la ligue islamique mondiale en europe : un instrument de défense

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la ligue islamique mondiale en europe : un instrument de défense
LA LIGUE ISLAMIQUE MONDIALE EN EUROPE : UN INSTRUMENT
DE DÉFENSE DES INTÉRÊTS STRATÉGIQUES SAOUDIENS
Samir Amghar
Presses de Sciences Po | Critique internationale
2011/2 - n° 51
pages 113 à 127
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Amghar Samir , « La Ligue islamique mondiale en Europe : un instrument de défense des intérêts stratégiques
saoudiens » ,
Critique internationale, 2011/2 n° 51, p. 113-127. DOI : 10.3917/crii.051.0113
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ISSN 1290-7839
par Samir Amghar
d
epuis les attentats du 11 septembre 2001, les pouvoirs publics européens s’alarment de l’influence grandissante du salafisme,
considéré comme la matrice de l’islam radical, sur les pratiques religieuses
des musulmans vivant en Occident. En effet, le salafisme s’est imposé progressivement comme l’orthodoxie à partir de laquelle le musulman européen
doit aujourd’hui juger sa pratique religieuse 1. Cette influence est
principalement le fruit du prosélytisme islamique en provenance de la péninsule Arabique et plus particulièrement de l’Arabie Saoudite. Depuis les
librairies islamiques implantées en Europe et où sont diffusés les écrits des
théologiens salafistes saoudiens jusqu’aux tenues vestimentaires « ultraorthodoxes », importées directement de la péninsule Arabique (jilbâb, niqâb,
qamîs), en passant par les chaînes satellitaires islamiques d’obédience salafiste
(Iqra, par exemple), force est de constater qu’en une vingtaine d’années
1. Jocelyne Cesari, L’islam à l’épreuve de l’Occident, Paris, La Découverte, 2004, p. 144. Hamadi Redissi, Le pacte de
Nadjd. Ou comment l’islam sectaire est devenu l’islam, Paris, Le Seuil, 2007, p. 253-264.
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La Ligue islamique
mondiale en Europe :
un instrument
de défense
des intérêts
stratégiques
saoudiens
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l’Arabie Saoudite est devenue le principal centre de diffusion du salafisme.
Plus généralement, le royaume est aujourd’hui un promoteur actif de l’islam
au niveau mondial 2, supplantant ainsi les pôles islamiques traditionnels que
sont l’Université d’al-Azhar en Égypte ou la Zeytouna en Tunisie 3. Au début
du XXe siècle, l’islam salafiste s’est répandu par le biais de réseaux interpersonnels, via quelques lettrés venus accomplir le pèlerinage à La Mecque 4.
À partir des années 1960, sa diffusion hors de la péninsule Arabique s’est
opérée via des réseaux institutionnels créés par l’État saoudien. S’inscrivant
dans une filiation du hanbalisme sans en être exclusivement le décalque, le
salafisme est composé d’un agrégat de plusieurs influences dont les enseignements de Muhammad Ibn Abdel-Wahhab constituent le cœur doctrinal. Le
salafisme est avant tout marqué par la volonté de purger la pratique religieuse
de ses particularités locales et des « innovations » qui auraient altéré l’islam
originel au fil des siècles 5. Ce retour à l’islam des origines s’opère sur la base
d’une lecture littéraliste des versets coraniques et de la tradition prophétique.
La quête de l’islam primitif est fréquemment considérée par les salafistes euxmêmes comme la spécificité de leur courant. Selon Ahmad Farid, prédicateur
salafiste égyptien, « le salafisme n’incarne pas la conception religieuse d’une
personne particulière, il ne renvoie pas à l’islam tel que l’ont appréhendé Ibn
Taymiyya ou Ibn Bâz. (…) Son objectif est de défendre la croyance des pieux
ancêtres (Salaf salih) [les trois premières générations de l’islam, dont les compagnons du Prophète] et leur compréhension du Livre et de la Sunna. (…) Le
salafisme est au service de la Tradition, conformément à ce que le Prophète
nous a commandé » 6. Fondé sur une volonté de purification, ce courant
appelle à rompre avec les superstitions et les croyances de l’islam populaire,
qui pratique le culte des saints, mais aussi avec le courant mystique et ésotérique du soufisme. Les salafistes refusent donc toute légitimité à l’ensemble
des doctrines, écoles ou mouvements qui cherchent à affirmer une identité ou
une méthodologie propre. « Il n’est pas permis à un musulman d’adhérer à
une école juridique. Ces doctrines ont divisé les musulmans. Elles ont semé
parmi eux la haine et la rancune. Je ne permets pas l’adhésion [à une doctrine]
2. Sur la globalisation de l’islam saoudien, voir Pascal Ménoret, « Pouvoirs et oppositions en Arabie Saoudite : de la
contestation armée à l’institutionnalisation de l’islamisme ? », Maghreb-Machrek, 177, 2003, p. 22.
3. Bernard Botiveau, Jocelyne Cesari, Géopolitique des islams, Paris, Économica, 1997, p. 34.
4. P. Ménoret, L’énigme saoudienne. Les Saoudiens et le monde, Paris, La Découverte, 2003, p. 80. Felice Dassetto, La
construction de l’islam européen : approche socio-anthropologique, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 245-249.
5. Laurent Bonnefoy, « Les relations religieuses transnationales contemporaines entre le Yémen et l’Arabie
Saoudite : un salafisme importé ? », thèse de doctorat en science politique, IEP de Paris, 2007, p. 39.
6. Ahmad Farid, Al-salafiyya : qawâ’id wa usûl (Le salafisme : règles et fondements), Le Caire, Dâr al- ‘aqida, 2003,
p. 11 (nous traduisons).
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114 — Critique internationale no 51 - avril-juin 2011
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puisqu’il n’existe pas de preuve [dans le Coran ou la Sunna] qu’il faut y
adhérer» 7, explique le théologien salafiste d’origine yéménite Muqbil.
