Des images précaires soit l`ineffable mélodie des images. Mémoire

Transcription

Des images précaires soit l`ineffable mélodie des images. Mémoire
Des images précaires
Accompagné de Pierre Roesch.
soit l’ineffable
Communication graphique
mélodie des images.
Mémoire rédigé
par Guillaume Chauvin
E.S.A.D. de Strasbourg
D.N.S.E.P. 2009
Des images précaires
Soit l’ineffable mélodie des images.
Mémoire rédigé par Guillaume Chauvin,
Accompagné de Pierre Roesch.
Des images précaires
Sources et bibliographie
R. M. Rilke, Notes sur la mélodie des choses.
E.H. Gombrich, L’Art et l’illusion.
Y. le Fur, Le merveilleux à l’endroit du réel.
L. Peiry, Le royaume de l’autarcie.
A. Kubin, Le travail du dessinateur.
L’outil Google.
Cités ou paraphrasés :
Gaston Bachelard
Roland Barthes
André Breton
Marcel Duchamp
Ernst Hans Josef Gombrich
Hermann Hesse
Thomas Hirschhorn
Joris-Karl Huysmans
Ernst Jünger
Alfred Kubin
Jean-Pierre Richard
Rainer Maria Rilke
Idries Shah
Maxime de Tyr
Paul Valéry
Ludwig Wittgenstein
Avant-propos
01/ Image et culture
02/ De l’image visuelle à l’œuvre
03/ Mots et images, un même registre d’émotions
04/ Précisions sur l’image précaire
05/ Ineffable et émerveillement
06/ Des pièces anti-démonstratives
07/ Différences avec l’art brut
/ Contradictions avec le graphisme
Conclusions.
Des images précaires
00/
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02/
03/
04/
05/
06/
Des images précaires
07/
08/
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Chat ne lévitant pas.
Photographe inconnu.
Cliché présent dans mon
ordinateur et dans mon
cœur depuis longtemps.
Il m’y fascine : son auteur a
conscience d’une évidence
esthétique insolite que son
modèle ignore, et qui se fait
autant duper que nous. Un
modèle respirant le bonheur,
le confort plaisant par son
attitude et par sa masse.
La motivation du photographe reste, elle, incertaine.
On ne sait s’il a seulement
voulu partager son plaisir de
constater une scène hors du
commun. Une scène ni drôle,
gracieuse ou élégante, figée
mais vivante, indécente pour
la bête.
Des images précaires
12
00/
Avant-propos
il existe des mélodies invisibles qui nous touchent mieux
que d’autres, l’une des plus perturbantes me semblant émaner du monde des images ; la plus émouvante filtrant dès
lors d’images précaires.
Quelques-unes de ces pièces sont ici réunies, à l’instar d’un
petit musée destiné à sensibiliser le lecteur à l’inexprimable.
Il serait en effet tentant de qualifier ces images de « dérisoires », frôlant ainsi une caricature que ne méritent pas des
productions puisant leurs forces en nous, et se définissant
par une âme commune filtrée par nos personnalités. Je précise plus tard les conditions de leur révélation.
Le choix de parler de ces images, lui, fut évident, car sincère.
Bien que souvent elles n’émeuvent que moi, ce sont celles
que je rencontre de temps à autre et que la puissance interne
perturbante me fait à chaque fois remarquer. Ce sont les
images que je subis. J’en découvre, en collecte, en conserve
une partie : photographies, dessins, graffitis, notes ou objets
laissés libres par leur auteur à jamais invisible mais toujours vivant en elles. Des images que rien dans leur forme et
leur fond ne destinait à pénétrer mon intimité, mais que le
hasard fit me toucher. En ce sens, ce mémoire me révélera
plus qu’il ne fera se livrer des images tirées d’une classification qui m’est propre.
Des images précaires
J’ai peiné pour trouver un adjectif à la fois consistant et transparent pour cerner cette catégorie d’images, et la plupart ne
me plurent ni dans leur efficacité grossière ni dans leur manque de détachement envers le spectre du mot. Ainsi, parmi
image incertaine, inconstante, flottante, inconséquente ou
non-éminente, c’est l’image précaire que je retins, capturant à sa manière la sincérité naïve et la rudesse dont elle
peut parfois faire preuve : l’utilisation répétée, voire laborieuse de cet adjectif au fil du texte se justifiant ici même.
Un terme qui me satisfait aussi par son origine moyenâgeuse, où la précaire était une terre mise à la disposition d’un
laïc par l’église, en vue de son exploitation, et en échange
d’une redevance. On ne jouit en effet de ces images que par
une concession toujours révocable par nous-même, nous
qui l’extrayons de son environnement muet ; flétries mais
vierges, elles sont habitées par le regardeur avec ses propres
règles. J’ai donc tenu ici à présenter des images qui ne séduisent, n’informent, ne flattent ni ne persuadent. Elles sont à
la fois hors du monde et en nous.
L’écriture d’un mémoire semble quant à elle ardue au vu de
sa définition universitaire. Ce ne sera donc pas là une étude
esthétique ou technique des pièces rassemblées, mais bien
une tentative de rendre compte d’un univers vaste dans
lequel chacun peut trouver son compte. Le choix de l’image
fixe s’est lui fait par pragmatisme et affinité, et je laisse image
animée, sons et parfums à un développement ultérieur.
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Je m’efforcerai ici de proposer clairement certains de mes
points de vue, affectifs pour la plupart, complétés de ceux
de spécialistes. Il m’est en effet logique de parler d’images
d’autrui avec les mots d’autrui, surtout lorsque tous deux,
bien qu’extraits de leurs contextes originaux, conservent une
puissance évocatrice commune et interne.
J’avertis enfin de mon scepticisme à vouloir persuader le lecteur d’une vérité qui m’est propre : je ne souhaite convaincre
de rien, au mieux sensibiliser à l’ineffable, laissant la conviction à d’autres. Certains verront alors là un prétexte à rassembler des images personnelles et muettes ; j’y réponds
par une volonté de réunir des écrits autour d’un sujet spirituel commun et le plaisir de les mettre en relation avec des
images qui me sont chères, d’ailleurs rassemblées pour leur
valeur illustrative et non leurs qualités esthétiques. Cela peut
être la définition d’un graphisme : nous y reviendrons.
Enfin, mes interprétations pouvant passer pour vaines seront
je l’espère soutenues par leur sincérité, car je ne compte pas
théoriser mes hypothèses pour les constituer en science des
images. Je vous livre donc là un texte imparfait à mon goût,
sollicitant une écriture idéalement illimitée m’accordant
d’infinis ajouts et ajustements dictés par le temps. Passons à
l’étude, au risque de perdre notre candeur face aux images
précaires.
Des images précaires
Soldat américain.
Photographe inconnu.
Image aspirée depuis un blog
de militaires américains en
Irak. Elle est au delà du photoreportage, même engagé.
Désarmante par la proximité
qu’elle manifeste entre le
modèle, son photographe et
nous-même. Le modèle est un
homme jeune, un soldat. On
suppose l’usure de sa tenue
comparable à celle de son
être pourtant juvénile. Il en
est sûrement de même pour
le photographe. La raison
d’être de l’image me perturbe :
le prend-on au retour d’une
de ses missions, ou comme
portrait souvenir destiné aux
proches ?
L’homme semble détaché,
mais son corps est occupé
par son arme, par son chien
et par la pose. Il s’extrait de
son corps quelques secondes
le temps du cliché, négligeant la situation extérieure
perturbante. L’image lui
permet cet état de grâce.
L’esprit du chien est ailleurs.
S’ajoute à cela sa ressemblance frappante avec l’un de
mes amis. Enfin, le contexte
temporel est précisé : la date
est poignante, l’heure encore
plus. Il a un travail à finir.
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01/
Images et culture
certaines encyclopédies définissent comme image toute
représentation d’une personne ou d’un sujet par la peinture,
le dessin, la photographie, le film... Cette volonté semble
dater de la Préhistoire, avec le jaillissement sur les parois
d’un art des cavernes. Jusque là, les hommes n’avaient
jamais vu d’autres images que le reflet de leur personne dans
une flaque d’eau. Elle apparut ainsi comme l’assouvissement
se voir ailleurs que
du désir de voir la réflexion de son être ailleurs que dans une
dans une flaque
flaque d’eau.
Serge Tisseron, lui, suggère alors le pouvoir de donner l’illusion d’un partage psychique, avec une annulation des
limites corporelles, résolvant ainsi dans ses grandes lignes
notre fascination encore actuelle pour elle. Si l’on s’intéresse
davantage à cette excitation, et que l’on prend l’homme plus
évolué de quelques milliers d’années, vêtu de tissu et non
plus de peaux, mais surtout « maître » du processus de fabrication de l’image, on peut soutenir qu’elle créé pour lui un
espace de transition lui permettant de pouvoir partager un
langage et un bagage culturel communs, et de les contenir.
