« Les couventines »

Transcription

« Les couventines »
« L es c o uvent i nes »
« Celui qui est maître de l’éducation peut changer la face du monde. »
Leibnitz
Introduction
Au XVIIe siècle, les murs des couvents abritaient en un même lieu les
nonnes et leurs élèves. Le mot « couventine » désignait, en un seul
terme, les religieuses et les jeunes filles qu’elles éduquaient. Durant
plusieurs siècles, les monastères se sont chargés de l’éducation des
femmes. L’histoire des deux groupes, enseignantes et enseignées,
s’entremêle.
Bien que le mot ait disparu à mon époque, j’ai été « couventine » c’està-dire élève de religieuses cloîtrées, comme ma mère, ma grand-mère et
mes amies, à Notre-Dame d’Orbec. À travers nos souvenirs et ceux
contenus dans les archives, j’ai voulu témoigner de cette longue étape de
l’éducation depuis l’aube du XVIIe jusqu’à la fin du XXe siècle et de son
immense influence sur des générations de femmes.
À Orbec, à mon époque, le pensionnat et le couvent qui l’encadrait
avaient peu changé au fil des siècles. Ils étaient restés, dans l’esprit qui
les animait, le témoin des siècles révolus.
Le souvenir des méthodes éducatives qui avaient cours lorsque j’y fus
admise comme pensionnaire à l’âge de neuf ans est encore vif dans ma
mémoire et dans celle de mes compagnes. Pourtant, malgré leur proximité
dans le temps, ces méthodes sont devenues maintenant obsolètes.
Sans me limiter à l’institution qui m’a accueillie et que dirigeaient les
chanoinesses de Saint Augustin, c’est pourtant à ce modèle que je ferai le
plus souvent référence au cours de ce récit.
Dans les premières parties j’étudierai les deux pensionnats qui
s’inscrivaient dans l’institution. Le premier, le plus important, NotreDame, accueillait les élèves d’une classe favorisée qui pouvait payer la
pension de ses filles. Le second : Saint-Joseph recevait les jeunes filles
pauvres.
Pour remplir cette mission, le couvent réunissait des religieuses
cloîtrées. Il fait l’objet de la troisième partie.
On trouve peu de documents concernant la vie dans ces établissements
et ceux qui existent ont toujours un projet édifiant. J’ai donc fait appel à
quelques anciennes élèves pour renforcer ma mémoire.
Pour l’aide qu’elles m’ont apportée, je remercie :
- Hélène, ma grand-mère,
- et Marguerite, ma mère,
qui m’ont précédé chez les chanoinesses à Notre-Dame d’Orbec,
- Anne-Marie et Françoise élèves des chanoinesses à Honfleur,
- Monique également élève à Notre-Dame d’Orbec,
- d’autres, moins disertes, plus secrètes, m’ont livré quelques bribes de
souvenirs encore surprenants, volontairement enfouis,
- et tout particulièrement Christiane, ma condisciple et mon
accompagnatrice dans cette recherche à qui je peux dire enfin, sans
crainte d’être punie, toute mon amitié,
- Ginette élève à Saint-Joseph d’Orbec,
- Hélène employée au ménage et à la lessive qui, pendant seize ans, a
regardé vivre cet établissement avec ses yeux d’adulte.
Dans un premier temps, les souvenirs que je rapporte, les miens et
ceux de mes amies, concernent l’immédiat après-guerre. Ils sont si
différents et si décalés par rapport à l’éducation actuelle des filles qu’ils
donnent l’impression étonnante d’un passé très ancien. Leur ressemblance
avec ceux de ma mère et de ma grand-mère m’a donné l’envie de
remonter plus loin encore dans le temps pour étudier l’évolution de cette
institution au sein de l’Histoire sociale globale et de l’Histoire de l’Église.
Pour cette quatrième partie historique, il m’a été facile de rencontrer la
Mère et le Père fondateurs des chanoinesses de Saint Augustin dans leurs
écrits puisque Alix Le Clerc a confié ses souvenirs à mère Angélique qui les
a consignés. Le manuscrit de ce mémoire peut être consulté à la
bibliothèque d’Évreux. Pierre Fourrier a produit une abondante
correspondance minutieusement conservée par les nonnes, ses filles, au fil
des siècles et publiée maintenant en cinq volumes. À la mort de ces
fondateurs, des témoignages ont été recueillis auprès des religieuses en
vue d’obtenir leur béatification puis leur canonisation, c’est dire qu’ils sont
édifiants. D’autres notes encore, éparses, ont permis de reconstituer le
parcours de cette entreprise d’éducation au fil des siècles suivants,
jusqu’au XIXe siècle. Les souvenirs de ma grand-mère, de ma mère et de
leurs amies ont pris ensuite le relais de ces archives et m’ont renseignée
sur la vie dans l’institution qu’elles ont fréquentée avant moi. Ainsi la
boucle de cette quatrième partie historique était bouclée.
Bienheureuse Alix Le Clerc
Gravure de Herman Weyen
Ce moment de l’éducation des femmes semble s’achever dans les
années 1960 par une sorte d’éclatement où ont disparu les chanoinesses,
tout au moins dans leur activité la plus visible, celle de l’éducation des
petites filles, telle qu’elle perdurait depuis 1558. C’est le déclin et peutêtre la disparition d’une institution si florissante et influente depuis sa
création au cours de quatre siècles que je tenterai d’exposer et de
comprendre dans la cinquième et dernière partie.
Le sort et l’activité des religieuses enseignantes ont toujours été
dépendants de la politique globale de la société. Selon la part dévolue à
l’enseignement dit « libre », il se peut qu’après un temps de sommeil les
chanoinesses qui se sont adaptées à l’air du temps réapparaissent avec
d’autres moyens, d’autres méthodes peut-être, mais avec la même finalité
: « ad majorem dei gloriam »
Avant
La guerre se terminait. Pardon à ceux qui sont morts, mais l'été 1944
reste ensoleillé dans ma mémoire. J'avais 9 ans et j'étais une petite fille
choyée.
L'armée allemande avait réquisitionné notre école et nous étions
hébergées dans une grande maison bourgeoise à la sortie du village. Le
déménagement des classes s'était effectué dans une ambiance de chahut
et de rires et les derniers cours avaient perdu de leur sérieux. Au début du
mois de mai, après avoir chanté : « Maréchal, nous voilà... » et quelques
cantiques, le départ en vacances nous fut donné bien plus tôt qu’à
l’ordinaire. Il est vrai que les maîtresses et les fillettes ne portaient plus le
moindre intérêt aux leçons et que la cueillette des doryphores s’était
terminée dans les champs de pommes de terre.
Un matin, mon père nous réveilla pour nous annoncer le débarquement
des Alliés. L’excitation de mes parents, leur joie, me fit prendre
conscience de l'importance de l'événement.
Peu à peu, l'armée d'occupation perdait de sa superbe, on sentait la
revanche proche, le sourire narquois des paysans s'affichait sans
prudence. L'armée alliée avançait, l'armée allemande reculait, les rapports
de force s'inversaient. Un rire énorme montait autour de moi, un rire de
libération.
La poche de Falaise suppurait par les rues de mon village ornais : Le
Sap. Des fenêtres du premier étage, entre mes parents, je regardais,
comme au spectacle, le flot de la retraite allemande. Cette position élevée
me permettait de voir à l’intérieur des camions les soldats blessés,
ensanglantés, éventrés. Petite fille trop sensible, j'aurais pleuré des
heures la mort d'un oiseau, pourtant, j'ai beau chercher dans ma
mémoire, je ne trouve nul sentiment d'horreur devant les atrocités qui
défilaient sous mes yeux. Parfois, ma mère me serrait contre elle pour
m'épargner la vue des corps mutilés, effroyablement déchirés, mais c'était
trop tard, en un clin d'œil j'avais vu les plaies ouvertes, les morts figés
dans d'étranges positions. Je n'éprouvais que de la curiosité. Je sentais
autour de moi un immense soulagement… la guerre allait finir.
Plus tard, les Canadiens nous libérèrent sans coup férir, les derniers
Allemands étaient partis avant leur arrivée. Il y eut des drapeaux, des
embrassades, de nouveaux chars, de nouveaux soldats à qui j'avais le
droit de parler et qui, parfois, à ma grande surprise, avaient la peau noire.
Les méchants étaient partis, les bons étaient arrivés. C'était une
gigantesque fête. Les parents étaient très joyeux, ils étaient trop occupés
à discuter entre eux pour surveiller les enfants. Nous ramassions des
douilles et nous jouions à la guerre.
Les soldats américains restèrent peu de temps. Juste le temps de nous
distribuer généreusement cigarettes et chocolat et d'engrosser la petite
bonne… Le calme revint, la guerre s'éloignait. Le soleil chauffait les rues
vides. Les enfants reprirent le jeu de l'épervier d'un trottoir à l'autre. Un
petit garçon du voisinage me déclara son amour, cela m'embarrassa
beaucoup. Après avoir caché quelque temps le billet en forme de fleur qui
s'ouvrait sur ces mots calligraphiés au crayon de couleur : « Annick, je
t'aime. »
Je me sentis coupable au point de tout avouer à ma mère. Je lui remis
le troublant message. Elle sourit et n'y pensa plus. J'étais certaine qu'elle
le donnerait à mon père et j'attendais avec angoisse de terribles
représailles. À ma grande surprise, il n'y fit aucune allusion.
Dans la cuisine ouverte sur le jardin, ma mère et ma grand-mère
commencèrent à préparer ma rentrée en pension, l'une cousait, l'autre
tricotait. Elles parlaient souvent de mon départ et je les écoutais.
Ma grand-mère disait : « la Pension » d'un ton sérieux, plein de
respect, ma mère y mettait une nuance plus amusante. Moi, j'avais
seulement compris que je devais partir à Notre-Dame d'Orbec. Je n'avais
jamais quitté ni mon village, ni ma famille. Je n'imaginais rien, j'étais
vaguement inquiète mais je refusais d'y penser. Je vivais les vacances
comme si elles devaient durer toujours.
La préparation du trousseau, par contre, m'intéressait. La couturière du
village prenait mes mesures pour la confection de l'uniforme. Poupée
vivante, debout sur une chaise, je me laissais tourner et retourner au
milieu des discussions auxquelles je n'étais pas conviée mais dont j'étais
l'objet. Ma mère brodait les douze chemises obligatoires, recomptait les
culottes de coton blanc. Par coquetterie, elle décida de réaliser un
empiècement de nids d'abeille pour mon corsage d'uniforme. L'entreprise
se révéla plus longue que prévu et je fis la rentrée en jaune au milieu d'un
troupeau de fillettes vêtues du bleu marine obligatoire. Comme l'exigeait
le règlement de la pension, toutes les pièces de mon trousseau étaient
brodées d'un « A.R.6 », initiales et matricule destinés à éviter la perte des
objets personnels.
Quelque temps avant le début officiel des classes, il fut décidé que
j'irais avec maman visiter le pensionnat et rencontrer les religieuses afin
de leur être présentée. Nous étions parties tôt le matin enveloppées de
couvertures dans la carriole d'un paysan. Une distance de quinze
kilomètres séparait Le Sap d’Orbec. La route me parut très longue
d'autant qu'à mi-chemin et bien qu'on ait raisonnablement alterné le pas
et le petit trot, le cheval se mit à boiter. Le conducteur décida de faire
demi-tour sans avoir atteint le but du voyage. Une seconde fois, il fallut
recommencer l'expédition.
Je garde peu de souvenirs de ce premier contact : de grands
bâtiments, des bonnes sœurs parlant au-dessus de moi avec mes parents
sans m'accorder la moindre attention autre qu'une petite tape sur la joue
et des recommandations de sagesse. J'attendais, totalement passive, je
ne vivais rien, j'entrais dans un état d'inertie, de somnolence, mon pouce
dans la bouche, je commençais à mourir pour cinq ans…
NOTRE-DAME
La Rentrée
Je ne me suis jamais préparée aux rentrées. Au contraire, je
m’efforçais de ne pas y penser jusqu’à la dernière seconde. L’attente de la
première ne fut donc pas la plus pénible. Ne sachant rien, n‘imaginant
rien, ce fut une chute dans l’inconnu.
De même que j’évitais ainsi la souffrance antérieure à l’événement, j’ai
chassé de ma mémoire les souvenirs trop douloureux. Je dois,
aujourd’hui, examiner les photos de cette époque pour me remémorer
cette première entrée en pension.
Dans la grande cour du pensionnat toute animée par l’arrivée des
élèves et de leur famille stationnent des tractions avant à gazogène, des
carrioles attelées de chevaux déversent des jeunes filles venues de la
campagne environnante.
Les photos d’alors montrent ma famille endimanchée : mon père, jeune
et mince, il a trente-six ans, a très exceptionnellement quitté ses clients
pour m’accompagner. Ce seul fait indique combien l’événement a
d’importance. Maman arbore un élégant turban fort à la mode en cette fin
de guerre. Elle est discrètement enceinte. Ma grand-mère nous
accompagne, chapeau et manteau noirs, très solennelle. Seul mon frère,
de trois ans mon cadet sourit avec espièglerie. S’il savait ce qui m’attend,
nul doute qu’il dirait : - « c’est bien fait », trop content de savoir sa chipie
de sœur en difficulté. Nous sommes vêtus tous les deux de la même façon
: ce manteau jaune poussin qui me semble charmant aujourd’hui mais
qui, alors, me faisait honte. Dans mes vêtements « du dimanche » et avec
un gros ruban dans les cheveux, j’ai un air alangui, profondément triste.
Je sens l’insupportable séparation approcher.
Une place m’a été assignée au milieu du dortoir « de l’Enfant Jésus ».
Mes affaires de toilette ont été vite rangées dans la table de nuit. Le
trousseau neuf qui m’avait enchantée précédemment ne m’est plus
d’aucune consolation, je n’en aurai pas la libre disposition. Une religieuse
le fait disparaitre dans la lingerie, elle ne me distribuera, selon son choix,
qu’un « change » par semaine.
Alentour, d’autres mères aident leur fille à s’installer, chaque famille
confinée dans l’espace étroit des deux lits voisins. On s’observe
discrètement. Certains se saluent. Les anciennes se retrouvent avec joie.
Moi je ne connais personne. Tout m’est étranger : les lieux, les gens, les
bruits, les odeurs. Les fillettes m’intimident par leur nombre et leur
vivacité.
Ces petits rangements terminés et mon linge abandonné à la religieuse
responsable, nous attendons… Mes parents partagent ma tristesse, ils
veulent rester le plus longtemps possible. Nous sommes inoccupés.
L’après-midi s’étire lugubrement dans l’attente de leur départ. Nous avons
vu ma classe, ma place au réfectoire. Il ne nous reste plus qu’à déambuler
dans la cour. Ma grand-mère et ma mère revivent des rentrées lointaines
et devinent ma détresse. Pour éviter mes larmes, elles remplissent le
silence de recommandations mille fois répétées :
- « Travaille bien, sois sage, ne perds pas tes affaires. »
Une religieuse, ancienne élève qui a connu ma mère autrefois, vient lui
parler. Maman lui explique mon désarroi :
- « Je vous la confie. »
La mère promet de s’occuper particulièrement de moi. Maman se
rassure un peu. Moi aussi, un tout petit peu.
L’heure de la séparation est arrivée, mes parents me quittent. Je
regarde la voiture franchir la grille et disparaître. Je me sens couler. Je ne
suis plus que larmes. Abandonnée, je reste appuyée au mur après le
départ de ceux que j’aime, le pouce dans la bouche, secouée de sanglots,
entourée d’étrangers.
Mère Jean-Marie Vianney, sans un mot pour moi se débarrasse du
fardeau que je représente. Elle interpelle une « grande » élève de
troisième et lui refile l’encombrante petite fille :
- « Voici Annick Rivierre, je vous désigne pour être son ange gardien,
occupez-vous d’elle. »
L’amie de maman s’éloigne soulagée, je ne la reverrai plus. Quant à
mon « ange gardien » on l’a dérangé au moment passionnant où il
retrouve ses amies après les longues grandes vacances. Il m’examine d’un
air perplexe, me recommande de l’appeler en cas de difficulté… et
s’envole. Lui non plus je ne le reverrai jamais. D’ailleurs, il n’a pas eu le
temps de me dire son nom et je pleure trop pour le reconnaître si je
savais où le trouver.
La cloche sonne lourdement, première cloche. Comme un automate, je
suis les autres et j’entre dans le rang qui vont me conduire à la chapelle
pour la prière de rentrée, première prière. Je vais devenir une petite fille
sage, si sage, obéissante, passive, douloureuse, pas encore anesthésiée.
L’année scolaire commence…
Alleluia
Les Lieux
À Orbec, en 1945, le pensionnat Notre-Dame et ses dépendances
s’inscrivent dans l’angle droit formé par la route de Lisieux et la rue des
Capucins. À l’extrême pointe de cet angle, une grande maison bourgeoise
fait enclave, la maison des Pellerin dont les habitants accompagneront de
leur amitié, au fil des années, les chanoinesses.
Jouxtant cette propriété, on trouve, parallèle à la rue des Capucins : la
maison de l’abbé, sorte de presbytère, clôt de hauts murs ne laissant pas
filtrer les regards, accolée derrière le chœur de la chapelle et bordée d’un
jardin aux allées de buis.
Construite et bénie en 1825, la chapelle s’étend à la suite, de toute sa
longueur, séparée de la rue par un étroit jardinet enclos d’un mur bas
surmonté d’une grille. À l’intérieur, autrefois, cette chapelle était décorée
d’un fastueux rococo et coupée par la grande grille de la clôture. Elle a
depuis longtemps était remise au goût du jour dans le style moderne très
dépouillé. Le grand Sacré-Cœur qui présidait au-dessus de l’autel majeur
a disparu au grand dam des anciennes qui l’avaient laissé en 1906, lors de
l’expulsion du couvent, obéissant aux consignes de l’abbé Guillaume :
« Laissez le Sacré-Cœur. C’est lui qui gardera la maison… ». De chaque
côté de la nef, des stalles où prient, chacune à sa place, les religieuses
pendant les offices.
Au bout de la chapelle, à angle droit : le tour. Le tour contrôle les
entrées, les sorties et le téléphone. À cette frontière veille la sœur
tourière, seule religieuse à n’être pas cloitrée. (Aux siècles précédents et
dans d’autres couvents, un vaste demi cylindre ouvert latéralement
servait à recevoir les enfants abandonnés. Les religieuses faisaient tourner
le cylindre, recueillaient l’enfant qui y avait été déposé et le confiaient à
une nourrice régulièrement payée. Certaines mères, pour échapper à la
misère déposaient ici leur bébé et se présentaient immédiatement comme
nourrice, récupérant ainsi leur petit qu’elles pouvaient élever en étant
rétribuée). Malgré son nom, le tour à Orbec n’a jamais eu cette
affectation. Bien qu’elles aient élevé, pendant un temps, des orphelines, la
vocation des augustines a toujours été l’enseignement. Les fillettes qui
leur sont confiées sont âgées d’au moins quatre ans et même ces toutes
petites ont été l’exception. Le tour a servi à faire passer les colis et les
denrées qui entraient et sortaient du couvent.
Cet ensemble en brique rouge que l’on peut voir rue des Capucins est
d’aspect propre et gai. En entrant par le tour, nous arrivons à un couloir
qui sépare la communauté à droite et la chapelle à gauche. Côté
communauté, le bureau de la révérende Mère isolé par une porte
capitonnée. Au bout de ce couloir, nous sortons près du vieux puits dans
la cour cernée par la partie ancienne de l’établissement. Un muret sépare
la cour de récréation du couvent. Accolée à ce muret, côté cour, une
avancée sert de préau.
À droite s’étend l’espace du couvent. Derrière le petit mur une allée
pavée, bordée de tilleuls, isole le bâtiment conventuel. Nous apercevons
parfois par une porte entr’ouverte les immenses fourneaux de la cuisine
où s’affairent dans la buée les sœurs cuisinières. Nous ne voyons rien
d’autre du couvent, l’accès en est strictement réservé aux religieuses.
Parfois, le soir, du dortoir en face, nous surprenons au-delà de la cour,
une cellule éclairée où une nonne en chemise de nuit fait sa toilette et
peigne ses longs cheveux. La distance ne nous permet pas de la
reconnaître. Nous sommes toujours étonnées de la voir accomplir cette
activité simplement humaine.
Le vieux bâtiment occupé par le couvent a été acheté en 1811. Il
abritait avant la révolution, des moines de l’ordre des capucins. Au centre
du toit, face à la cour de récréation, la grande horloge, protégée par un
auvent de tuiles ponctue la monotonie du temps.
Derrière, s’étend le parc qui fait partie du couvent. C’est un champ en
pente, planté de pommiers où nous pourrions nous ébattre avec une
impression d’espace et de liberté si nous avions l’autorisation d’y aller plus
fréquemment.
Tout en haut du parc, un petit enclos sert de cimetière pour les
religieuses. Même mortes, elles restent cloîtrées ici. L’ensemble qui
dépend du couvent est entouré de hauts murs « dont le climat
inhospitalier et rébarbatif me glaçait » écrit Henri Pellerin (VIII)
À gauche le pensionnat, de l’autre côté du muret. Bordant la cour de
récréation, le petit pensionnat, partie la plus ancienne construite en 1826,
accueille les plus jeunes élèves. Il comprend au rez-de-chaussée : le petit
réfectoire, le grand réfectoire et derrière, les deux parloirs, seules pièces
un peu luxueuses.
Au premier, sur un large palier, s’ouvre la porte du dortoir des petites :
le dortoir de l’Enfant Jésus. Il aligne, de chaque côté de l’allée centrale,
une vingtaine de lits séparés par une table de nuit sur laquelle les fillettes
font leur toilette dans une cuvette émaillée. Dans l’angle, près de la porte
d’entrée, le lit de la religieuse surveillante, derrière les lourds rideaux de
toile écrue qui volent dans les courants d’air et révèlent la nuit, en ombres
chinoises, celle qui l’occupe.
À la suite du dortoir, deux classes, la septième et la sixième, se
succèdent le long d’un petit couloir. À droite, une chambre d'isolement.
Malgré l’opprobre qui s’y rattache la fenêtre s’ouvrant sur la campagne
réconforte l’occupante. Le pallier dessert également le dortoir de
l'infirmerie comprenant fort peu de lits et l'infirmerie elle-même. Audessus, le grenier où personne n’a accès, sauf les élèves qui étendent
avec honte le linge mouillé de la nuit.
Un grand escalier solennel descend face aux parloirs. À angle droit et
fermant la cour, un bâtiment plus récent : le nouveau pensionnat abrite
au rez-de-chaussée et sur toute sa superficie la grande salle lieu de
rassemblement où se forment les rangs et où se déroulent les récréations
en hiver. À l’une des extrémités se dresse la scène utilisée pour les
diverses représentations, de l’audition musicale à la distribution des prix.
De chaque côté, entre les fenêtres s’alignent dans les placards les
manteaux, chapeaux, chaussures et les boites à chaussures. C’est là que
s’effectue « le cirage ». Près de la scène, un placard renferme les objets
perdus.
Au-dessus, le dortoir Sainte-Marie aligne une vingtaine de lits toujours
séparés par la table de nuit et la cuvette de toilette. Au bout, derrière un
paravent, le seau hygiénique à utiliser la nuit. Des W.-C. communs aux
deux dortoirs sont sur le palier mais, la nuit, la porte du dortoir est fermée
à clef. Il nous est impossible se sortir même pour une telle nécessité.
À la suite, destiné aux plus grandes élèves, le dortoir du Sacré-Cœur
aligne des boxes que nous appelons des « chambrettes » fermées par des
rideaux de toile écrue qui isolent leurs occupantes, et qui abritent, outre le
lit, la table de nuit surmontée de la cuvette et d’un petit miroir (ce qui
constitue un nouveau confort). Au bout, près de la chambrette de la
surveillante, les sanitaires : deux W.-C. et deux salles de bain qui doivent
seules suffire à l’hygiène de toutes les élèves.
On entre dans ce bâtiment récent par les extrémités, à droite par un
porche qui dessert également un second bâtiment neuf, et, à gauche, par
le petit pensionnat.
À droite, à angle droit et délimitant une seconde cour, l’autre bâtiment
neuf complète le nouveau pensionnat et abrite, au rez-de-chaussée, les
classes et les cellules de piano. Celles-ci, au nombre d’une douzaine,
laissent tout juste la place du piano et du tabouret. Un couloir particulier
d’une minuscule largeur permet à la surveillante de faire les cent pas. Les
cellules sont vitrées pour permettre le regard extérieur. Un autre grand
couloir parallèle borde ce petit couloir et isole « la musique ».
Au premier étage, la grande salle d’étude, le bureau de la mère
préfète, l’économat, d’autres classes encore, l’oratoire, la bibliothèque qui
centralise quelques livres destinés à être prêtés mais où l’on ne peut pas
rester pour lire.
Au second étage, le dortoir Saint Augustin, réservé aux grandes élèves
est composé de chambrettes alignées.
Au fond de cette seconde cour de récréation, une aire de gymnastique,
non aménagée où deux piquets et un élastique permettent le saut en
hauteur. Le portique, en bois, ne comporte pas d’agrès.
Ces trois bâtiments communiquent entre eux et constituent le
pensionnat Notre-Dame.
L’intérieur de tout l’établissement est peint de couleurs ternes, beige
ou marron. Aucune décoration n’égaye les murs, sauf, de loin en loin, une
image pieuse : Sacré-Cœur écartant sa tunique pour exposer un cœur
sanguinolent, Christ crucifié orné d’un rameau de buis, s’offrent à nos
rêveries d’élèves ennuyées.
L’ensemble est d’une propreté méticuleuse. Des sœurs en voile blanc
aidées d’employées laïques et des petites bonnes s’activent au ménage.
Nous ne tenons aucun compte de leur travail et il arrive que des rangs
entiers défilent sur des pavés humides vers les parquets cirés
accompagnés des Mères professeurs indifférentes.
La deuxième cour de récréation rejoint la route de Lisieux au bout
d’une large allée caillouteuse en pente, fermée par un grand portail. La
gardienne de cette entrée se tient dans une loge surélevée, indépendante,
contrôlant les allées et venues, c’est la conciergerie. Les fugues sont
toujours à craindre et les visiteurs admis sont dirigés vers les parloirs
proches sans passer ni près des classes ni d’autres locaux de
l’établissement en sorte que nous ne pouvons pas voir ces étrangers.
Au-dessous du petit pensionnat, en contre bas, et lui tournant le dos,
deux bâtiments parallèles dont l’un abrite le préau enserrent une cour de
récréation et forment le pensionnat Saint-Joseph, attaché mais
indépendant de Notre-Dame, il accueille les jeunes filles pauvres.
Un autre ensemble abrite l’école ménagère et agricole. Plus loin, la
ferme appartient au couvent et l’alimente de ses produits.
Au cours des cinq années passées à Notre-Dame, je ne suis jamais
entrée ni dans le couvent ni dans l’école Saint-Joseph non plus que dans
l’école d’agriculture et je n’ai jamais rien vu de la ferme où je ne suis
jamais allée.
La disposition des locaux assure parfaitement la séparation entre d’une
part le couvent et le pensionnat et, d’autre part, les écoles destinées aux
élèves d’un rang social différent du nôtre. Les frontières sont étanches.
Le Recrutement
À cette époque, le pensionnat Notre-Dame d’Orbec est « l’une des
meilleures maisons d’éducation chrétienne de l’Ouest ». Moins prestigieux
que l’institution « Les Oiseaux » son homologue qui, à Paris, tient le haut
du pavé, il a cependant une réputation flatteuse en Basse-Normandie. Les
familles bourgeoises de la région qui veulent donner à leur fille une
éducation raffinée et une moralité chrétienne ont le choix entre de
nombreuses
institutions
catholiques
appartenant
à
différentes
congrégations religieuses. Les chanoinesses ont essaimé depuis leur
création mais aussi les Bénédictines, les Ursulines, les Dominicaines, les
Dames de Saint-Maur, la Providence, etc.
Les difficultés de transport au sortir de la guerre font choisir aux
parents la pension la moins éloignée de leur domicile. Pour moi, NotreDame d’Orbec est non seulement la plus proche mais c’est aussi là que
ma grand-mère, ma mère et ma tante ont été élevées. Il s’agit d’une
tradition familiale. Le chemin est déjà tracé. Mon père a pris ses distances
avec sa propre lignée familiale. Il pourrait repenser cette tradition mais il
n’en est rien. L’éducation des femmes dans ma famille maternelle lui
semble excellente. Il apprécie les mœurs et les usages de la petite
bourgeoisie rurale et chrétienne à laquelle il accède par son mariage. Le
problème de la religion catholique l’intéresse et, à l’église, dans le banc
réservé à ma famille, il participe volontiers aux cérémonies avec son
épouse. Sans être croyant, il se pose la question de l’existence de Dieu. Le
clergé qui fréquente assidûment la maison est un interlocuteur qui
l’intéresse et l’enrichit intellectuellement.
De plus, il est très sourcilleux quant à la moralité des femmes, du
moins pour celles de sa famille. Il entend par moralité leur attitude face à
la sexualité. Le reste va de soi. Il exige que « j’arrive » vierge au mariage.
C’est sa loi et il est inflexible sur ce point. L’honneur de toute ma famille
en dépend, dit-il. Plus tard, fasciné par quelques femmes célibataires déjà
« libérées » qu’il admire et qui lui renvoient un discours égalitaire, il
pourra envisager pour moi une vie de femme libre mais seulement dans
un avenir très lointain et si mes chances d’accéder au mariage sont alors
passées sans succès. Prudent, il ne me tient pas au courant de cette
évolution de peur que je ne me sente trop tôt autorisée à prendre une
liberté qu’il juge dangereuse. Ma mère partage totalement ses vues. Hors
du mariage pas d’avenir pour une fille et, pour se marier, il faut être
vierge. Bien sûr, une telle exigence de pureté ne s’adresse qu’à sa femme
et à sa fille, pas à ses fils !
Dans la Normandie rurale de 1945 où je vis, le destin des jeunes filles
qui ont « fauté » est épouvantable. Salies, déshonorées, humiliées, elles
ne trouveront pas de mari. Jamais, me dit-on, un homme ne voudra
épouser une femme qui a entretenu une relation sexuelle avec un autre
homme. Le dégoût qu’elles inspirent est perceptible dans la façon dont on
parle d’elles. Ces « pécheresses » n’auront pas d’enfant autre que
« bâtard » et leur avilissement les fera rejeter hors de la société. Rien ne
pourra effacer leur faute et l’homme qui les a entraînées (les traînées !)
sera le premier à les mépriser. Plus je grandis, plus l’interdit tant social
que familial de toute sexualité se fait sévère. Je sais que franchir cet
interdit c’est être banni par son propre père ce qui est pour moi la
sanction la plus cruelle. Comme ma mère et ma grand-mère, femmes
soumises qui ont subi le même chantage, je tremble.
Pour l’heure, je suis considérée comme faible et je dois être protégée
contre la concupiscence des hommes pour qui je suis une proie dont ils
rêvent d’abuser, me dit-on. Il est donc nécessaire de me surveiller et de
me constituer des défenses pour plus tard. Les religieuses ont cette
mission. Mon père dira un jour : « Au moins, lorsqu’elle est en pension, on
la surveille et je suis tranquille ».
Les lycées d’État sont encore peu nombreux aux alentours et ont, dans
mon milieu familial, mauvaise réputation. Ils sont le prolongement de
l’école laïque, on y fréquente donc « n’importe qui » c'est-à-dire que l’on
est sur un pied d’égalité avec « les pauvres » lesquels, de ce fait,
deviennent dangereux par toutes les tares sociales qu’ils véhiculent et
dont une famille chrétienne doit préserver ses enfants. Pourtant, dans la
charité chrétienne, on aime les pauvres, on a quelque chose à leur
donner, de préférence des vieux vêtements, l’exemple de notre vertu, de
nos bonnes manières, de notre savoir. (À Notre-Dame de Flers, les
grandes élèves iront chaque jeudi visiter des vieillardes, des mères
accablées de maternités. En fait, elles en profiteront pour faire parfois la
charité buissonnière). Nous sachant favorisées : « Mes demoiselles vous
êtes l’élite », nous avons une « dette » envers les pauvres. Quel aveu !
Campées à cette hauteur, il n’y a aucun risque d’être contaminée par la
promiscuité. Les barrières sociales sont bien étanches, la contagion ne
remonte pas.
L’Église a toujours tenu, concernant les pauvres, un discours empreint
d’angélisme, mais derrière la charité, le mépris n’est pas loin. Les lycées
d’État sont également soupçonnés d’être le nid du communisme. Or
l’Église catholique, puissante dans cette zone rurale, combat ce courant
politique pour l’athéisme qu’il impose. La paysannerie ornaise si attachée
à la possession de la terre en a peur elle aussi. Sans que tout ceci soit
exprimé clairement, mais pour toutes ces raisons, il est évident, dans
notre campagne normande, qu’une famille « bien », c'est-à-dire attachée
non seulement aux valeurs morales mais aussi aux valeurs bourgeoises de
goût et de distinction, ne met pas ses enfants au lycée. Pour ceux et celles
qui, comme moi et ma famille, s’élèvent depuis peu à la classe moyenne
et rêvent de s’élever encore dans sa descendance, les institutions libres
dispensent « les bonnes manières ». Les parents sont heureux de voir
leurs enfants côtoyer dans ces écoles d’autres enfants de classe sociale
plus prestigieuse. Notre famille nous donne, avec cette éducation qui lui
coûte cher ce qu’on fait de mieux et elle s’attend à ce qu’on en soit fier et
heureux. Mon frère ira chez les Jésuites, moi à Notre-Dame. Plus tard,
mon petit frère de dix ans mon cadet après un passage dans
l’enseignement libre, terminera ses études dans un lycée d’État. L’Église
aura déjà perdu de son emprise et mes parents auront appris à connaître
ces institutions libres qu’ils admiraient tant en 1945.
Les motivations des parents de mes camarades sont probablement les
mêmes. La grande majorité des élèves vient d’un milieu social rural. Il n’y
a pas de grandes agglomérations dans les environs. Sans être très riches
à quelques exceptions près, les familles ont une certaine aisance. Il le faut
car les frais de pension, payables au début de chaque trimestre, sont
élevés. Le tarif varie en fonction des revenus supposés de la famille.
« C’est à la tête du client » dit la lingère qui se souvient. L’argent
sélectionne la clientèle. Les bénéfices du pensionnat subventionnent
l’école Saint-Joseph (l’école des pauvres). Qui gère le budget ? La Mère
économe. Elle en rend compte à la Révérende Mère directrice. Il n’y a
aucun contrôle de l’État ni d’un conseil d’administration. L’Évêque a
probablement droit de regard sur les finances mais c’est surtout la maison
mère à Paris qui surveille la gestion et effectue sans doute des
prélèvements. La communauté religieuse possède des biens. Elle s’enrichit
de la dot des religieuses et des dons. Pourtant, trente ans après, les murs
du couvent tombent en ruine pour n’avoir pas été entretenus.
Comme au temps des « Demoiselles » (IV) quelques jeunes filles sont
issues de la noblesse mais la plupart sont de petite bourgeoisie :
hobereaux, notables, riches paysans, commerçants aisés. Autour d’Orbec
la campagne s’enrichit et voit l’ascension de grandes familles de
distillateurs et de fromagers. Le département du Calvados est prospère,
en témoignent les grandes maisons bourgeoises qu’on peut remarquer
dans toute la région. Ces familles se fréquentent et les parents riches de
fraîche date comme les familles de paysans rêvent de mariages qui
additionneront les fortunes. Être élève de Notre-Dame est un label de
bonne éducation et un moyen de se faire des relations utiles. Plusieurs
élèves viennent aussi par fidélité à une tradition, elles sont, comme moi,
filles d’anciennes élèves. Quelques excentriques arrivent d’ailleurs,
échouée là par le tourbillon de la guerre ou par un cataclysme familial.
J’étais en classe de cinquième lorsqu’arriva en cours d’année MarieFrançoise, une parisienne qui m’a apporté une grande bouffée d’air frais.
Elle était totalement non conforme au milieu ambiant. Elle portait des bas
de soie et fumait en toute innocence sans se rendre compte combien
c’était inconvenant, pire, scandaleux. Rappelée à l’ordre pour ses
manquements, elle s’y pliait de bonne grâce en souriant gentiment, sans
la moindre insolence, comme à des coutumes locales un peu bizarres. Elle
avait vécu en Afrique et ses parents appartenaient au monde sulfureux du
cinéma. Marie-Françoise n’avait jamais été scolarisée et les religieuses lui
avaient fait un programme « à la carte ». Elle suivait les cours dans des
classes différentes selon son niveau scolaire totalement irrégulier. J’étais à
côté d’elle aux leçons d’espagnol. J’ai eu, grâce à elle, plusieurs zéros de
moyenne mais j’ai appris à son écoute beaucoup de choses concernant
l’amour, les règles, le sexe et j’ai étouffé bien des fous rires sous
l’abattant de mon bureau. Elle confia à d’autres, sans la moindre
culpabilité, qu’elle avait eu des rapports sexuels et bien du plaisir. Elle ne
connaissait pas les valeurs du bien et du mal, du moins celles qui avaient
cours au pensionnat et dans nos familles. Sa mère vint assister à sa
communion solennelle, si élégante que les petites paysannes
interprétèrent sa tenue comme de l’extravagance. Pourtant, Dieu que son
petit chapeau vert était charmant !
Marie-Françoise ne revint pas l’année suivante, son originalité faisait
peur. Les religieuses se débarrassèrent sans doute d’une élève qui, malgré
sa candeur, risquait de dévergonder le troupeau autochtone.
Petite princesse venue d’une autre planète, elle y est retournée et je
vois encore, parfois, son nom au générique des films.
Les Parents
Les religieuses gardent la nostalgie d’une clientèle plus noble que
bourgeoise, les parents des demoiselles à particule sont entourés de plus
de déférence que les autres. On est flatté de compter dans les rangs telle
ou telle de petite ou grande noblesse. Si, consciemment, aucune
différence n’intervient dans l’éducation des jeunes filles, les parents sont
reçus, eux, selon leur mérite. Les aristocrates sont les amis de l’institution
et traitent en égaux avec la Révérende Mère, les autres ont droit à la
même politesse mais plus distanciée, plus guindée, sans la chaleur de la
sympathie ou le sourire de l’amitié. Sauf si d’autres intérêts entrent en
jeu.
À Flers, chez les dames de Saint-Maur le député M.R.P de l’époque est
reçu en bienfaiteur et sa fille plonge tout le monde dans l’embarras
lorsque son comportement oppositionnel l’entraîne à des attitudes qui,
normalement, seraient passibles d’un renvoi. On raisonne, on négocie, on
patiente, rien n’y fait. La demoiselle s’entête. L’autorité montre sa
faiblesse en tergiversant. Finalement, au grand désespoir de l’institution, il
faudra lui conseiller de partir vers un autre établissement. Pas de renvoi,
pas d’esclandre, on tient à garder la protection d’un père aussi puissant.
À Orbec une jeune fille décède. À l’instigation des religieuses, nous
multiplions les messes, neuvaines, prières en tout genre auxquelles le
pensionnat entier se doit d’assister. Une autre fillette meurt au cours des
vacances dans un accident de la route. Pour elle, une messe basse suivie
seulement par ses anciennes compagnes de classe. Pourquoi une telle
injustice de traitement devant la mort ? Dans le premier cas, la
responsabilité de l’établissement risque d’être mise en cause (il y a eu un
empoisonnement général par une nourriture avariée) il faut donc se
concilier les parents. Dans le second, aucune attaque déplaisante n’est à
redouter. De plus, les parents de la première jeune fille portent particule,
tandis que la seconde est fille de paysans. Suis-je la seule à voir ces
différences ? Les interprétations que je donne de ces faits observés à l’âge
de douze ans sont peut-être erronées après tout. Le premier deuil vécu
intra-muros a été plus traumatisant pour la communauté que le second.
D'aucuns diront que je fais du « mauvais esprit » à comptabiliser ainsi les
prières pour les défunts…
L’ascendance noble, la puissance des parents ne sont pas les seuls
critères qui mettent de subtiles nuances dans les relations des petites
filles avec les religieuses. La fortune familiale pèse aussi son poids. À Flers
encore, une élève de ma classe, de vieille noblesse refuse obéissance à la
surveillante d’étude sur un point tout à fait insignifiant. L’appel à de plus
hautes autorités n’y change rien. Elle s’entête, refuse les excuses qu’on lui
demande. Nous assistons médusées à l’intransigeance des religieuses
pour un fait aussi anodin. Nous sommes atterrées devant l’ampleur que
prend le conflit. Rien n’est fait pour le dédramatiser. Au contraire, la jeune
fille est mise en quarantaine (c'est-à-dire en prison dans une pièce
spéciale qu’elle ne quitte que pour quelques tours de cour lorsque toutes
les autres élèves sont en classe. L’isolement est total). Nous essayons de
lui glisser des petits mots et des sucettes sous la porte. Nous la
soutenons, prêtes à fomenter une rébellion. À notre grande surprise, ellemême refuse de nous répondre. Le bruit court qu’il y a d’autres raisons
que l’incident que nous connaissons. Pourtant nous vivons si proches les
unes des autres que rien ne nous échappe… Cependant cette vague
rumeur nous amène aux pires suppositions et tempère notre sentiment
d’injustice. La révolte se fait hésitante. Au bout de deux ou trois semaines
notre camarade disparaît, renvoyée ainsi que sa sœur sans que nous
ayons pu la revoir, sans un « au revoir ». Des années après, j’apprendrai
que ses parents ont eu de graves difficultés financières. Sont-ils endettés
par rapport à l’institution ? C’est l’explication la plus plausible. Je
soupçonne mon amie de s’être sabordée pour mettre fin à une situation
intenable. Plus tard, alors que nous sommes toutes les deux des femmes
adultes, au cours de rencontres impromptues elle me fuira, regards
lointains, malgré nos bonnes relations antérieures. Trop de souvenirs
douloureux, trop d’humiliations…
Les religieuses ont d’autres a priori concernant les parents de leurs
élèves. Je suis priée de ne pas fréquenter la famille de Christiane et de
n’accepter aucune invitation. Je suis atterrée et je ne sais quoi répondre à
la gentille invitation à dîner de sa maman qui remarque ma détresse et
ma solitude au départ de mes parents. Mon père me sauve de cet
embarras en acceptant l’invitation qui m’est faite, malgré la mise en garde
de nos éducatrices. Les parents de Christiane vont se séparer quelques
temps plus tard et le divorce est scandaleux. Ainsi, c’était la raison de
cette interdiction, il m’a fallu des années pour la comprendre. Les
religieuses par leur condamnation sans explication laissent soupçonner les
pires choses… Chez Christiane, à ce repas de fête simplement joyeux où je
suis invitée, je suis inquiète. On m’a recommandé de me méfier sans me
dire de quoi, je ne sais d’où peut venir ce danger inconnu. J’ai dix ans.
Plus on essaye de me mettre à l’aise, plus je me ferme. Je deviens
maussade, j’ai envie de pleurer, j’ai peur, je veux rentrer à la pension.
« Comme elle est timide ton amie ! »
Mes parents sont également inquiets… ils n’auraient peut-être pas dû
donner cette autorisation. Ils téléphonent le soir pour savoir si je suis bien
rentrée…
Plus ou moins nous sentons toutes ces nuances et l’ombre des parents
s’étend sur leurs filles modifiant le regard qui les découvre. Pas d’injustice,
bien sûr, entre les élèves, mais une façon subtile de manier l’autorité
entre indulgence et sévérité, des pardons faciles ou des exaspérations,
une même peccadille amuse ou irrite. À moins qu’elles aient été les
bénéficiaires de ces relations privilégiées, les anciennes que j’interroge se
souviennent et mentionnent ces différences et l’évidente révérence
manifestée par les religieuses aux familles nobles. Les réputations des
élèves se font vite et sont tenaces. L’évolution psychologique des fillettes
est rapide mais les éducatrices, encombrées de leurs idées préconçues, ne
la suivent pas. D’une année à l’autre, nous traînons des jugements qui ne
correspondent plus à ce que nous sommes devenues et je me sens à
l’étroit dans le regard porté sur moi depuis mon arrivée, comme si, à
douze ou treize ans, je portais encore le corset rose de ma première
rentrée. Voilà l’appréciation que j’imagine me concernant à travers le
regard porté sur moi : « Celle-ci, molle, pas très éveillée, terne. Résultats
scolaires médiocres. Nous ne pouvons rien en attendre. Bonne famille
pourtant (la mère est une de nos anciennes élèves) mais famille moyenne,
sans prestige. Nous nous débarrasserons facilement et sans regret de
cette enfant ».
La Nourriture
Les restrictions imposées par la guerre se faisaient encore sentir en
octobre 1944. Cependant, la riche campagne normande nous a toujours
préservés de la faim. À la maison, malgré les tickets d’alimentation,
maman avait su faire au cours des années écoulées une délicieuse cuisine.
À la pension, la première année, la nourriture fut souvent de très
mauvaise qualité. Elle s’améliora un peu par la suite. Malgré la ferme
proche qui leur appartenait, les religieuses devaient avoir d’importantes
difficultés à s’approvisionner. Nous avions des charançons dans la farine,
des pommes de terre germées et les sœurs cuisinières ne pouvaient guère
tirer un bon parti de ces fournitures périmées. Je me souviens avec
horreur de rondelles de carottes énormes, dures, impossibles à cuire et
dont l’usage doit probablement maintenant être réservé à la nourriture
des animaux car je n’en ai jamais revu depuis dans mon assiette. Nous
devions obligatoirement manger de tout.
À l’extrémité de chaque table, une « grande » faisait office de chef de
table et procédait à la distribution des plats. En cas de contestation, une
Mère surveillante du réfectoire réglait le conflit. Si elle avait conscience de
la mauvaise qualité du menu, elle n’en maintenait pas moins son exigence
et sa sévérité envers les refus. Lorsque l’élève chef de table était gentille,
elle fermait les yeux sur les échanges que nous faisions entre nous d’une
assiette à l’autre. Sinon, nous étions obligées d’avaler sans mâcher, le
plus vite possible, à la limite de l’écœurement. J’avais peu d’appétit et je
savais faire disparaître rapidement sur mes genoux, dans un papier prévu
à cet effet les restes d’un mauvais graillon. La première année, je trouvais
parmi d’autres dans mon assiette une pomme de terre noire. Je l’écartais;
elle rejoignit en fin de repas les autres déchets sur la pile d’assiettes
sales. Les détritus flottaient sur une eau noirâtre provenant d’une
serpillière souillée avec laquelle on avait nettoyé la table. Le chef de table
s’enquit de la propriétaire de cette pomme de terre et je fus désignée.