Au cœur du dispositif de globalisation du salafisme saoudien se trouve la
Ligue islamique mondiale (ci-après la Ligue), créée le 15 décembre 1962, en
pleine « guerre froide arabe », sous l’impulsion du prince héritier de
l’époque. Alors que l’Égypte et l’Arabie Saoudite s’affrontaient pour imposer
leur magistère moral et politique respectif sur l’ensemble du monde musulman, la Ligue nouvellement créée a reçu pour mission de contrer l’influence
du régime nassérien dont la propagande était en partie dirigée contre l’Arabie
Saoudite 8. Bien que son personnel provienne en majorité de différents pays
musulmans, sa direction est en grande partie sous contrôle saoudien. Dirigée
aujourd’hui par l’ancien ministre des Affaires religieuses Abdallah Muhsen
al-Turki 9, elle a un statut d’ONG mais peut être objectivement considérée
comme une structure infra-étatique saoudienne.
Le secrétaire général de la Ligue s’appuie sur un Conseil exécutif de
53 membres qui proviennent de l’ensemble des pays musulmans et se
réunissent une fois par an à Jeddah. Le centre où sont coordonnées les activités
des associations européennes de la Ligue se situe à Londres. Outre le Conseil
supérieur mondial des mosquées, chargé de coordonner, gérer et financer la
construction des lieux de culte, et dont la branche européenne se situe à Bruxelles, la Ligue dispose de plusieurs autres structures : le Conseil islamique du fiqh,
l’organisation humanitaire Islamic Relief, l’Organisation internationale islamique pour l’éducation et l’Organisation internationale islamique pour la mémorisation du Saint Coran 10. Engagée dans une stratégie d’encadrement associatif
7. Muqbil Hâdî al-Wadi’î, Al-Makhraj min al-fitna? (Comment sortir de la division ?), Sanaa, Maktaba al-athariyya,
3e édition, 2002, p. 75 (nous traduisons).
8. La radio (Sawt al-‘Arab) et les journaux du régime égyptien faisaient par exemple du monarque saoudien un agent
de l’impérialisme américain. Voir Stéphane Lacroix, Les islamistes saoudiens : une insurrection manquée, Paris, PUF,
2010, p. 52.
9. Abdallah Muhsen al-Turki naît en 1940 à Kharma en Arabie Saoudite. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, il
n’est pas membre de la famille royale. Après des études de sharî’a à l’université de Riyad en 1962, il poursuit son cursus
en Égypte où il obtient un doctorat en sciences islamiques en 1972. Pendant son séjour égyptien, il noue des liens avec
de nombreux Frères musulmans. À son retour en Arabie Saoudite, il devient doyen de la faculté d’enseignement de la
langue arabe, puis de l’Université islamique de Ryad. Membre de nombreux conseils d’administration d’universités islamiques du monde musulman, il est l’auteur de plus de trente ouvrages. De 1993 à 2000, il est ministre des Affaires religieuses. À partir de novembre 2000, il est placé à la tête de la Ligue, où il remplace cheikh ’Ubaîd al-Jabirî. Réputé
proche de la famille royale, il est un des conseillers du roi Fahd et un proche du ministre de la Défense, Sultan Ben bin
Abdel al-Aziz, second prince héritier du trône. Bien qu’étant un partisan du salafisme, il est connu pour sa sympathie
idéologique envers les Frères musulmans. Dans le cadre de ses fonctions, il a été invité à plusieurs reprises par l’Union
des organisations islamiques de France (UOIF) et a notamment participé à l’inauguration en 1990 de son institut de formation d’imams, l’Institut européen des sciences humaines dans la Nièvre (IESH).
10. Jonathan Laurence, Justin Vaïsse, Intégrer l’islam. La France et ses musulmans : enjeux et réussites, Paris, Odile
Jacob, 2007, p. 147.
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La Ligue islamique mondiale en Europe — 115
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à l’échelle mondiale, elle est présente aujourd’hui dans près de 120 pays et
contrôle environ 50 lieux de culte, dont de très grandes mosquées. Dans
chaque pays européen est installé un bureau de l’Organisation de la Ligue islamique mondiale, le BOLIM. La Ligue possède d’ailleurs un certain nombre de
mosquées en Europe (Mantes-la-Jolie, Madrid, Grenade, Kensington,
Copenhague, Bruxelles, Genève, Zurich, Rome, Sarajevo…). De fait, le Vieux
Continent est l’un de ses principaux pôles de rayonnement.
L’une des raisons fréquemment avancées par les médias pour expliquer cette
influence est que la politique de la Ligue répond à une volonté des autorités
saoudiennes de contrôler « l’espace de sens » 11 islamique européen. Ainsi les
responsables de la Ligue seraient-ils porteurs d’un projet d’hégémonie
politique et religieuse en vue d’imposer en Europe une version de l’islam
politiquement révolutionnaire et socialement ultra-conservatrice. Que les
responsables de la Ligue défendent un islam prosélyte et missionnaire, cela
ne fait aucun doute, puisqu’ils se considèrent comme les dépositaires ultimes
d’une religion salvatrice. La plupart des « études » consacrées à cette organisation la présentent comme le bras religieux du wahhabisme en Europe 12. La
fidélité de ses cadres à l’orthodoxie salafiste s’y manifeste prioritairement par
le respect de la non-mixité et des règles vestimentaires 13 : longue barbe et
qamîs (longue tunique) pour les hommes, jilbâb (voile recouvrant le corps et la
tête) ou niqâb (voile intégral couvrant le corps et le visage) pour les femmes 14.
Pourtant, au-delà de ces vœux pieux et de ces manifestations extérieures
d’engagement, les objectifs de la Ligue sont plus complexes qu’il n’y paraît.
Certes, il existe bien chez ses cadres une volonté d’influence doctrinale, sinon
de conquête religieuse, mais leur projet est avant tout soumis à des logiques
relevant d’intérêts stratégiques d’ordre national. Si la Ligue est bien l’instrument de diffusion de l’islam saoudien en Europe, les responsables politiques
du royaume cherchent avant tout, via l’organisation, à mettre en place des
relais de leurs intérêts politiques et stratégiques. Pour eux, l’exportation du
salafisme en tant que tel n’est pas une priorité.
11. L’expression est de Gilles Kepel. Voir Gilles Kepel, « Genèse et structure de l’espace de sens islamique
contemporain », dans Zaki Laïdi, Géopolitique du sens, Paris, Descléee de Brouwer, 1998, p. 201-226.