Voilà pour l’image vue des académies.
Mais avant de nous émouvoir, l’image passe par un filtre culturel que l’on ne peut fuir : pour exemple le monde
de l’enfance, dans lequel il n’y a pas de distinction précise
entre la réalité et l’apparence, pas de barrière rigide entre
Des images précaires
vrai et faux. Cette éducation que nous appelons culture ou
civilisation semble se fonder sur cette aptitude que possède
l’homme à inventer des usages singuliers et composer des
un monde symbolique
imitations artificielles. Car notre monde n’est pas seule-
de symboles
ment un univers d’objets, mais un monde de symboles où
la distinction entre la réalité et la fiction devient elle même
irréelle : le haut fonctionnaire qui pose la première pierre
d’un édifice vient donner trois petits coups avec un marteau
d’argent. Le marteau est réel, mais que pourra-t-on dire des
coups ?
La culture se définit donc comme un ensemble de connaissances transmis par des systèmes de croyance, par le raisonnement ou l’expérimentation. Elle comprend ainsi tout
ce qui est considéré comme une acquisition nouvelle, indépendamment de son héritage instinctif, naturel et inné. Nous
voyons donc l’image, l’apprécions ou la vénérons, invariablement influencés et même construits par nos cultures. Je
ne saurais en effet comment définir mon émotion devant ces
productions si j’étais d’Afrique. Cela nous laisse entrevoir
tout ce que nous devons éliminer en nous pour apprécier
l’image précaire, et tout ce dont nous ne pouvons pas nous
débarrasser.
Pourtant l’actuelle culture mondiale ne pourra absorber
dans son modèle unique nos différentes passions fondamentales, dont elle est le lieu d’expression : art, religion,
débat politique… Elle laisse une chance à l’émotif et au précaire, bien que cette même culture occidentale sanctionne
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ce type d’images qui, si elle n’y est pas rebut, n’y est pas non
plus reconnue, car résidu de nos vies et cultures et loin des
valeurs applaudies. Face à l’image précaire, je ne m’attendais pas à être ému et pourtant je l’ai été, cela tiendra pour
notre définition de la culture.
Je dois aussi avouer que je ne saurais attribuer mon attirance pour l’image précaire à un héritage culturel ou instinctif, puisque la définition du mot culture subit des variations de contexte. J’en parlerai donc maintenant plutôt sous
l’angle de l’émotion, à la manière d’un Roland Barthes dans
sa chambre claire, où les photos qui l’intéressent sont celles
devant lesquelles il éprouve plaisir ou émotion. Devant
certaines d’entre elles, il se veut sauvage, sans culture, ne
tenant pas compte des règles de composition ou d’efficacité.
À partir des images qu’il aime, il essaie de formuler une philosophie, mais, n’étant pas photographe, il n’a dans son vécu
que deux expériences : celle du sujet regardé et celle du sujet
regardant. Un statut identique au mien face au précaire,
sinon que je me sais arbitre fondamental de leur sélection
hors d’une masse, muette elle. Je prends donc les images que
j’aime pour analyse, je dis qu’elles m’animent et que je les
elles m’animent
anime. C’est l’attrait qui les fait exister à ma vue, leurs sen-
et je les anime
timents, leurs dualités, les personnages dissemblables, les
scènes hétéroclites... et plus je m’émeus, plus elles deviennent éloquentes.
Interviennent alors, et je passe en vitesse ce vocabulaire Barthien, « studium » (le goût pour quelqu’un ou quelque chose)
Des images précaires
et « punctum » (un détail poignant). La trouvaille de l’image
précaire, le choc de l’inattendu, constituent mon studium.
Bien des détails qui y figurent me fascinent et composent
mon punctum. Grâce à ce dernier, un champ aveugle se crée,
conférant à mon image une vie extérieure, telle une « co-présence ». Sans ces deux éléments elle m’est insignifiante et je
la laisse au sol sans même la remarquer.
Nous venons donc d’apprendre comment marche notre
désir, sans pour autant en avoir aperçu la nature profonde,
sinon un évident et désormais rebattu rapport à la mort :
l’image rend immobile tout sujet. Le dessin, le graffiti, la
sculpture immobilisent eux, à mon goût, l’âme de l’auteur,
l’essence des sujets mêmes maladroits. Il y a là réalité et
passé, et comme l’enfant nous y confondons vérité et réalité.
C’est pourtant là pour Barthes le génie de la photographie, et
pour nous de l’image : ce qui a été représenté a existé ! Elle
est magique par son pouvoir à faire revivre ce qui a été, et
nous sommes naïfs d’émotions et d’interprétations. Aussi la
photographie n’invente pas (comme peut le faire tout autre
langage) ; elle interprète son auteur quand nous interpréimage violente,
tons l’image. Ce va et vient est important. Elle ne sait pas
qui emplit de force
non plus dire ce qu’elle donne à voir : elle est violente et
la vue
emplit de force la vue. Chose importante enfin, car posant
les fondements de l’image précaire : c’est l’amateur qui se
tient au plus près de sa production ; grâce à lui nous pouvons
être certains que « ça a été ».
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Le monde ne peut ni ne pourra donc jamais ressembler à
une image, tandis qu’une image est et sera toujours capable
de prendre l’apparence du monde. La conquête de cette ressemblance se fera par les artistes ou par les fous, mais aussi
par nous. Nous allons le voir.
Des images précaires
Jacques Chirac.
Photographe inconnu.
Photographie du départ
de l’Élysée de M. Chirac.
L’on me l’envoya à l’endroit.
Je la retournai par acquis
de conscience et le choc fut
réel, bien au delà de la simple
perception de l’image de
l’image dans l’image. Je ne l’ai
pas depuis pas changée de
position. Il n’y a qu’un Jacques
et il y en a deux. Il a la chance
probable de contempler son
reflet de face.
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02/
De l’image visuelle à l’œuvre
le passage de l’image à l’œuvre se fait par une métamor-
phose théorique et abstraite. Tentons de rendre compte de
cette transition.
Une image peut, avant même d’être œuvre, être capable de
ne rien faire pour nous montrer le trouble dans lequel nous
sommes la plupart du temps. Elle sait aussi bien que l’Art
ne pas nous calmer. Cette notion dépend de notre connaissance, qui progresse en allant de l’indéfini vers le défini. Plus
grossièrement, la science affirme que nous n’apprenons pas
à percevoir, mais à différencier ce qui est perçu. Nous avons
ainsi troqué la magie archaïque du faiseur d’image contre
une magie plus subtile que nous appelons désormais avec
une capitale, « Art ».
Un Art qui ne sort pas du néant mais de lui même comme
l’affirmait Malraux, non de la nature. L’imitation de notre
environnement est pourtant indéniable : depuis que les
philosophes grecs ont défini l’Art comme l’imitation de
la nature, leurs successeurs n’ont jamais cessé de préciser
ou de contredire cette définition ; les égyptiens représentaient ce qu’ils savaient plutôt que ce qu’ils voyaient, Grecs
et Romains vinrent donner le souffle de la vie à ces formes
schématiques, puis l’Art médiéval s’en servit pour les récit
de l’histoire sainte, et l’Art chinois pour atteindre l’état de
contemplation. Aucun ne représentait ce qu’il voyait.
Des images précaires
l’art sort de lui-même
La Renaissance s’en chargea : perspective géométrique,
mouvement et expression vinrent compléter les moyens
dont disposait l’artiste pour représenter le monde l’entourant. Les générations suivantes furent quant à elles rebelles
aux conventions jusqu’alors en place. Une brève histoire de
l’Art, qui envisagée par l’éminent Gombrich, peut aussi être
considérée comme l’histoire d’une fabrication de « passepartout » destinés à forcer les serrures des sens dont seule la
nature détenait les clefs. Clefs offrant l’accès à l’univers intérieur aussi bien qu’au monde extérieur. Nous allons voir que
ces mêmes clefs, pour celui qui sait les isoler de leur bruyant
trousseau, peuvent aussi porter le nom d’images précaires.
L’Art reste, pour la plupart de ceux qui le pratiquent ou
l’estiment, une science, une branche de la philosophie de
la nature dont les expériences ne seraient autres que des
tableaux, symphonies, piétas, ou estampes. Un Art pratiqué
par des artistes, et j’entends les artistes au sens large, dans
les rangs desquels je compte les fondateurs de religion, les
aventuriers, les héros et même les hommes d’état, qui sont
l’exception parce qu’ils créent une irréalité plus dense que
les autres hommes. Ce véritable artiste arrive à rassurer un
doute dont les autres hommes n’ont conscience : il travaille
plus qu’eux à recouvrir un fond abyssal, à assurer la permanence du monde. Ajoutons-y les esprits fous ou malades, qui
parviennent à assurer leur propre permanence.
