33. Méthodologie éval. communautaire
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33. Méthodologie éval. communautaire
À LA RECHERCHE D’UN DIALOGUE MÉTHODOLOGIQUE : LES PETITS PAS DE L’ÉVALUATION COMMUNAUTAIRE. Ricardo ZÚÑIGA École de service social, Université de Montréal La rencontre des organismes communautaires avec les appareils de gestion de l’évaluation de programmes contient des éléments de confrontation qui sont trop souvent un obstacle à des coopérations fondées sur une compréhension réciproque adéquate. La recherche d’une construction intellectuelle mutuellement raisonnable est une exigence incontournable pour des rapports de respect mutuel, dans lequel les rationalités en jeu puissent communiquer adéquatement leur sens. Les exemples d’une conception ouverte de l’évaluation formative et de l’utilisation de la “systématisation d’expériences” en Amérique latine témoignent de cette stratégie du respect de la rigueur de vérification et de la rigueur de totalité, qui acceptent une coopération méthodologique dans une conscience de complexité qui puise dans la description systématique comme terrain d’entente et de construction commune. 1. Deux rationalités d’action, deux convictions idéologiques Le premier problème dans le rapport entre les groupes communautaires et les pratiques évaluatives courantes est celui de la définition même du problème. La question : “Comment aider les groupes communautaires à évaluer leurs programmes ?” est piégée. Elle véhicule naïvement une idéologie “développementaliste”, qui réduit le problème à une déficience dans la socialisation technique des groupes communautaires, déficience qu’il suffit de compenser par une aide pour le “how to”. Trop de documents didactiques destinés aux groupes communautaires sont dangereusement paternalistes dans les efforts de leur enseigner à évaluer : l’explication est simplifiée, schématisée, réduite à la recette behaviorale. Pour ces missionnaires intellectuels, il semblerait que la rationalité puisse être réduite à sa plus simple expression instrumentale : une recette sur comment s’organiser pour faire ce qu’on veut ; comment demander ce qu’il faut pour faire ce qu’il faut ; comment justifier une demande par la promesse contractuelle de résultats. Ce qui est le plus inquiétant, c’est de constater jusqu’à quel point cette logique peut être assimilée par les groupes communautaires eux-mêmes, qui en viennent à rechercher cet encadrement (“aidez-nous à faire l’évaluation qu’on exige de nous”) sans soupçonner la perte d’autonomie qu’ils acceptent. Une militante chilienne décrivait ainsi ces expériences d’acceptation inconsciente d’un cadre d’organisation des rapports sociaux qui se présente comme objectif, rationnel et scientifique : Afin de survivre, la gauche chilienne s'est trouvée forcée de créer et de développer un type de gestion d' "entreprise" qui, à trop de points de vue, ne se différencie pas beaucoup d'une entreprise capitaliste quelconque. La gauche n'a pas eu l'imagination nécessaire pour créer au sein de ses "institutions" un certain type de gestion et de relations qui dépasserait, non pas seulement dans la forme mais aussi dans le contenu, le mode de distribution du pouvoir, des rôles et des échelles de salaire des entreprises capitalistes. Les 'institutions' — et même des personnes dans leur sein — sont embarquées dans une compétition très acharnée, que tous semblent accepter comme inévitable, 'normale'; c'est, après tout, la même concurrence qui existe à tous les niveaux au pays. Il est évident que les ressources sont limitées par rapport à l'ampleur de la demande, mais, comment des hommes de gauche peuvent-ils penser que la seule réponse possible face à la pénurie est la concurrence implacable? Une coopération loyale, la solidarité, ne pourraient-elles pas être une réponse alternative plausible? La réaction au caractère légèrement 'artistique' des objectifs des premières générations de 'projets' est aujourd'hui en train de tomber dans l'excès contraire: le 'productivisme'. L'obsession de l'institution de pouvoir présenter à la fin de l'année (ou lors de la prochaine visite