Des images précaires soit l`ineffable mélodie des images. Mémoire
Transcription
Des images précaires soit l`ineffable mélodie des images. Mémoire
Des images précaires Accompagné de Pierre Roesch. soit l’ineffable Communication graphique mélodie des images. Mémoire rédigé par Guillaume Chauvin E.S.A.D. de Strasbourg D.N.S.E.P. 2009 Des images précaires Soit l’ineffable mélodie des images. Mémoire rédigé par Guillaume Chauvin, Accompagné de Pierre Roesch. Des images précaires Sources et bibliographie R. M. Rilke, Notes sur la mélodie des choses. E.H. Gombrich, L’Art et l’illusion. Y. le Fur, Le merveilleux à l’endroit du réel. L. Peiry, Le royaume de l’autarcie. A. Kubin, Le travail du dessinateur. L’outil Google. Cités ou paraphrasés : Gaston Bachelard Roland Barthes André Breton Marcel Duchamp Ernst Hans Josef Gombrich Hermann Hesse Thomas Hirschhorn Joris-Karl Huysmans Ernst Jünger Alfred Kubin Jean-Pierre Richard Rainer Maria Rilke Idries Shah Maxime de Tyr Paul Valéry Ludwig Wittgenstein Avant-propos 01/ Image et culture 02/ De l’image visuelle à l’œuvre 03/ Mots et images, un même registre d’émotions 04/ Précisions sur l’image précaire 05/ Ineffable et émerveillement 06/ Des pièces anti-démonstratives 07/ Différences avec l’art brut / Contradictions avec le graphisme Conclusions. Des images précaires 00/ 01/ 02/ 03/ 04/ 05/ 06/ Des images précaires 07/ 08/ 10 Chat ne lévitant pas. Photographe inconnu. Cliché présent dans mon ordinateur et dans mon cœur depuis longtemps. Il m’y fascine : son auteur a conscience d’une évidence esthétique insolite que son modèle ignore, et qui se fait autant duper que nous. Un modèle respirant le bonheur, le confort plaisant par son attitude et par sa masse. La motivation du photographe reste, elle, incertaine. On ne sait s’il a seulement voulu partager son plaisir de constater une scène hors du commun. Une scène ni drôle, gracieuse ou élégante, figée mais vivante, indécente pour la bête. Des images précaires 12 00/ Avant-propos il existe des mélodies invisibles qui nous touchent mieux que d’autres, l’une des plus perturbantes me semblant émaner du monde des images ; la plus émouvante filtrant dès lors d’images précaires. Quelques-unes de ces pièces sont ici réunies, à l’instar d’un petit musée destiné à sensibiliser le lecteur à l’inexprimable. Il serait en effet tentant de qualifier ces images de « dérisoires », frôlant ainsi une caricature que ne méritent pas des productions puisant leurs forces en nous, et se définissant par une âme commune filtrée par nos personnalités. Je précise plus tard les conditions de leur révélation. Le choix de parler de ces images, lui, fut évident, car sincère. Bien que souvent elles n’émeuvent que moi, ce sont celles que je rencontre de temps à autre et que la puissance interne perturbante me fait à chaque fois remarquer. Ce sont les images que je subis. J’en découvre, en collecte, en conserve une partie : photographies, dessins, graffitis, notes ou objets laissés libres par leur auteur à jamais invisible mais toujours vivant en elles. Des images que rien dans leur forme et leur fond ne destinait à pénétrer mon intimité, mais que le hasard fit me toucher. En ce sens, ce mémoire me révélera plus qu’il ne fera se livrer des images tirées d’une classification qui m’est propre. Des images précaires J’ai peiné pour trouver un adjectif à la fois consistant et transparent pour cerner cette catégorie d’images, et la plupart ne me plurent ni dans leur efficacité grossière ni dans leur manque de détachement envers le spectre du mot. Ainsi, parmi image incertaine, inconstante, flottante, inconséquente ou non-éminente, c’est l’image précaire que je retins, capturant à sa manière la sincérité naïve et la rudesse dont elle peut parfois faire preuve : l’utilisation répétée, voire laborieuse de cet adjectif au fil du texte se justifiant ici même. Un terme qui me satisfait aussi par son origine moyenâgeuse, où la précaire était une terre mise à la disposition d’un laïc par l’église, en vue de son exploitation, et en échange d’une redevance. On ne jouit en effet de ces images que par une concession toujours révocable par nous-même, nous qui l’extrayons de son environnement muet ; flétries mais vierges, elles sont habitées par le regardeur avec ses propres règles. J’ai donc tenu ici à présenter des images qui ne séduisent, n’informent, ne flattent ni ne persuadent. Elles sont à la fois hors du monde et en nous. L’écriture d’un mémoire semble quant à elle ardue au vu de sa définition universitaire. Ce ne sera donc pas là une étude esthétique ou technique des pièces rassemblées, mais bien une tentative de rendre compte d’un univers vaste dans lequel chacun peut trouver son compte. Le choix de l’image fixe s’est lui fait par pragmatisme et affinité, et je laisse image animée, sons et parfums à un développement ultérieur. 14 Je m’efforcerai ici de proposer clairement certains de mes points de vue, affectifs pour la plupart, complétés de ceux de spécialistes. Il m’est en effet logique de parler d’images d’autrui avec les mots d’autrui, surtout lorsque tous deux, bien qu’extraits de leurs contextes originaux, conservent une puissance évocatrice commune et interne. J’avertis enfin de mon scepticisme à vouloir persuader le lecteur d’une vérité qui m’est propre : je ne souhaite convaincre de rien, au mieux sensibiliser à l’ineffable, laissant la conviction à d’autres. Certains verront alors là un prétexte à rassembler des images personnelles et muettes ; j’y réponds par une volonté de réunir des écrits autour d’un sujet spirituel commun et le plaisir de les mettre en relation avec des images qui me sont chères, d’ailleurs rassemblées pour leur valeur illustrative et non leurs qualités esthétiques. Cela peut être la définition d’un graphisme : nous y reviendrons. Enfin, mes interprétations pouvant passer pour vaines seront je l’espère soutenues par leur sincérité, car je ne compte pas théoriser mes hypothèses pour les constituer en science des images. Je vous livre donc là un texte imparfait à mon goût, sollicitant une écriture idéalement illimitée m’accordant d’infinis ajouts et ajustements dictés par le temps. Passons à l’étude, au risque de perdre notre candeur face aux images précaires. Des images précaires Soldat américain. Photographe inconnu. Image aspirée depuis un blog de militaires américains en Irak. Elle est au delà du photoreportage, même engagé. Désarmante par la proximité qu’elle manifeste entre le modèle, son photographe et nous-même. Le modèle est un homme jeune, un soldat. On suppose l’usure de sa tenue comparable à celle de son être pourtant juvénile. Il en est sûrement de même pour le photographe. La raison d’être de l’image me perturbe : le prend-on au retour d’une de ses missions, ou comme portrait souvenir destiné aux proches ? L’homme semble détaché, mais son corps est occupé par son arme, par son chien et par la pose. Il s’extrait de son corps quelques secondes le temps du cliché, négligeant la situation extérieure perturbante. L’image lui permet cet état de grâce. L’esprit du chien est ailleurs. S’ajoute à cela sa ressemblance frappante avec l’un de mes amis. Enfin, le contexte temporel est précisé : la date est poignante, l’heure encore plus. Il a un travail à finir. 