12. Voir Antoine Sfeir, Les réseaux d’Allah. Les filières islamistes en France et en Europe, Paris, Plon, 2001. Alexandre del
Valle, Le totalitarisme islamiste à l’assaut des démocraties, Paris, Les Syrtes, 2002.
13. Voir Samir Amghar, « Le salafisme en Europe : la mouvance polymorphe d’une radicalisation », Politique étrangère, 1, printemps 2006, p. 67-78, et « Le salafisme en France : de la révolution islamique à la révolution
conservatrice », Critique internationale, 40, juillet-septembre 2008, p. 95-113 ; Bernard Godard, Sylvie Taussig, Les
musulmans en France. Courants, institutions, communautés : un état des lieux, Paris, Robert Laffont, 2007, p. 68-67 ;
Mohamed-Ali Adraoui, « Le salafisme en France », mémoire de master de recherche en science politique, IEP de
Paris, 2004, et Olivier Roy, L’islam mondialisé, Paris, Le Seuil, 2004, p. 145-178.
14. Sur le port du niqâb en France, voir Maryam Borghée, « Voile intégral en France. Sociologie d’une figure
trouble », mémoire de master de recherche en sociologie, EHESS, Paris, 2010.
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116 — Critique internationale no 51 - avril-juin 2011
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Les politiques et les activités menées par la Ligue sont fortement influencées
par l’idéologie des Frères musulmans. À partir des années 1950, un certain
nombre de ces derniers ont en effet trouvé refuge en Arabie Saoudite après
avoir fui la répression en Égypte, en Syrie et en Irak 15. En accueillant les
adversaires politiques de ses ennemis, la monarchie saoudienne cherchait à
s’affirmer dans la lutte qui l’opposait aux régimes laïques arabes au premier
rang desquels se trouvait l’Égypte 16. Afin de faire barrage à l’influence grandissante du socialisme panarabe de Nasser, les dignitaires saoudiens ont
décidé d’intégrer ces réfugiés dans leur dispositif de propagande antinassérien, allant même jusqu’à faire d’eux le centre de ce dispositif dès l’année
1962 17. De plus, la plupart de ces réfugiés islamistes étant hautement qualifiés, la monarchie saoudienne a pu bénéficier de cadres performants 18 pour
mener à bien la politique de modernisation de ses institutions publiques (universités, enseignement secondaire…). Une grande majorité de ces Frères
syriens, égyptiens et irakiens ont occupé notamment des postes dans les
bureaux des institutions internationales saoudiennes dont la Ligue est
devenue le fer de lance. L’une des figures importantes de l’époque, l’Égyptien
Sayyid Ramadan, a d’ailleurs participé activement à la création de la Ligue en
étant l’un des rédacteurs des statuts de l’organisation 19.
En mêlant activisme religieux et activités sociales et éducatives, la Ligue puise en
partie dans l’héritage doctrinal des Frères musulmans. L’influence de ces derniers
s’observe jusque dans les activités organisées par les mosquées contrôlées par la
Ligue, qui, à l’instar de celles liées aux Frères musulmans, ne sont pas uniquement
dédiées au culte et ne possèdent pas qu’une salle de prière, mais aussi des salles de
classe et des bibliothèques : « Nous essayons par nos différentes activités, pas uniquement religieuses mais également culturelles, intellectuelles, sociales, de faire
émerger l’être islamique. Nous organisons des cours de soutien, des conférences
pour aider le musulman européen à comprendre que l’islam est un système global.
On est musulman tous les jours et pas seulement pendant le mois de ramadan ou
pendant ses prières » 20. Au cours de ces conférences, où l’on n’aborde pas que les
15. G. Kepel, Fitna. Guerre au cœur de l’islam, Paris, Gallimard, 2004, p. 208-218.
16. S. Lacroix, Les islamistes saoudiens : une insurrection manquée, op. cit., p. 48-63.
17. Reinhard Schultze, Islamischer Internationalismus im 20. Jahrhundert : Untersuchungen zur Geschichte des Islamischen
Weltliga, Leiden, Brill, 1990, p. 163-164.
18. G. Kepel, Fitna. Guerre au cœur de l’islam, op. cit., p. 210.
19. Franck Frégosi, « L’imam, le conférencier et le jurisconsulte : retour sur trois figures contemporaines du champ
religieux islamique en France », Archives des sciences sociales des religions, 125, janvier-mars 2004, p. 139.
20. Entretien avec N., un des prédicateurs belges de la Ligue, Bruxelles, 25 mars 2005.
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Un salafisme hybride : l’influence des Frères musulmans
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questions de pratique religieuse, les prédicateurs de la Ligue dissertent sur la capacité de l’islam à enrayer les problèmes de délinquance ou sur la nécessité de participer activement à la société européenne. Comme les Frères musulmans, les cadres
de la Ligue estiment que l’islam est à la fois dîn (religion), dûniya (vie) et dawla
(État), et affirment son caractère globalisant (shûmuliyya al-islam). Comme les
Frères musulmans, ils pensent que l’islam a un rôle social et politique à jouer. À cet
égard, la Ligue milite pour une intégration des musulmans dans le paysage
politique et social européen, en appelant notamment les fidèles à s’inscrire sur les
listes électorales et à voter. Elle vise donc, comme les Frères musulmans européens,
à mettre en place une « citoyenneté islamique », se proposant d’être un interlocuteur privilégié auprès des acteurs publics locaux et nationaux sur des questions aussi
diverses que la pratique religieuse des musulmans, le racisme ou les problèmes de
banlieue. En s’attachant à définir les contours d’un islam à l’européenne, elle propose également aux jeunes de culture musulmane un modèle d’intégration inspiré
du multiculturalisme britannique, qui permet d’être à la fois européen et musulman, sans que cela implique une quelconque assimilation à l’idéologie dominante.
