Sur la relation âme / corps chez Aristote
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Sur la relation âme / corps chez Aristote
L’E sp rit Hylèmorphisme et fonctionnalisme Sur la relation âme/corps chez Aristote Jean-Louis Labarrière Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Forgé au début du XXe pour désigner la “ doctrine d’Aristote et des scolastiques selon laquelle l’être est constitué dans sa nature de deux principes complémentaires, la matière et la forme ”1, le terme “ hylèmorphisme ” risque d’être un peu comme l’arbre qui cache la forêt, surtout si l’on entend par là une “ théorie spiritualiste directement inspirée de l’hylèmorphisme aristotélicien ” (TLF). En effet, s’il est vrai que “ hylèmorphisme ” renvoie à la doctrine aristotélicienne qui comprend la relation de l’âme au corps sur le modèle de la relation entre la forme (morphê) et la matière (hylê) et désigne par-là une doctrine selon laquelle l’âme est unie au corps comme l’est la forme à la matière, il ne l’est pas, même chez les aristotéliciens néo-thomistes, que cette doctrine soit une 1 Cf. TLF. Par un mystère que je ne m’explique pas le TLF, suivi sur ce point par Alain Rey dans son Dictionnaire historique de la langue française (Le Robert, 1992), date l’apparution de ce terme de 1904 (D. Nys, “ L’hylèmorphisme dans le monde inorganique ”, Revue néo-scolastique, t. 11, p. 35). On en trouve pourtant trace dès 1898 dans la monographie de De Munninck, Notes sur l’atomisme et l’hylèmorphisme, Fribourg. Esprit-Jean-Louis-Labarrière.doc © Delagrave Éditions 2003 1 doctrine “ spiritualiste ” puisqu’elle a précisément pour fonction d’établir l’inséparabilité réelle de l’âme et du corps, ce qui entraîne d’ailleurs bien des problèmes pour les néo-thomistes2. Autrement dit, alors même que le terme avait été formé, chez les historiens de la pensée aristotélicienne, néothomistes ou non, pour insister sur l’inséparabilité de l’âme et du corps, l’appel à la relation forme/matière ayant pour fin d’insister sur l’union de l’âme et du corps risque d’emblée d’être mésinterprété pour au moins deux grands types de raison : 1) Nous autres Modernes, nécessairement nourris, que nous le voulions ou non, au biberon cartésien, avons d’emblée tendance à entendre l’union de l’âme et du corps comme celle de deux substances séparées, la substance corporelle (res extensa) et la substance pensante (mens). Dès lors, le risque est grand que nous ne comprenions plus très bien ce qu’il en est chez Aristote et que, chrétiens/cartésiens malgré nous, nous identifiions l’âme aristotélicienne à la substance pensante cartésienne, ou, en termes plus modernes, à l’esprit (mind). 2) Indépendamment de l’ironie cartésienne envers les “ formes substantielles ”, qui risque fort aussi d’obscurcir notre jugement, nous savons tous, pour avoir lu la Métaphysique Z, qu’un cercle ou un Hermès peuvent aussi bien être de bois que d’airain. Une forme pourrait ainsi, théoriquement du moins, “ informer ” n’importe quelle matière. Or, contrairement à ce sur quoi Aristote insiste en Métaphysique, H, 6, cela ne reviendrait-il pas à mettre l’accent sur la séparabilité de la matière et de la forme, et conséquemment sur celle de l’âme et du corps ? D’où le renouveau de la question dans la récente littérature aristotélicienne de langue anglaise au sujet de la plasticité compositionnelle de la forme. Cette plasticité est essentielle pour le fonctionnalisme (dont certains voudraient qu’Aristote soit le “ père ”) car elle implique, même s’il n’est évidemment pas d’état mental sans état matériel, qu’on puisse décrire la pensée ou l’esprit (mind) indépendamment de la matière, du corps.3 Aussi, afin de dissiper tout malentendu sur le sens de l’hylèmorphisme chez Aristote, mais aussi sur le fait de savoir s’il peut ou non être considéré comme le “ père du fonctionnalisme ”, le plus sage est de revenir d’abord sur le traité De l’âme, II, 1-3, où Aristote définit ce qu’il est aujourd’hui convenu de nommer “ hylèmorphisme ”. Nous verrons ensuite, dans une brève seconde partie, quel est le sens du débat contemporain sur l’éventuel fonctionnalisme du Stagirite et ce que ce débat peut apporter à la 2 Voir sur ce point F. Nuyens, L’Évolution de la psychologie d’Aristote, Louvain 1973 (1939 en néerlandais et 1948 pour la première édition de sa traduction française). Sans doute est-ce dans ce livre, ainsi que que dans sa remarquable révision par C. Lefèvre, Sur l’évolution de la psychologie d’Aristote (Louvain, 1972), que l’on trouvera les meilleures définitions de l’hylèmorphisme aristotélicien. Resterait toutefois à savoir si le dilemme âme/intellect est celui d’Aristote ou de ses lecteurs néo-thomistes… 3 C’est un des axes forts de l’excellent recueil de M. Nussbaum et A. Rorty, Essays on Aristotle’s De Anima, Oxford, 1992. Voir aussi B. Williams, “ Hylomorphism ”, Oxford Studies in Ancient Philosophy, 1986, 189-199. Esprit-Jean-Louis-Labarrière.doc © Delagrave Éditions 2003 2 compréhension (ou à la mécompréhension…) de la pensée aristotélicienne relative aux relations âme/corps et âme/esprit. 