16 01/ Images et culture certaines encyclopédies définissent comme image toute représentation d’une personne ou d’un sujet par la peinture, le dessin, la photographie, le film... Cette volonté semble dater de la Préhistoire, avec le jaillissement sur les parois d’un art des cavernes. Jusque là, les hommes n’avaient jamais vu d’autres images que le reflet de leur personne dans une flaque d’eau. Elle apparut ainsi comme l’assouvissement se voir ailleurs que du désir de voir la réflexion de son être ailleurs que dans une dans une flaque flaque d’eau. Serge Tisseron, lui, suggère alors le pouvoir de donner l’illusion d’un partage psychique, avec une annulation des limites corporelles, résolvant ainsi dans ses grandes lignes notre fascination encore actuelle pour elle. Si l’on s’intéresse davantage à cette excitation, et que l’on prend l’homme plus évolué de quelques milliers d’années, vêtu de tissu et non plus de peaux, mais surtout « maître » du processus de fabrication de l’image, on peut soutenir qu’elle créé pour lui un espace de transition lui permettant de pouvoir partager un langage et un bagage culturel communs, et de les contenir. Voilà pour l’image vue des académies. Mais avant de nous émouvoir, l’image passe par un filtre culturel que l’on ne peut fuir : pour exemple le monde de l’enfance, dans lequel il n’y a pas de distinction précise entre la réalité et l’apparence, pas de barrière rigide entre Des images précaires vrai et faux. Cette éducation que nous appelons culture ou civilisation semble se fonder sur cette aptitude que possède l’homme à inventer des usages singuliers et composer des un monde symbolique imitations artificielles. Car notre monde n’est pas seule- de symboles ment un univers d’objets, mais un monde de symboles où la distinction entre la réalité et la fiction devient elle même irréelle : le haut fonctionnaire qui pose la première pierre d’un édifice vient donner trois petits coups avec un marteau d’argent. Le marteau est réel, mais que pourra-t-on dire des coups ? La culture se définit donc comme un ensemble de connaissances transmis par des systèmes de croyance, par le raisonnement ou l’expérimentation. Elle comprend ainsi tout ce qui est considéré comme une acquisition nouvelle, indépendamment de son héritage instinctif, naturel et inné. Nous voyons donc l’image, l’apprécions ou la vénérons, invariablement influencés et même construits par nos cultures. Je ne saurais en effet comment définir mon émotion devant ces productions si j’étais d’Afrique. Cela nous laisse entrevoir tout ce que nous devons éliminer en nous pour apprécier l’image précaire, et tout ce dont nous ne pouvons pas nous débarrasser. Pourtant l’actuelle culture mondiale ne pourra absorber dans son modèle unique nos différentes passions fondamentales, dont elle est le lieu d’expression : art, religion, débat politique… Elle laisse une chance à l’émotif et au précaire, bien que cette même culture occidentale sanctionne 18 ce type d’images qui, si elle n’y est pas rebut, n’y est pas non plus reconnue, car résidu de nos vies et cultures et loin des valeurs applaudies. Face à l’image précaire, je ne m’attendais pas à être ému et pourtant je l’ai été, cela tiendra pour notre définition de la culture. Je dois aussi avouer que je ne saurais attribuer mon attirance pour l’image précaire à un héritage culturel ou instinctif, puisque la définition du mot culture subit des variations de contexte. J’en parlerai donc maintenant plutôt sous l’angle de l’émotion, à la manière d’un Roland Barthes dans sa chambre claire, où les photos qui l’intéressent sont celles devant lesquelles il éprouve plaisir ou émotion. Devant certaines d’entre elles, il se veut sauvage, sans culture, ne tenant pas compte des règles de composition ou d’efficacité. À partir des images qu’il aime, il essaie de formuler une philosophie, mais, n’étant pas photographe, il n’a dans son vécu que deux expériences : celle du sujet regardé et celle du sujet regardant. Un statut identique au mien face au précaire, sinon que je me sais arbitre fondamental de leur sélection hors d’une masse, muette elle. Je prends donc les images que j’aime pour analyse, je dis qu’elles m’animent et que je les elles m’animent anime. C’est l’attrait qui les fait exister à ma vue, leurs sen- et je les anime timents, leurs dualités, les personnages dissemblables, les scènes hétéroclites... et plus je m’émeus, plus elles deviennent éloquentes. Interviennent alors, et je passe en vitesse ce vocabulaire Barthien, « studium » (le goût pour quelqu’un ou quelque chose) Des images précaires et « punctum » (un détail poignant). La trouvaille de l’image précaire, le choc de l’inattendu, constituent mon studium. Bien des détails qui y figurent me fascinent et composent mon punctum. Grâce à ce dernier, un champ aveugle se crée, conférant à mon image une vie extérieure, telle une « co-présence ». Sans ces deux éléments elle m’est insignifiante et je la laisse au sol sans même la remarquer. Nous venons donc d’apprendre comment marche notre désir, sans pour autant en avoir aperçu la nature profonde, sinon un évident et désormais rebattu rapport à la mort : l’image rend immobile tout sujet. Le dessin, le graffiti, la sculpture immobilisent eux, à mon goût, l’âme de l’auteur, l’essence des sujets mêmes maladroits. Il y a là réalité et passé, et comme l’enfant nous y confondons vérité et réalité. C’est pourtant là pour Barthes le génie de la photographie, et pour nous de l’image : ce qui a été représenté a existé ! Elle est magique par son pouvoir à faire revivre ce qui a été, et nous sommes naïfs d’émotions et d’interprétations. Aussi la photographie n’invente pas (comme peut le faire tout autre langage) ; elle interprète son auteur quand nous interpréimage violente, tons l’image. Ce va et vient est important. Elle ne sait pas qui emplit de force non plus dire ce qu’elle donne à voir : elle est violente et la vue emplit de force la vue. Chose importante enfin, car posant les fondements de l’image précaire : c’est l’amateur qui se tient au plus près de sa production ; grâce à lui nous pouvons être certains que « ça a été ». 20 Le monde ne peut ni ne pourra donc jamais ressembler à une image, tandis qu’une image est et sera toujours capable de prendre l’apparence du monde. La conquête de cette ressemblance se fera par les artistes ou par les fous, mais aussi par nous. Nous allons le voir. Des images précaires Jacques Chirac. Photographe inconnu. Photographie du départ de l’Élysée de M. Chirac. L’on me l’envoya à l’endroit. Je la retournai par acquis de conscience et le choc fut réel, bien au delà de la simple perception de l’image de l’image dans l’image. Je ne l’ai pas depuis pas changée de position. Il n’y a qu’un Jacques et il y en a deux. Il a la chance probable de contempler son reflet de face. 22 02/ De l’image visuelle à l’œuvre le passage de l’image à l’œuvre se fait par une métamor- phose théorique et abstraite. Tentons de rendre compte de cette transition. Une image peut, avant même d’être œuvre, être capable de ne rien faire pour nous montrer le trouble dans lequel nous sommes la plupart du temps. Elle sait aussi bien que l’Art ne pas nous calmer. Cette notion dépend de notre connaissance, qui progresse en allant de l’indéfini vers le défini. Plus grossièrement, la science affirme que nous n’apprenons pas à percevoir, mais à différencier ce qui est perçu. Nous avons ainsi troqué la magie archaïque du faiseur d’image contre une magie plus subtile que nous appelons désormais avec une capitale, « Art ». Un Art qui ne sort pas du néant mais de lui même comme l’affirmait Malraux, non de la nature. L’imitation de notre environnement est pourtant indéniable : depuis que les philosophes grecs ont défini l’Art comme l’imitation de la nature, leurs successeurs n’ont jamais cessé de préciser ou de contredire cette définition ; les égyptiens représentaient ce qu’ils savaient plutôt que ce qu’ils voyaient, Grecs et Romains vinrent donner le souffle de la vie à ces formes schématiques, puis l’Art médiéval s’en servit pour les récit de l’histoire sainte, et l’Art chinois pour atteindre l’état de contemplation. Aucun ne représentait ce qu’il voyait. Des images précaires l’art sort de lui-même La Renaissance s’en chargea : perspective géométrique, mouvement et expression vinrent compléter les moyens dont disposait l’artiste pour représenter le monde l’entourant. Les générations suivantes furent quant à elles rebelles aux conventions jusqu’alors en place. Une brève histoire de l’Art, qui envisagée par l’éminent Gombrich, peut aussi être considérée comme l’histoire d’une fabrication de « passepartout » destinés à forcer les serrures des sens dont seule la nature détenait les clefs. Clefs offrant l’accès à l’univers intérieur aussi bien qu’au monde extérieur. Nous allons voir que ces mêmes clefs, pour celui qui sait les isoler de leur bruyant trousseau, peuvent aussi porter le nom d’images précaires. L’Art reste, pour la plupart de ceux qui le pratiquent ou l’estiment, une science, une branche de la philosophie de la nature dont les expériences ne seraient autres que des tableaux, symphonies, piétas, ou estampes. Un Art pratiqué par des artistes, et j’entends les artistes au sens large, dans les rangs desquels je compte les fondateurs de religion, les aventuriers, les héros et même les hommes d’état, qui sont l’exception parce qu’ils créent une irréalité plus dense que les autres hommes. Ce véritable artiste arrive à rassurer un doute dont les autres hommes n’ont conscience : il travaille plus qu’eux à recouvrir un fond abyssal, à assurer la permanence du monde. Ajoutons-y les esprits fous ou malades, qui parviennent à assurer leur propre permanence. 