Un bouleversant aveu

Transcription

Un bouleversant aveu
1.
— Il s’agit de la deuxième agence de pub européenne,
et…
— Cela peut t’apporter quelque chose ?
Alex, qui avait écouté avec attention Nico lui présenter
le contrat, avait posé la question sans arrière-pensée. Il
aimait bien le fils de sa sœur aînée.
— A ce qu’on m’a dit, il y aurait une possibilité de
stage…
Alex termina la lecture du document, y apposa sa
signature et le plaça sur la pile de dossiers en attente
avant d’étirer ses longues jambes. Après avoir passé la
matinée derrière son bureau, il s’était promis d’aller
courir, mais il n’en voulait pas à son jeune neveu de
l’en empêcher. Même s’ils n’étaient pas très proches,
il accordait de l’importance aux relations familiales.
— Tu peux compter sur moi, dit-il à Nico.
— C’est vraiment très gentil à toi.
Malgré tout, le jeune homme ne se sentait pas très à
l’aise avec son oncle Alex dont le regard bleu pâle lui
avait toujours paru glaçant. Ce n’était pas tant la couleur
— sa propre mère avait les yeux du même bleu que ce
frère, beaucoup plus jeune qu’elle — mais l’impression
que ces yeux lisaient en lui comme dans un livre.
— Papa m’a bien proposé un travail…, reprit Nico.
— Mais ?
— Je préférerais me débrouiller tout seul.
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— Cela part d’un bon sentiment. Même si je suis
moi-même né avec une cuillère d’argent dans la bouche…
— … Tu l’as changée en or, conclut le jeune homme.
Nico n’aurait pas à sauver l’empire familial de
l’abîme. Après des années de marasme, Alex avait tiré
de ses difficultés la compagnie maritime fondée par
son grand-père grec qui prospérait désormais malgré
la récession globale.
Même s’il ne l’avait pas sauvée, son oncle serait fabuleusement riche car il était l’héritier de son arrière-grandpère Arlov, un magnat russe du pétrole que Nico n’avait
pas connu. Alex avait confié la gestion quotidienne de
la compagnie maritime à son beau-frère, père de Nico.
— Je n’aurais pas dû ?
— Si, bien sûr. Comme ça, personne ne te traite
d’enfant gâté qui n’a jamais levé le petit doigt de sa vie.
Sans doute se l’était-il plus d’une fois entendu reprocher,
songea Alex avec un élan de sympathie pour son neveu.
— Tu sais, reprit le jeune homme, si tu n’es pas
d’accord, ce n’est pas grave. J’ai seulement cherché à
impressionner le patron de l’agence de pub en mentionnant ton nom. Tu aurais vu sa tête quand je lui ai parlé
de ton île !
Il voulut reprendre la tablette qu’il avait ouverte sur
le bureau, mais son oncle l’en empêcha.
— Tu as essayé de l’impressionner ? Pourquoi pas ?
A moins que ton intérêt pour cette boîte de cosmétiques
soit plus… personnel ? Ne serait-ce pas l’une de tes
jolies amies actrices qui la représente ? A propos, tu
sors toujours avec…
Tout en faisant machinalement défiler sur l’écran le
film publicitaire, il chercha le nom qui lui échappait.
Une fille ravissante qui jouait dans une série…
— Ils lancent un nouveau parfum ?
— Oui. Et ils y mettent de gros moyens. Ils veulent
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faire une série de pubs avec le même couple. Très haut
de gamme. Conçue en six épisodes, avec une fin à
suspense, un peu comme une mini-série romantique. Et
réalisée par un metteur en scène connu, avec un acteur
d’Hollywood en vedette — sauf qu’il doit bien avoir au
moins trente-cinq ans.
— Il est si vieux que ça ! déclara Alex, content de
savoir qu’il lui restait encore trois ans avant que son
neveu ne le range définitivement parmi les ancêtres.
— Pour les trois premiers épisodes, ils cherchent
un lieu exotique : sable, soleil et cocotiers sur une île
paradisiaque.
— Comme un clin d’œil à l’âge d’or de Hollywood ?
