d’admettre leur existence. »
moins que zéro, page 106
american psycho, page 493
suite(s) impériale(s), page 1019
Patrick Bateman n’est autre en effet qu’un
milliardaire engagé en politique du nom
de Donald Trump. La popularité grandissante de l’actuel favori à l’investiture républicaine avait un arrière-goût d’effroi…
Ecrans. Pour avoir indiqué que sept romans étaient suffisants dans une carrière, Bret Easton Ellis a laissé se développer l’idée qu’il s’était éloigné à jamais de
la littérature au profit du cinéma ou
d’autres formes d’expression. L’homme a
écrit le scénario d’un long-métrage, The
Canyons, de Paul Schrader (2013), et mène
actuellement de front une douzaine de
projets pour le grand et le petit écran
– entre autres : un film de requins, un
biopic sur l’ancien groupe de pop-rock
britannique Duran Duran, une série sur
le criminel américain Charles Manson…
Ellis, qui affirme avoir arrêté la cocaïne, a, par ailleurs, défrayé la chronique à de multiples reprises en raison de
son activité sur Twitter qui le vit, par
exemple, se féliciter de la mort de J.D. Salinger en 2010 ou qualifier la Canadienne Alice Munro d’écrivaine « surévaluée » au moment de l’obtention de
son prix Nobel, en 2013.
Dans ses interviews, « BEE » évoque
toutefois régulièrement un projet littéraire « autobiographique » dans lequel il
reviendrait sur son adolescence. Avec ou
sans masque ? p
œuvres complètes,
de Bret Easton Ellis,
tome 1 : Moins que zéro, Les Lois de
l’attraction, American Psycho, Zombies ;
tome 2 : Glamorama, Lunar Park, Suite(s)
impériale(s), traduits de l’anglais
(Etats-Unis) par Brice Matthieussent,
Alain Defossé, Bernard Willerval,
Pierre Guglielmina, préface de Cécile
Guilbert, Robert Laffont, « Bouquins »,
1 088 p. et 1 120 p., 29 ,50 € chacun.
4 | Littérature | Critiques
0123
Vendredi 11 mars 2016
Avec une force indéniable, le premier roman désaccordé d’Alexandra Fritz laisse
la parole à des « branques » internés en hôpital psychiatrique
Une rage folle
Parcours gastronomique
La précision des gestes, leur chorégraphie, c’est notamment là-dessus
que travaille depuis toujours Maylis
de Kerangal. Il n’est donc guère étonnant que, pour participer à la collection « Raconter la vie », l’écrivaine ait
choisi de se plonger dans l’univers
de la restauration, que sa technicité,
la justesse qu’il exige dans l’usage des
mots comme dans le déplacement
des corps rendent fascinant. Dans Un
chemin de table, elle retrace la trajectoire de Mauro, qui, diplômé en économie, décide de changer de voie
pour se lancer dans la cuisine,
qu’il aime pratiquer depuis l’enfance
mais à laquelle il n’a jamais pensé
« comme à un métier possible ». Débute un apprentissage qui va le mener de restaurants chics en brasseries
parisiennes, avant l’ouverture de son
propre bistro. Une école de l’exactitude, donc, mais aussi de l’épuisement, jusqu’à l’oubli complet de soi.
Maylis de Kerangal dit tout aussi
bien cet éreintement du cuisinier
que la volupté poétique de son art.
« C’est beau à voir, rapide et fluide,
scandé et précis », écrit-elle à propos
du ballet d’une
brigade. On pourrait en dire tout
autant de son livre. p raphaëlle
bertrand leclair
B
igre. Voilà un fort mauvais titre,
se dit-on d’abord, pour un premier roman qui semble mal ficelé, l’auteure se dispensant de
narrateur pour enfiler des chapitres où
alternent les voix de personnages qui
n’ont en partage que la salle commune
de l’hôpital psychiatrique où ils errent,
gonflés à l’hélium des psychotropes. Bibliothécaire, née à Bordeaux en 1979,
Alexandra Fritz ne s’est pas davantage
embarrassée de modestie, l’envoyant
valser dès la citation placée en exergue :
Michel Foucault y revient d’entre les
morts attendre d’un livre qu’il « ne se
donne pas lui-même le statut de texte
auquel la pédagogie ou la critique
Ecrire est sur-vivre :
vivre un tout petit peu
au-dessus de la mort
qui passe sous les
phrases, chercher
une bouffée d’air
sauront bien le réduire », et soit « à la fois
bataille et arme, stratégie et choc, lutte et
trophée ou blessure ».
Mais pourquoi diable prétendre ajouter sa pierre à la bibliothèque si ce n’est
avec l’ambition démesurée de la bousculer pour la rappeler à l’ordre du vivant, et
citer les phrases d’Omar Khayyâm, de
Nietzsche ou de Pessoa comme les talismans qu’elles savent être, encore, lorsqu’on compte « sur l’art pour ne pas mourir de la vérité » ? Et comment prétendre
faire une histoire bien ficelée façon
point de croix quand il s’agit de laisser
parler des existences décousues sinon
déchiquetées, précisément ?
Les personnages de Branques ont tous
déraillé, Jeanne la première. Son journal
SANS OUBLIER
leyris
a Un chemin de
table, de Maylis
de Kerangal, Seuil,
« Raconter la vie »,
106 p., 7,90 €.
Cœurs effarés
RENARD/BSIP
occupe la majeure partie du livre, dont le
titre semble avoir été changé in extremis : sur le communiqué de presse qui
accompagnait le jeu d’épreuves destiné
aux journalistes, il s’intitule encore
Chambre 203. C’est en effet celle où l’infirmier a conduit Jeanne, internée pour
la deuxième fois après une nouvelle tentative de suicide à la mort-aux-rats : « J’ai
grincé Jamais 203, c’est un signe. Il m’a
souri, il m’a répondu qu’il n’avait jamais
vu les choses sous cet angle. (…) C’est un
classique. Les jeux de mots s’emboîtent, et
moi, je les dis tout haut car je suis encore
plus cartonnée qu’eux. »
EXTRAIT
« Comme on trace des croix sur les murs ou un cadran solaire
sur le roc, je me fabrique un agenda dès le premier jour,
constatant au moment de noter mes rendez-vous, psychiatre,
psychologue, prise de sang, examen, visite, seule, que
je n’aurai sinon aucune prise sur quoi que ce soit et larguée
au dernier degré ne pourrai jamais remonter la pente
de mon identité. L’exemplaire est en papier, feuilles A4
coupées, pliées, striées de cases tracées à la règle que
j’emprunte au bureau infirmier (…).
Malgré ces efforts, je me rendrai vite compte, lorsqu’une
autre patiente sera intéressée pour imiter ma démarche,
que quelque chose cloche depuis le début dans ma nomination des jours et que, si la date est bonne, ce n’est pas
un mardi et que tout est décalé. »
branques, page 32
Jeanne n’est certes pas la plus atteinte,
elle sortira avant So-Called Isis ou Tête
d’ail. La première, qui a donc décidé de ne
plus s’appeler « Mélanie comme tout le
monde », essaie de rattraper ses propres
phrases devant le médecin, « tentant de
paraître guérie sans parvenir à maîtriser
sa parole ni l’errance et le feu de son regard », l’autorisation de sortir pour retrouver sa fille attendra. Le second n’aime
rien tant qu’« ensuquer les gens », comme
dit sa mère, c’est-à-dire « faire le chien. Je
suis, du verbe suivre, je suis du verbe être »
– tant il est vrai que « les chiens ne se posent pas de questions sur l’existence ou sur
rien, ils fourrent leur truffe et leur trique là
où ils veulent et je les envie ».
Jeanne ne raconte rien, elle ne veut
surtout pas faire d’histoires (l’histoire
des uns et des autres se déploie toute
seule, de toute façon, le lecteur y pourvoit) ; la médiation de son carnet est une
façon de se relever en s’arrachant à
« cette déambulation grisâtre aux effluves de tabac ». Elle capte, enregistre, restitue ce sentiment d’errance glauque
aux côtés d’autres spectres qui se frappent le front, font des crises d’angoisse,
hurlent jour et nuit qu’ils ne peuvent
plus, ne peuvent pas, ne pourront jamais, ou de celle-là qui « ne maîtrise plus
la parole, son gargouillis annonce un
changement de vitesse imminent, on jurerait qu’elle s’apprête à passer la quatrième ». Jeanne n’écrit pas, elle note
pour marquer la page au sens physique
du mot, la ranimer de phrases cinglantes. Ecrire est sur-vivre, dans ses propres
mots au moins : vivre un tout petit peu
au-dessus de la mort qui passe sous les
phrases, chercher une bouffée d’air, s’extraire d’un élan de rage.
A sa manière décousue et désaccordée,
Branques répond avec une force indéniable à l’injonction première de la littérature : « Chante la colère », lit-on à la première ligne de l’Iliade. Mais c’est plutôt
de rage qu’il s’agit ici, quand la colère ne
peut jaillir qu’à s’adresser à quelqu’un,
serait-ce Dieu, alors que la rage nous saisit seul au monde, à se taper la tête contre les murs du langage, sans plus
aucune adresse, alors qu’on ne peut pas
vivre comme ça, qu’il est littéralement
vital de rendre la vie aux mots, et les
mots à la vie.
A tous les contempteurs de la littérature qui nous annoncent le triomphe de
l’e-décervelage, voilà un premier roman
en forme de cinglant démenti : non, évidemment que notre époque pas plus
qu’aucune autre n’en a fini avec la littérature, sa nécessité, qui ne disparaîtra
que le jour, peut-être, où la vie sera capable de se suffire à elle-même, ainsi que
disait Fernando Pessoa. p
branques,
d’Alexandra Fritz,
Grasset, « Le courage », 160 p., 17 €.
Pour chacun, « la nuit est un archipel ». Les personnages de ces
sept nouvelles ont tous « le goût
de l’ombre », qui les protège d’un
monde hostile. Solitaires, ils affectionnent les lieux clos – une chambre, un musée, ou même une île.
Mais cette apparente banalité bascule dans une dimension onirique
et mythique. Un narrateur apprend
qu’il est mort et traverse le Styx, un
autre s’éprend d’une jeune momie,
tel autre raconte une pêche à la sirène… Impeccable styliste, GeorgesOlivier Châteaureynaud est un maître de la nouvelle fantastique – un
fantastique intérieur, où chaque
énigme fait écho à une sourde douleur. Son écriture concrète et élégante rend admirablement sensible
le passage de l’autre côté du miroir.
« Comment témoigner de l’étrangeté
d’être au monde, un cœur effaré sous
les astres, si l’on n’y ressent plus rien
(…) ? » Mais le sort provoque parfois
des retournements ironiques et
touchants. Ce poète obscur qui
découvre un musée consacré à sa
propre vie, ce timide qu’un chien
effrayant protège et délivre… Quant
aux derniers, « Mangeurs et décharnés », ils donnent une imprévisible
touche finale à cet envoûtant
recueil. p monique petillon
a Le Goût de l’ombre, de Georges-
Olivier Châteaureynaud, Grasset,
192 p., 16 €.