1. La définition [la plus] commune de l’âme comme : “ entéléchie première d’un corps naturel qui possède potentiellement la vie ” (De l’âme, II, 1, 412 a 27-28). Comprendre cette définition revient à comprendre en quoi la possession de l’âme, ou d’une âme — nous verrons que ce n’est pas exactement la même chose — est le principe de la distinction entre les corps naturels vivants et les corps naturels non-vivants. En d’autres termes, que peut bien signifier pour l’âme que d’être “ l’entéléchie première d’un corps naturel possédant la vie en puissance ” (DA, II, 1, 412 a 27-28), c’est-à-dire “ d’un corps naturel qui a des organes ” (id., 412 b 5-6) ? Pour célèbre que soit cette définition, il faut cependant se souvenir qu’Aristote ne la livre qu’avec les plus extrêmes précautions : comme il le dit lui-même au début du premier “ chapitre ”4 de ce Livre II, Aristote est à la recherche de la définition la plus générale ou la plus commune de l’âme (koinotatos logos, 421 a 4-5). Puis au moment même où il nous la donne, il semble ne le faire que sous certaines réserves : “ si donc (ei de) il nous faut (dei) proposer une définition commune (koinon…legein)… ” (412 b 4-5). Enfin, le Philosophe conclut son chapitre en soulignant qu’il ne s’agit là que d’une esquisse (tupos) et d’une ébauche (hupographê) de définition (413 a 9-10). Il reviendra aux deux chapitres suivants de montrer que cette définition est insuffisante et Aristote ira même jusqu’à dire que la recherche d’une telle définition commune (koinon logon) est ridicule, risible (geloion, DA, II, 3, 414 b 25). 1. Âme, corps et substance Une triviale mais non inutile remarque de vocabulaire pour commencer : nous traduisons par “ âme ”, d’après sa traduction latine par anima, le mot grec psukhê. Psukhê, comme anima, désigne en premier lieu le souffle, le souffle de vie, mais il existe aussi en latin le terme animus, que nous traduisons aussi souvent par “ âme ” et qui désigne plutôt ce qui s’oppose au corps, soit l’esprit, le siège de la pensée ou des autres facultés de l’âme, tandis qu’anemos, en grec, désignait le vent, et par extension le siège des passions dans l’âme.5 Il en résulte qu’en simplifiant les choses nous pouvons dire qu’à la différence de ce qui sera le cas dans la tradition chrétienne, puis cartésienne, 4 Rappelons à toutes fins utiles que la division des livres en chapitres n’est nullement d’Aristote… 5 Sur tous ces points, je ne saurais trop recommander la lecture de R. B. Onians, Les Origines de la pensée européenne. Sur le corps l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin, Seuil, Paris, 1999 (trad. B. Cassin, A. Debru, M. Narcy). Esprit-Jean-Louis-Labarrière.doc © Delagrave Éditions 2003 3 le problème de l’âme des bêtes, voire des plantes…ou même des femmes, ne se pose pas chez les philosophes grecs en termes d’existence (les bêtes ontelles une âme ?) mais en terme de nature (quelle est la nature de l’âme des bêtes ?). Et cela, tout simplement parce que psukhê désigne en premier lieu le souffle de vie et que les bêtes et les plantes sont des êtres vivants, même si ces êtres ne sont pas doués de raison. C’est ce qu’a fort bien exprimé Cicéron en écrivant : “ bestiarum animi sunt rationis expertes, les âmes des bêtes sont privées de raison ” (Tusculanes, I, 80). En conséquence le peri psukhês ou de anima, “ au sujet de l’âme ”, n’est pas un traité de “ psychologie ” et encore moins un livre au sujet de la pensée humaine ou de la raison, mais, comme nous dirions plutôt aujourd’hui, un “ traité du vivant ” destiné à présenter les principales fonctions vitales. A ce titre, ce traité s’inscrit dans ce que nous appelons aujourd’hui la biologie et dont on peut tenir Aristote pour le lointain inventeur, discipline qu’il inscrivait plus largement dans la “ physique ” conçue comme ensemble des sciences relatives à la nature. Il suffit pour s’en rendre compte de considérer ce seul énoncé : Jusqu’à présent, en effet, les exposés et les recherches sur l’âme semblent limiter leur examen à la seule âme humaine. (De l’âme, I, 1, 402 b 3-5)6 Maintenant, puisqu’il s’agit de physique, il faut encore remarquer que dans sa typologie générale des corps ou des êtres naturels, tel qu’il la présente en Physique, II, 1, Aristote distingue les corps naturels des corps artificiels, lesquels sont fabriqués à partir des éléments de ceux-ci. Les corps naturels sont définis comme étant ceux qui possèdent en eux-mêmes un principe de mouvement et de repos7, c’est-à-dire une tendance naturelle au changement. Ces corps naturels, comme Aristote le rappelle d’emblée dans les premières lignes du traité De l’âme, II, 1, sont à leur tour vivants ou non vivants (par ex. les minéraux), la vie, zôê, étant définie par la capacité à se nourrir soi-même, à croître et à dépérir. Et ce sont ces corps naturels vivants qu’Aristote appelle au premier chef des “ substances sensibles ”, dont il étudie le problème de leur définition dans la Métaphysique Z. D’où ce rappel des différents sens du terme substance fourni par Aristote lui-même dès les premières lignes du traité De l’âme, II, 1 : a) la substance, c’est la matière première, c’est-à-dire la matière (hylê) qui n’a reçu aucune forme, soit la pure puissance en attente d’être actualisée en recevant une forme. b) la substance, c’est la figure et la forme (morphê kai eidos) qui déterminent, “ informent ”, la matière. c) la substance, c’est le composé de la matière et de la forme, le sunolon, et les corps naturels en sont le meilleur exemple : ce sont ces corps 6 Sauf indication contraire, je citerai le traité De l’âme dans la traduction d’E. Barbotin, Les Belles Lettres, coll. CUF, Paris, 1966. 