Eugène Onèguine de Piotr Ilitch Tchaïkovski Un point de vue est un

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Eugène Onèguine de Piotr Ilitch Tchaïkovski Un point de vue est un
Eugène Onèguine de Piotr Ilitch Tchaïkovski
Un point de vue est un choix. En tant que tel il est discutable à l’infini
et, au fond, si l’on veut bien dédramatiser, il n’engage que celui qui le profère.
Mais qui, au théâtre comme à l’opéra, se heurte au jugement de ceux qui, dans
leur fauteuil, reçoivent, et donc jugent, non plus l’œuvre mais ce qui en est
donné à voir.
L’angle d’attaque de Krzysztof Warlikowski, metteur en scène
d’opéra bien connu, même s’il a heurté les spectateurs qui ont hué copieusement
certaines des scènes qu’ils avaient à voir, a sa logique propre. Cette logique le
conduit à faire une lecture de l’œuvre de Piotr Ilitch Tchaïkovski, dont on ne sait
plus, au final, ce qui appartient à l’œuvre en propre et ce qui ressort de la
fantasmatique de celui qui, commentant l’œuvre, croit pouvoir ainsi faire dire à
un absent – l’auteur – ce qui est, en fait, son propre propos, son discours
personnel voire sa fantasmatique propre. L’œuvre permet ainsi au metteur en
scène de mettre à jour et révéler un contenu jusque-là inconnu et enfoui.
L’œuvre permet alors à celui qui s’en saisit, le metteur en scène, de déployer des
contenus conflictuels, voire des fantasmes interdits qui, s’ils sont peut-être ceux
du compositeur, font aussi écho à ceux du metteur en scène !
Là encore, l’œuvre est transposée dans cette période − décidément très
malléable et très chère aux metteurs en scène −, les années 60, comme dans le
précédent spectacle, où la vacuité semble le disputer à une joie fausse et de
commande qui transparaît dans les costumes et dans les attitudes. La déclinaison
à l’infini des costumes s’apparente à une conformité paradoxale où chacun,
malgré sa différence, ressemble à s’y méprendre… à son voisin !
N’oublions pas, en effet, que le titre de l’œuvre est Eugene Onegin,
même si l’œuvre et sa dynamique tournent autour du personnage de Tatiana dont
on suit, pas à pas, l’entrée dans le monde des amours et des relations
sentimentales. Onegin n’apparaît alors que comme un catalyseur au service de
l’évolution psychologique de Tatiana qui, alors que sa sœur Olga reçoit son
fiancé Lenski, tombe amoureuse de celui qui accompagne le fiancé de sa sœur :
ce qui en dit long sur la rivalité qui existe à l’arrière-plan entre les deux
personnages féminins, comme l’on peut s’interroger aussi sur la rivalité entre les
deux hommes dès lors qu’Onegin commence à courtiser la promise de son ami
Lenski.
Si la demeure des Larine est devenue une sorte de lieu public entre
Maison de la Culture et Casino – car des machines à sous tapissent le fond de la
scène – rien, hormis cette transposition, ne trouble ou ne modifie le déroulement
de l’opéra qui, remis en décors d’époque et en crinolines, trouverait sa logique et
son efficacité. Jusqu’au moment de l’affrontement entre Onegin et Lenski où, ce
dernier, ne supportant pas les comportements ouvertement séducteurs d’Onegin
vis-à-vis de sa fiancée, en arrive à se fâcher et à le provoquer en duel.
Onegin, alors acculé à cet extrémité qui lui ordonne de devoir tuer
celui dont on va comprendre, alors, qu’il est amoureux de son ami, se précipite
sur Lenski pour l’embrasser fougueusement et longuement sur la bouche en lui
tenant fermement la tête privant ainsi Lenski de tout moyen de fuir.
Et là, l’opéra – enfin la vision de Krzysztof Warlikowski ! – bascule et
laisse entrevoir le propos réel du metteur en scène qui va se concentrer sur la
relation homosexuelle entre Onegin et Lenski : ce qu’avait laissé entrevoir, au
moment du bal de l’anniversaire de Tatiana, un ballet « Chippendales », assez
surprenant où de séduisants jeunes gens biens faits se livrent à un strip-tease qui
dévoile leur parfaite plastique sous les huées de la salle !
