33. Méthodologie éval. communautaire

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33. Méthodologie éval. communautaire
À LA RECHERCHE D’UN DIALOGUE MÉTHODOLOGIQUE : LES PETITS PAS DE L’ÉVALUATION
COMMUNAUTAIRE.
Ricardo ZÚÑIGA
École de service social, Université de Montréal
La rencontre des organismes communautaires avec les appareils de gestion de l’évaluation de
programmes contient des éléments de confrontation qui sont trop souvent un obstacle à des coopérations
fondées sur une compréhension réciproque adéquate.
La recherche d’une construction intellectuelle mutuellement raisonnable est une exigence
incontournable pour des rapports de respect mutuel, dans lequel les rationalités en jeu puissent
communiquer adéquatement leur sens. Les exemples d’une conception ouverte de l’évaluation formative et
de l’utilisation de la “systématisation d’expériences” en Amérique latine témoignent de cette stratégie du
respect de la rigueur de vérification et de la rigueur de totalité, qui acceptent une coopération
méthodologique dans une conscience de complexité qui puise dans la description systématique comme
terrain d’entente et de construction commune.
1. Deux rationalités d’action, deux convictions
idéologiques
Le premier problème dans le rapport
entre les groupes communautaires et les
pratiques évaluatives courantes est celui de la
définition même du problème. La question :
“Comment aider les groupes communautaires à
évaluer leurs programmes ?” est piégée. Elle
véhicule naïvement une idéologie
“développementaliste”, qui réduit le problème à
une déficience dans la socialisation technique
des groupes communautaires, déficience qu’il
suffit de compenser par une aide pour le “how
to”. Trop de documents didactiques destinés aux
groupes communautaires sont dangereusement
paternalistes dans les efforts de leur enseigner
à évaluer : l’explication est simplifiée,
schématisée, réduite à la recette behaviorale.
Pour ces missionnaires intellectuels, il
semblerait que la rationalité puisse être réduite
à sa plus simple expression instrumentale : une
recette sur comment s’organiser pour faire ce
qu’on veut ; comment demander ce qu’il faut
pour faire ce qu’il faut ; comment justifier une
demande par la promesse contractuelle de
résultats. Ce qui est le plus inquiétant, c’est de
constater jusqu’à quel point cette logique peut
être assimilée par les groupes communautaires
eux-mêmes, qui en viennent à rechercher cet
encadrement (“aidez-nous à faire l’évaluation
qu’on exige de nous”) sans soupçonner la perte
d’autonomie qu’ils acceptent. Une militante
chilienne décrivait ainsi ces expériences
d’acceptation inconsciente d’un cadre
d’organisation des rapports sociaux qui se
présente comme objectif, rationnel et
scientifique :
Afin de survivre, la gauche chilienne s'est
trouvée forcée de créer et de développer un
type de gestion d' "entreprise" qui, à trop de
points de vue, ne se différencie pas beaucoup
d'une entreprise capitaliste quelconque. La
gauche n'a pas eu l'imagination nécessaire
pour créer au sein de ses "institutions" un
certain type de gestion et de relations qui
dépasserait, non pas seulement dans la
forme mais aussi dans le contenu, le mode de
distribution du pouvoir, des rôles et des
échelles de salaire des entreprises
capitalistes. Les 'institutions' — et même des
personnes dans leur sein — sont embarquées
dans une compétition très acharnée, que tous
semblent accepter comme inévitable,
'normale'; c'est, après tout, la même
concurrence qui existe à tous les niveaux au
pays. Il est évident que les ressources sont
limitées par rapport à l'ampleur de la
demande, mais, comment des hommes de
gauche peuvent-ils penser que la seule
réponse possible face à la pénurie est la
concurrence implacable? Une coopération
loyale, la solidarité, ne pourraient-elles pas
être une réponse alternative plausible?