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L’œuvre est ainsi l’expression d’un fondamental humain,
visible ou non, voulu ou non. Ne perdons pas de vue nos
images précaires...
L’Art fait l’œuvre. L’œuvre plus rarement l’Art. Dans notre
situation aucun des deux. Seul le spectateur de l’image pré-
le spectateur
caire la fait œuvre, parce qu’il est le seul capable de cristalli-
fait l’œuvre
ser cet inexprimable accord entre lui et elle, seul à posséder
le mot de passe la confondant avec son cœur. L’auteur de
la production n’est en rien responsable, l’œuvre non plus,
invisible pour tous sauf nous. Il est pourtant convenu que
l’œuvre est dans le regard de celui qui la contemple, dans
l’écoute de celui qui l’entend, et l’on pourrait dès lors qualifier les images précaires d’œuvres. D’autres plus métaphysiques voient l’œuvre traduire un univers métasensible,
une métaréalité. L’œuvre précaire aussi du coup, qui jouit
pareillement d’un système autoréférencé, créant sa propre
sémantique et ses propres lois : l’œuvre, tout comme l’œuvre
précaire, se signifie elle-même et s’identifie à son objet et
ce sur un plan de transcendance où elle déborde cet objet,
où elle n’a plus d’objet, et où elle se contente d’être rapport
au monde. Les pièces précaires sont donc bien des œuvres.
« Le chef-d’œuvre, c’est justement l’œuvre ouverte à tous les
vents et à tous les hasards, celle qu’on peut traverser dans
tous les sens » disait Jean-Pierre Richard.
Des images précaires
Je vais tenter maintenant de cerner brièvement les mécanismes de l’émotion, car c’est elle qui creuse l’image pendant
que l’image la nourrit. Cette émotion que définit la psychologie comme un trouble de l’adaptation. Car, face à nos images, le fait que je ne dispose pas d’une réponse toute prête
l’attendu est créateur
perturbe mon activité et mes représentations vacillent. L’at-
d’illusion
tendu est en effet toujours créateur d’illusion, et pour entendre ce qui se dit il faut savoir ce qui peut se dire. La vue réagit à l’identique. Cette situation émouvante semble tenir à la
nature de notre relation avec le sujet, – joie, crainte, haine –,
ce dont regorge l’image précaire.
un choc premier
Cette dernière m’offre dès l’instant de ma rencontre avec elle
l’occasion d’un premier sentiment intense, choc décuplé par
l’exclusivité de la trouvaille et proportionnel à ma sensibilité.
L’invisible, que nous ne pouvions l’instant d’avant imaginer,
nous pouvons là sous nos yeux le scruter, apprécier l’incommensurable, tel un cri retenu ou un rire lointain, rentré, qui
n’éclate qu’en nous. C’est dans cette émotion que se rencontrent la force de la nature et la résistance personnelle. Une
émotion à laquelle l’œuvre reconnue, puisque reconnue, ne
peut prétendre.
Les émotions qui suivent, et ce jusqu’à notre séparation avec
l’image, immédiatement après ou des années plus tard, sont
profondes aussi, mais relèvent plus de l’affection du propriétaire, de la nostalgie du choc premier. Elles permettent par
ailleurs une curiosité permanente, car ces images ne nous
diront jamais tout, d’autant que c’est nous qui en avons sup-
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posé les contenus, loin au fond de ces puits, de ces profondeurs qui nous sont propres. On pourrait résumer et justifier
l’émotion de l’image précaire par sa capacité à nous déposer au juste pli entre notre être et l’exhibition d’une fracture
dans l’état du monde. Plus nous nous émouvons, plus ces
images deviennent éloquentes.
Heureusement l’image précaire se livre à nous sans effort de
notre part. Elle nous épargne les malaises de l’artiste créateur qui ne peut éprouver au cours de sa création un sentiment de parfait bonheur. L’acte de création porte en effet
en lui une promesse que l’on sent disparaître à mesure que
le travail s’avance. L’Art des images précaires n’a non plus
besoin de mécènes, de galeristes, ni de reconnaissance. Il
nous emmène vers ce que nous n’avons encore pas exploré,
sans précaution, l’alchimie étant aléatoire. Nous sommes
dans la vibration du sensible, embarqués dans un voyage
bien plus passionnant que celui que nous propose une œuvre
achevée ou achetée, et qui nous laisse en sortir plus heureux
et exigeants.
L’image précaire est d’ailleurs loin d’être dépourvue de spi-
une attitude proche
ritualité comme pourrait le laisser supposer son état d’image
du ready-made
désignée (je préfère subie) et non produite. Le principe de
ready-made proposé par Duchamp semble tout indiqué
pour justifier cela, même s’il faut ôter de nos pièces toute
perspective pécuniaire ou carriériste du choix de l’œuvre.
L’attitude du ready-made consiste, initialement, à choisir un
objet manufacturé et à le désigner comme œuvre d’Art. Cela
Des images précaires
remet alors en question un certain nombre de certitudes sur
lesquelles repose l’Art, comme les notions de virtuosité et
de savoir-faire ou encore d’œuvre, dès lors conçue comme
résultante de l’exposition et de l’acte de nommer. Effectivement, ces ready-made sont des œuvres d’Art qui n’ont
pas été réalisées par l’artiste puisqu’il n’intervient que pour
les sélectionner, changer leur contexte et leur statut par la
désignation, le tout dans une totale indifférence esthétique.
L’affirmation « ceci est une œuvre d’Art », entonnée par
Marcel Duchamp fit acte de redéfinition. La critique de la
qualité perceptive de ses contemporains, ce dont ils ne se
souciaient, étant évidente. Si dans le ready-made le concept
prime sur l’œuvre originale et physique, l’image précaire est
donc bien fruit d’un ready-made, bien que forcément muet
pour celui qui ne l’a pas désignée ni subie.
Notre ultime différence avec M. Duchamp relève de notre
engagement en tant qu’arbitres des images : notre choix n’est
pas fondé sur une réaction d’indifférence visuelle, bien au
l’image précaire
contraire, ni même assorti à une absence totale et anesthé-
est subie
siante de bon ou de mauvais goût. Notre « choix » s’est fait
malgré nous, indépendamment de toute volonté artistique.
En ce sens, il est l’émotion pure et sincère. L’image précaire
est avant tout et je le répète, subie. « L’Art est ce qui rend la
vie plus intéressante que l’Art » disait Robert Filliou.
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Des images précaires
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03/
Mots et images,
un même registre d’émotions
«
avec l’image va le mot ; mieux, l’image doit compléter
la lettre et l’art la technique, le jeu le travail ». Des mots
d’Ernst Jünger auxquels j’adhère bien volontiers, et qui
me permettent d’introduire mon chapitre faisant coïncider
langages écrits et visuels, et tenter de rapprocher les conséquences du style d’un auteur au choc de la trouvaille d’une
image : deux symboles visuels abstraits laissés à la libre
interprétation de chacun. N’oublions pas que les propos
tenus ici sont autant d’arguments à mon envie de sensibilisation à l’image précaire.
Ainsi donc, depuis que les hommes-singes ont adopté le langage symbolique pour représenter leurs relations, celui-ci les
a entraînés dans un mouvement qui les distingue des « cultures » des autres primates : le dessin, la sculpture, la peinture ou la photographie font partie de la branche concrète
du sujet, l’écriture bien évidemment. Notre langage oral, à
l’instar de l’image visuelle, ne nous sert pas simplement à
décrire des faits ou exprimer nos émotions subjectives : ce
langage quotidien est un médiateur entre les extrêmes de ces
deux fonctions, tandis que le langage littéraire rassemble lui
description et expression : nous allons l’entrevoir à travers
l’usage de l’émotion chez quelques auteurs qui me tiennent
à cœur.
Des images précaires
Cochonneries dessinées.
Dessinateur inconnu.
Une pièce trouvée au sol du
cimetière Montparnasse,
Paris. Le papier est griffonné
des deux côtés. J’y constate
l’application de son auteur à
rechercher la pose correcte du
bras de l’homme, et le repentir
du visage, son air étonné. La
femme est elle aussi là suite
à repenti. Il n’y figure aucun
main. La scène au verso est du
même registre et de la même
exécution. Il me plaît de ne
pas connaître le destinataire
du dessin, s’il fut un public
potache et jeune, un ou une
insultée, ou l’auteur lui même.