Comme je refusais obstinément de la repêcher et de la manger, elle
ordonna à mes voisines de m’y contraindre. Il y eut un attroupement et je
fus immobilisée par de nombreuses mains, obligée par la force d’ouvrir la
bouche et d’avaler. La Mère surveillante assistait et cautionnait cette
scène de sadisme ordinaire avec une violence froide.
Cette nourriture fut, à certains moments, avariée. Lors d’un repas,
j’étais alors en classe de cinquième, on nous servit une purée de pois
cassés particulièrement infâme à mon goût. Je ne sais par quel échange je
parvins à me débarrasser de ma part…ce fut ma chance. La nuit suivante,
les élèves défilèrent aux W.-C. victimes d’une intoxication alimentaire. Moi
seule, je dormais, l’estomac léger. Le lendemain l’une d’entre elle mourut.
Elle avait seize ans. Le diagnostic officiel fut : artériosclérose !
L'Hygiène
Contrairement à ce que l'on peut imaginer, l'odeur de sainteté n'a pas
la suavité de l'encens ni celle de la pluie de roses répandue par la petite
sœur Thérèse de Lisieux.
Si l'on cultivait nos vertus et la pureté de nos âmes, les soins prodigués
à nos corps de petites filles laissaient à désirer. L'aménagement des
dortoirs où nous ne disposions que d'une cuvette et les deux seules
baignoires pour tout le pensionnat ne permettaient pas une hygiène
raffinée. Comment se laver sans se déshabiller ? Dans les dortoirs où rien
ne nous séparait les unes des autres, nous ne devions pas exposer notre
corps aux regards d’autrui. À vrai dire nous ne devions pas, nous même,
regarder ce corps, « temple du Saint-Esprit » et lieu dangereux du désir.
Anne-Marie : « Le premier soir de la rentrée, je me déshabillais avec la
simplicité de mes neuf ans. N'ayant pas la pièce de lingerie nommée
« combinaison », je me trouvais, ma robe ôtée, en chemise et culotte
« Petit-Bateau ». Ces deux sous-vêtements attachés par des boutons
autour de la taille. J'entendis un cri. La Mère surveillante se précipita vers
moi, arrachant au passage un dessus-de-lit. Elle m'en couvrit, criant à
tout le dortoir étonné : « Ne regardez pas. J'en fus tellement saisie que je
n'osais plus, les soirs suivants, me déshabiller et que je couchais
entièrement vêtue jusqu'à ce que la sortie du dimanche me permette de
rapporter de chez moi l'indispensable combinaison ».
Nous faisions donc notre toilette soit en combinaison, soit en chemise
de nuit, la chemise de jour conservée dessous. La technique de l'habillage
et du déshabillage devait nous apprendre la décence et préserver la
pudeur. Le tablier et le pull-over se retiraient normalement. Ensuite nous
enfilions la tête dans l'encolure de la chemise de nuit et, à l'abri des
regards sous cette tente improvisée, nous faisions glisser avec des
contorsions la jupe, la combinaison, le petit corset rose de satin broché
lacé dans le dos et qui n'avait encore rien à soutenir et enfin la culotte
boutonnée à la chemise.
Munie de la cuvette, nous allions chercher l'eau au poste d'eau, le
trajet pour la remplir et la vider devait se faire sans rien renverser. Bien
entendu, nous n'avions aucune envie de renouveler l'opération plusieurs
fois et c'était la même eau mousseuse qui servait à toutes nos ablutions,
lavage et rinçage. Ce transport d'eau propre et sale se compliquait du fait
qu'une famille de chauves-souris nichait dans le dortoir et se réveillait à
l'heure de notre toilette. Les vols en plongée de ces animaux, nous
terrorisaient et nous amusaient en même temps par les perturbations
qu'ils provoquaient dans le silence obligatoire du dortoir. De crainte que
les chauves-souris ne s'accrochent dans nos cheveux, nous plongions en
même temps qu'elles et la cuvette se renversait sur le parquet ciré !
La toilette ordinaire ne concernait que le visage et les mains. Les pieds
se lavaient au grenier, une fois par semaine, le vendredi, dans une petite
cuve de zinc appelée « pédiluve », plus lourde que la cuvette et d'un
usage moins pratique. La toilette intime dite pudiquement « petite
toilette » se déroulait également une fois par semaine derrière un
paravent dressé au bout du dortoir autour d'un bidet aussi difficile à vider
qu’à remplir. Le fait d'avoir ses règles donnait droit à un tour
supplémentaire derrière le paravent à condition de demander une
permission spéciale en l'explicitant.
Derrière ce paravent, un seau hygiénique bruyant et malodorant
servait la nuit à toutes car nous ne pouvions sortir du dortoir lorsque la
lumière était éteinte. Les sœurs en voile blanc faisaient le ménage, seau
hygiénique compris, dans un esprit de pénitence.
Le problème de l'hygiène se compliquait pour moi du fait que j'étais,
comme d'autres, énurétique. Il nous fallait donc monter, chaque matin,
chemise de nuit, lange et draps mouillés au grenier où nous les rincions
tant bien que mal dans les pédiluves groupés là-haut à cet effet.
L'étendage sur des fils trop hauts était acrobatique. La honte de cette
infirmité qui ne pouvait être cachée était, pour ma part, assumée avec
fatalisme d'autant que nous étions plusieurs à avoir ce problème, ce qui le
banalisait.
L'inconfort des draps remis le soir encore humides n'était rien en
comparaison du problème que me posait la chemise de jour. Si je pouvais
rincer la chemise de nuit en même temps que les draps, en revanche je
ne pouvais pas enlever la petite chemise de coton. Il ne me restait plus
qu'à m'habiller très vite pour ne pas sentir dans mon dos le froid du tissu
trempé d'urine. Le séchage sous mes vêtements dégageait une affreuse
odeur et je remercie mes compagnes de ne m'avoir jamais isolée pour
cette humiliante puanteur qui m'environnait. Nous n'avions pas la libre
disposition de notre linge, un change seulement nous était distribué
chaque semaine, sans que nous ayons la possibilité de choisir les
vêtements qui nous plaisaient. Je gardais ainsi mon linge imprégné d'urine
et mal rincé pendant la semaine.
Lorsque, dans la journée, une élève demandait une autorisation
spéciale pour monter au dortoir, nous savions qu'elle avait ses règles.
Aucune autre permission ne donnait accès au dortoir.
Anne-Marie : « maman m'avait avertie de l'arrivée possible de mes
règles et, prévoyante, avait joint à mon linge le harnachement ad hoc et
les serviettes en tissu éponge. Dans mon innocence, je me promenais
tous les jours avec une serviette en place prête à toute éventualité très
longtemps avant l'arrivée des règles annoncées. Les grandes, dont
l'attention avait été éveillée par cette évidente boursouflure sous ma robe
qui correspondait mal à mon jeune âge, se moquèrent de moi et
m'expliquèrent qu'il n'y avait pas lieu de garder ces linges en
permanence. »
Je pense que peu de mères étaient aussi prévoyantes que la mère
d'Anne-Marie, la plupart des petites filles arrivaient à la puberté sans
explication, les mères étaient souvent dans l'impossibilité de parler de ces
choses intimes à leurs filles, bloquées elles-mêmes par leur propre
éducation. La pudeur était une vertu dominante pour les femmes, pudeur
des regards, pudeur des gestes et pudeur des mots, le corps devait se
taire. On devine la panique provoquée par ces saignements à propos
desquels la nouvelle jeune fille ne pouvait demander d'explication à
quiconque. La meilleure amie, en secret, révélait ce qu'elle savait risquant
le renvoi et peut-être l'Enfer pour ces conversations qualifiées de
« vicieuses » si elles parvenaient aux pieuses oreilles partout présentes.
Les religieuses ne parlaient jamais de ce qui concerne le corps, et le sexe
était objet d'horreur.
Certaines religieuses trahissaient leurs périodes critiques par l'odeur
sui generis, peu discrète qui émanait des lourds jupons. Au contraire,
Anne-Marie qui a été pendant une année pensionnaire chez les
chanoinesses anglaises de Saint-Léonard, raconte que ces périodes se
révélaient par une forte odeur d'eau de Javel. Autre pays, autres mœurs !
Près du grand dortoir, les deux baignoires permettaient quelques bains
qui n'étaient pas obligatoires, seules les grandes y avaient accès.
J'utilisais peu cette possibilité, au plus tous les mois. L'usage de la salle de
bain avait évolué depuis la génération de ma mère, celle-ci, sur
prescription médicale, devait se baigner quotidiennement mais, pour ce
faire, il lui était imposé de garder, par pudeur, sa chemise dans l'eau. Les
douches n'existaient pas encore.
Mes cheveux n'étaient lavés qu'aux vacances, donc tous les mois et
demie. Leur aspect fin et gras devait être particulièrement négligé car la
religieuse responsable de la classe de cinquième exigeait que je les natte
et les retienne au sommet de ma tête. Comme toute obligation, celle-ci
me semblait une atteinte à ma liberté et je m'y opposais en tirant
discrètement sur ces laides queues de rat pour qu'elles s'effondrent par
mèches, j'étais donc hirsute.
Nous devions avoir dans notre trousse de toilette un « peigne fin »
utilisé périodiquement pour chasser les poux. Les somptueuses chevelures
souffraient plus que d'autres de ces invasions de bestioles et les
religieuses organisaient des opérations « peigne fin » et « Marie-Rose »,
désinfectant à l'odeur inoubliable. Lorsque la chasse était fructueuse, on
écrasait les petites bêtes avec l'ongle du pouce... clac ! Les élèves,
rêveuses ennuyées, tire-bouchonnaient souvent pendant les cours et les
études une mèche de cheveux, probablement pour canaliser une énergie
inemployée par les longues heures d'immobilité motrice. Les doigts salis
laissaient des marques grasses sur les cahiers.
Christiane : « Nous avions une note d'ordre attribuée par Mère Saint
François de Salles. Une petite terreur. Elle présidait à deux événements :
le cirage des chaussures qui se déroulait le soir, en silence comme
presque tout ce que l'on faisait et à une sorte de procession, une fois par
semaine, qui nous emmenait accrocher notre sac de linge sale sous un
petit perron, sac que l'on récupérait en partant. Celles qui ne partaient
qu'aux vacances entassaient pêle-mêle le linge souillé qui restait en l'état
pendant un mois et demi. Cependant, à Orbec le linge des élèves pouvait
être lavé par les lingères moyennant un supplément de prix. »
Suzanne : « Quand nous avons nos règles, nous nous « garnissons »
avec des rectangles épais de tissu éponge, tenus par une ceinture
élastique et des épingles à nourrice. Ces linges ensanglantés sont lavés
par la pension. Quand ma mère m'a conduite la première fois, la
Supérieure, pour vanter son établissement, a glissé que la buanderie du
couvent est équipée de matériel moderne et d'une machine à laver le
linge. Ma curiosité n'aura de cesse que de découvrir ce matériel inconnu
de moi. Un jour, à la faveur de je ne sais quel hasard, je réussis à me
faufiler vers la buanderie. Je pousse la porte avec précaution. Une
silhouette de religieuse domestique est penchée au-dessus d'une immense
cuve de bois. Elle en sort des bouts d'étoffe qu'elle tord avec soin puis
jette dans un récipient placé à côté.
J'attends... Par chance, elle ne tarde pas à partir par l'autre bout de la
pièce. Je m'aventure vers ce que je crois être la fameuse machine qui lave
seule le linge. C'est une construction de bois et de fer, volumineuse et
suintante d'eau et de lessive. Puis j'aperçois le bac dans lequel, tout à
l'heure, la religieuse plongeait les bras. Je m'approche. Il dégage une
nauséabonde odeur de pourriture, venue d'un cloaque rouge, énorme, où,
çà et là, nagent quelques serviettes hygiéniques. »
Toutes réflexions faites, cette puanteur est normale. Et normale
l'obligation d'y tremper les mains. Comment nettoyer autrement ces
morceaux de tissu, en permanence chargés du sang de tout ce troupeau
de vierges ?
Les Vêtements
Christiane : « L'uniforme était bleu marine : une robe chasuble à plis
« religieuses » agrémentée du chemisier blanc à manches longues le
dimanche et bleu ciel les jours de semaine, d'un manteau marine et d'un
chapeau « miss » à larges bords, du même ton avec des gants blancs et
des chaussettes hautes, blanches le dimanche et grises en semaine. Pour
aller en classe, nous portions une blouse noire et un col amidonné blanc.
Interdiction de montrer ses jambes (le port des bas et des socquettes
était totalement prohibé) et ses bras. La blouse noire était obligatoirement
ceinturée d'un gros ruban dont la couleur variait selon la classe. Là, je ne
suis pas sûre de ma mémoire : verte en quelle classe ? Violette en 6e,
jaune en 5e, rouge en 4e etc. À cela s'ajoutait parfois un autre ruban qui
décorait notre poitrine, partant de l'épaule gauche jusqu'à la hanche
droite et qu'il fallait mériter chaque mois par l'ensemble des notes : le
cordon d'honneur. À l'inverse, la ceinture noire, tant redoutée, ceinture de
pénitence était le signe que nous avions gravement démérité. Elle était
rarement distribuée et préfigurait le renvoi. »
Chaque pièce de notre linge, comme chacune de nos affaires
personnelles devait être marquée d'un numéro : 124 pour Christiane, 6
pour moi. J'ai toujours l'impression que ce chiffre-matricule fait partie de
ma vie et je remarque de façon quasi superstitieuse toutes les occasions,
bonnes ou mauvaises, où je le rencontre.
La Scolarité
Christiane : « J'entrais en septième avec Mère Saint-François Xavier.
Cette petite Mère me plût, active et franche. Annick était là; notre amitié
se souda, même si j'étais plus sophistiquée et elle plus désespérée. »
Il est difficile d'évoquer à tant d'années de distance les quelques
souvenirs scolaires qui nous restent. Je me souviens surtout de l'histoire
que nous lisait chaque Jour, à la fin de la classe, une institutrice civile.
Histoire à épisodes d'un aviateur, peut-être Saint-Exupéry. C'était une
merveilleuse récompense après une journée studieuse. J'étais passionnée
par ce récit, qui éclipsait le calcul, matière où je brillais malgré mes fautes
dites « d'étourderie » et l'orthographe qui m'a valu invariablement zéro à
chaque dictée jusqu'au B.E.P.C. Il y avait un mur infranchissable entre la
grammaire que j'apprenais par cœur, très vite, juste avant le cours et son
application. Les questions de dictée me sauvaient un peu, surtout si elles
réclamaient la compréhension de mots recherchés, la lecture du
dictionnaire étant mon passe-temps favori. Bien entendu, je retrouvais
plus tard ces mêmes difficultés quant à l'application des règles de
grammaires latine et anglaise.
Comme dans toutes les écoles, un cours comprenait la récitation du
travail appris, la correction du devoir précédent, l'explication de la leçon
suivante, et la distribution du travail à faire pour le prochain cours.
Les leçons étaient globales et les problèmes individuels n'étaient pas
pris en compte. Ce qui signifie, pour ma part, que, d'un bout à l'autre de
ma scolarité, j'ai buté régulièrement sur les mêmes difficultés opératoires.
Tout échec était considéré uniquement d'un point de vue moral comme la
preuve de paresse, d'une « mauvaise volonté » et donc sanctionné par
des reproches, des mauvaises notes et, lorsqu'elles s'additionnaient, par
une punition. Je ne pense pas que nos maîtresses remettaient jamais en
question la qualité de leur enseignement.
Le travail personnel était très lourd, nous avions de nombreuses notes,
les religieuses ne rechignaient pas à corriger les cahiers. Ces notes
s'additionnaient et donnaient une moyenne résumée par une mention :
très bien, bien, assez bien, médiocre, mal. À ces notes de travail
s'ajoutaient les notes de conduite ordre, politesse, propreté, obéissance,
silence, etc. Notes de travail et notes de conduite, bien que séparées en
deux rubriques, pesaient du même poids dans l'appréciation de l'élève.
La Mère Préfète faisait en public la lecture des résultats du mois, elle y
ajoutait des commentaires, avec toute la solennité requise. Les
félicitations étaient succinctes (il est normal de bien travailler) par contre
les reproches étaient cinglants et les humiliations publiques sévères.
Cependant, peu à peu, nous construisions des défenses contre ces
blessures narcissiques et nous nous installions dans une belle indifférence.
Pour ma part je considérais comme une fatalité d'être à la fois sale,
désordonnée, paresseuse, molle, nulle en grammaire et en orthographe...
Ma mère, dans le même contexte, n'a pas oublié le dommage fait par
la Révérende Mère qui l'a présentée, un jour, au détour d'un couloir et
après la révérence d'usage, à un imposant ecclésiastique en visite, par ces
mots : « celle-là… tous les vices ! »
Elle était alors une petite fille espiègle mais franche et spontanée.
Cette condamnation, car le mot « vice » était alors en usage dans son
sens le plus strict, la cingla si fort qu'on entend encore dans le récit qu'elle
en fait soixante ans plus tard l'écho de sa stupeur blessée.
Lorsque la mention bien sanctionnait travail et conduite pour tout le
mois, l'élève avait droit au cordon d'honneur, ruban de la couleur de la
classe qui barrait sa poitrine et la mettait au rang des bonnes élèves,
celles qui étaient en accord avec leur conscience et leur entourage tant
scolaire que familial. J'ai connu très peu de ces périodes de paix avec moimême et les autres. Mon carnet scolaire, toujours insuffisant, entraînait à
la fin du mois, à la maison, une grande colère de mon père qui comprenait
mal que je gâche des études dont lui-même avait été privé et qui lui
coûtaient fort cher. Je promettais, je jurais de m'appliquer, mais comment
faire ? Je retombais toujours dans les mêmes erreurs et la même apathie
fataliste. Mon attention ne pouvait se fixer sur les tâches scolaires. Mal
séparée de ma mère, j'étais totalement désorientée dans le temps et dans
l'espace. Mon pouce me permettait de m'évader vers ce nirvâna sans
pensée, sans réflexion dans la béatitude du demi-sommeil. À l'étude, avec
ce pouce dans la bouche et, ouvert devant moi, un livre dont je ne
tournais jamais les pages, j'offrais à la surveillante l'image de la sagesse
parfaite. Nul n'aurait pensé à m'interpeller pour me faire revenir à des
préoccupations studieuses.
Ressurgissaient donc chaque mois les mêmes drames familiaux qui
désolaient toute ma famille et moi-même sans que j'y puisse trouver de
solution. Il y eut un temps où j'essayais, pour faire plaisir, de
m'appliquer... en vain. Peu à peu, j'abandonnais la lutte et me résignais à
être pour mon père tant chéri un objet de déception.
Jamais je n'ai envisagé à cette époque que je devais travailler pour
moi, je subissais le travail scolaire comme une contrainte et je cherchais
seulement à éviter de trop mécontenter.
Heureusement, certaines matières m'émerveillaient : la Récitation,
premier contact avec la poésie. Je savourais le goût des mots et des
phrases comme un bonbon et la Rédaction où mon imagination pouvait
vagabonder librement même si les sujets me paraissaient ternes et la
note finale totalement aléatoire.
Les sujets se répétaient d'une année à l'autre sans grands
changements. Seules, au fil des ans, les copies s'allongeaient : « Racontez
la Rentrée. » « C'est l'Automne ! Racontez ce que vous voyez. »
Christiane : « En cours d'année j'obtins un premier prix de rédaction
avec l'honneur d'être lue devant tout le monde, recopiée « au propre »
avec un dessin en couleur de Mère Saint François-Xavier représentant une
belle chaumière, la ferme de ma grand-mère. Le sujet était : « Un
Souvenir, au choix de chacune ».
Je racontais « ma » libération, « ma » fin de guerre pendant les
vacances chez ma grand-mère. En échange de quelques menaces de
bombardements aériens, de réveils inquiets sous le passage des
bombardiers volants, il y avait la pluie de papiers métalliques (pour
perturber les communications radio). C'était bien plus beau que des
confettis.
Il y eut surtout mon amitié avec un soldat allemand. Je fis, peu de
temps après, le même accueil aux Canadiens et Américains.
La cour de la ferme avec ses pommiers fleuris, abrita successivement
dans le même mois ces trois nationalités. Petite fille, je m'intéressais
autant à tous ces hommes en uniformes. Fascinant, non ? Quand on est
une petite curieuse !
Le soldat qui s'attacha à moi pendant quelques jours vivait la débâcle
et se cachait sous les arbres. Il était déjà quelque peu débraillé et
manquait de certaines choses. Pour lui, j'ai volé des œufs dans le
poulailler et j’ai vu gober un œuf pour la première fois : un petit trou dans
la coquille et on aspire...
Cet homme avait besoin de parler et d'aimer et, par ma petite oreille,
j'essayais de comprendre le drame d'un Alsacien, enrôlé de force pour se
battre contre sa Patrie. Je n'étais pas sûre de sa franchise. Je dus lui
donner mon adresse car, par la suite, je reçus une lettre si amicale me
disant qu'il avait retrouvé les siens. Il m'appelait Charlotte, probablement
parce que je n'avais indiqué que « CH » pour mon prénom. Je ne pense
pas avoir mis tous les détails dans ma belle rédaction. Je n'ai sûrement
pas raconté mes vols. Plus tard, j'ai ramassé d'autres œufs pour un
Canadien à l'accent normand qui m'a donné des cigarettes dans des boites
rondes en fer que j'échangeais contre mes premiers chewing-gums. »
Le Latin
En sixième, nous abordions le Latin.
Mon Père, fasciné par la culture qu'il n'avait pas reçue, tenait
absolument à ce que j'étudie cette matière sans tenir compte de mes
difficultés de tous ordres. J'ai détesté le latin au-delà de tout ce que l'on
peut imaginer et j'ai été contrainte d'en faire jusqu'au baccalauréat.
Malgré mes mauvais résultats, mon père n'a jamais cédé. Je me
contentais de traduire chaque mot à partir de sa racine et j'assemblais le
tout comme un puzzle, le résultat était des plus fantaisistes. Au
baccalauréat, j'ai été sauvée par les phrases de Cicéron trouvées toutes
traduites dans le dictionnaire. Merci M. Gaffiot. Pourtant, malgré mon rejet
entêté, il m'est arrivé de trouver du plaisir à Horace et Virgile. Didon, se
roulant en larmes sur la couche de son amant parti, flairant son odeur
aimée, apportait dans ma vie austère le souffle fascinant de la passion.
Mais ce plaisir des beaux textes latins, je ne l'ai rencontré que plus tard,
trop tard sans doute pour devenir une bonne élève, dans une autre
pension plus libérale. À Notre-Dame d'Orbec un texte aussi inconvenant,
fut-il un grand classique, aurait été censuré ! Nous nous en tenions à
l'avancée des troupes de César et je m'enlisais dans les pièges de la
grammaire.
Aujourd'hui, j'aimerais apprendre le latin, par plaisir. De cet indigeste
apprentissage scolaire, c'est la possibilité de faire des analyses
étymologiques qui m'a le plus servi par la suite.
Christiane : « Connaître le Latin, c'était espérer entrer en
communication avec tous les autres membres de la grande Église
chrétienne du monde entier, pouvoir profiter en paix de la messe
dominicale dans n'importe quel pays étranger ... Eh bien si je n'en ai pas
fait ce grand usage, je suis assez satisfaite de me servir des quelques
connaissances qui m'ont été imposées à cette époque. Je suis obligée de
savoir que compatir c'est « cum patire » souffrir avec, que pittoresque
c'est digne d'être peint et autres choses anodines importantes.
Si je sais cela et d'autres petites choses c'est que Mère Préfète m'a
mise en quarantaine. Quarante jours d'isolement, ignorée par les autres
sans échanger la moindre parole. Je vivais toute la journée dans l'oratoire.
Une religieuse venait m'indiquer mon travail en latin et me retrouvait
comme elle m'avait quittée, crayon en main, devant ma feuille blanche.
Alors elle me prenait la main et nous écrivions à deux. La pauvre ! Je
pense que ce n'était pas plus gai pour elle que pour moi. Comme je n'étais
pas un cancre, la culture entrait de force dans mon petit cerveau, Rosa,
Rosae, mais aussi Virgile. C'est surtout en tant que langue de l'Église que
le latin nous était enseigné, l'accès à la culture classique était une
motivation secondaire dans l'esprit de nos mentors. »
Parmi les religieuses certaines étaient de bons professeurs et je dois à
la maîtresse de la classe de cinquième le goût des pierres qu'elle m'a
communiqué en cours de géologie, mais d'autres étaient, autant qu'il m'en
souvienne, de piètres enseignantes. Cependant elles maintenaient une
discipline rigoureuse. En nous obligeant à travailler sans distraction
d'aucune sorte, nous pouvions arriver au baccalauréat. Faute souvent de
qualité nous avions produit une quantité de travail suffisante.
Rien ne venait nous distraire de nos études hormis la vie religieuse. La
lecture même était contrôlée, les livres que nous pouvions retirer de la
bibliothèque étaient fort peu nombreux, sélectionnés pour leur contenu
édifiant ou instructif au point d'en perdre tout intérêt (contes pieux, récits
de voyages, aventures missionnaires aux colonies). Le contenu de ces
ouvrages triés sur le volet était expurgé. Je me souviens ainsi d'avoir lu
Ivanhoé de W. Scott avec certains mots impitoyablement barrés. Ces
mots devenus totalement illisibles excitaient ma curiosité et mon
imagination donnant à ce texte un piquant inattendu !
Tous ces livres étaient anciens et répondaient mal par leur sérieux, leur
gravité et leur contenu trop manifestement moralisateur à nos intérêts de
petites filles, nous aurions préféré la Bibliothèque Rose ou Verte qui
enchantait nos vacances. Les livres que nous apportions de l’extérieur
devaient être soumis à une lecture préalable par nos mentors qui
donnaient ou refusaient leur visa. Tout livre non visé était confisqué
jusqu'aux vacances et j'en connais qui n'ont jamais été rendus... comme
ce livre d'un pédiatre : le docteur G. Robin, qu'on m'avait mené consulter
et qui s'intitulait: « La paresse est-elle un défaut ou une maladie ? »
Je n'ai jamais pu le lire mais, me l'auriez-vous demandé ma Mère, je
vous en aurais fait volontiers cadeau pour votre édification ! J'étais
contente qu'on me l’ait pris. Enfin mes professeurs allaient se poser des
questions sur ma paresse chronique !
En septième et sixième, le dictionnaire qu'on n'avait pas pensé à
expurger était notre meilleure source de connaissances. J'avais, pour ma
part, entrepris sa lecture in extenso. Nous ne pouvions pas lire pendant le
temps réservé au travail mais quelques fins de cours nous laissaient un
peu de temps et le dimanche nous avions une étude dite « libre ».
Les « textes choisis » de nos livres de français nous enchantaient.
Même si les grands textes du XVIIe siècle s'offraient les plus nombreux à
notre admiration. En quatrième nous lisions Fénelon, Boileau, Bossuet et
nous y prenions plaisir : « Madame se meurt, Madame est morte... »
Aucun texte contemporain ne donnait lieu à étude littéraire. Le beau
était classique.
L'objectif des chanoinesses de Saint Augustin était de faire de nous des
jeunes filles « accomplies » afin que nous devenions des femmes
« accomplies ». Cet accomplissement se réalisait quant à sa forme la plus
haute dans la vie monastique, aboutissement suprême réservé à quelques
élues directement choisies par Dieu qui leur donnait la Vocation. Le reste
du troupeau, moins chanceux, trouverait sa réalisation dans le mariage et
la maternité, avec le devoir de transmettre aux générations futures les
valeurs chrétiennes. Pour ce destin auquel l'institution devait nous
préparer, point n'était besoin de trop de science, le Savoir restait
l'apanage des hommes, nos futurs maris. Nous devions être bonnes
épouses, bonnes mères, bonnes ménagères, bonnes paroissiennes. Mais
cela ne suffisait pas, la clientèle du pensionnat était bourgeoise, nous
devions donc avoir une éducation raffinée qui nous permettrait de tenir
notre rang, voire de « tenir salon » afin d'afficher sur le plan social la
réussite de l'époux auquel nous allions être unies pour la vie.
Comme aux siècles précédents, les religieuses pensaient que : « Ce qui
fait la bonne éducation, c'est moins l'hypertrophie du savoir que le parfait
accomplissement de l'individu par rapport à sa situation, à son état dans
le monde, et la mieux éduquée sera celle qui correspondra exactement à
la situation qu'elle épouse, afin de participer corps et âme à son état et
d'être comme une perle parfaitement régulière » (IV).
À cet objectif, le baccalauréat s'avérait peu adapté. Les religieuses
décidèrent de créer une filière d'étude originale. Très solennellement, lors
d'une distribution des prix, elles présentèrent leur projet à l'assemblée des
jeunes filles et de leurs parents : il s'agissait d'un cycle d'études de même
longueur que celui préparant au laïc baccalauréat mais où les matières
jugées masculines et donc inutiles pour l'épanouissement de notre destin
féminin : mathématiques, sciences naturelles, physique, chimie, etc.
seraient remplacées par des activités artistiques : peinture, musique, arts
d'agrément, cours ménagers, puériculture, etc. Ce projet était séduisant
pour mes camarades et moi-même. J'avais déjà parfaitement introjecté ce
rôle secondaire mais indispensable d'épouse qui m'était dévolu, non
seulement par l'éducation que je recevais à Notre-Dame, mais surtout par
toute ma lignée féminine. J'acquiesçais avec enthousiasme à ce projet.
De retour à la maison, mon père fit preuve d'un réalisme intelligent en
me démontrant que ce plan d'étude était un anachronisme, le monde était
différent de celui que croyaient connaître les religieuses cloîtrées. Il
voulait pour moi de solides études sanctionnées par un diplôme reconnu
par l'État afin que je sois capable de gagner plus tard ma vie « en cas de
nécessité » (car pour lui aussi, la femme ne devait travailler qu'en cas de
besoin, c'est-à-dire en cas de défaillance du mari). La guerre, pendant
laquelle les femmes avaient dû compenser l'absence des hommes à tous
les postes l'avait convaincu de cette nécessité.
Je lui dois donc d'avoir suivi une filière normale et bien m'en a pris.
D'autres ont été moins sagement conseillées et vivent maintenant dans
des conditions très précaires, faute d'avoir compris alors que le destin des
femmes de cette seconde moitié du XXe siècle allait différer totalement de
celui de nos mères et que le travail permettrait notre autonomie. Les
religieuses, hors du temps, hors du siècle, ont gravement failli à leur
tâche d'éducatrice en mesurant mal ce qu'était la vie dans un monde
qu'elles avaient abandonné.
Les Arts d'agrément
Selon le dictionnaire, les arts d'agréments sont des arts mineurs
cultivés (surtout par les femmes) pour le simple plaisir et pratiqués en
amateur. C'est bien dans cette acception que nous sont offertes les
activités de dessin, musique et broderie.
En cours de couture, au début de l'année, nous devons apporter, avec
les autres fournitures obligatoires, un rectangle de coton sur lequel nous
nous entraînons aux divers exercices de couture et de broderie : couture
des boutons, boutonnières, les ourlets, les biais, les poignets, les
emmanchures. Les différents points de broderie à difficulté croissante :
d'abord le point de chaînette, puis le jeté, le chausson, le feston, les jours
et, bien sûr, le point de croix qui a marqué des générations de petites
filles et dont le charme désuet connait actuellement un regain d'intérêt.
Cet apprentissage avait eu, au siècle dernier, son apogée. Les
bourgeoises, pourvues d'un nombreux personnel, occupaient leurs loisirs
aux travaux d'aiguille et produisaient d'authentiques chefs-d’œuvre à
usage domestique. Est-ce parce que cet art était typiquement féminin qu'il
est considéré comme mineur ? Il me semble que la broderie n'a pas eu la
reconnaissance sociale qu'elle méritait.
Héritage du XIXe siècle, cet apprentissage m'a fort peu servi. Bien que
le charme de ces réalisations, la créativité qu'elles requièrent, l'ambiance
de calme qu'elles génèrent soit source d'équilibre pour celles qui les
exécutent comme un art. Ces travaux d'aiguille sont devenus, hélas,
obsolètes au XXe siècle car le temps manque aux femmes. Mon trousseau
de mariage, préoccupation de mes grands-mères, a été brodé par des
mains mercenaires puisque, à la sortie du couvent, je suis entrée à
l'Université. Ma seule contribution a été les initiales « A. R. » brodées au
point de croix sur mes futurs torchons, à l'injonction de ma grand-mère.
L'apprentissage de la musique ne revêtait pas, comme la couture, un
caractère obligatoire et les cours étaient payés en supplément par les
parents. Le chant se pratiquait comme dans toutes les écoles et présentait
peu d'intérêt sauf lorsque nous préparions un spectacle de fin d'année ou
une fête. Je me souviens avoir tenu un petit rôle dans un Mystère de Noël
chanté. C'était celui d'un santon, « le Ravi ». Je reprenais ainsi le rôle
qu'avait tenu 25 ans plus tôt ma mère. Lourd héritage ! Maman avait une
voix merveilleuse que je ne pouvais égaler. Pour elle, le chant a eu une
grande importance au cours de ses années de pension. Reconnue par
tous, distinguée par les notabilités ecclésiastiques de passage, elle eut
l'honneur de tenir avec succès des rôles de soliste même si, pour ce faire,
elle dut garder, une fois, la ceinture de pénitence que lui avait valu son
indiscipline. La sanction était sévère et l'aurait humiliée si sa voix,
charmant l'auditoire, ne lui avait valu de recevoir, ceinturée de noir, les
félicitations des invités. Personne toutefois ne lui conseilla de mettre en
valeur ce superbe don qui lui aurait probablement ouvert les portes de
l'Opéra, elle l'a donc réservé au chant des offices liturgiques. On ne
pouvait envisager de mettre en péril l'âme de cette petite pour le monde
lointain et dangereux de la scène.
Nous apprenions surtout le chant grégorien pour accompagner les
offices religieux. Certaines messes solennelles, la majesté du rare Te
Deum, nous procuraient une joie grave, le Requiem nous glaçait à
l'évocation de la mort, mais la plus grande désolation venait de la
mélopée plate et comme désincarnée du chant des offices. À l'heure
actuelle encore, l'audition du grégorien psalmodié par des voix flûtées de
femmes fait tomber sur mes épaules une chape de tristesse qui m'oblige à
fuir lorsque je les entends par hasard.
Mon père avait des ambitions aussi exigeantes pour le piano que pour
le latin. Dès quatre ans j'avais appris à lire, avec lui, les notes en clef de
sol et de fa et il m'appelait « mon petit Mozart ». Une vieille demoiselle du
village avait continué cet enseignement et posé mes toutes petites mains
sur le clavier. Ce professeur n'était pas à la hauteur du rêve paternel et
mon entrée en pension avant l’heure eut, entre autres projets, celui de me
permettre de bonnes études musicales. Hélas, à mon arrivée à Orbec, une
autre vieille demoiselle succéda à la première et, soit manque de talent de
sa part, soit du mien (je soupçonne la médiocrité d'être, en l'occurrence,
également partagée entre professeur et élève) il fallut déchanter, je ne
serai jamais une grande pianiste.
Les leçons étaient sans fantaisie. La Méthode Rose, déchiffrée en
comptant la mesure avec application, n'avait rien d'enthousiasmant.
C'était pourtant la récompense après la monotonie des gammes et des
exercices de Hanon. Jamais une initiation à la musique, jamais le plaisir
d'entendre autre chose que ces pauvres petits airs de débutant ne nous
était dispensé. Là où nous aurions pu avoir du bonheur, nous n'avions que
des exercices fastidieux dirigés par le battement impératif et sec du
métronome. Plus tard, une dame charmante, vint donner des leçons dans
l'établissement et me rendit ces heures de musique agréables. Je
continuais ma progression dans les « Classiques Favoris ».
Chaque soir nous avions une heure d'étude de piano. Dans des cellules
vitrées, nous répétions nos gammes et autres exercices laborieux. Une
surveillante faisait les cent pas le long des cellules en récitant son
chapelet. Nous n'avions pas le droit de jouer autre chose que ce qui était
imposé par le professeur donc pas d'incartade non plus en ce domaine et
pas de musique « légère ». Le jazz nous était inconnu et nulle chanson en
vogue n'avait droit de cité. Le son de tous les pianos, faux pour la plupart,
se mélangeait formant une cacophonie charmante.
Quelques années plus tôt, Debussy avait composé dans une vieille
maison d'Orbec le ravissant « Jardin sous la pluie ». Je soupçonne la
charmante demoiselle qui m'a enseigné de l'avoir connu. Elle-même ne
posait jamais ses doigts sur les touches en ma présence, pourquoi ne
m'avoir pas fait entendre ce petit joyau ?
En classe de cinquième, le couronnement de l'année avait été
« l'audition » à laquelle tous les parents étaient conviés. Pour cette
solennelle circonstance, les jeunes élèves pianistes étaient en robe
longue. Mes parents, à ma grande joie, n'avaient pas hésité pour la
circonstance à commander à la couturière une robe dessinée par ma
mère, longue, blanche, virginale, aérienne, bouillonné sur la poitrine et
décollé bateau, superbe ! Mon tour venu, j'étais parmi les meilleures
élèves donc en fin de programme, j'entrais en scène très intimidée. Je
plongeais dans une profonde révérence qui mettait en valeur ma belle
robe, l'offrant ainsi à l'admiration de mes compagnes et j'attaquais
pianissimo l'adagio de la sonate au clair de Lune de Beethoven : la, do,
mi; la, do, mi; la, do, mi… Par une méchante coïncidence l'électricité
tomba en panne au milieu de ma prestation et la salle fut plongée dans le
noir. À côté de moi, mon professeur me soufflait impérativement :
continuez, vous devez continuer.
J'obéis ne sachant pas très bien vers quelle catastrophe je
m'acheminais... Malgré mon hésitation qui devait s'entendre, j'atteins
sans fausse note l'accord final. Je fus très applaudie, plus, peut-être, pour
mon sang-froid que pour la qualité de mon exécution. Pendant ma
gracieuse révérence, sous les bravos, face au public, je dédiais
mentalement mon succès à mon père, présent dans la salle. Pour une fois
qu'il pouvait être fier de sa fille. Ce fut mon zénith, mes succès
s'arrêtèrent là. On n'en demandait pas plus à une jeune fille de bonne
famille. Il suffisait de connaître quelques morceaux classiques, de
préférence les valses de Chopin, joués « proprement » entre deux
révérences pour être la charmante demoiselle modèle que souhaitaient
nos éducatrices et, pensaient-elles, nos futurs maris.
Une Journée ordinaire
Dans le dortoir endormi, la surveillante allume les lumières, il est 7
heures et demie. « Vive Jésus ! » Proclame-t-elle soudain d’une voix forte
pour éveiller toutes les petites filles qui rêvent dans la tiédeur du lit.
« Vive Marie ! » Répond dans une sorte de brouillard l'élève préposée à la
prière et elle enchaîne : « Je vous salue Marie… »
Les élèves quittent leur lit engourdies de sommeil et s'agenouillent
dans le froid pour répondre ensemble à la seconde partie de l'Ave Maria.
Lorsque je suis chargée de la prière, la difficulté c'est de me faire
entendre. Le sommeil étouffe ma voix et il n'est pas rare qu'après ma
récitation laborieuse, la surveillante demande : « Qui dit la prière ce
matin ? »
Je dois alors recommencer dans un bâillement, en forçant ma voix. Le
sens des paroles prononcées m'indiffère, je récite mécaniquement selon
l'ordre donné, aucune piété dans ma démarche vers la Vierge.
Suivent la toilette, l'habillage et la réfection du lit. À huit heures, nous
ouvrons nos rideaux et nous nous agenouillons à nouveau pour la grande
prière « Notre Père… ». « Je vous salue Marie… ». « Je crois en Dieu… ».
« Je confesse à Dieu... ». Le lundi et vendredi, cette grande prière n'a pas
lieu car, levée une demi-heure plus tôt, nous descendons à la messe en
rang, « en ordre et en silence ».
C'est une messe basse c'est-à-dire courte, dépouillée de ses fastes.
Nous communions très souvent ce qui requiert d'être totalement à jeun et
entraîne des évanouissements dans les rangs des élèves et quelques fois
des jeunes religieuses. Dieu est en nous, l'hostie doit arriver dans un
estomac vide, c'est un précepte. Toute transgression serait un pêché très
grave, « mortel », c’est-à-dire passible de la damnation éternelle. On nous
enseigne qu'il serait blasphématoire de mélanger le corps du Christ
réellement présent dans cette hostie avec le bol alimentaire. Je n'ose
poser des questions sur la digestion, cela serait très mal venu et qualifié
de « mauvais esprit ». Nous faisons preuve de « mauvais esprit » chaque
fois que nous opposons à l'idéologie enseignée le moindre esprit critique.
Le « mauvais esprit » est une cause de renvoi et toute élève qui en fait
preuve devient suspecte. Suspecte aussi est l'ironie, surtout en ce
domaine. Dans le calme de la chapelle, la communion et l'acte d'adoration
qui suit entraînent un sentiment de retour sur soi-même, de
concentration, de paix. Cet « état de grâce » est un des charmes de la
pratique religieuse.
Christiane : « Dieu, c'est aussi quelqu'un à qui nous pouvons parler
intérieurement. » Par contre, Dieu en nous, cela signifie que nous avons
ingéré une volonté autre que la nôtre à laquelle rien n'échappe de nos
pensées les plus secrètes, de nos désirs toujours coupables, avec laquelle
nous ne pourrons pas composer ni tricher. Dieu sait tout. Le Dieu
enseigné par les chanoinesses de Saint Augustin est un Dieu terriblement
exigeant et sévère, gare à la culpabilité !
Après la messe, nous gagnons « en ordre et en silence » le réfectoire
où nous prenons le petit déjeuner après avoir récité le Benedicite. Le café
au lait, si léger soit-il, comble notre faim matinale. La bonne éducation
exige que nous ne trempions pas nos tartines chichement beurrées. Après
les Grâces, nous sortons toujours « en ordre et en silence » en récréation.
Tous les déplacements se font en rang, deux par deux, sans se donner
la main car tout contact physique est sévèrement interdit.
À neuf heures, nous entrons dans nos classes respectives. Les cours
commencent. Nous sortons rarement de notre classe. La même religieuse,
omnisciente, assure tous les cours et ceci jusqu'à la classe de seconde où
les Mères, enfin, se spécialisent. Au début de chaque heure, nous faisons
le signe de croix et marmonnons une courte prière offrant à Dieu l'heure
de travail à venir, avant de nous asseoir pour la leçon. À la fin, nous nous
levons pour nous signer à nouveau. Dans le brouhaha des changements
de cours et pendant la prière je révise ou j'apprends la leçon suivante.
J'utilise ma mémoire à court terme, ce qui me permet des notes correctes
dans l'immédiat et… J’oublie aussitôt la leçon ! La matinée commence par
un quart d'heure de méditation. À partir d'une maxime écrite au tableau,
la religieuse nous fait une leçon de morale. Aucun temps n'est laissé à la
discussion. Nous devons seulement écouter l'enseignement qui nous est
dispensé sans commentaire de notre part. La religieuse apporte un soin
particulier à la préparation de ces méditations. Elle n'improvise pas, le
sujet est trop grave. Elle lit le développement qu'elle a donné à la maxime
édifiante. La variété des sujets rend cette réflexion assez agréable.
Parfois, ce temps est laissé libre à notre méditation personnelle et
silencieuse. J'ai beaucoup de mal à me concentrer sur le sujet imposé, ma
pensée vagabonde ou s'endort.
Nous avons aussi des cours de « savoir-vivre » qui nous enseignent les
règles de civilité de la vie bourgeoise : comment monter un escalier (qui
monte le premier, l'homme ou la femme ? Grave dilemme ! Si l'homme
monte le dernier, il pourra protéger la femme d'une chute éventuelle mais
il aura alors en point de mire ses jambes et le reste. S'il monte devant,
cela parait à priori incorrect, mais il pourra lui ouvrir les portes et s'effacer
à son passage. C'est donc la seconde solution la meilleure.) ? Si l'on se
croise, qui tient la rampe ? Qui s'efface contre le mur ? L'ordre de
préséance pour franchir une porte, marcher sur le trottoir, se tenir à table,
monter dans une voiture (s’asseoir d'abord et entrer ensuite d'un même
mouvement, les deux jambes serrées, tout cela avec la grâce requise.).
L'art de présenter une lettre, etc.
J'ai toujours aimé ces règles de « bonnes manières » et si je m'accorde
maintenant, par facilité, la liberté de les enfreindre, c'est toujours en
pleine connaissance et avec un sentiment de « laisser-aller » que je
réprouve secrètement. Je ne me suis jamais habituée à voir mon
entourage négliger ces petites règles sociales. Les fautes de « savoirvivre » des miens, si bénignes soient-elles, m'irritent sans que j'ose le dire
et m'humilient lorsqu'elles se produisent en public. Je suis alors toujours
prête à présenter des excuses en leur nom qui est aussi le mien. Cela doit
me donner, dans les relations humaines, le liant de la politesse, qui est
pour moi respect de l'autre et une certaine raideur dans le maintien qu'on
peut souvent observer chez les anciennes élèves de ces sortes
d'établissements. Le respect de ces règles de civilité, auxquelles nous
adhérons souvent inconsciemment et que nous désignons aux autres,
borne un monde social.
Paule Constant interprète cette raideur comme un moyen de défense,
dans la symbolique féminine, contre le guet-apens que représente le
monde des hommes : « Cette petite muraille personnelle qui raidit l'allure
de la jeune fille et qu'elle transporte partout avec elle. » Les yeux baissés,
la bouche close, le pas rapide, l'air d'aller dans une direction très précise
ont marqué, jusqu'à une période récente, le comportement citadin des
jeunes filles « bien élevées ». Pour compléter cet enseignement, j'ai eu,
en cadeau, à la maison, le livre de Berthe Bernage : « Guide du Savoirvivre ». J'aime beaucoup ce livre qui m'apprend les règles d'un protocole à
faire rêver. J’apprends comment les messieurs font le baisemain aux
dames. « Qui placer à la droite de la maîtresse de maison, l'Évêque ou
l'Ambassadeur ? » Je suis vraiment préparée à toute éventualité. Viennent
ensuite trois heures de cours.