du représentant de l'organisme subventionnaire étranger) un certain nombre de 'produits' sacrifie trop souvent l'objectif de transformation sociale, qui était supposé soutenir et justifier la fabrication de ces produits. (Le Saux, 1985, 49, 20-21; traduction). C'est dans la gestion des projets communautaires que deux logiques se confrontent : celle de la gestion selon le schéma rigide de la planification par objectifs et celle de Zúñiga, R. Ouverture méthodologique : l’évaluation communautaire. ACFAS 1996 1 l'action des projets communautaires, basés sur la participation la plus étendue et la plus égalitaire. Le constat d'une "gestion amphibie" (Zúñiga, 1986), qui essaie de gérer les rapports internes avec une logique sans rapport avec celle qui gère leurs rapports externes, mène à une réflexion sur les limites d'une épistémologie dichotomique, tiraillée entre une socialité communautaire, primaire, et une socialité formalisée, secondaire ; entre l'action du professionnel sur le terrain et celle du technocrate dans son bureau ; entre l'autonomie de l'action directe et l'hétéronomie imprimée par le financement et ses exigences. Quand l'hétéronomie financière altère l'autonomie d'action du groupe, elle génère progressivement un secteur différencié qui prend le rôle de porteparole auprès des instances de l'extérieur, qu'elles soient des institutions d’État, comme les organismes subventionnaires, religieuses, comme les églises, ou de justice sociale, comme les groupes internationaux d'orientation politique libérale ou encore comme des agences internationales de développement. Ceci crée d'abord un certain éclatement interne entre les intervenants de terrain et les porte-parole de l’organisme, qui sont habituellement les personnes qui occupent déjà des postes de contrôle interne. Les coûts d'une telle épistémologie sont de glisser de ce qui était d'abord deux dialogues avec deux interlocuteurs (bénéficiaires et bailleurs de fonds) vers ce qui devient un double discours, puis vers une conscience éclatée, pour aboutir à une différentiation interne du groupe : les intervenants sur le terrain s’adressent aux participants directs et les gestionnaires le font auprès des bailleurs de fonds. L’évaluation de programmes et l’action communautaire sont deux champs d’action bien développés, intelligents, cohérents — et différents. Chacune a sa logique, produit de sa conscience adéquate des tâches à accomplir, et chacune constitue un système cohérent, adapté à sa fonction spécifique (voir tableau suivant). Nous sommes en présence de deux logiques d’action et de deux logiques de construction de convictions. Les deux sont différentes, mais toutes les deux sont adéquates par rapport à la situation qu’elles ont à comprendre et à gérer. Et si on essayait de remplacer le modèle de la pratique comme exécution par un modèle de la pratique comme action sociale constructive , organisée par son propre dynamisme? (...) Différente de la pratique comme exécution, la pratique comme autostructuration ne permet pas qu'on la comprenne comme pleinement déterminée ni comme suffisamment spécifiée par des règles ou par des modèles de l'action pratique (Knorr-Cetina, 1981, 150). Une caractéristique assez présente tant dans l’État canadien que dans l’État québécois et qui contribue à cacher l’incohérence des logiques en jeu, est le paternalisme autoritaire. L’État fédéral et l’État provincial sont tous les deux gentils, protecteurs, formateurs et assez convaincus du bien fondé de leurs politiques, de leurs convictions et de leurs méthodes de gestion. Leur message est double : aide et contrainte. Ouverture de principe, mais rigidité formelle : “vous pouvez compter avec notre aide pour vous aider à rencontrer les exigences que nous vous imposons sans consultation”. Formulaires avec des guides prolixes, ressources de consultation, incitations à la recherche d’aide académique : “On vous aide à croître – nous sommes déjà des grands, merci”. Le dialogue devient fructueux si les groupes communautaires réussissent à parler le langage formel de la gestion de projets. L’insécurité ressentie, le sentiment de culpabilité