7 Voir aussi DA, I, 3, 406 b 16-25 et la critique de Démocrite qui s’ensuit pour avoir oublié que le principe du mouvement doit être aussi principe de repos. Esprit-Jean-Louis-Labarrière.doc © Delagrave Éditions 2003 4 naturels que l’on reconnaît le plus (malista, 412 a 11) comme des substances car ils sont principe des autres (arkhai, 412 a 13). Tout le problème est donc en premier lieu de ne pas “ substantialiser ” plus que de nécessité la forme, morphê ou eidos, voire skhêma, car, selon Aristote contre Platon, seul le composé est une substance existant réellement à l’état séparé.8 D’où les fameuses “ formes substantielles ” des scolastiques qui feront tant bondir Descartes 9 alors qu’il s’agissait simplement de signifier par-là que si l’on peut bien dire, en langage aristotélicien que “ la forme est plus substance que la matière en ce qu’elle la détermine ”, on ne peut dire que les formes existent à titre de substances séparées et donc, au sujet des substances sensibles, que l’âme au sens de principe vital puisse exister en dehors du corps (d’où le problème soulevé par la séparation ou séparabilité, voire immortalité, de l’âme pensante ou intellect). Voilà qui justifie l’énoncé suivant : “ l’âme est quelque chose du corps ” (DA, II, 2, 414 a 21). Ce qu’il nous maintenant étudier plus avant en commençant par expliquer pourquoi Aristote renvoie dans les cordes ceux qui se demandent si l’âme et le corps ne font qu’un. En effet, soutient le Stagirite, il n’y a pas plus lieu de se poser cette question qu’au sujet de la cire et de l’empreinte ou figure (skhêma, DA, II, 1, 412 b 7) et, plus généralement au sujet de l’unité de la cause déterminante (la forme) et de la cause déterminable (la matière) : nous n’avons pas affaire à plusieurs êtres ou substances, le corps et l’âme, la forme et la matière, la cire et l’empreinte, qui pourraient exister séparément les uns des autres, mais à un seul, lequel est le seul à avoir une existence séparée et à être une substance. Comprendre cette unité implique donc seulement de savoir distinguer la chose en puissance et la chose en acte : La matière prochaine et la forme sont une seule et même chose, mais en puissance d’un côté, et en acte de l’autre. Demander, par conséquent, comment elles s’unifient, revient à rechercher quelle est la cause de l’unité, et pourquoi ce qui est un est un. Chaque chose, en effet, est une, et ce qui est en puissance et ce qui est en acte ne sont en quelque sorte qu’une seule chose. Il en résulte qu’il n’y a de l’unité aucune autre cause que l’action du moteur, qui opère le passage de la puissance à l’acte (Métaphysique, H, 6, 1045 b 1822 ; trad. J. Tricot) Autrement dit, il n’y a aucun sens à se demander pourquoi ce qui est un est un puisque c’est précisément cette unité qui le définit. Raisonner autrement suppose que l’on partage la doctrine platonicienne de la participation, une absurdité selon Aristote10. C’est ce qu’a fort bien expliqué 8 D’un certain de point de vue, à supposer que l’on puisse parvenir à définir la “ matière première ”, il serait moins faux de dire que chez Aristote la matière peut exister à l’état séparé que de soutenir qu’il en va ainsi des formes. Cela ne fait nullement d’Aristote un “ matérialiste ”, mais l’en sépare radicalement des “ spiritualistes ” et autres “ idéalistes ”. 9 Pour une fine appréciation des rapports entre Platon, Aristote et Descartes relativement à la conception de l’âme, on se reportera avec profit à M. Frede, “ On Aristotle’s Conception of the Soul ”, in Nussbaum et Rorty, op. cit, 93-107. 10 Cf. Métaphysique, A, 9, 991 a 20-23. Esprit-Jean-Louis-Labarrière.doc © Delagrave Éditions 2003 5 G. Rodier en écrivant : “ La forme d’une chose et sa matière ne sont pas deux éléments qui subsistent en elle simplement juxtaposés ; la forme n’est pas autre chose que la matière en acte. Une fois réalisée, la forme ne se distingue plus de la matière ”11. D’où les exemples de la hache ou de l’œil donnés par Aristote afin de se faire mieux entendre. Si l’âme est substance au sens de forme, c’est-à-dire qu’elle est le to ti en einai, l’ “ essentiel de l’essence ” de tel corps déterminé (DA, I, 1, 412 b 10-11) et si nous supposons, par exemple, qu’une hache soit un corps naturel, alors la “ hachéité ”, le tranchant, serait sa substance formelle, son âme, et nulle hache ne saurait en être privé sans cesser d’être une hache, sauf par homonymie. De même, si nous supposons que l’œil est un animal complet, la vue comme capacité de voir en sera alors l’âme, tandis que l’œil sera comme la matière de la vue. De ce point de vue, il n’est donc pas faux de dire que l’âme comme forme, c’est la fonction, voire la structure. 2. Entéléchie première et entéléchie seconde Entelekheia, dont la “ traduction ” traditionnelle est “ entéléchie ” désigne ce qui a atteint son telos, sa fin, but ou terme, c’est-à-dire ce qui possède son telos en soi et qui est pour cela même parfait, achevé.12 C’est donc une bonne traduction que celle donnée par Bodéüs dans sa récente traduction du traité De l’âme par “ réalisation ”13, terme plus parlant en français qu’entéléchie, qui est un pur et simple décalque du grec : être en entéléchie (ou en acte) implique d’avoir “ réalisé ” son potentiel, tout comme, si l’on me permet cette comparaison, on “ réalise ” son capital en vendant ses actions, lequel capital n’existe qu’en puissance avant sa “ réalisation ”. L’exemple favori d’Aristote, qu’il emploie d’ailleurs en ce chapitre, consiste à distinguer la simple possession d’une science (je suis grammairien de profession) de son exercice actuel (je suis en train de rédiger une grammaire). La simple possession d’une science correspond