24 L’œuvre est ainsi l’expression d’un fondamental humain, visible ou non, voulu ou non. Ne perdons pas de vue nos images précaires... L’Art fait l’œuvre. L’œuvre plus rarement l’Art. Dans notre situation aucun des deux. Seul le spectateur de l’image pré- le spectateur caire la fait œuvre, parce qu’il est le seul capable de cristalli- fait l’œuvre ser cet inexprimable accord entre lui et elle, seul à posséder le mot de passe la confondant avec son cœur. L’auteur de la production n’est en rien responsable, l’œuvre non plus, invisible pour tous sauf nous. Il est pourtant convenu que l’œuvre est dans le regard de celui qui la contemple, dans l’écoute de celui qui l’entend, et l’on pourrait dès lors qualifier les images précaires d’œuvres. D’autres plus métaphysiques voient l’œuvre traduire un univers métasensible, une métaréalité. L’œuvre précaire aussi du coup, qui jouit pareillement d’un système autoréférencé, créant sa propre sémantique et ses propres lois : l’œuvre, tout comme l’œuvre précaire, se signifie elle-même et s’identifie à son objet et ce sur un plan de transcendance où elle déborde cet objet, où elle n’a plus d’objet, et où elle se contente d’être rapport au monde. Les pièces précaires sont donc bien des œuvres. « Le chef-d’œuvre, c’est justement l’œuvre ouverte à tous les vents et à tous les hasards, celle qu’on peut traverser dans tous les sens » disait Jean-Pierre Richard. Des images précaires Je vais tenter maintenant de cerner brièvement les mécanismes de l’émotion, car c’est elle qui creuse l’image pendant que l’image la nourrit. Cette émotion que définit la psychologie comme un trouble de l’adaptation. Car, face à nos images, le fait que je ne dispose pas d’une réponse toute prête l’attendu est créateur perturbe mon activité et mes représentations vacillent. L’at- d’illusion tendu est en effet toujours créateur d’illusion, et pour entendre ce qui se dit il faut savoir ce qui peut se dire. La vue réagit à l’identique. Cette situation émouvante semble tenir à la nature de notre relation avec le sujet, – joie, crainte, haine –, ce dont regorge l’image précaire. un choc premier Cette dernière m’offre dès l’instant de ma rencontre avec elle l’occasion d’un premier sentiment intense, choc décuplé par l’exclusivité de la trouvaille et proportionnel à ma sensibilité. L’invisible, que nous ne pouvions l’instant d’avant imaginer, nous pouvons là sous nos yeux le scruter, apprécier l’incommensurable, tel un cri retenu ou un rire lointain, rentré, qui n’éclate qu’en nous. C’est dans cette émotion que se rencontrent la force de la nature et la résistance personnelle. Une émotion à laquelle l’œuvre reconnue, puisque reconnue, ne peut prétendre. Les émotions qui suivent, et ce jusqu’à notre séparation avec l’image, immédiatement après ou des années plus tard, sont profondes aussi, mais relèvent plus de l’affection du propriétaire, de la nostalgie du choc premier. Elles permettent par ailleurs une curiosité permanente, car ces images ne nous diront jamais tout, d’autant que c’est nous qui en avons sup- 26 posé les contenus, loin au fond de ces puits, de ces profondeurs qui nous sont propres. On pourrait résumer et justifier l’émotion de l’image précaire par sa capacité à nous déposer au juste pli entre notre être et l’exhibition d’une fracture dans l’état du monde. Plus nous nous émouvons, plus ces images deviennent éloquentes. Heureusement l’image précaire se livre à nous sans effort de notre part. Elle nous épargne les malaises de l’artiste créateur qui ne peut éprouver au cours de sa création un sentiment de parfait bonheur. L’acte de création porte en effet en lui une promesse que l’on sent disparaître à mesure que le travail s’avance. L’Art des images précaires n’a non plus besoin de mécènes, de galeristes, ni de reconnaissance. Il nous emmène vers ce que nous n’avons encore pas exploré, sans précaution, l’alchimie étant aléatoire. Nous sommes dans la vibration du sensible, embarqués dans un voyage bien plus passionnant que celui que nous propose une œuvre achevée ou achetée, et qui nous laisse en sortir plus heureux et exigeants. L’image précaire est d’ailleurs loin d’être dépourvue de spi- une attitude proche ritualité comme pourrait le laisser supposer son état d’image du ready-made désignée (je préfère subie) et non produite. Le principe de ready-made proposé par Duchamp semble tout indiqué pour justifier cela, même s’il faut ôter de nos pièces toute perspective pécuniaire ou carriériste du choix de l’œuvre. L’attitude du ready-made consiste, initialement, à choisir un objet manufacturé et à le désigner comme œuvre d’Art. Cela Des images précaires remet alors en question un certain nombre de certitudes sur lesquelles repose l’Art, comme les notions de virtuosité et de savoir-faire ou encore d’œuvre, dès lors conçue comme résultante de l’exposition et de l’acte de nommer. Effectivement, ces ready-made sont des œuvres d’Art qui n’ont pas été réalisées par l’artiste puisqu’il n’intervient que pour les sélectionner, changer leur contexte et leur statut par la désignation, le tout dans une totale indifférence esthétique. L’affirmation « ceci est une œuvre d’Art », entonnée par Marcel Duchamp fit acte de redéfinition. La critique de la qualité perceptive de ses contemporains, ce dont ils ne se souciaient, étant évidente. Si dans le ready-made le concept prime sur l’œuvre originale et physique, l’image précaire est donc bien fruit d’un ready-made, bien que forcément muet pour celui qui ne l’a pas désignée ni subie. Notre ultime différence avec M. Duchamp relève de notre engagement en tant qu’arbitres des images : notre choix n’est pas fondé sur une réaction d’indifférence visuelle, bien au l’image précaire contraire, ni même assorti à une absence totale et anesthé- est subie siante de bon ou de mauvais goût. Notre « choix » s’est fait malgré nous, indépendamment de toute volonté artistique. En ce sens, il est l’émotion pure et sincère. L’image précaire est avant tout et je le répète, subie. « L’Art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’Art » disait Robert Filliou. 28 Des images précaires 30 03/ Mots et images, un même registre d’émotions « avec l’image va le mot ; mieux, l’image doit compléter la lettre et l’art la technique, le jeu le travail ». Des mots d’Ernst Jünger auxquels j’adhère bien volontiers, et qui me permettent d’introduire mon chapitre faisant coïncider langages écrits et visuels, et tenter de rapprocher les conséquences du style d’un auteur au choc de la trouvaille d’une image : deux symboles visuels abstraits laissés à la libre interprétation de chacun. N’oublions pas que les propos tenus ici sont autant d’arguments à mon envie de sensibilisation à l’image précaire. Ainsi donc, depuis que les hommes-singes ont adopté le langage symbolique pour représenter leurs relations, celui-ci les a entraînés dans un mouvement qui les distingue des « cultures » des autres primates : le dessin, la sculpture, la peinture ou la photographie font partie de la branche concrète du sujet, l’écriture bien évidemment. Notre langage oral, à l’instar de l’image visuelle, ne nous sert pas simplement à décrire des faits ou exprimer nos émotions subjectives : ce langage quotidien est un médiateur entre les extrêmes de ces deux fonctions, tandis que le langage littéraire rassemble lui description et expression : nous allons l’entrevoir à travers l’usage de l’émotion chez quelques auteurs qui me tiennent à cœur. Des images précaires Cochonneries dessinées. Dessinateur inconnu. Une pièce trouvée au sol du cimetière Montparnasse, Paris. Le papier est griffonné des deux côtés. J’y constate l’application de son auteur à rechercher la pose correcte du bras de l’homme, et le repentir du visage, son air étonné. La femme est elle aussi là suite à repenti. Il n’y figure aucun main. La scène au verso est du même registre et de la même exécution. Il me plaît de ne pas connaître le destinataire du dessin, s’il fut un public potache et jeune, un ou une insultée, ou l’auteur lui même. Le repentir de la scène me touche vraiment, son application sincère, non réaliste mais tenant à s’en rapprocher. J’y suppose l’auteur entre deux âges, mais son époque de vie bien antérieure à la nôtre, d’au moins soixante ans. Le style vestimentaire et capillaire, ainsi que celui du dessin me l’ont longtemps confirmé, bien