et d’incompétence formelle qui se retrouvent couramment chez les acteurs communautaires se marie bien avec l’offre de ressources faite par le personnel de gestion, qui accepte avec empathie leurs bonnes intentions—tout en reconnaissant doucement ce sentiment d’incompétence et ce besoin de dépendance technique. Les chercheurs insérés dans les milieux d’action trouvent un support continu à leur production de manuels et de guides “how to” pour montrer le droit chemin aux acteurs de première ou de deuxième ligne (Aubin, 1983 ; Bosio et Uboldi, 1991 ; Ellis, Reid et Barnsley, 1990 ; Femmes en tête, 1988 ; Hill, 1983 ; ILPES, 1981 ; López de Ceballos, 1989 ; Manrique et Maguiña, 1984 ; Québec, Secrétariat à la jeunesse, 1986 ; Secrétariat d’État, 1983, 1983 ; Wong-Rieger et David, 1994). Zúñiga, R. Ouverture méthodologique : l’évaluation communautaire. ACFAS 1996 2 L’action communautaire Conviction de la valeur de l’action, justifiée dans des jugements de valeur de société : l’importance reconnue d’un problème social et d’un besoin d’action transformatrice. Parti pris passionné, justifié dans des jugements de valeur explicites sur des contextes de réalité bien connus : on y croit, on y tient, on est prêt à s’impliquer, à investir des efforts personnels. Crainte de manipulation politique, confiance dans la justice de la cause—défense craintive de la marge d’autonomie et des dangers des coûts d’un discours trop explicite : la réflexion autocritique peut être utilisée pour des décisions externes adverses. Validation diffuse : confiance dans les constats de satisfaction comme indices de l’’efficacité de l’action (recherche de renforcements de l’espérance). Perception du propre mandat comme : – créer une visibilité à un problème, – créer une conscience de son importance et de son urgence, – créer de l’enthousiasme solidaire menant à l’implication, – dynamiser une mouvance sociale transformatrice, – identifier des indices d’espérance du changement : présences, participations, coopérations, témoignages. Constats multiples et diffus de conviction, de consensus et de satisfaction : “Même si c’est flou, ça nous suffit pour voir que ça marche” Politique de la place publique, appel au bons sens collectif. Stratégie de défense des acquis, de demandes de continuité et de croissance. Nous soulignerons quelques pistes de rapprochement entre les organismes communautaires et les appareils étatiques d’évaluation à partir de deux illustrations méthodologiques : la logique d’animation communautaire latino-américaine et une perspective dans l’évaluation formative. L’évaluation de programmes Conviction d’objectivité fondamentale décontextualisée, justifiée dans une cohérence rationnelle logique : les actions sont confrontées aux résultats visés sur la base d’un postulat de causalité. Conviction de sa propre neutralité politique, justifiée en termes de méthodologies génériques de recherche. Crainte des incohérences méthodologiques dans la recherche de l’efficacité et de l’efficience des actions, méfiance des perceptions subjectives de l’action et des discours des participants (“chacun prêche pour sa paroisse”...). Processus centré sur le bien–fondé des mesures, recherche des imperfections dans la cohérence entre objectifs, activités, ressources utilisées et résultats. Perception du propre mandat comme : – assurer la clarté et la cohérence de l’action entreprise, – assurer le rapport antre l’action et le résultat (efficacité), et entre les ressources investies et les résultats obtenus (efficience) – vérifier l’atteinte des objectifs contractuels qui définissaient l’entente de coopération entre le groupe acteur et le bailleur de fond, et – fournir des recommandations aux commanditaires de l’évaluation pour améliorer leur emprise sur l’action. Mesures quantifiées des objectifs explicites et peu nombreuses, centrées (ou limitées) aux objectifs spécifiques ou prioritaires. “On ne peut peut–être pas tout mesurer, mais au moins on est sûr de ce qu’on mesure !” Politique du discours officiel, rationalité d’appareil d’État. Stratégie de parcimonie, outil de justification de la décroissance. 