La réaction au caractère légèrement
'artistique' des objectifs des premières
générations de 'projets' est aujourd'hui en
train de tomber dans l'excès contraire: le
'productivisme'. L'obsession de l'institution de
pouvoir présenter à la fin de l'année (ou lors
de la prochaine visite du représentant de
l'organisme subventionnaire étranger) un
certain nombre de 'produits' sacrifie trop
souvent l'objectif de transformation sociale,
qui était supposé soutenir et justifier la
fabrication de ces produits. (Le Saux, 1985, 49,
20-21; traduction).
C'est dans la gestion des projets
communautaires que deux logiques se
confrontent : celle de la gestion selon le schéma
rigide de la planification par objectifs et celle de
Zúñiga, R. Ouverture méthodologique : l’évaluation communautaire. ACFAS 1996
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l'action des projets communautaires, basés sur
la participation la plus étendue et la plus
égalitaire. Le constat d'une "gestion amphibie"
(Zúñiga, 1986), qui essaie de gérer les rapports
internes avec une logique sans rapport avec
celle qui gère leurs rapports externes, mène à
une réflexion sur les limites d'une épistémologie
dichotomique, tiraillée entre une socialité
communautaire, primaire, et une socialité
formalisée, secondaire ; entre l'action du
professionnel sur le terrain et celle du
technocrate dans son bureau ; entre l'autonomie
de l'action directe et l'hétéronomie imprimée par
le financement et ses exigences. Quand
l'hétéronomie financière altère l'autonomie
d'action du groupe, elle génère progressivement
un secteur différencié qui prend le rôle de porteparole auprès des instances de l'extérieur,
qu'elles soient des institutions d’État, comme les
organismes subventionnaires, religieuses,
comme les églises, ou de justice sociale, comme
les groupes internationaux d'orientation
politique libérale ou encore comme des agences
internationales de développement. Ceci crée
d'abord un certain éclatement interne entre les
intervenants de terrain et les porte-parole de
l’organisme, qui sont habituellement les
personnes qui occupent déjà des postes de
contrôle interne. Les coûts d'une telle
épistémologie sont de glisser de ce qui était
d'abord deux dialogues avec deux
interlocuteurs (bénéficiaires et bailleurs de
fonds) vers ce qui devient un double discours,
puis vers une conscience éclatée, pour aboutir à
une différentiation interne du groupe : les
intervenants sur le terrain s’adressent aux
participants directs et les gestionnaires le font
auprès des bailleurs de fonds.
L’évaluation de programmes et l’action
communautaire sont deux champs d’action bien
développés, intelligents, cohérents — et
différents. Chacune a sa logique, produit de sa
conscience adéquate des tâches à accomplir, et
chacune constitue un système cohérent, adapté
à sa fonction spécifique (voir tableau suivant).
Nous sommes en présence de deux logiques
d’action et de deux logiques de construction de
convictions. Les deux sont différentes, mais
toutes les deux sont adéquates par rapport à la
situation qu’elles ont à comprendre et à gérer.
Et si on essayait de remplacer le modèle de
la pratique comme exécution par un modèle
de la pratique comme action sociale
constructive , organisée par son propre
dynamisme? (...) Différente de la pratique
comme exécution, la pratique comme
autostructuration ne permet pas qu'on la
comprenne comme pleinement déterminée ni
comme suffisamment spécifiée par des règles
ou par des modèles de l'action pratique
(Knorr-Cetina, 1981, 150).
Une caractéristique assez présente tant
dans l’État canadien que dans l’État québécois et
qui contribue à cacher l’incohérence des
logiques en jeu, est le paternalisme autoritaire.
L’État fédéral et l’État provincial sont tous les
deux gentils, protecteurs, formateurs et assez
convaincus du bien fondé de leurs politiques, de
leurs convictions et de leurs méthodes de
gestion. Leur message est double : aide et
contrainte. Ouverture de principe, mais rigidité
formelle : “vous pouvez compter avec notre
aide pour vous aider à rencontrer les exigences
que nous vous imposons sans consultation”.
Formulaires avec des guides prolixes,
ressources de consultation, incitations à la
recherche d’aide académique : “On vous aide à
croître – nous sommes déjà des grands, merci”.