Alex comprenait très bien leur intérêt pour Saronia. A
cette époque, l’île avait été le théâtre de fêtes somptueuses
offertes par son grand-père, Spyros Theakis, qui avait
un goût prononcé pour les starlettes et leur distribuait
les fruits de son empire maritime prospère. Les photos
de ces événements légendaires ressortaient régulièrement sur fond de récits de fêtes débridées, de liaisons
torrides et d’excès généralisés. A la suite d’un orage,
un incendie avait détruit la résidence — par miracle,
personne n’avait été sérieusement blessé — qui n’avait
jamais été reconstruite, et plus personne n’y habitait.
Quand il avait fait construire un hôtel juste en face,
sur le continent, Alex était allé la visiter et Emma, qui
l’accompagnait, avait été fascinée par ce lieu si romantique. Ils avaient projeté d’y bâtir une maison, mais elle
était tombée malade, et ils n’avaient pas donné suite.
Plusieurs mois après sa mort, il était revenu à Saronia
dans l’idée de camper quelques jours sur la plage. En
définitive, il y était resté des semaines, avant d’y installer
une maison. Non pas la demeure familiale qu’il avait
projetée avec Emma, mais un lieu minimaliste, pourvu
du strict nécessaire. Une cellule de moine, à ce que
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prétendait sa sœur. Une ou deux fois par an, il y faisait
retraite pour recharger ses batteries… Au moins, il était
sûr de n’y trouver ni photographe embusqué, ni téléphone,
ni informations. Là-bas, il se sentait hors d’atteinte.
Il avait beau approuver l’esprit d’entreprise de son
neveu, laisser un film se tourner dans ce précieux
sanctuaire revenait à ouvrir aux photographes la porte
de sa salle de bains.
— Louise a eu une éducation très stricte, dit soudain
le jeune homme en s’asseyant sur le bureau. C’est elle
qui me traite d’enfant gâté.
— Elle doit jouer dans cette série ?
Nico acquiesça de la tête.
— Et tu cherches à l’impressionner ? s’enquit Alex
tout en continuant à faire avancer les images sur la
tablette. Et elle, qui est-elle ?
L’absence de toute inflexion dans sa voix aurait
certainement fait tiquer quelqu’un qui le connaissait
mieux… mais Nico, tout concentré sur ses problèmes
de cœur, ne remarqua pas la soudaine tension de son
oncle. Il se pencha sur l’écran et découvrit une photo de
studio : une jeune femme ravissante qui fixait l’objectif
avec une moue boudeuse. Tout en elle était provocant :
ses lèvres d’un rouge brillant, la chevelure brune et
bouclée qui lui dissimulait la moitié du visage, ses yeux
d’émeraude qui semblaient vous inviter à partager son
secret, sa robe de lamé, moulante comme un gant et
profondément décolletée.
— Angel. Un mannequin.
Angel… Angelina ? Mannequin ?
Cela ne le surprenait pas. Ce qui l’avait surpris, c’est
l’effet immédiat qu’avait provoqué en lui ce visage qu’il
n’avait pas vu depuis six ans… Une histoire dont il était
loin d’être fier, mais qu’il croyait définitivement oubliée.
Malgré le désir bien réel qu’il sentait monter en lui…
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Son neveu acquiesça, étonné par l’ignorance de son
oncle.
— Tu as pourtant bien dû la voir l’année dernière dans
cette campagne de pub pour une marque de lingerie.
Elle était partout.
— J’ai dû rater ça, reconnut Alex comme il se remémorait la charmante brune dans le plus simple appareil.
En sentant la testostérone affluer au creux de son ventre,
il se rassit, tel un adolescent cherchant à se contrôler.
— Avec ces yeux verts et cette masse de cheveux noirs,
elle est superbe, tu ne trouves pas ? Toute la campagne
repose sur elle. Un risque calculé, à ce qu’ils disent. Pour
incarner leur parfum, ils ne veulent pas d’une célébrité,
mais de quelqu’un qui…
Alex n’écouta pas la suite. Si cette fille était pour le
public une relative inconnue, pour lui, elle n’en était
pas une. En redécouvrant son visage, ses yeux, son
corps aux courbes parfaites, sa peau hâlée, il revivait
si intensément cette nuit-là qu’il avait l’impression de
sentir son odeur…
Le désir le traversa comme une lame d’acier, suivi
de près par la culpabilité, comme toujours. Depuis
combien de temps Emma était-elle morte quand… ?
Il avait sauté sur la première venue. Même si elle avait
pris les devants, il avait suivi. Ses lèvres se crispèrent
en une moue de dégoût. Depuis, il ne s’était plus laissé
aller aux aventures d’une nuit, ce n’était pas son genre.