2. La “systématisation d’expériences” latinoaméricaine L’éducation populaire et l’action des ONG au Chili et en Amérique Latine ont fait un usage fréquent d’une logique d’analyse collective de l’action qu’on a appelée “la systématisation d’expériences”. Outil heuristique développé par des anthropologues, des éducateurs populaires et des travailleuses sociales, le schéma est utilisé pour des mises en commun des expériences d’action collective Zúñiga, R. Ouverture méthodologique : l’évaluation communautaire. ACFAS 1996 3 Futur hypothétique, résultat du projet OBSTACLES FACILITATEURS RÉUSSITES PROJET Réalité présente, conflictuelle, contradictoire Projection de la réalité actuelle vers le futur ERREURS Les éléments de l’analyse sont simples : – les groupes font une prise de conscience collective sur les aspects qui définissent leur réalité présente, et qui risque de rester figée : la société investit lourdement dans le maintien du statu quo ; – l'analyse collective permet de dégager le projet, les actions qui pourraient modifier les problèmes les plus pressants, et ceci dans une optique de transformation profonde de la société, dans un mouvement vers une société autre ; – l'action se situe dans le concret par l'identification des obstacles à surmonter, qui sont les entraves dérivées des rapports sociaux existants, des limitations matérielles et des restrictions politiques, et par l'identification des facilitateurs, leurs équivalents positifs ; – l'action s'auto-évalue en termes de progrès vers la réalisation du projet: les erreurs et les réussites du projet dans le choix des objectifs, des moyens et des stratégies d'actualisation. La stratégie suppose, ainsi : une mise en commun des participations à l’expérience étudiée, un effort de construction d’une lecture collective de l’expérience, et une logique évaluative qui vise une amélioration des actions en cours. Elle rappelle des éléments de l’évaluation systémique telle que décrite par Mercier : Dans le cadre de l’approche systémique, on considère le programme comme un système ouvert et à ce titre, son évaluation est contextualisée. La recherche évaluative doit documenter les relations du programme avec l’environnement et analyser l’influence du milieu sur son fonctionnement. La ressource est ainsi considérée comme un élément d’un système plus large, à l’intérieur duquel elle remplit une fonction. Le modèle systémique permet d’introduire la notion de fonction, par opposition à celle d’objectif. La fonction est définie comme la capacité du système ou d’un élément du système de répondre à un ou plusieurs besoins. Dans un système, un même élément peut remplir plusieurs fonctions, alors qu’une même fonction peut être assumée par différents éléments. L’évaluation vise souvent à déterminer l’alternative la plus fonctionnelle (définie en termes d’efficacité ou de rentabilité), lorsque plus d’un élément du système peuvent répondre à une catégorie de besoins. (Mercier, 1985 : 62–63). 3. L’évaluation formative Nous avons analysé ailleurs avec plus de détail (Zúñiga, 1995) comment une “radicalisation” de l’évaluation formative peut aider à la relier à l’action en cours et à la “conscientisation” des participants, au sens de Paulo Freire. Nous avons voulu synthétiser la perspective dans le schéma ci-dessous. Zúñiga, R. Ouverture méthodologique : l’évaluation communautaire. ACFAS 1996 4 L'ACTION SOCIALE: un processus de production de changements un processus d'auto-transformation polarité – économique (justification des investissements) – politique (légitimation de la compétence) polarité – éducative (apprentissages), – thérapeutique (changements personnels) comme sujets individuels comme producteurs collectifs LES ACTEURS 1. Les apprentissages et leurs interactions avec les changements situationnels qu'ils déclenchent 2. Auto–organisation: participations, solidarités, alliances et oppositions NIVEAUX D'ANALYSE: 3. Institutionalisations – l'organisation sociale concrète naissante: symboles et normes 4. Productivité et efficacité symbolique (changements des significations) Au départ, nous regardons l’action sociale comme un