Vingt-quatre heures de la vie d’un pubard
L’auteur de « Cocaïne » persiste dans son programme de destruction par le rire. Avec, cette fois, une pointe de mélancolie. Décapant
florent georgesco
Q
ui, dans une société,
concentre le mieux les
ridicules ou la monstruosité d’une époque ? Le narrateur du
quatrième roman de Christophe
Mouton répond à chaque page de
cette sorte de pamphlet à usage
intime : moi, et toute ma clique ;
nous, les occupants béats de ces
bas-fonds français qu’incarnerait,
à en croire l’auteur de Notre mariage (Julliard, 2013), le monde de
la communication. Mathieu,
« garçon prestigieux avec un boulot prestigieux, un salaire prestigieux et des meubles prestigieux »,
est directeur artistique dans une
agence de pub, position dont, on
l’aura compris, il sait jouir, mais
qu’il n’aspire qu’à voir détruite,
sans oser franchir le pas. Le prestige est un boulet qu’il traîne avec
une énergie variable, dont le récit
enregistre chaque mouvement,
de l’euphorie au cynisme en passant par l’effondrement. Ou du
moins son approche, la question
de Christophe Mouton étant de
saisir chez son personnage le moment où tout est devenu impossible, même de tomber par terre. Si
Excursion dans les bas-fonds était
un dessin animé, Mathieu serait
dans la situation classique du héros qui continue de courir au-dessus du vide et ne le sait pas, à ceci
près que, mieux informé, il a mis
tous ses espoirs dans sa capacité à
se raconter des histoires – de sol
stable, de vie réelle, de maintien
d’une vérité de soi dans la grande
lessiveuse dont il est le servant.
Eclats sombres
Le roman le suit pas à pas durant
moins de vingt-quatre heures. Il
s’ouvre sur un déjeuner avec ses
parents provinciaux, randonneurs, enseignants, inacceptables
donc (« […] s’ils m’aiment tant que
ça, pourquoi mon père porte une
polaire ? »). Quand il se clôt, le narrateur vient de passer la nuit avec
une fille de son agence dont entretemps il aura failli tomber amoureux (« […] je sens bien que cet effet
qu’elle génère sur moi pourrait être
plein de promesses romantiques »),
abandon vertigineux du cool de la
conquête au profit de sentiments
qu’aucun mode de pensée, aucun
langage, aucun modèle qui n’ait
été laminé par la caricature ne lui
permet d’appréhender.
Du couple fusionnel des parents,
marqué aux yeux de leur fils par la
peur de vivre, au couple avorté de
deux pubards s’apercevant que
certaines expériences leur sont en
fait interdites, Mouton referme le
cercle d’une fatalité qui n’est plus,
chez lui, le mur sur lequel viennent s’écraser les gens mais ce que
produit en eux la totalité de leurs
valeurs et de leurs idées : leur impuissance chérie, dont ils ne découvrent les effets que par surprise ; et puis ils oublient, et persistent dans leur non-être. En cela,
malgré quelques facilités, et un
ajustement parfois précaire de
son point de vue sur celui de son
narrateur (par instants, les ficelles
apparaissent), il continue de tenir
avec brio le programme de destruction de la comédie par la comédie qu’il semble s’être assigné
depuis ses débuts.
En somme, si Excursion dans les
bas-fonds est moins abouti que,
par exemple, ce chef-d’œuvre de
méchanceté sociale qu’était Cocaïne (Julliard, 2014), il demeure
une bonne occasion de découvrir
un auteur qui, par les éclats sombres de son cynisme, par sa manière irrésistible de faire avancer à
tâtons des personnages seuls, satisfaits, désespérés à leur insu, est
en train de renouveler en profondeur la veine satirique du roman
français. Il lui ajoute une dimension non pas tragique – on rit trop
pour employer de tels mots – mais
rageusement mélancolique : à
force de rire, on finit par se demander s’il sera un jour à nouveau
possible de faire autre chose. p
excursion dans les basfonds. direction artistique,
de Christophe Mouton,
Fayard, 152 p., 15 €.
Critiques | Littérature | 5
0123
Vendredi 11 mars 2016
Avec « Candide et lubrique », le jeune auteur britannique continue ses expériences
littéraires et clôt un cycle amorcé par ses romans « Politique » et « L’Evasion »
florence noiville
E
c’est pour nous faire patauger avec
le narrateur dans la bouillie. La
bouillie tour à tour intelligente,
drôle, pâteuse et angoissée qui emplit son crâne.
A force de gliscandide
ser d’une penet lubrique
sée à l’autre, le
(Lurid & Cute),
lecteur finit
d’Adam
par ne plus
Thirlwell,
comprendre
traduit
comment il
de l’anglais
en est arrivé
(Grandelà. C’est le but
Bretagne) par
Nicolas Richard, de Thirlwell,
bien sûr. DonL’Olivier,
ner le tournis
400 p., 23 €.
à son lecteur.
Puis le laisser là, sidéré. Exactement comme le héros lui-même.
Dans ce jeu constant avec le
temps, il y a aussi chez Adam
Thirlwell des clins d’œil aux
auteurs qu’il affectionne. De passage à Paris, il explique qu’il a
voulu faire « une petite version sale
et contemporaine de Proust. Une
mini-recherche du temps perdu… ».
A l’intérieur de ses digressions
géantes, des thèmes reviennent
comme des leitmotivs – la sexualité, l’innocence, l’utopie, le romantisme (ou l’anti-romantisme),
la difficulté pour le narrateur d’adhérer au réel tout en étant le romancier de sa propre vie, la
réflexion distanciée sur le récit à
l’intérieur même du récit, etc., etc.
Parmi ces sujets, le mensonge et
la morale sont remarquablement
explorés. Que va dire le narrateur à
sa femme ? « Un événement est-il
réel tant qu’il reste entièrement secret ? » Et s’il faisait comme si de
rien n’était ? « Si rien dans le comportement [d’une personne] ne
trahit qu’il s’est passé quelque
chose, alors s’est-il véritablement
passé quelque chose ? » Plus tard :
« En cet instant précis, cette situation n’était connue que de moi, et
donc elle n’était peut-être pas connue du tout. » Comme son titre l’indique, il y a un côté libéré – libertin
presque – dans Candide et lubrique.
Que Thirlwell-le-facétieux soit
aussi nourri de Diderot et de Crébillon fils ne devrait pas échapper
au lecteur averti.
Dans la conversation, l’auteur
s’exprime volontiers sur le mensonge. « Il fait partie de nos vies,
note l’écrivain. Chacun sait qu’à
chaque minute on ment. Mon narrateur essaie de montrer la noblesse
du mensonge, son côté épique… » A
cet égard, la fiction est aussi un miroir qu’Adam Thirlwell tend à sa génération. Une génération qu’il
qualifie de « morale, culpabilisante
et en même temps très candide ».
Il lui a consacré trois romans. Il
sent néanmoins que celui-ci marque la fin d’un cycle. « J’ai poussé
aussi loin que possible cette littérature expérimentale, dit-il. J’arrive aux limites de la narration.
Aux frontières de l’indicible. » Ce
qu’il veut faire après ? « Des récits
plus simples », ne perdant jamais
de vue « le sens du jeu ». Candides
et ludiques ? p
« Après l’orgie »
(1928),
de Cagnaccio
di San Pietro.
EXTRAIT
« Réellement, je ne pensais pas que les événements
majeurs fussent réels – comme les meurtres, la mort,
la destruction –, il ne m’était jamais venu à l’esprit
que de telles choses pouvaient réellement se produire
dans une vie, et maintenant que ça me tombait dessus,
j’en étais stupéfait, déconcerté aussi. Oui, je pense que
c’est à ce moment-là que j’ai commencé à avoir la vague petite idée – comme lorsqu’on voit un chat passer
dans un film porno amateur, et qu’il reste assis à
l’image, cette idée m’est apparue de la même manière,
en arrière-plan – que peut-être j’étais condamné. »
candide et lubrique, page 38
Le nouveau roman de Bernhard Schlink mêle une réflexion sur l’art et le désenchantement du monde
pierre deshusses
U
ne femme descend un escalier.
Le pied droit se pose sur la marche inférieure, le gauche touche
encore la précédente, mais esquisse déjà le pas suivant. La femme est
nue. » On aura peut-être reconnu le tableau de Gerhard Richter : Ema (Nu sur un
escalier) (1966). Mais Bernhard Schlink
prend soin de préciser en « note d’auteur »
que Richter et le peintre de son tableau
« n’ont rien en commun ». D’ailleurs, la
femme qui descend ici l’escalier ne s’appelle pas Ema, mais Irène. Soit. Suivons
l’auteur, entrons dans la fiction et laissons
la femme « nue, pâle, blonde » arriver au
bas de l’escalier et poser le pied sur le sol.
Celui de la réalité. Car c’est bien ce qui arrive : par les hasards de son travail, le narrateur, qui est avocat – comme dans Le Liseur (Gallimard, 1996) qui a valu à Schlink
et rebelle de la jeune femme. Mais une
fois en possession du tableau, Irène laisse
en plan son chevalier servant et disparaît
avec la toile, qui reste introuvable pendant quarante ans.
Souci de perfection
Le roman commence alors que, au hasard d’une transaction commerciale en
Australie, l’avocat désormais proche de la
retraite découvre le fameux tableau exposé à l’Art Gallery de Sydney. Tout le
passé resurgit, et l’homme doit bien
s’avouer que jamais il n’a pu oublier cette
Irène qui lui avait promis de l’emmener
dans sa fuite. Pourquoi cette résistance à
l’oubli de certains épisodes de notre vie ?
Question de vanité blessée ? Les petites
défaites tourmentent-elles davantage que
les grandes ? A-t-il finalement raté sa vie ?
Il engage un détective qui le met sur la
trace d’Irène : celle-ci habite dans une baie
isolée, accessible uniquement par la mer.
Il y trouve une vieille femme affaiblie par
la maladie, qui utilise ses dernières forces
à aider et soigner les aborigènes. Elle lui
avoue avoir donné le tableau au Musée de
a Dernières
nouvelles de
Buenos Aires,
de Roberto Arlt,
traduit de l’espagnol
(Argentine)
par Antonia García
Castro, postface
de Ricardo Piglia,
Asphalte,
186 p., 18 €.
ELECTA/LEEMAGE
Le temps en marche
une renommée internationale –, rencontre le modèle de ce tableau, une jeune
femme d’une vingtaine d’années. Mais il
est dangereux de confondre le temps suspendu de l’art et le temps en marche de la
réalité. Faute de l’avoir compris, d’avoir
fait le départ entre le personnage du tableau et son modèle, notre homme se
trouve impliqué dans une histoire qui va
le hanter toute sa vie.
Nous sommes à Francfort à la fin des années 1960. Le peintre Karl Schwind veut
faire des photos d’un de ses tableaux,
mais le riche propriétaire de la toile, Peter
Gundlach, s’y oppose. Le jeune avocat
qu’il a consulté – le narrateur, qui reste
sans nom – réussit à convaincre Gundlach
de laisser Schwind photographier son
œuvre, mais il découvre qu’Irène, la petite
amie du peintre, est en fait la femme de
Gundlach. Autre découverte, plus intime
encore : il s’aperçoit qu’il est instantanément tombé amoureux d’Irène. Au risque
de perdre son travail, il aide cette dernière
à subtiliser le tableau et à se venger ainsi
de son mari et du peintre, plus intéressés
par leur ego que par la personnalité libre
Buenos Aires à l’infini
« Nous vivons dans une des oasis
de cette Terre. Peut-être même
au Paradis », tenait à rappeler l’écrivain argentin Roberto Arlt (19001942) aux lecteurs du quotidien
El Mundo en 1937, au moment
où la guerre se profilait en Europe.
Pour l’auteur des Sept Fous
(Belfond, 2010), la capitale argentine, alors réputée ennuyeuse, fut
un terrain d’exploration infini. Entre 1928 et 1942, il lui consacra des
dizaines de chroniques journalistiques. Complément aux Eaux-fortes
de Buenos Aires (Asphalte, 2010),
ces Dernières nouvelles de Buenos
Aires offrent un portrait contrasté,
au jour le jour, de la ville qu’il
considérait comme « la plus cosmopolite du monde ». Nostalgique
quand il évoque les démolitions
de ses vieux bâtiments, caustique
lorsqu’il décrit sa « haute société »,
franchement ironique quand il dénonce le cynisme d’un homme politique, empathique enfin dans sa
peinture des plus modestes, Arlt
décrypte avec un trait toujours
très affûté ce qui fait la personnalité de la métropole argentine.