À midi, nous allons déjeuner. Le début du repas se déroule en silence,
à l'écoute de la vie du saint du jour. J'aime bien ces récits édifiants car
souvent les saints ont un côté original un peu étonnant ! Saint BenoîtLabre ne se lave jamais, il est couvert de crasse et de vermine. Le poète
Saint François-d'Assise parle aux oiseaux de façon charmante. D'autres se
font manger par les lions dans les arènes comme Blandine ou griller
comme Laurent. J'écoute ces histoires comme des contes. La vie de ces
étranges personnages, anachorètes ou cénobites, un peu fous me
semblent-ils, est si loin de la mienne et de mes préoccupations que rien
ne m'incite à les imiter, bien qu'on les offre à mon édification. Même
Sainte-Thérèse, notre voisine, proche dans le temps et l'espace (Lisieux
est à 20 km) et les sœurs Martin sont encore vivantes me semble très
étrangère à mes projets de vie.
Au dessert, la permission de parler provoque une explosion bruyante.
Toutes les jeunes filles qui ont été depuis le matin contenues dans
d'étroites limites de travail et de silence sauf une petite récréation d'un
quart d'heure utilisée pour aller aux toilettes, se déchaînent dans des
bavardages tapageurs vite endigués par la clochette coléreuse de la
surveillante. C'est la clochette également qui marque la fin du repas et les
Grâces, puis nous enjambons les bancs du réfectoire et, « en ordre et en
silence », nous sortons pour une grande récréation. Les récréations ont
lieu dehors; ou, lorsqu'il fait nuit ou trop mauvais temps, dans la grande
salle du rez-de-chaussée. Le jeu est obligatoire. De grandes parties de
« balle au prisonnier » et autres jeux collectifs rassemblent les élèves par
classe. Les filles qui restent en retrait sont poussées par la surveillante de
récréation.
« Allez jouer. »
Il est formellement interdit de parler à deux. Mon amitié avec
Christiane qui nous entraînera dans les grandes discussions ou
l'adolescence se cherche, sera sévèrement réprimée. Je suis appelée au
bureau de Mère Préfète qui me demande avec suspicion ce que nous
pouvons bien trouver à nous dire et me rappelle que « Là où deux
personnes sont réunies, le diable est toujours présent ». Je ne comprends
rien à ce qu'elle sous-entend et j'obéis difficilement à cette interdiction.
Lorsqu'un groupe de parole se forme spontanément, la surveillante vient
s'y joindre et le disloque rapidement.
À l'institution Notre-Dame de Flers où j'irai plus tard et qui est tenue
par des religieuses beaucoup plus libérales, la parole sera autorisée dans
les récréations à deux comme à plusieurs, mais certaines surveillantes se
postent, dos aux groupes, pour entendre ce qui se dit. Les fenêtres
ouvertes sont aussi des postes d'écoute.
Je suis trop dépressive pour avoir de l'énergie à dépenser dans ces
jeux sportifs imposés. Je suis donc « prisonnière » dès le début de la
partie et j'y reste sans volonté de me délivrer. De cette époque, me reste
un total désintérêt pour tous les jeux de balle et de ballon.
« En ordre et en silence », nous rentrons dans les classes pour trois
heures de cours avec petites prières au début et à la fin. Le seul quart
d'heure qui coupe les cours est programmé pour permettre l'accès aux
toilettes.
La classe est finie pour aujourd'hui. Suivent la récréation d'une demiheure au cours de laquelle nous goûtons.
À cinq heures, nous montons, toujours « en ordre et en silence », dans
la salle d'étude où nous faisons leçons et devoirs dans un silence parfait
surveillées par une imposante demoiselle très âgée et redoutable, sorte
d'adjudant en jupon qui a terrorisé des générations de petites filles. À son
entrée en étude, il suffit qu'elle pose son sac sur le bureau qui fait face à
la salle pour que le silence se fasse, total, et cela pour deux heures. Rien
n'échappe à sa vigilance et sa voix tonitruante nous rappelle à l'ordre si
nécessaire. Pendant ces deux heures d'étude, une organisation bien
pensée permet de régler les besoins urinaires. Au bout d'un temps
raisonnable, la surveillante met en circulation « la plaquette ». C'est un
petit carré de bois sur lequel est pyrogravé : « Dieu me voit ». Cette
plaquette passe de proche en proche dans l'étude. Lorsqu'elle nous arrive,
nous pouvons sortir. C'est, en fait, une sorte de laissez-passer qui nous
autorise à nous rendre, une par une, aux toilettes. Toute élève rencontrée
dans les couloirs par une Mère est en infraction grave si elle ne peut
présenter la fameuse plaquette « œil de Dieu ». La phrase édifiante offre
matière à réflexion dans l'intimité des W.-C.…
Lorsque, pour cette brève sortie, nous atteignons la porte de la salle
d'étude, nous faisons la révérence à l'intention de la Mère Surveillante, de
même à notre retour.
La révérence ressemble à une génuflexion, moins profonde, elle ne va
pas jusqu'à terre. Pincer sa jupe comme à la Cour serait tout à fait
excessif et prétentieux, sauf avec la robe longue dans des circonstances
exceptionnelles. Dans la vie ordinaire, elle est discrète mais c'est le cachet
d'une éducation raffinée. Nous avons toutes conscience de son côté snob
et démodé mais personne ne conteste ce rite secrètement flatteur quant à
notre appartenance sociale et, somme toute, charmant. Hors de l'étude, la
révérence est réservée aux rencontres avec des personnes importantes
étrangères à l'établissement, pour les autres le salut, profonde et lente
inclinaison de la tête, est obligatoire.
Après l'étude, le repas du soir ressemble à celui du midi, il reste dans
ma mémoire plus détendu, plus relâché.
Puis nous montons au dortoir après une récréation dans la grande
salle, tandis que les grandes complètent leur travail scolaire par une heure
d'étude supplémentaire.
Le silence total est de rigueur au dortoir. Dans celui des grandes où
chacune occupe une chambrette, il est formellement interdit d'entrer dans
le box d'une camarade. Si nous étions prises en flagrant délit, ce pourrait
être une cause de renvoi. Lorsque nous avons une communication à
transmettre, nous demandons l'autorisation à la surveillante qui contrôle
le temps passé derrière les rideaux. Ce n'est pas un lieu pour parler. Seuls
s'entendent les bruits de cuvettes entrechoquées. Lorsque la surveillante
s'absente les bavardages et les rires contenus se déchaînent sous cape en
guettant son retour. Au signal de la Mère, nous nous agenouillons au pied
du lit, en chemise de nuit, pour la dernière grande prière. (Au cours d'une
journée ordinaire, nous avons fait environ vingt-deux prières au
minimum.)
- « Bonsoir mesdemoiselles. »
- « Bonsoir ma Mère. »
La lumière s'éteint. Le pouce dans la bouche, je pense à la maison, à
mon petit frère, bébé qui vient de naître, à mes parents et je pleure en
silence dans cette première heure de la nuit où la tristesse me tient
éveillée. L'angoisse des premiers soirs de dortoir où chaque bruit est
étrange, où nous nous recroquevillons au fond des lits, glacées de
solitude, passe peu à peu. Nous pouvons oser chuchoter avec notre
voisine et tant mieux si nous étouffons quelques rires sous les
couvertures, c'est que le cafard s'éloigne. Grâce à nos compagnes, nous
sommes « habituées ».
À la rentrée, la religieuse responsable de la classe nous dicte l'emploi
du temps pour l'année qui commence. Nous établissons un joli tableau de
toutes les couleurs pour figurer le programme. Malgré le plaisir de réaliser
ce chef d'œuvre, la monotonie des jours à venir m'accable. Dès le mois
d'octobre, je peux savoir exactement ce que je ferai dans trois mois, dans
six mois, tel jour, à telle heure. Cela contrarie mon goût de la fantaisie.
Dimanche
Et le septième jour, Dieu se reposa.
Pour nous aussi, le dimanche est consacré au repos et à la prière. La
matinée se déroule avec un emploi du temps moins chargé. Le lever est
un peu plus tardif, la récréation plus longue, une petite étude moins
strictement réservée au travail occupe le temps. La grand' messe
solennelle est l'événement le plus important.
Introïbo ad altare dei...
Les habits sacerdotaux se font somptueux, les couleurs changent selon
le calendrier liturgique. J'admire les délicates broderies entrelacées d'or
sur fond de velours, les chapes doublées de satin chatoyant ou de moires
irisées et les fines dentelles qui habillent le prêtre. Nous suivons la messe
en latin, chantant toutes ensemble les répons : l'Introït, l'Épître que je
comprends mal, l'Évangile beaucoup plus intéressant, le Credo…
Assis, debout, debout, assis. Nous obéissons au claquement sec
produit par deux plaques de bois entrechoquées par une religieuse.
L'Aumônier, homme lointain, drapé dans les vêtements liturgiques,
rose poupon de teint et blanc de cheveux, fait le sermon sur la fête du
jour. Pieux discours édifiant qui ne fait référence ni à la vie actuelle ni à
nos préoccupations réelles. Nous sommes imprégnées de la vie de Jésus,
de son enseignement, de sa morale; à nous d'en tirer les conséquences
dans notre quotidien. Comme à toutes mes compagnes, cet
enseignement, inspiré des Évangiles, m'est familier à l'extrême. Nous
avons passé tant d'heures à lire, relire, analyser, méditer chaque phrase,
chaque mot ! J'aime le pittoresque du calendrier liturgique qui se calque
sur la vie de Jésus, j'aime son théâtralisme. Mais la foi ?...
Je crois en Dieu puisqu'on m'a dit de croire. Mais Dieu, qui Dieu ?
Aucune image, aucun sentiment, rien à son évocation. Je fais pourtant ce
que je peux pour lui parler dans le silence de la communion. J'inspecte
scrupuleusement ma conscience pendant la confession. Je dis les prières
en pensant chaque mot. Je psalmodie les neumes du chant grégorien en
suivant, avec toute mon application, les notes carrées sur les quatre
lignes de la partition où nulle mesure ne limite le temps. Je suis
obéissante. Je crois par passivité sans le moindre élan. J'essaie de vibrer à
toutes ces belles histoires bibliques, mais elles restent, pour moi, des
histoires. Pour l'heure, pendant le sermon, mon esprit flotte, somnolant,
j'attends patiemment la fin. Amen.
L'office reprend son cours, vagues prières jusqu'au Sanctus. Je me
frappe trois fois la poitrine sans trop savoir pourquoi. Pendant l'Élévation,
je regarde l'hostie au moment où les fidèles, écrasés de respect, baissent
la tête. Rien ne se produit, je ne suis ni foudroyée par la foi, ni terrassée
par la colère de Dieu, décidément nous ne nous rencontrons pas. Les
grandes extases d'amour des deux Saintes-Thérèse ne sont pas pour moi.
Comme tout le monde, je vais communier. Je parle à l'hostie qui est en
moi. J'en ai un peu peur. Peur de sanctions toujours possibles. « Mon
Dieu, pardonnez-moi. » Je ne sais pas très bien de quoi, mais je préfère
m'assurer ses bonnes grâces au cas où... J'essaie d'exciter mon
imagination, quelquefois j'y arrive, j'ai parfois des élans éphémères.
Curieusement la phrase qui me frappe le plus arrive à la fin : « Et le Verbe
s'est fait chair ». Il y a quelque chose qui m'étonne profondément dans
cette confusion parole et corps. La parole avant le corps, je ne comprends
pas.
Encore quelques chants en français qui nous donnent l'occasion de
rompre le silence, de dépenser l'énergie contenue pendant tout l'office.
« Ite missa est »
La belle musique grave des orgues accompagne notre sortie toujours
« en ordre et en silence ». Nous retournons au placard qui nous est
assigné pour retirer notre manteau et balancer négligemment notre
chapeau, style « miss », une horreur, sur la planche du haut. Nous
remettons une blouse propre.
Au repas, le temps de parole est plus long. Nous sommes dispensées
de la vie du saint.
En cas de pluie, nous passons l'heure suivante en étude où nous avons
le droit de dessiner, de lire des livres empruntés à la bibliothèque, ou de
parler doucement et en récréation. Mais le plus souvent le temps est
suffisamment clément pour que nous partions en promenade.
Nous retrouvons le manteau et l'inévitable chapeau « miss », nous
nous rangeons deux par deux et, sous la surveillance d'une sœur, nous
sortons du couvent « en ordre et en silence » pour la seule sortie de la
semaine.
La Promenade
Orbec est un gros bourg rural où, le dimanche, les rues sont désertes.
Cependant nous évitons le centre et nous gagnons, en rangs, la
campagne. Longues files de petites filles silencieuses, uniformes, toute
personnalité gommée, déambulant sans se donner la main. Nous
marchons longtemps en silence avant que l'autorisation de parler et de
disloquer les rangs ne nous parvienne après les dernières maisons. Nous
marchons loin dans la campagne, d'un pas énergique qui m'épuise. J'ai
peu de résistance à la fatigue. Deux religieuses nous surveillent, une au
début du rang, l'autre à la fin. Quand la permission de se disperser nous
est donnée, elles s'immiscent dans les groupes pour écouter les
conversations. À cette période de ma vie, je n'ai aucun goût pour la
nature et ces longues promenades m'ennuient plus que tout et me
fatiguent pour rien. Le seul moment agréable c'est l'étape, à mi-chemin,
lorsque nous nous arrêtons pour nous reposer au revers d'un talus, à
l'ombre des arbres. Nous pouvons alors cueillir des faînes, des châtaignes,
ramasser des feuilles mortes que nous sécherons entre les pages des
livres et des fleurs que nous devrons jeter avant le retour ou rapporter
pour la classe, jamais pour nous ni pour une amie. Nous ramassons aussi,
comme des trésors, quelques jolis silex creux où scintillent tels des
diamants des cristaux de quartz. Nous jouons librement à condition de
rester dans le champ visuel de la surveillante. Puis, retour jusqu'aux
premières maisons où les rangs se reforment ainsi que le silence. Nous
remettons le chapeau que nous avions ôté pour jouer et nous rentrons en
bon ordre pour les Vêpres. La promenade a duré deux heures.
Pour Suzanne, les dimanches ne sont pas plus gais : « Mademoiselle
Élisa, surveillante au visage triste et à lunettes de myope, a perdu sa
mère avant la rentrée scolaire. Elle a la charge de notre classe pour la
promenade du dimanche après-midi. Elle en profite pour nous conduire au
cimetière du village voisin où est enterrée sa chère disparue. Nous la
regardons nettoyer la tombe, sarcler les petits cailloux alentour, rincer les
vases à fleurs pour répartir le modeste petit bouquet qu'elle apporte. Puis
nous nous dispersons vers les autres sépultures en attendant qu'un
dernier signe de croix de Mademoiselle Élise à l'intention de la morte nous
fasse comprendre que la promenade du dimanche va se terminer et qu'il
faut se mettre en rang pour rentrer. »
Les Vêpres et Complies sont ennuyeuses à périr. Dans la chapelle où
nous sommes à nouveau réunies, les psaumes se succèdent, sans
décorum ni mise en scène, « recto tono ». Monocordes, les voix se
répondent accompagnées pauvrement par l'harmonium poussif. Le texte
des psaumes vient d'un autre temps, d'une autre civilisation, curieuses
prières sans écho chez moi. Les Vêpres ont pourtant un avantage très
appréciable, ils permettent de se reposer, tranquillement assis, de la
longue promenade qui les a précédés. Ils durent environ trois quarts
d'heures, c'est bien long pour une sieste quand on a dix ans.
Mais nous n'en avons pas fini avec les offices du dimanche. Après le
goûter et une récréation d'une demi-heure, il nous faudra à nouveau
revenir à la chapelle (remise du manteau, du chapeau, et toujours « en
ordre et en silence ») pour le Salut du Saint-Sacrement, plus joyeux et
plus court que les Vêpres, plus gai aussi. L'aumônier revêtu de ses habits
sacerdotaux présente l'hostie dans l'ostensoir à notre adoration dans la
fumée de l'encens.
« Tantum ergo »
Deux ou trois chants et c'est fini. Nous allons en étude pour travailler,
sérieusement cette fois, jusqu'à l'heure du dîner. Après une longue
récréation nous montons au dortoir. Le jour du Seigneur est enfin terminé,
je vais pouvoir le rayer sur mon calendrier. Rien ne m'a intéressée au
cours de cette journée hormis la demi-heure de liberté surveillée au milieu
de la promenade. Je garde de ces dimanches une impression de profond
ennui, tout est pétrifié, monotone, sans intérêt, vide, mort. J'attends que
le temps passe et comme il passe lentement à cette époque ! Je décompte
les jours qui me séparent des vacances.
Comme j'ai pris en horreur les jeux de ballon, j'ai également une
aversion pour la marche qui me vient de cette époque. Par contre, j'ai
appris à attendre, à laisser couler le temps en faisant le vide en moi, sorte
de relaxation improvisée qui me sert encore maintenant. Si je n'ai pas de
tâche urgente, je peux attendre des heures sans m'énerver, ma patience
est sans limite. Mais le dimanche peut avoir aussi ses joies, c'est le jour
du parloir.
Visite inattendue ou espérée de longue date, c'est, à l'appel de notre
nom, le cœur qui bat plus vite dans la poitrine, le bonheur qui tout à coup
nous submerge. Une agitation nous prend et nous fait courir vers la
personne aimée qui attend au parloir !
Avec nos parents, nous pouvons sortir en ville. Nous allons manger
quelques gâteaux à la pâtisserie la plus proche. Nous échangeons les
nouvelles familiales avec les longs silences des gens qui se sont un peu
perdu de vue, qui ont perdu le contact. Hors du cadre de la maison, nous
sommes un peu empruntés.
- « Et toi, ça va ? »
- « Oui, ça va. »
- « Tu travailles bien ? »
- « Tu t'appliques ? »
- « Oui, bien sûr. »
- « Tu es sage ? »
- « Oh oui. »
Comment dire que je m'ennuie, je m'ennuie, je m'ennuie...
Maman vérifie la propreté relative de mon cou, de mes poignets, de
mes chevilles et me fait des recommandations d'hygiène. L'heure du
départ arrive, je ne proteste pas, nous rentrons à Notre-Dame. Quelques
minutes encore pour se dire au revoir et je commence à pleurer
silencieusement, chaque séparation réveille en moi l'ancienne déchirure.
Parfois une très vieille cousine, Eugénie, vient me voir, je suis déçue
lorsque je l'aperçois, j'espérais mes parents. Elle m'apporte gentiment un
petit gâteau quelle tire de ses poches immenses entre jupe et jupon. Je
sais apprécier son cadeau car elle se prive pour cet achat, elle n'a que ses
économies de vieille servante. Mes parents m'ont expliqué la qualité de ce
geste. Mais le gâteau mangé, nous n'avons plus rien à nous dire. Nous
faisons ensemble une petite promenade. Près de ses quatre-vingt ans,
mes dix ans piaffent d'impatience, j'ai hâte de retrouver mes compagnes.
Pourtant peu à peu une timide amitié naît entre nous et je commence,
chaque dimanche, à attendre Eugénie et son petit pas de souris.
Nous avons le droit de partir dans notre famille tous les quinze jours
me semble-t-il, selon nos notes, bien sûr. Les permissions nous sont
données le vendredi. Il faut avoir la mention « bien » en conduite. Il m'est
arrivé d'être en retenue parce que mon corsage d'uniforme n'était pas
revenu assez tôt du lavage, ce qui était totalement indépendant de ma
volonté. En fait, c'était maman que les religieuses punissaient, en toute
connaissance de cause.
Monique : « Je me souviens avoir été privée de sortie un week-end
parce que j'avais porté des chaussettes grises au lieu de blanches. Il va
sans dire que je n'en étais pas responsable et que ces chaussettes
n'étaient pas dans ma valise. »
Lorsque l'on sait l'importance des sorties, l'espoir de toute la semaine,
notre seule raison de vivre, la sanction nous paraissait bien sévère.
Christiane : « Je ne me souviens plus très bien du cérémonial des
sorties refusées ou acceptées à Orbec, car, le principe le plus sadique, je
l'ai connu à Rouen, chez les Dominicaines, et il occulte l'autre. On écrivait
sa demande sur un cahier spécial. On ne savait si elle était acceptée qu'en
arrivant à la porte avec sa valise. »
Les Dimanches de sortie, mon père ne peut pas venir me chercher à
cause de son travail et de la pénurie d'essence, conséquence de la guerre.
En septième, je ne sors qu'aux vacances soit tous les mois et demi, sauf si
un paysan, client et ami de mon père veut bien m'emmener en même
temps que sa fille. Il est, lui aussi, limité en essence et les voitures sont
en piteux état. Un jour, au cours d'un retour à la maison dans la Traction
Avant de cet homme, deux pneus éclatent, pneus rechapés avec les
moyens du bord dans cette période où tout manque. En colère, le paysan
arrache ce qui reste de caoutchouc autour des roues et nous terminons les
kilomètres restant sur les jantes !
La fille de ce monsieur est à l'école agricole, je n'ai donc pas le droit de
lui parler, au cours de la semaine, nous nous recherchons pour mettre au
point ce voyage.
« On ne mélange pas les torchons avec les serviettes » dit la Mère
Surveillante en nous voyant échanger très vite les instructions de nos
parents. Même à douze ans, ce discours me choque.
En cinquième, maman me donne son vélo et je peux ainsi faire les
quinze kilomètres qui me séparent du Sap chaque fois qu'une sortie est
possible. Le vélo est trop grand pour moi et passablement lourd. Je ne
peux pas m’asseoir sur la selle. Les côtes sont longues, dures et je suis
peu sportive. Il m'arrive de mettre deux heures pour faire le trajet ! Sur
cette route, la plupart du temps déserte, je suis parfois dépassée par un
autre cycliste, ouvrier agricole rentrant de son travail aux champs.
J'essaie de m'accrocher à sa roue pour avancer plus vite, mais je suis très
rapidement distancée. Lorsqu'il y a de la neige ou qu'il fait nuit, maman,
inquiète, fait plusieurs kilomètres à pied pour venir à ma rencontre dans la
campagne. J'aperçois au loin sa petite silhouette, je crie de toute la force
de mes poumons : « Maman ! »
Debout sur les pédales je m'élance « en danseuse », vite, vite. .. Un
sourire immense illumine mon visage rougi par le froid.
Le lundi matin, je repars tôt pour être à l'heure aux cours. Les côtes
s'inversent et je les descends avec toute la vitesse dont je suis capable au
risque de me rompre le cou. J'ai le cœur serré et je pleure sur mon trop
grand vélo. Pourtant jamais l'idée de ne pas rentrer ne s'est présentée à
moi. Jamais je n'ai eu l'idée de fuir, mais de mourir… Oui.
Cependant, je pédale sur la route du retour. Je suis parfaitement
conditionnée. Les enfants tristes ne pensent jamais que la vie pourrait se
dérouler autrement.
Une Année
L'année scolaire débutait le 1er octobre.
Dans la nuit précédant ma première rentrée, un grand incendie
bouleversa la vie du Sap. Une boulangerie située sur la place du village fût
entièrement détruite par le feu, les propriétaires étaient absents et les
pompiers dépourvus de matériel. La foule éveillée dans la nuit fit la chaîne
avec des seaux d'eau. Les hommes s'activaient, donnant des ordres
contradictoires devant l'immense brasier. C'était à la fois terrifiant et
splendide. Bien que les deux événements soient seulement contigus dans
le temps, je liais cet incendie à mon départ en pension. J'y vis un signe
dont le sens mystérieux m'échappait.
Si la première rentrée fut douloureuse les suivantes le furent d'une
autre façon. C'était à la fois un avantage et un inconvénient de connaître
la vie qui m'attendait. Avantage, puisque connaissant les gens, les lieux et
les habitudes, je ne me sentais plus perdue, abandonnée. La perspective
de retrouver mes compagnes, « les filles », était même un plaisir.
Inconvénient, car je pouvais imaginer ce qui m'attendait. Apres la douceur
des vacances, la perspective de la rentrée m'emplissait de cette tristesse
accablante que nous nommions « le cafard », mot qui revenait trop
fréquemment dans nos conversations. Avoir « le cafard » était presque
l'état habituel.
Christiane : « J'avais pris goût aux préparatifs de la rentrée : à la
composition de la valise, au choix du plus beau chemisier blanc pour
l'uniforme du dimanche et à celui de la trousse de toilette qu'embaumait
la nouvelle savonnette parfumée. »
Le lendemain de la rentrée, nous étions réparties dans nos classes.
Comme dans toutes les écoles, les tables de deux nous soudaient à « la
voisine », celle qui partagerait nos bavardages, compenserait nos
inattentions et nos étourderies, celle avec qui nous pourrions à tour de
rôle tricher (échanges de bons procédés !), celle qui nous préviendrait par
un coup de pied discret de l'arrivée intempestive de la surveillante ou de
tout autre danger. L'organisation spatiale de la classe devait être un
casse-tête avant la rentrée pour nos maîtresses. Bien sûr, les amies
étaient éloignées au maximum. « Pourvu que je sois à côté de vous »
souhaitait l'amie.
Et bien non ! Il n'y a avait aucune chance. Les religieuses, sous des
prétextes éducatifs et avec un plaisir à peine voilé, séparaient exprès les
amies. Nous en étions réduites aux « petits mots ». Petits papiers pliés en
quatre et transmis de mains en mains en prenant des risques énormes.
Blagues, dessins (parfois salaces), déclarations d'amitié, renseignements
pratiques, injures, les petits mots transmettaient notre vérité, nos secrets
et des vers de Lamartine. L'interception de l'un d'entre eux par la
surveillante faisait courber le dos de l'auteur qui prévoyait de gros ennuis.
Christiane en a conservé quelques-uns.
Au début de l'année, comme tous les élèves du monde, nous avions la
joie des livres neufs avec leur merveilleuse odeur, leur reliure cassante, la
préparation des cahiers où, malgré la rigueur des consignes qui excluait
toute fantaisie, nous pouvions, par la mise en page et le graphisme,
personnaliser notre travail. Venait ensuite le quadrillage de l'emploi du
temps que nous n'en finissions pas de remettre « au propre » au cours
des premières études en comptant les carreaux du papier, dont le nombre
n'était jamais divisible par sept, pour arriver enfin au tableau coloré qui
serait affiché à l'intérieur de notre bureau.
Nous étaient également attribués :
- une place au réfectoire pour les provisions et la serviette,
- un vestiaire et une place pour la boîte à cirage dans la grande salle.
Toutes nos affaires devaient être soigneusement marquées sous peine de
sanctions. Le règlement nous était lu solennellement. Fait d'interdictions,
il ne répondait pas seulement au souci de faire vivre et travailler ensemble
un grand nombre de petites filles, il était le reflet de la pédagogie sévère
héritée du XIXe siècle :
- il est interdit de se tutoyer,
- il est interdit de circuler dans les couloirs sans autorisation,
- tout déplacement doit se faire en rang et en silence,
- il est interdit... interdit...
De longs jours studieux et monotones, suintant un ennui profond,
s'ouvraient sur un avenir où nos désirs de fillettes étaient totalement
ignorés. « Je m'ennuie, j'ai le cafard. » La longue plainte des
pensionnaires...
La Retraite
Après la rentrée et la messe solennelle du dimanche qui ouvre l’année,
nous plongeons, la semaine suivante, dans « la Retraite ».
Christiane : « J'aimais beaucoup ce temps, on pouvait prier, rêver
tranquillement et nous avions le droit de tricoter. J'ai encore, datant de
cette époque, un pull vert en côtes anglaises. »
La retraite est un temps de réflexion, de méditation, de prière,
uniquement et totalement réservé à Dieu à l'exclusion de tout exercice
scolaire et profane.
Véritable bain idéologique, la retraite se compose de prières de toutes
sortes : chapelets (cinq fois un « Notre Père » et dix « Je vous salue
Marie »), rosaires (trois chapelets), cantiques, invocations diverses
donnant droit à plus ou moins « d'indulgences ». (Depuis le Moyen Âge,
les « indulgences » sont les équivalences d'un temps acquis, de longueur
variable, à déduire de la durée de purification au Purgatoire, passage
quasi obligé avant d'être admis parmi les élus au Paradis.) Offices
religieux classiques auxquels s'en ajoutent de nouveaux, originaux, mis au
point par les religieuses ou par les grandes élèves. Méditations sur un
thème donné ayant rapport à la foi, étude de l'Évangile ou de tout autre
texte pieux. Notre temps s’écoule en visites à la chapelle, heures
d'instruction religieuse dans la salle d'étude, sermons, allocutions, etc. Les
récréations sont réduites au minimum. Comme des religieuses, les
pensionnaires sont complètement consacrées à la prière. Nous avons
quelques plages de temps « libre » que nous devons utiliser soit à une
méditation personnelle, soit à une visite à la chapelle. Il n'est pas rare de
rencontrer quelques enfants zélées se rendant au sanctuaire en répétant,
avec recueillement : « Mon Jésus, miséricorde ! » pour acquérir autant
« d'indulgences » que de répétitions. Ce qui, à chaque invocation, retire
au moins huit jours de purgatoire. Et de compter et de répéter...
Pour les plus petites d'entre nous, il est prévu une activité distrayante
qui repose de cette austérité. Chacune doit construire une chapelle à
usage personnel, pour y faire, à l'abri des regards, ses dévotions. Nous
disposons d'un carton rigide, plié comme un triptyque, que nous décorons
à grand renfort de crayons de couleurs, de colle, de ciseaux et d'images
pieuses vendues à l'économat, engloutissant dans ces recherches
décoratives et fastueuses notre maigre argent de poche. Cette activité
artistique et religieuse nous enchante. Nous y déployons zèle et créativité
et nous installons ainsi une petite maison qui, dépliée, nous isole de nos
voisines et de la surveillante d'étude. Je m'y sens à l'abri et j'en profite
pour sucer mon pouce sans crainte d'être rappelée à l'ordre. La méditation
dans laquelle la surveillante me croit plongée ressemble à l'état de
béatitude vide d'un petit chat dans son panier.
Deux fois par jour au moins, le Père qui prêche la retraite et qui est
spécialiste de ces cérémonies (Père souvent détaché de la « Mission de
France »), nous réunit pour une allocution d'une heure. « Comment vivre
sa Foi ? » ou la morale religieuse appliquée au quotidien. De cet
enseignement, seules me restent en mémoire les interventions qui m'ont
choquées.
Ce n'est pas à Notre-Dame d'Orbec qu’elles ont eu lieu. Soit vigilance
des religieuses qui, plus austères, contrôlent mieux leurs missionnaires,
soit que, s'adressant à des petites, les Pères éliminent d'eux-mêmes les
sujets brûlants, les thèmes de prêche sont neutres et donc effacés de ma
mémoire, oubliés, ou, peut-être, totalement intégrés à ma personnalité.
Par contre, les prédications de mes dernières années d'étude, à NotreDame de Flers, restent vives dans mes souvenirs. Il s'agit, bien sûr, de
celles qui traitent de la pureté, de la chasteté, du contrôle, mieux, de
l'élimination de la sexualité dans nos vies.
À Notre-Dame d'Orbec, on dénie la sexualité. Le sujet n'est tout
simplement pas abordé, les mots qui l'évoquent ont disparu du
vocabulaire.
Christiane : « Interdiction de montrer ses jambes et ses bras... Mais
nous avions le droit d'utiliser ces deux mots alors que, du genou au cou,
nous ne pouvions prononcer les autres. Ceux qui désignaient les parties
qu'il était un péché de voir et de montrer n’avaient pas de nom : cuisses,
fesses, ventre, nombril, poitrine, sein et sexe. Les deux derniers
n'existaient carrément pas. Maintenant encore je rougis si on m'en
parle. »
À Notre-Dame de Flers, dans les grandes classes, les Missionnaires
évoquent le sexe en le barrant si fort qu'ils frôlent la pornographie. Les
imaginations s'éveillent, l'Interdit devient fascinant, d'autant que ces bons
prêtres sont aussi exaltés que nous et nous font parfois partager leurs
frémissements d'horreur (de désirs ?). L'un de ces prêtres, jeune et beau
mais d'une austérité extrême, nous entretient d'une jeune fille de notre
âge, pensionnaire d'un établissement similaire, morte depuis peu. Dans sa
bibliothèque, les parents trouvent le livre de Soubiran, fort à la mode
cette année-là : « Les Hommes en Blancs. »
« Et bien je peux vous affirmer, mes demoiselles, que cette jeune fille
est dam-née puisqu’elle est morte en état de péché mortel. » Le Prêtre
martèle les deux syllabes du mot : « damnée ». Un frisson parcourt les
rangs des dévotes. Naturellement ce sera l'un des premiers livres que je
lirai en sortant de pension.
En classe de première, mon esprit frondeur se révèle. Au cours de la
retraite, pendant le temps réservé à la méditation, avec trois de mes
camarades, nous organisons une partie de bridge.
Le Prédicateur en est secrètement averti par l’une de nos camarades
de classe zélée et, dans la chapelle, au cours d'une allocution, devant
toutes les élèves réunies, il tonne contre les infidèles et leur manque de
piété. Placides, nous écoutons l'homélie, parfaitement tranquilles, pas
concernées nous semble-t-il. Puis son discours glisse et se précise, enfin il
en arrive au fait et demande à celles qui ont eu l'impudence de jouer aux
cartes pendant le temps réservé à Dieu de sortir… Secondes de flottement
pendant lesquelles nous supputons nos chances d'être crues si nous nions
ce forfait. Nous nous consultons du regard : aucune chance. Les quatre
infidèles se lèvent et sortent sous l'opprobre général. Le cas est grave,
nous risquons le châtiment suprême : le renvoi, ce qui entraînerait des
conséquences familiales terribles. Madame la Directrice avisée et
profondément choquée, nous demande solennellement, outre la
confession à Dieu qui s'impose, de faire chacune des excuses personnelles
au missionnaire. Je vois mal en quoi il a été offensé mais je suis prête à
tout pour éviter l'admonestation paternelle.
Me voilà donc seule avec le prêtre, effrayée à l'idée de la sanction
possible s'il ne m'accorde pas son pardon. J'ai vraiment peur pour moi et
mes excuses n'en sont que plus sincères. Je pleure, je tremble, je me
liquéfie devant l'énormité de ma faute. Il m'écoute et… il fond lui aussi.
Est-il touché par mon repentir ou par le charme de mes seize ans ? Il me
prend dans ses bras pour me consoler. C'est un homme puissant d'une
quarantaine d'année, sanguin, il me presse contre le tissu rêche de sa
soutane qui sent la poussière. Il me berce, me caresse gentiment les
cheveux, retient ma joue sur sa poitrine, dit que je ne dois pas avoir
honte, que lui-même a commis des péchés autrement terribles… Il s'évade
dans ses souvenirs, rêve en silence et, toujours me caressant, s'échauffe
peu à peu…
Je commence à sentir un danger en même temps qu'une raideur sous
la soutane. Je m'enfuis. Il ne demandera pas des sanctions à l'encontre
des quatre bridgeuses, mais des prières... « Priez pour nous, pauvres
pêcheurs ... »
Le même Père, prêtre de la Mission de France, nous avait entretenues
au cours d'une allocution, avec force détails de la façon dont les garçons
embrassent les filles afin que nous soyons averties et que nous sachions
où commence le péché. Curieuse géographie du corps. Joues permises,
lèvres défendues... et la langue. Oh !
Nous imaginons, nous rêvons. Certaines s’exerceront en cachette au
baiser avec une autre plus avertie.
En outre, et cela est plus grave, notre missionnaire s'était permis de
révéler en public, après l'avoir appris en confession, que l'une d'entre
nous avait eu des rapports sexuels complets (sic) et, pour ce fait, était
poursuivie en justice !
À cette époque, la majorité était à 21 ans et les plaintes, déposées par
les parents pour détournement de mineur, entraînaient des peines sévères
pour le majeur coupable. La victime, quel que soit sa part de
responsabilité dans l'histoire, était fréquemment placée dans un centre de
« redressement » tenu par des religieuses de l'ordre du Bon Pasteur ou de
La Charité.
Cette révélation indiscrète avait agité notre petit monde. Qui était-ce ?
Très vite nous l'avions su. Je me souviens du prestige sulfureux de cette
fille, à la fois hardie et rougissante, et du silence qui se faisait sur son
passage. Elle partit peu de temps après, sa place dans l'établissement
était devenue intenable après cette révélation qui la stigmatisait.
À Orbec, dans les petites classes, nulle allusion au sexe ! Les livres de
confession parlaient de la « Luxure » sans explication. La proximité de ce
mot avec celui de « luxe » a donné pour moi une connotation somptueuse
à ce péché.
La retraite durait trois jours et avait pour but de nous amener à une
piété sans faille qui serait entretenue toute l'année par le calendrier
liturgique, l'enseignement religieux et l'adhésion quasi obligatoire aux
mouvements tels que « les Enfants de Marie », « la Croisade
Eucharistique » ou « les Cadettes du Christ ». Je retrouve maintenant
cette pression de tous les instants que nous subissions pendant nos
retraites dans les méthodes de manipulation mentale employées par les
sectes pour enfermer leurs fidèles sans leur laisser la moindre possibilité
d’une pensée personnelle ou d’une interrogation. Encore s’agit-il de
méthodes appliquées à des adultes qu’on peut croire consentants.
L’Année liturgique
L'année scolaire, bien commencée par la Retraite, va se dérouler,
studieuse et pieuse, des cours à la chapelle et de la chapelle aux cours.
Les arbres du parc s'irisent aux couleurs des saisons sans que notre
emploi du temps varie. Seules, les fêtes religieuses nuancent la grisaille
des jours.
Peu de temps après la rentrée, le mercredi des cendres, au départ des
petites vacances de la Toussaint, nous confronte à l'idée de la mort,
même dans notre âge tendre il faut s'y préparer : « Tu es poussière et tu
retourneras en poussière » dit le prêtre. Pour les fillettes qui, comme moi,
ont senti la mort proche à un moment de leur histoire, ce rappel est
angoissant et peu fait pour m'épanouir.
La période appelée l'Avant, attente de la naissance de Jésus, occupe
les quatre dimanches de décembre. J'aime cette grossesse symbolique
préparant Noël bien qu'aucune référence n'y soit faite sauf pour nier la
relation sexuelle qui aurait dû normalement la produire. L'Ange, apparu à
Marie, lui apprend qu'elle est enceinte par « l'opération du Saint-Esprit »,
je suis trop petite pour m'étonner et trop ignorante des choses du sexe.
Plus tard, je n'aurai pas à me poser de question, c'est le dogme de
« L'Immaculée Conception » proclamé par l'infaillible pape Pie IX en 1854
et je fêterai le centenaire de ce dogme à Flers. Il me faut croire
obligatoirement cette version...
La préparation de Noël est pour moi pleine de douceur et de tendresse.
J'aime le bébé qui va naître dans la crèche et qui évoque mon petit frère,
mon bébé, qui naît le 22 décembre cette première année de pension et
dont je suis séparée. J'attends avec impatience la nuit merveilleuse, son
odeur de sapin et ses bougies multicolores éclairant les paquets
mystérieux et les yeux brillants d'amour de mes parents. J'en rêve au
cours des prières. « Les anges, dans nos campagnes, ont entamé l'hymne
joyeux. »
C'est le temps où les anges planent autour de nous, plumes et tulle,
blancheur vaporeuse, ils nous frôlent de leurs longs vols silencieux.
Christiane : « Aujourd'hui encore, il me reste un compagnon fidèle et
cher qui date de cette époque quasi médiévale, quelqu'un par qui le
réconfort arrive et qui ne m'a jamais abandonnée. C'est vrai que je ne me
sens jamais tout à fait seule. Bien sûr, il y a Dieu à qui je parle souvent.
Mais une présence un peu charnelle, moins intimidante se fait parfois
sentir à mes côtés, une personne à mi-chemin entre Dieu et moi. Il me
parle, il intercède pour moi, surtout, il me protège. Si je tombe, il me
relève, si je pleure, il essuie mes larmes. Et si je ris, il s'estompe…
Ce n'est pas un homme, ce n'est pas une femme, ce n'est pas un
oiseau. Il est beau, il est doux et il a de splendides ailes frémissantes, de
grandes ailes de cygnes immaculées. (À la campagne, on garde les ailes
d'oies pour nettoyer l'âtre de la cheminée. J'aimais caresser et conserver
ces bras magnifiés qui me faisaient penser à mon ange gardien). Qu'en
est-il de ce personnage dans la « nouvelle » religion ? Si je pose la
question à mon confesseur va-t-il m'infliger la déception du Père Noël et
des cloches de Pâques ? C'est si merveilleux de penser qu'un être n'existe
que pour vous. »
Les anges s'envolent. Janvier et février n'offrent pas d'intérêt, pour
moi, sur le plan du spectacle liturgique, l'espérance de Noël est passée,
les fêtes à venir sont encore loin. Le travail scolaire se fait intensif. Il fait
froid dehors et froid dans les classes. En 1945, l'hiver est rude et le
chauffage maigre. Dans la grande salle je m'accroche au radiateur à peine
tiède, la surveillante nous chasse : « Jouez, vous vous réchaufferez. »
J'ai des engelures qui suppurent et qui creusent douloureusement mes
pieds. La nuit, je place sous mes couvertures la superbe peau de mouton
tannée que maman m'a donnée et qui sert, le jour, de descente de lit.
Après la prière glaciale au pied du lit, je me blottis dans l'odeur du
mouton, j'ai chaud, l'hygiène n'est peut-être pas parfaite mais je m'en
soucie peu.
Au sortir de l'hiver, le Carême nous plonge dans la pénitence. À
l'examen de nos consciences toujours très noires semble-t-il, nous
réalisons notre indignité et nous demandons pardon à Dieu de tout le mal
que nous avons fait. La confession devient de plus en plus pointilleuse. Je
cherche, je scrute, je m'analyse. Les livres de prières me suggèrent une
liste de péchés. Heureusement, car les aurais-je découvert seule ? J'en
doute.
Finie la douceur et la tendresse de Noël, naissance du Christ.
Maintenant je dois assumer sa mort, mort à cause de mes fautes, c'est
moi qui suis responsable de cette horreur, je suis accablée, je n'ai pas
voulu cela. Pardon mon Dieu, je ne savais pas ! J'apprends que les
conséquences de mes actes dépassent de beaucoup mes intentions.
Le plus merveilleux des anges, le plus intelligent, celui qui me séduit
secrètement et que j'imagine viril et beau dans la brillance moirée de ses
plumes noires : Lucifer, un vil séducteur, un arriviste, un ambitieux, un
calculateur froid et cynique, un pervers qui me séduit pour mieux m'avilir.
Sous sa nonchalance gouailleuse se cache une âme d'aventurier. Il
n'accepte pas sa position de second par rapport à Dieu. Que s'est-il passé
lors de la création du monde ? Rien ne transpire de cette querelle des
chefs. Nous savons seulement que Dieu sort vainqueur de ce combat et
que, tout soudain, voilà mon beau Lucifer transformé en Satan, un
monstre velu, a la toison rêche et grise, pourvu d'une queue et de cornes,
sautillant de façon disgracieuse sur ses pieds fourchus, ridicule,
grotesque, mi chaînon manquant, mi satyre, obscène (bien que, dans ses
représentations, il dissimule d'une jambe discrète un sexe qui est, bien
évidemment, mâle et probablement en érection constante). Il veut me
faire prendre parti dans sa querelle avec Dieu, il veut que je rallie son
camp et m'entraîner dans les flammes de l'enfer, son nouveau royaume.
Or, j'ai été gravement brulée dans mon enfance et ma peau garde le
souvenir atroce du feu. Plus que toutes les raisons de croire, c'est cette
crainte du feu, non pas symbolique mais bien réelle pour moi qui me
maintient longtemps encore, craintive et obéissante au sein de l'Église.
Je ne sais plus très bien ou commencent et où finissent la foi et la
superstition. Les images pieuses, les relations de certaines religieuses ou
d'autres chrétiens nous font vivre de plein pied dans un imaginaire
débridé. Chacun y va d'un récit magique, le ciel fait fi des règles de la
nature. Certaines ont vu des signes, des apparitions, anges ou démons.
Ces derniers n'hésitent pas à venir habiter le corps d'êtres humains,
contorsions et hurlements, les prêtres exorcistes comme l'Abbé Guillaume
qui nous visite en témoignent et leur parole ne peut être mise en doute.
Telle sœur a vu le diable transformé en chat noir... D'autres ont eu des
guérisons miraculeuses (on nous emmène voir les ex-voto de la chapelle
du carmel à Lisieux). Démons et merveilles…
Pour moi rien de tout cela, le monde reste sans surprise. J'ai beau prier
les merveilleuses statues de me faire un clin d'œil, ce qui me suffirait pour
croire : rien. Elles restent de marbre ou plutôt de plâtre. Je mets Dieu au
défi de se manifester par un signe, si minime soit-il : « Mon Dieu, si vous
existez, faites que… ». Rien. Aucune réponse du Ciel.
« Saint Antoine, si vous existez, faites que je retrouve mon cahier de
grammaire avant qu'il ne parvienne à Mère Saint François-de-Salles. »
Rien. Mon cahier est déjà dans le placard aux objets perdus et je ne
couperai pas à la mauvaise note d'ordre.
Le ciel ne me fait aucun cadeau, il est vrai que par mes désordres j'ai
contribué à la torture du Christ.
Aujourd'hui, tous les personnages secondaires et pittoresques de la
mythologie chrétienne ont disparu comme des acteurs de music-hall.
Envolés les anges. Même Satan est passé à la trappe. On croirait que
l'Église, en oubliant son merveilleux théâtre qui nous a fait rêver veut se
rapprocher le plus possible de la rationalité. Curieuse démarche !
La Semaine Sainte arrive, superbe. La Passion du Christ se déroule
avec le faste d'une somptueuse dramaturgie. L’officiant s'enveloppe de
velours violet et les prières baignent dans le sang, les statues se voilent
de longues housses noires qui leur donnent dans la chapelle silencieuse
l'air de fantômes. La montée au calvaire me bouleverse, je sais par cœur
l'Évangile de la Passion.