À la différence des oulémas salafistes saoudiens qui anathémisent les idéologues des
Frères musulmans et plus globalement les islamistes, la Ligue et son équipe de
conférenciers prédicateurs en Europe entretiennent des relations de coopération
plutôt cordiales avec les personnalités européennes et arabes de la nébuleuse frériste. Nous avons déjà évoqué la sympathie de l’actuel secrétaire général de la
Ligue, Muhsen al-Turki, pour l’idéologie des Frères musulmans. Citons
également le Saoudien Abdallah Basfar, autre personnalité de la Ligue, secrétaire
de l’Organisation internationale islamique pour la mémorisation du Saint Coran,
qui se rend régulièrement au rassemblement annuel organisé par les Frères musulmans français, l’Union des organisations islamiques en France, au Bourget (SeineSaint-Denis). Les responsables de la Ligue n’hésitent pas à inviter des prédicateurs
issus de la mouvance frériste comme Hani ou Tariq Ramadan. À l’inverse, les
cadres européens de la Ligue intègrent des structures religieuses placées sous
l’égide des Frères musulmans. Ainsi, Yussuf Ibram 21, imam de la Fondation
21. Yussuf Ibram naît à Fès au Maroc dans les années 1950. Il commence son cursus universitaire en théologie islamique dans son pays. Après avoir dû abandonner son projet de poursuivre des études en sciences islamiques à alAzhar, faute de moyens, il décide de s’inscrire à l’Université islamique de Médine où il obtient une bourse. Pendant
six ans, il étudie le droit islamique, puis sort major de sa promotion, licencié en sharî’a. Sa première place lui permet
de choisir d’officier en tant que délégué aux affaires religieuses à l’ambassade saoudienne à Berne. En 1983, il est
nommé à la fondation culturelle islamique de Genève où il occupe pendant huit ans le poste de deuxième imam.
Entre 1990 et 1991, malgré l’opposition de la direction de la mosquée et des fidèles, il est licencié pour avoir publiquement critiqué la première guerre du Golfe, à laquelle participe le royaume saoudien. Au début des années 1990,
il devient l’imam de la mosquée de Zürich. Survient alors la deuxième polémique. Interrogé en 2004 sur la lapidation,
il soutient qu’elle n’a pas lieu d’être en Suisse mais que son principe, qui figure dans les hadiths, ne saurait être remis
en cause. Le propos suscite un tel tollé qu’il est renvoyé sur-le-champ. L’année suivante, il est rappelé par le conseil
d'administration de la Fondation culturelle islamique de Genève où il prêche cette fois en tant que premier imam.
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118 — Critique internationale no 51 - avril-juin 2011
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culturelle islamique de Genève, est membre du Conseil européen de la fatwa et de
la recherche, proche des Frères musulmans et dont l’objectif est de définir les
contours d’un islam européen, et enseignant dans le centre de formation théologique ash-Shâtîbî, également proche des Frères musulmans, dans la banlieue
lyonnaise. Quant au théologien égypto-qatari Yussuf al-Qardawi, il se rend fréquemment à l’Islamic Center of Kensington de Londres, mosquée de la Ligue
créée en 2004.
Ainsi, les idéologues de la Ligue puisent tout autant dans la vision politique
et sociale de l’islam des Frères musulmans ou de leurs compagnons de route,
tels Sayyid Qutb ou Muhammed Surur, que dans la version rigoriste et
orthodoxe de la religion musulmane des salafistes saoudiens, comme Abd alAziz Ibn Bâz ou Nasir al-Din Al-Albani. Cette hybridation entre le salafisme
saoudien et la doctrine frériste, qui a donné naissance au salafisme
politique 22, permet de comprendre pourquoi la Ligue, bien qu’étant une
émanation du pouvoir politique saoudien, essuie très régulièrement les
critiques de l’institution religieuse officielle saoudienne, traditionnellement
très critique à l’égard de l’idéologie des Frères musulmans 23.
22. Cette forme particulière de salafisme est très présente en Suisse romande et en Belgique où l’un de ses chefs de
file est Mustapha Kastit. Issu de l’immigration marocaine, celui-ci est élevé dans une famille traditionnelle. À la fin
des années 1980, il décide de partir en Arabie Saoudite pour étudier l’islam auprès de théologiens salafistes proches
de l’idéologie des Frères musulmans. Il y reste huit ans et obtient une licence en sharî’a. De retour en Belgique au
début des années 1990, il commence à prêcher dans différentes mosquées bruxelloises mais également wallonnes. Il
est considéré comme celui qui a introduit le salafisme politique en Belgique. Grâce à ses connaissances religieuses et
à son charisme, il crée autour de lui une dynamique importante : avec d’autres salafistes (un converti, Daoud Van
Beveren, et Adil Ajattari, notamment), il fonde le centre de l’imam Al-Bokhari. Le succès de ce centre, où l’on peut
assister à des conférences ou acheter des cassettes dans la librairie attenante, est tel que l’initiative de Kastit s’impose
comme le pilier de l’islam en Wallonie, loin devant la prédication des Frères musulmans et celle du Tabligh, mouvement missionnaire d’origine indo-pakistanaise. En 1998, il est engagé par les responsables saoudiens de la Ligue
qui voient en lui une personnalité capable de relancer les activités de prédication de l’organisation saoudienne en
Belgique. Se réclamant à la fois du salafisme quiétiste de al-Albany et du salafisme politique de Safar al-Hawali, Kastit
entretient des relations avec les milieux fréristes européens : il a notamment écrit un article avec Nabil Ennasri,
diplômé de l’Institut européen des sciences humaines, sur la nécessité de boycotter les produits israéliens pour lutter
contre l’occupation des Territoires palestiniens (www.palestine-solidarite.org/analyses.Mustafa_KastitNabil_Ennasri.080909. htm) (consulté le 18 décembre 2010). Ces accointances avec les milieux fréristes, bien
qu’acceptées par les cadres de la Ligue, provoquent des mises en gardes de la part des salafistes quiétistes, notamment
'Ubaîd al-Jabirî (ancien secrétaire général de la Ligue), qui l’accusent de politiser l’islam.