Le repentir de la scène me
touche vraiment, son application sincère, non réaliste mais
tenant à s’en rapprocher. J’y
suppose l’auteur entre deux
âges, mais son époque de vie
bien antérieure à la nôtre, d’au
moins soixante ans. Le style
vestimentaire et capillaire,
ainsi que celui du dessin me
l’ont longtemps confirmé,
bien que j’en sois l’unique
convaincu. C’est une image
que je me plais à partager, car
trouvant toujours son public.
Je me garde bien de dévoiler
la variété d’émotions qu’elle
m’offre.
Ainsi Jean Giono dans son œuvre fait preuve d’une imagination flamboyante, son principal outil étant le mensonge
poétique et la création d’un monde d’images. Elles ne sont
pas gratuites et ornementales, mais au contraire profondes
et propres à l’analyse. Tel un poète, Giono leur accorde une
importance considérable, nous incitant à jeter sur les choses
l’avarice
un regard esthétique, le regard « utilitaire » ne rendant pas
du regard utilitaire
compte de la beauté et de l’originalité des choses vues. Pour
lui, l’image est l’opération capitale consistant à appeler
d’abord chaque objet, puis à le fondre avec un autre, selon
la loi d’analogie. À chaque fois qu’il veut décrire un personnage, rendre compte d’un sentiment ou d’un phénomène il
use de l’image, et laisse au lecteur et à sa sensibilité le soin
de l’analogie, ce que fait l’image précaire. Giono tient à toujours rendre au concret toute la richesse dont le prive l’avarice du regard utilitaire… Avarice identique à notre situation,
et dont on doit tenter de se séparer.
Dans un autre registre Louis Ferdinand Destouches, dit
Céline. Dans ses Entretiens avec professeur Y, Céline revient
sur son œuvre et parodie l’entretien littéraire en l’habillant
d’un art poétique véhément. Il est apparemment seul à avoir
compris l’urgence d’évoluer que le cinéma intime à la littérature, comme jadis la photographie l’avait fait à la peinture. Il pense ainsi avoir bouleversé le genre romanesque
par son « style rendu émotif », et caractérisé par l’usage des
points de suspension et de l’argot. Une trouvaille consistant
à restituer dans l’écrit toute l’émotion de la langue parlée.
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Céline insiste bien sur cette évidence : « l’émotion ne peut
être captée et transcrite qu’à travers le langage parlé... le
souvenir du langage parlé ! et qu’au prix de patiences infinies ! de toutes petites retranscriptions !...». Une émotion
nous rappelant à la vie, pleine de détails vivants et poignant
notre cœur, qu’offrent aussi nos images « non-éminentes ».
Je tiens maintenant à proposer nos images, dans leur structure, comme autant d’involontaires haïkus que nous soumettent nos yeux et notre cœur. En effet, et là encore dans
l’ombre de Barthes, ces deux figures semblent identiques en
bien des points : tout d’abord ces courtes sentences poétiques propres au Japon ne veulent « rien » dire. C’est par
cette condition qu’elles semblent offertes au sens, particulièrement disponibles, serviables, à l’instar d’un hôte poli qui
vous permet de vous installer largement chez lui, avec vos
manies, vos valeurs, vos symboles. Cette absence du haïku
appelle à la convoitise majeure, celle du sens. Heureusement ces paroles, tout comme nos images, le fournissent, et
le symbole, la métaphore, la leçon n’y coûtent presque rien :
à peine quelques mots, une image, un sentiment, là où notre
littérature demande ordinairement un poème, un développement, bref un long travail rhétorique.
En insistant sur cette spiritualité orientale, Barthes fait
humecter à l’Occident toute chose de sens, à la manière
d’une religion autoritaire, ayant largement déteint sur notre
religion « visuelle ». Le précédent chapitre définissant l’Art
Des images précaires
l’émotion du détail
sera allé dans ce sens, et je suis soulagé de constater l’œuvre précaire comme propre à l’appropriation sentimentale.
Le prouve cette note de Barthes, dans laquelle il suffit de
remplacer le terme haïku par image précaire : « Le haïku
semble donner à l’Occident des droits que sa littérature
lui refuse, et des commodités qu’elle lui marchande. Vous
avez le droit, dit le haïku, d’être futile, court, ordinaire
; enfermez ce que vous voyez, ce que vous sentez dans un
mince horizon de mots, et vous intéresserez ; votre phrase,
quelle qu’elle soit, énoncera une leçon, libérera un symbole,
vous serez profond ; à moindres frais, votre écriture sera
pleine ». Les propos de Barthes m’arrangent par leur lumière, car l’image précaire donne à son sensible spectateur des
des droits que l’art
droits et des commodités que bien souvent l’Art lui refuse. à
souvent refuse
moindre frais, des émotions concentrées, des instants d’élite
et des silences. On pourrait certes faire s’opposer les auteurs
de haïkus à ceux d’images précaires, le premier, conscient,
concis et poète, l’autre, inconscient de sa production et de
son avenir, mais prenant corps dans son regardeur.
Pour conclure sur certaines relations du mot à l’image, je
tiens à faire un détour par une tradition orale transcrite de
nos jours, et issue de l’ésotérisme soufi de nombreux pays
islamiques. Un des héros de cette littérature demeure l’inénarrable Hodja Nasr Eddin. Ses anecdotes traduisent l’intériorisation, l’amour de Dieu, la contemplation et la sagesse
que privilégient les musulmans soufis. Intériorisation et
contemplation inséparables de l’image précaire.
34
Paradoxalement au thème de ce chapitre, le soufisme ne
images improbables
s’appuie pas sur l’émotion, et au lieu de confondre en lui
et initiatiques
émotivité et spiritualité, son enseignement est initiatique :
c’est au lecteur d’y définir ses propres accords et désaccords,
le conduisant à formuler ses propres jugements de valeur.
Le rapport de l’image précaire à ces contes est donc précisément dans la relation du contenu au contenant, du vu au
voyeur, qui doit faire sien ce vu et le digérer tel une nourriture spirituelle. Voici donc une aventure du Hodja Nasr
Eddin, dont je le répète, le caractère flottant me semble
éminemment proche des sentiments qu’engendrent l’image
précaire :
Quelqu’un vit Nasr Eddin chercher quelque chose au sol.
— Qu’as-tu perdu, Nasr Eddin?
— Ma clef !, répondit Nasr Eddin.
Ils se mirent à genoux pour essayer de la trouver.
— Mais, au fait, où l’as-tu laissé tomber ?
— Dans ma maison.
— Alors pourquoi la cherches-tu ici ?
— Il y a plus de lumière ici que dans ma maison.
Le dénouement sans logique nous laisse interdits. Tout
semble construit sur un non-sens sensé, aussi inextricables
l’un de l’autre. On y devine du sens sans qu’il n’y soit évident.
La réponse réside dans l’absurde, encore que ce terme ne
semble pas le bon. On est donc face à notre propre définition
Des images précaires
de l’absurde et du sensé, émotion identique à celle qu’engendre le charme ineffable de nos images, et leur pouvoir
d’évocation. Pourtant, une partie importante des histoires
du Hodja ayant la qualité d’enseignement et la recherche de
l’agrément de Dieu, il nous faut peut-être retirer ces ambitions à l’image précaire, tout en conservant absurdité et joie
de la surprise, imprécise mais stimulante. Notre âme n’est
en effet apaisée ni par les mots du Hodja, ni par nos pièces
précaires.
l’image scriptible
Ce qui me pousse pour conclure à aborder la notion de scriptible proposée par le récurrent Barthes : bien qu’apprivoisant laborieusement ses écrits, j’aimerais cependant revenir
à l’une de ses théories littéraires qui me mit involontairement en respect, car, bien que destinée à la littérature et ses
penseurs, je la lus malgré moi comme propre à l’image et
aux images précaires. Il s’agit d’une définition du scriptible comme le romanesque sans le roman, la poésie sans le
poème, l’essai sans la dissertation, l’écriture sans le style, la
production sans le produit, la structuration sans la structure. Ainsi, devant cette clarté, je me permets de proposer à
la suite du « texte scriptible », « l’image scriptible », maladroitement synonyme de l’image précaire.
J’en précise le choix :
Le scriptible est selon Barthes une forme de littérature où
le lecteur est censé réécrire le texte, jouer avec ses données
pour produire une infinité potentielle de sens, offrant ainsi
un modèle de texte productif, sans auteur, sans réalisation.
36
Il est comme la castration, la reconnaissance d’un manque,
de l’absence de texte. Ces fragments de textes, malléables, ce
sont mes images, considérées comme des fétiches, et fonctionnant comme reconnaissance du manque, closes sur ellesmême. Elles jouent sur l’excitation du désir et celui de sa
une lecture à mille lieues
rétention. Comme le texte scriptible, elles sont un commen-
du déchiffrement
cement permanent. Ces images donc, précaires/scriptibles,
critique
demandent une lecture naïve ou émotive, ne distinguant pas
les signifiés des référents, une lecture participative, émotionnelle, projective, à mille lieues du déchiffrement critique.