La mort du Christ m'exalte, son cri surtout, lorsqu'il prend conscience
de la réalité après avoir poussé sa folie jusqu'au bout, jusqu'à cette
horrible mort : « Mon Père, Mon Père pourquoi m'as-tu abandonné ? ».
Jouissance de l'horreur… Les Religieuses et moi-même, nous
frémissons à ce cri. Je reprends littéralement ce cri à mon compte, moi
qui me sens abandonnée par mon père dans cette pension glaciale.
La fête de la Résurrection, Pâques, est beaucoup moins exaltante. Elle
sonne toutefois à grandes envolées le retour du printemps, « du muguet,
du lilas, du jasmin » chantent Yvonne Printemps et ma Mère. Pendant ces
vacances, à la messe de Pâques, nous étrennons nos vêtements nouveaux
et pendant quinze jours, je suis heureuse en vacances au Sap, loin de
Notre-Dame.
Le jeudi de la Fête-Dieu, donne lieu à une fête très colorée qui anime
tout notre petit monde. L'avant-veille, la veille et le jour, nous scrutons
les nuages avec inquiétude car la pluie risque de gâcher ce que nous
allons réaliser. Tôt levées le matin et dans l'agitation des événements
extraordinaires, nous dessinons sur le sol des motifs pieux que nous
recouvrons de pétales de fleurs, dépouillant les jardins et réalisant des
tableaux multicolores éclatants, œuvres d'art éphémères à la gloire de
Dieu. Malgré la peur de ne pas finir assez vite qui nous aiguillonne, tout
est prêt pour l'heure de la cérémonie.
L'ostensoir où repose l'hostie, véritable corps du Christ, est porté en
procession par le prêtre qui foule nos belles « pavées » suivi de toutes les
mères, les sœurs, les élèves de Notre-Dame et de Saint-Joseph et de
quelques pieuses privilégiées amies du couvent, à travers le pensionnat et
le parc dans une cérémonie d'adoration qui doit attirer sur ces lieux les
bénédictions du ciel. Après la cérémonie, les sœurs préposées au ménage
n'ont plus qu'à balayer rapidement ce que nous avons mis tant de temps à
exécuter.
Les communions viennent ensuite en longues files blanches, et la
confirmation qui nous vaut la visite annuelle de l'Évêque du diocèse. Très
âgé, me semble-t-il, distingué, avec cette affabilité royale, Monseigneur,
superbement vêtu de violet et de dentelles, mitre en tête et crosse ciselée
à la main, sous le dais doré qui l'enchâsse, nous offre son anneau à
baiser, la main posée sur le genou. La bague, grosse améthyste enfilée
sur le gant de satin blanc, me semble magnifique, je voudrais avoir plus
de temps pour bien la regarder mais il faut passer vite après l'hommage.
J'ose, soudain hardie, après la génuflexion, regarder le visage du vieil
Évêque. Est-ce que je me trompe ? Ce nuage dans ses yeux… Il me
semble que Monseigneur s'ensommeille malgré les grandes orgues qui
éclatent ou bien qu'il s'ennuie… Pour un peu je lui ferais un petit clin d'œil
amical pour le réconforter ! Trop tard, dans une nouvelle génuflexion je
dois laisser la place.
Les nombreux dimanches « après la Pentecôte », plus d'une vingtaine,
sont franchement ennuyeux parce qu’ils ne commémorent rien de
particulier. Heureusement qu'on va vers l'été !
Et les grandes vacances arrivent après les prix et le Te Deum final. Le
poids d'ennui, d'étouffement qui a pesé sur moi pendant neuf mois
s'envole. « Au revoir ma Mère. » Dernière révérence bâclée… « Allons,
allons, du calme ! Au revoir mesdemoiselles. » La voiture dépasse les
grilles. « Youpi, c'est les vacances. »
Les Confréries
Dès le début de l'année, il nous était vivement conseillé, pour renforcer
notre engagement religieux, d'adhérer à deux confréries : la Croisade
Eucharistique et les Enfants de Marie.
Entrer dans la Croisade Eucharistique, c'était, au cours d'une
cérémonie d'intronisation, promettre de dire certaines prières et
d'accumuler certains mérites. Selon le barème des mérites acquis et notre
degré de religiosité, nous gravissions les échelons d'une hiérarchie. À
l'entrée dans ce mouvement, nous prenions rang parmi les Croisés
(littéralement, celui qui prenait la croix pour combattre les infidèles). Cela
devait se faire en plusieurs étapes selon les preuves que nous affichions
de notre dévotion.
Les Croisées étaient vêtues d'un costume spécial copié sur celui de
l'Ordre des Templiers (ordre religieux et militaire fondé en 1118 lors des
premières croisades pour la défense du Saint-Sépulcre et supprimé en
1312). Il s'agissait d'une tunique blanche sans manche avec un trou pour
le passage de la tête et retenu sous les bras par deux liens. Cette sorte de
chasuble portait sur la poitrine et sur le dos une grande croix rouge et le
bas était crénelé et gansé de rouge. Sur le front, un bandeau enserrait la
tête. Je trouvais cet uniforme par-dessus l'uniforme habituel
particulièrement ridicule.
La préparation psychologique avait-elle été négligée ? Étais-je absente
(au sens propre ou figuré) lors de cette préparation ? Toujours est-il que
je n'ai rien compris à cette Croisade Eucharistique où l'on me proposait
d'embarquer. Tandis que mes compagnes redoublaient de ferveur
religieuse pour devenir de bons Croisés et monter dans les grades, j'étais,
une fois de plus, complètement en dehors de toute ambition. Je ne suivais
pas ce que je ne comprenais pas. Je faisais donc, sans révolte réelle, une
résistance passive. J'étais un modèle de sagesse sur le plan de la conduite
mais j'étais totalement désinvestie de ce qui se déroulait autour de moi. À
la première menace chantage : « Si vous n'êtes pas plus assidue aux
prières, vous ne serez pas Croisée », je quittais le ridicule accoutrement
sans regret et, à la grande déception des religieuses, je ne sollicitais
aucune réintégration. Je n'étais pas opposante, non, simplement j'étais
ailleurs, « dans la Lune » comme on ne cessait de me le répéter.
Une autre confrérie était également très prisée, dont je ne fis pas
partie non plus : les Enfants de Marie. Consacrée au culte de la Vierge,
elle avait sur la précédente l'avantage de n'avoir pas d'uniforme choquant
pour ma coquetterie. Seule une médaille pendant au bout d'un ruban bleu
ornait le cou des élues. Les cérémonies culminaient au mois de mai avec
des processions où de longues files d'élèves sages, coiffées d'une
charmante couronne de fleurs blanches artificielles, chantaient à gorges
déployées : « C'est le mois de Marie. C'est le mois le plus beau. À la
Vierge chérie, chantons ce chant nouveau. »
C'était gai, joyeux mais cela s'adressait aux élèves de quatrième et
plus grandes. C'était trop tard pour moi. Dans cette classe j'avais perdu
de ma naïveté. Mes défenses s'étaient organisées. Je commençais à être
en opposition beaucoup plus ouverte et consciente. Je trouvais que les
« Enfants de Marie » s'étaient plus ou moins « fait avoir ». Je les qualifiais
de « nunuches », « godiches », « sossottes » et autres marques de
mépris, ce qui me valait de solides inimitiés et l'œil sévère de la Mère
Préfète. J'étais la mauvaise brebis, la « brebis galeuse », celle qui pourrit
le troupeau. Je me permettais de penser, grave péché. Je critiquais, je
faisais donc preuve de mauvais esprit. Pourtant, pour survivre, je
devenais sournoise, hypocrite mais rien n'échappait à l'observation
vigilante et à la surveillance intensive dont nous étions l'objet. Le fait de
ne pas postuler à une confrérie prouvait que j'étais sur la mauvaise pente.
J'étais suspecte, on n'allait pas tolérer encore longtemps un tel
comportement.
Le Bien et le Mal
Nous étions plongées, immergées dans la religion. Chacune de nos
activités était surveillée, jugée, notée, censurée selon les valeurs de la
morale chrétienne qui nous indiquait le bien et le mal pour tous les actes
de notre vie. Pour que nous assimilions vraiment cette morale et que nous
fassions nôtres les préceptes de notre mère l'Église, ses règles de vie, ses
convenances, bref, pour que cette éducation totale nous modèle et tue en
nous liberté et esprit critique, il fallait plus, il fallait que nous pratiquions
l'autocensure. Pour cela existait la confession.
Il était « normal » de communier à la messe. Si nous pouvions
exceptionnellement rester à notre banc, dans la chapelle, tandis que de
longues files recueillies s'avançaient vers la Sainte Table, une trop longue
abstention éveillait le soupçon de nos éducatrices. Il devenait nécessaire
de s'expliquer sur ce refus de l'Eucharistie. Certes, on ne nous demandait
pas directement l'aveu de notre faute, cet aveu relevait du secret de la
confession, mais, puisqu'il ne pouvait s'agir d'un acte d’indiscipline (qui
aurait été découvert rapidement), on pouvait soupçonner quelque péché
inavouable, quelque turpitude, quelque vice caché et la suspicion pesait
lourd sur nos jeunes épaules. Mieux valait donc communier comme tout le
monde. Pour ce faire, il fallait obtenir la rémission des péchés et passer
derrière le rideau du confessionnal, s'agenouiller dans l'étroit espace
inconfortable qui sentait le bois ciré, attendre le cœur battant que le
claquement sec du volet retentisse laissant deviner, quadrillé par l'ombre
de la grille, le visage du confesseur rendu inquiétant par les ténèbres qui
l'entouraient.
Je murmure : « Pardonnez-moi, mon Père parce que j'ai péché. »
La voix basse, dans l'ombre, chuchote : « Je vous écoute, ma fille. »
Je ne dois rien cacher de mes erreurs et manquements divers à Dieu,
qui sait tout, sous peine de péché mortel et de damnation. Cet aveu à
quelqu'un qui connaît mieux que moi l'ampleur de mes fautes, a pour
finalité de me faire assumer mon indignité et ma culpabilité, c'est une
démarche d'humiliation et de repentir. J'apprends ainsi à me sentir
coupable.
Oh, l'angoisse d'avoir oublié une faute, de n'avoir pas passé au crible
notre âme pécheresse ! Examen de conscience obsessionnel. Je relis
attentivement dans les manuels conçus à cet effet, les listes de péchés
possibles pour être certaine de n'en oublier aucun. « Mon Père, je
m'accuse d'avoir péché par pensées, par paroles, par actions et par
omission. »
La formule est large et ne laisse rien dans l'ombre. J'énumère : « J'ai
été orgueilleuse, vaniteuse, menteuse, gourmande, désobéissante,
irrespectueuse, méchante avec mes camarades. J'ai eu de mauvaises
pensées » (pas celles qu'on croit, je suis encore naïve, mais plutôt l'envie
de mordre ou de donner des coups de pieds dans les tibias de mes
adversaires ou de telle novice qui outrepasse ses nouveaux pouvoirs !). Je
suis satisfaite quand j'ai une longue liste de péchés, cela fait sérieux ! Je
regrette presque de ne pas oser me mettre en colère puisque, réduite à
subir en silence, la moindre contrariété fait couler mes larmes et me
paralyse. Je regrette aussi de n'être ni « avaricieuse » (le vocabulaire des
livres de prières date un peu), ni voleuse, mes 20 centimes d'argent de
poche suffisent exactement à satisfaire mes besoins en images pieuses,
seule source de dépense. J'aimerais bien être luxurieuse mais je ne suis ni
belle, ni bien habillée, c'est un péché au-dessus de mes moyens et je ne
connais pas d'homme à séduire. La luxure se confondant avec le désir de
plaire.
Christiane : « En gros, le pêché c'est tout ce qui est agréable. Il
m'arrive encore de me culpabiliser quand je me sens bien tout
simplement. Il faut que je lutte contre cette impression. Mais je ne
cherche pas à m'en défaire vraiment car ce petit goût de péché ajoute un
peu de plaisir... Sans aller jusqu'au fruit défendu si sulfureusement
délicieux... Autant de rayons de soleil, autant de caresses d'un chemisier
de soie, autant de doigts chéris sur mes lèvres, autant de péchés véniels.
Car il y a une hiérarchie : péché véniel, péché mortel. Nous passions des
heures à chercher notre défaut capital. J'ai mis très longtemps à trouver le
mien, sans être sûre du résultat : l'orgueil. Quarante ans après, je crois
que je me suis trompée. Je ne suis pas orgueilleuse. Mais que suis-je ?
Car si je crois que je n'ai pas de défaut capital, je me surestime. Je
commets donc un péché... d'orgueil ! »
Et pourquoi ne nous faisait-on pas méditer sur notre vertu capitale ? Si
l'on nous avait fait comprendre que nous avions aussi des qualités,
comme on nous aurait aidées à nous construire !
Je m'aperçois qu'il n'y a pas de contraire au mot péché. C'est une
transgression de la loi divine par un acte précis à un moment donné. Je ne
vois à lui opposer que la B.A. la Bonne Action du scout, celle que l'on doit
accomplir une fois par jour seulement.
Les défauts et les qualités sont des états permanents qui ne
demandent guère d'efforts puisqu'ils naissent en nous, des fatalités
presque. Cette confession développait le goût de l'introspection si aigu à
l'adolescence. Mais elle était tournée vers une découverte totalement
négative de nous-même. Les jugements péremptoires des adultes sur les
enfants qui les structurent ou les déstructurent et pèsent si lourds sur leur
destinée étaient toujours négatifs et nous devions les faire nôtres, les
introjecter, la confession nous y aidait. Les règles de la pédagogie en
vigueur à cette époque enseignaient qu'il ne fallait pas faire de
compliments aux enfants de peur de les rendre orgueilleux. « Celle-là
(quel mépris dans cette désignation) tous les vices ! »
Combien faut-il d'années de vie pour que la solennelle figure de la
Révérende Mère (celle que l'on doit révérer, c'est-à-dire littéralement
vénérer, craindre, respecter) perde son prestige et que la condamnation
s'émousse ? Nous n'apprenions nos qualités que subrepticement. Au
détour d'une phrase volée, d'une conversation surprise. Je me souviens
très bien de mon étonnement lorsque j'ai pu lire une lettre de mes parents
adressée à mes professeurs dans laquelle ils se désolaient de la médiocrité
de mes résultats scolaires et qui contenait cette phrase : « Pourtant elle
est intelligente »... Je fus remplie de joie pendant quelques instants. Ainsi
donc j'étais considérée comme intelligente ! Je commençais à être de
façon positive. Ma joie s'évanouit quand je m'interrogeais sur cette
intelligence qui ne me permettait pas de réussir en classe ! Je retombais
dans le brouillard d'une définition impossible.
Françoise eut la chance de cueillir quelques mots qui la positivaient au
cours d'une diatribe préparant son renvoi. La religieuse prévoyait pour elle
un avenir promis à toutes les turpitudes. Elle allait partir dans un lycée
mixte. Allait-elle résister aux assauts des garçons ? Elle dont l'âme était
mal protégée par une « si jolie frimousse »… La semonce continuait, la
religieuse hystérique vociférait, s'agitant, levant les bras au ciel, se
prosternant devant l'autel, demandant à Dieu de sauver cette enfant de la
damnation qu'elle pressentait. Françoise, assise toute sage, la regardait
s'agiter. La perspective d'un avenir aussi dramatique la laissait
indifférente. Elle souriait intérieurement à la découverte qu'elle venait de
faire : ainsi donc, elle avait une jolie frimousse.
La Communion
Après que la doctrine chrétienne fut déversée à profusion dans nos
esprits enfantins, après que l'enseignement catholique fut dispensé, jour
après jour, dans toutes nos activités, il fallait solliciter chez les élèves,
bien mises en condition, une adhésion active, un engagement absolu. La
Communion solennelle remplissait cette fonction.
À onze ans, la fillette va devoir jurer son allégeance à l'Église
catholique pour la vie. Comme si l'on avait peur que les consciences
s'éveillent et hésitent devant une telle décision, un nouveau temps est
consacré au renforcement de la suggestion, c'est la Retraite de
Communion. Elle est peu différente des autres retraites mais réservée à
cette seule tranche d'âge tandis que les autres regroupent tout
l'établissement. Durant les trois jours les petites filles sont préparées
intensément à cet engagement, personne ne leur apprend qu'il s'agit d'un
choix et qu'elles peuvent ne pas le faire. D'ailleurs, cette liberté leur
serait-elle donnée qu'elles ne s'écarteraient pas de « notre Sainte Mère
l'Église hors de laquelle il n'y a pas de salut ». Comment iraient-elles
rejoindre les rangs des païens sauvages (toujours représentés dansant en
pagne, grands enfants débiles voire cannibales que nos braves
missionnaires vont évangéliser dans « nos belles colonies »), des athées
(orgueilleux intellectuels, amoureux de leur intelligence, proches de
Lucifer, et dont il faut se méfier, leurs raisonnements spécieux étant
extrêmement pernicieux), des mécréants, (gens un peu frustres, terre à
terre, enlisés dans leurs problèmes de commerce ou de jouissance qui
refusent de se poser des questions d'ordre métaphysique). La
représentation qu'on nous fait de ces malheureux égarés hors du troupeau
ne donne pas envie d'aller brouter avec eux hors des prairies surveillées
par le Bon Pasteur !
Donc, nous allons sans hésiter nous engager pour la vie et cela va
donner lieu à une grande fête qui, à elle seule, suffirait à entraîner
l'adhésion. Certes les religieuses ne vont pas laisser leur communion
dériver comme celle des paroisses vers des journées de « grande
bouffe », le temps libre entre messe, vêpres et procession est trop court,
mais la beauté de la journée, les robes longues en organdi, préfiguration
de la robe de mariée ou de celle de la « prise d’habit », toutes raides de
petits plis, le diadème et le long voile blanc, légèrement amidonné, le
lourd cierge, la famille réunie habillée de neuf, des chaussures qui
craquent et font mal jusqu’au chapeau à voilette, les cadeaux : missel,
chapelet, montre, stylo et rond de serviette en argent, ne peuvent que
nous persuader qu'il s'agit du « plus beau jour de la vie ». À l'évocation de
cette cérémonie, la mémoire des « anciennes » s'exalte :
- Suzanne : « Ce qui me fascinait, c'était l'odeur de l'organza, sorte de
fraîcheur piquante, vivifiante, hors des fragrances quotidiennes. Ce
parfum était pour moi une bouffée d'air frais, d'oxygène bienfaisant au
milieu de cet univers lourd d'encens, d'encaustique et de naphtaline. »
- Christiane : « Ah, quel souvenir ! Un des plus beaux jours de ma vie, et
la robe y est pour beaucoup. D'abord le retraite, on pensait, on priait et
on tricotait, la veille on étalait sa robe sur son lit. C'était à qui aurait la
plus belle (la plus chère aussi). Le dortoir devenait somptueux. Plus le rite
des images pieuses : toutes les amies venaient déposer sur le lit une
image avec une pensée personnelle et sa signature. On mesurait ainsi sa
célébrité à l'intérieur de la pension. J'en eus beaucoup bénéficiant pour
une fois de ma sœur ou plutôt de ses amies. »
Splendeur du rite, nous pénétrons dans la chapelle en procession,
longue file blanche, cierge à la main. L'orgue éclate, majestueux. Les
mères se tournent pour voir entrer leur progéniture en tamponnant
délicatement une larme, sous la voilette, sans effacer le maquillage. Nous
leur jetons au passage un regard rapide dans l'ombre des cils, sans nous
départir de notre maintien recueilli. Nous suivons la messe dans le
nouveau missel superbement relié de cuir où nous avons, déjà classées,
les images de communion offertes par nos compagnes. J'ai un acte à
réciter, pas celui que nous désirons toutes et qui est réservé à la première
du catéchisme. « L’acte aux parents », mais un assez long morceau que
j'ai beaucoup répété. J'ai le trac comme si j'entrais en scène. Cependant
je m'en tire honorablement. Il est vrai qu'il faut prendre pour le dire un
ton récitatif, sans phrasé, mécanique, la voix haut placée dans un registre
aigu, totalement artificiel.
Après le sermon, composé avec soin, depuis de longs jours, par le
prêtre invité qui s'en acquitte solennellement dans la grande tradition et
que nous écoutons distraitement car il est plus au niveau des parents qu'à
celui des petites filles malgré l'adresse, nous allons, toujours en
procession, prononcer le serment qui va nous lier, main tendue sur la
bible.
« Je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres et je m'attache à
Jésus-Christ pour toujours. » Est-ce Satan qui reprend son pouvoir sur
moi ? En ce moment le plus grave de ma vie et pendant que je prononce
la phrase rituelle, voilà que je me prends d'admiration pour ma main
tendue et, frivole, je pense, au moment suprême : Dieu que mes gants
blancs en chevreau sont jolis ! Curieuse forme d’absence, de résistance.
D'autres ont des ennuis qui interfèrent gravement dans leur piété :
- Suzanne : « Ma première communion a été le jour le plus horrible de
mon enfance. La semaine de retraite, période de recueillement et
d'endoctrinement intensif m'a donné d'affreux cauchemars. J'étais chaque
jour effrayée par la grandeur de Dieu qui allait descendre dans l'enfant
trop sensible que j'étais. Quelle angoisse ! De plus, voilà qu'il fallait être
« pure » pour le recevoir. Mais qu'est-ce que c'était « être pure » ? Je ne
voyais qu'une réponse : ne plus du tout s'occuper de son corps, surtout en
ce qui concernait les zones génitales et anales, Je décidais donc, pour ne
pas risquer de me « toucher », de ne plus me laver comme ma mère me
l'avait appris. Les démangeaisons ont commencé l'avant-veille du grand
jour. Le samedi, je vécus un martyr en allant me confesser. Impossible de
me gratter. Quant aux cérémonies du dimanche, leur seul souvenir me
bouleverse encore. Ce fût un supplice. Enfin, le lundi, je pus me laver et
mes cauchemars cessèrent. »
Au-delà des petites préoccupations individuelles, la cérémonie s'achève
dans le faste des orgues. Embrassades à la sortie. Nous comparons nos
robes, toutes persuadées d'avoir la plus belle. L'après-midi, après le repas
rapide au restaurant, les cérémonies religieuses reprennent. Vêpres et
procession dans le parc à la grotte de Lourdes : « Tantum ergo
sacramen... en...to ». Mais l'émotion du matin n'est plus là, c'est long et
l'ambiance est à la fête, nous avons quand même un peu trop mangé,
estomac lourd et fourmis dans les jambes, nous sommes frivoles,
facilement distraites, nous chuchotons et regardons discrètement les
frères de nos amies du coin de l'œil, ils sont mignons, mignons !
Le soir, nous avons droit à un autre dîner au restaurant, le voile
enlevé, la robe fripée et les chaussures blanches déjà sales. À vingt-deux
heures, il faut rentrer, la fête est finie... Nous enfilons de nouveau
l'uniforme et les mères emportent les belles robes défraîchies devenues si
vite inutiles.
L'Opposition
La pression (l’oppression ?) qui agit sur nous est écrasante, pression
externe, nous sommes sans cesse sous surveillance. Chaque groupe vit,
se déplace sous la vigilance attentive d'une religieuse, surveillance
évidente dans la plupart des cas. Surveillance cachée à d'autres moments
: écoute derrière les fenêtres ouvertes sur la cour de récréation, dans le
renfoncement d'une porte pour surprendre les bavardes, dans la cage
d'escalier, à l'angle d'un couloir. Nous appelons cette pratique
« l'espionnage ». Surveillance « interne » par l'emprise de la religion. Dieu
est en nous et connaît tout de nous, nos intentions, nos pensées les plus
secrètes, rien ne lui échappe et la confession quasi obligatoire fait de
nous-même notre propre inquisiteur.
Nous n'échappons pas à la pratique habituelle dans les collèges
catholiques de garçons : la direction spirituelle, même si elle est ici moins
institutionnalisée, plus libre. Les chanoinesses veulent renforcer leur
influence sur leurs élèves par des entretiens particuliers. Chaque
pensionnaire peut, si elle le désire, mais c'est vivement conseillé, choisir
une religieuse à qui elle confiera la direction de sa vie. Christiane se
souvient avoir été très sollicitée en classe de 6e, par une Mère qui lui
proposait : « Vous pourrez me faire vos confidences, vous pourrez tout
me dire ». Et Christiane de fuir cette Mère indiscrète !
Ces confidences permettent aux religieuses de connaître les secrets du
pensionnat. La délation n'est pas conseillée ni entretenue, certes, et le
secret de la confession est bien gardé, mais comment ne pas entendre les
rapports que font certaines petites filles souvent bien intentionnées parce
que bien conformistes, sincèrement choquées par tel ou tel manquement
à la règle ? Il n'est pas besoin de solliciter la dénonciation, elle se fait
spontanément dans les petites classes. Dans les grandes classes règne, en
général, une complicité entre les élèves qui la rend impossible. À NotreDame de Flers, les religieuses essaient de mettre en place le vote de
déléguées de classes. Cette initiative nous semble suspecte et nous la
refusons. Le monde des adultes est devenu, pour nous, un monde hostile
et dialoguer avec lui nous apparaît une démarche semblable à la
Collaboration, de sinistre mémoire.
Comment garder une part de liberté, d'originalité, d'individualité, de
fantaisie dans cet enfermement ? Les petites filles deviennent des
expertes en dissimulation. Les rires se transforment en toux, en grimaces
de douleur au surgissement soudain de la surveillante, on disparaît sous le
bureau à la recherche d'un objet tombé, imaginaire. L’agressivité se
donne libre cours par des coups de pieds sous la table tandis que les
visages affichent des expressions angéliques.
Nous connaissons toute la géographie de la surveillance : silence au
tournant de l'escalier, trois marches pour parler vite, à voix très basse, à
nouveau silence, regard droit, expression vide. La religieuse postée en
haut, l'oreille aux aguets, a entendu un murmure : « Qui a parlé ? »
Étonnement feint : « Personne, ma Mère. »
Selon qu'elle a envie ou non d'une épreuve de force, la surveillante
acceptera cette réponse ou provoquera la dénonciation en punissant soit
au hasard soit globalement la classe.
Les gentilles jeunes filles apprennent le mensonge et deviennent des
comédiennes accomplies. Elles peuvent plaquer en quelques secondes le
masque de la douceur, de la sagesse, de l'innocence sur leur vrai visage.
Désignée au hasard pour faire des excuses pour quelque peccadille au
nom de toute la classe de 5e, je me révolte. Je me débats, je refuse de
toutes mes forces. Rien n'y fait. L'enjeu est d'importance puisqu'il s'agit
d'échapper à la retenue lors d'un dimanche de sortie. Alors je cède. Face à
la religieuse et devant toute la classe, je la prie d'accepter mes excuses.
Toute mon attitude contredit mes paroles. Rebelle, butée, le regard noir,
je lui crache mon mépris en même temps que ces paroles obligées et
détournées de leur sens. Elle ne s'y trompe pas et enrage, me traite
d'insolente, ce que je suis au plus profond de moi. Elle double la
sanction... alors je craque. Mon regard s'éteint, je baisse la tête, courbe
l'échine. Parfaitement hypocrite, mielleuse, fausse, je répète « sur un
autre ton » comme on m'en a intimé l'ordre, les paroles d'humiliation. La
religieuse est contente, elle a obtenu ma reddition, elle m'a mâtée. Cela
s'appelle casser le caractère. Elle s'en va droite dans ses voiles noirs,
orgueilleuse d'avoir gagné une partie de bras de fer devant la classe
réunie. On peut imaginer qu'elle relatera la scène aux autres sœurs, ce
soir, au couvent et qu'elle obtiendra des compliments pour sa fermeté.
Mais les dés étaient pipés ma Mère ! Vous aviez le pouvoir absolu. Que
croyez-vous que j'aie appris ce jour-là ? J'ai appris à sacrifier mon amourpropre pour un bénéfice plus grand. J'ai appris que la fin justifie les
moyens. J'ai appris la compromission pour laquelle j’étais si peu douée. Et
surtout, j'ai appris la haine, ma Mère, la haine de l'impuissance. Après
tout, merci ! C'était une bonne leçon. Je sais maintenant que l'on obtient
rien ni par la force ni par l'humiliation et qu'il ne suffit pas d’avoir le
pouvoir, encore faut-il en user en respectant l’autre. Il est des victoires
qui sont des défaites et la reddition n'entraîne pas forcément l'adhésion.
L'opposition ne se révèle pas dans les mots, ce serait trop dangereux
et une réponse vraie, une explication franche, l'exposé de nos désaccords
entraînerait l'exclusion. Nous n'avons pas la parole ainsi qu'on nous le
rappelle souvent. On nous fait taire. Cependant lorsque la révolte gronde,
elle s'exprime dans la musique de la phrase. Il nous est souvent demandé
de « changer de ton » et cette demande, cet ordre, nous l'entendons
comme une menace.
Contrairement à ce qui se passe dans les écoles actuelles où les
maîtres, privés de moyens de coercition, doivent entraîner l'adhésion de
leurs élèves pour enseigner; à cette époque, en nous privant de visite ou
de sortie, c'est-à-dire de contact avec l'extérieur et avec nos sources
d'épanouissement affectif, nos éducatrices ont à leur disposition l'arme
absolue qui nous soumet. Dans cet enfermement et avec l'âge, nous
devenons frondeuses, nous commençons à avoir entre nous suffisamment
de solidarité pour faire front commun. Les vengeances ne sont pas toutes
solitaires.
Christiane : « En 4e, je ne voulais plus faire de latin. Notre maîtresse
principale était une novice couverte de grains de beauté sans pour cela
être belle. On ne s’aimait pas beaucoup toutes les deux. J’essayais un jour
de la faire mourir de peur et je réussis presque. J'eus quelque temps un
animal familier original et apprivoisé. C'était un orvet. Qui sait, c'était
peut-être une vipère ? Il dormait dans ma règle creuse ce qui me
permettait de le promener avec mes livres. Je l'avais recueilli dans les bois
un jour de promenade. C'était en cachette l'attraction de la classe. Un
matin, pour voir, je l'ai mis dans le tiroir du bureau de Sœur X. ... Adieu
petit ami... En le découvrant terrorisée, elle hurla, jeta le tout par la
fenêtre. On s'aima encore moins par la suite. »
L'opposition tenta un moment de se structurer mieux. Nous avons alors
essayé de monter une société secrète. Tous les membres de cette société
devaient avoir un carnet où les règles qui nous réunissaient étaient
écrites. Ces règles étaient, en négatif, celles édictées par le règlement du
pensionnat. Ainsi, nous devions nous tutoyer, mettre une chaussette à
l'envers pour nous reconnaître, etc. Nous pouvions communiquer au
dortoir, chacune dans sa chambrette grâce à l'alphabet morse recopié
dans le dictionnaire. Aucun média ne nous avait appris que d'autres
mondes carcéraux utilisaient ce procédé, nous réinventions ce que tous
les prisonniers connaissent bien. Hélas, ces petits coups dans le bois de la
cloison étaient d'un usage peu pratique et la conversation, par ce procédé,
forcément limitée. Les maîtresses perplexes ne réagirent pas, comprenant
mal quel complot s'ourdissait. En fait, il n'y en avait aucun. Il suffisait de
faire partie du groupe pour retrouver une part de notre liberté. La société
secrète tourna court lorsque les religieuses mirent la main sur l'un des
carnets. Nos maîtresses manifestèrent un grand étonnement devant ces
contre-règles dont elles ne comprirent pas le sens révolutionnaire. Il n'y
eut pas de sanction car nous avions pris la précaution de ne pas y inscrire
nos noms. Nous sortions de la guerre et la Résistance nous avait appris
quelques règles élémentaires de survie pour échapper à l'ennemi !
L’Amour
Lorsque le vieil abbé Guillaume, celui qui a vécu avec les chanoinesses
toute leur histoire depuis le début du siècle, vient en visite. La joie est
grande chez les religieuses, on sait ce qu'on lui doit et on le reçoit en
bienfaiteur. Que voit-il, lui si vieux qu'il en parait éternel lorsqu'il assiste
au défilé des rangs à travers ses lunettes, loupes brinquebalantes. Voit-il
une différence entre les générations qu’il a connues, celles de ma grandmère, de ma mère et la mienne ?
Les religieuses sont toujours de saintes filles : même costumes, même
onctuosité. On joue le même rôle dans la même pièce. Sauf celles qui sont
aux postes de responsabilité et qui se doivent d'être fortes, les nonnes se
veulent fraîches, pures, naïves, douces, enjouées « un saint triste est un
triste saint », humbles, dévouées et bonnes. Toutes les religieuses sont en
chemin vers la perfection.
Les demoiselles qui défilent dans leurs tabliers noirs et chaussettes
montantes sont aussi de « bonnes petites », bien disciplinées, sages
malgré quelques peccadilles grossies pour l'exemple : bavardages ou fous
rires mal contenus qui sont le fait de la jeunesse. Des petites élèves si
bien conformisées, pas de rébellion, pas de brebis galeuse, pas
d'originalité, toutes uniformes, coulées dans le même moule, les mères
chrétiennes de demain. Croit-il avoir tout vu le bon abbé Guillaume quand
il a constaté que le pensionnat perdure, semblable à lui-même au fil des
générations ?
Le monde change derrière les hauts murs de la clôture et les
religieuses ne le savent pas mais nous, nous le savons. Là-bas, très loin, à
Paris, Juliette Gréco chante à Saint-Germain-des-Prés, Sartre parle de
l'existentialisme, Simone de Beauvoir va écrire « Le deuxième Sexe »
mais nous ne sommes encore pas prêtes à la lire ! Mouloudji nous frôle de
sa voix tendre : « Un jour tu verras, on se rencontrera... ».
Pendant les vacances, nos camarades venus de là-bas avec leurs
vestes écossaises à longs effilés nous racontent : …à Paris…
Sous les uniformes, nos corps grandissent, la robe chasuble remonte
sur le devant gonflée par les petits seins tout neufs. Entre enfance et
adolescence, nous commençons à nous regarder selon les critères de la
séduction. On se découvre belle ou désespérément laide et, si le corps est
« le temple du Saint-Esprit », nous avons envie d'orner et d'honorer ce
temple.
Mon frère donne des notes aux filles : 10 pour la beauté et 10 pour la
gentillesse. Je commence à faire d'énormes efforts pour être gentille. Il en
faut car devant la glace je suis trop ceci et pas assez cela, jamais bien,
sauf mes yeux. Une maîtresse me dit pourtant que j'ai le regard éteint :
« À côté de votre mère, si pétillante ! » Je m'efforce de pétiller !
À voix basse, nous commençons à nous raconter nos amours. J'aime
un jeune homme entr'aperçu dont je ne sais rien, même pas le nom. Je
l'ai vu une heure et je ne le reverrai pas. J’ai donc un chagrin d'amour et
cela dure toute la vie chante ma mère, comme c'est intéressant. Je
raconte cela à Christiane qui compatit à ma douleur. Elle-même connait
beaucoup de garçons, sa sœur, plus âgée, se promène dans la campagne
avec eux. Nous frissonnons de peur, sans avoir une idée bien précise du
danger auquel elle s'expose. Notre connaissance des choses du sexe est
très vague, sorte de prescience instinctive, faite de rapides scènes
entrevues, de phrases laissées en suspens par les adultes lorsque les
enfants arrivent. La masturbation interdite dès la petite enfance ne se
réinstalle, très souvent, qu'à l'adolescence ou même souvent bien plus
tard. La société d’alors est sentimentale et pudique, tout au moins dans
notre milieu. Les adultes restent silencieux aux questions que nous
n'osons pas poser. Seul le dictionnaire nous donne quelques précisions,
notre imagination fait le reste avec bien des erreurs. Qui osera dire les
surprises de la première nuit ?
Mon immense chagrin d'amour se console assez vite. Au cours d'un
office inhabituel à la paroisse d'Orbec, le surveillant de l'école des garçons
est si beau, si beau... J'en rêve dans ma chambrette. J'ai pu savoir son
nom, j'écris partout : « Patrice, je t'aime ». Hélas, Patrice chantait l'office
avec tant de ferveur que plongé dans son missel il ne m'a pas vue.
Qu'importe, il suffit qu'il existe et je suis comblée.
Christiane et moi rêvons l'avenir. Je ne veux rien que l'amour, « une
chaumière et un cœur ». Je vois mon Prince arriver à cheval, la crinière de
l'animal et la cape du cavalier flottent dans le vent, des violons jouent :
« Un jour mon Prince viendra… » Ma passion sans objet s'exalte.
En classe de 3e, je crie avec Hermione : « Je ne t'ai point aimé, cruel,
qu'ai-je donc fait ? »
J'imagine la passion avant de la rencontrer. Je suis travaillée par le
désir. Je m'impatiente en attendant de rencontrer celui qui me comblera.
Dieu que l'attente est longue. Comme dans « Le Cantique des
Cantiques », je prépare le lit du bien aimé.
Nous nous racontons nos rêves, malgré les interdits, nous bavardons
partout pendant les cours, dans les rangs, en attendant devant les W.-C.,
à la chapelle. Rien de sexuel dans nos confidences, notre imagination ne
se permet pas d'aller au-delà du baiser, mais une sentimentalité vague
exacerbée dans ce monde glacé, sans tendresse. Toutefois certaines
élèves souvent issues de la campagne sont plus éveillées et plus
renseignées. Je les fuis bien qu'elles me fascinent car ce qu’elles disent
me parait sale et les dessins qu'elles font circuler, très réalistes, me
répugnent.
Nous faisons des listes de prénoms pour nos enfants à venir. Nous
dessinons les pièces de notre future maison... Nous n'imaginons rien
d'une réalisation professionnelle ou artistique. Nous ne nous projetons que
dans la maternité. Ces rêves d'avenir merveilleux permettent à toutes les
petites filles de survivre dans ce carcan où elles sont enfermées. Sous le
maintien posé, l'obéissance parfaite, l'imagination vagabonde et, de ne
pas trouver prise dans le réel, s'exalte.
Un peu ingénues et un peu perverses, femmes-enfants, mures et
immatures à l'âge troublé et troublant de Lolita, nous cherchons partout
des informations pour combler la curiosité ignorante de notre désir. Maud,
dans une autre institution catholique, ne reçoit pas plus de renseignement
que moi à Orbec sur le sujet qui nous intéresse plus que tout, elle est
pourtant plus âgée.
Maud : « À la pension, pas davantage que dans nos familles, personne
ne se charge de nous donner quelques renseignements sur la vie sexuelle.
Notre ignorance à ce sujet est telle que j'hésite à avouer ma lamentable
naïveté. J'ai dix-huit ans. Une soirée chez des amies m'amène à danser.
Le jeune homme qui vient de m'inviter pour un slow, lent et sentimental
ne tarde pas à me serrer les hanches très fort contre son bas ventre. Je
sens quelque chose, très présent contre la soie de ma robe. J'ai peur, j'ai
honte, mais je n'ose m'échapper. Enfin délivrée, je rentre chez moi sans
attendre. En chemin, des bribes d'informations me reviennent. Il me
manque tout de même l'essentiel de la connaissance sur la copulation. Au
point que j'ai soudain la frayeur de penser qu'il m'a peut-être mise
enceinte. J’attends avec impatience mes prochaines règles.
À la pension nous regroupons nos informations. Entre filles, nous
sommes obligées de supposer beaucoup de gestes. Quels sont-ils ? Quel
effet font-ils ? Un jour, Louisette, ma camarade d'études, me parle du
baiser sur la bouche. Pourquoi embrasse-t-on plus sur la bouche que sur
la joue ou au front ? Quelle différence ? Et si on essayait pour voir ce qu'il
a de particulier ? Après avoir supputé tous les risques qu'une telle
recherche présente, nous décidons que l'endroit et le moment le moins
dangereux est le palier mal éclairé qui mène vers la pièce où nous cirons
et range les chaussures.
L'étude du soir se déroule en silence. On peut, pendant ce temps,
demander l'autorisation d'aller nettoyer nos souliers si nos devoirs sont
finis. L'heure s'avance. Le moment approche. C'est Louisette qui, la
première, demande à sortir. Sans difficulté, l'instant d'après, j'obtiens la
même autorisation. Elle m'attend dans l'ombre du pallier. Plus grande que
moi, elle n'a pas de mal à me happer avec ses deux bras. Elle me serre.
Penche la tête vers moi. Cherche le dessous de mon nez. Y pose vite un
baiser et s'enfuit vers les chaussures. Cela ne m'a rien fait. Rien senti.
Nous restons, ma camarade et moi à nous demander ce que le baiser sur
la bouche a de particulier.
À n'avoir pas d'homme dans leur entourage, les jeunes filles rêvent de
tous ceux qu'elles rencontrent qu'ils portent pantalons ou soutane. La
chasteté des jeunes vicaires est mise à l'épreuve d'autant que leurs vœux
les font paraître peu dangereux aux ignorantes rêveuses.
Suzanne d'une autre pension à Rouen : « J'ai quinze ans. Lamartine
m'accompagne partout. À la pension, dans cet univers de femmes, il est
mon seul homme jusqu'au jour où... Apparaît aux offices religieux, à côté
du vieux curé gros et cacochyme, le nouvel abbé. C'est le coup de foudre,
brutal, instantané, définitif. Il me suffit de le voir officiant d'un maintien
timide. Une mèche de cheveux soyeux glisse vers le regard tendre et bleu,
un pâle sourire semble un appel au milieu de son visage encore poupon.
Sa soutane noire m'apparait comme un carcan destiné à bien faire
comprendre au monde qu'il est à jamais prisonnier de l'Église. Cette
pensée insoutenable entraîne ma décision : il faut qu'il me voie, qu'il
m'admire et qu'il m'aime à la folie, au clair de lune comme Elvire...
Passent alors des semaines et des semaines durant lesquelles je suis
pétrifiée par le bonheur d'aimer cette silhouette aux épaules graciles, à la
démarche lente et douce.
Mes journées s'appuient sur quelques moments de joie pure. Ce sont
les temps des repas au réfectoire où l'interdiction de parler m'est devenue
un bienfait. À ce moment-là, personne ne me demande quoi que ce soit.
Je peux ainsi consacrer entièrement ma pensée à l'abbé. Je me remémore
la musique de sa voix lorsqu'il chante quelques versets, ses génuflexions,
signes de croix pendant le culte. Gestes lents auxquels j'attribue une
douceur ineffable.
Je ne suis pas seule, évidemment à avoir remarqué son charme et à en
être amoureuse. Toutes les pensionnaires parlent de lui en cachette. Les
externes nous sont d'un grand secours car elles amènent des informations
importantes. On apprend qu'il vit au presbytère avec le vieux curé.
Comme il doit être malheureux avec ce grossier bonhomme.
Le soir au dortoir, autres délices. C'est le temps du bonheur total qui
précède le sommeil. Rien ne presse ma rêverie. Rien ne la trouble car
chacun de nos lits est entouré d'un rideau blanc. De sorte que cette cellule
protège mes pensées. Grâce à une pile électrique glissée sous les draps je
lis et relis Lamartine et, bientôt, je consacre de longs moments à écrire
des vers qui tous démontrent la beauté de l'amour que je découvre enfin.
Dans la nuit, le clocher rythme musicalement ces moments de grâce. Au
réveil, je cache mes écrits amoureux sous mon matelas. Un jour, les
externes apportent une nouvelle bouleversante. L'une d'elles vient de
vivre une scène inespérée. Ses parents l'ont envoyée porter un message
au presbytère. C'est l'abbé seul, ce jour-là, qui la reçoit. Il est à table. Il
l'invite à s'approcher, lui offre un peu de ce qu'il mange et, Miséricorde !
la prend pour l'asseoir sur ses genoux. Par timidité elle n'ose refuser. Il la
regarde, la fait manger et cherche à lui caresser les jambes en remontant
le bas de sa jupe. Puis la congédie. Elle devient la vedette incontestée du
pensionnat. Sans cesse elle doit raconter ce bonheur privilégié d'avoir été
regardée par lui.
C'est la confession qui m'apparaîtra la meilleure façon de me faire
remarquer. Tous les quinze jours, le samedi après-midi, nous sortons pour
aller nous confesser « à la Paroisse ». Dans la nef froide et sombre de
l'église, nous allons invariablement nous ranger à droite près du
confessionnal du vieux curé pour attendre notre tour. C'est la coutume.
Lui seul, goutteux, à moitié sourd peut écouter nos pêchés de jeunes
filles. À gauche, de l'autre côté des rangées de chaises, seul et jamais
sollicité, l'abbé se tient assis dans son confessionnal, porte ouverte,
attendant quelques rares pénitents venus de la ville.
Je prends ma décision. Je lui écrirai un poème que je plierai finement
et cacherai dans ma poche pour aller à l'église le samedi suivant. Je ne
me dirigerai pas vers le vieux mais courageusement j'irai demander la
confession à l'abbé. Aucune surveillante n'osera m'empêcher de faire ce
choix. C'est la règle : on peut décider de son directeur de conscience.
Le cœur battant, j'entrais dans l'église avec, dans le creux de la main,
mon billet qui se terminait ainsi :
M'as-tu entendue ?
M'as-tu écoutée ?
Voudras-tu m'exaucer ?
Quel rêve de te dire tout bas que je t'adore !
Dans la pénombre, je n'ai aucun mal à laisser le rang et à me glisser
sans bruit derrière les piliers vers le confessionnal décisif. Une bouffée de
chaleur me submerge. L'espace d'un instant, je pense que personne ne
m'a vue et qu'ainsi nous pourrons enfin bercer nos âmes l'une par l'autre.
J'attendrai, puis je le verrai lever vers moi des yeux embués de larmes, en
reconnaissance de l'amour que je lui apporte. Sans bruit je me glisse dans
la case réservée du confessionnal. Je m'agenouille. Le petit volet de la
grille de séparation est glissé. Sans doute est-il en train de confesser un
autre pénitent du côté opposé. Le temps passe. Bouleversant. Mon cœur
bat à rompre. Vais-je résister à l'émotion ? Hélas, l'abbé ne tira pas le
volet de séparation pour me donner, au travers de la grille, son regard de
rêve. Ce volet-là, il ne le tira jamais plus. Car il avait quitté la ville. Parti
sans espoir de retour. Notre petite camarade avait fait l'erreur de raconter
à ses parents l'histoire de son repas avec lui. »
Les romans que me prête ma grand-mère, pendant les vacances,
racontent toujours l'histoire d'amours impossibles, de passions interdites.