à ce qu’Aristote appelle l’acte premier, l’entéléchie ou réalisation première. L’exercice actuel d’une science correspond à ce qu’Aristote appelle l’acte second, l’entéléchie ou réalisation seconde. Appliquée à l’âme par rapport au corps, cette distinction donne ceci : de même que le fait d’être vivant implique de pouvoir être en état de 11 Cf. G. Rodier, Commentaire du Traité de l’âme, Paris, Leroux, 1900, 178. Une remarque d’usage au passage : chez Aristote, comme chez les Grecs en général, c’est le fini qui est positif, par ex. l’adulte par rapport à l’enfant — nul être sensé ne souhaiterait mener toute sa vie une vie d’enfant ” dit souvent Aristote —. L’infini, qui se dit en grec apeiron, “ illimité ”, est donc porteur d’une valeur négative car c’est du non-fini, de l’inachevé. Le monde est parfait parce que fini. 13 Cf. Aristote. De l’âme, Traduction inédite, présentation, notes et bibliographie par Richard Bodéüs, Paris, GF-Flammarion, 1993. 12 Esprit-Jean-Louis-Labarrière.doc © Delagrave Éditions 2003 6 sommeil (= entéléchie première) ou en état de veille (= entéléchie seconde), de même on dira de l’âme qu’elle est l’ “ entéléchie d’un corps possédant la vie en puissance ”, définition où entéléchie doit s’entendre au sens d’entéléchie première. Autrement dit, ce principe de vie qu’est l’âme est comparable à la simple possession de la science (sans donc son exercice actuel) ou à l’état de sommeil. Reprenons les exemples de la hache et de l’œil : la “ hachéité ” (ou le tranchant) et la vue (comme capacité de voir) seront considérées comme les entéléchies premières de la hache et de l’œil, au même titre que l’état de sommeil pour le vivant, mais l’action de trancher et la vision seront leurs entéléchies secondes respectives, au même titre que l’état de veille pour le vivant. Il faut donc comprendre que si l’entéléchie première est acte par rapport à la pure puissance, elle est encore puissance par rapport à l’entéléchie seconde : le grammairien peut bien, tel l’homme total de Marx, aller à la pêche ; c’est alors un grammairien qui n’exerce pas actuellement sa science de la grammaire (même si, toujours actuellement, il en exerce une autre…) et qui l’a comme en réserve, en attente d’être actualisée par l’exercice effectif de sa science grammaticale mise en mouvement par un quelconque objet grammatical. Dans un contexte que nous laisserons ici de côté — doit-on considérer la sensation comme une altération ? —, Aristote s’explique plus longuement sur ces différences : Dans le premier sens, quelqu’un est savant (epistêmon) comme lorsque nous disons que l’homme est savant, parce que l’homme fait partie des êtres savants et qui possèdent le savoir (epistêmê)14 ; en un autre sens, nous appelons savant celui qui possède déjà (êdê) la grammaire (tên grammatikên) 15 ; or chacun d’eux n’est pas <savant> en puissance (dunatos) de la même manière, mais le premier l’est parce que son genre et sa matière sont tels, tandis que le second l’est parce qu’il est à volonté capable (dunatos) de contempler (theôrein : exercer son savoir), si rien d’extérieur ne vient l’en 14 Je rends ici epistêmê par “ savoir ” plutôt que par “ connaissance ” ou “ science ” afin de n’utiliser, comme en grec, que des termes de la même famille. 15 Contrairement à ce que soutient Bodéüs dans sa n. 4 de la p 161 de sa traduction, je ne crois pas que grammatikê renvoie ici à la pure capacité d’écrire, au savoir-tracer-des-lettres plutôt qu’ au savoir-écrire-sans-faute, lequel serait dû à l’exercice de cette disposition. Comment comprendre en ce cas que le second emploi du terme savant renvoie à celui qui est capable de “ spéculer ” (c’est ainsi que Bodéüs rend theôrein) à volonté ? Si cette option devait être retenue, on verrait mal comment le passage de la puissance à l’acte dans le cas du second sens de puissance ne relèverait pas encore de l’apprentissage et donc du passage d’un état à son opposé, ce qui ruinerait purement et simplement les distinctions qu’Aristote s’efforce de faire comprendre à l’aide de cette comparaison. Avec la tradition, je crois bien au contraire qu’il s’agit de la grammaire elle-même, c’est-à-dire de la science grammaticale, et qu’en conséquence ce deuxième sens de puissance se confond avec celui de l’entéléchie première, ce que d’ailleurs Bodéüs reconnaît dans ses autres notes : quand le savant n’exerce pas actuellement la science qu’il a déjà acquise (quand il n’est pas “déjà contemplant”), alors cette dernière est, pour employer les termes mêmes de Bodéüs, dans l’état d’une “ réalisation première ”, tandis que lorsqu’il l’exerce, nous avons affaire à une “ réalisation seconde ”. Esprit-Jean-Louis-Labarrière.doc © Delagrave Éditions 2003 7 empêcher ; quant à celui qui est déjà contemplant (êdê theôrôn), il l’est en entéléchie et sait au sens fort (kuriôs epistamenos) que ceci est l’A. Les deux premiers sont donc, l’un et l’autre, savants en puissance, mais l’un est altéré (alloiôtheis) par l’étude (dia mathêseôs) et est souvent changé à partir d’un état opposé, tandis que l’autre passe d’une autre manière de la possession de la sensation ou de la grammaire sans son exercice à son exercice même. (De l’âme, II, 5, 417 a 22-b 2 ; trad. personnelle) Aristote distingue donc trois emplois possibles du terme “ savant ” (S). Avec M. Wedin 16, nous pouvons les formaliser ainsi : S1. X est un savant1 ⇔ X est la sorte de chose capable1 de devenir savant2 (X appartient à l’espèce appropriée) S2. X est un