que j’en sois l’unique convaincu. C’est une image que je me plais à partager, car trouvant toujours son public. Je me garde bien de dévoiler la variété d’émotions qu’elle m’offre. Ainsi Jean Giono dans son œuvre fait preuve d’une imagination flamboyante, son principal outil étant le mensonge poétique et la création d’un monde d’images. Elles ne sont pas gratuites et ornementales, mais au contraire profondes et propres à l’analyse. Tel un poète, Giono leur accorde une importance considérable, nous incitant à jeter sur les choses l’avarice un regard esthétique, le regard « utilitaire » ne rendant pas du regard utilitaire compte de la beauté et de l’originalité des choses vues. Pour lui, l’image est l’opération capitale consistant à appeler d’abord chaque objet, puis à le fondre avec un autre, selon la loi d’analogie. À chaque fois qu’il veut décrire un personnage, rendre compte d’un sentiment ou d’un phénomène il use de l’image, et laisse au lecteur et à sa sensibilité le soin de l’analogie, ce que fait l’image précaire. Giono tient à toujours rendre au concret toute la richesse dont le prive l’avarice du regard utilitaire… Avarice identique à notre situation, et dont on doit tenter de se séparer. Dans un autre registre Louis Ferdinand Destouches, dit Céline. Dans ses Entretiens avec professeur Y, Céline revient sur son œuvre et parodie l’entretien littéraire en l’habillant d’un art poétique véhément. Il est apparemment seul à avoir compris l’urgence d’évoluer que le cinéma intime à la littérature, comme jadis la photographie l’avait fait à la peinture. Il pense ainsi avoir bouleversé le genre romanesque par son « style rendu émotif », et caractérisé par l’usage des points de suspension et de l’argot. Une trouvaille consistant à restituer dans l’écrit toute l’émotion de la langue parlée. 32 Céline insiste bien sur cette évidence : « l’émotion ne peut être captée et transcrite qu’à travers le langage parlé... le souvenir du langage parlé ! et qu’au prix de patiences infinies ! de toutes petites retranscriptions !...». Une émotion nous rappelant à la vie, pleine de détails vivants et poignant notre cœur, qu’offrent aussi nos images « non-éminentes ». Je tiens maintenant à proposer nos images, dans leur structure, comme autant d’involontaires haïkus que nous soumettent nos yeux et notre cœur. En effet, et là encore dans l’ombre de Barthes, ces deux figures semblent identiques en bien des points : tout d’abord ces courtes sentences poétiques propres au Japon ne veulent « rien » dire. C’est par cette condition qu’elles semblent offertes au sens, particulièrement disponibles, serviables, à l’instar d’un hôte poli qui vous permet de vous installer largement chez lui, avec vos manies, vos valeurs, vos symboles. Cette absence du haïku appelle à la convoitise majeure, celle du sens. Heureusement ces paroles, tout comme nos images, le fournissent, et le symbole, la métaphore, la leçon n’y coûtent presque rien : à peine quelques mots, une image, un sentiment, là où notre littérature demande ordinairement un poème, un développement, bref un long travail rhétorique. En insistant sur cette spiritualité orientale, Barthes fait humecter à l’Occident toute chose de sens, à la manière d’une religion autoritaire, ayant largement déteint sur notre religion « visuelle ». Le précédent chapitre définissant l’Art Des images précaires l’émotion du détail sera allé dans ce sens, et je suis soulagé de constater l’œuvre précaire comme propre à l’appropriation sentimentale. Le prouve cette note de Barthes, dans laquelle il suffit de remplacer le terme haïku par image précaire : « Le haïku semble donner à l’Occident des droits que sa littérature lui refuse, et des commodités qu’elle lui marchande. Vous avez le droit, dit le haïku, d’être futile, court, ordinaire ; enfermez ce que vous voyez, ce que vous sentez dans un mince horizon de mots, et vous intéresserez ; votre phrase, quelle qu’elle soit, énoncera une leçon, libérera un symbole, vous serez profond ; à moindres frais, votre écriture sera pleine ». Les propos de Barthes m’arrangent par leur lumière, car l’image précaire donne à son sensible spectateur des des droits que l’art droits et des commodités que bien souvent l’Art lui refuse. à souvent refuse moindre frais, des émotions concentrées, des instants d’élite et des silences. On pourrait certes faire s’opposer les auteurs de haïkus à ceux d’images précaires, le premier, conscient, concis et poète, l’autre, inconscient de sa production et de son avenir, mais prenant corps dans son regardeur. Pour conclure sur certaines relations du mot à l’image, je tiens à faire un détour par une tradition orale transcrite de nos jours, et issue de l’ésotérisme soufi de nombreux pays islamiques. Un des héros de cette littérature demeure l’inénarrable Hodja Nasr Eddin. Ses anecdotes traduisent l’intériorisation, l’amour de Dieu, la contemplation et la sagesse que privilégient les musulmans soufis. Intériorisation et contemplation inséparables de l’image précaire. 34 Paradoxalement au thème de ce chapitre, le soufisme ne images improbables s’appuie pas sur l’émotion, et au lieu de confondre en lui et initiatiques émotivité et spiritualité, son enseignement est initiatique : c’est au lecteur d’y définir ses propres accords et désaccords, le conduisant à formuler ses propres jugements de valeur. Le rapport de l’image précaire à ces contes est donc précisément dans la relation du contenu au contenant, du vu au voyeur, qui doit faire sien ce vu et le digérer tel une nourriture spirituelle. Voici donc une aventure du Hodja Nasr Eddin, dont je le répète, le caractère flottant me semble éminemment proche des sentiments qu’engendrent l’image précaire : Quelqu’un vit Nasr Eddin chercher quelque chose au sol. — Qu’as-tu perdu, Nasr Eddin? — Ma clef !, répondit Nasr Eddin. Ils se mirent à genoux pour essayer de la trouver. — Mais, au fait, où l’as-tu laissé tomber ? — Dans ma maison. — Alors pourquoi la cherches-tu ici ? — Il y a plus de lumière ici que dans ma maison. Le dénouement sans logique nous laisse interdits. Tout semble construit sur un non-sens sensé, aussi inextricables l’un de l’autre. On y devine du sens sans qu’il n’y soit évident. La réponse réside dans l’absurde, encore que ce terme ne semble pas le bon. On est donc face à notre propre définition Des images précaires de l’absurde et du sensé, émotion identique à celle qu’engendre le charme ineffable de nos images, et leur pouvoir d’évocation. Pourtant, une partie importante des histoires du Hodja ayant la qualité d’enseignement et la recherche de l’agrément de Dieu, il nous faut peut-être retirer ces ambitions à l’image précaire, tout en conservant absurdité et joie de la surprise, imprécise mais stimulante. Notre âme n’est en effet apaisée ni par les mots du Hodja, ni par nos pièces précaires. l’image scriptible Ce qui me pousse pour conclure à aborder la notion de scriptible proposée par le récurrent Barthes : bien qu’apprivoisant laborieusement ses écrits, j’aimerais cependant revenir à l’une de ses théories littéraires qui me mit involontairement en respect, car, bien que destinée à la littérature et ses penseurs, je la lus malgré moi comme propre à l’image et aux images précaires. Il s’agit d’une définition du scriptible comme le romanesque sans le roman, la poésie sans le poème, l’essai sans la dissertation, l’écriture sans le style, la production sans le produit, la structuration sans la structure. Ainsi, devant cette clarté, je me permets de proposer à la suite du « texte scriptible », « l’image scriptible », maladroitement synonyme de l’image précaire. J’en précise le choix : Le scriptible est selon Barthes une forme de littérature où le lecteur est censé réécrire le texte, jouer avec ses données pour produire une infinité potentielle de sens, offrant ainsi un modèle de texte productif, sans auteur, sans réalisation. 