Sa richesse. p ariane singer
Les plaisirs ingénus d’Adam Thirlwell
lle s’appelle Romy, elle
est blonde, séduisante,
et c’est la meilleure
amie du narrateur. Sa
meilleure amie, mais
pas sa femme – c’est
bien là le problème. Un jour, ce
jeune homme bien sous tous rapports, du moins en apparence, se
réveille à côté d’elle. Et n’y comprend rien. Pourquoi Romy est-elle
avec lui dans un lit d’hôtel, inconsciente et pleine de sang ? Et que
fait-il là lui-même, après une nuit
que l’on devine pour le moins agitée ? Tel est le point de départ de
Candide et lubrique, le troisième
roman du jeune Britannique
Adam Thirlwell, l’auteur doué de
L’Evasion (L’Olivier, 2010) et de Politique (L’Olivier, 2004), son premier
récit, qui s’ouvrait lui aussi déjà
dans un lit, et sur une situation qui
tournait vite au fiasco général.
On pourrait d’ailleurs considérer
que ces trois romans de Thirlwell
forment, sinon une véritable trilogie, du moins un triptyque où le
lecteur peut désormais s’amuser à
retrouver, comme dans une chambre d’écho, tous les dadas de l’écrivain. Il y a d’abord l’expérimentation littéraire dans laquelle force
est de constater que Thirlwell excelle. Entre le moment où son narrateur se réveille près de Romy et
celui où, tentant vainement de la
faire tenir debout, il réussit finalement à installer son corps mou
dans une voiture, le temps s’étire
comme un très long chewinggum. Un fil ondulant où viennent
se coller toutes les pensées, images
et digressions imaginables.
Car il s’agit bien d’un « collage ».
Si la phrase de Thirlwell tire à hue
et à dia – mélangeant les idées les
plus hétéroclites, et nous parlant
successivement (presque dans la
même page !) du petit-déjeuner à
l’hôtel, de la nécessité de régler la
note, de l’épouse du narrateur, de
la superstition vaudoue, d’une présentation PowerPoint ratée, d’une
femme de ménage venue justement faire la chambre, du héros
enfant attendant avec ses brassards que son père revienne de la
synagogue pour l’emmener à la
piscine, des lacets de ses baskets ou
du catcheur Gorilla Monsoon… –,
SANS OUBLIER
Sydney pour « appâter » ses anciens prétendants, alors qu’elle sait qu’elle va mourir bientôt.
Ce roman très dense soulève beaucoup
de questions. Sur le poids du temps, sur le
passé qui ne veut pas passer, sur le rapport entre réel et irréel, sur la fin de l’Histoire et le désenchantement du monde.
Soumise à de nombreux changements de
perspectives, balançant continuellement
entre les époques, et soucieuse de ne laisser aucun fil de l’histoire à l’abandon, la
narration souffre parfois d’un souci de
perfection qui laisse néanmoins des zones d’ombre que l’on aurait voulues
éclaircies – comme le passé terroriste
d’Irène, réfugiée un temps en Allemagne
de l’Est. Mais par son intelligence et son
ambition, La Femme sur l’escalier a la puissance des romans qui savent emporter. p
la femme sur l’escalier
(Die Frau auf der Treppe),
de Bernhard Schlink,
traduit de l’allemand
par Bernard Lortholary, Gallimard,
« Du monde entier », 256 p., 19,50 €.
Un monde à reconstruire
Tout les oppose. Will, l’Anglais,
veut suivre les traces héroïques
de son père, ancien soldat de la
Couronne. Ray, le New-Yorkais
d’origine italienne, profondément
pacifiste, ne rêve que de cinéma.
Les deux jeunes gens vont être
réunis sur le même théâtre d’opérations : le débarquement allié,
d’abord en Afrique du Nord, puis
en Sicile. Adam Foulds peint un tableau saisissant de la guerre, à travers ces deux itinéraires qui ne se
croiseront jamais. Si Ray, affecté à
la sécurité militaire, entend imposer un nouvel ordre géopolitique
dans les régions libérées, quitte à
pactiser avec la mafia locale , Will
vit jusque dans sa chair l’horreur
des combats. Dans une langue
d’une poésie électrisante, Foulds
évoque la fascination mêlée d’horreur que suscitent la guerre et ses
destructions, mais aussi l’infinie
complexité d’un monde à reconstruire. p ar. s.
a Dans la gueule du loup (In the Wolf’s
Mouth), d’Adam Foulds, traduit de l’anglais
(Grande-Bretagne) par Antoine Cazé,
Piranha, 302 p., 18,50 €.
Retour à Varsovie
Gwen Edelman a dû vaincre ses
propres réticences pour oser écrire
une pure fiction dont l’essentiel se
situe au temps du ghetto de Varsovie. Ni la romancière américaine ni
sa famille n’ont de lien particulier
avec la Pologne. Mais l’intérêt
qu’elle porte depuis longtemps
à cette période l’a finalement
autorisée non pas à en témoigner
mais à en prolonger la mémoire.
Quarante ans après l’incendie du
ghetto, deux survivants reviennent
dans la ville où ils se sont connus.
Le Train pour Varsovie est le dialogue que mènent Lilka et Jascha,
aujourd’hui mariés, en route pour
la Pologne où Jascha, romancier
à succès, doit lire des extraits de
ses livres. Ils laissent remonter les
souvenirs et les secrets du ghetto.
L’écriture délicate d’Edelman fait
du dialogue entre ses personnages
l’occasion d’un véritable échange
amoureux. p florence bouchy
a Le Train pour Varsovie (The Train
to Warsaw), de Gwen Edelman, traduit
de l’anglais (Etats-Unis) par Sarah Tardy,
Belfond, 192 p., 17 €.
6 | Histoire d’un livre
0123
Vendredi 11 mars 2016
Plongée chez les yakuzas
SANS OUBLIER
Contraint de renoncer à poursuivre une enquête sur la mafia japonaise,
le journaliste américain Jake Adelstein a fini par publier « Tokyo Vice »
macha séry
D’
un article jamais
publié, le journaliste américain Jake
Adelstein a tiré un
passionnant livre-enquête, ce
Tokyo Vice qui débute en 2005
par son quasi-dénouement, telle
une scène de cinéma. Décor : le
bar d’un hôtel huppé de Tokyo.
Les boissons ont été commandées, les échanges sont feutrés,
lorsque, soudain, l’élégant émissaire de Tadamasa Goto, chef
d’un redoutable groupe de yakuzas affilié au Yamaguchi-gumi, la
plus grande organisation criminelle du Japon, dévoile son vrai
visage : « Vous supprimez cet article, ou c’est vous qu’on supprime.
Et peut-être votre famille aussi. » Il
lui conseille de prendre de longues, de très longues vacances.
La faute d’Adelstein ? Avoir percé
un secret embarrassant pour ce
parrain de la pègre figurant sur la
liste noire du service américain
des douanes et de l’immigration.
L’homme a, en effet, conclu un
marché avec le FBI afin que celui-ci
l’autorise à subir une greffe de foie
aux Etats-Unis (une opération financée par de l’argent blanchi
dans les casinos de Vegas), en
échange d’informations sur
d’autres mafieux. De quoi ruiner
sa réputation dans le milieu.
L’avertissement est à prendre au
sérieux, le journaliste le sait : le fils
d’un confrère japonais, également
spécialisé dans le crime organisé,
a été poignardé, et un cinéaste,
trop critique, défenestré. Lessivé
par douze ans passés au sein du
service police-justice du quotidien Yomiuri Shinbun, Jake Adelstein jette l’éponge. Il plie bagage et
a Entre les murs du ghetto de Wilno,
1941-1943. Journal, de Yitskhok
Rudashevski, traduit du yiddish
par Batia Baum, L’Antilope, 190 p., 16 €.
Le Kabukicho,
le quartier rouge de Tokyo.
ALEXANDRE SARGOS
régulièrement l’écho des méfaits
des yakuzas.
Au Japon, la mafia s’enracine
dans tous les secteurs d’activité
économique : de l’immobilier au
divertissement en passant par
l’industrie du sexe… Elle dispose
de moyens considérables ainsi
que d’un solide réseau de complicités au sein de plusieurs partis
politiques et de l’administration.
Mieux, les fédérations ont légalement pignon sur rue. Des mangas
aux ordres vantent leurs faits de
gloire. Des films continuent à
propager une légende chevaleresque et un code d’honneur qui
n’ont rien à voir avec la réalité. Envers et contre tout, les yakuzas
fascinent.
Récit d’apprentissage d’un métier à hauts risques, Tokyo Vice est
paru aux Etats-Unis en 2009.
L’ouvrage était censé sortir simultanément au Japon. Afin d’évaluer
les risques, l’éditeur, Kodansha International, engagea un consultant. Le rapport mentionna un
possible attentat à la bombe et des
menaces d’enlèvement et de séquestration visant les employés
de la maison d’édition. De publication, il ne fut plus question.
L’année suivante, l’autobiographie de Tadamasa Goto se hissait
en tête des ventes et s’écoulait à
225 000 exemplaires.
Lors de sa parution américaine,
le livre est repéré par le traducteur
Cyril Gay, qui en signale l’intérêt à
plusieurs éditeurs français. Sans
EXTRAIT
« Ce n’est jamais une bonne idée de se trouver du mauvais côté
du Yamaguchi-gumi, la plus grande organisation criminelle du Japon.
Avec ses 40 000 membres, ça fait un paquet de mecs à qui on les brise.
La mafia japonaise. Vous pouvez les appeler yakuzas, mais
beaucoup d’entre eux préfèrent gokudo, littéralement “l’ultime voie”.
Le Yamaguchi-gumi est tout en haut de l’échelle des gokudo.
Et parmi les nombreuses ramifications qui font le Yamaguchi-gumi,
le Goto-gumi, avec plus de 9 000 membres, est la plus infâme. Ils tailladent la tronche des réalisateurs, balancent les gens des balcons d’hôtels,
roulent sur les maisons à coups de bulldozer. Ce genre de méthodes.
L’homme assis de l’autre côté de la table qui me faisait cette proposition
appartenait au Goto-gumi. »
tokyo vice, pages 15-16
succès. Le temps passe, l’envie demeure, et, avec elle, le projet de
fonder sa propre maison. Trois
amis s’y associent. Ils acquièrent
les droits du livre, organisent une
campagne de financement participatif pour régler les frais de fabrication. Les éditions Marchialy sont
nées. Tokyo Vice, le tout premier titre du catalogue, a valeur de manifeste. Il représente « ce que nous
voulons éditer à raison de quatre titres par an : de la non-fiction qui
s’apparente à la littérature noire et
au polar social », explique Christophe Payet, l’un des coéditeurs.
A la lecture de Tokyo Vice, truffé
de soûleries et de liaisons dangereuses, on peine à croire que Jake
Adelstein ait un jour caressé le rêve
Trafic d’êtres humains et blanchiment d’argent
GRANDEURS et
servitudes du
journalisme. Parti
au Japon étudier
la littérature,
l’Américain
Jake Adelstein est
le premier gaijin
(« étranger ») à intégrer, en 1993,
la rédaction nationale
du prestigieux quotidien Yomiuri
Shinbun. Affecté au service
police-justice, le fait-diversier
s’initie aux techniques d’une
profession où il faut se rendre
immédiatement sur les scènes
de crime, dénicher des témoins,
suivre ses propres pistes
parallèlement aux enquêtes
« Le monde d’hier nous a été enlevé »,
peut-on lire dans le journal
de Yitskhok Rudashevski, à la date
du dimanche 27 septembre 1942.