Cela peu se rapprocher de l’envoûtement, car bien que
conscient du caractère fictif des événements emprisonnés
dans ces images, je crois à l’histoire racontée. Je paraphrase
l’expérience du miroir dans laquelle un enfant croit d’abord
voir un être réel puis, comprenant qu’il s’agit d’une image,
Je suis capturé par
s’identifie à elle. À l’identique, je me construis une représen-
l’unité première
tation visuelle et réagis comme si l’image précaire était réelle, l’identification me faisant me confondre moi-même avec
elle. Je produis en conséquence une image qui me capture.
En participant à cette fiction, le lecteur/spectateur retrouverait l’unité première, édénique, de l’enfant lié à sa mère et
l’amoureux uni à l’être aimé, propose Barthes. La magie de
l’image précaire serait ainsi révélée.
Finalement, et pour mieux introduire le prochain chapitre,
il faudra garder à l’esprit que le faiseur d’images, et même le
faiseur d’images précaires comme celles présentes ici, est
Des images précaires
Graffiti gaulliste.
Auteur inconnu.
Sur une porte de grange
rurale, un auteur, homme
ou femme, crut pouvoir
inscrire le nom du libérateur
en gros, ce que la réalité ne
lui permit pas. Le résultat en
est d’autant plus vivant et
émouvant. A-t-il été influencé
par l’euphorie post-libération, ou au contraire par une
audace pré-libération ? Par
une négligence des règles
de géométrie ou par bêtise ?
capable de faire ce qui n’est pas à la portée de l’écrivain ni
du poète : subjuguer l’esprit des hommes jusqu’à les rendre
amoureux d’un portrait qui n’est même pas celui d’un être
réel. Témoignage supplémentaire du pouvoir magique des
images, pouvoir subjuguant même celui du langage. J’ajouterai pour finir, et pour insister sur ses valeurs, que l’image
précaire et hasardeuse sait malgré elle être plus puissante
que les mots choisis de l’écrivain.
38
04/
Précisions sur l’image précaire
nous avons esquissé plus haut une rapide histoire de l’art,
tout en gardant à l’esprit l’existence parallèle de « sousœuvres », rendues à l’époque invisibles et inconcevables
par les exigences sociales et religieuses du moment. Tout
ce temps, et en marge des sciences de la représentation,
d’autres images furent générées, loin de l’art religieux sur
commande, mais non dépourvues de spiritualité.
Ces images précaires, tout en s’opposant aux canons en place ont traversé les âges, et ont pu rendre heureux quelques
Seuls les anciens savent. Je
reste aussi fasciné par le sens
de cet acte, écrire un nom
ou un signe sur une porte, et
non sur le mur d’à côté. L’élue
dut être à la fois visible et
propice à l’action. L’écriture y
est à hauteur d’homme, auteur
comme lecteur. Le temps
d’écrire son nom, un être en
a aimé un autre, et ressenti
invisiblement le contour de
son être. Il y a dans ce graffiti
un héros ridicule mais sincère.
chanceux poètes ou simples d’esprit. Vestiges d’un monde
à la fois racine
profondément énigmatique et fruste, particulièrement tou-
et fruit
chant, originel, hors du temps et des conventions, elles sont
pourtant les fruits évidents de ces mêmes temps et conventions : la racine a beau tout ignorer des fruits, il n’empêche
qu’elle les nourrit.
Je ne m’attacherai pas ici aux circonvolutions mentales, historiques ou pratiques qu’induisent de telles œuvres, la plus
simple des productions étant l’aboutissement d’un processus psychologique qui en lui même est loin d’être simple. Je
laisse au lecteur le soin de s’en instruire, il lira seulement
dans ce chapitre mes tentatives de décrire les émotions de
l’immédiateté, et de préciser ce cycle inépuisable de sensations. Je tiens surtout à souligner ce qui va suivre comme une
approche romantique, le romantique se définissant comme
Des images précaires
tout ce qui semble n’avoir ni forme ni loi, ses contours étant
fugaces comme la nuée. Le précaire est presqu’ainsi synonyme du romantisme. Mais je ne vais pas ici tenter d’élever
au rang d’art sacré des pièces glanées là où les gestes de nos
vies les ont déposées, bien qu’une rhétorique solide puisse le
faire en quelques lignes. Je vais maintenant livrer une liste
d’intuitions à leur sujet, clarifiées en l’état de notes.
Le précaire ne fait montre d’aucun génie ou talent hors du
commun. Il n’implique pourtant aucune régression, ni de
son spectateur, ni évidement de son auteur. Ces images se
réincarnent par notre faute, et non la leur. Elles ne peuvent s’imposer comme le feraient une pancarte publicitaire
ou la sculpture d’un monument aux morts. Elles peuvent
des images
être récentes, et le sont même souvent. Elle peuvent être
dont la raison d’être
hors d’âge, mais demeurent perturbantes car leur raison
n’est plus
d’être n’est plus. Maladroitement soignées, d’une touchante
rudesse ou d’un charme flou, elles ne souffrent d’aucune
pression,
et sont libérées de toutes volontés persuasives.
Elles sont les preuves d’un art qui ne nous fait pas payer
d’entrée ni chercher notre souffle dans les brouillards du
sacré. Médiocres au point d’en devenir sublimes, l’insignifiant devenant subtil, le bas le haut, leur valeur se trouvant
précisément dans leur invisibilité. L’accès à ces images est
pourtant sans effort, elles sont organes et nous corps.
40
Les artistes formés dans la tradition occidentale avaient su
se fier aux possibilités d’expression des formes imprécises,
dupant leur spectateur plus qu’ils ne lui faisaient confiance.
En effet l’esprit, après avoir reçu des sens un commencement
infime de souvenir, le poursuit indéfiniment, se rappelant
toutes choses dont il doit se souvenir. Ce mécanisme décrit
par Maxime de Tyr reste valable pour l’image précaire.
Des images intéressantes car je ne sais ni qui ni comment
ni pourquoi elles ont été créées. C’est parce je n’ai pas eu à
retirer leur verbiage ordinaire (technique, logique, sens...)
qu’elles me touchent. Elles restent paradoxalement invisibles
pour le profane, alors que c’en est précisément un qui les a
produites. Elles ne sont liées à un quelconque canon esthétique, pas plus qu’elles ne sont des caricatures. Leurs motifs et
leurs personnages n’existent ni dans la nature ni dans la tête
de leurs auteurs, mais précisément dans l’unique empire
illusoire de nos songes et de nos craintes.
Elles sont telles des impressions originelles, des restes métaphoriques d’expériences faites par de nombreuses générations, et déjà par l’humanité préhistorique, puis ensuite filtrées et révélées par nos multiples personnalités. Ce sont des
images qui mettent à nu l’intimité du monde, par conséquent
des œuvres spirituelles. Elles plaident, sans pour autant le
revendiquer, une décomposition du monde « bourgeois »,
et sont les traces permanentes et précaires de l’histoire
humaine universelle.
Des images précaires
Lorsqu’il y figure un homme ou une femme, je n’y vois pas sa
vie, mais celle de l’auteur de l’image, la sens et l’espère ; son
corps devient code, enveloppe inerte pour une âme que moi
seul perpétue : une mort, un cadavre surhumain, le corps
du Christ si l’on veut. On est enthousiasmé d’y voir l’homme
comme un être pour la mort.
Les images précaires sont l’enfance des images sérieuses,
leurs cadavres candides laissant fuir de tous côtés un pur et
illimité débordement de forces. On a souvent dans ces instants l’impression que ces personnages passés se dévoilent
sous les traits de ceux qui vivent aujourd’hui avec nous et ne
se présentent à nous qu’en secret.
un sceau de l’âme
Ce précaire, cette trace, c’est avant tout un sceau de l’âme
qui s’offre à nous, un sceau original disponible une fois pour
toutes, quelques minutes d’une vie intense ou ennuyée, capturées pour l’éternité. Ce n’est pourtant pas pour leur référence au passé qu’il faut apprécier ces images, au contraire,
tant il est précieux de savoir fuir les confortables tentations
des passés, pour mieux se précipiter dans l’audace du lendemain : en échange de mon émotion, l’image précaire suscite chez moi une extrême attention portée à la fois au tout
proche et à l’immensité de l’ouvert.
En nous prouvant en plus leur valeur indépendamment de
leur état premier, c’est à notre propre état que nous avons la
chance de pouvoir faire face, spectateurs d’un miroir trouble
et enthousiasmant. Des œuvres d’autant plus hypnotiques
qu’elles ne se contentent pas de donner à voir, ne se conten-
42
tent pas même du vide, mais n’ont même pas conscience de
ce contentement. Elles ne peuvent donc être décevantes.