L'un des protagonistes est déjà marié ou engagé par une promesse
(engagement religieux) qui le lie pour la vie et empêche la réalisation de
ce grand amour. Il existe toute une sous littérature romantique de ce style
que je dévore. L'un des auteurs favoris de ma grand'mère a pour
pseudonyme : Pierre L'Hermitte. C'est, je crois, un ecclésiastique. Mon
père désapprouve ces fadaises qui s'illustrent de merveilleuses gravures
1920 où des dames crantées, habillées par Poiret, s'évanouissent dans le
baiser d'adieu qu'elles donnent à leur amant, de préférence au bord d'un
lac et au clair de lune. Le thème de l'amour impossible, sacrifié au devoir,
à l'honneur, connaît une vogue immense chez les femmes de mon milieu.
Si ce thème remporte alors un tel succès, c'est qu'il évite la réalisation de
l'acte sexuel représenté comme violent, sale et déshonorant, bestial ou
insipide quand il devient un devoir conjugal.
Ma mère dit avec « âme » le sonnet d'Arvers :
Mon âme à son secret, ma vie à son mystère,
Un amour éternel, en un moment conçu,
Le mal est sans remède, aussi j'ai dû le taire
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su...
Si moraux qu'ils soient, ces romans sont rigoureusement interdits au
pensionnat, au même titre que la revue préférée de Christiane « Ciné
Monde » qui fait son apparition.
Enfermées, isolées, tout besoin sexuel dénié, malgré la mièvrerie de
cette éducation, Monsieur l'abbé Guillaume, savez-vous que, plus tard,
beaucoup de vos saintes petites filles seront les plus dissipées de
l'Université, les plus chahuteuses ? Savez-vous qu'elles éclateront dans
tous les monômes, dans toutes les « surprises-parties », dans toutes les
fêtes où leur sexualité brimée libérera sa folle énergie ? À tort, leur
réputation en souffrira, car, malgré les apparences, elles resteront
longtemps pures, vierges, jusqu'à ce que le Prince Charmant... Pour
d'autres, hélas, la castration aura mieux réussi. Elles resteront, frileuses
et malheureuses au bord de la vie.
Ni sages, ni folles et les deux à la fois, les jeunes couventines...
Cependant, selon le degré de rigueur morale intégrée, elles
préserveront longtemps, mais rarement jusqu'au mariage, leur virginité,
parce qu’elles adhérent à la morale chrétienne sans doute mais aussi,
souvent, parce qu’elles redoutent les conséquences de l'acte sexuel tant
physiologiques (la pilule contraceptive n'existe pas encore) que
psychiques. C'est, je crois, la meilleure réussite de cette éducation de
n'avoir pas fait de nous des femmes légères. L'amour restera toujours
pour les élèves des couvents une relation importante et grave malgré
l'émerveillement de la découverte sexuelle. Quelle que soit la façon dont
elles géreront, plus tard, leur vie amoureuse, les demoiselles de NotreDame conserveront toujours cette barrière bien solide de l'interdit qui
ajoute en retour à toute transgression le charme enivrant d'un danger
mortel comme le péché. Effet pervers et merveilleux que, dans leur
inexpérience, les chanoinesses ont méconnu.
Maîtresses passionnées ou femmes frigides, vierges ou dévergondées,
excessives en amour. Merci aux hommes qui ont su apprécier les
Couventines :
L'Amitié
« Les élèves », ainsi nommées quand les religieuses parlent de nous,
« mesdemoiselles » quand elles s'adressent à nous, « les filles » quand
nous parlons de nous entre nous. Qui sont-elles ? Quels rapports, quels
liens organisent-elles dans cette atmosphère confinée ?
Les photos de l'époque montrent, sous l'uniforme qui les fait se
ressembler toutes lorsqu'elles défilent « en ordre et en silence » dans les
rues d’Orbec, des petites filles très différentes à cet âge indéterminé de la
prépuberté, entre enfance et adolescence, où la poitrine se dessine, où les
genoux écorchés pointent au-dessus des chaussettes blanches, maigres
comme des petits chats mal nourris qui refusent toute alimentation autre
que maternelle, ou, au contraire, grosses, boulottes par boulimie,
comblant le vide du sevrage par tout ce qu’elles trouvent, comestible ou
non. Papier, crayons déchiquetés, gomme (oh, la texture des gommes qui
ressemble à la douceur du sein maternel !). Les traits aigus ou noyés de
graisse, les grosses petites filles, les maigres petites filles, mal peignées,
aux cheveux désespérément gras et raides, nattés comme des queues de
rat, réunis en diadème branlant autour du visage ou frisottées par des
permanentes qui ont fait long feu et qui crêpent sous la pluie, essayant
d'imiter d'autres beaux cheveux naturellement ondulés, orgueil des
mères. Peu d'entre nous portent ces longues nattes lourdes qui font la
fierté des grandes lorsqu'elles les dénouent, luxuriantes, vagues
ondulantes, vivantes, animales, image de la féminité que nous envions
toutes mais que les religieuses redoutent et déconseillent à cause du
temps requis pour les peigner et des poux toujours à l'assaut de ces
somptueuses toisons. Petites filles mal lavées, négligées, un peu sales,
aux odeurs sauvages, mal fagotées dans l'uniforme de guingois, mal
boutonné, sans ce regard d'amour qui fait se redresser le chapeau,
s'ordonner les boucles gracieuses, s'allonger la jupe retroussée, se tendre
les chaussettes bouchonnées.
L’une, pourtant, mignonne, gracieuse sans mièvrerie, coquette avec un
goût très sûr du détail qui féminise l'uniforme, soignée par elle-même et
pour elle-même, suffisamment mûre pour s'assumer seule loin des soins
maternels : Christiane, mon amie. Nous avons dix ans. Je sais pourquoi je
l'ai élue. Elle a cette fermeté de caractère que je n'ai pas. Elle est forte,
les autres ne lui font pas peur, elle sait dire « non » même à un adulte,
sans agressivité, sans esprit de contestation ni de rébellion, « non »
simplement, fermement, parce qu’elle pense « non ».
Un jour, une lampe à pétrole enflammée se renverse dans le réfectoire
provoquant la panique générale et, en quelques secondes, la fuite vers
l'extérieur d'un troupeau terrorisé. Christiane, seule, reste à sa place,
mesurant la situation, impassible malgré les hurlements de peur autour
d'elle.
Christiane, dangereuse parce qu’elle résiste pacifiquement, yeux dans
les yeux, aux débordements de l'autorité, à la folie du pouvoir absolu des
maîtresses sur les élèves. Christiane aussi qui, par sa sœur aînée, s'éveille
aux garçons, avec qui je peux rêver d'amours romantiques et totalement
irréels, Christiane ma confidente.
Nous « bavardons ». Les filles et plus tard les femmes ne parlent pas,
elles bavardent. Leurs paroles, fussent-elles échange d'idées, échange de
ce premier regard sur les autres et sur le monde, au sortir de l'enfance,
échange de rêves qui construisent l'avenir, sont vidées de leur
importance, dévalorisées, jugées sans consistance ni sens, c'est du
« bavardage », du bruit et donc interdit. Pourquoi empêcher ce
chuchotement, ce murmure à voix basse des petites filles. Pourquoi les
religieuses redoutent-elles ces conversations à deux ? Qu'y a-t-il de si
dangereux ? Pourquoi faut-il toujours maîtriser, censurer ?
« Annick, vous êtes appelée au bureau de Mère Préfète. » Je m'y rends
tremblante. Je ne me pose pas la question : qu'ai-je fait ? Je ne sais pas
ce qui est bien ou mal, ce sont les maîtresses qui le savent et me le
disent. Si je suis convoquée c'est obligatoirement que je suis « en faute »,
aucun doute là-dessus. J'ai fait quelque chose de mal et j'ai très peur de
cette grande femme rigide qui me toise avec mépris. J'apprends dans ce
bureau, face à cette religieuse qui se prend à me détester et à me
poursuivre de sa vindicte que toute amitié est dangereuse et que je ne
dois plus parler à Christiane, jamais, sous aucun prétexte. Je sors du
bureau abasourdie. Pourquoi cette cruelle interdiction ? Rien ne m'est
expliqué, je dois obéir, c'est tout. L'horreur de la Préfète pour cette faute
virtuelle que j'ignore est perceptible, j'ai peur de cette répulsion que
j'inspire. Christiane se précipite. « Que vous a-t-elle dit ? » Je ne peux lui
répondre, c'est interdit, et que pourrais-je dire ? À la récréation suivante,
Christiane vient vers moi, joyeuse, innocente. « Vous venez jouer avec
moi ? » Je me détourne sans répondre, la gorge serrée. Christiane s'en va
vers d'autres, déçue. La surveillante m'intègre de force à la partie de
ballon obligatoire et je vais immédiatement grossir les rangs des
prisonnières sans essayer de me délivrer.
Le temps passe et l'interdiction s'estompe dans mon esprit. J'ose dire
un petit mot à Christiane, en groupe, de loin. Puis un sourire complice, un
rire, la conversation reprend entre nous. Christiane ne sait pas ce qui a
provoqué cette longue bouderie. Je ne peux lui expliquer qu'il y a en elle
(en moi ?) quelque chose que je ne connais pas mais qui est sale,
dangereux, indiciblement mal, interdit qui provoque la répulsion de Mère
Préfète.
Avec le temps, notre amitié renaît et, avec elle nos bavardages.
J'oublie, peu à peu, toute prudence. Nouvelle convocation, nouvelle
admonestation. Cette fois je me rebelle devant l'injustice et l'arbitraire. Je
parlerai à Christiane, qu'on le veuille ou non. Entêtée, j'affirme avec
vigueur à Mère Préfète qui suffoque devant une telle insolence : « Il n'y a
pas de raison. »
En effet, il n'y a que la folie de ces femmes frustrées. Mes parents
redoublent l'interdiction et cherchent à savoir :
- « Qu'est-ce que vous faites toutes les deux ? »
- « Nous discutons. »
Mon Père n'ose pas insister, il a peur de troubler mon innocence. Il se
méfie de Christiane mais il se peut que les religieuses fantasment,
comment en être certain ? Nous devenons suspectes à nos propres
parents, suspectes à nous-même.
Les grandes vacances arrivent. Le jour du départ, mon père est
convoqué par la Révérende Mère. Le verdict tombe comme une
condamnation :
- « Monsieur, nous vous prions de ne pas remettre votre fille chez nous
à la prochaine rentrée. Elle est renvoyée. »
L’Exclusion
Toute la famille est déjà en voiture, mon père arrive à grandes
enjambées. Avant de démarrer il dit froidement : « Elle est renvoyée. »
Silence. Ma mère se tait, elle a envie de me consoler mais n'ose pas.
Silence. Je me recroqueville à l'arrière de l'auto. J'ai accompli le pire.
Je suis comme un criminel après son délit lorsqu'il réalise que sa vie a
basculé et qu'il a commis l'irréparable. Je vis le bannissement, le rejet
total. J'attends ce qui va arriver, enfermée en moi-même, claquemurée,
butée, tous muscles tendus, pour une fois sans une larme.
Silence. Même mon frère se tait, il sait que la moindre facétie, la
moindre parole, le moindre bruit peuvent déclencher la colère paternelle.
Silence. À l'autre bout de la banquette, ma grand-mère prie pour moi.
J'attends. Dans ma tête se déroulent les rumeurs qui courent au
pensionnat sur le sort des filles renvoyées. Les punitions sont terribles :
enfermement au pain sec et à l'eau, maison de correction, mise au travail
comme employée de maison (dégradée la demoiselle !), corrections
physiques, orphelinat. Quelle sanction mon père va-t-il choisir ? J'ai peur.
À la maison, mon père se tait toujours. Il a de longs conciliabules avec
ma mère. Ni elle, ni ma grand-mère ne me parlent de ce renvoi. Elles
n'ont pas leur mot à dire. Dans une circonstance aussi grave, c'est au père
de sévir. J'attends.
Rien ne vient, peu à peu je me rassérène, je commence à oser jouer et
rire discrètement. Un jour mon père annonce qu'il a rendez-vous avec la
Révérende Mère : « Je dois savoir ce qui se passe. Si cette petite est
vicieuse je dois être au courant. Je veux le motif réel du renvoi quel qu'il
soit. Tu viens avec moi », ajoute-t-il, s'adressant à moi pour la première
fois depuis mon arrivée.
La peur me reprend. Nouveau voyage silencieux. Cette fois nous ne
sommes que tous les deux dans la voiture mais il ne dit rien, l'angoisse
m'étouffe.
À Orbec, on ne reçoit que mon père. J'attends dans le couloir près du
bureau. J'attends. On délibère. Je voudrais savoir ce qui se trame, ce que
dit de moi la Révérende Mère, cette monstrueuse chauve-souris qui
m’inspire tant de peur. Je ne sais toujours pas ce qu'on me reproche sauf
mes bavardages avec Christiane. Mais pourquoi ? Pourquoi ?
Soudain, malgré la porte capitonnée, j'entends des éclats de voix. C'est
mon père qui laisse éclater sa colère, qui explose, qui tonne, qui fulmine
et pas contre moi, non, contre le système éducatif. La Révérende Mère,
habituée à ce que chacun s'incline devant elle, ne doit pas en croire ses
oreilles. Je n'entends pas sa voix. Médusée, l'orgueilleuse directrice a
devant elle un homme qui lui demande violemment des comptes. « Cette
petite fille que je vous ai confiée pour l'instruire à grand frais, qu'en avezvous fait ? Malgré ses capacités, elle a doublé sa 4e et vous me dites
qu'elle n'est pas encore capable d'entrer en 3e après ce redoublement.
Vous vous dites pédagogue et je vous ai payée à ce titre. Votre travail
auprès d'elle est un échec. Pourquoi ? Pourquoi l'inquiéter, la suspecter, la
persécuter pour une faute que vous reconnaissez vous-même n'avoir pas
constatée ? Pourquoi la troubler, nous troubler sans raison avec cette
suspicion qui ne repose sur aucun fait avéré ? » Bien sûr, je comprendrai
longtemps plus tard que je suis suspectée sinon accusée d’avoir une
relation homosexuelle avec Christiane. Ces mots ne peuvent être
prononcés, aucune accusation directe, mais c’est cela qui est sousentendu et qui motive mon renvoi.
La porte s'ouvre brutalement, mon père m'attrape au passage par le
bras et je le suis en courant presque jusqu'à la voiture. Nouveau silence,
autre rumination différente de celle de l'aller. À côté de moi ça bouillonne,
la colère de mon père n'est pas apaisée et je me fais toute petite pour
être oubliée. Même si je ne suis plus l'objet direct de cette colère, la
situation demeure dangereuse et j'ai avantage à disparaître. La moindre
parole, le moindre geste pourrait déclencher une nouvelle tempête.
J'apprendrai à la maison, entre deux portes, ce qui s'est dit. « Rassurezvous, Monsieur, non, il n'y a pas eu de mauvais gestes ni de mauvaises
paroles entre les deux petites filles malgré notre surveillance renforcée,
nous n'avons rien surpris d'équivoque. Mais elles étaient sur la mauvaise
pente, nous ne voulons pas d'amitié particulière entre nos élèves. Pour
cela, les bavardages à deux sont strictement interdits. De plus, Annick ne
travaille pas, elle est comme absente, rien ne l'intéresse, elle est
paresseuse, elle ne participe à aucun mouvement religieux. Nous ne
savons pas comment la prendre. Sa place est ailleurs. » Mon Père est
d'accord là-dessus mais il leur laisse avant de m'emmener quelques sujets
de méditation sur le rôle des éducatrices.
Je ne me suis jamais fait gronder pour ce renvoi.
La liste des renvoyées de Notre-Dame d'Orbec est longue : Christiane,
bien sûre, fut exclue en même temps que moi mais elle n'en fut pas
avertie. Sa maman ne le lui dit pas pour ne pas la troubler.
Françoise, renvoyée parce qu'elle avait acheté, au cours d'une sortie,
un roman policier de Peter Chesney et une paire de bas nylon qu'elle avait
attachée avec des épingles à nourrice au bas de sa culotte « Petit
Bateau » faute d'avoir un porte-jarretelles. Ces deux achats révélaient,
bien sûr, un esprit dangereusement perverti.
Et celle-ci, rencontrée beaucoup plus tard dans l'exercice de ma
profession. Son fils de douze ans avait volé quelques friandises dans un
grand magasin. La mère, de sa propre initiative, avait conduit le garçon
chez le juge des enfants. Étonné d'une démarche aussi inhabituelle et
cruellement sévère, avant de sévir, le magistrat avait demandé, outre
l'examen psychologique de l'enfant que je pratiquais, une enquête sur la
famille. L'assistante sociale zélée interrogea l'école où la mère avait fait sa
scolarité : Notre-Dame d'Orbec. Cette femme avait été renvoyée du
pensionnat depuis environ quinze ans. Pourtant, les religieuses n'avaient
pas désarmé leur dégoût à son endroit. Elles n'avaient pas hésité à révéler
à l'enquêtrice le motif du renvoi : au dortoir, on avait surpris cette grande
élève en train de se masturber. Tant d'années après, au détour d'un
dossier de justice, je retrouvais l'esprit de Notre-Dame.
Et d'autres encore... ratées de l'éducation chrétienne et promises à un
avenir détestable, victimes des fantasmes de ces religieuses pour qui le
sexe était devenu l'objet d'une fascination horrifiée. Certes, on peut
penser qu'elles avaient à régler de temps à autre, quelques problèmes
d'homosexualité comme tous les internats en secrètent (en secret !) mais
elles étaient devenues, au fil du temps d'une sévérité outrancière et leur
surveillance suspicieuse quasi persécutrice a laissé dans mon esprit et
dans l'esprit de beaucoup d'anciennes élèves un souvenir profondément
choqué.
Après
Au cours des grandes vacances suivantes, je conservais des
événements un sentiment de malaise, une oppressante culpabilité.
Quelqu'un m'écrivit une lettre. Qui ? Je ne le sus jamais. Je déchirais
l'enveloppe sans l'ouvrir. Cette missive provenait sans doute de l'une de
mes condisciples et j'avais acquis le sentiment que les relations avec les
filles, comme avec les garçons, m'étaient interdites. Je devins solitaire.
Mes parents disaient de moi : « Comme elle est timide et sauvage ».
Je passais mes vacances avec les livres pour seuls compagnons. Quant
à mes années de pensionnaire à Orbec, je décidais de n'y plus penser.
Jamais. Et je tins parole. Pendant trente ans aucun souvenir ne se
présenta à ma mémoire. Aucune association d'idées, aucune image. Rien.
Cinq ans de ma vie s'étaient engloutis dans l'oubli.
Je poursuivis mes études chez les Dames de Saint-Maur à Flers.
L’ambiance y était beaucoup moins rigide et plus chaleureuse. Je m’y plus
autant qu’on peut se plaire en pension. Je nouais des liens d'amitié qui ne
furent pas interdits. Je devins plus rieuse, mais je gardais une méfiance,
une réticence dans toutes mes relations. J'avais perdu ma confiance et ma
spontanéité.
Trente ans après, maman a reçu la visite de Christiane et m'en a
avisée. « T'en souviens-tu ? Si tu veux la revoir voilà son numéro de
téléphone... » Brusquement, ce qui m'envahissait, ce n'était pas des
souvenirs, mais un amalgame de sentiments où se mélangeaient la
gentillesse, la douceur, l'admiration, la tendresse et aussi le malaise, une
impression d'interdit, de sale, de dangereux et surtout de peur. J'étais
bouleversée entre toutes ces contradictions. J'hésitais pendant deux jours
à téléphoner. Quand je pris l'appareil, ma main tremblait comme si je
faisais quelque mauvaise action. J'avais l'impression de devoir déployer
une immense énergie pour traverser un mur. J'ai revu Christiane.
Pour la première fois nous nous sommes tutoyées. Nous avons à
nouveau bavardé des heures durant, confrontant nos souvenirs, nos idées,
nos croyances, le passé, le présent. Tant de chose à raconter, en fait,
toute notre vie : le mari, les enfants, le métier, la maison. Tout ce que
nous avions créé, étrangement semblable, et qui n'était, somme toute,
pas si mal. Peu à peu, au fil de notre épuisant « bavardage », mes
souvenirs ont perdu leur dangerosité. Ils sont revenus en foule. Enfin...
Nous sommes retournées à Orbec. Ensemble nous avons revisité le
pensionnat et même le couvent désaffecté. Je n'avais presque plus peur
mais je me sentais comme oppressée. Ce jour-là, nous nous sommes
quittées très tôt, la visite nous avait épuisées.
Plus tard j’y suis retournée avec Suzanne, mon amie journaliste. Les
quatre nonnes qui vivaient encore dans la maison, jadis le presbytère,
nous ont bien reçues. Je ne me suis pas présentée de peur que le souvenir
de mon renvoi soit encore présent. Elles étaient très âgées et de santé
fragile. Celle qui nous a parlé a eu un doute quant à mon intérêt pour
l’histoire de l’institution. Peut-être mon visage lui évoquait-il un souvenir
qu’elle ne savait pas préciser. Moi aussi j’avais l’impression de l’avoir
connue malgré le costume civil dont elle était vêtue comme ses
compagnes. Je retrouvais chez elle la dureté de sa bouche trop longtemps
pincée, la méfiance. Elle m’a pourtant donné un renseignement très
précieux en me faisant connaître la correspondance de Pierre Fourier. En
la feuilletant avec elle, j’ai été profondément étonnée de constater que
l’esprit qui animait « le bon père » s’était conservé intact jusqu’à moi à
travers les siècles. J’ai pris conscience que, bien au-delà de mon enfance
cet ordre avait modelé des générations de femmes et que leur influence
avait été immense.
J’ai donc décidé ce jour-là, après avoir décrit la vie au pensionnat, à
Saint-Joseph et celle, secrète, du couvent de reprendre l’histoire de cette
institution par-delà ma propre expérience en la faisant se dérouler depuis
la fondation jusqu’aux souvenirs que m’ont transmises ma grand-mère et
ma mère, elles aussi élèves de Notre-Dame d’Orbec.
SAINT-JOSEPH
« Étant revenue, j’entendis que c’était le Saint Père Ignace qui m’avait
encouragée à l’instruction des petites filles de quoi l’on fait peu d’estime,
comme de petites pailles… »
Alix Le Clerc
Les Bonnes
Le nombre des sœurs converses préposées aux travaux ménagers
devait être insuffisant car les religieuses faisaient appel pour les seconder
à du personnel civil salarié. C'est ainsi que deux personnes stables
travaillaient à temps plein avec l'aide de « petites bonnes ». Hélène
prétend qu'aucune de ces petites bonnes ne va maintenant à la messe
« tellement elles ont été dégoûtées ».
Hélène a fait partie de ce personnel domestique, « le petit personnel »,
pendant seize ans. Les premières six années, elle a fait le repassage et la
lessive. Chaque lundi, elle a frotté trois heures et demie durant les
torchons au lavoir, puis le linge des religieuses et celui de certaines élèves
qui payaient pour cela un supplément. À la suite d'une maladie et d'une
opération, on a eu la bonté de lui supprimer ce travail épuisant. Elle a
donc été affectée au ménage. Elle a encaustiqué et reluit à la brosse les
parquets merveilleusement brillants à raison de neuf heures par jours
entrecoupées d'une demi-heure pour le repas du midi au réfectoire des
ouvriers. Travail sans relâche, sans une minute de repos. Une religieuse
surveille. Hélène et sa collègue n'ont pas droit de « bavarder ». Toutes
deux envient l'heure de récréation qu'ont les religieuses après le repas.
Comme pour la surveillance des élèves, la mère qui les commande arrive,
glissant sur ses pantoufles de feutre noir, sans faire le moindre bruit afin
de les surprendre.
« C'était tellement sévère ! Tellement sévère ! se souvient-elle, et le
travail... c'était fou, c'était effrayant. »
Pendant qu'aux vacances de Noël les deux domestiques remettent la
maison en ordre, on arrête le chauffage. Il fait si froid que le gel fait
éclater les canalisations.
Hélène dont le mari travaille à la ferme du couvent a honte de me
révéler le montant de son salaire. À mes sollicitations, elle finit par
« avouer » qu'il s'élève à 200 francs par mois et ne sera jamais augmenté
au cours des seize ans. Lorsqu'au bout de toutes ces années elle osera
partir, elle sera embauchée à l'hôpital d'Orbec en qualité de femme de
ménage au salaire de 700 francs !
Pendant qu'elle effectue ce travail sous-payé, sa fille est élève à SaintJoseph et les parents règlent, pour elle, une participation normale. Hélène
a maintenant plus de quatre-vingts ans, douée d'une mémoire étonnante,
elle raconte ses souvenirs avec une grande précision. Elle est mesurée
dans ses jugements, elle se méfie un peu de moi qu'elle ne connaît pas et
à qui elle a accepté de répondre. Cependant, emportée par ses souvenirs,
elle énonce soudainement cette condamnation : « Je sais quel était le plus
grand amour des religieuses... c'était l'argent ».
Les Petites Pailles
Plus bas que le pensionnat, l'ensemble des deux grands bâtiments qui
se font face avec, entre les deux, la cour de récréation abrite l'école SaintJoseph, l'école des filles pauvres. Elle accueille les enfants dès l'entrée des
classes primaire et jusqu'au certificat d'étude. Ces petites filles sont, en
grande majorité, externes.
Il est interdit aux élèves de Notre-Dame de parler à celles de SaintJoseph. Elles ne se croisent jamais, même à la chapelle. J'interroge donc
Ginette : « Je suis entrée à Saint-Joseph en 1942. J'y ai séjourné en 1943
et 1944, presque en même temps que vous, mais vous en haut et moi en
bas. J'y retrouvais ma sœur aînée, interne elle aussi, arrivée plus tôt que
moi. Ma mère avait une petite ferme, insuffisante pour nous faire vivre et
mon père travaillait comme ouvrier dans une grande fromagerie proche.
Ma sœur avait commencé sa scolarité à l'école du village. L'institutrice
« socialiste » reprochait aux enfants la condition ouvrière de leur père
« qui travaille pour les autres ». Elle les assimilait aux serviteurs et leur
reprochait d'être serviles ! Mon Père, qu'elle avait offensé par ces propos,
s'était fâché et nous avait retirées de l'école publique. Mes parents
n'étaient pas vraiment pauvres et nous avions, dans la maison, tout le
confort habituel à cette époque. Pourtant ma mère, très économe, ne
souhaitait pas dépenser de l'argent pour nos études. Elle avait cependant
le souci de notre éducation et, en arrière plan, des options politiques et
religieuses qui influençaient son choix. Ainsi, nous n'avions pas le droit de
parler aux « fromagères », c'est-à-dire aux filles qui travaillaient à l'usine.
Elle disait : « On est des ouvriers mais on n'est pas de la basse classe ».
J'avais presque sept ans lors de mon arrivée à Saint-Joseph. J'en suis
sortie deux ans plus tard car la nourriture était mauvaise et trop
insuffisante en cette fin de guerre. Mes parents payaient pourtant les
fournitures et les repas. Nous, les pauvres, nous avions l'impression d'être
méprisées par les demoiselles du pensionnat qui nous bombardaient de
leur ballon lorsque nous allions chercher les plats à la cuisine. Nous
pensions qu'elles étaient « bien vues » des religieuses et plus heureuses
que nous. La dureté des maîtresses à notre égard nous paraissait la
conséquence de notre origine sociale plus basse. Un jour, le hachis qui
constituait notre repas était si infect que nous avions osé le refuser. Une
insolente avait émis le doute que cet infâme gratin contenait les restes
des repas de Notre-Dame. La maîtresse, en nous grondant, nous répliqua
:
- « Non, au contraire. Les demoiselles de Notre-Dame qui sont gens
plus aisées que vous l'ont mangé sans rien dire. » C'était, bien sûr,
invérifiable mais la vexation avait, ce jour-là, le même goût que le
hachis. »
Petits faits, petites humiliations, mais blessures narcissiques profondes
qui ne s'effacent pas de sitôt et qui dressent des barrières entre les
enfants aussi sûrement que les murs délimitant des espaces réservés. Peu
à peu se renforçait chez les fillettes « bénéficiaires » de la charité le
sentiment d'appartenance à une classe sociale inférieure et méprisée.
Ginette nous attribuait ce mépris qu'elle ressentait alors que je n'étais
d'abord qu'indifférence parce que trop jeune pour me poser la question de
cette ségrégation. Par la suite, cette charité m'a fait horreur. Je préfère la
justice.
La séparation pourtant entre les deux écoles n'était pas totalement
étanche. Certaines rares pensionnaires « descendaient » à Saint-Joseph,
en punition, déclassées, elles ne devaient cependant pas parler aux
petites filles d'en bas. Là, une demoiselle institutrice particulièrement
sévère présidait aux études et se faisait fort de mater les indisciplinées.
D'autres « montaient » à Notre-Dame, filles de paysans aisés que la
Révérende Mère avait su convaincre de payer, à la pension, de plus
longues études à leur fille. Ou d'autres encore, plus rares, admises à faire
des études gratuites moyennant certains travaux, ce qui affichait de façon
évidente aux yeux de toutes les élèves leur statut inférieur et rendait
cette position intenable à leur fierté. Lorsque nous comparons nos
souvenirs avec Ginette, nous ne constatons pas de différence entre nos
vies d'internes. À Notre-Dame comme à Saint-Joseph, même inconfort,
même sévérité. Elle s'en étonne d'ailleurs, elle s'imaginait, pour nous, la
vie autrement agréable.
Ginette : « La religieuse qui enseignait dans les petites classes était un
amour de bonne sœur, c'était l'exception. Celle qui dirigeait était très
dure. Elle n'avait jamais un petit moment de douceur. De plus, elle était
peu discrète, elle « baguoitait ». Comme ma Mère « pleurait misère »
pour obtenir des prix, nous passions pour très pauvres auprès des autres
élèves. Ma sœur, de ce fait, a subit maintes humiliations qui l'ont
mortifiée. Moi j'étais trop jeune pour en souffrir vraiment. Cette Mère
Directrice marquait une préférence à celles qui avaient de l'argent. Je
pense maintenant que les religieuses avaient besoin de faire bouillir la
marmite et que les familles, objet d'une plus grande considération, étaient
celles qui pouvaient aider financièrement l'établissement. Leur déférence
envers l'argent qui leur permettait de réaliser leurs projets, était évidente.
Ce qui était dure, ce n'était pas l'école mais la vie en pension. C'est
triste. C'est dur la pension et elles n'étaient pas gentilles. Nous avions le
cafard. Dès le dimanche soir, nous pleurions toutes nos larmes. À la fin de
l'année, bien sûr, nous commencions à voir le bout du tunnel et à nous
habituer. Je crois que tant de chagrin vient du fait que c'est trop dur de
quitter si longtemps la maison quand on est petit, avant que les
camarades prennent une grande importance dans la vie. Les externes
formaient un groupe à part. Elles avaient plus de liberté et, entre autre, le
droit de se tutoyer contrairement à nous, pensionnaires.
Dans le pigeonnier, le dortoir des petites comptait dix-huit à vingt
places et, dans le bâtiment en face, celui des grandes abritait environ
quinze ou seize lits. Les sorties avaient lieu tous les quinze jours. Le fait
de manger ses ongles pouvait entraîner une privation de sortie. Plus on
s'ennuyait, plus on mangeait ses ongles et plus on mangeait ses ongles,
plus on était punie, alors...
Nous avions des notes d'internat. Il y avait l'ordre, la conduite et bien
d'autres encore. Moi ça allait mais c'était toujours pour mes ongles... Ma
sœur aussi mangeait ses ongles alors, c'était le drame. Nous étions
toujours punies. La gentille religieuse, sachant que j'étais privée de sortie
et isolée, venait me chercher et m'apportait des petits cadeaux, mais elle
était bien la seule à s'occuper de mol et la seule qui me parut bonne.
Il fallait faire des sacrifices et nous priver du peu de nourriture que
nous avions. Au moment du carême, nous devions déposer au pied d'un
grand crucifix chaque petites gâteries que les parents nous avaient
données. Où allaient ces douceurs ? Encore maintenant je soupçonne les
religieuses de s'être servies. Dans leur couvent, elles souffraient de la
faim. Elles étaient d'ailleurs plus méchantes aux périodes de jeûne,
pendant l'Avant et le Carême.
L'enseignement était celui de l'école primaire. Je ne me souviens pas
des cours d'enseignement ménager. J'étais sans doute trop petite, par
contre nous faisions de la couture chaque semaine. À Saint-Joseph on
formait de bons serviteurs, à Notre-Dame de bonnes patronnes. »
À la sortie de Saint-Joseph, Ginette retrouve l'école communale de son
village. Hélas, elle y est « mal vue » parce qu'elle vient de l'école libre !
« Ainsi, dit-elle, nous étions mal vue partout. »
La ségrégation entre enfants riches et enfants pauvres n'était pas, à
cette époque, le fait des seules chanoinesses. À La Providence de Rouen,
cette hiérarchie devait être d’autant plus pénible pour celles qui la
subissaient que le réfectoire était commun, bâtiment situé dans une cour
interdite aux jeunes filles du dessus.
Suzanne : « Dans ce local, quelques salles de classe étaient tenues par
des enseignantes en général sans diplôme. Là, on recevait charitablement,
mais contre de l'argent tout de même, des enfante pauvres. Des familles
nécessiteuses faisaient ce sacrifice dans l'espoir que cet enseignement
réputé aiderait leurs rejetons à gravir moins difficilement quelques
échelons dans l’échelle sociale. Ces enfants rentraient chez eux le soir. Le
midi, l'école leur assurait le repas. Ce repas de pauvre (je rappelle que les
familles l'avaient payé) m'a fait découvrir pour la première fois la
condescendance méprisante des nantis à l'égard des démunis.
Notre réfectoire était très vaste. Le long de l'un de ses murs, vers le
fond, une très longue table accueillait ces petites élèves de Saint-Joseph.
De la place où j'étais, j'avais tout le loisir de regarder mais pas de leur
parler. Tout contact avec elles était formellement interdit. Contrairement
au notre, leur couvert était rudimentaire, une assiette creuse, une cuillère
(pas de couteau ni de fourchette), un verre. Pas de serviette de table.
Les religieuses avaient à cœur de maintenir la différence de statut
même au travers de la nourriture servie. Il aurait été impensable que, au
même repas, soient servies à toutes, les mêmes nouilles ou les mêmes
pois. Elles avaient adopté une technique astucieuse pour maintenir cette
humiliation. Tout simplement, quand elles cuisinaient le ragoût des riches,
elles en faisaient davantage pour les pauvres. Oui, mais cette quantité-là,
elles ne la servaient que le lendemain ou le surlendemain. Peut-être en
plus contenait-elle les restes réchauffés des assiettes privilégiées ? De
toute façon, cette nourriture défraîchie remplissait sa fonction de
ségrégation dans l'assiette des écolières pauvres. »
En apparence, les religieuses remplissaient la tâche que leur avaient
assignée leurs fondateurs : elles instruisaient les jeunes filles « dans le
besoin ». En fait, leurs écoles maintenaient bien en place les classes
sociales, comme au XIXe siècle. Cependant, alors que nous les élèves nous
ressentions déjà, à partir d'un certain âge, cette injustice, les religieuses
n'en avaient pas encore pris conscience.
LE COUVENT
En 1945, les Chanoinesses de Saint Augustin vivent cloîtrées, c'est-àdire qu'elles ne doivent pas franchir les limites du couvent. Toutefois, pour
de très rares voyages vers d'autres communautés, imposés par les
nécessités de l'Ordre, pour des activités de surveillance telles que la
promenade ou pour tout autre nécessité (soins dentaires par exemple)
ainsi que pour voter à partir de 1946, elles peuvent obtenir la permission
de sortir hors les murs de l'ensemble constitué par le pensionnat et le
couvent. Elles ne se déplacent jamais seules à l'extérieur. On rencontre
parfois, bien que très rarement, dans Orbec, deux religieuses, voile
baissé, regard au sol, marchant d'un pas rapide, silencieuses ou
marmonnant indistinctement des prières en égrenant le rosaire qui pend à
leur ceinture. Rien ne peut les distraire et elles censurent comme une
faute leur curiosité du monde qu'elles côtoient seulement dans ces brefs
instants de sortie.
De par les nécessités de leur activité enseignante, certaines religieuses
ont l'autorisation de rencontrer les parents des élèves lorsqu’ils viennent
visiter leur fille au pensionnat mais c’est, le plus souvent, la Mère Préfète
qui se charge de ces rencontres. Aucune visite ne peut avoir lieu à
l'intérieur du couvent, aucune élève ne peut franchir sa porte. Ce que
nous savons de la vie des nonnes est donc superficiel et forcément
parcellaire. Plus le secret de cette vie est grand, plus nous en sommes
curieuses et plus ce qui transpire à l'extérieur se mêle de fantasmes. Je
n'ai donc pas la prétention à une exactitude parfaite en évoquant ce que
j'en sais, mais les Constitutions de l'Ordre que j'ai pu consulter rectifient
mes souvenirs et ceux des anciennes élèves...
Pour entrer chez les Chanoinesses, il faut franchir différentes étapes
visant à confirmer la vocation de l'impétrante. C'est le noviciat qui dure
trois ans.
Le Noviciat
Après la première année, si sa vocation reste intacte, la postulante
devient novice. Elle prend l'habit et troque le costume civil contre un
costume noir banal avec toutefois un voile blanc qui la range parmi les
« Sœurs » même si, dans l'avenir, elle deviendra une « Mère ». La
seconde année se termine par la prise du voile noir qui distingue la
religieuse enseignante (« Mère et Maîtresse » selon l'expression
d'Innocent III), de la sœur converse, c'est-à-dire la ménagère. C'est
également au début de la troisième année que la nouvelle nonne prononce
des vœux temporaires pour un an.
La quatrième année, la jeune religieuse ne fait plus partie des novices,
son initiation est terminée. Elle prononce alors les vœux perpétuels de
Chasteté, Pauvreté et Obéissance assortis du quatrième vœu qui engage à
« ne jamais permettre que l'instruction des jeunes filles, permise par le
Saint-Siège ordonné es dites constitutions, soit jamais délaissé ». Ce
quatrième vœu qui lie les chanoinesses à leur vocation enseignante est
spécifique à cet ordre ainsi qu'à celui des Ursulines.
Les religieuses de la congrégation Notre-Dame ont une vocation à la
fois contemplative et apostolique, c'est-à-dire qu'elles se vouent à la
méditation et à l'action enseignante pour la propagation de la Foi.
La Prise d'Habit
Elle se déroule à la fin de la première année de noviciat. Dans la
chapelle, la cérémonie ressemble à un mariage quant au spectacle. La
novice arrive, superbe dans sa longue toilette de mariée. Le luxe de cette
toilette contraste avec la vie de pauvreté qui va suivre, mais rien n'est
trop beau pour les noces de cette pure jeune fille avec le Christ. Sa famille
est présente.
Allongée face contre terre, la religieuse prononce les vœux qui
engagent toute sa vie, sans possibilité de retour, seule l'intervention du
Pape pourrait maintenant la dénouer de son engagement. Les sœurs dans
les stalles, chantent de leurs voix flûtées, volontairement sans effet, la
triste mélopée grégorienne qui exclut toute vie et toute chaleur. L'esprit
de la cérémonie est centré sur l'idée de la mort, mort au monde, mort
symbolique puisque ces noces ne s'accompliront que dans l'au-delà.
Malgré la beauté du rite, c'est à des funérailles que nous assistons. Mort
acceptée, mort désirée, jouissance de la mort...
La sortie se fait en procession au chant des cantiques derrière la
nouvelle épouse du Christ, rayonnante, portant un cierge allumé. Dans
l'arrière chapelle ses sœurs lui ôtent solennellement le voile et la couronne
de mariée. Les cheveux sont grossièrement sacrifiés, derniers vestiges de
coquetterie. Les adieux à la famille sont émouvants car cette jeune fille ne
retournera plus jamais aux lieux de son enfance.
Commence alors une vie réglée que rien, sauf les bouleversements de
l'Histoire, ne doit déranger jusqu'au petit cimetière au haut du Parc.
Le Nom
Au cours de la cérémonie de Prise d'Habit, comme une épousée, la
religieuse change de nom. Nous, les élèves, ne connaîtrons jamais son
patronyme. Le secret de sa vie antérieure est total. Toutefois, au noviciat,
le prénom est conservé puisqu'il place la nonne sous le patronage d'une
sainte : Sœur Françoise, Sœur Anne-Marie, etc.
Après la prise d'habit, le nom choisi par la nouvelle, avec l'accord de la
supérieure des novices, est souvent complexe et réfère aux dévotions
particulières de l'entrante. On devine que ce choix a été mûrement
réfléchi : Mère Marie du Sacré-Cœur, Mère Marie de la Sainte Face, Mère
Jean-Marie Vianney, Mère Saint François-Xavier, Mère Marie des Sept
Douleurs, Mère Marie de L'Eucharistie, Mère Marie du Saint-Sacrement,
etc. Ces noms donnent aux élèves des possibilités de variations
humoristiques. Ainsi Mère Saint François de Salles, chargée des objets
perdus, s'acquitte de cette tâche avec une sévérité proche de la
méchanceté. Elle est surnommée Mère De Sale !... Les élèves sont trop
bien éduquées pour n'avoir pas conscience du mauvais goût de ces
plaisanteries, cependant, privées de possibilité de dialogue, elles utilisent
ces petites vengeances pour guérir des nombreuses blessures narcissiques
qui leur sont infligées et reconquérir par ce moyen puéril une part de
liberté.
L'Habit Monastique
La nouvelle nonne revêt l'habit monastique qui nous est détaillé par
Hélène (employée à la lessive) : « C'est d'abord une grosse robe noire,
longue, lourde et encombrante, chaude, taillée dans une étoffe rêche et
ornée de gros plis qui lui donnent son ampleur. Deux fois par an, nous les
mettons à tremper, par cinq ou six, dans une eau de lessive à l'intérieur
d'une sorte de machine à laver qu'on appelle « la barbotteuse » et nous
les rinçons ensuite à la main. Avant le lavage, chaque religieuse est tenue
de brosser les coutures et l'intérieur des lourds plis creux où plonge l'épais
tissu qui constitue la robe. Celle-ci fait trois mètres de tour, trois mètres
en bas et trois mètres en haut. Le haut est retenu dans six ou huit plis.
Les manches, larges, ne sont pas attachées. Quand les religieuses vont à
l'office, elles y enfouissent leurs mains mais lorsque les sœurs travaillent,
elles les dégrafent pour ne pas les salir tandis que les enseignantes se
contentent de les rouler. Dessous, d'autres manches enferment
strictement les bras. Un rosaire terminé par un crucifix pend à la ceinture.
Lorsqu'elles marchent les grains du rosaire s'entrechoquent, leur
tintement léger prévient l'élève ou l’employée « en faute » de leur arrivée.
Sous l'habit, un beau jupon noir long jusqu'au sol permet de relever la
robe par un effet de boutonnage pour éviter qu'elle traîne dans les
escaliers ou qu'elle encombre la marche et les travaux ménagers. Sous ce
premier jupon, un autre, vilain, gris et rapiécé. L'encolure, trop dégagée
par l'ampleur des plis est enfermée dans un fichu de cou, grand mouchoir
blanc plié en pointe. Bien qu'il soit au contact de la peau, le fichu est lavé
seulement une fois tous les quinze jours. Sous les deux jupons, un corset
baleiné gris-bleu, dessous la chemise à manches en lourde toile blanche.
De chaque côté du corset, pend, le long de la jambe, des cordons noirs.
Ces rubans, en passant dans une bride, attachent les épais bas noirs,
longues chaussettes qui montent au-dessus du genou. Celles qui les
supportent, portent des jarretières. Quant aux autres, qui utilisent les
cordons, elles doivent supporter que la chemise légèrement plus courte
que la robe bouchonne entre le corset et les bas. Les pans encombrants
de la chemise compensent l'absence de culotte. Les religieuses n'en
portent pas sauf si elles voyagent et même au temps critique des règles.
La poitrine n'est pas soutenue. Les dessous, encombrants et volumineux,
et le système d'attache de la robe permettent à celle-ci de ne pas être
trop sale au bout des six mois d'usage.
Les cheveux que certaines coupent et que d'autres gardent en chignon
sont ramassés dans un serre-tête, sorte de bonnet qui se fixe grâce aux
deux mètres de ruban noués autour du visage et du cou. Au-dessus, le
bandeau cache le front de sa largeur. La guimpe, jadis appelée joliment
« la barbette » enserre la face et s'arrondit sur la poitrine escamotant les
formes indiscrètes. Un lourd crucifix repose sous ce linge blanc. La guimpe
est lavée chaque fois qu'il est nécessaire et, au minimum, chaque
semaine. Un voile noir opaque, encadre le visage qui s'adoucit de la
blancheur immaculée de la guimpe au milieu de tout le noir du costume.
Ce voile tient à l'aide d'épingles et couvre le buste du sommet du front
jusqu'à la taille dans le dos, enfermant les épaules. Un second voile léger,
transparent double le premier. Un bord est épinglé de façon à pouvoir se
rabattre au cours des offices ou lorsqu'il sied de se dissimuler aux yeux
profanes. »
Les sœurs converses se distinguent à leur voile blanc tandis que la
sœur tourière troque le voile contre un curieux petit béguin noir bordé
d'un liseré blanc.
Lorsque la nuit tombe, dans sa cellule, la religieuse revêt pour dormir,
sur la longue chemise de jour qu'elle ne quitte pas, une autre chemise de
nuit de coton à manches longues, garnie de six plis et d'un grand col à
rabat pour l'hiver et, l’été, une camisole courte. La règle de Saint Augustin
qui recommande de mettre en commun tous les vêtements n'a pas cours
ici. Chaque pièce du costume est à l’usage d'une seule personne. Elle est
marquée d’un numéro comme le sont les vêtements de pensionnaire.
L’habit est exactement de la taille de celle qui les porte et les vieilles
religieuses promènent dans leur grand âge des tissus cent fois rapetassés
qu'on prolonge en attendant leur mort.
Ce costume uniforme qui fait disparaître le corps dans l'ampleur de ses
plis, remplit bien son office d'annihilation de la personne. Des années
après, à l'évocation d'un nom, je suis incapable de mettre un visage dans
l'encadrement de la guimpe. Dans mon souvenir, ces religieuses qui m'ont
élevées sont, quant à leur aspect physique, toutes semblables.