23. À la suite d’une question posée par un internaute sur l’islamité des prédicateurs de la Ligue, une fatwa du cheikh
'Ubaîd al-Jabirî a été émise à l’encontre de Mustapha Kastit. Quelqu’un avait en effet demandé : « Il y a chez nous une
personne qui a étudié huit ans à Médine, ensuite il est revenu ici et a commencé à enseigner la religion aux jeunes et à
répondre à leurs questions. Beaucoup de jeunes l’écoutent. Cette personne a dit dans une cassette que sont “intégristes” ceux qui disent que les Frères musulmans et les Tablighis entrent dans les sectes égarées. Avec tout cela, cet
individu a conseillé aux jeunes la lecture d’un livre de Muhammad Surur. Il provoque également beaucoup d’égarements qu’on ne peut pas rappeler maintenant. Quel est votre conseil ? Est-il permis d’étudier chez lui ? Pouvons-nous
mettre en garde contre lui ? ». Le Cheikh a répondu : « Cette personne est un égaré égarant, il est obligatoire de
mettre en garde contre lui et de s’en écarter, il est interdit d’apprendre chez lui. »
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120 — Critique internationale no 51 - avril-juin 2011
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En tant que membre observateur de nombreuses organisations onusiennes, telles
l’Unicef et l’Unesco, la Ligue permet à l’Arabie Saoudite de mener une
« paradiplomatie identitaire et confessionnelle » 24, dont l’un des objectifs est le
renforcement de l’influence idéologique du royaume saoudien sur le plan international. Cette vocation diplomatique explique la présence de la Ligue dans près de
120 pays. Dans l’esprit de ses fondateurs, sa mission est d’affirmer l’hégémonie
saoudienne sur l’islam, considéré comme une ressource stratégique 25.
Véritable « État périphérique » 26, la Ligue s’est efforcée de peser sur le jeu
international à plusieurs reprises : en demandant à la France d’accorder
l’indépendance à Djibouti au début des années 1980 ; en dénonçant l’intervention soviétique en Afghanistan et l’épuration ethnique de la population
bosniaque pratiquée par l’armée serbe lors du conflit en ex-Yougoslavie ; en
soutenant les Chypriotes turcs lorsque ceux-ci ont décidé en 1982 de mettre
en place un gouvernement autonome dans la partie nord de l’île ; en multipliant les initiatives de conciliation entre les guérillas tchétchènes et la Russie
pour trouver une solution au conflit qui sévissait depuis près de quinze ans
dans le Caucase. En 2002, le secrétaire général de la Ligue, Muhsen al-Turki,
a rencontré Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, dans le but de
négocier un statut d’observateur dans le processus d’institutionnalisation de
l’islam de France 27. Elle peut également servir d’éclaireur à la diplomatie
saoudienne, comme lorsqu’elle a ouvert un bureau à Pékin, deux ans avant
l’établissement des relations politiques entre la Chine et l’Arabie Saoudite 28.
Les premières antennes de la Ligue qui ont été créées en Europe à la fin des
années 1960 se sont installées dans deux capitales internationales : Bruxelles,
24. Stéphane Paquin, Paradiplomatie et relations internationales : théorie des stratégies internationales des régions face à la
mondialisation, Bruxelles, PIE Peter Lang, 2004, p. 73-275.
25. Philippe Moreau Defarges définit une ressource stratégique comme étant pour les États « un avantage ou un
handicap décisif dans leurs rapports » (P. Moreau Defarges, Relations internationales, Paris, Le Seuil, 2007, p. 57).
26. Émile Poulat désigne par cette expression « une sphère d’influence qui oblige l’ensemble des États à compter
avec elle ». Il emploie le terme d’« ecclésiosphère », pour parler de ce phénomène à propos du Vatican. É. Poulat,
L’Église, c’est un monde : l’ecclésiosphère, Paris, Le Cerf, 1986, p. 259-260. Pour une analyse des politiques étrangères
des États périphériques, voir Dietrich Jung, « Le retour de la culture : l’analyse des politiques étrangères
“périphériques” ? », dans Frédéric Charillon (dir.), Politique étrangère. Nouveaux regards, Paris, Presses de
Sciences Po, 2002.
27. Olivier Bassine, « Le patron de la Ligue islamique mondiale en visite à Mantes », Le Courrier de Mantes,
9 octobre 2002. Rétives à l’idée d’associer au processus d’institutionnalisation une structure dont les pouvoirs publics
suspectaient les sympathies et la générosité financière à l’égard du jihadisme, les autorités hexagonales ont poliment
éconduit la Ligue.
28. Alain Chouet, « L’islam confisqué : stratégies dynamiques pour un ordre statique », dans Riccardo Bocco,
Mohammad-Reza Djalili (dir.), Moyen-Orient : migrations, démocratisations et médiations, Paris, PUF, 1994, p. 371-401.
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Une structure au service de la diplomatie saoudienne
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en raison de la présence des institutions européennes et de l’OTAN, et
Genève, où siègent de nombreuses organisations internationales et
onusiennes 29. En France, avant d’installer ses bureaux au sein de la mosquée
de Mantes-la-Jolie dans les Yvelines, la Ligue siégeait à proximité de
l’Unesco dans le XIVe arrondissement de Paris.
Les postes à responsabilités et de représentation ont toujours été attribués à
des personnes d’origine saoudienne, provenant de préférence du corps diplomatique. Ainsi la Fondation culturelle islamique de Genève, mosquée appartenant à la Ligue, a-t-elle été successivement dirigée par un général saoudien,
Ismet al-Ibrahim (1999-2002), un officier de l’ambassade d’Arabie Saoudite,
Jamil al-Ma’imen (2002-2004), un représentant auprès des organisations
internationales à Genève, Ibrahim Bilo (2004-2007) 30, et un traducteur
d’origine saoudienne, résidant en Allemagne depuis une trentaine d’années,
Fathi Neamat Allah (2007-2010) 31. La direction est actuellement assurée par
Omar al-Sanie, qui était secrétaire de l’ambassade saoudienne à Genève. Le
personnel d’encadrement, quant à lui, est en général recruté parmi les populations musulmanes locales. De 1980 à 2007, le porte-parole de la Fondation
était Hafid Ouardiri, un ancien militant d’extrême gauche d’origine algéromarocaine. En France, le Bureau de la Ligue à Paris a été dirigé par l’attaché
des affaires religieuses de l’ambassade saoudienne ; son représentant est
aujourd’hui Ali Berka, d’origine marocaine ; et son secrétaire général, Yussuf
Bouendi, est d’origine tunisienne. En Belgique, l’ambassadeur du royaume
d’Arabie Saoudite fait traditionnellement partie du comité directeur du
Centre islamique et culturel de Belgique, aux côtés des chefs de mission de
quelques autres pays islamiques (Algérie, Maroc, Turquie et Sénégal).