Le dialogue devient fructueux si les groupes
communautaires réussissent à parler le langage
formel de la gestion de projets. L’insécurité
ressentie, le sentiment de culpabilité et
d’incompétence formelle qui se retrouvent
couramment chez les acteurs communautaires
se marie bien avec l’offre de ressources faite
par le personnel de gestion, qui accepte avec
empathie leurs bonnes intentions—tout en
reconnaissant doucement ce sentiment
d’incompétence et ce besoin de dépendance
technique. Les chercheurs insérés dans les
milieux d’action trouvent un support continu à
leur production de manuels et de guides “how
to” pour montrer le droit chemin aux acteurs de
première ou de deuxième ligne (Aubin, 1983 ;
Bosio et Uboldi, 1991 ; Ellis, Reid et Barnsley,
1990 ; Femmes en tête, 1988 ; Hill, 1983 ; ILPES,
1981 ; López de Ceballos, 1989 ; Manrique et
Maguiña, 1984 ; Québec, Secrétariat à la
jeunesse, 1986 ; Secrétariat d’État, 1983, 1983 ;
Wong-Rieger et David, 1994).
Zúñiga, R. Ouverture méthodologique : l’évaluation communautaire. ACFAS 1996
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L’action communautaire
Conviction de la valeur de l’action, justifiée
dans des jugements de valeur de société :
l’importance reconnue d’un problème social et
d’un besoin d’action transformatrice.
Parti pris passionné, justifié dans des
jugements de valeur explicites sur des
contextes de réalité bien connus : on y croit, on
y tient, on est prêt à s’impliquer, à investir des
efforts personnels.
Crainte de manipulation politique, confiance
dans la justice de la cause—défense craintive
de la marge d’autonomie et des dangers des
coûts d’un discours trop explicite : la réflexion
autocritique peut être utilisée pour des
décisions externes adverses.
Validation diffuse : confiance dans les constats
de satisfaction comme indices de l’’efficacité de
l’action (recherche de renforcements de
l’espérance).
Perception du propre mandat comme :
– créer une visibilité à un problème,
– créer une conscience de son importance et
de son urgence,
– créer de l’enthousiasme solidaire menant à
l’implication,
– dynamiser une mouvance sociale
transformatrice,
– identifier des indices d’espérance du
changement : présences, participations,
coopérations, témoignages.
Constats multiples et diffus de conviction, de
consensus et de satisfaction : “Même si c’est
flou, ça nous suffit pour voir que ça marche”
Politique de la place publique, appel au bons
sens collectif.
Stratégie de défense des acquis, de demandes
de continuité et de croissance.
Nous soulignerons quelques pistes de
rapprochement entre les organismes
communautaires et les appareils étatiques
d’évaluation à partir de deux illustrations
méthodologiques : la logique d’animation
communautaire latino-américaine et une
perspective dans l’évaluation formative.
L’évaluation de programmes
Conviction d’objectivité fondamentale
décontextualisée, justifiée dans une cohérence
rationnelle logique : les actions sont
confrontées aux résultats visés sur la base d’un
postulat de causalité.
Conviction de sa propre neutralité politique,
justifiée en termes de méthodologies
génériques de recherche.
Crainte des incohérences méthodologiques
dans la recherche de l’efficacité et de
l’efficience des actions, méfiance des
perceptions subjectives de l’action et des
discours des participants (“chacun prêche pour
sa paroisse”...).
Processus centré sur le bien–fondé des
mesures, recherche des imperfections dans la
cohérence entre objectifs, activités, ressources
utilisées et résultats.
Perception du propre mandat comme :
– assurer la clarté et la cohérence de l’action
entreprise,
– assurer le rapport antre l’action et le résultat
(efficacité), et entre les ressources investies et
les résultats obtenus (efficience)
– vérifier l’atteinte des objectifs contractuels
qui définissaient l’entente de coopération entre
le groupe acteur et le bailleur de fond, et
– fournir des recommandations aux
commanditaires de l’évaluation pour améliorer
leur emprise sur l’action.