processus, avec un double regard. Comme action collective, elle est un processus d’auto-transformation, de constitution d’un sujet collectif. Comme l’ensemble intégré des actions des acteurs, elle est un processus producteur de transformations concrètes, de production des changements. Si le regard se concentre sur l’autotransformation, ce qui frappe d’abord ce sont des personnes, des individus qui changent au fur et à mesure qu’ils agissent. Un regard éducatif, thérapeutique ou de croissance donnera la priorité aux changements individuels et verra en eux le profit principal de l’action. Pensons à l’évaluation d’un enseignement, d’une intervention en relation d’aide. Si le regard se concentre plutôt sur le processus productif, il est centré sur une action transformatrice, une production de changements, avec le regard économique qui cherche à comprendre les fruits matérielle (changements concrets) des investissements, et avec une logique politique, qui cherche les évidences du bien–fondé de la décision politique dans ses fruits concrets. Cette action sociale, qui implique ainsi auto-transformation et production de changements, peut être analysée à quatre niveaux. Elle est une action d’apprentissage, dans laquelle le fait d’agir change les acteurs et change la situation dans laquelle ils agissent : pensons à l’acquisition d’expérience chez les praticiens et l’image sociale de compétence ou d’incompétence qu’ils peuvent projeter. Elle est aussi un processus d’organisation : c’est dans l’action que les individus développent la conscience d’agir ensemble, d’agir vers un but commun ou de confronter d’autres individus ou d’autres collectifs : c’est cette conscience de solidarité des buts et des actions qui génère les formes d’organisation telles que syndicales et professionnelles. Dans un troisième niveau, Zúñiga, R. Ouverture méthodologique : l’évaluation communautaire. ACFAS 1996 5 toute action qui se prolonge dans le temps développe des ententes et des rapprochements qui sont à la base d’accords implicites d’abord, puis d’ententes explicites et de normes après, générant ainsi un système symbolique commun, une culture commune. Finalement, la productivité et l’efficacité nourrissent dans l’action une conscience collective de la finalité, des acquis et du cheminement parcouru vers ces acquis. Atteindre un but, un produit, n’est pas seulement un processus matériel complètement mesurable par les changements vérifiables observés dans le monde physique : c’est aussi un processus symbolique, une production de significations, une forme d’efficacité symbolique (Renaud, 1995). 4. Le chemin à parcourir La voie de progrès suggérée est celle d’une double invitation. La logique d’État sousjacente à l’évaluation des programmes et la logique des groupes communautaires doivent reconnaître les tâches de prise de conscience autocritique qui leur reviennent, et les efforts nécessaires pour établir un dialogue fructueux par dessus les différences — légitimes — de perspective. L’évaluation gagnerait à développer davantage la conscience de sa propre rationalité. Elle n’est pas absolue, ni totale, ni neutre : sa contribution peut enrichir un dialogue, mais elle n’a pas de droits à s’imposer comme seule vérité. Quand nous respectons la culture des groupes avec lesquels nous travaillons et quand nous soutenons que notre rôle se situe au niveau du processus, ce que nous disons vraiment c’est que nous respectons les buts qu’ils proposent, et que c’est à partir de leurs buts à eux que nous développons notre travail de support. Maintenant, si nous respectons leurs buts, quelle est notre contribution comme intervenants ? Elle est limitée à fournir les moyens pour atteindre les buts du groupe, ou que le groupe s’est donné. Nous nous devons, en conséquence, de fournir des instruments plus économiques ou plus performants, des moyens ou des procédures pour les élaborer conjointement. En conséquence, ce que nous apportons aux groupes, ce sont des procédures plus rationnelles pour atteindre leurs buts. C’est la raison occidentale, après tout, qui caractérise l’Occident. Nous disons aux paysans : une fois