savant2 ⇔ X est capable2 d’être sachant3 (X a actualisé1 sa capacité1 de savoir2) S3. X est un savant3 ⇔ X est en train de contempler un objet intelligible particulier (X a actualisé2 sa capacité2 de savoir3 ou X exerce actuellement son savoir2) Maintenant, étant entendu que S1 et S2 (ou les deux premiers emplois du terme “savant”) renvoient à deux modalités différentes pour un être d’être en puissance, tandis que S3 (ou le troisième emploi du terme “savant”) renvoie à l’être proprement en acte, quel est le sens de la distinction entre S1 et S2 ? Aristote s’en explique en distinguant le passage de S1 à S2 du passage de S2 à S3 : dans le premier cas, X a actualisé une de ses puissances en passant d’un certain état à son état opposé, tandis que dans le second cas, X a actualisé une de ses puissances en passant de son non-exercice à son exercice. Reprenons l’exemple de la grammaire : celui qui l’ignore, et qui parce qu’il est homme est un sujet qualifié pour l’acquérir, celui-là, quand il acquiert la grammaire, passe d’un certain état, l’ignorance, à son état opposé, la connaissance (et il le fait fréquemment tant il est vrai que cette connaissance ne s’acquiert pas d’un seul coup) ; à l’inverse, celui qui a acquis la grammaire et qui a donc déjà opéré le passage de S1 à S2 , celui-là, quand il exerce actuellement son savoir, ne passe pas d’un certain état à son état opposé, mais simplement du non-exercice d’une science déjà acquise à son exercice actuel. Pour user d’une autre comparaison, qui est celle même d’Aristote, en exerçant actuellement sa science, le grammairien la “ réveille ” puisqu’il fait passer sa science de son état de sommeil à son état de veille. De ce point de vue, comme l’indique les deux êdê, “ déjà ” ou “ actuellement ”, qui caractérise l’état de X quand il est S2 ou S3, la seconde façon d’être en puissance se confond avec la première façon d’être en entéléchie quand on entend distinguer deux manières d’être en acte, ce que fait explicitement Aristote dans le traité De l’âme, II, 1, 412 a 22-b 9, où la 16 Cf. M. Wedin, Mind and Imagination, New Haven, Yale University Press, 1988, 15. Esprit-Jean-Louis-Labarrière.doc © Delagrave Éditions 2003 8 distinction entre la simple possession de la science et son exercice actuel s’applique à la façon dont on dit que l’âme est l’entéléchie première du corps. Or qui possède la science sans l’exercer actuellement sinon celui qui la possède “ déjà ”, soit S2, et qui l’exerce actuellement sinon celui qui est “ déjà contemplant ”, soit S3 ? Il y a donc quelque chose de radicalement différent entre le passage de S1 à S2 et celui de S2 à S3. C’est ce qu’il faut toujours avoir présent à l’esprit quand on entend distinguer le passage de la pure puissance à l’état d’acte du passage de l’état d’acte premier (ou entéléchie première) à l’état d’acte second (ou entéléchie seconde), l’entéléchie première, bien que déjà acte étant encore en puissance par rapport à l’entéléchie seconde. En conséquence, dire de l’âme, forme substantielle du corps, qu’elle est l’entéléchie première de celui-ci, c’est dire, aussi surprenant que cela puisse paraître, qu’elle est corps en acte. C’est ce qui, d’un autre côté, explique pourquoi Aristote insiste si souvent sur le fait qu’il ne s’agit pas de n’importe quel corps, mais d’un corps naturel possédant la vie en puissance, d’un corps possédant des organes. En effet, comme nous venons de le voir, il faut que le sujet qui passe de la puissance à l’acte soit qualifié pour ce faire, ce qui, pour ce qui nous occupe, n’est pas le cas de n’importe quel corps, mais seulement de celui qui est qualifié pour ce faire. Voilà qui implique qu’il soit non seulement un corps naturel (ni pure matière, ni corps artificiel), mais ait encore la vie en puissance, soit un “ corps naturel vivant ” n’attendant, si l’on peut dire, que la vie pour être “ parfaitement ” vivant. De son côté, l’âme n’est jamais que l’actualisation de cette puissance, sa mise en fonction a minima qui donne effectivement vie à ce qui “ était ” déjà vie en puissance. C’est bien pourquoi Aristote peut conclure (oun, donc, 413 a 4) ce premier chapitre du Livre II en soulignant que “ l’âme n’est pas séparable du corps ” (je laisse encore provisoirement de côté l’éventuelle réserve relative à l’intellect). Il n’y a, en effet, pas plus de sens à parler d’un corps vivant sans âme (c’est-à-dire sans vie) que d’une âme sans corps puisqu’elle n’est jamais que le “ principe vital ” de ce corps 17, d’où, derechef, cet énoncé : “ l’âme est quelque chose du corps ” (DA, II, 2, 414 a 20-21). Il faut donc bien comprendre qu’en disant que l’âme est “ l’entéléchie première d’un corps naturel possédant la vie en puissance ”, Aristote n’entend nullement signifier qu’elle est l’exercice même des fonctions vitales, mais tout au contraire qu’elle est la capacité d’exercer ces fonctions, d’où les comparaisons avec l’état de sommeil ou avec le grammairien n’exerçant pas actuellement sa science. Car, ce qui exerce ces fonctions vitales, les “ actualise ”, les fait passer de leur état d’entéléchie première à leur état d’entéléchie seconde, c’est l’être vivant, toi, moi, Rantanplan, le roseau. 