Mesures quantifiées des objectifs explicites et
peu nombreuses, centrées (ou limitées) aux
objectifs spécifiques ou prioritaires. “On ne peut
peut–être pas tout mesurer, mais au moins on
est sûr de ce qu’on mesure !”
Politique du discours officiel, rationalité
d’appareil d’État.
Stratégie de parcimonie, outil de justification de
la décroissance.
2. La “systématisation d’expériences” latinoaméricaine
L’éducation populaire et l’action des ONG
au Chili et en Amérique Latine ont fait un usage
fréquent d’une logique d’analyse collective de
l’action qu’on a appelée “la systématisation
d’expériences”. Outil heuristique développé par
des anthropologues, des éducateurs populaires
et des travailleuses sociales, le schéma est
utilisé pour des mises en commun des
expériences d’action collective
Zúñiga, R. Ouverture méthodologique : l’évaluation communautaire. ACFAS 1996
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Futur hypothétique,
résultat du projet
OBSTACLES
FACILITATEURS
RÉUSSITES
PROJET
Réalité présente,
conflictuelle,
contradictoire
Projection de
la réalité actuelle
vers le futur
ERREURS
Les éléments de l’analyse sont simples :
– les groupes font une prise de conscience
collective sur les aspects qui définissent leur
réalité présente, et qui risque de rester figée : la
société investit lourdement dans le maintien du
statu quo ;
– l'analyse collective permet de dégager le projet,
les actions qui pourraient modifier les
problèmes les plus pressants, et ceci dans une
optique de transformation profonde de la
société, dans un mouvement vers une société
autre ;
– l'action se situe dans le concret par
l'identification des obstacles à surmonter, qui sont
les entraves dérivées des rapports sociaux
existants, des limitations matérielles et des
restrictions politiques, et par l'identification des
facilitateurs, leurs équivalents positifs ;
– l'action s'auto-évalue en termes de progrès
vers la réalisation du projet: les erreurs et les
réussites du projet dans le choix des objectifs, des
moyens et des stratégies d'actualisation. La
stratégie suppose, ainsi : une mise en commun
des participations à l’expérience étudiée, un
effort de construction d’une lecture collective de
l’expérience, et une logique évaluative qui vise
une amélioration des actions en cours. Elle
rappelle des éléments de l’évaluation
systémique telle que décrite par Mercier :
Dans le cadre de l’approche systémique,
on considère le programme comme un
système ouvert et à ce titre, son évaluation
est contextualisée. La recherche évaluative
doit documenter les relations du programme
avec l’environnement et analyser l’influence
du milieu sur son fonctionnement. La
ressource est ainsi considérée comme un
élément d’un système plus large, à l’intérieur
duquel elle remplit une fonction. Le modèle
systémique permet d’introduire la notion de
fonction, par opposition à celle d’objectif. La
fonction est définie comme la capacité du
système ou d’un élément du système de
répondre à un ou plusieurs besoins. Dans un
système, un même élément peut remplir
plusieurs fonctions, alors qu’une même
fonction peut être assumée par différents
éléments. L’évaluation vise souvent à
déterminer l’alternative la plus fonctionnelle
(définie en termes d’efficacité ou de
rentabilité), lorsque plus d’un élément du
système peuvent répondre à une catégorie
de besoins. (Mercier, 1985 : 62–63).
3. L’évaluation formative
Nous avons analysé ailleurs avec plus
de détail (Zúñiga, 1995) comment une
“radicalisation” de l’évaluation formative peut
aider à la relier à l’action en cours et à la
“conscientisation” des participants, au sens de
Paulo Freire. Nous avons voulu synthétiser la
perspective dans le schéma ci-dessous.