Elles sont d’ailleurs fascinantes par le sentiment d’immortalité qu’elles dégagent, bien qu’issues de procédés techniques
qui ne le sont pas, éphémère inquiétant et grisant. « énergie
oui, qualité, non » clamait le suisse Thomas Hirschhorn.
Une des seules choses qu’elles nous laissent enfin entrevoir
furtivement, et c’est là une de leurs angoissantes attirances,
c’est cet état où l’on ne peut plus penser.
Je pourrais faire un pas de plus sur le chemin de mes instincts et qualifier leur aura « d’inquiétante étrangeté », mais
ce dont on ne peut parler, soutenait Wittgenstein, il faut le
taire, ce qui nous introduit alors auprès de cette belle notion
d’ineffabilité. Je conclurai ainsi ce chapitre précisant l’image précaire, chaque mot que j’y ajoute m’éloignant un peu
plus de sa magie.
Des images précaires
L’oiseau feutre.
Jeanne Chauvin.
Dessin réalisé et envoyé par
ma grand mère, issu d’une
foule d’autres réalisations.
Je les ai longtemps considérés et les considère encore
comme des pièces d’Art Brut.
Ma grand mère fut en effet
toute sa vie réfractaire aux
musées, cinémas et autres
lieux de culture.
Sans pour autant être autiste.
Son environnement visuel
fut rarement plus original ou
distrayant qu’un canevas, des
prospectus, une télévision
ou la vue d’un lac. L’objet le
plus propice à l’envoûtement
ayant été une Bible illustrée
par Gustave Doré et rarement
feuilletée. Tous ses dessins
présentent une végétation
dense et peuplée d’oiseaux en
tous genres, réalistes ou non.
L’humain y est absent. L’environnement est sauvage, sauf
quand il s’y trouve un chalet.
Les outils sont crayons ou
feutres, et jamais un trait de
couleur ne vient en couper un
autre. Tout y est assemblage
patient et minutieux, Des couleurs en harmonie rugueuse.
Ces pièces m’ont toujours
ému car éloignées de la personnalité sociale de ma grand
mère : solitaire, désabusée,
résignée. Ce peuvent être les
dessins d’une nostalgie sans
fondement, mais idéale. Ces
sujets originels sont flattés,
sinon enviés.
44
05/
Ineffable et émerveillement
le romantisme ne semble pas concevable sans l’ineffable,
défini comme étant ce que l’on ne peut ou doit exprimer avec
des mots. Impossibilité du langage face à l’expression d’un
sentiment ou d’un aspect de l’existence trop grand pour la
parole et l’écrit : un sentiment ne pouvant être ressenti que
de manière interne. Une expression malheureusement peu
employée en Occident, mieux en Orient, comme si cognitif et social s’étaient chez nous chargés de mettre à mal le
poétique.
J’insisterai pour commencer sur le caractère ineffable des
des images
choses essentielles de nos vies que sont musique, amour,
inexprimables
poésie ou liberté : notions inexprimables, ne se disant ni ne
aux autres
se montrant. D’autres peuvent se dire, mais non se montrer.
Les images précaires sont inexprimables aux autres, et si
elles se montrent, elles se raconteront difficilement. Comment en effet faire part de notre accès à un royaume psychique intermédiaire, une région du monde crépusculaire qui
ne lutte qu’en nous, et elles sont les clefs ?
Cet ineffable-là constitue pour nos images une âme supplémentaire. Il explique, à l’aune de nos sentiments, les raisons
de nos choix sélectifs pour cette œuvre et non cette autre.
Car celles élues résonnent d’une mélodie qui leur est propre
et commune, tissée de mille voix, dans laquelle leur solo n’a
Des images précaires
sa place qu’au travers de notre personnalité. Le jeune Rilke
du haut de ses vingt-trois ans eut de beaux mots à ce sujet :
« Une fois qu’on a découvert la mélodie de l’arrière plan,
on n’est plus indécis dans ses mots ni obscur dans ses décisions. C’est une certitude tranquille née de la simple conviction de faire partie d’une mélodie, donc de posséder de plein
droit une place déterminée et d’avoir une tâche déterminée
au sein d’une vaste œuvre où tous se valent, le plus infime
autant que le plus grand ». C’est une motivation indicible
qui nous pousse donc à l’élection, bien au delà de la séduction et de l’affect. On est sûr que cette pièce va intégrer notre
musée intime et non cette autre. Chacune participe à un
grand tout dont nous sommes le filtre sélectif et amoureux.
un accès
Cette notion rejoint un proverbe mélanésien suggérant une
à l’âme universelle
âme universelle dont chaque homme aurait reçu une part. Je
suis convaincu que cette force mystique universelle, inexprimable, une fois ajustée au monde des images prend forme
dans les productions rassemblées ici à titre d’exemple. Chacune d’entre elles est pour moi une expérience concrète d’un
accès à l’âme universelle des choses et des êtres. Cela rejoint
d’ailleurs les propos de l’omniprésent Barthes, qui nous a
montré à quel point les poésies écrites et visuelles sont les
signifiants du diffus, du sensible, de l’ineffable, de l’ordre
des impressions inclassables.
Il ne faut donc rien chercher dans le précaire, seulement s’y
trouver, sans vouloir trouver ce qu’on ne peut y chercher.
46
C’est à force de chercher que tu ne trouves pas, écrit Hermann Hesse au sujet d’une quête invisible. Quant on cherche,
il arrive facilement que nos yeux ne voient que l’objet de nos
recherches ; on s’est fixé un but à atteindre et on est entièrement possédé par ce but. Mais trouver, c’est être libre ;
c’est être ouvert à tout, c’est n’avoir aucun but déterminé.
Nous avons la chance avec nos images de profiter d’une joie
sans recherche, alors ne nous obstinons jamais devant un
éventuel mutisme, et nous contentons de faire confiance à
l’imparable envoûtement de ces impressions originelles.
Proche du romantisme est le merveilleux, couvert lui aussi par l’indicible. Un merveilleux qui a aujourd’hui peu de
chances d’apparaître comme une catégorie digne de pensée,
passé dans l’expression populaire sous le signe d’un refuge
dans l’irrationnel. Se laisser à sa puissance narcotique trahirait désormais pour beaucoup la suspicion d’une faiblesse,
voire un symptôme de régression. Depuis les encyclopédistes
e
du XVIII siècle, on l’a souvent accordé au bon sauvage, aux
lointains primitifs, à l’enfance des peuples. Notre modernité
et notre rationalité occidentale chèrement acquises ne nous
autorisent plus à faire crédit aux gribouillages, ratés, tentatives, erreurs : beaucoup se méfient de l’image précaire,
passant à côté de bonheurs simples et intenses.
Pour alors convaincre ceux sceptiques au bonheur du « sans
mot », je dois à nouveau citer un auteur ayant su avec simplicité et élégance user de mots justes.
Des images précaires
le plus vertigineux
Ils s’agit de ceux d’André Breton sur l’Océanie, aux soins du
des cours sans rives
lecteur de remplacer Océanie par images précaires : « Océanie… Ce mot aura été un des grands éclusiers de notre cœur.
Non seulement il aura suffit à précipiter notre rêverie dans
le plus vertigineux des cours sans rives, mais encore tant
de types d’objets qui portent sa marque d’origine auront-ils
provoqué souverainement notre désir ». Bien dit, monsieur
Breton ! Le plus vertigineux des cours sans rives. Gardons
tout de même à l’esprit que le même ineffable sera délice
pour l’un et vulgaire sinon muet pour son voisin.
Il y a pourtant une chose à ne pas négliger chez Breton, à mon
sens ajoutant de la valeur à nos images, qui est le contexte de
contemplation : dans le cas de son émotion, le musée fait des
objets qu’il admire des œuvres d’art, ce par l’établissement
d’un nouveau principe de classification, origine d’une vision
des choses toute différente.
une émotion sacrée
Le précaire fondamental offre cependant une émotion supé-
dont l’image est le reste
rieure, puisque c’est à nous de construire notre musée, mais
sans effort aucun, guidés par l’influence du précaire. L’émotion du rassembleur, du ravisseur d’images naît ainsi d’une
magie quasi religieuse, d’une joie ou d’une terreur sacrée
dont l’image est le reste, relique d’une spiritualité propre et
peu courante dans le monde occidental. Notre ravissement
est celui de Breton, à prendre au sens de l’enlèvement, puis
bien sûr du plaisir.