36 Il est comme la castration, la reconnaissance d’un manque, de l’absence de texte. Ces fragments de textes, malléables, ce sont mes images, considérées comme des fétiches, et fonctionnant comme reconnaissance du manque, closes sur ellesmême. Elles jouent sur l’excitation du désir et celui de sa une lecture à mille lieues rétention. Comme le texte scriptible, elles sont un commen- du déchiffrement cement permanent. Ces images donc, précaires/scriptibles, critique demandent une lecture naïve ou émotive, ne distinguant pas les signifiés des référents, une lecture participative, émotionnelle, projective, à mille lieues du déchiffrement critique. Cela peu se rapprocher de l’envoûtement, car bien que conscient du caractère fictif des événements emprisonnés dans ces images, je crois à l’histoire racontée. Je paraphrase l’expérience du miroir dans laquelle un enfant croit d’abord voir un être réel puis, comprenant qu’il s’agit d’une image, Je suis capturé par s’identifie à elle. À l’identique, je me construis une représen- l’unité première tation visuelle et réagis comme si l’image précaire était réelle, l’identification me faisant me confondre moi-même avec elle. Je produis en conséquence une image qui me capture. En participant à cette fiction, le lecteur/spectateur retrouverait l’unité première, édénique, de l’enfant lié à sa mère et l’amoureux uni à l’être aimé, propose Barthes. La magie de l’image précaire serait ainsi révélée. Finalement, et pour mieux introduire le prochain chapitre, il faudra garder à l’esprit que le faiseur d’images, et même le faiseur d’images précaires comme celles présentes ici, est Des images précaires Graffiti gaulliste. Auteur inconnu. Sur une porte de grange rurale, un auteur, homme ou femme, crut pouvoir inscrire le nom du libérateur en gros, ce que la réalité ne lui permit pas. Le résultat en est d’autant plus vivant et émouvant. A-t-il été influencé par l’euphorie post-libération, ou au contraire par une audace pré-libération ? Par une négligence des règles de géométrie ou par bêtise ? capable de faire ce qui n’est pas à la portée de l’écrivain ni du poète : subjuguer l’esprit des hommes jusqu’à les rendre amoureux d’un portrait qui n’est même pas celui d’un être réel. Témoignage supplémentaire du pouvoir magique des images, pouvoir subjuguant même celui du langage. J’ajouterai pour finir, et pour insister sur ses valeurs, que l’image précaire et hasardeuse sait malgré elle être plus puissante que les mots choisis de l’écrivain. 38 04/ Précisions sur l’image précaire nous avons esquissé plus haut une rapide histoire de l’art, tout en gardant à l’esprit l’existence parallèle de « sousœuvres », rendues à l’époque invisibles et inconcevables par les exigences sociales et religieuses du moment. Tout ce temps, et en marge des sciences de la représentation, d’autres images furent générées, loin de l’art religieux sur commande, mais non dépourvues de spiritualité. Ces images précaires, tout en s’opposant aux canons en place ont traversé les âges, et ont pu rendre heureux quelques Seuls les anciens savent. Je reste aussi fasciné par le sens de cet acte, écrire un nom ou un signe sur une porte, et non sur le mur d’à côté. L’élue dut être à la fois visible et propice à l’action. L’écriture y est à hauteur d’homme, auteur comme lecteur. Le temps d’écrire son nom, un être en a aimé un autre, et ressenti invisiblement le contour de son être. Il y a dans ce graffiti un héros ridicule mais sincère. chanceux poètes ou simples d’esprit. Vestiges d’un monde à la fois racine profondément énigmatique et fruste, particulièrement tou- et fruit chant, originel, hors du temps et des conventions, elles sont pourtant les fruits évidents de ces mêmes temps et conventions : la racine a beau tout ignorer des fruits, il n’empêche qu’elle les nourrit. Je ne m’attacherai pas ici aux circonvolutions mentales, historiques ou pratiques qu’induisent de telles œuvres, la plus simple des productions étant l’aboutissement d’un processus psychologique qui en lui même est loin d’être simple. Je laisse au lecteur le soin de s’en instruire, il lira seulement dans ce chapitre mes tentatives de décrire les émotions de l’immédiateté, et de préciser ce cycle inépuisable de sensations. Je tiens surtout à souligner ce qui va suivre comme une approche romantique, le romantique se définissant comme Des images précaires tout ce qui semble n’avoir ni forme ni loi, ses contours étant fugaces comme la nuée. Le précaire est presqu’ainsi synonyme du romantisme. Mais je ne vais pas ici tenter d’élever au rang d’art sacré des pièces glanées là où les gestes de nos vies les ont déposées, bien qu’une rhétorique solide puisse le faire en quelques lignes. Je vais maintenant livrer une liste d’intuitions à leur sujet, clarifiées en l’état de notes. Le précaire ne fait montre d’aucun génie ou talent hors du commun. Il n’implique pourtant aucune régression, ni de son spectateur, ni évidement de son auteur. Ces images se réincarnent par notre faute, et non la leur. Elles ne peuvent s’imposer comme le feraient une pancarte publicitaire ou la sculpture d’un monument aux morts. Elles peuvent des images être récentes, et le sont même souvent. Elle peuvent être dont la raison d’être hors d’âge, mais demeurent perturbantes car leur raison n’est plus d’être n’est plus. Maladroitement soignées, d’une touchante rudesse ou d’un charme flou, elles ne souffrent d’aucune pression, et sont libérées de toutes volontés persuasives. Elles sont les preuves d’un art qui ne nous fait pas payer d’entrée ni chercher notre souffle dans les brouillards du sacré. Médiocres au point d’en devenir sublimes, l’insignifiant devenant subtil, le bas le haut, leur valeur se trouvant précisément dans leur invisibilité. L’accès à ces images est pourtant sans effort, elles sont organes et nous corps. 40 Les artistes formés dans la tradition occidentale avaient su se fier aux possibilités d’expression des formes imprécises, dupant leur spectateur plus qu’ils ne lui faisaient confiance. En effet l’esprit, après avoir reçu des sens un commencement infime de souvenir, le poursuit indéfiniment, se rappelant toutes choses dont il doit se souvenir. Ce mécanisme décrit par Maxime de Tyr reste valable pour l’image précaire. Des images intéressantes car je ne sais ni qui ni comment ni pourquoi elles ont été créées. C’est parce je n’ai pas eu à retirer leur verbiage ordinaire (technique, logique, sens...) qu’elles me touchent. Elles restent paradoxalement invisibles pour le profane, alors que c’en est précisément un qui les a produites. Elles ne sont liées à un quelconque canon esthétique, pas plus qu’elles ne sont des caricatures. Leurs motifs et leurs personnages n’existent ni dans la nature ni dans la tête de leurs auteurs, mais précisément dans l’unique empire illusoire de nos songes et de nos craintes. Elles sont telles des impressions originelles, des restes métaphoriques d’expériences faites par de nombreuses générations, et déjà par l’humanité préhistorique, puis ensuite filtrées et révélées par nos multiples personnalités. Ce sont des images qui mettent à nu l’intimité du monde, par conséquent des œuvres spirituelles. Elles plaident, sans pour autant le revendiquer, une décomposition du monde « bourgeois », et sont les traces permanentes et précaires de l’histoire humaine universelle. Des images précaires Lorsqu’il y figure un homme ou une femme, je n’y vois pas sa vie, mais celle de l’auteur de l’image, la sens et l’espère ; son corps devient code, enveloppe inerte pour une âme que moi seul perpétue : une mort, un cadavre surhumain, le corps du Christ si l’on veut. On est enthousiasmé d’y voir l’homme comme un être pour la mort. Les images précaires sont l’enfance des images sérieuses, leurs cadavres candides laissant fuir de tous côtés un pur et illimité débordement de forces. On a souvent dans ces instants l’impression que ces personnages passés se dévoilent sous les traits de ceux qui vivent aujourd’hui avec nous et ne se présentent à nous qu’en secret. un sceau de l’âme Ce précaire, cette trace, c’est avant tout un sceau de l’âme qui s’offre à nous, un sceau original disponible une fois pour toutes, quelques minutes d’une vie intense ou ennuyée, capturées pour l’éternité. Ce n’est pourtant pas pour leur référence au passé qu’il faut apprécier ces images, au contraire, tant il est précieux de savoir fuir les confortables tentations des passés, pour mieux se précipiter dans l’audace du lendemain : en échange de mon émotion, l’image précaire suscite chez moi une extrême attention portée à la fois au tout proche et à l’immensité de l’ouvert. En nous prouvant en plus leur valeur indépendamment de leur état premier, c’est à notre propre état que nous avons la chance de pouvoir faire face, spectateurs d’un miroir trouble et enthousiasmant. Des œuvres d’autant plus hypnotiques qu’elles ne se contentent pas de donner à voir, ne se conten- 42 tent pas même du vide, mais n’ont même pas conscience de ce contentement. Elles