Un instrument de lutte contre l’islamisme contestataire
Si elle occupe une place prépondérante dans la politique de soft power du
royaume saoudien, la Ligue a également pour mission de lutter contre les
idéologies susceptibles de menacer la stabilité de son régime. Avec l’essoufflement du nassérisme et la montée de l’islam politique contestataire, à partir
de la fin des années 1970, les activités de propagande de la Ligue se sont
réorientées. Au lendemain de la révolution iranienne de 1979, c’est
29. Genève abrite 22 organisations internationales et plus de 25 ONG dont, entre autres, le siège européen des
Nations unies, le Comité international de la Croix-Rouge, l'Organisation mondiale du commerce, l'Organisation
mondiale de la santé, l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire.
30. Étienne Dubuis, « L’ex-direction de la Mosquée de Genève a été déstabilisée par la Confédération », Le Temps,
12 avril 2007.
31. É. Dubuis, « Je ne suis pas venu à Genève pour redresser l’idéologie de sa mosquée », Le Temps, 13 avril 2007.
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La Ligue islamique mondiale en Europe — 121
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l’hégémonie croissante du khomeinisme sur les formes militantes de l’islam
mondial qu’elle a dû s’employer à contrer. Pour les dirigeants de la Ligue,
l’adversaire n’était plus un nassérisme moribond ou un nationalisme arabe
exsangue, mais bien le régime de l’ayatollah qui affirmait vouloir exporter
dans le monde son modèle révolutionnaire islamique 32. Craignant de perdre
son leadership islamique face aux responsables politiques iraniens de plus en
plus virulents à l’égard d’une monarchie saoudienne à la « solde du grand
Satan américain », la Ligue a entrepris de soutenir financièrement des islamismes concurrents de celui de l’Iran, et conciliants à l’égard de la
monarchie, bien que très critiques envers les régimes de leurs propres pays
(par exemple, le Front islamique du salut en Algérie). C’est ainsi qu’elle a
financé – sous la bienveillance américaine – les activités des combattants du
jihâd en Afghanistan. Malgré des désaccords internes relatifs à la question du
rapport au détenteur de l’autorité légitime 33, régime saoudien et islamistes
trouvaient leur compte dans le maintien d’un consensus. Pour le premier,
financer des activités islamistes contestataires dans le monde tout en interdisant tout militantisme islamique sur son territoire était un moyen d’assurer sa
stabilité. Pour les seconds, le soutien saoudien offrait l’assurance de bénéficier de subsides importants pour financer leurs activités. Cette pax islamica
entre l’Arabie Saoudite et les partisans de l’islam politique a éclaté en août
1990, lors de l’invasion du Koweït par les troupes irakiennes. Cette rupture a
été la conséquence de la fatwa du Conseil des grands oulémas, sous l’autorité
du grand mufti Ibn Bâz, en faveur de l’installation de troupes non
musulmanes en Arabie Saoudite.
En effet, une très grande partie des islamistes et de l’opinion arabe a pris position pour le régime irakien et dénoncé l’alignement de la politique
saoudienne sur les intérêts américains. Dès lors, ces islamistes se sont retournés contre leur ancien bienfaiteur, considérant que l’Arabie Saoudite, par sa
proximité avec l’Occident, était un frein à la conquête du pouvoir dans les
pays musulmans. Très critiques à l’égard des régimes arabes, ils ont dénoncé
la situation politique et sociale de leurs pays d’origine et s’en sont pris notamment aux institutions religieuses officielles. Le cheikh syrien Muhammad
Surur, exilé en Grande-Bretagne, a critiqué les oulémas saoudiens pour leur
proximité avec le régime. Selon lui, les théologiens saoudiens « ne ressent[ai]ent aucune difficulté à conditionner leurs postures à celles de leurs
dirigeants. [Si ces derniers faisaient] appel à l’Amérique, les valets
32. O. Roy, L’échec de l’islam politique, Paris, Le Seuil, 1992, p. 226.
33. Carine Lahoud, « Koweït, salafismes et rapports au pouvoir », dans Bernard Rougier (dir.), Qu’est-ce que le
salafisme ?, Paris, PUF, 2008, p. 132.
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122 — Critique internationale no 51 - avril-juin 2011
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s’empress[ai]ent de trouver des justifications religieuses qui autoris[ai]ent un
tel recours et [faisaient] mettre à l’index ceux qui s’y oppos[ai]ent. Si leurs
dirigeants s’oppos[ai]ent à l’Iran parce que ce pays ne reconnaît pas les trois
premiers califes de l’islam, les valets rappel[ai]ent le caractère hérétique de
leur croyance religieuse » 34. Pour la Ligue, l’ennemi n’était plus exclusivement le khomeinisme, mais aussi une majorité des islamistes des pays arabes
qui vilipendaient la « corruption saoudienne ». Un diplomate saoudien
vivant en Europe nous a confié : « La guerre en Irak a été une grande surprise
pour la monarchie. En effet, elle pensait que les islamistes qu’elle aidait financièrement et les populations musulmanes qu’elle assistait en construisant des
mosquées seraient au pire favorables à une solution négociée entre l’Irak et
l’Arabie Saoudite, au mieux qu’ils soutiendraient l’Arabie Saoudite, terre
sainte de l’islam, contre l’Irak et Saddam Hussein, laïc et mauvais musulman
notoire. Là, l’ensemble du monde musulman a pris fait et cause pour l’Irak,
perçu comme le défenseur de l’identité arabo-musulmane. C’est à partir de
cette date que les islamistes ont pris comme cible l’Arabie Saoudite et que,
dans le même temps, nous avons pris nos distances avec nos anciens alliés.