Une phrase d’autant plus saisissante
que son auteur, enfermé avec
les siens dans le ghetto de Wilno
en Lituanie, est un adolescent de
14 ans. Un adolescent d’une maturité
et d’une sensibilité rares, aiguisées
par la souffrance. Il ne sortira de ces
murs infernaux que pour mourir assassiné, un an plus tard, dans la forêt
voisine de Ponar. Outre l’émotion
qu’elle suscite, la mise au jour du témoignage de cet enfant est un bouleversant enseignement. Il dit la
part de jeunesse irrémédiablement
perdue : « J’avais honte de me
montrer avec ça dans la rue, écrit
Yitskhok à propos de la rouelle, non
parce que c’est signe que je suis juif,
mais j’avais honte de ce que l’on fait
de nous, honte de notre impuissance. » Il dit aussi, néanmoins,
la part de l’enfance qui résiste : vivre
les moments de joie, rire malgré
tout, comme en ce Nouvel An juif
de 1942 dans les maisons où, écrit-il
encore, « on a rangé le peu de misère et
remis à neuf la pauvreté ». p eglal
errera
« Vous supprimez
cet article, ou c’est
vous qu’on supprime.
Et peut-être votre famille
aussi », menace
un homme de main
quitte le pays avec son épouse japonaise et leurs deux enfants
pour le Missouri, d’où il est originaire. Durant une décennie, sa famille demeurera sous la protection du FBI. Mais la tentation est
trop forte. Jake retourne bientôt
dans l’Archipel. « Comme le disent
les Japonais, j’avais déjà mangé le
poisson, alors autant lécher l’assiette », explique-t-il. Flanqué d’un
garde du corps, il poursuit ses investigations, qui aboutiront à Tokyo Vice. Aujourd’hui, il dirige le
Japan Subculture Research Center,
un site d’informations indépendant qu’il a créé et où il se fait
Jeunesse brisée
officielles et parvenir, à force
d’attention, à obtenir de précieuses
infos, pour damer le pion
aux concurrents – visites au domicile
des inspecteurs, petits cadeaux,
invitations… Au fil des ans et de ses
investigations, le natif du Missouri
découvre, en fonction des secteurs
géographiques, diverses formes
de criminalité : trafic d’êtres humains,
blanchiment d’argent, crime
organisé…
A la manière d’un roman noir
La police néglige de s’intéresser
à des disparitions inexpliquées
de prostituées étrangères ? Pas
Adelstein. Il y consacre ses jours et
ses nuits. Peu à peu, il étoffe son
carnet d’adresses et possède un large
réseau d’informateurs, y compris
parmi les yakuzas. Jusqu’au jour où,
pour avoir mis son nez là où il ne
fallait pas, il est menacé de mort…
Son autobiographie rédigée
à la manière d’un roman noir est
une fascinante plongée dans
les bas-fonds de la société
japonaise. p M. S.
tokyo vice. un journaliste
américain sur le terrain
de la police japonaise
(Tokyo Vice. An American Reporter
on the Police Beat in Japan),
de Jake Adelstein,
traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Cyril Gay, Marchialy, 480 p., 21 €.
de devenir moine bouddhiste. « Le
sujet du livre, c’est lui-même plus
que les yakuzas. Si Batman est le
plus grand super-héros, c’est parce
que ses motivations et ses méthodes sont ambiguës, souligne Christophe Payet. Jake est un peu le Batman du journalisme ! Un chevalier
qui se bat coûte que coûte pour la
justice, avec une part de vengeance
personnelle à la fin de l’histoire… »
Pour corroborer ce jugement, il
suffit de jeter un œil sur la dédicace du livre : « Au Tokyo Metropolitan Police Department et au FBI,
pour nous avoir protégés, moi, mes
amis et ma famille, et pour leurs efforts constants pour maintenir les
forces du mal en échec. »
Par sa dimension documentaire, couplée à un art saisissant
du croquis, Tokyo Vice, bientôt
adapté en série télévisée avec
Daniel Radcliffe dans le rôle de
Jake Adelstein, rejoint d’autres
ouvrages majeurs de la « littérature de réel », ou « narrative nonfiction », parmi lesquels Baltimore, de David Simon, Gomorra,
de Roberto Saviano, ou American
Desperado, de Jon Roberts et Evan
Wright. Echaudé mais pas découragé dans sa croisade, Jake Adelstein vient d’en achever la suite,
The Last of the Yakuza. Life
& Death in the Japanese Underworld. En vue d’une éventuelle
sortie au Japon, il a chargé un avocat de relire le manuscrit afin
d’éviter les poursuites judiciaires.
Dix jours plus tard, celui-ci était
retrouvé mort. Version officielle :
suicide. Ce nouveau livre paraîtra
en 2018 aux éditions Marchialy. p
Un grand garçon
Grandir est le désir de tous les enfants.
Mais quand, à 15 ans, on mesure déjà
1,99 mètre, le mot « grandir » devient
vite une malédiction, comme si l’on
était « puni pour un crime non commis ». Après sa fable sur le bonheur – La
Corde (Ecriture, 2014) –, ce nouveau roman tout en retenue de Stefan aus dem
Siepen nous replonge dans un monde
qui conjugue avec une grande maîtrise
réalisme et merveilleux. Fils d’artisan,
Tilman se rend compte très tôt qu’il ne
pourra jamais mener la vie des gens qui
l’entourent. Il accepte sans amertume
la solitude à laquelle le condamne sa
maladie, d’autant plus qu’elle lui fait découvrir le monde de la musique et de la
littérature auquel il n’aurait sinon jamais eu accès. Sans compter que, pour
peu qu’ils ne dérangent pas, notre société aime les monstres, les dinosaures
dociles et les gentils extraterrestres.
A 30 ans, Tilman mesure 3 mètres et
devient une « institution nationale » ;
il fait la « une » des journaux, est invité à des colloques et dans les universités. C’est là qu’il rencontre Nina,
qui va le considérer sur un pied
d’égalité et faire vaciller, sans apitoiement ni brutalité,
le monde des apparences. p pierre
deshusses
a Le Géant (Der Riese),
de Stefan aus dem Siepen,
traduit de l’allemand
par Jean-Marie Argelès,
Ecriture, 186 p., 18 €.
Amour et trahison
Dactylo issue d’une modeste famille
andalouse, Lorca Horowitz a non seulement détourné des sommes astronomiques du cabinet d’architectes
qui l’employait, mais s’est métamorphosée, perdant dix-sept kilos, ciselant son langage, tordant sa personnalité, pour devenir le reflet de sa patronne et la pousser à la dépression.
En 2013, cette histoire vraie a captivé
Anne Plantagenet. Car entre l’écrivaine et Lorca Horowitz existe
une expérience partagée, à l’origine
du crime de l’une et de l’écriture
de l’autre : celle de l’amour et de la
trahison. S’inspirant d’Emmanuel
Carrère et de Capote pour l’obsession
du fait divers, empruntant aux Bonnes de Genet les traitements du désir
et de la haine, Plantagenet offre une
enquête où se mêlent la voix imaginaire de Lorca Horowitz, amère, rageuse, et celle, élégante et maîtrisée,
de l’écrivaine. p esther attias
a Appelez-moi Lorca Horowitz,
d’Anne Plantagenet, Stock, 216 p., 18 €.
Critiques | Essais | 7
0123
Vendredi 11 mars 2016
Le chercheur Darrin McMahon
met en perspective le concept
de génie, de l’Antiquité à nos jours
SANS OUBLIER
Le Duke par lui-même
On n’osait plus l’espérer. Parue
dans son édition originale en 1973,
soit un an avant la mort de Duke
Ellington, ces mémoires vagabonds
attendaient une version française.
C’est chose faite, grâce à Slatkine
& Cie, qui étrenne ainsi son catalogue, et à la Maison du Duke qui,
en France, perpétue la mémoire vivante d’un des plus grands compositeurs américains du XXe siècle.
L’édition est remarquable avec un
gros appareil d’annexes. L’œuvre
s’étale sur près de cinquante ans,
aussi majestueuse que cet autodidacte qui s’est construit à l’écoute de
quelques maîtres pianistes (James P.
Johnson, Willie « The Lion » Smith)
et a inventé des couleurs inédites en
écrivant pour les musiciens de son
orchestre. Le personnage Duke
Ellington était aussi soigné que sa
musique, cultivant un élégant détachement, une flegmatique autorité
et une étonnante capacité à s’abstraire des problèmes contingents.
Au gré de ses souvenirs, il évoque
son enfance, ses rencontres (Orson
Welles, Frank Sinatra), ses voyages
(avec une mention spéciale pour
Paris) et surtout ses musiciens. A la
fin de chaque concert, il avait pris
l’habitude de déclarer au public : « Je
vous aime à la folie. » Et c’est ainsi
que Duke Ellington est grand. p
Une histoire
de prodiges
étienne anheim
L
e 18 avril 1955, Thomas
Harvey réalisa le fantasme
d’entrer dans le cerveau
d’un génie. Au sens propre
du terme : chargé de l’autopsie
d’Einstein, il alla jusqu’à dérober
son cerveau, qui fut légué après sa
mort, en 2007, au Musée national
de santé et de médecine de Silver
Spring (Maryland). Numérisé, il
est aujourd’hui téléchargeable
pour 9,99 dollars, comme le raconte Darrin McMahon dans la
conclusion de son livre. Emblématique de notre imaginaire contemporain du génie, Einstein partage
avec l’immense majorité de ses
prédécesseurs le fait d’être un
homme blanc, né en Europe. A
part ce détail, qui n’en est pas un,
peu de chose le rapproche de ce
que l’on appelait un « génie » du
temps des Grecs et des Romains
ou à l’époque romantique. Cet
écart est l’enjeu de l’ouvrage.
L’historien américain n’écrit pas
une histoire des génies de l’Antiquité à nos jours, ni l’histoire du
génie, si l’on entend par là une faculté supérieure de l’esprit humain qui existerait de manière
identique à travers le temps. C’est
le concept qui l’intéresse, dans ses
différents usages et ses transformations historiques. Dans le
monde grec et romain, le mot désigne une puissance extérieure à
l’homme, qui peut habiter une
personne et la relier aux dieux ou
lui inspirer une « folie » ou une
« fureur » divine. Avec la conversion de la culture antique au christianisme, les saints remplacent
les anciens génies comme intermédiaires entre la terre et les
cieux. Le génie du christianisme
médiéval est tout entier voulu par
Dieu, qui est seul détenteur du
pouvoir créateur, même si, durant la Renaissance, en concevant
le talent individuel comme ingenium, l’homme commence à s’approprier le terme. Au XVIIIe siècle,
le génie s’essentialise : il n’est plus
seulement question d’avoir du
génie, mais d’en être un. La force
inspirante du génie n’est plus divine, elle peut s’incarner en un
homme qui devient à son tour une
source d’inspiration. Darrin McMahon évite ainsi le principal
piège de l’histoire des idées, l’enfermement dans l’illusion d’une
continuité pluriséculaire. Il met au
contraire l’accent sur les ruptures
en identifiant de grands ensembles de discours qui se succèdent,
dans la lignée de Michel Foucault.