ne peuvent donc être décevantes. Elles sont d’ailleurs fascinantes par le sentiment d’immortalité qu’elles dégagent, bien qu’issues de procédés techniques qui ne le sont pas, éphémère inquiétant et grisant. « énergie oui, qualité, non » clamait le suisse Thomas Hirschhorn. Une des seules choses qu’elles nous laissent enfin entrevoir furtivement, et c’est là une de leurs angoissantes attirances, c’est cet état où l’on ne peut plus penser. Je pourrais faire un pas de plus sur le chemin de mes instincts et qualifier leur aura « d’inquiétante étrangeté », mais ce dont on ne peut parler, soutenait Wittgenstein, il faut le taire, ce qui nous introduit alors auprès de cette belle notion d’ineffabilité. Je conclurai ainsi ce chapitre précisant l’image précaire, chaque mot que j’y ajoute m’éloignant un peu plus de sa magie. Des images précaires L’oiseau feutre. Jeanne Chauvin. Dessin réalisé et envoyé par ma grand mère, issu d’une foule d’autres réalisations. Je les ai longtemps considérés et les considère encore comme des pièces d’Art Brut. Ma grand mère fut en effet toute sa vie réfractaire aux musées, cinémas et autres lieux de culture. Sans pour autant être autiste. Son environnement visuel fut rarement plus original ou distrayant qu’un canevas, des prospectus, une télévision ou la vue d’un lac. L’objet le plus propice à l’envoûtement ayant été une Bible illustrée par Gustave Doré et rarement feuilletée. Tous ses dessins présentent une végétation dense et peuplée d’oiseaux en tous genres, réalistes ou non. L’humain y est absent. L’environnement est sauvage, sauf quand il s’y trouve un chalet. Les outils sont crayons ou feutres, et jamais un trait de couleur ne vient en couper un autre. Tout y est assemblage patient et minutieux, Des couleurs en harmonie rugueuse. Ces pièces m’ont toujours ému car éloignées de la personnalité sociale de ma grand mère : solitaire, désabusée, résignée. Ce peuvent être les dessins d’une nostalgie sans fondement, mais idéale. Ces sujets originels sont flattés, sinon enviés. 44 05/ Ineffable et émerveillement le romantisme ne semble pas concevable sans l’ineffable, défini comme étant ce que l’on ne peut ou doit exprimer avec des mots. Impossibilité du langage face à l’expression d’un sentiment ou d’un aspect de l’existence trop grand pour la parole et l’écrit : un sentiment ne pouvant être ressenti que de manière interne. Une expression malheureusement peu employée en Occident, mieux en Orient, comme si cognitif et social s’étaient chez nous chargés de mettre à mal le poétique. J’insisterai pour commencer sur le caractère ineffable des des images choses essentielles de nos vies que sont musique, amour, inexprimables poésie ou liberté : notions inexprimables, ne se disant ni ne aux autres se montrant. D’autres peuvent se dire, mais non se montrer. Les images précaires sont inexprimables aux autres, et si elles se montrent, elles se raconteront difficilement. Comment en effet faire part de notre accès à un royaume psychique intermédiaire, une région du monde crépusculaire qui ne lutte qu’en nous, et elles sont les clefs ? Cet ineffable-là constitue pour nos images une âme supplémentaire. Il explique, à l’aune de nos sentiments, les raisons de nos choix sélectifs pour cette œuvre et non cette autre. Car celles élues résonnent d’une mélodie qui leur est propre et commune, tissée de mille voix, dans laquelle leur solo n’a Des images précaires sa place qu’au travers de notre personnalité. Le jeune Rilke du haut de ses vingt-trois ans eut de beaux mots à ce sujet : « Une fois qu’on a découvert la mélodie de l’arrière plan, on n’est plus indécis dans ses mots ni obscur dans ses décisions. C’est une certitude tranquille née de la simple conviction de faire partie d’une mélodie, donc de posséder de plein droit une place déterminée et d’avoir une tâche déterminée au sein d’une vaste œuvre où tous se valent, le plus infime autant que le plus grand ». C’est une motivation indicible qui nous pousse donc à l’élection, bien au delà de la séduction et de l’affect. On est sûr que cette pièce va intégrer notre musée intime et non cette autre. Chacune participe à un grand tout dont nous sommes le filtre sélectif et amoureux. un accès Cette notion rejoint un proverbe mélanésien suggérant une à l’âme universelle âme universelle dont chaque homme aurait reçu une part. Je suis convaincu que cette force mystique universelle, inexprimable, une fois ajustée au monde des images prend forme dans les productions rassemblées ici à titre d’exemple. Chacune d’entre elles est pour moi une expérience concrète d’un accès à l’âme universelle des choses et des êtres. Cela rejoint d’ailleurs les propos de l’omniprésent Barthes, qui nous a montré à quel point les poésies écrites et visuelles sont les signifiants du diffus, du sensible, de l’ineffable, de l’ordre des impressions inclassables. Il ne faut donc rien chercher dans le précaire, seulement s’y trouver, sans vouloir trouver ce qu’on ne peut y chercher. 46 C’est à force de chercher que tu ne trouves pas, écrit Hermann Hesse au sujet d’une quête invisible. Quant on cherche, il arrive facilement que nos yeux ne voient que l’objet de nos recherches ; on s’est fixé un but à atteindre et on est entièrement possédé par ce but. Mais trouver, c’est être libre ; c’est être ouvert à tout, c’est n’avoir aucun but déterminé. Nous avons la chance avec nos images de profiter d’une joie sans recherche, alors ne nous obstinons jamais devant un éventuel mutisme, et nous contentons de faire confiance à l’imparable envoûtement de ces impressions originelles. Proche du romantisme est le merveilleux, couvert lui aussi par l’indicible. Un merveilleux qui a aujourd’hui peu de chances d’apparaître comme une catégorie digne de pensée, passé dans l’expression populaire sous le signe d’un refuge dans l’irrationnel. Se laisser à sa puissance narcotique trahirait désormais pour beaucoup la suspicion d’une faiblesse, voire un symptôme de régression. Depuis les encyclopédistes e du XVIII siècle, on l’a souvent accordé au bon sauvage, aux lointains primitifs, à l’enfance des peuples. Notre modernité et notre rationalité occidentale chèrement acquises ne nous autorisent plus à faire crédit aux gribouillages, ratés, tentatives, erreurs : beaucoup se méfient de l’image précaire, passant à côté de bonheurs simples et intenses. Pour alors convaincre ceux sceptiques au bonheur du « sans mot », je dois à nouveau citer un auteur ayant su avec simplicité et élégance user de mots justes. Des images précaires le plus vertigineux Ils s’agit de ceux d’André Breton sur l’Océanie, aux soins du des cours sans rives lecteur de remplacer Océanie par images précaires : « Océanie… Ce mot aura été un des grands éclusiers de notre cœur. Non seulement il aura suffit à précipiter notre rêverie dans le plus vertigineux des cours sans rives, mais encore tant de types d’objets qui portent sa marque d’origine auront-ils provoqué souverainement notre désir ». Bien dit, monsieur Breton ! Le plus vertigineux des cours sans rives. Gardons tout de même à l’esprit que le même ineffable sera délice pour l’un et vulgaire sinon muet pour son voisin. Il y a pourtant une chose à ne pas négliger chez Breton, à mon sens ajoutant de la valeur à nos images, qui est le contexte de contemplation : dans le cas de son émotion, le musée fait des objets qu’il admire des œuvres d’art, ce par l’établissement d’un nouveau principe de classification, origine d’une vision des choses toute différente. une émotion sacrée Le précaire fondamental offre cependant une émotion supé- dont l’image est le reste rieure, puisque c’est à nous de construire notre musée, mais sans effort aucun, guidés par l’influence du précaire. L’émotion du rassembleur, du ravisseur d’images naît ainsi d’une magie quasi religieuse, d’une joie ou d’une terreur sacrée dont l’image est le reste, relique d’une spiritualité propre et peu courante dans le monde occidental. Notre ravissement est celui de Breton, à prendre au sens de l’enlèvement, puis bien sûr du plaisir. 