COOK, Nicholas. Musique, une très brève introduction

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COOK, Nicholas. Musique, une très brève introduction
COOK, Nicholas, Musique, une très brève introduction,
trad. Nathalie Gentili, Paris, Allia, 2006, 144 p.
Recension*
Musique. Une intense problématique se cache derrière le choix de ce simple terme comme
titre d’une récente traduction d’un essai du musicologue anglais Nicholas Cook. Car si à
l’aube du XXe siècle l’idée de « musique » avait la limpidité d’une évidence, renvoyant de
manière univoque à la tradition musicale artistique occidentale, il ne saurait en être de même
cent ans plus tard, quand « les moyens modernes de communication et la technologie de
reproduction sonore ont fait du pluralisme une réalité quotidienne » (p. 7). Il s’agit là certes
d’un lieu commun, mais qui se transforme en défi pour le chercheur lorsqu’il persiste à traiter
de la musique au singulier, tout en ayant reconnu le contexte multiculturel et post-colonial
dans lequel s’insère son propos. L’auteur trouvera dans le pragmatisme – terme qui n’est ici
pas utilisé – et la revalorisation de l’idée de performance une clé pour repenser la musique
de façon unitaire sans pour autant retomber dans les ornières d’un essentialisme des
valeurs… occidentales.
La tradition de pensée héritée du XIXe siècle ne rendant pas justice à la diversité des
pratiques et des expériences désignées par le mot « musique », Cook commence par
déconstruire la doxa soutenant l’hégémonie de la musique classique par un « retour à
Beethoven » (chapitre 2). Après un rappel historique sur la construction de la subjectivité
musicale bourgeoise (l’autonomisation de la musique, l’institution du concert, l’idée de génie,
de contemplation, la capacité de la musique à transcender le temps et l’espace pour devenir
un objet désincarné, etc.), l’auteur s’arrête un long moment sur cette curieuse invention du
e
XIX siècle : le « musée musical ». L’idée de canon, de répertoire ou encore d’un « musée
imaginaire » où il faudrait absolument conserver les chefs-d’œuvre de notre patrimoine
coïncide historiquement, au moment de la mort de Beethoven, avec l’avènement de la
catégorie de « grande » musique, et permet de séparer les objets « du contexte dans lequel
ils étaient employés et mis en valeur pour pouvoir les juger d’après un critère de beauté
intrinsèque, unique et universel » (p. 37-38). Ce canon consiste dans la transformation de
quelque chose que l’on fait en quelque chose que l’on connaît.1 Ce parti pris trouvera sa
*
Texte précédemment paru dans Copyright Volume !, n° 5-1, 2006, p. 151-154.
Auparavant, la musique jouée était exclusivement contemporaine et on a commencé à ressortir de l’oubli la
musique de Bach, ce n’est pas un hasard, après la mort de Beethoven. Cook donne à plusieurs reprises des
éléments de réflexion sur les transformations actuelles du canon musical, notant que celui-ci comprend
désormais certaines œuvres du rock ou d’autres musiques populaires comme le jazz. Le rock, pas moins qu’une
autre musique, n’échappe à sa patrimonialisation qui le coupe de son ancienne fonction sociale. Néanmoins, en
vertu de sa qualité de musique interprétée plutôt que composée (voir infra), la musique populaire n’entre pas si
aisément dans le répertoire, ou seulement sous la forme de l’enregistrement discographique. Nous avons là un
argument qui revalorise curieusement le terme, parfois remis en question en France, de « musiques actuelles ».
Celui-ci à en effet le mérite de mettre l’accent sur l’idée que la musique populaire ne prend son sens que dans
l’interaction avec son public, dans son actualité. Que la patrimonialisation du rock se heurte à son attachement
1
pleine expression dans une esthétique qu’on pourrait qualifier d’optico-centrée, dans la
mesure où elle situe l’essence de l’œuvre musicale non pas dans sa réalisation sonore mais
dans la partition. Or, l’auteur nous rappelle qu’une telle conception conduit à faire de la
musique un « objet imaginaire » (chapitre 4) et nourrit le fantasme d’une œuvre idéale que
son interprétation ne ferait que trahir. Pour Cook, il semble clair que sans « réalisation
mondaine », une telle œuvre n’existe tout simplement pas. La notation écrite est une
médiation nous permettant de vivre la musique en l’arrachant à l’expérience du temps vécu,
celui de l’interprétation. L’altération que constitue cette représentation écrite est pourtant
nécessaire, c’est en quelque sorte la condition d’une pratique réflexive sur la musique, d’une
ethno-théorisation qui n’est évidemment pas l’apanage de la seule culture occidentale. En
effet, « toutes les cultures musicales sont fondées sur la représentation, qu’elle soit
notationnelle, gestuelle, ou autre » (p. 77). Mais l’écueil dans lequel semble avoir sombré la
tradition classique est de confondre cette médiation avec l’expérience même de la musique
qu’elle était censée représenter.2 D’où cette critique par Cook du musée imaginaire qui
repose finalement sur une confusion entre l’objet de représentation et l’expérience
temporelle.