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L'ACTION SOCIALE:
un processus de
production de changements
un processus
d'auto-transformation
polarité
– économique
(justification des investissements)
– politique
(légitimation de la compétence)
polarité
– éducative
(apprentissages),
– thérapeutique
(changements personnels)
comme
sujets individuels
comme
producteurs collectifs
LES ACTEURS
1. Les apprentissages et leurs interactions avec les changements
situationnels qu'ils déclenchent
2. Auto–organisation: participations, solidarités,
alliances et oppositions
NIVEAUX D'ANALYSE:
3. Institutionalisations –
l'organisation sociale concrète naissante:
symboles et normes
4. Productivité et efficacité
symbolique
(changements des significations)
Au départ, nous regardons l’action
sociale comme un processus, avec un double
regard. Comme action collective, elle est un
processus d’auto-transformation, de constitution
d’un sujet collectif. Comme l’ensemble intégré
des actions des acteurs, elle est un processus
producteur de transformations concrètes, de
production des changements.
Si le regard se concentre sur l’autotransformation, ce qui frappe d’abord ce sont des
personnes, des individus qui changent au fur et
à mesure qu’ils agissent. Un regard éducatif,
thérapeutique ou de croissance donnera la
priorité aux changements individuels et verra
en eux le profit principal de l’action. Pensons à
l’évaluation d’un enseignement, d’une
intervention en relation d’aide. Si le regard se
concentre plutôt sur le processus productif, il est
centré sur une action transformatrice, une
production de changements, avec le regard
économique qui cherche à comprendre les fruits
matérielle
(changements concrets)
des investissements, et avec une logique
politique, qui cherche les évidences du
bien–fondé de la décision politique dans ses
fruits concrets.
Cette action sociale, qui implique ainsi
auto-transformation et production de
changements, peut être analysée à quatre
niveaux. Elle est une action d’apprentissage, dans
laquelle le fait d’agir change les acteurs et
change la situation dans laquelle ils agissent :
pensons à l’acquisition d’expérience chez les
praticiens et l’image sociale de compétence ou
d’incompétence qu’ils peuvent projeter. Elle est
aussi un processus d’organisation : c’est dans
l’action que les individus développent la
conscience d’agir ensemble, d’agir vers un but
commun ou de confronter d’autres individus ou
d’autres collectifs : c’est cette conscience de
solidarité des buts et des actions qui génère les
formes d’organisation telles que syndicales et
professionnelles. Dans un troisième niveau,
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toute action qui se prolonge dans le temps
développe des ententes et des rapprochements
qui sont à la base d’accords implicites d’abord,
puis d’ententes explicites et de normes après,
générant ainsi un système symbolique commun,
une culture commune. Finalement, la productivité
et l’efficacité nourrissent dans l’action une
conscience collective de la finalité, des acquis et du
cheminement parcouru vers ces acquis. Atteindre
un but, un produit, n’est pas seulement un
processus matériel complètement mesurable
par les changements vérifiables observés dans
le monde physique : c’est aussi un processus
symbolique, une production de significations,
une forme d’efficacité symbolique (Renaud,
1995).
4. Le chemin à parcourir
La voie de progrès suggérée est celle
d’une double invitation. La logique d’État sousjacente à l’évaluation des programmes et la
logique des groupes communautaires doivent
reconnaître les tâches de prise de conscience
autocritique qui leur reviennent, et les efforts
nécessaires pour établir un dialogue fructueux
par dessus les différences — légitimes — de
perspective. L’évaluation gagnerait à
développer davantage la conscience de sa
propre rationalité. Elle n’est pas absolue, ni
totale, ni neutre : sa contribution peut enrichir un
dialogue, mais elle n’a pas de droits à s’imposer
comme seule vérité.
Quand nous respectons la culture des
groupes avec lesquels nous travaillons et
quand nous soutenons que notre rôle se situe
au niveau du processus, ce que nous disons
vraiment c’est que nous respectons les buts
qu’ils proposent, et que c’est à partir de leurs
buts à eux que nous développons notre
travail de support. Maintenant, si nous
respectons leurs buts, quelle est notre
contribution comme intervenants ? Elle est
limitée à fournir les moyens pour atteindre
les buts du groupe, ou que le groupe s’est
donné. Nous nous devons, en conséquence,
de fournir des instruments plus économiques
ou plus performants, des moyens ou des
procédures pour les élaborer conjointement.