Mais, dans ce cas, au-delà du plaisir de complexifier une généalogie intellectuelle, qu’est-ce qui fait
tenir le livre ensemble ? C’est tout
d’abord que le génie fournit, sur le
système conceptuel propre à chaque époque, un point de vue révélateur. Considéré comme une
énergie vitale dont Napoléon ou
Beethoven constituent des modèles, il offre une clé de lecture du romantisme. Le génie éclaire ensuite
le projet scientiste nourri par l’Europe de l’âge industriel, donnant
naissance à une « géniologie » qui
traque ses signes physiologiques
et tente de le mesurer par les premiers tests de QI. Au XXe siècle, la
nouvelle religion du génie qui s’articule, avec Staline ou Hitler, au
mythe de l’homme providentiel
apporte
fureur divine.
une autre
une histoire
vision des
du génie
totalitaris(Divine Fury.
mes. Mais
A History of Genius)
l’histoire
de Darrin
de la noM. McMahon,
tion pertraduit de l’anglais
met aussi
(Etats-Unis) par
de mettre
Christophe Jaquet,
en
éviFayard, « L’épreuve
dence des
de l’histoire »,
tensions
284 p., 24 €.
fondatrices. Selon
les époques, le génie est considéré
comme une propriété singulière
de l’homme ou, au contraire,
comme une chose dont il est dépositaire, mais qui ne lui appartient pas. Le concept est aussi le
lieu d’un conflit entre nature et
culture, auquel s’ajoute l’opposition religieuse entre la grâce et les
œuvres, puis le débat scientifique
entre l’inné et l’acquis : devient-on
un génie par l’effort et l’éducation,
Albert Einstein,
vers 1932.
RUE DES ARCHIVES/RDA
ou bien est-ce un don gratuit de
Dieu ou de l’hérédité ?
Ces tensions se superposent à la
fin du XVIIIe siècle, comme le montrent les pages consacrées par
l’auteur à la Révolution française et
à la figure ambivalente de Robespierre. Le génie devient l’enfant
prodigue de la modernité. Il manifeste la sécularisation par son nouveau caractère terrestre. Mais il exprime aussi les limites de l’aspiration à l’égalité en fournissant une
figure hiérarchique acceptable par
la collectivité. Il constitue alors une
forme privilégiée de la distinction
à l’âge de la démocratie et de l’espace public, en miroir de la « célébrité » étudiée par l’historien Antoine Lilti. L’auteur voit ainsi, dans
les métamorphoses du génie, à la
fois la marque du désenchantement du monde et celle de la préservation d’une capacité d’émerveillement. Pour le pire et pour le
meilleur, serait-on tenté d’ajouter.
Le sociologue Wilfried Lignier a
montré qu’une des figures actuelles du génie était l’enfant « précoce ». Bien sûr, il s’agit surtout de
garçons, qui sont diagnostiqués de
façon préférentielle, issus de milieux aisés – les autres sont « hyperactifs ». Tout le monde ne peut pas
être l’arrière-petit-fils d’Einstein. p
EXTRAIT
« Comme l’écrivait le mathématicien
et politique Condorcet au moment
même où il cherchait à trouver
une place au Panthéon pour
un autre génie – Descartes –,
l’homme qui avait chassé les génies
n’avait pas seulement “rétabli
la raison humaine dans ses droits”,
affranchissant l’esprit humain :
il avait aussi préparé “l’éternelle
destruction de la servitude politique”. Il était, écrivait d’Alembert,
ami de Condorcet, “du petit nombre
des grands génies, dont les ouvrages
ont contribué à répandre la lumière
parmi les hommes”. En attribuant
un tel pouvoir à l’action et à la pensée de quelques hommes extraordinaires, Condorcet et ses contemporains ne pouvaient que se fonder
sur des articles de foi établis par les
commentateurs du siècle écoulé. (…)
Le séisme révolutionnaire n’était-il
pas l’illustration d’une idée avancée
en 1767 devant l’Académie française
par l’auteur Antoine Léonard
Thomas ? “L’homme de génie”,
avait-il déclaré, “est devenu l’arbitre
des pensées, des opinions et
des préjugés du public”. »
fureur divine, pages 158-159
Napoléon en toutes lettres
paul benkimoun
a Music Is My Mistress. Mémoires
inédits, de Duke Ellington, traduit de
l’anglais (Etats-Unis) par Clément Bosqué
et Françoise Jackson, préface de Claude
Carrière, Slatkine & Cie, 592 p., 25 €.
Pêche à la ligne
Né en 1934, François Gantheret est
connu pour avoir un jour perturbé
un colloque en exposant un récit
de cas qui n’était qu’une fiction.
C’est dire que, à ses yeux, écrire sur
la cure psychanalytique est un acte
aussi périlleux que d’analyser
les aventures amoureuses de Paul
Valéry. Aussi invite-t-il son lecteur à
découvrir des vies fragiles ou loufoques : par exemple, comment un
patient atteint d’un spasme nasal
au moment de faire l’amour est
guéri par une ethnologue qui lui
explique que cet éternuement le
libère des mauvais esprits. Au terme
de plusieurs récits ayant pour
thème le moi, le divan et les autres,
Gantheret, attiré par les poissons
de rivière, s’identifie à un SDF suppliant un « bourreau » de le laisser
vivre le temps d’une ultime « fin de
moi difficile ». Et finalement, il se
demande si oui ou non le moi peut
être comparé à une
« truite appâtée par
une illusion ». Vaste
programme ! p élisabeth roudinesco
a Fins de moi
difficiles, de François
Gantheret, Gallimard,
« Connaissance
de l’inconscient »,
118 p. 13, 50 €.
Le Consulat et l’Empire vus par deux épistoliers voyageurs, un Anglais francophile et une Danoise indignée
Barricades à Belleville
pierre karila-cohen
E
ntre 1780 et 1820, trois phénomènes ont fait fructifier de concert le
genre épistolaire : le romantisme
et l’éclosion des écritures de l’intime, la tradition du voyage de découverte, privilège des élites sociales, et les
immenses bouleversements politiques et
sociaux provoqués par la Révolution française et les guerres napoléoniennes. Le
hasard de parutions croisées met
aujourd’hui à la disposition des lecteurs
français deux de ces recueils de lettres, de
volumes très différents, qui n’avaient jusqu’alors pas été traduits. Le premier,
aujourd’hui publié sous le titre Paris sous
le Consulat, est l’œuvre d’un voyageur anglais, Francis William Blagdon. Le second,
beaucoup plus bref, Lettres de Rome (1808-
1810), contient cinq longues lettres d’une
femme de lettres danoise germanophone, Friederike Brun, en séjour à Rome
sous l’occupation française de la ville.
Sous la bannière de ce genre commun, la
lettre, qui était du reste toujours retravaillée comme une œuvre littéraire à part
entière, il existe bien des différences entre
les observations du francophile Blagdon,
davantage esthète que politique, et la description indignée de la « tyrannie française » à Rome par Friederike Brun. Le premier déambule dans la capitale française
d’octobre 1801 à avril 1802 dans un contexte de paix provisoirement retrouvée
entre la France et le Royaume-Uni. Il visite, émerveillé, le Louvre, tout juste devenu musée, et dit son admiration pour la
science française. Fidèle au titre original
– Paris as It Was and as It Is –, il s’applique
à comparer le Paris d’avant 1789 à celui
qu’il décrit transformé par la Révolution.
Il s’étend particulièrement sur la vie sociale, les bals et les soirées dans lesquels
les élites anciennes et nouvelles jouissent
de la sortie des temps les plus troublés de
la Révolution, mais il sait aussi raconter la
vie quotidienne, la circulation dans les
rues et les tracasseries de la police de Fouché, objet d’étonnement dans toute l’Europe du temps. Le regard amusé qu’il pose
sur la France se lit dès la première lettre
décrivant son arrivée à Calais, dans laquelle il feint de s’étonner que les corps
des Français ne soient pas « aussi maigres
que d’après le portrait qu’en a fait Hogarth », caricaturiste britannique qui faisait alors le délice de ses compatriotes par
ses charges contre la France.
Histoire immédiate
Dans un contexte beaucoup plus tendu,
Friederike Brun livre un précieux ouvrage
d’histoire immédiate sur le conflit très vif
qui oppose les autorités françaises et le
pape Pie VII dans la Ville éternelle, aboutissant à rien de moins qu’à l’enlèvement
et la captivité du pape sur ordre de Napoléon ! Témoin de première importance,
Brun éclaire ces événements retentissants
avec un mélange de partialité et de recherche rigoureuse d’établissement des
faits. La description qu’elle donne du carnaval de Rome de 1809 boudé par tous les
habitants de la ville pour marquer leur
opposition aux Français est une petite
merveille. Au total, on aurait donc bien
tort de se priver de ces lectures toujours
piquantes, très bien annotées et commentées, respectivement, par Jean-Dominique Augarde et Nicolas Bourguinat. p
paris sous le consulat.
lettres d’un voyageur anglais
(Paris As it Was and As it Is),
de Francis William Blagdon,
traduit de l’anglais (Grande-Bretagne)
et annoté par Jean-Dominique Augarde,
CNRS Editions, 566 p., 27 €.
lettres de rome (1808-1810)
(Briefe aus Rom),
de Friederike Brun,
traduit de l’allemand par Hélène Risch
et annoté par Nicolas Bourguinat, Presses
universitaires de Strasbourg, 152 p., 18 €.
C’est avec regret que l’on ferme ce
petit livre d’Olivier Ihl. Il a le charme
de ces études dont le sujet est modeste (une série de photographies
d’une barricade de 1848) et grand le
pouvoir d’évocation. Déchiffrant les
indices que contiennent les clichés,
les premiers à avoir illustré un reportage (paru dans L’Illustration
du 8 juillet 1848), il en découvre
l’auteur (Charles-François Thibault),
enquête sur ses positions politiques
(républicaines), détermine le lieu de
la prise de vue (la rue du Faubourgdu-Temple, à Belleville) – autant de
résultats émouvants que vient encore enrichir une description du
quartier et de ses passions politiques. Cette rue prolétaire fixée sur le
daguerréotype allait ouvrir un nouveau moment de l’histoire politique
et journalistique. p julie clarini
a La Barricade renversée. Histoire
d’une photographie. Paris 1848, d’Olivier
Ihl, Editions du Croquant, 148 p., 15 €.
8 | Chroniques
0123
Vendredi 11 mars 2016
Chienne de vie
JEUNESSE OBLIGE
CHRISTOPHE HONORÉ
écrivain et cinéaste
manipulation. Certains des chiens, menés
par le plus puissant de la meute, Atticus,
se rebiffent. Hors de question pour eux de
renoncer à leur qualité de chien, soudain
menacée par « le vice de la pensée » et « la
nouvelle conscience du temps ».
Des clans se forment. Il y a les chefs et les
suiveurs, les lâches et les intrépides. Il y a
même un poète, Prince, un bâtard, évidemment, qui le premier fait de leur langue nouvelle un usage non utilitaire. Il
ose une plaisanterie. Il improvise surtout
de très beaux vers qui profitent de l’appareil sensible canin, resté performant, et
qu’André Alexis, en fin de volume, confesse avoir écrits en empruntant une technique oulipienne de François Caradec. Ce
talent fascine la meute mais lui inspire
aussi de la méfiance. Quant aux chiens de
LE FEUILLETON
D’ÉRIC CHEVILLARD
écrivain
IL NOUS MANQUE un
public. Les dieux, de
toute évidence, ont
choisi de fermer les
yeux sur nos agissements. Les extraterrestres – qui nous applaudiraient en faisant
cliqueter leurs antennes ou en secouant
leur goitre – tardent décidément eux
aussi à descendre du ciel. En somme,
l’homme donne son spectacle pour les
seuls animaux, mais ceux-ci semblent
plutôt indifférents à ses exploits, à ses
prouesses et à ses œuvres. C’est vexant.
Les nuées de mouches qu’il parvient
parfois à intéresser à sa personne sont
en réalité peu soucieuses de ses talents.
Nous avons beau faire – et nous en faisons de belles –, impossible d’éblouir
quiconque sur cette terre ou dans le ciel,
à l’exception de notre semblable, de notre frère humain, encore lui.
Du coup, nous partageons l’expérience
commune, nous nous révélons les uns
aux autres ce que nous savions déjà tous.
Nous dansons devant notre miroir, nous
séduisons notre sosie, nous fécondons
notre sœur, et il n’y a pas moyen de rompre avec cet inceste, cette suffocation. Il
appartient pourtant à la littérature de
nous délivrer de la malédiction et, à défaut de susciter ex nihilo une altérité et le
choc des cultures exaltant qui s’ensuivrait, d’élargir au moins notre expérience de conscience en rêvant les formes que cette altérité pourrait prendre.