donnés les fins ou les buts, il y a toujours des meilleurs chemins pour les atteindre. Ces chemins sont des instruments, des procédures, des opérations logiques, des choix rationnels, et les interactions entre eux tous. Dans un sens, les intervenants présupposent qu’ils maîtrisent, au moins partiellement ou approximativement ces chemins. C’est ainsi que les intervenants sont les spécialistes de la raison instrumentale (Lovisolo, 1987a, p. 92). L’évaluateur est un acteur inséré dans un processus à voix multiples, aptes à être l’expression utile d’un des points de vue, mais il doit éviter l’illusion de sa propre transparence : Les intervenants n’agissent pas de façon trop différente de celle des responsables de la publication scientifique. Ils acceptent sans problèmes que les observations ou les expériences puissent être encadrées dans les balises des systèmes d’interprétation de notre propre culture, qu’elles se réfèrent à la production, à la biochimie ou aux rapports antagoniques entre les classes sociales. Ils auront beaucoup de difficultés à prendre au sérieux les observations et les expériences qui réfèrent au transcendant, à la religiosité, ou celles qui font mention des relations affectives ou autres pour lesquelles nous n’avons pas des ensembles systématiques d’interprétation considérés suffisamment valides ou non controversés. Ce qui arrive dans l’interaction entre l’intervenant et les paysans est que les observations et les expériences des paysans sont articulées dans les cadres de systématisation et d’interprétation des intervenants. Dans ce sens, au lieu de produire symétrie et complémentarité, nous produisons hiérarchie, parce que c’est notre savoir qui englobe les fragments du savoir paysan. Notre savoir apparaît, en conséquence, comme supérieur—aux yeux de notre propre culture. L’intervenant agit continuellement en utilisant une logique de l’argument qui véhicule un contenu empirique dans la dynamique des groupes. Il anime les réunions en questionnant, en énonçant constamment des opérateurs logiques, tels que : pourquoi, comment, où, quand, vers quel but, quel contenu, etc. Ceux-ci sont les mots de l’ordre des intervenants dans les groupes, et ils se relient à l’activité qui les définit, qui est celle d’être à l’écoute, de faire parler le peuple, d’essayer de connaître ses représentations, ses valeurs, ses opinions et sa logique.[ ... ] C’est ainsi qu’ils collaborent au “désenchantement” du monde, pour diffuser l’activité intellectuelle qui n’accepte pas la présence du magique dans le monde. Mais les intervenants ne se satisfont pas d’animer les discussions à partir de leurs propres interrogations et logiques sur la réalité. D’habitude, ils créent, aussi, des formes d’enregistrement des observations, des témoignages, des discussions du groupe, tout par écrit. Dans quelques cas ils font des recherches participatives avec les paysans. Ils enseignent, ainsi, dans la pratique, comment on produit le vrai savoir, surtout dans le rapport entre les idées et les faits. Ces actions que je suis en train de Zúñiga, R. Ouverture méthodologique : l’évaluation communautaire. ACFAS 1996 6 décrire impliquent des idées et des attitudes : la croyance dans le dynamisme du culturel et de la nature ; la différence entre culture et nature ; la spécificité du culturel ; la valorisation des observables, de l’empirique ; la logique de l’argument ; le besoin de systématiser et d’interpréter ; le lien nécessaire entre les faits et les idées ; la possibilité toujours présente de réfléchir sur n’importe quel fait, et la valeur de la raison instrumentale, entre autres—toutes inséparables de ce qu’on nomme habituellement la raison Occidentale ou la culture intellectuelle d’occident ( Lovisolo, 1987a, pp. 94–95). Quelques réflexions nous permettent de résumer notre perspective sur l’évaluation fomative et sur sa pertinence pour une logique qualitative de l’évaluation. Premièrement, l’évaluation formelle ne remplace jamais la volonté politique. Les buts d’une évaluation ne peuvent pas ne pas être profondément insérés dans la logique politique qui est leur raison d’être, et la volonté