48 La « paternité », l’émoi, la contemplation ou la joie égoïste sont autant d’arguments allant aux devants du merveilleux et de l’ineffable. N’oublions d’ailleurs pas qu’une image sans spectateur ne peut exister… Une autre qualité difficilement exprimable de nos œuvres est l’image précaire de ne point nous décourager. En parlant du travail du des- ne décourage pas sinateur, Alfred Kubin, le Goya autrichien évoque fort bien ce sentiment diffus que l’on peut éprouver face à l’œuvre géniale puis devant l’œuvre moins prétentieuse : « Un Rembrandt, un Dürer nous élèvent par leur inconcevable perfection mais ils découragent aussi la créativité personnelle. D’innombrables dessins de graveurs, lithographes et illustrateurs à peine connus m’ont en revanche souvent rendus attentifs aux multiples problèmes que pose cet art en noir et blanc, totalement abstrait » Il poursuit plus loin : « Dans les revues, les livres, les journaux des cent dernières années on a souvent créé avec des mains moins habiles que jadis des choses dans lesquelles l’âme, dans sa naïveté accablante, se montre avec plus de pureté et certainement de ferveur que dans tous les travaux d’école qui peuvent être si horriblement tristes ». Je prends ces mots comme une ôde involontaire aux images précaires. Merveilleux et ineffable ont donc la capacité de raviver l’éclat de l’objet trouvé. Un éclat qui se situerait entre enchantement et désenchantement, avec tout ce qu’il suppose de surprise, de faste et de vue fulgurante sur autre chose que ce que nous pouvons connaître. Des images précaires Abri précaire. Cliché de Laurence Madrelle, (graphiste et enseignante dans une école d’architecture) en bonne place sur le mur d’images de son bureau. Il prouve comment le précaire peut aussi se trouver dans la réalité : cet homme, installé sur une bouche d’aération, a su user de l’air à la fois comme source de chaleur, mais aussi structure « réelle », exploitant presque toutes les qualité de cet élément invisible, sans que j’aie à les citer. Le précaire comme « confort » multiple, si l’on en retire la dimension esthétique qu’y voient nos yeux d’Occident. On est ici face à un tout, une harmonie difficilement descriptibles. Néanmoins, et afin de ne pas m’embourber dans mon impossible volonté de poser des mots qu’entend l’inexprimable, je proposerai seulement d’imaginer la connaissance du réel et de ses fruits comme une lumière qui projette toujours quelque part ses ombres. L’image précaire elle, physiquement et spirituellement, n’étant pas une ombre, mais dans l’ombre. 50 06/ Des pièces anti-démonstratives le rôle de l’image est pour une part d’attirer l’attention par la surprise de l’inattendu et de l’improbable, et ensuite de la retenir par le développement du processus d’interprétation affirme Wikipédia. L’image précaire s’arrête à la surprise de l’inattendu. On a pu voir qu’elle ne cherchait en aucun cas à retenir l’attention et qu’elle était dénuée de toute volonté persuasive. C’est son regardeur qui se persuade lui même et produit l’image et l’émotion qui le capturent. à l’inverse, l’image travaillée (l’image à dessein), celle des cinéastes, des publicitaires, des photographes ou graphistes, est le processus de communication le plus calculé et le plus puissant, permettant de transmettre en un clin d’œil une immense quantité d’informations, la plupart sans même que nous en soyons conscients. Ces images peuvent être directement interprétées par la masse sans distinction de langue, de statut social ou de capacités intellectuelles, faisant fi des nombreux filtres que nécessitent la parole et l’écrit. L’image à dessein a en effet bénéficié pendant des siècles d’une fonction édifiante dans l’iconographie profane ou religieuse, demandant à son spectateur de se convertir à une nouvelle définition de la réalité, et d’ensuite lui servir de média pour devenir à son tour l’instrument de sa propagation. Mais, son prestige se paie par l’appauvrissement de la pensée : en même temps que l’émotion remplace la raison, disparaissent Des images précaires la patience et l’aptitude à suivre une argumentation. Elle ne reste donc rien d’autre qu’une technique de dressage. Cela me semble une évidente contre-définition de l’image précaire, qui ne propose même si l’on s’y force, ni information, ni flatterie, ni persuasion, ni séduction, comme à la limite de sa propre existence, son « talent » étant de nous faire ressentir sans l’expliciter l’ordre ou le désordre du monde. la naissance de l’image Dans le même ordre d’idées, nos images précaires sont se paie par la mort étonnantes quant à la place qu’elles accordent à leur regar- de son auteur deur, au détriment de l’auteur qui en est effacé. Sans cet auteur, l’autonomie de l’image est libre d’être violée par n’importe qui. Bien que ces auteurs demeurent à jamais inconnus, je souhaite rapprocher mes propos du compétent Barthes qui propose une mort de l’auteur : la naissance du lecteur (spectateur) doit se payer de la mort de l’auteur. L’idée est en effet que l’auteur doit céder sa place au lecteur, qui réécrit le texte pour lui-même, ce que nous vîmes au travers du texte scriptible. L’auteur ne peut donc plus être le seul garant du sens de son œuvre. Une pensée cousine est celle de Paul Valéry nous indiquant qu’une fois l’ouvrage paru, son interprétation par l’auteur n’a pas plus de valeur que toute autre par qui que ce soit. Si j’ai fais le portrait de Pierre, et si quelqu’un trouve que mon ouvrage ressemble à Jacques plus qu’à Pierre, je ne puis rien lui opposer, et son affirmation vaut la mienne. Mon intention n’est que mon intention, et l’œuvre est l’œuvre. Ou l’œuvre précaire. C’est donc bien le regardeur qui fait l’image. 52 Bien que l’image ne soit pas sage et que nous en soyons plus souvent les disciples que les maîtres partiels, les pièces rassemblées ici nous ont bien confirmé le rôle premier donné au regardeur, le second à l’auteur, et le dernier à toute manipulation. Elles peuvent donc devenir par l’état de grâce dont elle bénéficient une source d’amélioration spirituelle, puisque de leur absence de conscience forte se manifesteront forcément à nos âmes des traces qui nous aideront d’une façon ou d’une autre. Des images précaires 54 07/ Différences avec l’Art brut et contradictions avec le graphisme l’art brut est celui pratiqué par des personnes qui pour une raison ou une autre ont échappé au conditionnement culturel et au conformisme social : solitaires, inadaptés, pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques, détenus, marginaux de toutes sortes. Le terme est de Jean Dubuffet, entendant par là un art spontané, sans prétentions culturelles et sans démarche intellectuelle. Ces auteurs ont produit pour eux-mêmes, et en dehors du système des beaux-arts, des œuvres issues de leur propre fond, hautement originales par leur conception, leurs sujets, leurs procédés d’exécution, et sans allégeance aucune à la tradition ou mode. Des personnes obscures, à mes yeux pourtant plus claires que les créateurs d’œuvres précaires. Attardons-nous déjà sur les rapports qu’entretiennent art brut et précaire, aidés d’un commentaire de Michel Thévoz sur les réalisations de l’artiste Josef Hofer : une haute teneur intime y est présente, mais le créateur ne se contente pas de décalquer ses pulsions intimes sur son support d’expression. Même s’il opère dans un climat autistique, il fait preuve d’un réel dépassement et donne corps à une production artistique à part entière, relevant d’un système d’expression élaboré. Les deux types d’œuvres coïncident dans leur élan créateur. Toutes deux ne veulent rien recevoir de la culture Des images précaires Mère et enfant (?). Photographe inconnu. Tableau isolé au sein d’une série, les autres ne présentant pas les mêmes qualités de collage synthétique : le portrait de ces deux êtres conjugue deux espace-temps différents, au sein d’une même sphère de proximité humaine. Une mère ou une sœur, et un héritier. À la manière des égyptiens ce tableau représente ce que l’on veut voir, ce que l’auteur sait et non ce qu’il voit. L’image de l’enfant et celle de la femme ont été réunies après que les êtres l’aient effectivement été. Ce cadre les rapproche dans l’image comme ils sont censés l’être dans la réalité et dans leur amour. C’est une synthèse absurde et honnête de sentiments sur la durée. et rien lui donner. La seule différence serait dans l’élaboration d’un système d’expression, essentiel pour l’autiste, et involontaire pour le précaire, ce dernier n’ayant en effet pas besoin d’une revanche sur son exclusion. De plus l’œuvre brute est envisagée par son auteur comme un support hallucinatoire. L’œuvre précaire l’est pour son spectateur. le précaire ne produit pas Un art précaire qui à l’inverse de l’art brut ne produit en plus pour lui même pas pour lui même. Qui ne produit même pas, nous le vîmes avec le procédé du ready-made : l’art précaire sait dans sa pureté se détacher de toute fonction, tout en étant un héritage condensé des habitudes de son époque. Pureté première aussi de la naissance de l’œuvre entre nos mains et sous notre œil. Jamais elle n’a auparavant existé avec cette intensité pour quelqu’un, contrairement à l’art brut, même s’il n’est pas dans les deux cas aisé d’affirmer une telle chose. à l’inverse de l’art brut encore, qui aujourd’hui sollicite et encourage au travers d’institutions l’expression de ses drôles de pensionnaires, les pièces précaires n’ont pas été elles contraintes de se murer dans un cercle fermé d’avertis : autant il peut être difficile aujourd’hui de mettre la main sur une pureté jaillie d’un esprit malade, autant le choc sincère de notre propre trouvaille a plus de valeur. On peut ainsi les qualifier d’originelles et immortelles, dans le sens où le spectateur les fait naître, non l’auteur ; car dans l’art brut l’auteur existe, il s’affirme, il résiste même, et se bat avec ses mains pour évacuer une production salutaire. 