Tel est justement le projet que développe
l’écrivain canadien André Alexis dans
son roman, Nom d’un chien.
Ce conte fantastique est traité comme
un roman réaliste et cette audace constitue la première originalité du livre. Apollon et Hermès, les fils de Zeus, éclusent
des bières dans une taverne de Toronto.
Jusque-là rien d’anormal, mais voici que
s’élève entre eux un petit différend philosophique au sujet de la nature humaine.
Les hommes valent-ils davantage que les
animaux ? Ils sont plus amusants, avance
Hermès. « Mais les grenouilles et les mouches aussi sont amusantes », rétorque
Apollon. Pour ne rien dire de la scutigère
véloce et du lézard à collerette. Les deux
frères s’entendent sur la question de l’intelligence. Supérieure chez les hommes,
elle ne leur garantit cependant pas le
bonheur. Apollon prétend alors que si les
animaux s’en trouvaient soudain dotés
eux aussi, « ils seraient encore plus malheureux que les hommes ». Hermès le
conteste et prend le pari. L’enjeu ? Une
année de servitude.
Le conte fantastique
d’André Alexis est
traité comme un
roman réaliste et cette
audace constitue sa
première originalité
EMILIANO PONZI
Quinze pensionnaires d’un chenil sont
choisis pour l’expérience. Le don de l’intelligence leur tombe dessus pendant la nuit
et modifie d’abord leurs rêves. C’est un jeu
pour Majnoun, un grand caniche plus vif
que les autres, de faire jouer le verrou de
sa cage. Voici tous les chiens dehors : « Ils
comprirent soudain qu’ils étaient désespérément libres. » Car le premier bénéfice de
l’intelligence est celui-ci : tout se complique. La communication, d’abord, instinctive auparavant, s’enrichit de toutes les
nuances ou tergiversations que leur permet le langage qu’ils ont tôt fait d’élaborer. Parmi ces nuances : le mensonge et la
nom d’un chien
(Fifteen Dogs),
d’André Alexis,
traduit de l’anglais
(Canada) par Santiago
Artozqui, Denoël,
256 p., 16 €.
rencontre, ils sentent bien que ceux-là ne
leur ressemblent plus. Même les plus petits leur paraissent étranges, auréolés de
cette invisible conscience qui les fait passer pour « une version féroce et imposante
d’eux-mêmes ». Serait-ce là le secret de la
domination humaine parmi toutes les
créatures de ce monde ?
Nous suivons le destin des quinze
chiens, comment ils se débrouillent avec
cette faculté nouvelle qui est aussi un
lourd fardeau. Il y a des règlements de
comptes au sein de la meute, des meurtres même. Malgré leur pacte de non-intervention, les dieux se mêlent parfois
de l’aventure pour secourir un de leurs
cobayes canins mal engagé. Hermès
avait parié contre son frère que l’un d’entre eux au moins mourrait heureux. Or
ils périssent les uns après les autres dans
la douleur, la détresse ou la solitude. Majnoun, recueilli par un couple, s’attache à
sa maîtresse. Il apprend le langage humain. Les rapports de son flair renseignent aussi son intelligence. Il tente de
comprendre les hommes en analysant
leurs odeurs. « Dans quelle sorte de
monde vivait-on lorsqu’on n’était pas en
mesure de distinguer la variété de goûts
que pouvait avoir l’eau (…) ? Quand on
était à ce point limité ? »
Quant à Prince, il est décidément un
vrai poète, déprimé, donc, « par la disparition de sa langue ». Il essaie bien d’apprendre ses poèmes à ses nouveaux maîtres. Peine perdue. Il devient aveugle
comme Homère. Nous n’oublierons pas
de sitôt son odyssée. p
Des Grecs aux Lumières, ligne directe
FIGURES LIBRES
ROGER-POL DROIT
EN 1876, Ernest
Renan allait prier
sur l’Acropole, célébrer le culte de
la raison et chanter la naissance
du miracle grec, à tout autre incomparable. Aujourd’hui, au
même endroit, les savants contemporains vont plutôt faire de
l’anthropologie et du comparatisme. En fait, il y a belle lurette
que les Grecs anciens n’impressionnent presque plus personne.
Fini leurs prodiges, terni leur prestige. Rarissimes sont devenus, ces
dernières décennies, ceux qui
voient encore en Homère le fondateur de la littérature occidentale, en Sophocle le père du théâtre, en Platon l’inventeur du jeu
philosophique. Après avoir été
des géants, des modèles, des
piliers, les Grecs de l’Antiquité se
sont métamorphosés en indigènes lointains. De cette culture,
longtemps magnifiée, on oublie
peu à peu la force et la liberté extrêmes. Ce qui l’unifie et la distingue nous paraît flou. Et la
conscience de ce que nous lui devons d’essentiel s’estompe.
L’essai de JeanMarc Narbonne,
antiquité critique
Antiquité critique et
et modernité. essai
modernité, se situe
sur le rôle de la pensée
à l’opposé de cette
critique en occident,
tendance. Pas quesde Jean-Marc Narbonne,
tion, pour ce philoLes Belles Lettres, 256 p., 21 €.
sophe érudit, de diluer ni de relativiser l’hellénisme.
Au fil de pages savantes et limpides – parfois pointilleuses, par
crainte excessive d’être pointilliste –, il insiste sur l’héritage
massif et direct des Grecs. Car il
n’hésite pas à faire de l’hellénisme
l’axe directeur de toute la pensée
occidentale, et même le ressort de
notre monde actuel. A quoi tient
donc, pour son ardent avocat, la
spécificité unique de la culture
grecque ? A la vigueur inégalée de
son exigence critique. Parmi toutes les cultures du monde, elle est
la seule à forger une attitude interrogative d’une telle intensité
qu’elle n’épargne rien. En tous domaines – qu’il s’agisse de croyances, de connaissances, de principes, d’institutions… –, elle exige de
passer au crible les idées reçues,
les résultats acquis, les méthodes
employées.
Puissante impulsion
La spécificité des Grecs réside
donc dans ces interrogations secondes, qui portent sur les questions elles-mêmes, sur les concepts plutôt que sur les faits, sur les
règles à suivre autant que sur les
résultats. La mise à l’épreuve ne
laisse rien indemne : elle scrute
aussi sa propre légitimité. Cette
puissante impulsion critique,
pour Jean-Marc Narbonne, constitue le moteur de l’aventure occidentale, que le siècle des Lumières
et la modernité prolongent et réactivent, mais ne créent pas. Voilà
qui va à contre-courant, et fait réfléchir. D’autant que l’auteur,
grand spécialiste de Plotin, professeur de philosophie antique à
l’université Laval (Québec), ne
manque ni de références ni d’arguments. Il discute, par exemple, les
analyses de Hans Blumenberg (les
Grecs incapables de voir les situations d’en haut ? quantité de textes
montrent le contraire !), de Marcel
Gauchet (le désenchantement du
monde, loin d’être moderne, est
déjà antique) ou de Rémi Brague
(le filtre romain n’invalide pas la
transmission directe).
La réévaluation de cet héritage
critique découle aussi de changements intervenus dans les recherches : au lieu de se focaliser
sur la seule Athènes classique, elles reprennent désormais en
compte 1 300 ans d’écoles grecques, et nombre d’auteurs tardifs.
En découvrant ce réservoir intellectuel immense, il y a des chances qu’on admire de nouveau les
Grecs. Sans aller pour autant prier
sur l’Acropole. p
Le chat
moraliste
« C’EST ÇA, C’EST ÇA.
Allez-y, pendez-moi. J’ai
tué un oiseau. » C’est avec
ces mots délicats qu’il y a
presque vingt ans
naissait Tuffy, le chat
assassin d’Anne Fine. Sept livres plus
tard, il siège à la table souveraine de la
littérature jeunesse reconnaissante.
« A quoi bon avoir un chat si la seule
chose qui vous intéresse c’est qu’il soit
gentil, qu’il ne sorte jamais, qu’il ne vive
pas sa vie de chat ? » Tel le scorpion
de la fable, Tuffy refuse de s’excuser
pour toutes les catastrophes que son
comportement provoque, il n’est prêt
qu’à admettre qu’il obéit à sa nature.
La question n’est pas de savoir s’il est
ou non un gentil chat, mais si les autres
sont capables d’aimer un chat pour ce
qu’il est. « Aimez-moi. Aimez-moi, tout
entier comme je suis. » Je crois qu’il n’y a
pas un écrivain plus pour enfants
qu’Anne Fine. Elle est suprêmement
pour L’enfant. Férocement pour,
drôlement pour. Elle offre au jeune lecteur le journal d’une intimité teigneuse,
bousillant au passage les vertus
cardinales de l’éducation classique :
propreté, respect, obéissance, gentillesse.
Art de la déploration
Mais Anne Fine a confié à son félin
un autre don que la destruction massive,
celui de l’écriture. Oui, Tuffy est écrivain.
Et ce ne sont pas tant ses aventures qui
nous captent que son art de les relater.
Une manière assez inattendue pour des
livres dits de « première lecture », et que
je qualifierais d’art de la déploration.
Sa langue est pauvre, parce que fatiguée
d’avoir à raconter l’accablement
que le monde lui procure. Sa voix est
sans enthousiasme, mais elle l’est
avec discipline. En fait, Anne Fine a fait
le choix de l’adolescence pour des récits
d’enfance et, déplaçant ainsi le point
de vue, elle apporte profondeur et
complexité à des histoires pourtant
très balisées : Noël, départ en vacances,
école, premières amours…
Choisir la forme adolescente alors
qu’elle s’adresse à des lecteurs de 7-9 ans
n’est pas sans danger. Anne Fine a
conscience que la voix inadaptée de son
chat écrivain peut créer des sentiments
de rejet, parfois des incompréhensions.
« Frictionnez-moi avec de la confiture et
enfermez-moi dans une boîte avec des
guêpes », propose régulièrement Tuffy
au lecteur. Mais le beau mérite de
sa littérature est de parvenir à associer
immaturité et inachèvement, de ne
jamais céder sur l’incertitude provoquée
par son narrateur. Peut-être que la
réussite et l’idéal d’un livre pour enfants
tiennent justement à l’éventualité qu’il
offre au lecteur débutant de remettre
en cause son narrateur. Ce chat-là est
assurément un excellent écrivain, et
de la meilleure espèce, c’est un moraliste.
Dans ce nouveau tome, l’amour est son
sujet. « Qu’est-ce que je peux comprendre
à l’amour ? Beaucoup de choses. Ne croyez
pas que votre cher Tuffy n’a jamais trempé
ses petites pattes poilues dans les vaguelettes de la passion. » Plus tard, il tentera
de nous convaincre que « personne n’a
besoin d’amour ». Entre-temps, la belle
Coco aura préféré à Tuffy l’horrible
matou Jasper, « un gars avec un seul œil,
une oreille déchirée et des poils en moins ».
Pas de happy end ici, nous ne sommes
pas dans une comédie romantique,
nous sommes dans un grand livre
pour enfants. p
le chat assassin tombe amoureux
(The Killer Cat Falls in Love),
d’anne fine,
traduit de l’anglais (Grande-Bretagne)
par Véronique Haïtse, illustrations de Véronique
Deiss, L’Ecole des loisirs, « Mouche », 118 p., 8,70 €.
Les écrivains Sabri Louatah, Pierre Michon,
Véronique Ovaldé et l’écrivain et cinéaste
Christophe Honoré tiennent ici
à tour de rôle une chronique.