politique est rarement désorientée—elle sait ce qu’elle veut faire, elle sait ce qu’elle va faire : elle est plutôt à court d’arguments pour justifier ses options préétablies. Deuxièmement, l’évaluation formelle n’est jamais la conscience critique de l’ensemble de l’action, mais seulement la rationalité orientée et donc limitée d’un des acteurs en jeu. Troisièmement, il faudra distinguer plus clairement l’évaluation proprement dite de la vérification de gestion. Celle-ci est légitime, nécessaire, mais n’est que le reflet d’un des besoins d’une des parties : le besoin de justifier une action entreprise à partir d’un contrat précis, une entente de production d’un produit spécifique, dans le cadre de conditions spécifiées en termes de résultats, ressources, investissements et coûts. Ni sa légitimité ni sa nécessité justifient le non sequitur qu’elle devrait être internalisée par tous les acteurs comme la totalité de leur évaluation. Les acteurs qui sont les producteurs gardent le droit à une logique plus large et même fondée sur desindicateurs différents ; en cas de conflit, la solution formelle n’est pas la plus vraie. Quatrièmement, il y a les évaluations emballantes et il y a les évaluations dégonflantes. Il n’est écrit nulle part que l’évaluation doive être une opération seulement rationnelle et seulement négative. Si l’évaluation est intégrale à l’action, elle partage des responsabilités de développement de l’enthousiasme sur des bases peut-être plus solides parce que plus ancrées dans les valeurs de production de changements vérifiables. En conclusion, nous voudrions souligner deux attentes : la convergence dans l’action commune et l’écoute des voix multiples du social. Rigueur, mais construite ensemble, non pas imposée par la contrainte ou par la socialisation à gros sabots. Rigueur qui doit aussi être présente dans la conscience des groupes communautaires comme obligation d’honnêteté intellectuelle, obligation d’interpeller leur propre action du point de vue de ceux qui sont censés en bénéficier. L’action est aussi assoiffée de validation de connaissances que de confirmation des convictions. Si ces convictions ne sont pas démontrées fausses, elles méritent le bénéfice du doute. Le rasoir d’Occam, son principe de parcimonie, dit : “les entités ne doivent pas être multipliées au-delà du nécessaire”... il ne faut pas postuler des effets là où on n’a pas de signes de leur existence. Il ne dit cependant pas qu’il faut nier l’existence de ce qui est constaté de manière confuse, mais qui n’a pas encore été mesuré de façon rigoureuse. Le souci de l’implication et de la participation, l’éveil d’une conscience partagée grâce à l’action collective font partie du vécu et ne devraient pas être niés simplement parce que leur réalité n’a pas été démontrée selon les règles du jeu intellectuel imposées sur la situation. Espérance, enthousiasme, convictions : autant de réalités aussi difficiles à confirmer qu’à infirmer. Confrontés à des situations difficiles et aux exigences de la coopération avec les institutions d’État, les groupes communautaires font beaucoup. Leur méthodologie de justification contient une faiblesse dans la mesure, mais elle contient aussi une force, lorsque les groupes communautaires sont conscients de leur véritable impact. On ne peut pas ignorer cette force sur la base de leurs faiblesses. La rationalité critique des groupes communautaires a du travail à faire pour devenir plus explicite ; celle de l’évaluation de programmes a un tâche d’envergure équivalente, qui est celle de ne pas nier les réalités qui échappent à ses limites. Zúñiga, R. Ouverture méthodologique : l’évaluation communautaire. ACFAS 1996 7 AUBIN, A. (1983) Passons à l'action. Secrétariat d'État, Programme de promotion de la femme, région du Québec. Ottawa. KNORR-CETINA, K. (1981) Time and context in practical action: underdetermination and knowledge use. Knowledge, 3, 2, pp. 143-166. BERGERON, P. (1985) La recherche évaluative au ministère des Affaires sociales. Carrefour des Affaires sociales, 7, 2, pp. 33-36. LAMOUREUX, J. 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