En conséquence, ce que nous apportons aux
groupes, ce sont des procédures plus
rationnelles pour atteindre leurs buts. C’est la
raison occidentale, après tout, qui caractérise
l’Occident. Nous disons aux paysans : une
fois donnés les fins ou les buts, il y a toujours
des meilleurs chemins pour les atteindre. Ces
chemins sont des instruments, des
procédures, des opérations logiques, des
choix rationnels, et les interactions entre eux
tous. Dans un sens, les intervenants
présupposent qu’ils maîtrisent, au moins
partiellement ou approximativement ces
chemins. C’est ainsi que les intervenants sont
les spécialistes de la raison instrumentale
(Lovisolo, 1987a, p. 92).
L’évaluateur est un acteur inséré dans un
processus à voix multiples, aptes à être
l’expression utile d’un des points de vue, mais il
doit éviter l’illusion de sa propre transparence :
Les intervenants n’agissent pas de façon
trop différente de celle des responsables de
la publication scientifique. Ils acceptent sans
problèmes que les observations ou les
expériences puissent être encadrées dans les
balises des systèmes d’interprétation de
notre propre culture, qu’elles se réfèrent à la
production, à la biochimie ou aux rapports
antagoniques entre les classes sociales. Ils
auront beaucoup de difficultés à prendre au
sérieux les observations et les expériences
qui réfèrent au transcendant, à la religiosité,
ou celles qui font mention des relations
affectives ou autres pour lesquelles nous
n’avons pas des ensembles systématiques
d’interprétation considérés suffisamment
valides ou non controversés. Ce qui arrive
dans l’interaction entre l’intervenant et les
paysans est que les observations et les
expériences des paysans sont articulées
dans les cadres de systématisation et
d’interprétation des intervenants. Dans ce
sens, au lieu de produire symétrie et
complémentarité, nous produisons hiérarchie,
parce que c’est notre savoir qui englobe les
fragments du savoir paysan. Notre savoir
apparaît, en conséquence, comme
supérieur—aux yeux de notre propre culture.
L’intervenant agit continuellement en
utilisant une logique de l’argument qui
véhicule un contenu empirique dans la
dynamique des groupes. Il anime les
réunions en questionnant, en énonçant
constamment des opérateurs logiques, tels
que : pourquoi, comment, où, quand, vers
quel but, quel contenu, etc. Ceux-ci sont les
mots de l’ordre des intervenants dans les
groupes, et ils se relient à l’activité qui les
définit, qui est celle d’être à l’écoute, de faire
parler le peuple, d’essayer de connaître ses
représentations, ses valeurs, ses opinions et
sa logique.[ ... ] C’est ainsi qu’ils collaborent
au “désenchantement” du monde, pour
diffuser l’activité intellectuelle qui n’accepte
pas la présence du magique dans le monde.
Mais les intervenants ne se satisfont pas
d’animer les discussions à partir de leurs
propres interrogations et logiques sur la
réalité. D’habitude, ils créent, aussi, des
formes d’enregistrement des observations,
des témoignages, des discussions du groupe,
tout par écrit. Dans quelques cas ils font des
recherches participatives avec les paysans.
Ils enseignent, ainsi, dans la pratique,
comment on produit le vrai savoir, surtout
dans le rapport entre les idées et les faits.
Ces actions que je suis en train de
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décrire impliquent des idées et des attitudes :
la croyance dans le dynamisme du culturel et
de la nature ; la différence entre culture et
nature ; la spécificité du culturel ; la
valorisation des observables, de l’empirique ;
la logique de l’argument ; le besoin de
systématiser et d’interpréter ; le lien
nécessaire entre les faits et les idées ; la
possibilité toujours présente de réfléchir sur
n’importe quel fait, et la valeur de la raison
instrumentale, entre autres—toutes
inséparables de ce qu’on nomme
habituellement la raison Occidentale ou la
culture intellectuelle d’occident ( Lovisolo,
1987a, pp. 94–95).