La Vie au Couvent
La vie des religieuses et celle des élèves sont cloisonnées. Le secret du
monastère est total. Nous n'en connaissons que quelques rares séquences
racontées dans un but d'édification ou qui émergent involontairement par
bribes. Les récits écrits qu'on peut trouver viennent des livres pieux et
présentent cette vie monastique toujours idéalisée, telle qu'elle devrait
être si toutes les femmes constituant la communauté étaient des saintes.
Du vécu réel, nous ne savons rien. Actuellement encore, les dernières
chanoinesses gardent une discrétion impénétrable concernant leur vie
communautaire, redoublant par cela même, la curiosité qu'elle suscite.
Les religieuses redoutent le regard d'autrui comme si ce regard contenait
un danger. Quelques années plutôt, elles recevaient les visiteurs derrière
la grille doublée d'un rideau, dans l'ombre de la clôture. Maintenant le
second voile qu'elles rabattent pendant les offices et lors de certaines
visites reste le symbole de ce refus de voir et d'être vue. On peut avancer
comme explication à ce refus d'un échange visuel la volonté de rupture du
lien social requis par l'engagement à Dieu et la peur de l'autre comme
objet de désir.
Toutes les activités autres que l’enseignement et la surveillance du
pensionnat se déroulent dans les bâtiments conventuels. Le pensionnat
est leur lieu de travail, le couvent leur lieu de vie. Surveillances des
dortoirs mises à part, les religieuses dorment, mangent hors de notre vue.
Leur nourriture est extrêmement frugale. Les employées qui viennent
chercher leur plateau à la cuisine remarquent l'austérité des portions
minimes qu'on leur prépare.
Le silence est de rigueur pendant de longues périodes entrecoupées de
récréations. Cette pratique du silence est une ascèse qui vise à obtenir
une paix intérieure pour « être à l'écoute de Dieu ». Leurs activités
semblent assez réduites, hors du temps. « Les horaires règlent ces
alternances d'occupations d'une manière très précise : la vertu de
« régularité » consiste dans le respect le plus ponctuel de cet ordre en ses
plus petits détails. » (V) La plus grande partie du temps est consacrée en
priorité aux offices religieux : messes, prières, méditations. Le tintement
de la cloche regroupe les nonnes à la chapelle plusieurs fois par jour pour
les offices : Matines, Laudes, Prime qui sont récitées à la suite, le matin et
non dans la nuit, Tierce, Sexte et None, dans l'après-midi, enfin Vêpres et
Complies sont chantés le soir.
On sait qu'elles pratiquent la confession publique : sorte de tribunal
présidé par la Révérende Mère où chaque pénitente, tour à tour vient se
prosterner devant ses sœurs, face contre terre, s'accusant de ses fautes,
manquements à la règle intérieure et conflits divers. Cette pratique qui se
déroule dans la Salle du Chapitre, semble, à nous élèves, effrayante. Elle
oblige à toutes les humiliations et entretient le sadisme de certaines. Nous
le constatons aux sourires ironiques et remarques perfides qui affleurent
sous le maintien dévot. « Chaque sœur s'accuse de ses divers
manquements à la règle et chacune aussi peut intervenir pour reprocher à
l'intéressée les fautes qu'elle a commises au grand scandale ou à la gêne
des autres... Les petites tensions dues aux exigences plus ou moins bien
respectées se trouvent ainsi clairement liquidées, et la vie commune peut
reprendre dans un climat apaisé. Cette pratique semblait très importante
pour assainir ces relations en vase clos où des rancœurs et des jalousies
pour de menus détails risquaient de s'accumuler sans fin. » (V) Cette
confession, à usage interne, ne dispense naturellement pas de la
confession à Dieu.
Nous pouvons apercevoir parfois la récréation. Alignées sur deux
rangs, face à face, au coude à coude, elles marchent vivement, un rang
avançant, l'autre reculant jusqu'à une frontière imaginaire, toujours la
même, où le sens de la marche s'inverse. Curieux quadrille, vivant,
joyeux, ponctué de rires excessifs vite réprimés qui rougissent les joues,
de bavardages effrénés, d'une volubilité qui contraste avec l'aspect
compassé et sérieux du masque destiné aux élèves. C'est le temps du
défoulement.
La Hiérarchie
À l'intérieur du couvent, le groupe des chanoinesses est hiérarchisé. La
Mère supérieure, La Révèrende Mère, dirige l'ensemble de l'établissement
: communauté et pensionnat. Elle est souveraine et ne dépend que de
l'Évêque pour l'insertion du couvent dans l'Église et du généralat qui
centralise, à Rome, les congrégations Notre-Dame. Personne d'autre n'a
droit de regard sur la conduite de l'école, ni sur les finances. Mais
cependant, depuis 1905, l'État, en la personne de l'Inspecteur
d'Académie, exerce un contrôle obligatoire, une fois l'an, sur
l'enseignement dispensé par l'établissement. Ce contrôle est tellement
discret que je n'ai aucun souvenir de la visite de l'Inspecteur. Pourtant les
chanoinesses vivent cette inspection possible comme une ingérence dans
leurs affaires.
Mère supérieure, la Révérende Mère est hautaine comme une reine,
lointaine dans son maintien, sévère, crainte même des parents d'élèves.
Jamais nous ne la voyons rire, tout au plus esquisser un sourire indulgent.
Le pouvoir lui est donné pour six ans. Jusqu'en 1936, elle était élue par
les religieuses de sa communauté. Depuis cette date, elle est nommée par
le généralat. Maman et moi avons eu la même Révérende Mère qui a été
élue avant 1936 et rappelée dans ses fonctions par la suite.
La personnalité de la Supérieure, sa façon de gouverner retentit
profondément sur l'ambiance du pensionnat. Hélène nous cite certaine
Révérende Mère inabordable, à qui elle ne peut jamais adresser la parole,
« Très hautaine, elle avait son grade de supérieure qui la mettait
excessivement haut sur un échafaud » dit-elle, confondant, en un lapsus
étonnant, échafaud et escabeau. Pourtant Alix, la Mère fondatrice,
recommandait jadis à celles qui devaient lui succéder de se préserver « de
tout sentiment de mépris envers leurs inférieures : il ne faut pas grandchose aux inférieures pour les persuader qu'on les méprise. »
Une autre, au contraire, aborde son personnel avec la courtoisie des
grands. Elle se mortifie dans l'humilité allant jusqu'à nettoyer la saleté
qu'elle découvre dans les toilettes des élèves.
Une troisième régnera avec tant de morgue que successivement les
parents de Saint-Joseph et ceux de Notre-Dame demanderont son départ.
Toutes ne sont pas à la hauteur de l’idéal prôné par Alix Le Clerc :
« Les supérieures sont le modèle de tout le troupeau : ainsi elles doivent
s'étudier de reluire en toute sorte de vertus, principalement en humilité. »
Dans l'ombre de la Révérende Mère, l'Assistante tient le rôle de vicereine, de confidente, d'éminence grise. Elle est à une place difficile. Son
pouvoir dépend de ce que lui concède la Supérieure qui la consulte et des
autres religieuses qui l’élisent. Elle est souvent jalousée, redoutée ou
courtisée par l'ensemble de la communauté. Elle semble cependant
satisfaite de ce pouvoir plus ou moins occulte qui lui permet d'influencer
sans s'exposer, et qui la prépare, dans l'avenir, à la succession. Elle tient
un rôle important dans la gestion des conflits. Intermédiaire, elle filtre la
parole, attisant ou évitant les affrontements, faisant triompher les thèses
qu'elle soutient, s'initiant à la diplomatie. La Supérieure qui se sert d'elle
pour connaître ce qu'on lui cache et pour combler la solitude engendrée
par le Pouvoir, se méfie de son emprise et, tantôt la gratifie de sa
confiance et de son amitié, tantôt la renvoie en l'humiliant. L'humilité est
une des vertus-clé de la vie religieuse. Toute vexation doit donc être
acceptée sans la moindre protestation. Dans ces moments de disgrâce, la
Seconde enrage et se tait, cherchant à regagner la confiance perdue. En la
présence de visiteurs étrangers, il n'est pas rare de voir la Révérende
Mère consulter à voix basse son assistante, comme au tribunal le juge
consulte ses assesseurs. Des chuchotements s'échangent devant le
visiteur gêné.
Trois autres postes ont une place dominante dans la hiérarchie
conventuelle :
- la directrice des novices dont les attributions ne sortent pas du couvent,
- la Mère préfète, directrice des études, qui règne sur le pensionnat
- et la Mère intendante qui gère les finances.
Les religieuses se répartissent en deux catégories différenciées par la
couleur du voile :
- le voile blanc désigne les Sœurs. Entrées au couvent jeunes et sans
dot, elles sont préposées aux basses besognes de la cuisine et du
ménage. Leur rôle est celui des servantes. Elles n'ont aucun contact avec
les élèves bien que les rencontrant quotidiennement. Leur vie est plus
rude que celle des enseignantes. Jamais elles n'étrennent ni leurs
chaussures, ni leur robe. Ce privilège est réservé aux Mères. Ni les unes,
ni les autres ne sont chauffées dans leurs cellules, cependant, lorsque
vient l'hiver, les Mères sont mieux protégées du froid par de meilleures
couvertures raconte Hélène. Les employées ont pitié de certaines petites
sœurs qui travaillent dur avec elles. Parfois, elles leur font un cadeau au
1er janvier : une paire de gants pour préserver leurs mains rouges et
gonflées d'engelures ou un tablier. Le cadeau disparaît vite dans la
communauté au profit d'une religieuse plus importante. Cependant, les
sœurs acceptent, non seulement avec résignation mais aussi avec joie,
leur position subalterne, conscientes que leur travail est également utile
aux yeux de Dieu et qu'elles seront récompensées dans l'au-delà. « Les
derniers seront les premiers ». En attendant, elles remplissent leurs
tâches avec zèle et compétence; comme celle-ci qui, toute sa vie, non
contente de frotter les parquets cirés, brosse au pied, a, sans relâche,
occupé ses mains en même temps au tricot. Les Sœurs sont souvent
issues du milieu rural, d'un niveau culturel bas. Elles amusent les Mères
par leur façon naïve et paysanne de s'exprimer. On sourit d'elles avec une
bienveillante condescendance. Certains de leurs mots restent dans la
chronique.
- le voile noir distingue les Mères. Elles assurent l'enseignement et le
fonctionnement du pensionnat, rôle considéré par toutes comme plus
prestigieux. À l'évidence, elles sont issues d'une classe sociale supérieure
à celle des sœurs et possèdent un niveau de culture générale qui leur
permet d'enseigner. Quelques-unes ont suivi des études supérieures. Elles
ont la charge des grandes classes. Certaines ont une autorisation pour
aller préparer une licence à l'Université. Pour l'ensemble, le baccalauréat,
lorsqu'elles l'ont, est leur apogée. Rien ne les oblige à avoir les titres
universitaires qu'on est en droit d'attendre d'une enseignante, et les
parents ne s'avisent jamais de s'intéresser à leur formation. Ils font
confiance et ne sont pas eux-mêmes très exigeants sur la qualité de
l'instruction donnée à leurs filles. Les Mères sont issues de familles aisées
et ont apporté une dot au couvent. Certaines, malgré leur manque
d'instruction sont Mères uniquement grâce à cet apport financier. Ginette
se souvient de l'une d'entre elles qui n'a jamais enseigné mais qui peignait
et tapissait les murs comme un artisan professionnel.
Au rythme de la cloche de la chapelle et des activités scolaires, les
nonnes vieillissent dans une atmosphère feutrée, monotone, animée des
seuls petits événements quotidiens de la vie collective. Leur temps se
partage entre la prière et l'enseignement qui sert de vecteur à leur
prosélytisme. À tous moments de la journée, la religieuse peut être
appelée, où qu'elle se trouve, par une cloche grêle qui l'interpelle dans
une série de tintements particulière à chacune. Cet appel est le seul
événement qui rompt le rythme immuable de la vie conventuelle. Lorsqu'il
retentit, toutes les nonnes se figent, attentives, regard animé tandis
qu'elles comptent, à voix basse les battements du bronze.
Seules, les grandes secousses de l'Histoire qui renversent les hauts
murs peuvent les atteindre. La télévision n'existe pas. Existerait-elle
qu'elle serait soigneusement censurée, comme l'est toute la presse. Les
journaux catholiques sont seuls introduits dans le couvent, mais non pas
distribués librement à toutes. Certains articles choisis, expurgés,
découpés, donnent lieu à une lecture publique lors des réunions du
Chapitre ou des récréations. Ils sont présentés et commentés en fonction
de l'idéologie ambiante. Peu à peu le caractère et le maintien
s’uniformisent, les gestes sont posés, la voix sans éclat, la spontanéité
disparaît. Ces femmes adoptent le style « bonne sœur » et donnent à voir
leur vertu. Les angles s'émoussent, les passions se taisent; ou bien, de les
avoir trop combattues, et renforcées par la profession enseignante, le
caractère se durcit, la personnalité devient rigide, austère, la violence
intérieure se fait méchante.
La vie frugale et régulière est propice à la longévité. La peau, sous le
voile, devient blanche, duveteuse, on la croirait poudrée. Est-ce la
sérénité de l'âme ou l'étirement des traits par la guimpe ? Les rides se
manifestent tardivement et laissent, à travers leur léger filet, transparaître
l'ancienne jeunesse virginale. On vieillit lentement dans les couvents.
Cependant le grand âge arrive. Déchargée de ses obligations, la vieille
religieuse promène, dans les allées du parc, sa sénilité en égrenant
machinalement le rosaire qui pend à sa ceinture le long de son vieil habit
élimé. Les papiers sales qu'elle ramasse à terre en grommelant, lui
donnent encore un sentiment d'utilité. Un jour, elle ne peut plus quitter sa
cellule et s'alite. Une jeune sœur est désignée pour s'occuper de la vieille.
Elle devra surmonter son horreur et ses dégoûts par esprit de sacrifice et
pour s'imprégner de l'idée de la mort.
D'autres, et elles ont été nombreuses en cette fin de guerre, ne
résistent pas aux sévères privations quand la frugalité devient famine.
Elles opposent peu de résistance aux maladies, particulièrement à la
tuberculose et meurent jeunes. L'une d'elle, trop tardivement
revendicatrice, se plaindra sur son lit d'hôpital des privations qui lui
coûtent la vie « Nous mangions notre pain sec tandis qu'il y avait une
douzaine de grandes jarres de beurre salé dans la cave... »
Lorsque la cloche de la chapelle sonne le glas, l'office des morts
n'exprime aucune tristesse pour celle qui s'en va, mais bien plutôt
l'allégresse du « retour dans la Maison du Père ». La procession des sœurs
accompagne la défunte au petit cimetière-jardin où elle reposera sous un
simple tumulus de terre dominé d'une croix de bois, sans nom ni date.
Anonyme.
À l'entrée du cimetière cependant, son nom en religion s'inscrira au bas
de la liste des défuntes qui reposent ici. Dans le ménologe de la
communauté, une page sera ajoutée pour relater succinctement le
passage de cette femme dans la congrégation.
Requiescat in Pace
L’HISTOIRE
Pour mieux comprendre ce qu’a été l’éducation des femmes pendant
quatre siècles à travers l’exemple que nous avons choisi d’étudier,
reportons nous à la fondation de cet Ordre et aux premières ouvertures
des écoles pour filles qu’il a créées. Déroulons cette histoire depuis le
début pour en saisir le développement, l’évolution et l’influence.
Au XVe siècle, à la suite d'une longue période de décomposition morale
de l'Église gangrenée jusque dans ses plus hauts dignitaires, émergent
tour à tour la Réforme Protestante et la Contre-Réforme catholique.
Sous l'impulsion de Charles-Quint, le Concile de Trente se réunit de
1545 à 1563 pour faire échec aux progrès des idées séditieuses. En
France, les guerres de religion font rage. Catholiques et huguenots
s'affrontent et se déchirent en luttes fratricides de 1562 (massacre de
Vassy) à 1598 (Publication de l'édit de Nantes) et jusqu'au début du XVII e
siècle (destruction de la Rochelle 1627). Cette époque de profonds
bouleversements politico-religieux génère, dans l'Église catholique,
l'émergence de grands fondateurs qui la marquent de leur empreinte :
grands fondateurs
nom
date de naissance
date de mort
Angèle Merici
1474
1540
Ignace de Loyola
1491
1556
Thérèse d'Avila
1515
1582
Pierre Fourier
1565
1640
Alix Le Clerc
1576
1622
François de Sales
1567
1622
Pierre de Bérulle
1575
1629
Vincent de Paul
1581
1660
Pierre Fourier et Alix Le Clerc fondent les chanoinesses de Saint
Augustin de la congrégation Notre-Dame.
Le Père Fondateur
Pierre Fourier naît à Mirecourt dans une Lorraine florissante le 30
novembre 1565, sa famille paternelle est d'origine rurale « d'une bonne
race de laboureur, solide terrienne, on y vivait bien et longtemps ». Ces
gens étaient « médiocres es biens de la fortune ». Le futur père de Pierre
abandonne les travaux agricoles pour entrer dans le commerce de sa
belle-famille dès son mariage avec Anne Nacquart, fille et petite-fille de
marchands drapiers assez riches. Intelligent et studieux, Pierre commence
l'apprentissage du latin chez les « Enfants-Prêtres » de Mirecourt et fait
ses classes au collège des jésuites de Pont-à-Mousson. Il poursuit ensuite
ses études à l'Université, nouvellement fondée, de cette ville.
Pierre Fournier
En 1585, il entre chez les chanoines de Chaumousey pour faire son
noviciat. À l'intérieur de cette abbaye l'ambiance morale est détestable et
correspond mal aux aspirations du jeune homme qu'anime une sincère
vocation. Il est ordonné prêtre à Trèves en 1589 et son directeur l'envoie
de nouveau à l'Université pour faire six ans d'études de Théologie et de
Droit. Après avoir « esté dans les classes autant de temps qu'on peut y
estre », il revient exercer la charge de « pitancier » à l'abbaye de
Chaumousey en 1595. Bien que le Cardinal de Lorraine, frère du Duc, ait
tenté de reformer cette abbaye, le jeune Fourier retrouve l’atmosphère
relâchée qu'il y avait connu auparavant et qui, décidément, ne lui convient
pas. Ses confrères aux mœurs trop libres lui rendent la vie intenable, il
s'entend mal avec eux et demande à son supérieur l'autorisation de partir
pour devenir curé de la paroisse de Mattaincourt sans cesser pour autant
d'être religieux. L'autorisation accordée, il s'installe dans cette grasse
bourgade commerçante pour y exercer son ministère le 1er juin 1597. Il a
32 ans.
La conduite irréprochable et la vraie piété de ce prêtre tranchent avec
la vie dissolue de beaucoup de ses collègues réguliers ou séculiers. C'est
un homme intègre qui vit selon son idéal sans concession aux mœurs du
temps. L'influence et le pouvoir des prêtres sont grands à l'époque, il est
Chef de Justice de sa paroisse et s'acquitte de ses diverses tâches avec
une grande rigueur et une foi sincère. Actif et dynamique, il définit ainsi
son rôle de curé : « Si vous saviez ce que c'est d'être curé ! C'est à dire,
pasteur des peuples, père, mère, capitaine, guide, garde, sentinelle,
médecin, avocat, procureur, entremetteur, nourricier, exemple, miroir,
tout à tous ».
En effet, il doit connaître, gérer ou régler toutes sortes d'affaires tant
civiles que religieuses et faire face à la paupérisation de la Lorraine avec
son cortège de désordres, de misère et de maladies comme la peste qui
fait rage. Il a en grande pitié l'ensemble de « notre pauvre, nécessiteuse
et famélique paroisse » et s'active pour tous « les pauvres de Mattaincourt
qui crioient à la faim et n'avaient pas du pain d'avoine moitié de leur
saoul ».
Si proche du monde qui l'entoure, si mêlé à la vie de ses ouailles, le
curé de Mattaincourt réfléchit aux problèmes sociaux. Il comprend ce que
l'enseignement, prodigué à tous, peut apporter à l'individu et au groupe. Il
va donc s'attaquer, entre autres, au problème scolaire. L'école qu'il trouve
à Mattaincourt est selon lui dans une situation lamentable « Garçons et
filles étaient entassés pêle-mêle, les enseignants n'avaient aucune
compétence et la moralité laissait à désirer. Aussi le premier souci de
Pierre Fourier fut-il de créer deux écoles, une pour les garçons et l'autre
pour les filles... écoles ouvertes pouvant accueillir des externes, riches et
pauvres, ces derniers gratuitement...
C'est là le trait de génie de Pierre Fourier : à travers l'éducation des
jeunes filles, qui seraient bientôt mères de famille et maîtresses de
maison, viser à la transformation des foyers, du village, du pays même. »
(III)
La rencontre avec Alix Le Clerc, une de ses jeunes paroissiennes va
catalyser le projet. Avec elle, il va ouvrir des écoles où les petites filles
apprendront d'abord à prier, puis à lire, écrire et « chiffrer ». Aux plus
pauvres on apprendra un métier manuel qui les rendra capables de gagner
leur vie. Il trace à grandes lignes le projet pédagogique de ces nouvelles
écoles et laisse le détail à Alix et aux compagnes qui l'ont rejointe
animées d'un enthousiasme militant. Devant le succès rencontré par ces
innovations, le Révérend Père Fourier doit asseoir les établissements qui
s'ouvrent nombreux grâce au zèle expansionniste des saintes filles, zèle
qu'il doit parfois freiner. Alors qu'elles sont exaltées et idéalistes, s'en
remettant à Dieu des problèmes quotidiens et, parfois même, des dettes
qu'elles contractent, lui, au contraire, gère toute l'entreprise avec un
pragmatisme qui permet l'essor de son œuvre. « Gard les dettes, gard les
dettes » leur recommande-t-il. Il « court aux pistoles » sans relâche et
« les pistoles font merveilles quand on sait les manier à propos » il
cherche des commanditaires, s'emploie à régler la bonne marche de
chaque maison qui s'ouvre au cours de nombreux voyages et à travers
une abondante correspondance qui l'unit à ses « Bonnes et bien aimées
sœurs en Dieu » Dans le même temps, il établit la vie monastique des
filles et met sur pied les Constitutions du nouvel Ordre religieux. Au cours
des différents chapitres de ces Constitutions, il règle par le détail la vie
des nonnes : de la nourriture, du costume, de l'ameublement, du travail,
des offices, du chapitre des coulpes, de l'épineux problème de
l'introduction des élèves externes dans la clôture etc. Cette mise au point
des Constitutions, jamais terminée toujours remaniée selon les problèmes
qui surgissent dans la vie des nouvelles maisons, Pierre Fourier y
travaillera une grande partie de sa vie. Il envoie à Rome des émissaires
pour faire approuver l'Ordre par la Curie. Cela ne va pas sans grandes
difficultés. Rome, avec sagesse, pense qu'on ne peut en même temps se
consacrer à l'enseignement et vivre dans la clôture. Les Illustrissimes
Cardinaux conseillent aux filles de Pierre Fourier d'aller… se marier !
Néanmoins, grâce à son acharnement, à celui de ses fidèles émissaires,
aux prières de ses filles et de leurs élèves toujours mises à contribution
pour des dévotions à l'intention des œuvres du bon Père, le curé de
Mattaincourt, au bout de nombreuses années de luttes contre tous, finit
par obtenir le succès de son œuvre.
La congrégation Notre-Dame voit le jour en 1622. Elle est approuvée
par une bulle unique du pape Urbain VIII qui reconnaît les maisons déjà
existantes et les érections à venir. Elle constitue avec la congrégation de
Notre-Sauveur, son équivalent masculin, un seul Ordre construit sur la
base de la Règle de Saint Augustin, sous la direction d'un Général à vie et
la surveillance des Évêques. Plus tard, en 1645, une bulle du Pape
Innocent X approuvera les Constitutions. La nouvelle congrégation NotreDame regroupe dans une vie monastique l'ensemble des filles qui sont
venues rejoindre Alix Le Clerc. Elles doivent vivre cloîtrées et faire les
vœux solennels de pauvreté, chasteté, obéissance plus un quatrième qui
les liera à leur fonction enseignante.
Pierre Fourier a aussi entrepris la réforme des chanoines réguliers de la
congrégation de Notre-Sauveur chargée de s'occuper des jeunes garçons
et de la formation des prêtres.
Habile stratège, Pierre Fourier ne peut faire aboutir ses projets qu'en
conciliant à lui-même et à ses filles l'appui de ceux qui détiennent alors
argent et pouvoir. Il s'allie les Grands. Les riches et les puissants
deviennent ses amis. Autour de lui, de fidèles et nobles dévotes
s'emploient, de tout leur zèle et de tous leurs deniers, à faire réussir ses
projets pieux et coûteux. Dans les précieuses relations qu'il entretient
avec la noblesse du Duché de Lorraine, ses rapports avec les hommes
qu'il faut convaincre sont moins aisés qu'avec les dames, lesquelles
s'abandonnent plus volontiers au charisme de leur curé assurant ainsi,
avec ferveur, leur vie éternelle. Il gère prudemment ses relations avec les
Évêques mais ne peut pas toujours éviter des luttes d'influence.
L'épiscopat entend garder le contrôle des nouvelles maisons qui fleurissent
partout et Rome, dans un long premier temps, voit d'un mauvais œil cette
multiplication de monastères non reconnus officiellement. C'est de
l’intérieur même de l’Église que viennent les plus grandes résistances à
l'œuvre de Pierre Fourier. Homme de cette Église, le curé de Mattaincourt
sait s'incliner devant la hiérarchie et, à l'intérieur de chaque
établissement, déléguer ses pouvoirs de fondateur.
Son intelligence, ses connaissances dans le domaine du Droit, sa
diplomatie, son intégrité, l'authenticité de sa croyance, son
désintéressement pour lui-même, ses capacités de gestionnaire pour les
établissements qu'il crée et la sensibilité dont il fait preuve tout au long de
sa vie le font apprécier de tous. À la lecture de sa correspondance et de
son œuvre en général, on éprouve du respect, voire de l'admiration pour
cet homme de bien, authentique, humain, équilibré qui « ne donne jamais
dans l'utopie » (VI) et que l'abbé Chapia peut, à juste titre, qualifier de
« génie organisateur ».
Il est, de par les relations qu'il entretient, mêlé à la vie politique de
l'époque. La famille ducale de Lorraine, en particulier, s'enrichit de ses
conseils. Cependant, il a une envergure suffisante pour garder avec
entêtement et même en face des puissants, son autonomie et sa liberté
de jugement et d'action.
Richelieu cherche à annexer la Lorraine au royaume de Louis XIII mais
il ne peut s'allier le curé de Mattaincourt qui reste d'une fidélité
indéfectible à la famille ducale et à l'indépendance de sa province. Malgré
l'opposition de cet homme de grande influence qui fait échec à son projet,
le puissant cardinal lui rend hommage en ces termes : « Dans toute la
Lorraine, je n'ai rencontré qu'un homme : le curé de Mattaincourt. »
En 1634, ne pouvant vaincre la résistance lorraine, le roi de France
décide d'obliger les personnalités civiles et religieuses du pays à lui prêter
serment. Pierre Fourier, toujours fidèle à ses allégeances, refuse. Il est
inscrit sur la liste des suspects et doit s'exiler. Il gagne subrepticement la
Franche-Comté, alors territoire espagnol, et s'enferme à Gray en 1636
tandis que Condé envahit cette province sans déclaration de guerre
préalable. Comme dans sa paroisse, Pierre Fourier, du fond de son exil,
devient le conseillé de tous, puissants ou humbles.
C'est là qu'il vieillit, fatigué par la tâche immense qu’il a entreprise et
par le chagrin que lui procure la conjoncture politique. Trois ans avant, il
écrivait déjà joliment à ses filles avides de ses visites : « Laissez moy
donc envieillir un peu à repos dans mes grosses et pesantes paresses ».
Néanmoins, Il sait encore pousser ses religieuses à prendre leur destin en
charge et à décider par elle-même de ce qui leur convient en se détachant
du « vieux rêveur » et du « vieux radoteur » qu'il se prétend devenu. Il
sent venir la mort et refuse que l'on prie pour sa guérison lorsque des
fièvres se déclarent.
Il meurt pieusement et doucement dans l'exil de Gray en 1640. Il a 76
ans. Il quitte son œuvre en pleine expansion malgré l'annexion de la
Lorraine à la France qui va faire perdre leur puissance aux grands
protecteurs de la jeune congrégation Notre-Dame, laquelle compte déjà
50 monastères.
Pierre Fourier laisse une immense correspondance vivante, passionnée
et passionnante qu'on aimerait citer plus, fourmillante de détails sur la vie
quotidienne de l'époque. Alors qu'il recommande aux saintes filles la
discrétion, voire le secret de leur vie pour leur réputation et les aides
financières qui en découlent, lui-même, dans cette correspondance, nous
révèle plus et mieux qu'aucun autre ne l'a jamais fait, la vie intérieure des
couvents au quotidien, telle qu'elle se déroule réellement, souvent
édifiante, certes, mais aussi pleine de conflits et de menus scandales, de
mauvaises et « remuantes » filles, d'évènements fortuits et d'anecdotes
qu'on cache au public, de secrets. Il fustige avec violence et sans atténuer
son vocabulaire les « imparfaites », ces serpents, ces vipères, les trop
tendres, les boulimiques, les grosses paresseuses dont il trace de coléreux
portraits pleins de verdeur et il soutient les pauvres « brebiettes » dans
leurs difficultés multiples et variées.
Les filles de la congrégation ont pieusement conservé, décrypté,
annoté et maintenant édité les lettres de cet honnête homme immergé
dans son temps et solidaire de tous. Attaché à régler par le menu des
problèmes de tous ordres, Pierre Fourier nous donne ainsi et sans l'avoir
voulu, une merveilleuse chronique de son époque, sincère, authentique
dont la valeur littéraire et ethnologique est précieuse.
Il est canonisé en 1897 à la suite de la reconnaissance, en 1729, des
209 miracles qui lui sont imputés. Les monastères des deux congrégations
qui engagent ce procès en canonisation auprès de Rome paient 1 500
livres chacun pour sa poursuite. Les Princes de Lorraine soutiennent
vivement cette action qui « ajoute un nouveau lustre à la gloire de leurs
États ». (VI)
Plaintes d'élèves
Pierre Fourier 12 juin 1611
« Elle m'en a nommé jusqu'à 6 ou 8 qui s'apprêtent à sortir sur cette
Saint-Jean, s'en réjouissent et font la fête l'une à l'autre et les raisons
principales qui leur causent ce dégoût de chez vous et les font ainsi
murmurer et épier quand viendra le bout de leur terme, sont que l'on
commence trop de choses nouvelles, que leurs bonnes maîtresses qui les
traitaient plus doucement s'en sont allées et que maintenant on ne leur
donne plus rien jusqu'à la marande (goûter) pour manger avec leur pain.
Je serais d'avis pour y remédier que tâchassiez à rappaiser, ou contenter
ces deux grandes filles, qui eurent dernièrement le fouet, pour je ne sais
qu'elle petite brouillerie et fassiez paraître à elles et à leurs compagnes, et
de paroles et de fait, que vous voulez désormais les traiter plus
doucement, que leur donnassiez tous les jours quelques cerises qui ne
sont chères ou autre pitance à leur goûter et que en tout chose vous
missiez ordre qu'elles vivent joyeuses et bien contentes et satisfaites de
votre devoir, sauf toutesfois la pratique de toutes choses que vous jugerez
propres et convenables à bien entretenir la modestie et discipline
d'escolières qui doit se retrouver d'entre elles.
Cette petite a dit aussi que Sœur Marie n'est pas contente et semble
être affligée à raison de ce que Sœur Alix hue si souvent par la maison
contre elle. Ne prenez pas en mauvaise part ce que m'a dit Marie car j'ai
eu beaucoup de peine à lui confesser ce peu-là. Elle ne voulait rien dire.
Ça été tout par force. Elle a ajouté que l'on se contente fort de la douceur
de Sœur Bastienne en la grande classe, mais avisez si elle a la capacité
suffisamment.
Voilà tout ce que j'ai pu entendre pour ce coup, dont je vous avise,
parceque par aventure n'entendez-vous rien de tous ces petits murmures
qui se composent et démêlent à votre insu. »
La Mère Fondatrice
Alix Le Clerc est née à Remiremont le 2 février 1576.
Bienheureuse Alix Le Clerc
« Fille d'un père chrétien et d'une mère chrétienne, elle suça le
christianisme avec le lait. » (VI)
Son Père est probablement commerçant. Après une enfance heureuse,
Alix est une adolescente « estimée sage et dévote » (III) mais aussi vive
et gaie. Elle aime la danse et les fêtes. Au cours d'une « fièvre continue »,
un ami, par raillerie, lui apporte un livre où se trouve le récit terrible d'une
personne qui a fait une confession sacrilège. Ce récit jette l'effroi dans
l'âme de la jeune fille qui s'accuse d'avoir « mérité l'enfer pour tant de
péché qu'elle a commis le temps qu'elle a demeuré parmi le monde ».
(III)
À partir du voyage de convalescence qu'elle fait avec son Père,
l'adolescente se détache des relations humaines. « Ce départ me réjouit
fort pour me retirer du monde qui m'ennuyait, sans en savoir la cause;
mais étant là, les compagnies m'y environnaient aussi bien qu'ailleurs, et
j'y avais plus de vanité et de contentement qu'en autre part. Ce fut une
grâce de Dieu que je ne fus pas portée à la vocation du mariage, mais
j'avais aversion à la subjection d'un mari. » (III) Peu de temps après, à la
messe de sa paroisse de Mattaincourt, au cours du sermon, elle a une
vision. Elle entend de la musique et voit le diable mener le bal. Il en est
de même les dimanches suivant. Bouleversée, Alix se consacre à Dieu :
« Je proposais que désormais, je ferai tout ce que je saurais être le plus
agréable à Dieu, quand ce serait pour mourir ». (III)
Elle se confie à Pierre Fourier, son curé, qui l'oriente vers les ordres
existants, mais elle n'y trouve pas son épanouissement, elle se sent une
autre vocation.
« Il lui tombait en l'esprit qu'il faudrait faire une maison nouvelle de
filles pour pratiquer tout le bien qu'on pourrait ». (III) Sur les conseils
prudents et avisés du saint curé qui adhère à son idéal, elle regroupe
quatre de ses amies et, ensemble, elles affirment leur décision dans
l'église de Mattaincourt à Noël 1597. C'est Pierre Fourier qui les oriente
vers l'enseignement. Il leur confie la réalisation de son projet d'une école
pour les filles où elles enseigneraient gratuitement. L'idée est mal
accueillie par la population qui se moque, par le père d'Alix désolé du
chemin pris par sa fille qu'il aime et par l'Évêque de Toul. Cependant Alix
et ses amies se renforcent dans leur décision et le petit groupe de jeunes
filles se déplace hors Mattaincourt à Poussay où il ouvre la première école
gratuite de Lorraine.
« On instruira les filles, pas simplement pour elles-mêmes, mais pour,
plus tard, être utiles au public comme mères de famille et maîtresses
d'école. » (III)
Alix a une foi exaltée, avec ses amies elle multiplie les mortifications
dans une vie d'une excessive austérité malgré Pierre Fourier qui essaie de
les tempérer et de modérer leur ascétisme. C'est le curé de Mattaincourt
qui a placé d'abord ces jeunes filles à l'abbaye de Poussay où vivent des
chanoinesses issues de la noblesse. Parmi celles-ci, les Dames Fresnel et
D'Aspremont leur offrent l'une son enseignement et l'autre sa maison. Les
jeunes dévotes par leur exaltation entraînent quelques petites
chanoinesses au grand mécontentement de leur Supérieure et de certains
ecclésiastiques prudents et méfiants, elles sèment le trouble dans cette
abbaye et risquent le renvoi. Pierre Fourier et Mme D'Aspremont, toujours
fidèles, retirent Alix et ses compagnes de cet endroit trop tiède et trop
douillet pour les installer dans une maison de Mattaincourt en 1599. Cette
petite communauté devient le noviciat qui va former les nouvelles
entrantes. L'une des filles, malgré des pressions de tous ordres, se retire
de cette pieuse association. Elle est bientôt remplacée par une autre et la
réputation de sainteté du petit groupe attire de nouvelles recrues. Alix est
élue supérieure de ce cénacle et Pierre Fourier lui donne une méthode de
vivre et une méthode d'instruction.
À cause des murmures qui courent le village et selon lesquels c'est
l'attachement « trop humain et trop fort » (VI) à leur curé qui galvanise
les saintes filles et que, s'il était un an sans leur parler, on les verrait
adopter une conduite plus raisonnable, Pierre Fourier, prudent, prend
cette rumeur à la lettre et les tient à distance pendant le délai prescrit.
Cependant, au bout de ce temps de séparation rien n'a changé. La
résolution des filles est la même. Leur piété est exemplaire, elles
s'affirment les épouses du Christ. Alix les entraîne dans son exaltation:
« Aimons le, lui seul, désirons le, lui seul, pour l'amour de lui-même.
Disons lui et d'affection et de cœur: Octroie-moi, Seigneur, que tu sois en
moi et moi en toi, et qu'ainsi assemblés, nous puissions toujours
demeurer ensemble. Car tu es vraiment mon bien-aimé, choisi entre
plusieurs milliers, auquel mon âme a pris plaisir de demeurer et se
reposer tous les jours de sa vie. » (III)
Alix a fait, pour elle-même et depuis longtemps, vœu de chasteté.
Bientôt la maison de Mattaincourt devient trop petite et Madame
D'Aspremont fait cadeau d'une autre, très riche et magnifique, qu'elle
possède à Saint-Mihiel. Elle y emmène, au grand regret de Pierre Fourier,
Alix et les trois plus anciennes. En 1602, la généreuse Dame installe ce
nouveau groupe et lui donne meubles et blé. La deuxième maison de
l'Ordre est née et c'est sœur Gante qui assume la charge de Supérieure.
En 1603, le Cardinal de Lorraine, Évêque de Metz, mande Alix et une
autre sœur pour ouvrir une école à Nancy. Très vite, de proche en proche,
les filles d'Alix font de nouvelles érections grâce à l'aide de généreux
fondateurs qui leur offrent maisons et rentes.
Alix reste la Mère de référence, malgré l'arrivée de jeunes sœurs
toujours plus nombreuses et enthousiastes. Tandis que Pierre Fourier met
au point les statuts, gère les budgets, donne au nouvel Ordre ses assises,
elle est sur le terrain, ouvrant des écoles dans les villes et villages
environnants, leur donnant le style et l'impulsion qui les caractérisent. Elle
vit les débuts, combien difficiles, de ces maisons qui s'implantent dans la
pauvreté, faisant des privations imposées par l'absence d'argent une
ascèse et un moyen de plaire à son divin époux.
Alix trouve, en rêve, les solutions à toutes les préoccupations qui
l'assaillent et interprète ces inspirations nocturnes comme venant de Dieu.
Elle est aussi sujette à des visions, elle entend des voix et se pense ainsi
en communication directe avec le ciel. Elle a des extases, des
ravissements qui la privent de ses sens.
« Elle eut un jour un ravissement si long et si étonnant que ses sœurs,
ne pouvant la rappeler à ses sens, crurent à un accident; elles appelèrent
son confesseur avec le curé de la Paroisse. Les deux prêtres jugèrent
aussitôt ce que c'était. On attendit le réveil de l'amante du Seigneur. »
Elle doit également subir ce qu'elle appelle, dans le récit qu'elle en fait
: ses tentations. Elle est alors le champ de luttes si graves qu'on doit la
faire revenir au noviciat de Mattaincourt pour se revivifier en 1608. Elle
est « pressée par les imaginations et illusions des flammes infernales de la
chair ». (III) Les démons la tourmentent: « Une nuit, se présentèrent à
moi quatre diables en formes humaines… Ils me menaçaient de quelque
horrible attentat… Ils me voulaient parfois donner de faux
évanouissements, me les faisant venir petit à petit, et me les faisant
sentir de loin, pour me porter à y donner consentement… Notre Seigneur
m'a fait la grâce de ne pas craindre le Diable… Mais je ne trouve rien de
plus difficile que les tentations et rebellions de la chair ». (III) Après huit
mois de grands troubles et un an de calme à Mattaincourt, près du bon
Père, en 1612, elle va ouvrir une nouvelle maison à Verdun où son
directeur de conscience, le Père Lebrun, l'aide à maîtriser ses démons. Les
voyages qu'elle doit entreprendre, en 1613, en France, pour
l'établissement de quelques-unes de ses sœurs à Châlons-sur-Marne et en
1615 avec son amie et assistante la sœur Angélique à Paris, ne lui valent
rien et déclenchent souvent ses « grandes tentations ».
Cependant Alix, combat, non sans difficulté, les tourments qui
l'épuisent grâce à la prière, à sa dévotion à la Vierge, et par des
mortifications physiques auxquelles s’associent ses compagnes « Les six
premières années de leur commencement, elles faisaient des austérités et
des pénitences qui étaient prodigieuses… Elles portaient continuellement
la haire (grossière chemise de poil de chèvre ou de crin) sur des ceintures
larges de six pouces, remplies de clous aigus et perçants, qu’elle serrait si
rudement sur leur corps, que le sang en découlait le plus souvent de tous
côtés, en sorte que, quand elle le voulait changer, il fallait qu'elles la
tirassent avec tant de violence qu'elles emportaient la peau. Elles
prenaient la discipline trois fois par jour, le plus souvent jusqu'au sang :
elles avaient inventé d'autres sortes de pénitences, avec quantité de
petites chaînes de fer qu'elles nouaient ensemble en divers endroits et les
portaient croisées en deux ou trois tours sur le dos, si serrées que la chair
entrait dans les chaînons avec enflure et inflammation; après en avoir
souffert de longues et sensibles douleurs, il les fallait arracher de force
pour les changer de place, parce qu'elles leur faisaient de grandes et
profondes plaies sur le dos et sur les côtes ». (III)
Elle garde pourtant encore la possibilité de vivre de façon normale et
d'assumer ses tâches de Supérieure mais « il lui est arrivé fréquemment
d'être si transportée et unie a son Dieu, qu'il fallait la réveiller comme
d'un profond sommeil... ». Selon le témoignage édifiant de la sœur
Angélique qui l'accompagne sans cesse et va lui succéder, c'est une belle
femme discrète et intelligente, d'humeur égale. Douce, grave et
chaleureuse, elle fait l'admiration de son entourage qui voit en elle une
sainte. Par contre, les élèves qui témoignent disent qu'elle crie sans cesse
contre une certaine sœur Marie. Malgré les troubles violents qui l'agitent
dans sa vie intime et qu'elle réussit à cacher, du moins pendant un temps,
a son entourage, Mère Alix est capable de superviser avec le Primat du
lieu la construction du nouveau monastère de Nancy et d'aider Pierre
Fourier dans sa rédaction des constitutions de l'Ordre.
En 1617, le nouveau monastère est prêt dans la capitale de la Lorraine,
il devient le premier de la congrégation et le noviciat des filles de NotreDame s'y transporte. Alix a quitté à contre cœur la maison de Verdun où
son Directeur spirituel était capable de la soutenir dans ses « grandes
tentations ». Elle redoute Nancy ou vit la Cour et où certain gentilhomme
raconte sur elle une histoire infâmante. Las, dès son arrivée dans cette
ville, notre sainte est de nouveau tourmentée pendant dix mois entiers. La
perspective de s'engager définitivement dans la vie religieuse l'effraye.
Alix est décidément bien ambivalente. Cependant, elle se domine et fait
profession dans le nouveau monastère, en 1618. Elle prend l'habit
monacal et le nom en religion de Sœur Thérèse de L'Enfant Jésus
(comme, plus tard, Thérèse Martin, notre contemporaine qui lui ressemble
beaucoup psychologiquement). Monsieur le Primat établit la clôture de la
nouvelle maison où, désormais, Alix est enfermée. Elle a 41 ans. Elle est
nommée Supérieure du nouveau monastère malgré ses protestations.
En 1620, venue aider à la fondation d'un nouveau couvent à SaintNicolas, notre Révérende Mère est agitée d'une violente fièvre et ses
tentations reprennent de plus belle. Elle reste trois mois dans cette ville
puis retourne à Nancy où ses sœurs la réclament.
Les deux dernières années de sa vie sont les plus terribles car les
tentations s'accompagnent maintenant de convulsions. Les mortifications,
les austérités, les pénitences qu'elle inflige à son corps, loin de la calmer,
redoublent ses tourments qu'elle peut de moins en moins cacher à son
entourage. Les affres du démon qui se manifestent dans des grandes
crises et contre lesquelles elle lutte avec l'aide de la Vierge, renforcent aux
yeux de toutes les sœurs sa réputation de sainteté. Les pieuses filles sont
éperdues d'admiration de la voir ainsi habitée des puissances
surnaturelles. Ses directeurs spirituels lui attachent une autre religieuse
qui l'accompagne partout et ne la quitte jamais, de jour et même de nuit.
Alix a caché, autant que faire se peut, tout au moins au début de sa
vie, les violences démoniaques qu'elle subit et qui s'aggravent au fil des
ans. Nous sommes peut-être plus au courant de ce qui l'agite que son
propre entourage grâce au récit autobiographique qu'elle nous a laissé.
Pierre Fourier, qui connaît la valeur de l'écriture, lui a recommandé de
transcrire sa vie. Ce qu'elle a fait avec une grande sincérité à partir de
l'âge de 35 ans.
Cependant ce corps si malmené s'affaiblit, sa santé décline. Elle
demande à être relevée de sa charge de Supérieure pour mourir comme
une simple religieuse. « Jusqu'à son dernier souffle de vie, elle ne voulut
perdre aucune occasion de s'humilier et de s'anéantir. » (III) « Sur la fin
de sa maladie, elle souffrit de douleurs atroces; ses convulsions étaient
tellement violentes, qu'il semblait qu'on lui disloquât les os : elle souffrait
tout avec une patience surhumaine, sans se plaindre, elle paraissait même
goûter une joie intérieure inexprimable. Enfin, après une agonie de cinq
jours, elle expira en présence de toutes ses sœurs réunies, en poussant
trois petits soupirs, et en prononçant les doux noms de Jésus et de Marie.