3. Conséquences de cette première définition de l’âme 17 J’emploie à dessein l’expression “ principe vital ” afin de bien montrer que, contrairement à ce que voudraient certains vitalistes spiritualistes, l’âme au sens de “ principe vital ” n’a rien chez Aristote de “ spiritualiste ”. Esprit-Jean-Louis-Labarrière.doc © Delagrave Éditions 2003 9 1) Si l’âme est ce qui fait de tel type de corps, c’est-à-dire d’un corps possédant la vie en puissance, ce qu’il est, il en résulte que si on l’en sépare, ce corps n’est plus ce qu’il est, un corps vivant, et qu’il n’est plus tel que par homonymie puisqu’il a perdu ses fonctions, comme un cadavre ou un corps de pierre. Il vaut la peine de s’arrêter quelques instants sur cette doctrine de l’homonymie. En effet, qu’entend Aristote dire par là et ses exemples sontils pertinents ? Reprenons une nouvelle fois l’exemple de la hache. Une hache n’est une hache, à en croire Aristote, que si elle est faite d’un métal capable de trancher (une hache de carton ne serait une hache que par “ homonymie) et tranchant (le métal doit être aiguisé pour être tranchant). D’où il devrait résulter que, le plus souvent, les haches que nous pouvons contempler dans nos musées d’art paléolithique ou, plus encore, de “ traditions et d’art populaire ” dont s’enorgueillissent nos terroirs, devraient être accompagnées de la mention : “ ceci n’est pas une hache ”. Mais ce sont pourtant des haches ! Pas de papier, comme l’œil peint (DA, II, 1, 412 b 22) ! Que veut donc dire Aristote, dont l’exemple n’est pas particulièrement probant (il suffit d’aiguiser la hache pour qu’elle retrouve son tranchant) ? Tout simplement ceci, je crois : l’âme, comme forme, c’est la fonction, même en l’état de sommeil. En d’autres termes, une fois privé de sa fonction, un corps vivant n’est plus qu’un corps mort (pensons à Claude Bernard et à la nécessité d’étudier les fonctions des organes in situ) et il n’y a plus aucun sens à s’interroger sur sa fonction puisqu’elle est, par définition, “ absente ”. C’est bien pourquoi un œil peint n’est un œil que par “ homonymie ”. Un œil en fonction, c’est-à-dire vivant, est en œil en capacité de voir, même s’il n’exerce pas actuellement sa fonction, comme lorsque nous rêvons. 2) La relation de l’âme au corps n’a pas la quasi-totale plasticité de la relation de la forme à la matière. En effet, “ en poussant le raisonnement à la limite ” n’importe quelle forme peut déterminer n’importe quelle matière : le buste de Marianne, quelque “ forme ” qu’on lui donne, peut aussi bien être en bois, en bronze ou en plâtre. Mais il ne saurait être cependant de pure eau, première limite à la doctrine de la plasticité. Plus encore donc que la forme par rapport à la matière, l’âme-forme ne peut être considérée comme indépendante du corps-matière : la fonction ou l’entéléchie d’un organe ou d’un corps ne saurait exister à l’état séparé. Si donc l’âme, sans être cependant un corps, est quelque chose du corps, elle ne peut se trouver dans n’importe quel type de corps, mais dans un corps déterminé de telle ou telle façon (DA, II, 2, 414 a 20-22). 3) D’où il résulte que la doctrine de la réincarnation ou métempsychose est une énorme absurdité, pour ne pas dire une “ fumisterie ” : “ n’importe quoi ne peut recevoir n’importe quoi ” (DA, II, 2, 414 a 22-27 ; cf. déjà I, 3, 407 b 20-27). Il faut voir dans cette critique des Pythagoriciens et de Platon l’application rigoureuse des principes de l’hylèmorphisme : un corps de plante ou de bête n’est pas un corps d’homme et ne saurait recevoir une âme pour lequel il n’est pas approprié. Autrement dit, si le buste de Marianne peut bien prendre la forme, l’aspect, de Brigitte Bardot ou de Catherine Deneuve, ni l’âme de Brigitte Bardot, ni celle de Esprit-Jean-Louis-Labarrière.doc © Delagrave Éditions 2003 10 Catherine Deneuve n’entreront jamais dans mon ficus ni ne se réincarneront dans le corps de Médor ! 4) Si jamais il était une partie de l’âme qui pouvait exister séparément du corps, il faudrait qu’elle ne soit l’entéléchie d’aucun organe (DA, II, 1, 413 a 6-7). C’est ce qu’Aristote dira de la pensée “ pure ” en affirmant qu’il n’y a pas d’organe de la pensée (DA, III, 4, 429 a 24-429 b 5). Mais, problème immense pour les lecteurs d’Aristote, reste à savoir si cela seul qui peut être immortel et éternel (DA, III, 5, 430 a 22-25) est personnel (Thomas d’Aquin) ou impersonnel (Averroès). C’est ce que, depuis Nuyens entre autres, il est convenu d’appeler “ le dilemme âme-intellect ” (l’âme est inséparable du corps, soit, mais qu’en est-il de l’âme pensante ou intellect ?), sur lequel surfent allégrement les interprétations fonctionnalistes d’Aristote qui trop souvent réduisent l’anima à la mens, focalisées qu’elles sont sur le mind-body problem. 4. Les insuffisances de cette définition L’esquisse ou ébauche de cette définition commune à tout type d’âme est une définition seulement nominale qu’il faut, soutient Aristote, mettre à l’épreuve de la multiplicité des vivants, précisément parce que ce n’est qu’une définition seulement nominale ne permettant pas de décrire les choses telles qu’elles sont (DA, II, 2-3). Principe. Toute définition, pour définir réellement ce qu’elle définit, ne doit pas se contenter de rapporter des faits ou des conclusions, mais doit exprimer la cause de la chose, or de ce point de vue la définition jusqu’à présent donnée est insuffisante (DA, II, 2, 413 a 13-20). Corollaire. Si ce qui distingue l’animé de l’inanimé, c’est la vie, il faut alors prendre en considération ce fait : puisqu’il existe, pour les vivants, différentes façons de vivre, alors il suffit qu’une seule soit réalisée en un être pour que cet être soit un vivant (DA, 2, 413 a 22-25). Or, il y a trois, voire quatre facultés qui font d’un être un