48
La « paternité », l’émoi, la contemplation ou la joie égoïste
sont autant d’arguments allant aux devants du merveilleux
et de l’ineffable. N’oublions d’ailleurs pas qu’une image sans
spectateur ne peut exister…
Une autre qualité difficilement exprimable de nos œuvres est
l’image précaire
de ne point nous décourager. En parlant du travail du des-
ne décourage pas
sinateur, Alfred Kubin, le Goya autrichien évoque fort bien
ce sentiment diffus que l’on peut éprouver face à l’œuvre
géniale puis devant l’œuvre moins prétentieuse : « Un Rembrandt, un Dürer nous élèvent par leur inconcevable perfection mais ils découragent aussi la créativité personnelle.
D’innombrables dessins de graveurs, lithographes et illustrateurs à peine connus m’ont en revanche souvent rendus
attentifs aux multiples problèmes que pose cet art en noir et
blanc, totalement abstrait » Il poursuit plus loin : « Dans les
revues, les livres, les journaux des cent dernières années on
a souvent créé avec des mains moins habiles que jadis des
choses dans lesquelles l’âme, dans sa naïveté accablante, se
montre avec plus de pureté et certainement de ferveur que
dans tous les travaux d’école qui peuvent être si horriblement tristes ». Je prends ces mots comme une ôde involontaire aux images précaires.
Merveilleux et ineffable ont donc la capacité de raviver l’éclat
de l’objet trouvé. Un éclat qui se situerait entre enchantement et désenchantement, avec tout ce qu’il suppose de surprise, de faste et de vue fulgurante sur autre chose que ce
que nous pouvons connaître.
Des images précaires
Abri précaire.
Cliché de Laurence Madrelle,
(graphiste et enseignante
dans une école d’architecture)
en bonne place sur le mur
d’images de son bureau. Il
prouve comment le précaire
peut aussi se trouver dans
la réalité : cet homme,
installé sur une bouche
d’aération, a su user de l’air
à la fois comme source de
chaleur, mais aussi structure
« réelle », exploitant presque
toutes les qualité de cet élément invisible, sans que j’aie
à les citer. Le précaire comme
« confort » multiple, si l’on en
retire la dimension esthétique
qu’y voient nos yeux d’Occident. On est ici face à un tout,
une harmonie difficilement
descriptibles.
Néanmoins, et afin de ne pas m’embourber dans mon impossible volonté de poser des mots qu’entend l’inexprimable, je
proposerai seulement d’imaginer la connaissance du réel et
de ses fruits comme une lumière qui projette toujours quelque part ses ombres. L’image précaire elle, physiquement et
spirituellement, n’étant pas une ombre, mais dans l’ombre.
50
06/
Des pièces anti-démonstratives
le rôle de l’image est pour une part d’attirer l’attention par
la surprise de l’inattendu et de l’improbable, et ensuite de la
retenir par le développement du processus d’interprétation
affirme Wikipédia. L’image précaire s’arrête à la surprise de
l’inattendu. On a pu voir qu’elle ne cherchait en aucun cas
à retenir l’attention et qu’elle était dénuée de toute volonté
persuasive. C’est son regardeur qui se persuade lui même et
produit l’image et l’émotion qui le capturent.
à l’inverse, l’image travaillée (l’image à dessein), celle des
cinéastes, des publicitaires, des photographes ou graphistes,
est le processus de communication le plus calculé et le plus
puissant, permettant de transmettre en un clin d’œil une
immense quantité d’informations, la plupart sans même que
nous en soyons conscients. Ces images peuvent être directement interprétées par la masse sans distinction de langue,
de statut social ou de capacités intellectuelles, faisant fi des
nombreux filtres que nécessitent la parole et l’écrit. L’image à dessein a en effet bénéficié pendant des siècles d’une
fonction édifiante dans l’iconographie profane ou religieuse,
demandant à son spectateur de se convertir à une nouvelle
définition de la réalité, et d’ensuite lui servir de média pour
devenir à son tour l’instrument de sa propagation. Mais,
son prestige se paie par l’appauvrissement de la pensée : en
même temps que l’émotion remplace la raison, disparaissent
Des images précaires
la patience et l’aptitude à suivre une argumentation. Elle ne
reste donc rien d’autre qu’une technique de dressage. Cela
me semble une évidente contre-définition de l’image précaire, qui ne propose même si l’on s’y force, ni information, ni
flatterie, ni persuasion, ni séduction, comme à la limite de sa
propre existence, son « talent » étant de nous faire ressentir
sans l’expliciter l’ordre ou le désordre du monde.
la naissance de l’image
Dans le même ordre d’idées, nos images précaires sont
se paie par la mort
étonnantes quant à la place qu’elles accordent à leur regar-
de son auteur
deur, au détriment de l’auteur qui en est effacé.
Sans cet auteur, l’autonomie de l’image est libre d’être violée
par n’importe qui. Bien que ces auteurs demeurent à jamais
inconnus, je souhaite rapprocher mes propos du compétent
Barthes qui propose une mort de l’auteur : la naissance du
lecteur (spectateur) doit se payer de la mort de l’auteur.
L’idée est en effet que l’auteur doit céder sa place au lecteur,
qui réécrit le texte pour lui-même, ce que nous vîmes au travers du texte scriptible. L’auteur ne peut donc plus être le
seul garant du sens de son œuvre. Une pensée cousine est
celle de Paul Valéry nous indiquant qu’une fois l’ouvrage
paru, son interprétation par l’auteur n’a pas plus de valeur
que toute autre par qui que ce soit. Si j’ai fais le portrait de
Pierre, et si quelqu’un trouve que mon ouvrage ressemble à
Jacques plus qu’à Pierre, je ne puis rien lui opposer, et son
affirmation vaut la mienne. Mon intention n’est que mon
intention, et l’œuvre est l’œuvre. Ou l’œuvre précaire. C’est
donc bien le regardeur qui fait l’image.
52
Bien que l’image ne soit pas sage et que nous en soyons plus
souvent les disciples que les maîtres partiels, les pièces rassemblées ici nous ont bien confirmé le rôle premier donné
au regardeur, le second à l’auteur, et le dernier à toute manipulation. Elles peuvent donc devenir par l’état de grâce dont
elle bénéficient une source d’amélioration spirituelle, puisque de leur absence de conscience forte se manifesteront
forcément à nos âmes des traces qui nous aideront d’une
façon ou d’une autre.
Des images précaires
54
07/
Différences avec l’Art brut et
contradictions avec le graphisme
l’art brut est celui pratiqué par des personnes qui pour une
raison ou une autre ont échappé au conditionnement culturel
et au conformisme social : solitaires, inadaptés, pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques, détenus, marginaux de toutes
sortes. Le terme est de Jean Dubuffet, entendant par là un
art spontané, sans prétentions culturelles et sans démarche
intellectuelle. Ces auteurs ont produit pour eux-mêmes, et
en dehors du système des beaux-arts, des œuvres issues de
leur propre fond, hautement originales par leur conception,
leurs sujets, leurs procédés d’exécution, et sans allégeance
aucune à la tradition ou mode. Des personnes obscures, à
mes yeux pourtant plus claires que les créateurs d’œuvres
précaires.
Attardons-nous déjà sur les rapports qu’entretiennent art
brut et précaire, aidés d’un commentaire de Michel Thévoz
sur les réalisations de l’artiste Josef Hofer : une haute teneur
intime y est présente, mais le créateur ne se contente pas
de décalquer ses pulsions intimes sur son support d’expression. Même s’il opère dans un climat autistique, il fait preuve d’un réel dépassement et donne corps à une production
artistique à part entière, relevant d’un système d’expression
élaboré. Les deux types d’œuvres coïncident dans leur élan
créateur. Toutes deux ne veulent rien recevoir de la culture
Des images précaires
Mère et enfant (?).
Photographe inconnu.
Tableau isolé au sein d’une
série, les autres ne présentant
pas les mêmes qualités de collage synthétique : le portrait
de ces deux êtres conjugue
deux espace-temps différents,
au sein d’une même sphère de
proximité humaine. Une mère
ou une sœur, et un héritier. À
la manière des égyptiens ce
tableau représente ce que l’on
veut voir, ce que l’auteur sait
et non ce qu’il voit. L’image de
l’enfant et celle de la femme
ont été réunies après que les
êtres l’aient effectivement été.
Ce cadre les rapproche dans
l’image comme ils sont censés
l’être dans la réalité et dans
leur amour. C’est une synthèse
absurde et honnête de sentiments sur la durée.
et rien lui donner. La seule différence serait dans l’élaboration d’un système d’expression, essentiel pour l’autiste, et
involontaire pour le précaire, ce dernier n’ayant en effet pas
besoin d’une revanche sur son exclusion. De plus l’œuvre
brute est envisagée par son auteur comme un support hallucinatoire. L’œuvre précaire l’est pour son spectateur.
le précaire ne produit pas
Un art précaire qui à l’inverse de l’art brut ne produit en plus
pour lui même
pas pour lui même. Qui ne produit même pas, nous le vîmes
avec le procédé du ready-made : l’art précaire sait dans sa
pureté se détacher de toute fonction, tout en étant un héritage condensé des habitudes de son époque. Pureté première
aussi de la naissance de l’œuvre entre nos mains et sous
notre œil. Jamais elle n’a auparavant existé avec cette intensité pour quelqu’un, contrairement à l’art brut, même s’il
n’est pas dans les deux cas aisé d’affirmer une telle chose.