56 Aussi, l’art brut s’écarte des avancées technologiques et de communications de son temps. Nos pièces sont, elles, les fruits inconscients de leur époque. En cela aussi, elles sont œuvres. Loin d’échapper au conditionnement de la culture dominante, ces créations en sont les engrais spirituels. Nous avons vu que la racine a beau tout ignorer des fruits, elle les nourrit quand même. L’art précaire n’est donc pas de l’art brut. Kubin affirmait en 1922 au sujet de la création d’une collection permanente d’art des fous, que de ce lieu où l’on a rassemblé ce que des esprits malades ont créé, pourra s’écouler une certaine fraîcheur d’esprit. Fraîcheur d’esprit incontestablement présente dans l’œuvre précaire, mais évidente seulement pour une moindre minorité que celle des amateurs d’art brut. Car notre culture nous pousse à respecter les malades en tous genres, moins « chanceux » que nous, à apprécier leurs productions au delà de celles d’inconnus, peut-être plus heureux que nous. Cette différence de classification brut/précaire me fait espérer et avoir hâte d’assister à l’inauguration de la collection de l’art précaire, et d’y voir les visiteurs scandalisés hurler leur brutale mais logique incompréhension. Des images précaires à l’opposé se trouve la communication graphique, rationnelle, logique et étudiée. En nous remémorant le précédent résumé d’une histoire de l’art, on peut faire s’y glisser celle du graphisme, dépendante des avancées et trouvailles de la première. Comme les œuvres précaires, certes. Mais nous avons pourtant vu le long de ces chapitres à quel point l’image précaire s’opposait à une vision du monde spectaculaire, pour plutôt s’offrir à nous afin d’alimenter le plaisir du jeu sans fin de l’inattendu. Grâce à elle nous participons à une autre vision du monde, interne elle. Quant pourtant on compare designer graphique et artiste précaire, tous deux peuvent sembler confrères, car capables de créer contenu et contenant. Seulement le designer tient à ce que le signe fasse sens. Il dépend d’une commande de l’image, et travaille de façon obstinée, non plus pour un roi ou pour l’église mais pour un client, le client-roi. En résultent des images manipulées pour manipuler, essentiellement persuasives. Je ne parlerai pas d’une minorité de designers auteurs, au pli entre l’art et la commande, sujet ambigu. Dans un sens, l’image à dessein ruine toute vraie liberté de son regardeur, ou l’enrobe dans la flatterie évidente mais efficace ; si l’émotion déjà y est reléguée bien loin, le rationnel même y est abîmé. Dans une publicité par exemple, la relation entre l’automobile et la femme n’est pas rationnelle comme peut l’être la relation de principe à conséquence. L’effet produit repose sur des associations d’idées, non pas sur l’intelligence possible du contenu d’un discours, mais 58 sur une détermination psychologique et culturelle, différente de celle sincère de l’image précaire. L’ambition de l’image l’image à dessein à dessein est de faire réagir, sinon influencer, elle n’est pas n’est pas inerte, elle inerte. Il serait trop facile et évident d’opposer ces deux vecteurs d’images, d’une part la fraîcheur égoïste du précaire, face à la surproduction visuelle globale formatée, bien séante et pragmatique... Dans les deux cas le regard utilitaire ne rend pas compte de la beauté et de l’originalité des choses vues. Je terminerai sur une sentence pratique mais résumant bien ce chapitre : « Une chose sérieuse est un plaisir véritable, mais un véritable plaisir est une chose sérieuse ». Je laisse aux affinités du lecteur de le faire choisir son camp. Je tiendrais à conclure en fuyant les univers de la communication et de l’image précaire que nous venons d’esquisser. Parlons d’une notion de dignité qui m’est chère, et capable de surcroît de fédérer bien d’autres occupations que celles artistiques ou visuelles. Il s’agit là d’un principe de valeurs s’opposant à tout ce que nous venons de voir en termes d’émotions, d’improbabilité ou de merveilleux, mais éminemment important quant à la qualité de nos destins : faisons confiance à Bill Bernbach qui estime que les seuls engagements nobles sont ceux qui nous coûtent quelque chose, précepte qui chaque jour devrait se rappeler à nous. Des images précaires 60 08/ Conclusions ce mémoire avait pour ambition de mettre des mots sur l’âme commune à certaines images, et leur mélodie difficilement concevable par celui qui ne la vit pas intérieurement. ç’aurait aussi pu être une approche globale du ready-made, mais je tenais à mettre en valeur certains caractères propres à l’image précaire, tâche ardue quand il s’agit d’esquisser les contours d’un univers qui ne peut en avoir. Mais cela ne peut être une conclusion. Gardons une chose à l’esprit si l’on veut que ce mémoire ait sa raison d’être rédigé par un communicant visuel : j’ai tenté ici de sensibiliser le pragmatique à l’inexprimable car je crois en une cohabitation intelligente entre affinités et talents, et ce, même dans les métiers d’image. Une affinité retrouvée sous la plume de Jünger sous ces mots : « Plus, dit-il, nous nous servons de moyens mécaniques, plus il convient de ne point laisser les organes naturels s’atrophier ; il faut les exercer. L’automobile n’interdit pas la marche, elle la rend au contraire plus importante. De même dans l’ordre intellectuel, il faut cultiver, à côté de la science de plus en plus exacte, un savoir qui tout en étant plus près des choses, moins abstrait, est aussi la condition de l’originalité et le lieu de la vision d’ensemble ». Ainsi, une vision graphique rigoureuse demeure selon moi indissociable des envoûtements de la création indéfinie, inconséquente, ou précaire. Des images précaires 62 Colonie près de Jérusalem. Photographe inconnu. Je n’en connais que le titre. La seule image que j’isolais pour sa valeur esthétique, alors qu’initialement image d’information. Maintenant mienne elle n’est plus d’actualité. Pendant quelques instants réplique d’un décor d’Ucello, l’homme y est pourtant présent comme un prédateur dans l’urgence. Elle rassemble densité et absence, information et ravissement esthétique. Elle doit être outrancière. Des images précaires 64 Brochure composée en Georgia corps 9 et Akkurat corps 7. Imprimée en six exemplaires au mois de mai deux mille neuf, sur les presses de l’E.S.A.D. Strasbourg, France. Des images précaires 66 Des images précaires Ci dessous retranscription de la page 296 du roman à Rebours de Joris-Karl Huysmans. « en se sondant bien néanmoins, il comprenait d’abord que, pour l’attirer, une œuvre devait revêtir ce caractère d’étrangeté que réclamait Edgar Poe, mais il s’aventurait volontiers plus loin, sur cette route et appelait des flores byzantines de cervelle et des déliquescences compliquées de langue ; il souhaitait une indécision troublante sur laquelle il pût rêver, jusqu’à ce qu’il la fit, à sa volonté, plus vague ou plus ferme selon l’état momentané de son âme. Il voulait, en somme, une œuvre d’art et pour ce qu’elle était par elle même et pour ce qu’elle pouvait permettre de lui prêter ; il voulait aller avec elle, grâce à elle, comme soutenu par un adjuvant, comme porté par un véhicule, dans une sphère où les sensations sublimées lui imprimeraient une commotion inattendue et dont il chercherait longtemps et même vainement à analyser les causes. »