Quelques réflexions nous permettent de
résumer notre perspective sur l’évaluation
fomative et sur sa pertinence pour une logique
qualitative de l’évaluation.
Premièrement, l’évaluation formelle ne
remplace jamais la volonté politique. Les buts
d’une évaluation ne peuvent pas ne pas être
profondément insérés dans la logique politique
qui est leur raison d’être, et la volonté politique
est rarement désorientée—elle sait ce qu’elle
veut faire, elle sait ce qu’elle va faire : elle est
plutôt à court d’arguments pour justifier ses
options préétablies.
Deuxièmement, l’évaluation formelle
n’est jamais la conscience critique de l’ensemble
de l’action, mais seulement la rationalité
orientée et donc limitée d’un des acteurs en jeu.
Troisièmement, il faudra distinguer plus
clairement l’évaluation proprement dite de la
vérification de gestion. Celle-ci est légitime,
nécessaire, mais n’est que le reflet d’un des
besoins d’une des parties : le besoin de justifier
une action entreprise à partir d’un contrat précis,
une entente de production d’un produit
spécifique, dans le cadre de conditions
spécifiées en termes de résultats, ressources,
investissements et coûts. Ni sa légitimité ni sa
nécessité justifient le non sequitur qu’elle devrait
être internalisée par tous les acteurs comme la
totalité de leur évaluation. Les acteurs qui sont
les producteurs gardent le droit à une logique
plus large et même fondée sur desindicateurs
différents ; en cas de conflit, la solution formelle
n’est pas la plus vraie.
Quatrièmement, il y a les évaluations
emballantes et il y a les évaluations
dégonflantes. Il n’est écrit nulle part que
l’évaluation doive être une opération seulement
rationnelle et seulement négative. Si l’évaluation
est intégrale à l’action, elle partage des
responsabilités de développement de
l’enthousiasme sur des bases peut-être plus
solides parce que plus ancrées dans les valeurs
de production de changements vérifiables.
En conclusion, nous voudrions souligner
deux attentes : la convergence dans l’action
commune et l’écoute des voix multiples du
social. Rigueur, mais construite ensemble, non
pas imposée par la contrainte ou par la
socialisation à gros sabots. Rigueur qui doit
aussi être présente dans la conscience des
groupes communautaires comme obligation
d’honnêteté intellectuelle, obligation
d’interpeller leur propre action du point de vue
de ceux qui sont censés en bénéficier. L’action
est aussi assoiffée de validation de
connaissances que de confirmation des
convictions. Si ces convictions ne sont pas
démontrées fausses, elles méritent le bénéfice
du doute. Le rasoir d’Occam, son principe de
parcimonie, dit : “les entités ne doivent pas être
multipliées au-delà du nécessaire”... il ne faut
pas postuler des effets là où on n’a pas de
signes de leur existence. Il ne dit cependant pas
qu’il faut nier l’existence de ce qui est constaté
de manière confuse, mais qui n’a pas encore été
mesuré de façon rigoureuse. Le souci de
l’implication et de la participation, l’éveil d’une
conscience partagée grâce à l’action collective
font partie du vécu et ne devraient pas être niés
simplement parce que leur réalité n’a pas été
démontrée selon les règles du jeu intellectuel
imposées sur la situation.
Espérance, enthousiasme, convictions :
autant de réalités aussi difficiles à confirmer
qu’à infirmer. Confrontés à des situations
difficiles et aux exigences de la coopération
avec les institutions d’État, les groupes
communautaires font beaucoup. Leur
méthodologie de justification contient une
faiblesse dans la mesure, mais elle contient
aussi une force, lorsque les groupes
communautaires sont conscients de leur
véritable impact. On ne peut pas ignorer cette
force sur la base de leurs faiblesses. La
rationalité critique des groupes communautaires
a du travail à faire pour devenir plus explicite ;
celle de l’évaluation de programmes a un tâche
d’envergure équivalente, qui est celle de ne pas
nier les réalités qui échappent à ses limites.
Zúñiga, R. Ouverture méthodologique : l’évaluation communautaire. ACFAS 1996
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