Biographies | 9
0123
Vendredi 11 mars 2016
Un sinologue pourfendant Mao, un écrivain Belle Epoque mort à 24 ans, un musicien minimaliste retiré à Arcueil, le premier éditeur de Sade : des vies à découvrir dans quatre nouvelles parutions
Les combats
de Simon Leys
« On se demande comment la
perspective d’avoir un biographe
n’a jamais découragé personne
d’avoir une vie. » Cette phrase de
Cioran citée par Simon Leys
aurait dû décourager son ami
Philippe Paquet de se lancer dans
l’aventure. Il en résulte cependant une passionnante biographie d’un homme que les humeurs politiques d’une époque
ont conduit à devenir un intellectuel parmi les plus attachants de
la seconde moitié du XXe siècle.
Pierre Ryckmans a eu une vie.
Né en 1935, dans une grande famille belge ayant donné un gouverneur général du Congo, fervent catholique élevé chez les Pères et diplômé en droit et en
philosophie de l’Université libre
de Louvain, celui qui aurait pu
être un grand bourgeois ordinaire, cultivé et installé, a, dès
son adolescence, quitté les sentiers battus. A 17 ans, il parcourt
des kilomètres à pied dans la
brousse africaine et découvre les
méfaits de la colonisation. A
20 ans, il est invité pour un mois
en Chine par le parti communiste, rencontre Zhou Enlai et
s’enthousiasme pour ce pays qui
ne le quittera plus. Devenu l’un
des meilleurs connaisseurs de la
peinture chinoise, il traduit les
classiques, écrit des romans, des
articles savants sur l’art.
Cet homme qui voyageait en
bateau et en train, qui n’a jamais
écrit un e-mail, semble être un
écrivain du XIXe siècle égaré
dans le monde moderne. Mais
c’est tout le contraire : son
amour de la culture chinoise l’a
conduit à inventer le Simon Leys
qui a pourfendu Mao et les
maoïstes, dans Les Habits neufs
du président Mao (1971), jouant
ainsi pour la Chine le rôle
qu’Orwell, qu’il admirait, avait
joué pour l’URSS. Alors que tout
le portait au conservatisme, il
s’est révélé un humaniste à l’esprit acéré, pour qui le devoir de
dire la vérité l’emportait sur tout
et qui a marqué trois mondes :
l’anglo-saxon, le francophone
(avec difficulté) et… le chinois.
Philippe Paquet nous livre la biographie exhaustive et rigoureuse
qui resitue cet homme dans son
époque. p
Jean-Philippe Béja, sinologue
simon leys. navigateur entre
les mondes, de Philippe Paquet,
Gallimard, 672 p., 25 €.
ILLUSTRATIONS OLIVIER BALEZ
Jean deTinan, une voix
émue
Pas simple de trouver la sépulture de
Jean de Tinan au cimetière du Père-Lachaise. Personne en effet n’a jamais fait
graver d’inscription sur la tombe de cet
écrivain de 24 ans, mort, le cœur épuisé, le
18 novembre 1898. Il repose, sans nom,
dans le caveau d’Antoine Merlin de Thionville, un de ses arrière-grands-pères, un
Conventionnel régicide. Manière de le
faire disparaître ? « C’est un garçon qui faisait la noce et qui a écrit des livres inconvenants », dira-t-on dans sa famille au début
du XXe siècle.
Il apparaît surtout comme un jeune
homme dévoré de littérature, avide de
tendresse. « Je veux vivre intensément puisque je dois mourir jeune », affirme-t-il prophétiquement dans son Journal intime. En
seulement quatre années, Jean de Tinan
va terminer un récit (Un document sur
l’impuissance d’aimer, 1894), un recueil de
contes (Erythrée, 1896), deux romans (Penses-tu réussir… !, 1897, et Aimienne ou Le
Détournement de mineure, publié après sa
mort, en 1899), une « fantaisie » (L’Exemple de Ninon de Lenclos amoureuse, 1898).
Il va faire paraître plus de quatre-vingts
articles de presse, tenir son Journal et
échanger une volumineuse correspondance. A cela, il faut ajouter deux romans
« de commande » pour Willy, d’autres articles écrits sous pseudonyme et des textes
inédits, inachevés. Une foule de notes et
même une traduction de Catulle.
« On se tromperait fort en ne voyant en
Tinan qu’un aimable jeune esthète (…) qui
passerait son temps à dîner en ville, à courir les femmes, et griffonnerait à ses moments perdus… », écrit Jean-Paul Goujon.
La biographie qu’il publie chez Bartillat
est le fruit de plus de trente années de recherches. Version « revue et augmentée »
de celle qu’il avait fait paraître fin 1990
chez Plon, elle donne de l’écrivain un portrait en profondeur, en perspective. S’y révèlent ses relations avec des parents
étrangement détestés (une mère dont il
disait qu’elle était « stupide » et un père bibliophile et collectionneur de têtes de
mort), avec ses amis proches (André Lebey, Pierre Louÿs, Henri Albert) et avec
tout ce milieu artistique et littéraire de
l’époque qu’il fréquente de près (Maurice
Barrès, Claude Debussy, André Gide, Alfred Jarry, Paul Léautaud, Stéphane Mallarmé, Paul Valéry…).
Ce sont aussi ses liens et ses liaisons
avec les femmes. Celles qui le distraient et
qui l’apaisent, celles avec lesquelles il se
raconte des histoires et toutes celles encore qu’il appellera « les petits animaux
malpropres ». Au commencement, il y a
un coup de foudre avec une jeune fille
dont le refus le hantera toute sa vie, à la
fin, ce sera la rupture avec Marie de Régnier, qui l’abandonne après ce qu’elle
juge être une passade alors que lui est profondément amoureux. Jean-Paul Goujon
apporte sur cette dernière aventure (par
rapport à la première version de la biographie) des précisions de dates essentielles
et troublantes. Il est le grand biographe littéraire de ces années de la Belle Epoque,
ayant écrit sur Renée Vivien, Pierre Louÿs,
Marie de Régnier. Et tissant les liens d’une
œuvre et d’une personnalité l’autre.
Dans ses romans, Jean de Tinan met en
scène son double, Raoul de Vallonges. Le
personnage lui ressemble comme un
frère : célibataire, vaguement étudiant,
masquant sa sensibilité sous une forme
de retenue caustique. Penses-tu réussir… !
raconte ses errances et ses fortunes.
Comme une éducation sentimentale et
charnelle calquée sur la vie même de
l’écrivain. Il s’agit d’une autobiographie à
peine distante. Seuls changent les noms.
On retrouvera Vallonges dans Aimienne,
où Tinan « adapte » l’épisode véritable où
il recueille chez lui Irmine, la fille fugueuse (de 14 ans) de Rosny aîné. Ces textes sont d’une totale sincérité. D’une absolue liberté. Et d’une proximité étonnante.
La matrice en est son Journal, dont JeanPaul Goujon vient d’éditer les années
1894-1895 (celles qui préludent à Penses-tu
réussir… !). Les autres cahiers ont été dispersés ou perdus. C’est un événement. On
entend la voix de Jean de Tinan. Une voix
franche, émue. Moderne. Vraiment pas
d’outre-tombe. p
Xavier Houssin
jean de tinan,
de Jean-Paul Goujon, Bartillat, 520 p. 28 €.
Et, chez le même éditeur,
Journal intime 1894-1895, de Jean de Tinan,
édition établie par Jean-Paul Goujon,
520 p., 28 €.
Pauvert, éditeur
frondeur
Quel lien entre toute la poésie de
Hugo en un seul volume, Albertine Sarrazin qui la première raconta sa vie de prostituée et de délinquante, et Les Mémoires d’un
fasciste, de Lucien Rebatet ? Leur
éditeur, Jean-Jacques Pauvert. Cet
homme sulfureux connut toutes
les facettes du métier. Apprenti libraire à 15 ans, il s’initia très vite à
la bibliophilie. Devenu imprimeur, puis, à partir de 1947, éditeur de l’Histoire de Juliette, de
Sade, qui lui valut un procès
en 1956 (le premier d’une longue
série), enfin libraire de nouveau
afin de soutenir ses activités éditoriales, Jean-Jacques Pauvert eut le
courage de sortir la littérature dite
« érotique » des circuits cachés où
elle se terrait jusqu’alors.
Les Cent Vingt Journées de
Sodome, de Sade, Histoire de l’œil,
de Georges Bataille, Histoire d’O.,
de Pauline Réage… Les scandales
provoqués par ces textes mirent
longtemps à susciter l’intérêt de la
presse ou à mobiliser les intellectuels, et Pauvert, secondé par
Me Maurice Garçon, fut au début
bien seul dans son combat pour la
liberté d’expression. Une phrase
résume la pensée de ce grand édi-
teur : « Qui donc, dans le fond de
son cœur, souhaite pour les autres
la liberté qu’il réclame pour luimême ? » On se réjouissait de découvrir sa vie sous la plume de
l’avocat Emmanuel Pierrat, spécialiste de la propriété intellectuelle,
qui défendit Pauvert durant les
vingt dernières années de sa vie.
Mais l’art de la biographie exige
que l’on consulte les archives, que
l’on enquête auprès des témoins,
et que l’on suive une personnalité
dans les moindres aspects de sa
vie. Pierrat n’avait pas la patience
pour cela – il s’en cache d’ailleurs à
peine. Son livre n’en contient pas
moins en puissance deux autres,
où il aurait certainement excellé.
L’un consacré à trois femmes qui
partagèrent avec Pauvert une radicale insoumission : Dominique
Aury (alias Pauline Réage), Régine
Deforges et Annie Le Brun. Le second, que Pierrat esquisse dans le
dernier chapitre, aurait porté sur
une longue lignée d’éditeurs frondeurs et subversifs : Auguste Poulet-Malassis, Eric Losfeld, François
Maspero… D’eux tous, Pauvert fut
peut-être le plus libre. p
Jean-Louis Jeannelle
jean-jacques pauvert, l’éditeur
en liberté, d’Emmanuel Pierrat,
Calmann-Lévy, « Biographie », 243 p.,
18,50 €.
Radicalité et
ironie de Satie
Erik Satie (1866-1925) n’est plus
aujourd’hui qu’une silhouette
musicale. Celle que dessinent les
Gymnopédies et les Gnossiennes,
ces célèbres pièces pour piano à la
poésie troublante qui semblent
parfois résumer sa postérité. Cet
effacement est un singulier reflet
de sa volonté de se tenir en marge
du monde. Jeune compositeur
autodidacte, il nargue la scène parisienne par ses œuvres et ses articles au début des années 1890.
Son curieux mélange de provocation ironique et d’ésotérisme imprégné de religion le place alors
entre Jarry et Huysmans.
Puis survient la rupture. En 1897,
Satie loue une chambre dans une
maison collective ouvrière, à Arcueil. Entre misanthropie et engagement social, il y passe le reste de
sa vie, partageant le quotidien de
cette banlieue populaire. Puis, il
retourne suivre des cours de composition à la Schola Cantorum.
Après 1910, il est à nouveau sollicité par de jeunes musiciens,
avant que le mouvement Dada ne
lui offre le cadre le plus approprié
à son esthétique. Il s’illustre par la
composition du ballet Parade,
en 1917, pour lequel il collabore
avec Picasso, Cocteau et Diaghilev,
puis, en 1924, par le ballet dadaïste
Relâche, aux côtés de Picabia.
Proche de Duchamp, auteur
d’un ready-made potache avec
Man Ray, il devient une figure tutélaire pour la nouvelle musique
française mais aussi pour les
peintres Braque, Derain ou Léger.
Icône malgré lui, il refuse toujours d’être récupéré, comme le
montre son refus de se rallier aux
surréalistes avant sa mort. Ami et
rival de Debussy, qui l’appelle
« Monsieur le Précurseur », il défend une musique sérieusement
malicieuse, dont l’humour dissimule parfois la radicalité expérimentale. Appartenant à une
génération prise entre la fin du
romantisme et l’orée du modernisme, il est éclipsé après sa mort.