à l’inverse de l’art brut encore, qui aujourd’hui sollicite et
encourage au travers d’institutions l’expression de ses drôles de pensionnaires, les pièces précaires n’ont pas été elles
contraintes de se murer dans un cercle fermé d’avertis :
autant il peut être difficile aujourd’hui de mettre la main sur
une pureté jaillie d’un esprit malade, autant le choc sincère
de notre propre trouvaille a plus de valeur. On peut ainsi les
qualifier d’originelles et immortelles, dans le sens où le spectateur les fait naître, non l’auteur ; car dans l’art brut l’auteur
existe, il s’affirme, il résiste même, et se bat avec ses mains
pour évacuer une production salutaire.
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Aussi, l’art brut s’écarte des avancées technologiques et de
communications de son temps. Nos pièces sont, elles, les
fruits inconscients de leur époque. En cela aussi, elles sont
œuvres. Loin d’échapper au conditionnement de la culture
dominante, ces créations en sont les engrais spirituels. Nous
avons vu que la racine a beau tout ignorer des fruits, elle les
nourrit quand même. L’art précaire n’est donc pas de l’art
brut.
Kubin affirmait en 1922 au sujet de la création d’une collection permanente d’art des fous, que de ce lieu où l’on a rassemblé ce que des esprits malades ont créé, pourra s’écouler
une certaine fraîcheur d’esprit. Fraîcheur d’esprit incontestablement présente dans l’œuvre précaire, mais évidente
seulement pour une moindre minorité que celle des amateurs d’art brut. Car notre culture nous pousse à respecter
les malades en tous genres, moins « chanceux » que nous,
à apprécier leurs productions au delà de celles d’inconnus,
peut-être plus heureux que nous. Cette différence de classification brut/précaire me fait espérer et avoir hâte d’assister à
l’inauguration de la collection de l’art précaire, et d’y voir les
visiteurs scandalisés hurler leur brutale mais logique incompréhension.
Des images précaires
à l’opposé se trouve la communication graphique, rationnelle, logique et étudiée. En nous remémorant le précédent
résumé d’une histoire de l’art, on peut faire s’y glisser celle
du graphisme, dépendante des avancées et trouvailles de la
première. Comme les œuvres précaires, certes.
Mais nous avons pourtant vu le long de ces chapitres à quel
point l’image précaire s’opposait à une vision du monde
spectaculaire, pour plutôt s’offrir à nous afin d’alimenter le
plaisir du jeu sans fin de l’inattendu. Grâce à elle nous participons à une autre vision du monde, interne elle. Quant
pourtant on compare designer graphique et artiste précaire,
tous deux peuvent sembler confrères, car capables de créer
contenu et contenant. Seulement le designer tient à ce que
le signe fasse sens. Il dépend d’une commande de l’image,
et travaille de façon obstinée, non plus pour un roi ou pour
l’église mais pour un client, le client-roi. En résultent des
images manipulées pour manipuler, essentiellement persuasives. Je ne parlerai pas d’une minorité de designers auteurs,
au pli entre l’art et la commande, sujet ambigu.
Dans un sens, l’image à dessein ruine toute vraie liberté de
son regardeur, ou l’enrobe dans la flatterie évidente mais
efficace ; si l’émotion déjà y est reléguée bien loin, le rationnel même y est abîmé. Dans une publicité par exemple, la
relation entre l’automobile et la femme n’est pas rationnelle
comme peut l’être la relation de principe à conséquence.
L’effet produit repose sur des associations d’idées, non pas
sur l’intelligence possible du contenu d’un discours, mais
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sur une détermination psychologique et culturelle, différente de celle sincère de l’image précaire. L’ambition de l’image
l’image à dessein
à dessein est de faire réagir, sinon influencer, elle n’est pas
n’est pas inerte, elle
inerte.
Il serait trop facile et évident d’opposer ces deux vecteurs
d’images, d’une part la fraîcheur égoïste du précaire, face à
la surproduction visuelle globale formatée, bien séante et
pragmatique... Dans les deux cas le regard utilitaire ne rend
pas compte de la beauté et de l’originalité des choses vues.
Je terminerai sur une sentence pratique mais résumant bien
ce chapitre : « Une chose sérieuse est un plaisir véritable,
mais un véritable plaisir est une chose sérieuse ». Je laisse
aux affinités du lecteur de le faire choisir son camp.
Je tiendrais à conclure en fuyant les univers de la communication et de l’image précaire que nous venons d’esquisser.
Parlons d’une notion de dignité qui m’est chère, et capable
de surcroît de fédérer bien d’autres occupations que celles
artistiques ou visuelles. Il s’agit là d’un principe de valeurs
s’opposant à tout ce que nous venons de voir en termes
d’émotions, d’improbabilité ou de merveilleux, mais éminemment important quant à la qualité de nos destins : faisons confiance à Bill Bernbach qui estime que les seuls engagements nobles sont ceux qui nous coûtent quelque chose,
précepte qui chaque jour devrait se rappeler à nous.
Des images précaires
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08/
Conclusions
ce mémoire avait pour ambition de mettre des mots sur
l’âme commune à certaines images, et leur mélodie difficilement concevable par celui qui ne la vit pas intérieurement.
ç’aurait aussi pu être une approche globale du ready-made,
mais je tenais à mettre en valeur certains caractères propres
à l’image précaire, tâche ardue quand il s’agit d’esquisser les
contours d’un univers qui ne peut en avoir. Mais cela ne peut
être une conclusion.
Gardons une chose à l’esprit si l’on veut que ce mémoire ait
sa raison d’être rédigé par un communicant visuel : j’ai tenté
ici de sensibiliser le pragmatique à l’inexprimable car je crois
en une cohabitation intelligente entre affinités et talents, et
ce, même dans les métiers d’image. Une affinité retrouvée
sous la plume de Jünger sous ces mots : « Plus, dit-il, nous
nous servons de moyens mécaniques, plus il convient de
ne point laisser les organes naturels s’atrophier ; il faut
les exercer. L’automobile n’interdit pas la marche, elle la
rend au contraire plus importante. De même dans l’ordre
intellectuel, il faut cultiver, à côté de la science de plus en
plus exacte, un savoir qui tout en étant plus près des choses,
moins abstrait, est aussi la condition de l’originalité et le
lieu de la vision d’ensemble ». Ainsi, une vision graphique
rigoureuse demeure selon moi indissociable des envoûtements de la création indéfinie, inconséquente, ou précaire.
Des images précaires
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Colonie près de Jérusalem.
Photographe inconnu.
Je n’en connais que le titre.
La seule image que j’isolais
pour sa valeur esthétique,
alors qu’initialement image
d’information. Maintenant
mienne elle n’est plus d’actualité. Pendant quelques
instants réplique d’un décor
d’Ucello, l’homme y est
pourtant présent comme un
prédateur dans l’urgence.
Elle rassemble densité et
absence, information et ravissement esthétique. Elle doit
être outrancière.
Des images précaires
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Brochure composée
en Georgia corps 9
et Akkurat corps 7.
Imprimée en six exemplaires
au mois de mai deux mille neuf,
sur les presses de l’E.S.A.D.
Strasbourg, France.
Des images précaires
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Des images précaires
Ci dessous
retranscription de la page 296
du roman à Rebours
de Joris-Karl Huysmans.
« en se sondant bien néanmoins, il comprenait d’abord que, pour l’attirer, une œuvre devait revêtir ce caractère d’étrangeté que réclamait
Edgar Poe, mais il s’aventurait volontiers plus loin, sur cette route et
appelait des flores byzantines de cervelle et des déliquescences compliquées de langue ; il souhaitait une indécision troublante sur laquelle il
pût rêver, jusqu’à ce qu’il la fit, à sa volonté, plus vague ou plus ferme
selon l’état momentané de son âme. Il voulait, en somme, une œuvre
d’art et pour ce qu’elle était par elle même et pour ce qu’elle pouvait
permettre de lui prêter ; il voulait aller avec elle, grâce à elle, comme
soutenu par un adjuvant, comme porté par un véhicule, dans une
sphère où les sensations sublimées lui imprimeraient une commotion
inattendue et dont il chercherait longtemps et même vainement à analyser les causes. »