être vivant : la faculté nutritive, la faculté sensitive et la faculté pensante, facultés auxquelles il faut ajouter la faculté motrice qui permet à certains des êtres doués de sensation de se mouvoir, faculté qu’Aristote ajoute assez régulièrement aux trois premières bien qu’à la différence de ces trois-là elle ne définisse pas le propre d’un des trois grands types de vivants comme le font la faculté nutritive pour les plantes, la faculté sensitive pour les bêtes et la faculté pensante pour les hommes. Aristote cherche donc à donner une, voire des définitions nécessaires et suffisantes permettant de définir le propre de chaque “ grand règne ” afin de définir l’âme de ces êtres réels : 1) Tout être vivant possède nécessairement l’âme ou fonction nutritive puisqu’il doit pouvoir se nourrir et se reproduire, mais les plantes ne possèdent que celles-là (DA, II, 2, 413 a 25-b 1). 2) Tout animal (l’homme n’en est qu’un parmi d’autres) possède, en plus de cette fonction qui ne le définit pas proprement, l’âme ou fonction Esprit-Jean-Louis-Labarrière.doc © Delagrave Éditions 2003 11 sensitive qui, elle, le définit proprement en tant qu’animal (DA, II, 2, 413 b12). 3) Il faut donc bien distinguer le fait d’être un vivant et le fait d’être un animal : les plantes sont des vivants, mais puisque ce ne sont pas des animaux, elles ne possèdent pas la sensation (DA, II, 2, 413 b 2-4). 4) Posséder la sensation et donc être un animal nécessite seulement la sensation du toucher qui est le seul sens indispensable à la survie de l’animal (DA, II, 2, 413 b 4-5) : il peut donc exister des animaux dont la sensation est bornée au toucher et seule la destruction du toucher entraîne la mort de l’animal, ce qui n’est pas le cas des autres sens, sauf “ par accident ” (je peux bien mourir si vous me crevez les yeux et si mes plaies cicatrisent mal, mais “ par soi ” la perte de la vue n’entraîne pas la mort et l’on peut bien naître [et vivre !] aveugle, voire aveugle, sourd et muet). 5) Certains animaux possèdent en outre la faculté de se mouvoir (DA, II, 3, 414 b 17 ; 415 a 6-7). 6) Seul l’homme possède la pensée (noein), et par-là toutes les autres facultés puisqu’elles sont montées en chaîne et que le plus implique le moins (DA, II, 3, 414 b 18-19 ; 415 a 7-11), alors que l’inverse est faux : posséder la faculté nutritive n’implique nullement de posséder la faculté sensitive et posséder la faculté sensitive n’implique pas non plus de posséder la faculté pensante, ni même d’ailleurs la mémoire et l’“ imagination ” que seuls certains animaux, peu nombreux, possèdent (DA, II, 3, 414 a 29-414 b 19). 5. Conclusions 1) L’âme est la source (arkhê) de ces facultés et elle se définit par elles (DA, II, 2, 413 b 11-13), donc il ne peut y avoir de définition commune de l’âme puisque celle-ci sera “ par définition ” trop générale pour donner la cause de la vie de chaque type de vivant. Chercher une telle “ définition commune ” est donc bien “ ridicule ” (DA, II, 3, 414 b 25-28). 2) La notion d’âme a le même type d’unité que celui de la figure géométrique : de même que toutes les figures se construisent à partir du triangle et que toutes les figures postérieures (ou plus complexes) contiennent les figures antérieures (ou plus simples, à commencer par le triangle) qui permettent de les construire, de même toutes les formes d’âme impliquent l’âme nutritive, c’est-à-dire le principe vital de base. Autrement dit, les formes postérieures impliquent les formes antérieures sur le mode du “ si ceci…alors cela ” parce que “ pas de ceci…sans cela ” (II, 3, 414 b 28415 a 8). Conclusions d’Aristote : Il faut donc pour chaque type d’êtres vivants se demander quelle sorte d’âme lui appartient en propre : ainsi quelle est l’âme propre à la plante, à l’homme, à la bête. (DA, II, 3, 414 b 32-33) Traiter de chacune des facultés en particulier est la façon la plus appropriée de traiter de l’âme. (DA, II, 3, 415 a 12-13) Esprit-Jean-Louis-Labarrière.doc © Delagrave Éditions 2003 12 II. Functionalism or “ junk it ” ? Myles Burnyeat a, non sans arguments, balayé d’un revers retentissant toute tentative de voir en Aristote un quelconque père du fonctionnalisme, d’où, à propos de la pseudo (et piètre) philosophie de l’esprit aristotélicienne son mémorable “ junk it ”.18 Mais le nœud de son argumentation, qui consiste, contre Sorabji19, à rejeter toute interprétation physiologique du procès de la perception, reste controversé et permet toujours aux tenants de l’interprétation fonctionnaliste20 de répondre non moins vigoureusement à Myles Burnyeat. L’origine de ce débat est en fait double : d’une part, nombre d’interprètes croient trouver dans l’hylèmorphisme aristotélicien, qu’ils réinterprètent en termes fonctionnalistes, une issue entre le dualisme issu de Platon ou de Descartes et le monisme ou matérialisme réductionniste ; d’autre part, puisque ni la perception ni la pensée ne sauraient se réduire à de purs phénomènes matériels, Aristote aurait ouvert la voie à la philosophie de l’esprit de type fonctionnaliste. C’est d’ailleurs pourquoi le thème de la plasticité de la forme est si essentiel pour les tenants de l’interprétation fonctionnaliste : le fonctionnalisme soutient, en effet, que le même état mental peut être supporté par plusieurs états physiques différents, d’où le fameux parallèle entre software et hardware. Remarquons donc que s’il est vrai qu’Aristote n’est ni dualiste, ni matérialiste et s’il l’est également qu’un Hermès peut aussi