En l'habillant pour la mettre au cercueil, on trouva des marques évidentes
de ses rigoureuses austérités et de ses pénitences extrêmes par les
cicatrices de ses pieuses blessures qui paraissaient si prodigieuses et en si
grande quantité que « le tout n'en faisait qu'une » dit la Mère Angélique. »
(III)
Nous sommes le dimanche le 9 janvier 1622 et Alix a 46 ans.
Sa dépouille fut exposée en face des grilles du cloître et les gardes
qu'avait placés l'Évêque de Toul pour protéger le cercueil de la dévotion
populaire furent débordés par la foule. Le duc de Lorraine Henri II, le duc
Charles héritier de la couronne, les princes et les princesses, une grande
partie de la noblesse vinrent lui rendre, avec le peuple, un dernier
hommage. Chacun voulait toucher le corps et emporter une relique. « On
eut mille peines d'empêcher que les gens ne missent ses habits en
pièces. » (III) Tous ses objets personnels furent distribués en trois jours.
Le 21 février 1899, le Pape Léon XIII proclamait Alix Le Clerc Vénérable.
Le décret de béatification fut promulgué le 4 mai 1947 par le Pape Pie XII,
et les cérémonies se déroulèrent le 4 mai de cette même année. L'Église
ne l'a pas canonisé.
Union
« Prés de tout grand homme, destiné par la Providence à de grandes
choses, Dieu a placé, sinon plusieurs femmes marquantes, au moins une
qui est son reflet, son inspiration, qui est l'âme de son âme : seul,
l'homme n'est point complet. À Pierre Fourier, la vénérable Alix Le Clerc ».
(VI) Après la mort du saint curé de Mattaincourt, « Le Seigneur a donné la
fécondité à la bonne semence qu'il avait confiée à la terre ». (VI)
Voyons donc quels sont les « fruits de vie » issus de la céleste union de
« cette vigne fertile, appuyée sur un ormeau dont la racine plongeait en
Dieu. » (VI) En abandonnant le style fleuri et naïvement suggestif de
l'abbé Chapia, examinons l'œuvre produite par l'association de ces deux
personnages qui sont à l'origine de la congrégation Notre-Dame et dont
l'enseignement s'est transmis jusqu'à nous, petites filles du milieu du XX e
siècle.
Dates
vie de Pierre Fourier et d’Alix Le Clerc
Date
Évènements
1545
ouverture du Concile de Trente
1562
Vassy : début des guerres de
religion
1563
fin du Concile de Trente
1565
Naissance de Pierre Fourier
1572
massacre de la Saint-Barthélémy
1576
naissance d’Alix Le Clerc
1585
Pierre Fourier à l'abbaye de
Chamousey
1588
assassinat du duc de Guise
1589
ordination à Trèves de Pierre
Fourier
1597
Pierre Fourier : curé de
Mattaincourt
1598
fondation de la congrégation
1610
1615
Évènements
contemporains
Henri IV, roi de France
Édit de Nantes
Assassinat de Henri IV
approbation de Notre-Dame par
Paul V
début de la guerre de Trente
Ans
1618
1622
mort d’Alix Le Clerc
1632
fondation des Chanoines de NotreSauveur
1635
dispersion des Communautés
1636
exil à Gray (Franche-Comté)
de Pierre Fourier
Occupation de la Lorraine
1640
mort de Pierre Fourier
Fondations
Dates des fondations
Date
Lieux
1599
Mattaïncourt
1602
Saint-Michel
1603
Nancy
1604
Pont-à-Mousson
1605
Saint-Nicolas-de-Port
1608
Verdun
1613
Châlons-sur-Marne
1618
Bar-le-Duc
1619
Mirecourt
1620
Épinal
1621
La Mothe-en-Bassigny, Dieuze, Soissons
1623
Metz
1625
Chatel-sur- Moselle, Lunéville
1626
Laon
1627
Sainte-Ménehould, Luxembourg, La Mothe, Blamont
1628
Nomeny, Longwy, Troyes, Bar-sur-Aube, Gorze, Remiremont,
Saintrasbourg
1629
Provins, Vézelise
1630
Étampes, Joigny
1631
Bouquenom, Hattoncnatel, Hadonviller
1635
Carentan
1638
Bernay
1641
Nevers, Nemours, Aoste
1642
Bruxelles
1643
Savernes, Châteaudun, Corbeil
1644
Coulommiers
1645
Compiègne, Rouen
1646
Pont-Beauvoisin
1650
Essuy (Cologne), Paderbaum (Westphalie)
1651
Honfleur
1654
Nantua
1655
Gournay, Douzy
1664
Bonn
1668
Valenciennes
1672
Gerbéviller
1679
Mayence
1699
Douai
1700
Heidelberg (Palatinat)
1710
Gondrecourt
1711
Ecustatt (Allemagne)
1720
Mannheim
1727
Conüans
1730
Nymphe bourg (Bavière)
1731
Vieux-Breisach (Brisgau)
1772
Versailles
Nous avons choisi d'énumérer cette longue liste de fondations, loin
d'être exhaustive, pour mettre en évidence l'extraordinaire vitalité de
cette congrégation et le formidable zèle apostolique des filles qui la
composent.
Les Érections
« Elles se dilatent, elles se multiplient, elles vont de tous cotés bâtir
des monastères, voire même en des pays étrangers ». (VI) Comment ces
femmes organisent-elles une implantation si rapide dans et hors le
territoire ?
Le schéma est partout sensiblement le même. Quelques filles (parfois
en très petit nombre comme au Luxembourg où elles arrivent à trois
seulement), issues du petit groupe originaire de Mattaincourt, se
détachent et partent se fixer dans une nouvelle ville où elles trouvent une
maison qu'on leur prête où leur loue. À son tour ce noyau dépêchera
quelques filles pour faire dans une ville voisine ce qu'elles nomment une
nouvelle « érection ».
La petite colonie est, dans les premiers temps, pauvre et souffre mille
privations. Peu à peu, les saintes filles gagnent par leur piété, par leur
humilité réelle et ostentatoire de riches dévotes à leur cause jusqu'à ce
que l'une d'entre elles fournisse maison et deniers. Cette âme généreuse
devient alors Fondatrice du nouvel établissement.
Le titre de Fondatrice est un honneur que l'on paye très cher et qui
s'établit par contrat devant le tabellion. Ce contrat donne droit,
moyennant les biens terrestres offerts au monastère, à la pieuse
reconnaissance de la congrégation et du ciel. Les heureuses bénéficiaires
et leurs « successeresses » s'engagent à des dévotions éternelles dûment
répertoriées.
Ainsi Damoiselle Sébastienne Perret qui, le 15 octobre 1519, donne à la
jeune congrégation de Saint-Nicolas une somme de 12 800 francs pour la
constitution d'une rente destinée aux aliments et entretien des religieuses,
plus la fondation de deux messes dites chaque semaine à perpétuité en
l'église du dit monastère pour le prix de 1 430 francs. En contrepartie, les
nonnes « Dès à présent la font participante pour tousjours mais à
perpétuité de toutes et chascunes les prières, jeûnes, et aultres bonnes
œuvres de Dieu qui se feront en leur dict monastère, tant par elles, que
par leurs successeresses religieuses, et par leurs escholières, et autres
personnes dévotes. » Toute la famille de la dite damoiselle, ascendants et
descendants à perpétuité, bénéficiera de ces prières. En outre, la bonne
dame aura à sa disposition au sein du monastère une chambre et ses
« commodités » où elle pourra résider « quantes fois qu'il lui plaira... avec
une servante ou deux selon le besoing, et hanter et converser avec les
dites religieuses ». De plus, à ce marché, les religieuses ajoutent
généreusement, d'elles-mêmes et sans obligation, quelques cadeaux :
elles s'engagent à entretenir à perpétuité l'épitaphe qui sera mis sur la
sépulture de la damoiselle, plus de poser en leur église un « beau siège
honorable sur lequel seront imprimées les armoiries... et sa qualité de
fondatrice... avec commodité de s'y tenir assise ou agenouillée », plus la
célébration perpétuelle d'une messe solennelle au jour que « le monastère
aura été establi, et à la dicte messe, et encore aux Vespres, luy présenter
un beau cierge allumé où seront attachées ses armoiries ». Voilà ce qu'on
appelle gagner son ciel.
Outre l'apport financier, certaines de ces fondatrices sont extrêmement
puissantes, ainsi Madame D'Aspremont la première et généreuse « mère
nourricière » de Poussay et sa sœur Madame de Gournay dont le fils,
monseigneur de Sitié, sera Évêque de Toul.
Ces premières bases assurées, les religieuses n'admettront dans leur
noviciat que des filles bien dotées. Il n'y a pas à proprement parler de tarif
préétabli, cela se discute avec les parents de la fille dès l'entrée et, sur ce
chapitre, Pierre Fourier est intraitable : pas de dot, pas d'entrée en
religion en qualité d'enseignante, de « Mère ». Le chiffre moyen est
environ de 2 000 livres (pour comparaison, les pensionnaires paient 60 à
80 livres par an). Les jeunes filles qui ne peuvent apporter cette dot,
seront converses c'est-à-dire servantes. Cependant, notre fondateur,
prévoit que lorsque les congrégations seront riches dans l'avenir, elles
pourront intégrer des filles non dotées.
Certains couvents sont très pauvres dans leur début, les nonnes vivent
dans des conditions misérables mais rares cependant sont ceux qui font
faillite malgré des investissements irréfléchis parfois qui font trembler
Pierre Fourier. La Mère Gante n'hésite pas à entreprendre de formidables
travaux de construction avec une avance budgétaire de seulement huit
jours. Certaine maison est « uniquement établie sur les fonds de la
Providence ». Cela entraîne des jours de disette et de froidure mais, au
bout du compte, l'ambiance de la société est tellement favorable à ces
fondations qui répondent à l'esprit et aux besoins de l'époque que les
pistoles arrivent et que les couvents s'érigent. Pierre Fourier, jusqu'à ses
derniers jours, conseille avec dynamisme aux pieuses filles de savoir
prendre des risques raisonnables et de saisir les occasions de s'agrandir
car, dit-il, « les occasions sont fuyardes et dépiteuses ». Bien gérées, les
maisons s'enrichissent, elles ont même parfois discrètement dans leur
coffre de l'argent « à mettre à profit » et font des affaires. Le saint curé
leur fait, de temps à autre, appel pour prêter des fonds à la commune, à
des commerçants ou à une autre congrégation dans le besoin et cela ne se
fait pas toujours sans « grimaces ». Troyes emprunte 25 000 livres à
Chalons et Soissons 4 000 livres au même. Les conditions d'emprunt sont
draconiennes. Les cautions et hypothèques couvrent prudemment très
largement les risques. Sur les conseils du Bon Père, gestionnaire avisé,
nos charitables et pauvres nonnes deviennent de redoutables banquières !
Les dons et legs sont pratiques courantes, ils permettent aux couvents de
vivre et de s'enrichir. L'Évêque de Belley écrit en 1760 dans son livre
« L'ouvrage des moines - Commentaires sur la vie de Saint Augustin » :
« Nous avons vu, en de petits lieux, commencer des établissements, à
deux ou trois de ces dévots mendiants, et y faire des entreprises de
bâtiments qui eussent étonné des prélats, des chapitres rentes, des
seigneurs de trente es quarante mille livres de rentes... »
Nos religieuses déploient les mêmes aptitudes que leurs confrères à
faire prospérer leurs affaires, en témoignent dans de nombreuses villes de
France les imposants bâtiments qu'elles construisent et qui nous restent
encore aujourd’hui.
Certains couvents s'enrichissent des subsides royaux. L'institution de
Versailles est gratifiée par le souverain d'une rente annuelle de 25 000
livres, il est vrai que ce pensionnat a été fondé par la reine Marie
Leczinska (les chanoinesses y sont au nombre de 33 avec 7 converses).
Il n'y a sous l'Ancien Régime aucune unification de l'enseignement et
chaque établissement développe selon sa logique propre son plan
pédagogique. De même, il semble vraisemblable que les ressources et le
prestige des couvents de la congrégation Notre-Dame et de leurs
pensionnats diffèrent selon les endroits et les qualités des femmes qui s'y
dévouent.
Cependant la réussite de l'entreprise de Pierre Fourier est certaine
malgré les vicissitudes, guerres, famine, maladies, que, comme toute la
population, les chanoinesses doivent traverser. Le succès de la
congrégation et de son œuvre enseignante est dû au zèle infatigable des
pieuses filles soutenues par une foi inébranlable, aux besoins d'une
époque et aux Constitutions que Pierre Fourier a mises au point en y
travaillant toute sa vie et qui règlent, avec une sage et peut-être trop
grande minutie, tout ce qui concerne la vie de ces établissements.
L'organisation de cette structure pensée et assise par le Révérend Père
restera, à peu de chose près, sensiblement la même trois siècles plus
tard.
Histoire I (1622-1811)
Pendant la vie d'Alix Le Clerc, nous l'avons vue avec ses compagnes,
« essaimer » de proche en proche. À sa mort, la Lorraine et les pays
voisins s'exaltent « Une nouvelle ferveur se répandit dans la congrégation;
une nouvelle ardeur y poussa les âmes; le nombre des postulantes devint
plus nombreux de jour en jour, et il fallut augmenter le nombre des
monastères » (VI). Les érections continuent d'autant que Pierre Fourier a
obtenu du Vatican la bulle qui les approuve.
Au cours de l'histoire, les Chanoinesses, ainsi que toutes les moniales,
connaîtront un destin chaotique.
En 1635, la première fondation est dispersée. Sœur Saint-Louis
rapporte : « La Lorraine était envahie par les Français et les Suédois.
Beaucoup de religieuses affolées par les exactions de la soldatesque
voulurent quitter leur maison, espérant trouver refuge dans des maisons
moins exposées ou chez des amis. Saint Pierre Fourier ne le conseillait pas
mais n'osait le leur interdire. À cela s'ajoutèrent des épidémies de peste et
bientôt la famine. C'est surtout la famine qui fit des victimes parmi les
religieuses et les chanoines réformés dont Saint Pierre Fourier était le
Général ». Pendant la période de la Réforme, les protestants ouvrent des
écoles. Cependant, à partir de 1685 (Révocation de l’Édit de Nantes)
jusqu'en 1791, l'Église catholique a le contrôle de toute l'éducation dont
une grande partie est assurée par les congrégations religieuses. Pour les
chanoinesses, cette époque est, malgré les aléas, une période de grande
expansion.
En France, la renommée de la congrégation Notre-Dame n'atteint peutêtre pas celle plus prestigieuse, des Cisterciennes ou des Ursulines. Tandis
que ces dernières se consacrent à l'éducation des jeunes filles nobles, la
clientèle des filles d'Alix le Clerc est souvent plus modeste. Cependant, les
filles de Pierre Fourier « se dilatent » dans toutes les villes environnantes
et bien au-delà. « Tous les jours on demande des religieuses par icy pour
commencer de nouveaux monastères » (I). Selon le vœu de leur père
fondateur : « Courez jusqu'à la grande mère océane s'il faut » (I).
En 1626, elles sont à Honfleur.
En 1638, elles arrivent à Bernay venant de Laon. C'est le début de leur
implantation en Normandie. Elles sont successivement encouragées par
des lettres patentes de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI.
L'enquête de février 1790 montre que la congrégation Notre-Dame est
en plein essor dans la région parisienne comme ailleurs.
--« Jours sombres entre tous, jours remplis d'épouvante »
À partir de 1789, la Révolution va faire vivre aux chanoinesses, au fil
des jours, des moments dramatiques de déchirement et probablement de
peur intense, qu'on devine à l’énumération des décrets qui les
persécutent :
2 novembre 1789 : les biens du clergé sont mis à la disposition de la
nation.
13 février 1790 : l'Assemblée Constituante interdit les vœux
monastiques.
12 juillet 1790 : vote de la Constitution civile du clergé.
27 novembre 1790 : l'Assemblée Constituante exige un serment de
fidélité à la constitution civile du Clergé.
Durant l'année 1790, comme tous les ordres religieux, les
chanoinesses doivent subir les inventaires de leurs biens et l'enquête
visant à découvrir au sein des communautés celles qui s'y trouveraient
enfermées contre leur volonté et qui désireraient en sortir.
11 avril 1791 : les chapelles des communautés sont fermées au public.
17 avril 1791 : les religieuses institutrices doivent prêter le serment
constitutionnel, mais ce décret n'est pas très explicite et son interprétation
reste floue. Rolland interroge plusieurs fois l'Assemblée qui laisse le
problème dans son imprécision. Les religieuses de la congrégation NotreDame ont eu la grande intelligence de s'autofinancer en menant de front
l'instruction des jeunes filles riches et celle des jeunes filles pauvres,
celles-ci payant pour celles-là. Les enseignantes, n'étant pas salariées de
l'État, ne se voient donc pas dans l’obligation de prêter serment.
Cependant, et l'on reconnaît bien là leur rigueur, elles tiennent à souligner
leur opposition au schisme constitutionnel.
« Le 14 mai 1791, elles écrivent à Avoine, l'Évêque jureur du diocèse
de Versailles, en lui signifiant qu'elles ne prêteront jamais le serment et
ne reconnaîtront que les prêtres tenant leurs pouvoirs de Monseigneur de
Juigné, l'Archevêque de Paris. Elles ajoutent qu'elles ne veulent ni quitter
leur couvent, ni recevoir des religieuses provenant d'autres
communautés ». (XI). …Charité bien ordonnée…
La Constituante cherche à apaiser les troubles nés du schisme.
Le 1er octobre 1791, l'Assemblée Législative succède à l'Assemblée
Constituante. Changement de politique : elle renforce les persécutions.
Elle décide la suppression totale des congrégations religieuses. Cette fois,
les nonnes doivent quitter leur couvent. Une pension versée par l'État
assurera leur survie afin de concilier « les intérêts de la nation et
l'extinction absolue de la vie monacale ». Elles seront vivement
encouragées au mariage. Tandis que la Terreur monte, la haine déferle
contre les monastères accusés d'être les alliés de la contre-révolution.
Dans Paris, des « bandes de mégères, les futures « tricoteuses »,
auxquelles s'étaient mêlés des hommes déguisés en femmes, se saisissent
des religieuses et les fouettèrent outrageusement » (XI). Gorsas donne la
liste des couvents « où des verges salutaires ont corrigé le fanatisme » et
les chanoinesses n'y figurent pas.
Fin 1792, les couvents sont définitivement fermés. Certaines
religieuses retournent dans leur famille, d'autres se dispersent ou restent
groupées en petits noyaux. Les chanoinesses ont la prudence de
disparaître pendant cette terrible période.
En 1793, le serment est obligatoire pour toutes. La Terreur sévit.
En 1794, des carmélites sont guillotinées. D'autres religieuses sont
arrêtées pour avoir caché des prêtres réfractaires ou pour avoir gardé
fidélité au roi. On ne trouve aucune chanoinesse parmi ces nouvelles
martyres, cependant, dans le Cotentin, à Carentan, les filles de la
congrégation Notre-Dame sont emprisonnées pendant huit mois, celles de
Bernay six mois. Même en prison, elles continuent la récitation des offices
et cousent leur bréviaire dans les plis de leur robe pour le soustraire aux
geôliers.
À Paris, chassées de leur pensionnat de la rue Neuve-Saint-Jean, les
chanoinesses se réfugient à Rungis. Elles ouvrent une école sous la
houlette de mère Saint Ambroise qui institue la pratique de l'Adoration
Perpétuelle.
En 1797, à nouveau chassées de Rungis, elles reviennent à Paris où
elles vivent dans des conditions d'extrême précarité.
En 1799, rue d'Enfer (!), elles louent l'hôtel des Chaulnes, en piteux
état. Elles sous-louent la meilleure partie de l'hôtel et vivent, quant à
elles, dans des mansardes. Elles souffrent alors du froid et de la faim.
Lorsque la misère devient trop grande, on envoie une sœur converse
mendier dans la rue. Nous voyons à ce fait que même la détresse extrême
n'a pas nivelé la différence de classe entre les religieuses.
En 1793, le décret Lakanal proclame que « tout citoyen a le droit
d'ouvrir une école et d'enseigner ». Malgré les persécutions, elles peuvent
continuer leur œuvre.
Juillet 1794, la chute de Robespierre marque la fin du régime de la
Terreur. L'étau se desserre. Les églises s'ouvrent à nouveau au culte. Les
religieuses réorganisent leurs pensionnats.
En 1801, le Concordat ramène la paix religieuse.
Curieusement, « Après la tourmente » comme le raconte Boussoulade,
sans préciser plus les dates, ces chanoinesses qu'on pourrait croire
exsangues, rachètent l'institution la plus prestigieuse : l'Abbaye-aux-Bois.
Avant sa dispersion en août 1792, cette Abbaye appartenait aux
religieuses cisterciennes. Elle accueillait alors des jeunes pensionnaires
nobles. Les cisterciennes, recrutées parmi les femmes de haut rang, leur
enseignaient, jusqu'à leur mariage, les arts d'agréments et le catéchisme.
Les élèves fortunées avaient ici appartement et serviteurs. Comme les
autres couvents, l'Abbaye-aux-bois recevait des dames pensionnaires de
noble lignée et l'état des finances était bon lorsque les biens des
congrégations furent mis à la disposition de la nation. Où les chanoinesses
puisent-elles l'argent de ce rachat quelques années plus tard ? Toujours
est-il « qu’elles en firent de nouveau l’un des pensionnats les plus réputés
de la capitale » (XI).
Loin d’abattre les ordres religieux, au contraire, cette période de
troubles intenses et de terreur, semble avoir dynamiser leur
développement. L’adversité redouble leur ferveur. Ils se nourrissent des
persécutions qu’on leur inflige.
La dispersion des congrégations oblige les religieuses à sortir de leur
couvent. Là où plusieurs se trouvent réunies sous la poussée des
événements, elles reforment aussitôt une communauté et reprennent leur
prosélytisme. « Deux femmes se mettent à vivre ensemble, elles en
cherchent une troisième, puis une quatrième et l’on végète ainsi jusqu’à
ce qu’on ait rencontré une bonne âme qui ait quelque bien et soit disposée
à devenir la bienfaitrice de la communauté naissante.» (VII)
Spoliés de leurs biens, les ordres religieux doivent pour vivre, recueillir
des dons et des legs. Les faire endosser par une personne de confiance
qui les leurs reversera en sous-main. Ou bien trouver une personne riche
et pieuse qui les commandite. Cette situation place les nonnes sous la
dépendance de leur bienfaiteur et les inquiète. Toute l’histoire des
religieuses témoigne de cette quête ambivalente ou l’esprit de pauvreté se
teinte d’avidité et de dureté pour les ressources qu'il faut bien obtenir. Ces
femmes qui ne veulent pas se mettre à l'abri d'un homme doivent gérer
seules leur survie. Les rapports avec le bienfaiteur ou, le plus souvent, la
bienfaitrice ne sont pas toujours harmonieux. Certains ne tiennent pas
leurs promesses. D'autres veulent prendre autorité sur la nouvelle
communauté, cependant que le groupe des religieuses n'est pas prêt à le
lui concéder.
Ainsi à Carentan. C'est dans cette petite ville que les chanoinesses
occupent un superbe bâtiment de 1635 à 1793. À cette date, la Révolution
les en expulse. Elles rencontrent alors Madame de Moy qui les finance
mais entend, en contrepartie, les diriger comme une Supérieure. Les
rapports se dégradent et la communauté éclate. À la suite de cette
brouille, les religieuses partent s'installer aux environs, à Valognes en
1809, à Vindefontaine en 1828, à Saint-Pierre-Église en 1835 et d'autres,
à Guernesey, ouvrant dans les lieux où elles s'implantent des écoles qui
deviennent vite prospères. Madame de Moy, elle, vient renforcer de ses
finances les chanoinesses de Bernay.
À Orbec, « quelques filles de Saint Augustin exerçaient déjà et non
sans succès » (III). Elles sont originaires des villages environnants.
Bientôt, elles se regroupent sous la houlette de Marie-Anne-Rose De
Vitrouil De La Grandière, en religion Sœur de l'Enfant Jésus (1743-1834),
qui sort de prison et vient de la communauté de Bernay dispersée. Elle est
la première directrice de Notre-Dame. C'est une jeune fille noble,
originaire d'Orbec. Elle rassemble ses filles dans le manoir familial de
Lorailles et ouvre immédiatement, en 1804, une nouvelle école. En 1805,
« tout le troupeau dispersé se trouva réuni, la plupart amenèrent avec
elles bon nombre des élèves dont elles avaient commencé l'éducation : ce
qui forma aussitôt un pensionnat » (VI). « L'entreprise réussit mieux qu'on
aurait osé l'espérer, les éducatrices acquirent l'estime générale des
personnes distinguées de la ville et des environs et bientôt les élèves se
multiplièrent » (III).
La maison de Lorailles devint vite trop petite et, en 1811, les
religieuses trouvèrent un édifice à leur mesure qui fit abandonner le projet
de retour à Bernay. C'était l'ancien couvent des capucins déserté à la
Révolution par les moines franciscains.
Histoire II (1811-1905)
La politique du début du XIXe siècle est favorable aux chanoinesses. En
1824, au cours de la seconde restauration, les établissements privés
obtiennent un statut juridique et l'enseignement primaire est sous la
responsabilité des Évêques et des congrégations.
En 1825, l'État reconnaît l'existence des congrégations. C'est cette
même année que les religieuses d'Orbec commencent l'édification de la
chapelle et, en 1826, du petit pensionnat. De 1837 à 1854, elles achètent
et défrichent les vergers qui montent vers le bois. En 1851, elles finissent
d'acheter tout le bâtiment des Capucins et, en 1857, elles bâtissent l'école
Saint-Joseph. En 1899, elles construisent le bâtiment de l'Orphelinat.
L'Église et la Monarchie ont partie liée et nos religieuses sont,
probablement, au fond de leur cloître, monarchistes et même
discrètement légitimistes. Les vieilles familles nobles de la région se
partagent entre Légitimistes et Orléanistes. On se brouille dans les salons
d'Orbec, on ne se reçoit plus, on ne se salue plus.
En 1850 la loi Falloux établit dans l'enseignement le principe de la
liberté
et
associe
l'Église
à
l'éducation.
Les
établissements
congrégationnistes peuvent se développer sans entrave.
Profitant de ces lois, les chanoinesses s’implantent et prospèrent dans
la campagne normande. Elles sont aidées dans leur nouvel établissement
d'abord par l'abbé de la Grandière, « leur second fondateur », frère de
leur directrice Marie-Anne-Rose de Vitrouil de la Grandière puis par le curé
de la paroisse Monsieur Fériaux enfin par Monsieur Frémot, prêtre et
administrateur hors pair. « Cet homme si habile à conduire une
communauté au temporel comme au spirituel » met à leur service sa
science des affaires. Grâce à ces trois hommes avisés, les religieuses font
de leur école une pension renommée et prospère. Elles agrandissent le
monastère, construisent la chapelle et les grilles du cloître sont posées
plus tard en 1822.
En 1856, on compte dans ses murs : 50 religieuses et 150 élèves
pensionnat et externat réunis. Elles adjoignent au pensionnat un
orphelinat qui fonctionne pendant quarante ans.
La France voit monter, avec la République, l'anticléricalisme.
En 1883 avec les lois de Jules Ferry, l'enseignement est devient laïc,
gratuit et obligatoire.
C’est dans la continuité de cette période prospère que le destin des
femmes de ma famille va rejoindre celui des chanoinesses.
La première génération
Dans la campagne proche d’Orbec naissent deux petites filles. Eugénie
Agnès et Hélène Agnès en 1877. Elles ne sont pas sœurs mais cousines.
Hélène sera ma grand-mère. Leur famille fournit des « serviteurs
appréciés à toute les bonnes maisons du pays » (VIII). Les parents
d'Hélène sont jardinier et lingère au château de Familly, noble propriété
de la famille De Pardieu. Ce sont des serviteurs parfaits, travailleurs,
humbles et respectueux de leurs maîtres. On raconte que, tout
naturellement, les meilleurs fruits cultivés au jardin par le père Agnès
fournissent la table du château et que le fidèle jardinier ne tolère pas
qu'on mange un seul fruit avant ses maîtres.
Dès leur naissance, Hélène et son frère sont mis en nourrice à la ferme
voisine et leur mère n'ira les voir qu'une fois par semaine tandis que le
père, plus affectueux, rendra visite à ses petits chaque soir. Pourquoi
cette désaffection de la mère ? Personne ne le saura. Ce fait, en tout cas,
témoigne du peu de désir maternel de mon arrière-grand-mère. Sévère,
sérieuse et pieuse, la lingère du château « retombera en enfance »,
comme disent ses proches, à la fin de sa vie. Dans sa démence sénile où
se mélangent les générations, elle raconte des histoires qui l'effraient, à
connotation sexuelle où des messieurs entrent dans la chambre interdite
des dames. Choquée de ces folies, sa fille l'héberge sans véritable chaleur
affective semble-t-il et c’est sa petite fille âgée de dix-huit ans, ma mère,
qui l'assiste.
La demoiselle De Pardieu et son frère, les châtelains, n'ont pas de
descendance et sont fort pieux. Ils s'intéressent aux enfants du jardinier,
si sages, si dociles. La châtelaine leur fait le catéchisme et les découvre
intelligents. En 1890, elle aura la grande bonté de placer Hélène, qui a
treize ans, à Notre-Dame d'Orbec et son frère au collège Sainte-Marie à
Caen. Elle assume les frais d'étude et de pension. Toute la famille lui voue
une immense reconnaissance. Nul ne penserait à revendiquer un meilleur
salaire qui permettrait à la famille de gérer seule l'éducation et la scolarité
de ses enfants.
Eugénie, moins favorisée est entrée à Saint-Joseph, ce qui correspond
mieux au rang de la famille dans l'échelle sociale.
En devenant pensionnaire à Notre-Dame, Hélène bénéficie d'une
éducation à laquelle elle ne devrait pas avoir droit, elle le sait, on a dû le
lui expliquer. Elle n'en tire ni orgueil ni humiliation mais une grande
modestie. Elle est intelligente, discrète, réservée, sérieuse en tout. Au
pensionnat, elle fréquente Charlotte qui pleure de joie en apprenant
qu’elles sont admises en même temps aux « Enfants de Marie », Élise, sa
tendre amie, plus calme, mais qui, dans les lettres fanées que je retrouve,
la tutoie, l'appelle « chérie », l'embrasse en lui écrivant « Adieu
mignonne ». Toutes marques d’affection qui auraient été très vivement
réprimées à l’époque suivante qui fut la mienne. Et Henriette, vive, rieuse,
coquette, mondaine, l'antithèse de ma grand-mère, Henriette qui
épousera un notaire, notable fils et petit-fils de magistrat et qui, en
devenant Madame Pellerin, prendra à son service... Eugénie comme
lingère et pour s’occuper de son petit garçon Henri. Longtemps plus tard
et jusqu'à la fin de leur vie, Hélène fera visite à Henriette. Jamais les
visites n'auront lieu dans l'autre sens. Visites très protocolaires aux
qu'elles j'ai parfois assisté. Dans son joli salon, charmant et déjà vieillot,
un peu solennel, Henriette essaie de recréer le lien d'amitié avec sa
condisciple et demande à Hélène de reprendre le tutoiement, ce à quoi ma
grand-mère, gantée et chapeautée, « en visite », assise sur le bord du
fauteuil, répond humblement mais fermement :
- « Nous ne sommes pas du même monde. »
Henriette enchaîne :
- « J'aurai voulu t'offrir le thé mais ma femme de chambre est
absente. »
Nous n'aurons pas de thé.
Eugénie fait une discrète apparition, sa place n'est pas au salon mais
elle peut toutefois venir saluer sa cousine, elle n'abuse pas de cette
permission et se retire rapidement. Elle ne servira pas le thé non plus, ce
n'est pas dans les attributions d'une lingère.
Ce monde qu'elle côtoie à Notre-Dame sans avoir vraiment le droit d'y
pénétrer, Hélène ne le revendique pas plus qu'Eugénie. Cependant, elle
échappera à la place de servante qui devait lui revenir comme à ses
parents et à sa cousine. Elle pourra dire cette « Prière de la Maîtresse de
Maison » que lui propose son manuel :
« Dieu de miséricorde, Apprenez moi à reprendre avec douceur, à
commander sans arrogance, à me faire servir sans caprice et sans
hauteur. Que remplie d'une charité sincère pour ceux qui sont en dessous
de moi, je ne néglige rien de ce qui peut adoucir leur situation pénible,
rien surtout de ce qui intéresse le salut de leur âme. »
Madame la Comtesse de Flavigny « Recueil de prières, de méditations
et de lectures » (1860).
Au pensionnat, les élèves sont peu nombreuses, les rapports avec les
religieuses sont excellents, les lettres en témoignent, on sent, à travers ce
courrier, une véritable amitié de maîtresse à ancienne élève. Il est vrai
qu'elles partagent la même ferveur religieuse.
Eugénie, célibataire, entend et même participe aux discussions
politiques pendant son service. Comme ses maîtres, elle est farouchement
monarchiste. L'établissement de la République est un sujet, le seul, qui
peut la mettre en colère. Elle affirme, pour une fois péremptoire : « La
république est la cause de tous nos maux ! »
« Pour elle, le point culminant de notre histoire de France était la mort
de Louis XVI. Avant, c'était l'ordre, l'autorité, la grandeur, après la
décadence commençait avec l'esprit de révolte et de revendication »
(VIII).
Hélène est plus sereine sans doute, je ne l'ai jamais entendu émettre le
moindre jugement politique. Plus tard, elle sera abonnée au journal « La
Croix » et partage en tous points ses opinions. Face aux événements, elle
prie pour la Paix, c'est son seul acte politique jusqu'en 1945. Lorsque le
droit de voter est enfin donné aux femmes, elle remplit scrupuleusement
son devoir civique en appuyant dans l'urne les candidats de la droite
chrétienne. Elle n'a jamais eu aucune nostalgie de la monarchie. Elle est
pour l'ordre dans un monde chrétien.
Ma grand-mère, se marie en 1906, tardivement malgré sa beauté, à
vingt-neuf ans, peut être son éducation l'a-t-elle rendue exigeante et
surtout craintive par rapport aux hommes. Elle vient habiter Le Sap où
elle tient, avec son mari, une boucherie prospère. Toujours réservée et
modeste, elle dira à son mari, mon grand-père, jeune boucher qui fait de
bonnes affaires à La Villette, chaque fois qu'il rapporte pour elle de Paris
un joli bijou, une robe élégante :
- « Ce n'est pas de ma condition. »
Les chuchotements familiaux révèlent que, durant toute sa vie
conjugale, Hélène n'a jamais permis à son mari de voir son corps nu
pourtant parfait. Elle avait appris au couvent que la pudeur est l'une des
plus belles vertus féminines.
Lettres
Hélène après son mariage en 1906 reste fidèle à ses amitiés d'enfance
et continue à correspondre avec ses anciennes compagnes,
particulièrement avec l'une d'entre elle qui entre au couvent et prononce
ses vœux à Saint-Léonard, et d'autres, mariées comme elle, avec qui elle
échange outre les réponses au concours de « La Semaine de Suzette »
des commentaires sur la séparation de l’Église et de l’État.
14 décembre 1906
Ma chère Hélène,
pas grand changement au Couvent, vous savez, ou ce serait tout
dernièrement mais ces jours, elles étaient encore sans nouvelles. Mère
Supérieure est toujours là avec les religieuses âgées ou infirmes et Mère
Marie Alix, Mère Sainte Madeleine, Sœur Saint Alphonsine etc. Pour
combien de temps est-ce ainsi ?
Mère Supérieure va-t-elle attendre encore longtemps pour s'en aller ?
Je me le demande. Tant qu'elle est là encore, c'est moins triste pour tout
le monde. Monsieur l'abbé est parti, lui, pour Saint Léonard mais il doit
revenir d'ici peu de temps mais ce ne sera, je crois, que pour quelques
jours et pour les religieuses, c'est déjà tout changement. Elles ont
cependant la messe tous les jours et, jusqu'ici, Bénédiction du Saint
Sacrement, les jours où il y a lieu de la donner. Nous avons eu réunion le
8 décembre. Il avait été convenu avec Saint Léonard d'une bonne union
d'âme ce jour-là. Un triduum l'avait préparée (Oh ! triduum sans
solennité, une prière à la Sainte Vierge). Le 8 nous nous trouvions
quelques-unes à la Chapelle pour y communier la plupart et le soir nous
étions groupées plus nombreuses cette fois dans... la salle du chapitre,
près d'un bon feu. Votre cousine était des nôtres et entre autres aussi
Melle X, Melle Y, Mme Z et plusieurs dernières pensionnaires. À 5 heures
nous partions pour la chapelle où un autel était improvisé à l'intérieur de
la grille : consécration devant la statue de la Sainte Vierge, cantique,
chant de l'Ave Marie Saintella et Bénédiction, petite solennité mais fête
particulièrement touchante quand même surtout en présence des
circonstances actuelles. Je n'ai pas oublié les absentes, j'ai pensé à elles,
j'ai prié pour elles. Il nie semblait en ce moment que nous ne formions
qu'une grande famille toute suppliante.
L'école libre va ouvrir au commencement de janvier. La directrice qu'on
voit ici depuis quelques temps (vous savez que c'est la jeune fille qui a
remplacé Mère Saint Ambroise, vous vous la rappelez peut être ?) a une
excellente tenue: quelque chose de très digne en même temps que de
très simple. Je me figure qu'elle plaira. Elle doit avoir sa sœur comme une
des sous-maîtresses et XX viendra aussi, savez-vous ? C'est moi qui suis
contente de cette perspective. Je me figure que toutes ensembles
formeront un petit cénacle.
Pour en revenir à la Communauté, pensez-vous que j'ai eu la faveur ...
de visiter le vieux monastère (n'en parlez pas trop, dites), je crois que
cette permission a encore été relativement limitée et je pourrais quelque
fois faire des envieuses. Nais pour vous, si cela vous tentait, je me doute
bien que vous n'auriez pas de refus. Je ne sais si on me l'aurait proposé,
mais je me trouvais avec toutes les autres et j'ai profité du privilège. Nous
avons vu la salle du chapitre, le dortoir et la salle des novices, le
réfectoire, la cuisine et, surtout : les cellules. Entre autres la cellule de
Mère Sainte Claire. Eut-on jamais pensé cela ma pauvre Hélène ?...
non datée
Chère Hélène,
depuis le temps qu'on parle de l'hospitalisation des Mères restées au
couvent c'est cette fois pour demain ! Elles ont reçu mardi l'avis officiel
(c'était attendu tous les jours) et demain M. le Doyen vient à 8 h dire la
messe et après, je crois, une consécration au Sacré-Cœur. Les Mères
prendront La route de l'Hospice (où se célèbre justement ce même jour la
grande fête de la Confrérie du Sacré-Cœur) les personnes amies de la
maison et les anciennes qui le pourront se feront un devoir d'accompagner
les vénérées proscrites pendant le pénible trajet, justement aussi ce
premier vendredi du mois et dernier jour du mois du Sacré-Cœur. En voilà
des coïncidences et qui sont une consolation. (Il y aura à l'hospice Mère
Saint-Paul, Sœur François-d'Assise, Sœur Mathilde, Sœur Sainte Ursule,
Sœur Alphonsine, pour les soigner, et peut-être d'autres ? Je crois que
Mère Sainte Madeleine va provisoirement chez Mme Charles Du Merle.
Sœur Sainte Rose est partie dernièrement pour son éternité). Quelle
douloureuse journée demain tout de même et comme vous nous suivrez
par la pensée, je sais ! Ma pauvre Hélène.
Il parait que Mère Sainte-Clair n'est guère bien. Elle change beaucoup
et ne parait pas rassurée, bien qu'elle n'ait jamais l'air de vouloir se dire
malade.
Et nous voilà dans les événements. Avez-vous appris par les journaux,
au moins, la mort du Vicomte Henri Du Merle (le plus jeune fils de Mme
Xavier) tué par la foudre hier même à sa propriété de Roques prés de
Lisieux et cette fameuse coïncidence du mariage de sa sœur Berthe qui
devait se faire ces jours à Paris. Je crois que tout le monde devait partir
hier au soir par le train de 8 h. La dépêche de la nouvelle a dû arriver
presque à ce moment ! On ne fait qu'en parler, tout le monde est saisi !
Ayez de temps en temps une petite pensée pour moi. Sauf miracle, je
n’ai plus confiance pour ce mariage de Suze... Si vous venez bientôt à
Orbec, tâchez de me donner un petit moment. Je ne vais peut-être pas
tarder à m'absenter et pour longtemps donc je compte sur vous. Je vous
embrasse bien affectueusement. Ne m'oubliez pas...
Veuillez me rappeler au bon souvenir de M. Camus (le mari d'Hélène).
Amitiés de maman.
Histoire III (1904-1945)
« Les Vénérées proscrites »
Le 4 mai 1904 Notre-Dame fêta son centenaire, sous la présidence de
Monseigneur l'Évêque Amette qui accorda aux pensionnaires et à leur
maman la permission de pénétrer dans la clôture ce jour-là. Les pères
n'étaient pas invités. La veille on avait prié Notre-Dame du Beau Temps et
on avait été exaucé. Alléluia. La journée se déroula dans le faste au milieu
des plantes vertes prêtées par les salons bourgeois de la ville.
À 7 heures, Monseigneur célébra sa messe. À 9 h 30, nouvelle messe
solennelle au cours de laquelle deux novices firent profession de foi. À 14
h réunion au pensionnat « mais auparavant les privilégiées de Jésus et du
Bon Père, les enfants de nos classes gratuites devaient avoir leur part. On
les fit ranger dans le jardin autour de la porte d'entrée. L'une d'elle à
l'arrivée de Monseigneur lui offrit un bouquet et récita au nom de toutes
un petit compliment ». (XII) Puis les petites pauvres partirent pour une
récréation améliorée « d'un petit goûter jubilaire » (XII) et la cérémonie
continua en présence des seules pensionnaires de Notre-Dame. (Que
pensèrent les « privilégiées de Jésus et du Bon Père » d'être exclues de la
fête ? Nul ne se posa la question.)
Monsieur le Supérieur du séminaire de Lisieux, l'abbé Pitrou, prononça
une bien longue homélie dans le ton apologétique qui devait galvaniser
nos religieuses « femmes admirables de foi, d'obéissance, d'humilité, de
dévouement » où il prophétisait « Dût cette maison subir pour un temps
l'épreuve de la persécution, elle se relèvera après la tempête, plus
vivante, plus prospère que jamais; car dans ses membres circule une sève
qui ne meurt pas ». (XII)
Mademoiselle Berthe fit réciter à quelques enfants les vers qui lui
étaient venus en abondance pour cette belle cérémonie. Les splendeurs de
la fête se terminèrent à 17 h par un Salut du Saint Sacrement et
Monseigneur Amette s'en fût. On rendit les plantes vertes aux amis.
Malgré la joie de ce jubilé, les cœurs étaient inquiets, et Monsieur
l'abbé Pitrou avait raison commencer son grand discours par ces mots :
« Comment songer à célébrer un centenaire à l'heure où l'orage gronde si
fort, où les aînés sont oppressés par les menaces du jour, l'incertitude du
lendemain ». (XII)
Le 6 décembre 1905, le Sénat vote la séparation de l'Église et de l'État.
L'émotion est grande à Orbec. On parle de sectarisme, de persécution. La
Révolution et la Terreur sont encore proches dans les mémoires. Les
grands-parents qui ont vécu ces événements, les ont racontés avec effroi
à leurs enfants et petits-enfants. La démarche des fonctionnaires des
Domaines, chargés de répertorier les biens des églises, réveille de
douloureux souvenirs.
La petite ville est divisée entre libres penseurs et catholiques (qui
comptent dans leurs rangs la famille Bigot du Chapelet dont on peut dire
avec l'ironique journal « La Tribune de Bernay » qu'elle a bien un nom
prédestiné !). Les deux clans sont également acharnés dans leurs
convictions, la passion est partout présente sauf dans la hiérarchie
catholique où prévaut une attitude sagement modérée. La population
locale s'enflamme, on est au bord de la guerre civile. L'abbé Guillaume, le
jeune abbé du couvent, résiste de toute la fougue de sa jeunesse contre
l'État spoliateur et entraîne par les rues ses partisans comme à la
croisade, chapelet en main, au chant de « Nous voulons Dieu dans nos
écoles... »
En 1906, après les Ursulines de Caen et de Bayeux, les religieuses de
l'éducation chrétienne de Falaise, les chanoinesses de Notre-Dame
reçoivent leur ordre d'expulsion. Elles s'y attendaient et avaient, de
longue date, préparé leur départ. L'abbé Guillaume, prévoyant, avait loué
une maison à Saint-Léonard, près d'Hastings en Angleterre et d’énormes
ballots enveloppés de jute acheminaient depuis quelque temps, en secret,
les biens des religieuses grâce à leurs nombreux amis qui n'hésitaient pas,
en les convoyant sous leur nom, à transgresser la loi. Les statues de la
chapelle étaient hébergées au château de Familly chez la Marquise de
Pardieu, la vénérée bienfaitrice de ma famille.
La clôture avait été levée et déjà quelques religieuses s'étaient exilées
en Angleterre. Toutes les autres devaient les rejoindre en 1907 sauf les
plus âgées et les moins valides restées à l'hospice d'Orbec. Les adieux
furent émouvants et la foule de leurs partisans accompagna les proscrites
en une longue procession de protestation. Eugénie pleurait, Hélène suivait
les événements de loin, grâce aux lettres de ses amies. Celles que nous
avons reproduites ici donnent une idée de l'ambiance qui régnait à cette
époque. Après le départ des religieuses qui ne manquèrent pas de fonder
immédiatement en Angleterre le « Couvent of Our Lady » pour y accueillir
de jeunes pensionnaires, une petite école chrétienne fut de nouveau
ouverte à Orbec par une pieuse demoiselle toujours au manoir de
Lorailles.
En 1908 l'école laïque s'installa dans les locaux de Saint-Joseph et l'on
descendit les statues qui dominaient les toits au grand scandale des amis
du couvent.
Peu de temps après, les bâtiments du pensionnat et du couvent furent
mis en vente par les Domaines. Les enchères, qui symbolisaient la lutte du
Bien et du Mal, furent passionnées. L'abbé Guillaume avait facilement
recueilli auprès de ses fidèles partisans (au nombre desquels on retrouve
la Marquise de Pardieu) les fonds nécessaires au rachat des biens des
chanoinesses. Il emporta les enchères en 1911.