Nouant des relations satisfaisantes et successives avec des
femmes qui aimaient le sexe sans drame ni engagement,
il n’avait plus jamais ressenti de culpabilité.
— D’accord.
Cette culpabilité, il n’avait aucune envie de l’éprouver
de nouveau. Plus que de conquêtes, il rêvait de combler
un manque. Il hocha imperceptiblement la tête, regrettant
une fois de plus de pousser trop loin l’analyse. Avec
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cette femme, il avait connu la plus belle nuit d’amour
de sa vie. Alors, pourquoi se priver de recommencer ?
Nico, qui avait tiré de sa poche son portable pour
l’éteindre, fut si surpris qu’il le laissa tomber. Il se tourna
vers son oncle pour tenter de comprendre pourquoi il
avait accepté.
— Tu as bien dit « d’accord » ? demanda-t‑il, incapable de croire à une telle chance.
De l’autre côté du bureau, Alex fit un effort surhumain
pour chasser les images érotiques qui envahissaient son
esprit.
— Oui.
Nico bondit sur ses pieds, radieux et plein d’une
excitation juvénile qui fit qu’Alex se sentit terriblement
vieux. Douze ans de plus…
— Sérieusement ? Tu ne blagues pas, au moins ?
Non, tu n’as pas…
— Le sens de l’humour ? suggéra Alex en levant
un sourcil.
Peut-être son neveu avait-il raison ? N’avait-il pas
étouffé cet aspect de sa personnalité, comme tant
d’autres ? La mauvaise conscience, par exemple. Mais
justement l’occasion lui était donnée de revenir là-dessus.
Pourtant, en cédant si vite aux avances d’un homme,
sans poser la moindre question, cette femme devait
savoir à quoi s’attendre. Désinhibée comme elle l’était,
elle ne pouvait pas être innocente… Une fois de plus, il
se posait des questions.
Toujours est-il qu’elle restait, en dépit de la culpabilité
qu’il éprouvait, son meilleur souvenir de sexe. Le sexe…
Cela faisait des mois que son travail ne lui avait pas
laissé le temps d’y penser, ce qui expliquait sans doute
la vigueur de sa réaction. D’ailleurs, il n’y avait pas que
cela qui lui manquait. Sa vie tout entière ne le satisfaisait
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pas, sans qu’il comprenne pourquoi. Il se leva et prit sa
veste sur le dossier d’une chaise.
— Tu ne le ramasses pas ? demanda-t‑il en pointant
du doigt le téléphone de son neveu.
— Comment ? Ah, oui…, acquiesça celui-ci, pétrifié.
— Tu me tiendras au courant. Rapidement.
— Moi ? Bien… bien sûr.
Bien qu’il fût grand et doté d’épaules athlétiques, le
jeune homme dut lever la tête vers son oncle qui mesurait
six bons centimètres de plus que lui et dont la carrure
était plus impressionnante que la sienne.
— Tu vas vraiment les autoriser à tourner sur Saronia ?
Jamais Nico n’aurait cru qu’il réussirait. Tout le monde
savait avec quel soin jaloux Alex Arlov protégeait son
intimité, et plus encore depuis que quelqu’un avait eu
accès au dossier médical de sa femme, peu de temps
avant sa mort. Après la publication d’un article larmoyant,
il s’était acquis une réputation de procédurier féroce.
Certains prétendaient même qu’il avait quelque chose
à cacher, mais ils le faisaient à voix basse et après avoir
pris conseil auprès de leurs avocats.
Nico, lui, n’était pas hostile à voir sa photo dans les
magazines, et se disait, dans son for intérieur, que son
oncle allait trop loin. Comme le paparazzo qui s’était
retrouvé tout habillé dans la piscine, lors de l’anniversaire de sa mère, l’année précédente, avec son appareil
et tout son barda.
— A certaines conditions, évidemment : ils résideront
sur le continent, feront chaque jour la traversée et ne
s’approcheront pas de la maison. Je te fournirai les détails.
— Merci beaucoup. Tu ne le regretteras pas.
Le jeune homme sortit de la pièce comme une fusée,
bondissant d’enthousiasme. Certes, Alex aurait pu
continuer à le mettre sur le gril, mais ce n’était pas son
genre. Mieux valait consacrer ce temps à courir.
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*
* *
Angel passa la tête par la porte du salon bondé.
Familière des séances de photos, elle avait déjà repéré
un certain nombre de visages connus.