La polonaise peu après sera dansée par les mêmes, habillés en cowboys à moitié dénudés… avant que n’apparaissent, dans la fin de l’opéra, une
nuée de travestis… qui n’étaient autres que les cow-boys recyclés…
La scène suivante se déroule, sans équivoque, dans une chambre
d’hôtel anonyme où, côte à côte, se retrouvent, dans le même lit, Onegin et
Lenski avant que le duel n’ait lieu. Lenski, se déshabillant, s’offre, pour ainsi
dire, à l’arme qu’Onegin braque sur lui dans une symbolique phallique à peine
voilée.
La dimension sexuelle est ici transparente et l’on peut, à rebours,
raisonnablement penser qu’Onegin n’ait pas supporté « l’infidélité » de Lenski
qui se détachait de lui pour Olga, alors que ce dernier pensait lui donner une
compensation en la personne de Tatiana. Curieux jeu de méprise et cruel
quiproquo où finalement les jeux du désir sont inflexibles.
La suite de l’opéra est plus respectueuse de son déroulement habituel
où Onegin ne parvient pas à convaincre Tatiana de quitter l’homme dont, entre
temps, elle s’est éprise pour vivre avec lui une vie confortable.
Incontestablement, le metteur en scène veut jouer de l’homosexualité
de Tchaïkovski pour tenter de mettre en lumière la manière dont elle se trouve
en correspondance et en lien dans l’œuvre dramatique du compositeur. C’est un
point de vue !
Le seul rapprochement que l’on peut faire – mais il est hautement
artificiel − tient à la relation du compositeur avec sa bienfaitrice Madame Von
Meck . En 1890, sa mécène Nadejda Von Meck rencontre des problèmes
financiers et ne peut plus lui allouer la pension de 6000 roubles qu’elle lui
versait mensuellement. Toutefois cette décision, pour objective qu’elle
apparaisse, cache des motivations plus sombres. La vraie raison serait en fait que
la richissime Mme von Meck aurait été profondément choquée par la découverte
de l’homosexualité du compositeur et aurait donc brusquement décidé de rompre
leur correspondance. Il est aussi probable qu’elle souhaitait marier une de ses
filles au compositeur, projet incompatible, auquel elle dut renoncer. Cet épisode
frappe durement Tchaïkovski.
Il est alors possible de trouver des liens entre cet épisode historique et
les décours de l’intrigue de l’opéra. Mais ces assertions ont un « sens
secondaire » où les choses semblent se coordonner correctement et logiquement,
mais ne peuvent être véritablement admises comme ayant été à l’origine du
processus créateur de l’écriture.
Un casting vocal époustouflant : Anna Netrebko, au plus haut et très concentrée
sur son chant, est magnifique de d’un bout à l’autre. C’est un des rôles fétiches
de l’artiste, même si l’écriture de la lettre à Onegin se fait devant un dictaphone
et en petite combinaison !!!
Onegin porté par Mariusz Kwiecien, plus à l’aise à partir du bal qu’au
début. C’est aussi un habitué du rôle que l’on peut retrouver sur le DVD du Met
aux côtés d’Anna Netrbko et Piotr Beczala.
Pavol Bresnik – qui passait sans repos d’Edgardo à Lenski pour
remplacer Alexey Dolgov – est aussi brillant dans l’un comme dans l’autre
répertoire, même si le poids du rôle de la veille se faisait un peu sentir à la fin de
l’opéra. C’est en plus un acteur convaincant.
Un Monsieur Triquet – Ulrich Reb – dont on ne comprenait pas un
mot du texte français qu’il chantait… mais qu’importe à des spectateurs non
francophones…
Une direction musicale de Leo Hussain juste et précise qui dirigeait
admirablement et les chanteurs et les chœurs du Bayerische Stattsoper.
Jean-Pierre Vidit