Le New York de John Cage et
d’Andy Warhol le redécouvre et
fait de sa musique l’ancêtre du
minimalisme et du répétitisme.
Dans ce livre subtil et sensible,
Romaric Gergorin voit en lui le
compositeur qui réussit à « sortir
de l’histoire de la musique ». C’est
du moins un musicien qui a l’art
des portes dérobées. p
Etienne Anheim
erik satie, de Romaric Gergorin,
Actes Sud, « Classica », 200 p., 18 €
(en librairie le 16 mars).
10 | Rencontre
0123
Vendredi 11 mars 2016
Matthew Crawford
Attention
retenue
Motard et philosophe, l’auteur américain
lutte contre ce qui détruit notre concentration.
Et cultive les paradoxes
julie clarini
C’
est d’abord cet air
d’extrême concentration qui frappe chez
Matthew Crawford. Sa
manière de s’impliquer dans la rencontre, son sérieux. Seule la musique qui se
diffuse dans le bistrot parisien où nous
avons rendez-vous pourrait le troubler.
« Je dois être plus sensible que la plupart
des gens, mais je trouve qu’avoir une conversation dans un environnement
bruyant demande un constant effort
pour ne pas y prêter attention. Et que ce
tout petit effort est épuisant à la longue. »
Cette réflexion ne colle pas vraiment
avec l’idée que vous vous faites d’un « biker » américain ? Il vous faudra revoir
vos idées sur la question car en plus
d’être philosophe, Matthew Crawford est
un passionné de moto. Ce jeune quinquagénaire diplômé en philosophie à
l’université de Chicago, qui possède toutes les vertus communément attendues
d’un universitaire venu d’outre-Atlantique (affable, cultivé, patient), tient un garage à motos à Richmond (Virginie) où,
le comble, il travaille de ses mains.
Dans son nouveau livre, Contact, pour
la promotion duquel il est de passage en
Parcours
1965 Matthew Crawford
naît à Berkeley
(Californie).
2002 Il quitte le George
C. Marshall Institute.
2009 Eloge du carburateur
(La Découverte, 2010).
BRUNO LÉVY
2015 Contact
(La Découverte, 2016).
inscrites dans la mémoire musculaire,
une somme d’automatismes totalement
contre-intuitifs. Rouler, c’est penser avec
son corps, insiste Crawford, pour qui il
s’agit, à travers cette phénoménologie du
routard, de poser les bases d’une
réflexion sur la façon dont nous
Le remède à l’éparpillement
habitons le monde.
Le corps, la moto : ces deux obintellectuel ? Il réside
sessions étaient déjà présentes
dans le corps et la moto.
dans son livre précédent, celui qui
Plus précisément,
lui a valu, en 2009, une place sur
les listes de best-sellers aux Etatsdans la prise de conscience
Unis, Shop Class as Soulcraft, traqu’on peut faire corps
duit en français sous le titre
avec le monde, au sens propre d’Eloge du carburateur. Point n’est
besoin d’un travail intellectuel
pour carburer intellectuellement,
Europe, quelques pages sont directement
voilà la leçon qu’il entendait donner et
issues de cet art de la course à moto qui
qui reçut un écho au-delà de ses espérandemande « de manœuvrer à travers
ces. Fils d’un professeur de physique de
l’épaisseur du réel ». Négocier un virage à
l’université de Californie, Matthew Crawpleine vitesse requiert des compétences
ford vit pendant plusieurs années dans
Une explosion des sollicitations
LA CRISE DE L’ATTENTION est
un nouveau thème de la philosophie et des sciences sociales,
qu’exploite Contact, l’essai de
Matthew Crawford. Devant
l’explosion des sollicitations
extérieures dans les espaces
publics – notre attention
étant la « nouvelle frontière »
du capitalisme –, devant
la croissance exponentielle
des possibilités ouvertes par un
écran d’ordinateur, l’individu
ressent une profonde lassitude
à devoir choisir. Pire, ces invitations pressantes suscitent une
impression de fragmentation
intérieure et provoquent
une passivité dangereuse.
Pourtant, le fond du problème
ne réside pas, aux yeux de
Crawford, dans la technologie
elle-même, mais dans l’idée que
nous sommes des êtres parfaitement autonomes, baignant
dans cet idéal (kantien) d’un
environnement qui s’ajusterait
à nous. Ayant abandonné toute
rencontre avec les aspérités du
monde, ne le percevant que
comme menace à notre liberté
– Crawford glisse ici une critique
de la philosophie des Lumières –,
nous ne savons plus reconnaître
les bienfaits de l’attention, cette
faculté qui précisément « nous
rapporte au réel ». A l’opposé, c’est
une conception de l’homme situé
dans le monde qu’il défend. Paradoxalement, c’est dans notre
faculté à nous extraire de
nous-mêmes, à nous absorber
dans une tâche, que nous sommes pleinement humains. p j. cl.
contact. pourquoi nous avons perdu
le monde et comment le retrouver
(The World Beyond Your Head. On Becoming
an Individual in an Age of Distraction),
de Matthew B. Crawford,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Saint-Upéry
et Christophe Jaquet, La Découverte,
« Cahiers libres », 348 p., 21 €.
Signalons aussi la réédition en poche, par le même
auteur, d’Eloge du carburateur. Essai sur le sens
et la valeur du travail, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Marc Saint-Upéry, La Découverte, « Poche/Essais »,
252 p., 19, 90 €.
POUR « LE
MONDE »
une communauté à Berkeley où il est
formé à l’électricité : pendant toutes les
vacances d’été, il exerce le métier d’apprenti électricien. A la faculté, il lâche un
cursus en sciences pour obliquer vers un
doctorat en philosophie politique à Chicago et prend des cours du soir en grec ancien. Les mois passent, le mémoire s’écrit,
mais chaque jour les mains de Crawford
sont plus tentées d’aller rejoindre la
vieille Honda CB360 qui l’attend dans le
sous-sol d’un immeuble où il a monté son
atelier. Engagé par un think tank conservateur de Washington, il n’y reste que
quelques mois, le temps de se rendre
compte de ce qu’il aime vraiment – le
temps, aussi, de s’acheter des outils : « Je
me sentais plus engagé intellectuellement
quand je réparais des motos que quand je
travaillais pour le think tank. »
Cette conviction est donc le point d’entrée de son premier livre, dont le succès
lui ouvre très vite une autre piste d’entraînement. Car devant le tombereau d’offres
d’emploi et de demandes de conférence,
le philosophe-mécanicien vit un sentiment de « désintégration ». Il court d’une
ville à l’autre. Son attention est sans cesse
captée, sa vie psychique lui apparaît fragmentée. Il a particulièrement en horreur
les aéroports où les écrans et les annonces commerciales font obstacle à toute sociabilité, éloignent les voyageurs les uns
des autres, n’offrant plus la moindre
éventualité à l’improviste d’une rencontre : « Pour ma part, il suffit que le téléviseur soit en vue pour que je n’arrive plus à
détacher mes yeux de l’écran. » L’intuition
du prochain livre est là : il faut faire attention à l’attention.
Car elle est un bien précieux, un bien
commun même, une ressource que le
capitalisme veut s’accaparer. Et de raconter cette notable et alarmante différence entre les salles d’attente communes et les lounges de première classe :
dans ces espaces de confort conçus pour
les cadres en voyage, le silence règne, on
entend tinter les petites cuillères contre
les tasses. Or, de ce silence devenu un
luxe découle en partie notre capacité de
concentration, dont dépend beaucoup
cette chose fragile qu’est l’indépendance de la pensée et du sentiment.
Crawford entend démontrer ainsi l’importance d’« une économie politique de
l’attention ».
On en revient à la musique que diffusent implacablement les baffles du bistrot : s’extraire de toutes les « sollicitations
mécanisées » qui nous entourent est tout
bonnement épuisant. Comme de savoir
quoi choisir et quoi désirer quand les
technologies nous offrent le monde entier à portée de clic. La dissolution nous
menace, choisir devient un fardeau. Affolant, ce monde où « on peut toujours aller
visiter la Cité interdite si les enfants deviennent trop casse-pieds ». Surtout que « nous
en devenons plus malléables, plus manipulables par ceux qui fabriquent ces expériences pour nous ». Plus dociles aux messages
qui colonisent nos espaces publics.
Le remède à cet éparpillement intellectuel ? Il réside, on l’aura compris, dans le
corps et la moto. Plus précisément dans la
prise de conscience qu’on ne peut maîtriser le monde, mais qu’on peut faire corps
avec lui, au sens propre. A condition de se
laisser absorber par une tâche manuelle
ou par la musique ou encore le sport, on
quitte ce moi triomphant qui prétend
tout choisir et qui se laisse en réalité distraire par des expériences préfabriquées.
La grande concentration nous mène
ailleurs. « Quand je regarde les musiciens
de jazz ou des joueurs de hockey, je vois des
êtres qui se sont retirés d’eux-mêmes. »
Lui-même jouit de ces instants fugaces
dans son atelier, cette ancienne grange
où il ne répare plus des motos mais fabrique des pièces pour les customiser : « J’ai
ce genre d’expérience, parfois, dans mon
garage. Il y a des moments où les heures
s’envolent, je suis juste ailleurs, je sors de
moi. Dans l’activité, le temps se dilate. » Ce
plaisir brut fait s’évaporer l’effort accablant de devoir toujours exclure les
autres choix. Il relève, de plus, de ce mélange aléatoire d’exaltation et de frustration émanant du corps-à-corps avec les
choses – et qui signe, pour Crawford, la
bonne façon de résister.
Au début, son projet était d’écrire sur un
atelier de facteurs d’orgues installé en Virginie. Crawford s’y est rendu à plusieurs
reprises, en 2007 et en 2008, fasciné par le
savoir-faire, la coopération et le dialogue
avec la tradition qu’implique de fabriquer
les meilleures orgues du monde. Ce ne
sera finalement que le dernier chapitre de
Contact. Des pages dont il admet le « sentimentalisme ». Cette nostalgie pour l’artisanat aurait de quoi le classer à droite, sans
EXTRAIT
« La séduction de la magie
tient à la promesse d’ajuster
les objets à notre volonté
sans que nous n’ayons jamais
à prendre leur matérialité
à bras-le-corps. Cette distance
entre nous et l’objet évite
que notre moi ne soit remis
en cause. Si l’on en croit
Freud, c’est la définition
même du narcissisme :
traiter les objets comme
des accessoires au service
d’un ego fragile et être pratiquement incapable de les
percevoir comme dotés d’une
réalité propre. Mais il existe
à mon sens un type d’individu qui ne peut pas se permettre d’être narcissique,
comme par exemple le réparateur de machines à laver,
qui doit se plier aux exigences
de la machine en panne,
l’écouter avec patience, observer les symptômes de son
dysfonctionnement et agir
en conséquence. Il ne peut
pas la traiter de façon
abstraite ; son intervention
n’a rien de magique. »
contact, page 104
doute. Aux Etats-Unis, on l’a d’ailleurs dit
conservateur. Lui cite volontiers Marx et
sa vision de l’homme au travail.
Mais voilà qu’on n’a parlé que de travail
manuel. Et écrire un livre ? Est-ce une façon, aussi, d’entrer en contact avec le
monde ? « Dans les deux activités, la philosophie et la mécanique, vous essayez d’obtenir quelque chose de phénoménologiquement juste, du moins quand ce que
vous écrivez n’est pas de la poésie lyrique.
Dans les deux cas, vous obéissez à des normes qui ne sont pas les vôtres. Avec les motos, les pièces doivent s’adapter les unes
aux autres, il faut que ce soit fonctionnel.
J’espère que mes écrits sont aussi fonctionnels, en ce sens qu’ils concordent avec la
réalité. » Assurément. Ça roule. p