— Je vais marcher un peu. Personne n’a envie de
prendre l’air ?
D’un tempérament actif, elle répugnait à rester trop
longtemps dans l’atmosphère confinée de cet hôtel de
luxe. Des regards étonnés se tournèrent vers elle et
quelqu’un lui répondit d’un air indulgent :
— Mais mon petit chou, il pleut.
« En août, il ne pleut jamais. » Combien de fois
depuis son arrivée Angel ne l’avait-elle pas entendu ?
Cela n’empêchait pas la pluie de tomber sans arrêt
depuis deux jours. Depuis leur arrivée en face de cette
île paradisiaque, ils n’y avaient pas encore mis les pieds.
Le retard du tournage avait provoqué des tensions et
les producteurs commençaient à râler. Ces deux jours,
Angel aurait pu les passer chez elle avec sa fille, et non
pas à des milliers de kilomètres.
— Ce n’est que de l’eau.
Cette réponse lui attira des regards surpris.
— Tu vas te tremper !
— J’ai besoin d’exercice.
— Je vais justement à la salle de gym, déclara India,
l’actrice qui jouait la mère d’Angel dans le film, bien
qu’elle n’ait que dix ans de plus qu’elle. Viens avec moi.
— Je ne suis pas très gym. Et je suis allergique au
Lycra.
— Sérieusement ?
— Mais non, India, elle blague ! coupa l’éclairagiste.
— Tu vas te mouiller les cheveux ! protesta le coiffeur.
Il n’arrivait pas à se remettre de la découverte que
la chevelure d’Angel, qui lui tombait à la taille, était
authentique et n’avait jamais été teinte.
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— Eh bien, je les sécherai.
— Qu’est-ce que ça sent ?
— Excuse-moi, ce doit être moi, répondit Angel en
ramenant devant elle la main qu’elle dissimulait derrière
son dos.
— C’est un hot-dog ?
Angel examina le sandwich qui semblait scandaliser
le représentant de l’entreprise de cosmétiques. Dans la
pièce, le seul à ne pas sembler offusqué était ce charmant
jeune Grec nommé Nico. Sans doute un membre de la
famille Theakis qui possédait cet hôtel et un certain
nombre d’autres de par le monde, ainsi que la compagnie
maritime du même nom. Elle n’avait pas bien compris
quels étaient ses liens avec le propriétaire de l’île de
Saronia, qu’il représentait.
— Je l’espère, ironisa Angel.
Le jeune Grec fut le seul à rire, et elle se pencha vers
lui en chuchotant :
— Difficile de les dérider…
— Mais tu as pourtant pris un solide petit déjeuner !
Et maintenant, voici que la styliste s’en mêlait !
Même si son idée de marcher sous la pluie n’avait
guère été bien accueillie, manger un vrai repas était
considéré par l’assistance comme plus aberrant encore.
Angel ignora leur désapprobation, comme elle l’avait
ignorée en choisissant un vrai petit déjeuner anglais et
non pas un yaourt allégé.
— Oui. Délicieux.
La styliste la fixa comme si elle s’attendait à la voir
grossir à vue d’œil. Angel crispa les doigts sur son
hot-dog. Pourquoi la toisaient-ils avec un tel dédain ?
Cela lui avait pris du temps, mais désormais elle avait
moins besoin de se sentir soutenue, et la seule personne
dont elle aurait souhaité l’approbation — sa mère — ne
la lui accorderait jamais.
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Ce désir de vouloir se faire accepter de tous resurgissait parfois, malgré ses efforts. Mais, songeant à sa
fille à qui elle refusait d’offrir l’exemple d’une pareille
attitude, elle releva le menton pour offrir à tous son plus
charmant sourire.
— Je vais aller faire une petite promenade…
Un individu dissimulé derrière un journal déployé
baissa alors les bras. C’était un photographe aux traits
burinés, plus célèbre que les people qui acceptaient de
poser pour lui.
— Dites donc, les gars, cette fille ne joue jamais la
comédie. Pas vrai, mon chou ? Je trouve que tu as l’air
particulièrement en forme aujourd’hui, ajouta-t‑il en laissant son regard errer sur les courbes de la jeune femme.
Alex salua d’un signe de tête le jardinier ébahi qui
venait de le surprendre en train d’escalader la haie. La
veille, il était arrivé de nuit dans un jet privé et avait
marché depuis l’aéroport de l’île sous une pluie battante
qui n’avait pas cessé depuis. D’après Nico, qui lui servait
d’espion, ces intempéries bouleversaient l’emploi du
temps établi par l’équipe du film.