Dans ce contexte, la politique saoudienne, surtout à travers la Ligue
islamique mondiale, s’est réorientée vers la mise en place d’une opinion arabe
pro-saoudienne, en tentant d’endiguer et de contrôler la contestation
islamiste » 35. Le désaveu de l’opinion arabe et les critiques adressées à la
monarchie saoudienne pour son rôle dans la première guerre du Golfe ont
incité les responsables de la Ligue à redéfinir les objectifs et la politique de
l’organisation. Dans un contexte où se multipliaient en Europe des groupements se réclamant du khomeinisme et de l’islamisme contestataire, très
véhéments à l’égard de la monarchie saoudienne et des régimes arabes, il
devenait urgent pour l’Arabie Saoudite de contrebalancer l’influence de ces
mouvements qui apparaissaient en outre comme des acteurs centraux de la
réislamisation en Europe et dans le monde musulman. Par ses différentes
activités religieuses, la Ligue a tenté d’accompagner cette réislamisation dans
un cadre pro-saoudien, en court-circuitant l’influence des islamistes auprès
des populations musulmanes. Elle a encadré la demande d’islam par une offre
religieuse « inoffensive », en développant partout où se trouvaient des
musulmans des réseaux de mosquées dotées d’imams et de prédicateurs qui
lui étaient proches. En 1982, lors de sa réunion annuelle, ses responsables ont
décidé d’établir dans la capitale belge un institut islamique pour la formation
de prédicateurs et d’imams. De cet institut de formation sont sorties, au
34. Muhammad Surur, Al-Sunnat, 23, 1993, p. 68.
35. Entretien avec K., Paris, 5 juin 2007.
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La Ligue islamique mondiale en Europe — 123
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début des années 1990, les premières promotions de prédicateurs, lesquels
sont devenus les pôles d’influence de l’islam européen et plus
particulièrement belge, et dont Rachid Haddach, prédicateur d’une quarantaine d’années, responsable de la section sociale au sein du Centre islamique
et culturel de Belgique, est une des figures emblématiques. En proposant
ainsi une offre religieuse, la Ligue a également répondu à la concurrence
internationale de nombreux acteurs transnationaux comme le Tabligh, les
Frères musulmans, l’islam étatique du Maroc, de l’Algérie et de la Turquie,
qui s’imposent de plus en plus en Occident comme des structures islamiques
incontournables.
Assurer le rayonnement de l’Arabie Saoudite auprès des musulmans
occidentaux
La Ligue mène aujourd’hui une politique de coopération avec les communautés musulmanes à travers le monde, et notamment en Europe. Elle
finance des projets de construction de mosquées, distribue des Corans et des
brochures, organise des cours et des conférences islamiques. Elle espère ainsi
créer un réseau de clientèle et d’allégeance non critique à l’égard de l’Arabie
Saoudite. Son prosélytisme et ses activités de mécénat, qui contribuent à une
meilleure visibilité de la politique étrangère saoudienne, visent également à
faire diminuer les revendications de certains islamistes qui exigent une
meilleure répartition financière des revenus issus de la rente pétrolière. Cette
« stratégie du bouclier », qui repose sur une logique défensive, permet d’inscrire le royaume saoudien, dans l’esprit de ceux qui bénéficient de son aide
financière, parmi les puissances religieuses et politiques bienfaitrices des
musulmans d’Europe. La Ligue, organisation en apparence autonome,
impose ainsi une forme d’autorité morale et financière, destinée à mettre en
valeur la puissance du royaume saoudien. Pour les autorités saoudiennes, elle
est la structure idéale pour une délégation de la gestion des milieux islamistes
et musulmans. Lors de la première guerre du Golfe, tous ses bureaux européens ont été mobilisés afin de défendre la position saoudienne face à une
opinion arabe rétive à toute intervention militaire contre Saddam Hussein.
En 1990, le futur secrétaire général de la Ligue, Muhsen al-Turki, alors
doyen de l’Université de Riyad, s’est rendu en Europe pour justifier la politique militaire saoudienne à l’encontre de l’Irak. Le 23 septembre de la même
année, Abu Bakr al-Jaza’iri, enseignant à l’Université islamique de Médine, a
voué aux gémonies « l’athéisme de l’infidèle » Saddam Hussein lors d’une
conférence à l’Institut du monde arabe à Paris 36. Un ancien responsable de la
Ligue explique : « Lors de la première du Golfe, les directives des responsa-
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bles saoudiens de la Ligue étaient simples : il fallait se faire le relais de la politique saoudienne et mobiliser nos réseaux dans la communauté musulmane et
dans les associations islamiques, pour leur faire comprendre que la riposte
saoudienne à l’égard de l’Irak était justifiée. Les diplomates, les religieux, les
responsables de la Ligue étaient mobilisés afin de trouver des appuis dans
l’opinion musulmane européenne » 37. Plus récemment, l’augmentation du
nombre de terroristes d’origine saoudienne (notamment dans les attentats du
11 septembre 2001) a conduit à la mobilisation de l’ensemble des
responsables de la Ligue pour expliquer que l’Arabie Saoudite n’était pas un
État terroriste et pour affirmer la volonté des autorités saoudiennes de développer la collaboration politique et économique avec l’Europe.
En même temps qu’elle tente de juguler la contestation islamiste en Europe,
la Ligue prône un discours loyaliste et non protestataire à l’égard des régimes
occidentaux, bien qu’elle se fasse le vecteur d’un islam orthodoxe et conservateur. Elle entend en effet négocier de façon pacifique son entrée sur la scène
religieuse européenne. Par le recours à des modes opératoires politiques
« neutres », elle apparaît comme l’expression d’un conservatisme politique et
social dégagé de la fascination de l’État et de la politisation de l’islam, mais
s’efforce de contrôler dans son ensemble la dynamique de réislamisation.