Cette emphase sur la performance, sur l’expérience vécue, est le véritable champ de bataille
de l’auteur et signe son attachement au renouveau des cultural studies anglo-saxonnes qui
abordent sans complexe le point de vue et les objets des cultures populaires comme
nouveau point de départ de leurs recherches. Témoin cet extrait d’un article où il définit ses
rapports avec sa discipline :
e
Pour des raisons remontant au XIX siècle et à la formation de la discipline sur le modèle de la
philologie, la place occupée par l’étude de textes écrits en musicologie (j’entends la
musicologie de la musique classique occidentale) est démesurée et n’aborde qu’un aspect
seulement de la fabrique musicale. L’une des tâches que la musicologie doit encore accomplir
aujourd’hui est de traiter de la musique en tant que performance – ce qui revient à dire la
musique telle qu’elle est vécue dans la vie de tous les jours par pratiquement tout le monde (à
l’exception des musicologues, serait-je tenté de rajouter). (Cook, 2004a : 7)
Mais l’originalité de sa position repose sur un certain art de la nuance. Il ne rejette pas en
effet toute analyse de la musique dans sa dimension d’œuvre fixée, mais note que la
musique occidentale tend très fortement par son histoire à se rapprocher d’une esthétique de
la seule représentation. Il la considère dès lors comme « une magnifique exception » et non
comme un modèle à partir duquel juger le reste des productions musicales. Dans cette
optique, elle reste une « interprétation de » alors que les musiques populaires modernes ou
d’autres traditions orales sont des « interprétations », tout court. Voilà pourquoi il est souvent
vain de vouloir les analyser avec les méthodes traditionnelles de la musicologie. Au
contraire, c’est la musique classique qui a grand besoin d’être étudiée selon le prisme de la
performance, et en ce sens la musicologie classique aurait beaucoup à apprendre de
l’ethnomusicologie ou des « popular music studies » (voir Cook, 2004a : 22-23). Et l’auteur
de noter que cette prise de conscience de l’importance de notre propre participation dans la
musique – considérée comme fait social plutôt que comme objet éthéré offert à notre
contemplation – a été peu à peu réalisée et a réussi à bouleverser le champ académique
(anglo-saxon pour le moins) depuis deux décennies, donnant lieu à une « nouvelle
musicologie ». Les deux derniers chapitres sont consacrés à ces changements (« Musique
et académie », « Musique et genre »).
consubstantiel à l’idée de performance n’est peut-être finalement pas si dommageable et signe toute la spécificité
des musiques populaires.
2
Dans son article sur « Forme et Syntaxe » (Cook, 2004b), l’auteur revient en ce sens sur la confusion entre
description et prescription à propos de la « forme sonate », dont la structure est rarement perçue comme telle par
l’auditeur. On devrait entendre ce qu’il y a écrit sur la partition, et pourtant, ça n’est pas le cas…
Notons pour terminer que dans cet ouvrage, Nicholas Cook propose finalement un état des
lieux de la recherche internationale en musicologie tout à fait salutaire de ce côté ci du
Channel. La présentation de cette « nouvelle musicologie » s’avère être stimulante et riche
en perspectives pour l’étude de toutes les musiques. Elle inaugure sans doute une
recherche maintenant libérée de l’omniprésence d’un concept désormais dépassé qui désire
laisser place à la prise en compte des pratiques réelles des multiples communautés
musicales. En considérant que seule une attention à la dimension performative de la
musique peut nous permettre de les envisager toutes sans avoir besoin de les hiérarchiser,
Cook n’est pas loin de réussir son objectif annoncé dans l’avant-propos : « Déployer une
carte sur laquelle pourrait, en principe, figurer chaque musique ».
Emmanuel Parent
Doctorant en sociologie
LAHIC-IIAC, EHESS-Paris
Orientation bibliographique
COOK, Nicholas (2004a), « Making music together, or improvisation and its others », The
Source, Challenging Jazz Criticism, Leeds College of Music, p. 5-25.
COOK, Nicholas, (2004b), « Forme et syntaxe », in Nattiez, Jean-Jacques (dir.), Musique.
Une encyclopédie pour le XXIe siècle, vol. 2, « Savoirs musicaux », Paris, Actes
Sud/Cité de la musique, p. 162-188.
Une liste exhaustive de la bibliographie de Nicholas Cook est disponible à l’adresse:
http://www.rhul.ac.uk/Music/Staff/NickCook_P.html