Justement, la pluie venait de cesser et le soleil de fin
d’après-midi la transformait maintenant en une brume
humide et tiède. Quelques vacanciers commençaient à
s’aventurer hors de l’hôtel, et parmi eux toute une famille
qui jouait bruyamment au cricket sur la plage.
Il restait à Alex plusieurs heures avant le début du
cocktail organisé par Nico dans la soirée. Il n’avait pas
jugé bon de détromper son neveu — ni sa sœur —,
certains qu’il y assisterait pour leur faire plaisir, alors
que ses motivations étaient beaucoup plus égoïstes.
Il traversa les terrasses fleuries en direction de l’allée
qui surplombait la plage. A cette heure de la journée, elle
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aurait dû être saturée de parasols et de corps bronzés,
mais à part la famille absorbée dans son jeu, il n’y avait
personne.
Impatient, Alex repensa à la grande brune sexy avec
qui il avait partagé une nuit inoubliable. L’alchimie
étonnante qui les avait unis serait-elle encore d’actualité ? En découvrant son visage sur la photo, il avait
senti se réveiller son instinct de chasseur : bien qu’il
n’ait aucune envie de s’investir sentimentalement dans
une relation, il n’en ressentait pas moins un irrésistible
désir. En hochant la tête, il se dit qu’il allait passer le
reste de l’après-midi à étudier avec les entrepreneurs le
projet d’expansion qui devait doubler la taille du Spa.
Ardent partisan de l’éclectisme, il conciliait travail et
plaisir avec un pragmatisme certain.
Il fut arraché à ses pensées par une balle qui se dirigeait
vers lui à vive allure. D’instinct, il tourna la tête et tendit
la main pour l’attraper. Un tonnerre d’applaudissements
salua cet exploit, suivi par un concert d’excuses en provenance de la plage située en contrebas. Les joueurs le
prièrent aimablement de se joindre à eux, mais il déclina
leur invitation, renvoya la balle et continua sa marche.
— Vas-y, fonce !
Ce cri lui fit tourner la tête et il aperçut alors au loin
une silhouette qui… Il se figea soudain. Il avait imaginé
la victime de sa diabolique machination se dorant au
soleil, peut-être topless, sirotant un cocktail ou profitant
du spa. Mais sûrement pas courant sur le sable, pieds
nus, en short et T-shirt, cheveux au vent, en train de
s’époumoner.
— Je l’ai !
Avant qu’il ait eu le temps de réaliser, elle s’était
emparée de la balle en poussant un cri de victoire et
avait sauté en l’air avant d’être promptement plaquée par
l’un des joueurs. Dépité, Alex les vit rouler sur le sol et
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il lui sembla que les mains de l’homme se multipliaient
soudain. Il s’écarta à la hâte et serra les poings.
Emportée par la fièvre du match, en sueur, Angel n’avait
pas prêté attention à l’homme qui avait renvoyé la balle
avec une précision remarquable, déclenchant une seconde
salve d’applaudissements. Des grands bruns athlétiques,
il y en avait des millions, dont émanait parfois cette aura
de puissance et, disons… de sexe. Au cours des années
passées, son cœur s’était quelquefois mis à battre plus
fort avant qu’elle ne s’aperçoive, en s’approchant, qu’il
ne s’agissait pas de LUI, l’objet de sa haine, mais d’une
pâle imitation qui était loin de posséder la sensualité
brute qui avait suscité en elle un irrésistible élan.
Maintenant, elle était d’abord une mère, cette expérience
appartenait au passé, et les chances qu’elle avait de LE
rencontrer — elle pensait toujours au père de Jasmine
en lettres capitales — étaient insignifiantes. D’ailleurs,
que viendrait-il faire ici ? Et pourtant, même si ce ne
pouvait être LUI, elle sentit son cœur battre la chamade,
tandis qu’elle suivait les instructions du lanceur, un
gamin de dix ans emporté par le jeu. Quand elle finit
par récupérer la balle, elle fut aussitôt taclée par le mari
de celle qui l’avait invitée à participer au jeu. Quand
elle réussit enfin à se dégager, l’allée était déserte et la
silhouette qui avait réveillé ce fâcheux souvenir avait
complètement disparu.
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