Ses activités répondent à des visées non seulement stratégiques mais aussi
idéologiques. Selon ses cadres, il s’agit de défendre l’islam en tant qu’identité légitime en Europe, et ainsi de lutter contre les discriminations que
peuvent subir les musulmans vivant sur le Vieux Continent. La Ligue
s’estime la mieux à même d’exprimer les intérêts et les aspirations de
l’ensemble des populations musulmanes, sans préférence nationale :
« [Elle] réunit l’ensemble des musulmans sans distinction de race, de couleur de peau. Au sein de notre centre [la mosquée de Kensington], vous
verrez des Noirs, des convertis, des Indo-Pakistanais et des Arabes. Toutes
les nationalités se retrouvent à la Ligue. Pourquoi ? Parce que nous ne faisons pas de distinction. Nous ne luttons pas pour l’intérêt de tel ou tel pays
musulman » 38. Contrairement à « l’islam des consulats » (Algérie, Maroc,
Turquie, Pakistan…), la Ligue prétend incarner les intérêts de l’oumma (la
communauté des croyants). Depuis le 11 septembre 2001, ses dirigeants
s’alarment de la montée du sentiment islamophobe et des discriminations
dont certains musulmans ont été victimes. En 2006, la Ligue a déposé une
36. G. Kepel, À l’Ouest d’Allah, Paris, Le Seuil, 1994, p. 284.
37. Entretien avec J., Genève, 12 mai 2002.
38. Entretien avec H., Londres, 18 mai 2009 (nous traduisons).
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La Ligue islamique mondiale en Europe — 125
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plainte auprès de la justice française contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo
qui avait publié des caricatures du Prophète 39.
La Ligue s’investit également dans l’insertion sociale et économique des
jeunes musulmans. En Grande-Bretagne, l’Islamic Center of Kensington a
mis en place, en partenariat avec les services sociaux de la ville de Londres, des
programmes de lutte contre l’absentéisme scolaire et de prévention contre la
drogue. L’imam se déplace régulièrement chez les parents et, chaque semaine,
des conseillers de Jobcenter (l’agence britannique pour l’emploi) se rendent au
centre. Un responsable de la mosquée nous a expliqué son projet : « Ouvrir
une annexe dans les locaux du centre, afin d’aider à la rédaction de CV et de
préparer aux entretiens d’embauche. Il s’agit d’inciter les musulmans à gagner
leur vie en respectant les principes religieux, sans profiter des prestations
sociales de l’État providence. Il ne faut pas créer et développer l’assistanat.
Dans ce cadre, nous visons les chômeurs de longue durée » 40.
Par ailleurs, son rôle actif dans le processus de réislamisation et de défense
des intérêts des musulmans d’Europe se double d’une volonté de représentation des populations de confession islamique auprès des pouvoirs publics
européens. La Ligue veut apparaître comme l’interface entre les institutions
politiques des pays européens et les populations musulmanes. En Suisse, elle
est considérée comme l’interlocuteur privilégié de la communauté musulmane auprès des responsables politiques, tant au niveau cantonal que national. En Belgique, elle a été nommée représentante des musulmans de 1974 à
1997, date de la création de l’Exécutif des musulmans de Belgique 41. En
France, elle est membre du Conseil français du culte musulman, via la
Mosquée du Roi Ibn Abdelazziz de Mantes-la-Jolie, au même titre que
d’autres mosquées d’importance régionale comme celle de Marseille (alIslah) ou celle d’Évry-Courcouronnes.
39. Alexandra Bogaert, « Les caricatures de Mahomet conduisent “Charlie Hebdo” au tribunal », Libération,
22 septembre 2006.
40. Entretien avec F., Londres, 19 mai 2009 (nous traduisons).
41. Voir Laurent Panafit, Quand le droit écrit l’islam. L’intégration juridique de l’islam en Belgique, Bruxelles, Bruylant,
1999.
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126 — Critique internationale no 51 - avril-juin 2011
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Pour l'Arabie Saoudite, l’objectif principal est de se constituer des réseaux de
clientèles parmi les populations musulmanes. La Ligue prône un salafisme,
qui, certes, ressemble sur le plan dogmatique à celui prôné par les théologiens
d’Arabie Saoudite, mais qui s’en distingue par sa dimension sociale et
politique. Il existe un point sur lequel le salafisme composite de la Ligue
rejoint celui des théologiens saoudiens : lutter contre les menaces pouvant
mettre en péril la stabilité politique du royaume. Face à la multiplication des
risques internationaux (guerre en Irak, al-Qaïda, jihadistes saoudiens…), la
Ligue participe à un vaste ensemble institutionnel « de protection du trône
saoudien », comme le Dar al Ifta, Conseil des oulémas saoudiens qui fait allégeance au pouvoir et lutte par ses différentes fatwas contre l’islamisme
contestataire et le terrorisme islamique. La Ligue n’a pas été à l’origine de
l’exportation du salafisme mais elle a participé à la mondialisation de l’islam
saoudien. Et si elle a joué un rôle important dans la diffusion du salafisme en
Europe (en Belgique, via la grande mosquée de Bruxelles, ou en Suisse, par
l’intermédiaire de la Fondation culturelle islamique de Genève et la grande
mosquée de Zurich), l’expansion de cette doctrine a été principalement le
résultat du prosélytisme d’anciens étudiants européens des universités islamiques saoudiennes, notamment celle de Médine, et des centres de formations
au Yémen, ainsi que de réfugiés islamistes, notamment du Front islamique du
salut. En Belgique, en France, en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas, c’est
grâce à la prédication des premières promotions de diplômés européens –
partis en Arabie Saoudite pour se former en sciences religieuses – que le salafisme saoudien a pris pied sur le Vieux Continent. ■
Samir Amghar est chercheur postdoctorant au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal. Sa thèse de sociologie, obtenue à l’EHESS (Paris)
en 2010, s’intitule « Salafis et Ahbâsh. Réseaux, organisation et socialisation d’un
nouvel islam militant ». Il est membre de l’Institut d’études de l’islam et des sociétés
du monde musulman (IISMM-EHESS, Paris) et consultant pour le ministère de la
Défense suisse. Il a été également visiting fellow au European Union Institute for
Security Studies à Paris (2008) et chercheur au Centre for European Policy Studies
(CEPS) à Bruxelles (2005-2007). Il a dirigé Islamismes d’Occident : état des lieux et
perspectives (Paris, Lignes de repères, 2006) et co-dirigé, avec Amel Boubekeur et
Michaël Emerson, European Islam: Challenges for Public Policy and Society
(Bruxelles, CEPS, 2007). Il est également l’auteur de L’islam militant en Europe. Réislamisation, prédication et politique (Paris, Infolio, 2011), et publiera prochainement
Le salafisme d’aujourd’hui. Communautés d’élection et dialectiques sectaires (Paris,
Michalon, septembre 2011). Adresse électronique : [email protected]
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La Ligue islamique mondiale en Europe — 127