bien être d’airain, de bois ou de plâtre, il y a néanmoins lieu de distinguer les relations forme/matière, âme/corps et esprit/corps. En effet, si l’hylèmorphisme aristotélicien demande de comprendre la relation âme/corps sur le modèle de celle entre la forme et la matière, c’est non seulement pour insister, contre le dualisme, sur leur inséparabilité, mais c’est aussi, nous l’avons vu, pour soutenir conséquemment que “ n’importe quoi ne peut recevoir n’importe quoi ”, ce qu’oublient un peu trop vite les tenants d’une interprétation fonctionnaliste de la pensée d’Aristote, trop prompts à passer de l’âme, psukhê, à l’esprit ou pensée, nous, mens. Or, il est bien évident que l’âme et l’esprit ne sont pas la même chose chez Aristote. Plus encore : rien n’assure que l’âme pensante soit en sa totalité séparable du corps et descriptible jusque dans son fonctionnement indépendamment des organes corporels. En effet, outre que Aristote soutient que l’intellect passif est périssable et donc qu’il meurt quand nous mourons (DA, III, 5, 430 b 24-25), il soutient aussi 18 Cf. M. Burnyeat, “ Is an Aristotelian Philosophy of Mind Still Credible ? A Draft ”, in Nussbaum and Rorty, op. cit., 15-26. 19 Cf.R. Sorabji, “ Body and Soul in Aristotle ”, Philosophy 49, 1974, 63-89, repris dans J. Barnes, M. Schofield & R. Sorabji, Articles on Aristotle 4. Psychology & Aesthetics, Londres, Duckworth, 1979, 42-64. 20 Cf. M. C. Nussbaum et H. Putnam, “ Changing Aristotle’s mind ”, in Nussbaum et Rorty, op. cit., 27-56. Voir aussi, dans le même volume, l’article de S. Marc Cohen, “ Hylomorphism and Functionalism ”, 57-73. Esprit-Jean-Louis-Labarrière.doc © Delagrave Éditions 2003 13 que si l’activité intellectuelle est dépendante de l’imagination, alors elle ne s’exercera pas indépendamment du corps du fait que l’imagination est une fonction commune à l’âme et au corps (DA, I, 1, 403 a 7-10), d’où l’impérieuse nécessité qu’il n’y ait point d’organe de la pensée afin que celle-ci puisse s’exercer indépendamment du corps (DA, III, 4, 429 a 24-27, b 5). Voilà qui revient à dire qu’on ne saurait décrire l’activité de l’âme, même pensante, indépendamment de celle du corps. Myles Burnyeat pourrait donc bien triompher en un premier temps : puisque, lorsque nous sentons ou pensons, il semble ne rien se passer dans le corps et que, de surcroît, la physiologie d’Aristote est indigente, il ne reste plus, comme le fit Descartes, qu’à se débarrasser de tout ce fatras. Mais ce triomphe risque d’être à son tour une victoire à la Pyrrhus car, pour l’assurer, il faut assumer que la conception aristotélicienne de la matière est aujourd’hui pour nous autres cartésiens inacceptable. Ce à quoi l’on peut toujours rétorquer qu’en termes de physique moderne, le choix entre Aristote et Descartes n’est pas particulièrement palpitant21. Plus profondément, l’intérêt de la conception aristotélicienne de l’union de l’âme et du corps tient au fait qu’il s’agit avant toute chose de décrire des fonctions vitales, or même si la physiologie du Stagirite est dépassée et peut nous paraître parfois absurde, l’appel à la description des fonctions vitales ne l’est pas. Il l’est même d’autant moins, nous l’avons vu aussi, qu’il s’agit de décrire chacune de ces fonctions en particulier et de se demander en quels corps elles peuvent s’exercer. Telle est sans doute la principale leçon à tirer de l’hylèmorphisme d’Aristote. C’est pourquoi, dans une large mesure, ce devrait moins être la définition la plus commune de l’âme comme “ entéléchie première d’un corps naturel possédant la vie en puissance ”, qui devrait retenir notre attention que sa déclinaison dans la psycho-physiologie d’Aristote et dans sa zoologie. Et cela, il va de soi, avant de se focaliser sur sa philosophie de l’esprit et de se demander si elle est ou non compatible avec les exigences du fonctionnalisme. On le voit donc, l’ambiguïté est maîtresse en ce débat, notamment parce que ce qui est à distinguer ne l’est trop souvent pas assez, ce qui est tout particulièrement le cas en ce qui concerne respectivement l’âme (psukhê) et l’esprit (nous). En effet, autant il est vrai que l’hylèmorphisme arsitotélicien insiste sur l’inséparabilité de l’âme et du corps, qui sont comme les deux faces recto/verso de l’être vivant, autant il ne l’est pas moins que la philosophie de l’esprit (au sens strict) du Stagirite demande que l’esprit soit séparé du corps et n’ait pas besoin d’organe pour effectuer ses opérations. De ce point de vue, les opérations de la pensée (ou du moins certaines de ses opérations) devraient pouvoir se décrire indépendamment du corps, mais cela demande de parvenir à se mettre au clair sur ce qu’il en est du nous chez Aristote, ce qui est une tout autre histoire… A l’inverse, que la description des différentes fonctions de l’âme implique de devoir tenir compte des différents types de vivants dans lesquels elles s’exercent, ou, 21 Cf. G. E. R. Lloyd, “ Aristotle’s Psychology and Zoology ”, in Nussbaum et Rorty, op. cit., 165. Esprit-Jean-Louis-Labarrière.doc © Delagrave Éditions 2003 14 autrement dit, que la plasticité compositionnelle de la forme soit limitée, n’entraîne pas pour autant que cette plasticité soit absolument nulle : la fonction nutritive s’exerce aussi bien dans un chêne que dans un roseau… mais il ne saurait y avoir de roseau pensant ! Jean-Louis Labarrière Centre Louis Gernet, UMR 8567, CNRS/EHESS, Paris Esprit-Jean-Louis-Labarrière.doc © Delagrave Éditions 2003 15