L'interdiction des congrégations avait en 1912 réduit le nombre des
écoles congrégationnistes à 27 alors qu'en 1880 il était de 13 000.
Deux demoiselles continuèrent à transmettre l'enseignement chrétien,
d'abord en se repliant au Manoir de Lorailles comme au siècle précédent
puis, à nouveau, dans le couvent des capucins racheté. Une religieuse fut
dépêchée d'Angleterre et revint loger chez une autre noble dame des
environs d'Orbec afin de ne pas perdre contact avec les amis si précieux
de la congrégation et préparer un retour éventuel. Elle donna quelques
cours particuliers en attendant l'opportunité d'une réinstallation définitive.
À nouveau propriétaires des murs, les chanoinesses profitèrent en
1914 des bouleversements de la guerre pour rentrer clandestinement
d'abord à trois d'Angleterre et préparer ensuite, avec des retours
progressifs, la réouverture du pensionnat. Pour passer outre à
l’interdiction de ce retour, les religieuses s'étaient habillées en costume
civil « sous des costumes d'emprunt qui les déguisaient bien peu ! » et
portaient leur nom patronymique.
En 1928, Les religieuses françaises sont presque toutes rentrées,
laissant sur place des religieuses anglaises qu'elles avaient formées et qui,
à leur tour et selon la tradition continuèrent à essaimer.
En 1929 la loi Herriot permet aux élèves des lycées de suivre des
études gratuites tandis que les établissements religieux ne reçoivent
aucune subvention. La concurrence est rude mais les familles chrétiennes
acceptent de payer cher pour une éducation qui leur semble meilleure. En
1931 la liberté de l'enseignement devient l'une des lois fondamentales de
la République. Les chanoinesses se réinstallent avec toujours le même
zèle.
En 1941 le gouvernement de Vichy accorde des subventions à
l'enseignement privé.
Les religieuses subissent la seconde guerre mondiale sans grand
dommage mais non sans peur à Orbec, ville rurale non bombardée. Elles
bénéficient ensuite du renouveau du pays entier. L'Église catholique vit,
en France, une période de renaissance. En 1945 le nombre des religieuses
oscille entre 70 et 80 et celui des élèves entre 500 et 600.
La deuxième génération
En 1909 Hélène met au monde une petite fille : Andrée et en 1911,
une autre, Marguerite, ma mère. Les petites filles grandissent…
Andrée entre en 1922 à 13 ans. Elle hérite des qualités de sérieux et
de piété de sa mère ce qui lui permet de s'adapter parfaitement à la vie
des pensionnaires. Elle en sort, en 1925, avec le Brevet supérieur.
Marguerite est venue la rejoindre en 1924 également à 13 ans. Las !
Cette petite fille a fait sienne la merveilleuse joie de vivre de son Père.
Elle s'accommode mal depuis son enfance de l'éducation étriquée des
filles. Dès son jeune âge, ses éducatrices canalisent difficilement l'énergie
dont elle déborde. Toute enfant, pour la faire se tenir tranquille, on feint
de l'attacher par un lien léger mais symbolique. Contrainte ainsi à
l'inactivité... la petite fille s'endort. Elle déborde des limites spatiales qu'on
lui impose dans des promenades exploratoires qui inquiètent et fâchent
son entourage. Au grand scandale de sa mère, au cours de ces incursions,
loin des limites permises, elle rencontre à la périphérie du Sap les
campements des vagabonds romanichels; elle est fascinée et rêve
d'appartenir à leur monde coloré, plein de fantaisie et, croit-elle, de
liberté.
Dans ces conditions, l'adaptation au règlement de Notre-Dame est plus
difficile que pour sa sœur aînée. Heureusement, sa grâce, sa gentillesse la
rendent attachante et elle sait bien en jouer. Pour les religieuses, il s'agit
de canaliser ce trop-plein d'énergie qui ne trouve d'exutoire que dans le
chant. En classe, elle n'étudie que ce qui lui plaît : la littérature à travers
les classiques qu'elle emprunte en cachette à Andrée. Chez elle, aucune
revendication, aucune critique, aucune rébellion sauf dans le comique, elle
fait rire ses compagnes par des imitations parfaitement réussies des
professeurs ce qui lui vaut la ceinture de pénitence et l'isolement. Pour la
calmer et la conformiser, les médecins prescrivent des bains journaliers.
Elle accepte les punitions qui lui semblent méritées même lorsqu'elle doit
dire le rosaire les bras en croix. Elle sait qu'elle doit entrer dans le moule
des petites filles modèles mais Dieu que c'est difficile !
Les deux sœurs se plaisent à Orbec, les religieuses ne leur paraissent
pas particulièrement sévères, pas plus en tout cas que leur propre mère,
elles laissent même passer entre leurs élèves et elles un courant
chaleureux qui rend le séjour des pensionnaires agréable.
Un drame s'abat sur ce groupe familial : le père succombe brutalement
à une crise cardiaque. Dans son chagrin, la famille se resserre et
Marguerite ne veut plus rester séparée des siens. Elle demande à revenir
à la maison et ma grand-mère accède à son désir. Ma mère sort donc
prématurément de pension en 1926.
La deuxième génération quitte ainsi les chanoinesses sans avoir
particulièrement souffert de son séjour à Notre-Dame d'Orbec. Déjà,
l'empreinte de cette éducation s'avère moins forte qu'à la génération
précédente. Certes, ma mère reste profondément croyante et pratique
régulièrement ses devoirs de chrétienne, mais, dans cette pratique, on
sent un recul de l'influence de l'Église. Le mariage est, pour elle,
l'accession à la liberté. Elle exprime cette libéralisation par un acte
symbolique : dès le lendemain de ses noces, elle se fait couper les
cheveux. Elle prévient ma grand-mère qu'elle ne l'accompagnera plus à la
messe en semaine, fusse pour l'office du premier vendredi du mois. Ma
grand-mère peinée se tait, elle cède, en silence, sa pieuse influence à son
gendre. Ma Mère est triste et culpabilisée par le chagrin que provoque un
tel acte d'indépendance, cependant, elle reste ferme dans sa décision.
Quelques années avant, ma grand'mère faisait chaque soir la prière
avec ses filles et mon grand-père s'y associait lorsqu'il était présent. À ma
génération, mon père et ma mère ne participent jamais à cette grande
prière que nous récitons, mes frères et moi, à genoux, au pied du lit avec
notre grand' mère.
Les relations entre les deux sexes ont également évolué d'une
génération à l'autre. Ma grand'mère, encore jeune fille comme d'ailleurs
toute sa vie, reste extrêmement réservée et très craintive dans sa relation
avec les hommes, son maintien décourage les plus aventureux. Ma mère
est plus coquette, elle n'a pas la permission d'aller au bal ni de sortir seule
même pour la promenade du dimanche autour du village, mais, au cours
des fêtes et des grands mariages de ses amies, elle rencontre les jeunes
gens du pays et elle aime leur plaire, « en tout bien, tout honneur ». Elle
rêve beaucoup du Grand Amour qu'elle attend impatiemment et qui ne
peut se réaliser en dehors du mariage. Lorsque mon père fait sa demande
officielle, elle commence aussitôt à aimer ce beau jeune homme qu'elle
connaît à peine avec la même fougue qu'elle met à toute chose. Malgré
son grand désir de plaire et sa coquetterie, son éducation aura construit
en elle de solides remparts, ainsi, elle refusera toujours de danser
affirmant, elle qui aime tant le mouvement, qu'elle a horreur de cela.
Le mariage a lieu en 1933 et la future élève des chanoinesses que je
suis naît en 1935, entre en pension à Orbec en 1945, en sort parce que
renvoyée en 1950 et finit sa scolarité à Notre-Dame de Flers chez les
Dames de Saint-Maur.
Aujourd'hui
Aujourd'hui, à Orbec, Notre-Dame est toujours une école « libre »
d'obédience catholique qui occupe le même imposant édifice et accueille
environ six cents enfants mais elle n'appartient plus et n'est plus dirigée
par les chanoinesses de Saint Augustin.
La direction est assurée par un homme « père de famille », comme il
tient à le déclarer d’emblée lors de ma visite, sans doute pour préciser
qu'il ne fait pas partie du clergé.
L’école est mixte. Les six cents élèves, filles et garçons, se côtoient
dans les salles de classe et les récréations. L'internat n'existe plus. Une
vieille chanoinesse interprète sa désaffection comme résultant du
développement des transports scolaires ! L’explication parait un peu
courte. Le directeur raconte que, dans les derniers temps, les demandes
d'internat émanaient surtout des services sociaux attentifs à éloigner
certains enfants d'un milieu familial déficient. L'augmentation du nombre
des enfants dits « à problèmes », « cas sociaux » a entraîné la fermeture
des dortoirs, l'institution n'étant pas « faite pour ça » ainsi qu'il le dit.
L'état des locaux s'est détérioré. Peu de travaux ont été faits au cours
des années et le ménage n'a plus l'aspect méticuleux que lui donnaient les
sœurs, main d’œuvre gratuite. C'est toujours le même linoléum marron
mais il n'est plus encaustiqué.
Les bâtiments conventuels sont maintenant la propriété de la ville et,
les jouxtant, un réfectoire en béton d'une totale laideur a été construit
sans égard pour le charme vétuste de l'ancien couvent des capucins.
La chapelle, également achetée par la ville, abrite des expositions de
peinture, elle est donc désaffectée au culte.
Dans l'ancien presbytère et derrière le haut portail toujours fermé à
clef, cinq chanoinesses âgées et de santé précaire finissent leur vie
ensemble devant leur poste de télévision, d'autres vivent dans une maison
à la lisière de la ville d'Orbec. Habillées en civil avec une sage coquetterie,
elles consacrent leurs dernières forces vives à des heures d'enseignement
ou d'alphabétisation. L'une enseigne encore à l'institution, probablement
parce qu’elle a les diplômes requis maintenant par l'État. L'autre assure
des cours auprès des immigrés et s'occupe des chômeurs. L'enfermement
de la clôture semble avoir disparu sinon la méfiance envers l'inconnu.
Hélène, l'ancienne domestique qui a maintenant 80 ans, s'étonne toujours
de rencontrer les nonnes qu'elle a jadis connues enfermées, bras nus et
jambes nues lorsque le temps s'y prête, poussant un caddy plein de
victuailles au supermarché.
Ces religieuses qui avaient choisi la vie monastique (celle qui me reçoit
est entrée à Orbec en 1932 pour fuir le monde) et pouvaient s’imaginer
une vie protégée, faite d'ordre, de répétition et de régularité, ont été
obligées de subir plus de bouleversements qu'elles n'en auraient eu, peutêtre, à vivre un engagement civil. Comment ont-elles accepté cette
adaptation à l'évolution de la société, la perte de leur audience auprès des
familles de la région, la baisse irrémédiable des vocations malgré leur
prosélytisme ? Nul ne le saura. Elles gardent le secret de leurs
sentiments... Seul, parfois un silence intense, tête baissée et lèvres
serrées, contient leur désarroi. Comme chaque fois qu'elles ont perdu leur
enracinement dans un lieu, au cours de leur histoire, elles déploient en
rhizome leur apostolat. En 1989, elles sont encore, pour toute la France,
au nombre de 1 000 réparties en 70 maisons. La congrégation s'est
implantée au-delà de « la grande mer océane » au Brésil, au Viêt-Nam. La
revue qu'elles me donnent témoigne des tâtonnements de l'assemblée
générale, en 1966, de la congrégation. Contraintes de renoncer aux
statuts mis en place par les fondateurs, les chanoinesses, pour continuer
leur tâche apostolique, doivent s'inventer d'autres champs d'activité que
celui de l'éducation des filles, d'autres modes de fonctionnement, d'autres
lieux d'action, « Il s'agit de créer quelque chose de nouveau là où nous
sommes... Des portes s'ouvrent devant nous. Le monde d'aujourd'hui,
avec ses urgences, interpelle nos communautés pour un engagement et
des taches multiples de promotion humaine » Selon cet opuscule, on
retrouve des religieuses de la congrégation en milieu hospitalier, auprès
des personnes âgées et surtout dans les pays du tiers-monde. Notre
quart-monde reçoit aussi tous leurs soins. La pauvreté, l'ignorance qui
fragilisent les hommes restent pour elles un vaste champ à conquérir
idéologiquement.
Si elles doivent s'adapter au monde sous peine de disparaître, leur foi
et leur volonté d'apostolat restent intactes. Tout entière à leur
sublimation, elles développent toujours la même énergie dans leur action
apostolique.
Il reste à analyser ce qui a épuisé, en France, un ordre monastique si
dynamique depuis sa fondation et, particulièrement à Orbec, un
pensionnat si bien implanté dans le Pays d'Auge. À l'époque où je l'ai
fréquenté, il était à son apogée. Les archives, si anciennes soient-elles,
sont la propriété des religieuses et il faut les consulter sur place ce qui
rend leur accès particulièrement difficile. Je me suis donc contentée des
souvenirs évoqués par mes anciennes compagnes pour essayer de
comprendre les raisons du déclin de ce groupe monastique qui, pendant
des siècles, s'est donné pour tâche l'éducation des femmes.
Les Anciennes
Je cherche chez ces femmes que je rencontre et qui ont reçu la même
éducation que moi une marque commune. Leurs familles d'origine, celles
qu'elles ont créées à leur tour, leur insertion dans la vie, professionnelle
ou non, semblent, au premier abord, les avoir formées plus que ces
quelques années passées au pensionnat malgré l'intensité des forces qui
ont agi sur elles pour les conditionner dès leur jeune âge. La grande
majorité restent catholiques et vivent leur foi de façon intense. D'autres,
beaucoup moins nombreuses, sont tranquillement athées. Certaines ont
élevé leurs enfants dans les écoles de l'enseignement libre, « mais surtout
pas à Notre-Dame d'Orbec » précisent-elles parfois. D'autres dans les
lycées de l'Etat et d'autres enfin ont utilisé les écoles confessionnelles
pour parfaire l'éducation bourgeoise de leurs enfants sans qu'aucune
préoccupation religieuse ne les y entraîne. Certaines travaillent, d'autres
pas. Les unes ont divorcé, les autres maintiennent contre vents et marées
leur couple.
Même si elles se sont éloignées maintenant de la foi de leur enfance,
elles se sont toutes mariées à l'église affirmant que c'est afin de satisfaire
les convictions de leurs parents et surtout de leur mère. Leurs enfants ont
été baptisés, toujours, disent-elles, pour satisfaire leur famille.
Cependant, arrivés à l'adolescence, la grande majorité de ces enfants ne
pratiquent plus les rites catholiques. En fait, il semble probable que
l'éducation des chanoinesses a été plus prégnante qu'elles veulent bien le
reconnaître et qu'elles ont mis des années à l’intégrer librement ou à se
défaire de son emprise.
Différentes, ces femmes, certes, pourtant il me semble retrouver
souvent chez mes anciennes camarades un grand investissement des
valeurs familiales et bourgeoises, une grande stabilité conjugale et
affective, un goût pour la « réflexion » sérieuse et, chez toutes, le goût de
la décoration pour leur maison et celui des antiquités ! Elles sont le
conservatoire du « bon goût » domestique. Celles que j'ai pu interroger et
avec lesquelles je suis en relation amicale, ont été renvoyées pour la plus
part. Est-ce un hasard ? Je ne le crois pas. Trop de conformisme passé et
présent m'aurait éloignée d'elles.
Mes amies actuelles ont conservé, par rapport au contenu de
l'éducation donnée à Notre-Dame, la distance qu'elles avaient déjà
acquise alors et qui les a fait rejeter et être rejetées par le système. On ne
trouve chez elles aucun spécimen telle cette Madame Duquesnoy mise en
scène dans le film « La vie est un long fleuve tranquille » qui synthétise,
en la caricaturant à peine, la mère de famille chrétienne. Aucune nostalgie
chez mes compagnes de la jupe plissée bleu marine comme chez celles
qui attendent aujourd'hui encore leur progéniture la porte des
établissements chrétiens. Pourtant certaines rêvent encore de la vie
conventuelle comme d'un havre de paix et de tranquillité, Ce sont toutes
des personnalités fortes et originales, formées à l'école du « Devoir » qui
ont une influence importante sur leur entourage, piliers de la famille, qui
réussissent généralement ce qu'elles investissent grâce au sérieux et à
l'opiniâtreté qu'elles mettent dans leurs entreprises. Elles se veulent
« responsables ». On peut compter sur elles, elles ne sont jamais
capricieuses.
Celles que je connais appartiennent à la couche supérieure de la classe
moyenne, je veux dire par là que leur mari gagne, ou a gagné si elles sont
divorcées, confortablement la vie de la famille et qu'elles participent
souvent, mais à un degré moindre, à ce confort. Même celles qui ont une
profession similaire à leur époux, elles sont rares, trouvent normal qu'il
garde socialement un plus grand prestige qu'elle-même. De la morale qui
leur a été inculquée, ce qui semble les avoir le plus marquées c'est
probablement le devoir de charité. Elles ont, pour la plupart, abandonné
son aspect chrétien mais ont gardé le souci de l'autre. Elles le manifestent
dans des engagements d'ordre religieux, professionnel ou politique, elles
militent pour le « bien de l'humanité » d'une façon ou d'une autre. Ce
souci de l'autre s'exprime dans les voies les plus diverses : engagement
dans les carrières de l'enseignement, de la santé, sociales dans des
actions bénévoles où, comme Christiane, longtemps esthéticienne, qui
s’est chargée, par ce biais, de la parole souffrante de ses clientes.
Quelques rares militent dans des partis ou associations politiques : une a
fait un passage au parti communiste, une autre s'est présentée aux
élections sous l'étiquette socialiste, mais la plupart votent à droite.
Beaucoup œuvrent dans « le social ». Elles s'exaltent à cette mission,
vocation laïque, qui leur permet, d'une part d'inscrire leur vie dans les
valeurs morales inculquées et, d'autre part, protégées par cette barrière
d'où l'on peut observer sans risque, ces femmes issues du moule de
l'éducation chrétienne, fascinées, trouvent dans la violence du sousprolétariat, une représentation exutoire de leurs propres pulsions,
sexuelles ou agressives, trop contrôlées, trop maîtrisés, trop refoulées. En
aidant pour leur bien et celui de leurs enfants, ceux dont l'éducation n'a
pas policé les mœurs, elles partagent, grâce à eux, mais à distance, des
émotions violentes qu'elles ne s'autorisent pas à vivre.
Elles ont aussi érigé en devoir la disponibilité à autrui spécialement
dans leur foyer ce qui leur laisse peu de temps pour leurs investissements
personnels. Elles se l’imposent mais elles s’en plaignent. Elles ne
supportent pas d'être « inutiles » et si elles n'ont pas d'activité
professionnelle, elles s'engagent volontiers dans des activités caritatives.
Naturellement elles sont « bien élevées », c'est-à-dire qu’elles ont un
contrôle d'elle-même remarquable; leur voix est harmonieuse et posée,
elles ne sont pas bruyantes, elles rient, éternuent et se mouchent
discrètement. Leurs mouvements, leurs gestes, leur parole sont mesurés.
Même lorsqu'elles sont en colère, elles crient très rarement.
Leur vocabulaire est étendu, elles ont un niveau culturel au-dessus de
la moyenne. Toutes ont le baccalauréat et souvent plus. Elles usent très
modérément et sans grossièreté de mots argotiques et n'adoptent pas les
expressions en vogue qui leur semblent vulgaires lorsqu'elles nomment les
régions du corps méprisées. Elle exècre la vulgarité. Elles détestent les
plaisanteries scatologiques et ne racontent pas d'histoires drôles à
connotation sexuelle mais elles sont capables d'en rire pour le jeu
intellectuel qu'elles présentent et ce qu'elles évoquent d'interdit. Elles ne
parlent pas ouvertement de leurs amours hors mariage, c'est leur jardin
secret, mais si elles élisent une confidente, alors elles deviennent
intarissables surtout au téléphone. Dans ces confidences, elles évoquent
très rarement leur activité sexuelle cependant, dans la réalité, aucune ne
semble avoir de blocage en ce domaine quel que soit le partenaire, mari
ou amant, elles semblent heureuses dans l'alcôve. Elles ont cependant des
limites à ces jeux qui leurs servent à définir la « normalité » au-delà de
laquelle elles situent la pornographie ou la perversité.
Elles aiment plaire sans être délibérément séductrices, leurs
vêtements, leurs attitudes ne sont jamais ouvertement provocants et les
plus élégantes ne confondent jamais le paraître et l'être.
Elles tiennent à donner au monde qui les entoure l'image d'un couple,
d'une famille idéale. Pourtant, à la confidente, elles se plaignent souvent
de leur mari, objet toujours imparfait et qui comble insuffisamment leurs
besoins affectifs. « La longue plainte des femmes… ».
Elles gémissent un peu sur l’évolution de leurs enfants lorsque ceux-ci
atteignent l'adolescence et ses remises en question mais elles leurs
pardonnent rapidement tout et malheur à celui qui les critique, même s'il
ne fait que redire ce dont elles se sont plaint la veille. Elles n'ont aucun
problème avec les enfants plus petits qu'elles assument allégrement et
énergiquement, assurées dans leurs « principes éducatifs ». Elles les
inscrivent à de multiples activités, les canalisant ainsi dans le tissu social.
Elles sont persuadées que leurs fils doivent faire du sport et leurs filles de
la danse, elles ont si souvent, jadis, développé en dissertation : « Mens
sana in corpore sano ».
Leurs maris qui leur font entière confiance, se déchargent à leur profit
de l'éducation des enfants. Elles s'en réjouissent quand ils sont petits et
en ressentent lourdement le poids quand ils deviennent grands. Ces
enfants, elles les ont désirés et elles les adorent. Leur progéniture est peu
nombreuse et se dénombre à trois maximum car elles ont utilisé les
moyens contraceptifs dès leur arrivée sur le marché, passant outre aux
préceptes de l'Église catholique. Ce sont des mères aimantes,
responsables mais des épouses souvent insatisfaites. Il me semble que le
monde exclusivement féminin qui les a formées les a mal préparées à la
compréhension du psychisme masculin (l’autre sexe étant aussi ignorant
d'ailleurs et peut-être pour les mêmes raisons). Balzac écrit avec humour
dans « La Physiologie du Mariage » : « Si vous avez épousé une
demoiselle dont l'éducation s'est faite dans un pensionnat... vous
ressemblez exactement à un homme qui a fourré sa main dans un
guêpier ». Lorsqu'elles font une rupture avec un mari ou un amant, elles
se rapprochent toujours d'une autre femme avec laquelle elles seront
momentanément en symbiose. C'est le retour au premier Objet. Lorsque
la conquête d'un homme ne les place pas en situation de rivalité, leurs
amitiés féminines sont franches et durables, elles ont acquis en pension le
sens de la « sororité ».
Elles ne se sont pas engagées dans les mouvements féministes de
1968, Elles ont été secrètement effarouchées par ce qu'elles considèrent
comme des outrances. Pourtant ces mouvements les ont aidées à clarifier
leur propre désir et, parfois, à l'imposer au grand dam de leur famille qui
les préférait « disponibles », elles se sentent alors, un peu égoïste, un peu
coupable de l'imposer. Cette revendication des femmes les a encore
éloignées des valeurs inculquées au couvent.
Pourtant, tant d'années après, il est relativement facile, dans un temps
assez court de reconnaître une ancienne couventine. Si lointaine soit-elle,
si évanescente, l'ombre du couvent s'étend encore sur ses élèves. « Des
perles parfaitement régulières… »
CONCLUSION
La Relation éducative
Ai-je assez fait entendre que j'étais une petite fille dépressive ?
Gravement blessée dans un accident quelques années plus tôt, mon
enfance dorlotée avait été brutalement confrontée à la souffrance et à la
mort. Les liens avec mes parents s'étaient encore resserrés. J’étais mal
préparée à la séparation. C'est peu de dire que j'ai été malheureuse à
Orbec. De cette douleur, les religieuses ne sont, certes, en rien
responsables.
Dans le même contexte, Christiane souffrait beaucoup moins semble-til. Sa sœur était entrée à Notre-Dame quelques années avant et mon amie
lui enviait ce qu'elle considérait alors comme un privilège.
Christiane : « En 1944 j'avais neuf ans et je n'en pouvais plus de voir
ma sœur aînée partir, victorieuse me semblait-il, couverte de trésor.
Trésor d'un trousseau, de victuailles et d'un cartable. Le cartable neuf
avec sa bonne odeur de cuir ! Moi, je devais me contenter de l'ancien
cartable tandis qu'elle en avait un neuf pour la pension afin de ne pas
« faire pauvre » auprès des autres petites filles riches... Je rêvais donc du
petit réfectoire, du grand réfectoire comme du parloir, du dortoir et autres
lieux extraordinaires. J'obtins gain de cause auprès de papa et maman et
j'eus le droit de partir. Je n'ai pas été vraiment déçue au début. C'était
beau parce que c'était nouveau. »
Même enthousiasme chez Suzanne, dernière d'une grande fratrie et qui
cherche à échapper par ce biais à un environnement familial étouffant.
Françoise rejoint sa sœur Anne-Marie.
Maman, sa sœur Andrée. Elles ont la chance de retrouver un peu de la
famille dans la place. Pas moi.
Ma tristesse est facilement perceptible, mes larmes incessantes
devraient alerter mes éducatrices si elles étaient sensibles à la souffrance.
En 7e, au mois de mars, une maîtresse fait le constat qu'elle me voit
sourire pour la première fois !
Je ne suis pourtant pas la seule à pleurer, Ginette raconte ses larmes
du dimanche soir au retour de la maison. Monique ne restera qu'une
année faute d'avoir pu s'habituer au régime de l'internat.
À ce chagrin, plus ou moins grand, mais somme toute inévitable, de la
séparation familiale s'ajoute la rigueur, la sévérité, la froideur affective qui
régnait dans ce type de pensionnat.
Le projet de la religion catholique n'est pas le bonheur des hommes. La
souffrance fait partie de l'idéal chrétien qu'on nous enseigne, elle prend
sens et se justifie dans l'identification au Christ sacrifié par Dieu, son père,
(et de quelle façon !) pour le rachat des péchés de l'humanité par une
curieuse équivalence où la douleur acceptée de l'un efface le mal commis
par l'autre. Dieu nous veut souffrantes comme son fils. La sauvagerie du
sacrifice fait émerger, chez les adeptes fanatisés, ivres de cette douleur,
des sentiments qui se colorent de masochisme ou de sadisme selon qu'ils
s'identifient à la victime ou au bourreau. On mesure les excès où peut
conduire cette religion sacrificatoire à la lecture de la vie d'Alix Le Clerc.
La souffrance voulue qui tend à annihiler le corps et ses désirs permet
à l'homme, en perdant sa finitude, de s'anéantir dans le Christ, objet
d'amour idéal. C'est la jouissance suprême et le but ultime du mysticisme,
celui poursuivi par la Mère Alix Le Clerc et ses filles. C'est la réponse de
cette religion à la quête infinie d'amour de tous les humains. Pour arriver
à cette fusion parfaite en Dieu, le corps devient l'obstacle à détruire. D'où
ces pratiques barbares qui font frémir comme une folie lorsqu'elles
incluent l'abject. « Elle (Alix) lui raconta que, peu de jours auparavant,
traitant une sœur qui avait une factieuse et dangereuse apostume, elle
s'était résolue, pour se vaincre elle-même, de boire une écuellée du pus
qu'elle avait fait sortir de cette plaie en trois jours et qu'elle avait caché, à
l'insu de cette fille qu'elle pansait charitablement; et quoique d'abord elle
ressentit de grandes répugnances naturelles, elle avait pris la résolution
de les surmonter par cette mortification, sur une pensée forte qui lui vint
que Dieu l'aurait pour agréable. »
Le martyr est une autre voie, crainte et souhaitée, de cette fusion en
Dieu. Tout au long de leur histoire, chaque fois qu'elles rencontrent
l'adversité et les persécutions, les chanoinesses s'exaltent, s'imaginant
rejoindre, par cette souffrance subie et acceptée, la longue cohorte des
saints du martyrologue. Ce qui devrait les affaiblir, les anéantir, au
contraire, les vivifie.
Le plaisir qui comble, un temps, l'être humain arrête toute recherche.
C'est momentanément la fin du désir, la fin de la quête, il est donc de ce
fait interdit, c'est le mal, « le péché » qu'il nous faut éviter. La douleur, au
contraire, est magnifiée, souhaitée, recherchée comme rédemptrice.
Sainte-Thérèse de Lisieux, qu'on nous donne en exemple, comme notre
Mère Fondatrice porte ce masochisme à son paroxysme et fustige son
corps. Elle se laisse planter, par une de ses compagnes, une épingle dans
l'épaule pour maintenir son voile et supporte cette épingle fichée dans sa
chair toute la journée.
Les citations qu'on offre à notre méditation témoignent de cette
valorisation de la souffrance :
- « Dieu éprouve ceux qu'il aime. »,
- « Si vous voulez que le rosier fleurisse, taillez-le par mortification »
Thérèse de Lisieux,
- « Il n'y a que la douleur qui me rende la vie supportable. » Sainte
Marguerite Marie,
- « La souffrance est un baiser du crucifix. » Madame Gay,
- « Plus le malheur est grand, plus il est grand de vivre » Crébillon,
- « Les âmes ne s'achètent qu'avec du sang » G. Dutil,
- « Partout l'élite des générations souffre pour le salut des
multitudes. » J. Guibert (X),
- …, etc.
La souffrance trouve ainsi sa place dans le projet pédagogique. Toutes
nos fautes méritent normalement leur sanction mais, de plus, il nous faut
porter sur nos jeunes épaules les péchés du monde et souffrir pour leur
rachat. La mortification (rendre comme mort aux tentations, aux péchés)
est un moyen qu'on nous recommande pour gagner notre propre salut et
celui de notre prochain, elle a en outre pour but de nous faire accepter de
vivre, soumises et résignées, dans cette « vallée de larmes ». Nous
devons faire des sacrifices (petites privations qui sont un entraînement en
vue du renoncement à soi-même, à son propre désir, à son bonheur
terrestre pour gagner la récompense suprême, la fusion éternelle en Dieu
après la mort). Nous les comptabilisons scrupuleusement dans des carnets
secrets. Il nous faut apprendre à supporter le froid, la nourriture infecte,
les privations, les punitions, les humiliations, la maladie et nous préparer
à la mort ! Il faut faire de nous des âmes obéissantes qui se réjouissent
dans le malheur et l'adversité. On devine l'assise qu'un pouvoir politique
peut attendre d'une population soumise, dès son plus jeune âge, par le
discours lénifiant d'une éducation religieuse et pourquoi, très souvent
depuis des siècles, il y a connivence entre les églises et le pouvoir
politique. Certes, nous n'avons jamais à subir dans nos corps des
violences physiques mais les religieuses qui portent, dit-on, comme la
Fondatrice Alix Le Clerc, sous leur ceinture, le cilice (ceinture de crin) et
s'infligent peut-être encore la « discipline » (sorte de fouet fait de
cordelettes ou de petites chaînes utilisé pour se flageller), sont peu aptes
à s'attendrir sur une petite fille qui pleure sa maman. Une telle mollesse
de caractère entraîne leur mépris. Personne ne viendra jamais consoler
mes sanglots de la nuit. Dans ce monde affectivement glacial, la plus
simple amitié détourne de Dieu, elle est suspecte et la religieuse qui, en
classe de cinquième, a une gentille préférence pour moi doit lutter contre
un sentiment interdit.
Dures pour elles-mêmes mais aussi dures pour les autres, nos Mères.
J'étais donc malheureuse à mon arrivée en internat rien n'était fait
pour me rendre ce séjour agréable. Dans ma tiède pratique religieuse je
ne trouvais nul réconfort. Je n'avais pas la vocation du sacrifice ou du
martyr, j'avais seulement le besoin d'être heureuse hic et nunc. Je n'étais
pas de l'étoffe dont on fait les grandes mystiques, j'étais humaine, trop
humaine au regard de mes éducatrices. La tendresse, donnée à profusion
par ma famille, me manquait et mon corps qui avait subi accidentellement
la torture avait envie de bonheur. Je ne pouvais penser mon propre corps
comme un ennemi à vaincre. Je désespérais mes éducatrices En face de
moi, pour me comprendre et m'aider à grandir, j'avais des « Mères »
comme aspirées dans la spirale de cette douloureuse quête mystique. Le
chemin qu'elles avaient choisi et sur lequel elles désiraient m'entraîner
était ardu, « semé d'épines ». Elles-mêmes, malgré parfois une gaieté de
commande, laborieuse et souvent feinte n'étaient pas heureuses tant que
subsistaient en elles les élans d'un désir humain. Dieu, dans son
inaccessibilité, se dérobe et frustre ses amantes, les grandes crises de
désespoir de Mère Alix se retrouvaient dans ses filles insatisfaites. Avant
qu'arrive la sublimation, l'habitude, la résignation ou la sagesse du grand
âge, les nonnes étaient des femmes glaciales, tourmentées et certes pas
les Mères chaleureuses et épanouies, capables de rayonner une joie
authentique qu'auraient souhaitée leurs élèves.
Si l'éducation laïque a hérité de certaines pratiques, couramment en
vigueur au XIXe siècle, de sévérité à l'égard des enfants; si, en valorisant
la « discipline », elle a permis à des personnalités, voire à des institutions
entières, de déraper dans des excès de contention, de coercition ou de
violence, elle n'a jamais eu, en arrière plan, une telle idéologie sacrificielle
qui les justifiait.
Comme dans toute relation d'instruction, le Maître, celui qui sait et
donc qui est en position dominante par rapport à celui qu'il instruit, risque
d'être happé dans une autre spirale, celle du Pouvoir et de déraper vers
l'abus de pouvoir si rien ne vient limiter son autorité. Toute l'histoire de
l'éducation en témoigne et ce n'est pas le privilège des écoles
confessionnelles.
Dans la structure du pensionnat, aucun contre-pouvoir n'existe face à
l'autoritarisme empreint de sadisme de certaines. Depuis leur naissance,
les enfants de ma génération sont, le plus souvent, élevés dans le respect
de l'autorité et dans l'obéissance. Tout petit le bébé doit dire « oui », s'il
dit « non », marquant ainsi son propre désir, on le qualifie de « méchant »
et il doit céder sous peine de perdre l'amour de ses parents en s'affirmant.
On n'a pas appris à écouter les enfants et les découvertes de Freud ne
sont pas encore suffisamment vulgarisées et banalisées pour être admises
dans les familles et, a fortiori, dans les couvents.
Qu'ils appartiennent à ce type d'éducation ou à un autre, les jeunes
enfants qui souffrent se plaignent rarement. Pour ce faire, il faudrait qu'ils
aient des points de comparaison pour juger de leur situation. Trop jeunes,
ils ne peuvent soupçonner que le système dans lequel ils sont inclus
pourrait s'établir sur des bases plus humaines ou plus souples. Ils
n'imaginent aucun fonctionnement différent de celui dans lequel ils vivent
puisqu'ils n'ont aucune possibilité de s'en distancier. C'est l'une des
raisons de leur silence face aux violences extra ou intrafamiliales qui leur
sont faites.
Il faut aussi, pour qu'ils parlent, que les enfants trouvent dans leur
entourage, une oreille attentive, or, les femmes de ma famille gardent un
souvenir agréable de la vie au pensionnat et n'entendent pas la plainte
que je ne sais pas dire.
Menace discrètement voilée :
- « Tu verras quand tu seras en pension... »
Ou, plus précise, les jours de colère :
- « Tu vas te faire dresser. »
Mes parents sous-entendaient que, là-bas, je serai contrainte d'obéir à
une rigoureuse discipline. Les faits leurs donnaient raison. Cela me
paraissait donc normal. C'était cela la pension.
À Notre-Dame, comme dans d'autres établissements d'obédience
catholique, aucune place n'est faite dans le projet pédagogique au
développement de l'esprit critique, au contraire, il est sévèrement
pourchassé. Le système des valeurs inculqué, est un système fermé qui
étouffe tout questionnement. Le doute se dilue dans l'abandon à la
volonté de Dieu laquelle nous est impénétrable. Cette éducation développe
chez les enfants comme chez les maîtres soit une véritable adhésion
agissante et prosélyte soit, a contrario, une passivité, une inertie
conformiste ou une franche rébellion. Les jeunes filles de Notre-Dame
n'ont aucun espace admis de discussion où elles pourraient interroger,
penser seules, critiquer, revendiquer ou se plaindre. Toute contestation
est traitée comme une rébellion, c'est « le mauvais esprit » qui entraîne
l'éviction.
Ce n'est donc pas de l'intérieur de ces pensionnats que peut venir une
remise en cause. Ce n'est pas non plus de la hiérarchie catholique. Pierre
Fourier n'a jamais pu mettre en place ce « visiteur » chargé de refreiner
les abus possibles et de tempérer les excès du fanatisme, lui qui connaît
bien ces communautés de femmes, a voulu instituer un contrôle sans
vraiment y réussir. C'est, semble-t-il, son seul échec et l'on peut imaginer
que les résistances rencontrées par ce point des Constitutions ont été
autant internes qu'externes. L'autorité ecclésiastique fait confiance à ces
maisons qui la servent et qui sont rondement menées sans scandale
d'aucune sorte. Monseigneur se contente de passer une fois l’an. Il est fort
bien reçu mais il ne voit rien car il n'y a rien à voir, l'ordre règne.
Un inspecteur de l'Éducation Nationale passe également chaque année
à partir de la réouverture au début du XXe siècle, il contrôle
l’enseignement. L'État est et restera toujours timide parfois jusqu'à la
lâcheté, devant cette force énorme que constituent l'Église et son
potentiel électoral, abandonnant les enfants qu'il devrait protéger à ces
méthodes d'assujettissement. Malgré cela, les religieuses supportent mal
l'ingérence superficielle de l'État dans leur liberté et s'y plient, contraintes,
sans l'accepter.
Ni Monseigneur, ni Monsieur l'Inspecteur n'oseraient, comme l'a fait
Pierre Fourier, interroger les élèves. L'heure n'est pas à la concertation.
Encore aujourd'hui, la religieuse qui me reçoit raconte que l'admission des
externes dans l'institution a posé de difficiles problèmes car, dit-elle,
« elles racontaient à leurs parents ce qui se passait à l'intérieur de NotreDame »…, et ces fuites la gênent !
« Je vénérais Mère Sainte-Claire, mais je dois avouer qu'elle me glaçait
un peu... elle souriait rarement presque par devoir. C'était un
remarquable professeur, équilibré, précise, et qui savait rendre clair comme son mon - tout ce qu'elle enseignait. Elle avait sur moi une
autorité considérable, et elle m'aurait fait entrer dans un trou de souris.
Derrière sa « froideur » apparente, se cachait une réelle bonté d'âme ».
(VIII)
Les qualités personnelles de la plupart de ces nonnes ne sont pas à
mettre en doute, ni leur foi ni leur sincérité, mais c'est le système qui les
durcit. Chez ces femmes qui n'étaient jamais confrontées dans leur vie
professionnelle à une opposition, ni à des remises en cause dans leur vie
privée par la coexistence avec « le sexe fort », qui, cloîtrées, n'avaient
jamais à connaître ni à discuter en toute objectivité d'autres idéologies,
d'autres systèmes de vie, d'autres valeurs, d'autres opinions, d'autres
méthodes et qui croyaient fermement et orgueilleusement détenir La
vérité, l'autoritarisme se développait avec l'âge, sans frein. La froideur
que décrit H. Pellerin et la rigidité s'installait comme une déformation
professionnelle. Cette rigidité, avec les excès qu'elle entraînait,
aboutissait, parfois, à des situations dérisoires et extrêmes où se
côtoyaient le ridicule et la violence. Situations dont témoignent ici les
anciennes, petits faits dramatisés, majorés, devenus épreuve de force ou
l'éducatrice joue son prestige et, pour le renforcer, punit avec une
extrême rigueur. Petits faits à peine racontables tant ils sont ténus et
pourtant restés vifs dans les mémoires par la blessure qu'ils ont produite.
Le rire, comme étonné et choqué, qui ponctue la plupart de ces récits à
tant d'années de distance n'est pas un rire de gaieté, il évoque,
maintenant que le danger s'est estompé, la démesure de tels
affrontements. Les excès d'autorité, la glaciation affective voulue puis
acquise des religieuses qui participaient à ce système, ne permettait
aucun transfert facilitant, pour moi, non plus que pour Monique, et bien
d'autres, la sortie du cocon familial. Aucune identification à ces femmes
sévères, de devoir et de pouvoir. C'est ce qui explique sans doute
qu'aujourd'hui je ne puisse faire émerger dans ma mémoire un visage à
l'évocation d'un nom connu et que défilent dans mes souvenirs des
nonnes fantomatiques, toutes identiques et redoutables, aux traits effacés
sous la guimpe. Le Christ captait les capacités d'amour de ces femmes et
plus rien ne circulait dans les relations humaines.
Le directeur actuel de l'Institution Notre-Dame nous demande, à
Christiane et à moi, quel souvenir nous gardons de cette époque.
Je réponds :
- « Affreux. »
Et Christiane en même temps :
- « Mauvais. »
Il dit alors avec étonnement :
- « J'ai entendu cela souvent ! »
Une ancienne de Saint-Joseph répète inlassablement en parlant des
Mères :
- « Elles étaient dures, oh, elles étaient dures ! »
Au fil des témoignages, j'apprends à connaître le double visage des
chanoinesses. Celui qu'elles donnent à voir à l'extérieur. Visage connu des
parents, des amis influents, des visiteurs, de l'Évêque. Archétype de la
bonne religieuse : gentilles nonnes, fragiles, naïves, touchantes, sans
défense, persécutées injustement pour leur foi, ne cherchant qu'à vivre
priantes et suppliantes au fond de leur couvent, hors du temps, hors de
tout contact humain, sans aucune ambition terrestre. Et pauvres, sans
ressources, vivant de maigres dons, inaptes à la gestion des finances,
bonnes, faibles et sans défaut. Bref, des saintes qui demandent à ceux
qu'elles rencontrent aide (financière) et charité.
Et l'autre visage révélé aux élèves et au personnel. Derrière cette
suave image, on les découvre souvent intelligentes, fortes et autoritaires,
orgueilleuses de leur destin exceptionnel, murées dans leurs certitudes,
sûres de leur Vérité et violemment désireuses de l'imposer, souvent
ironiquement méprisantes devant l'incapacité d'une élève, dédaigneuses
dans leur jugement, attachées à l'argent et habiles gestionnaires,
austères, raidies contre elles-mêmes et contre les autres, se refusant le
bonheur, le plaisir, la joie de vivre dans leur corps et dans le monde, et
refusant surtout l'amour humain. Pourchassant au plus intime de leur
conscience toute attraction pour l'Autre, elles projettent cette lutte à
l'extérieur d'elles-mêmes avec une cruauté que nul contrôle ne limite.
Ces deux visages de la religieuse coïncident en beaucoup d'entre elles.
Toutes ne sont pas froides insensibles et certaines conservent une bonté
naturelle, non feinte, mais bien rares sont les moments d'abandon et
probablement sévèrement réprimés dans la confession. Christiane
raconte, dans un autre pensionnat tenu par des dominicaines, la haine et
la vindicte démesurée dont la poursuit une religieuse. Tant de violence
ressemble fort au retournement de l'amour en son contraire ! Cela aura,
au moins, permis à Christiane d'apprécier rétrospectivement l'ambiance
de Notre-Dame d'Orbec où elle n'a pas rencontré de tels débordements
haineux.
À vivre toute leur vie dans une communauté de femmes, refuser toute
relation avec l'autre sexe, les religieuses qui ne sont pas désincarnées
malgré le désir qu'elles en ont, doivent avoir entre elles des affinités, des
sympathies des amitiés, des tendresses, des attirances. Le corps parle,
Mère Alix aurait dû comprendre que les mortifications exacerbaient ses
démons. Ce sont leurs propres désirs que les religieuses poursuivent avec
tant de suspicion dans nos « copinages » d'écolières. L'homosexualité si
redoutée, si traquée est probablement plus le fait de leur imagination
échauffée par la privation que notre réalité de fillette. Nos rêves d'avenir
se cristallisent autour d'un Prince Charmant incontestablement viril et nos
futurs bébés ne seront pas conçus par l'opération du Saint-Esprit. Nos
conversations secrètes, qualifiées de vicieuses, ont pour objet l'attente de
l'homme. Cette suspicion sans objet qui pèse sur nous, nous laisse à
toutes un sentiment de gêne, l'impression d'une curiosité malsaine qui
transforme l'amitié en perversité. Leur rage à mettre du sexe là où il n'y
en a pas nous salit. Elles se castrent et s'emploient à nous castrer.
Beaucoup de jeunes filles, bien sûr, s'accommodent des excès de cette
relation éducative et donnent suffisamment de gages d'obéissance pour
vivre en paix et en conformité avec les exigences de ce milieu. Elles
adhèrent totalement au projet religieux et éducatif et s'efforcent
courageusement de satisfaire Dieu et leurs maîtresses en devenant des
élèves studieuses et des saintes. Elles sont « bien vues ».
D'autres sont souples et fortes de par leur structure psychologique.
Elles subissent la sévérité ambiante sans en être atteintes, « elles s'en
moquent » disent-elles, c'est elles qui traverseront cette éducation avec le
moins de dommage, elles savent s'adapter en gardant par-devers elles
leur libre-arbitre.
D'autres se révoltent, entrent dans une lutte dont elles ne peuvent
sortir vainqueurs et qui les conduit, à plus ou moins brève échéance, au
renvoi. D'autres pleurent, désolées, en attendant les vacances.
Cette sévérité, cette rigueur, cette froideur affective et cet
autoritarisme ont probablement participé au déclin de Notre-Dame. Les
Mères ont médité trop tard ce joli texte du Père Fondateur : « Elles
tâcheront d'induire doucement les enfants à bien étudier, à bien
apprendre selon leurs petites capacités en y procédant toujours
doucement, et en sorte que les tendres esprits de ces filles ne soient ou
trop chargés, ou ennuyés ou dégoûtés de ces bonnes viandes... Elles ne
leur montreront aucun signe de colère ou d'impatience ou de dédain. Elles
ne se fâcheront pas contre celles qui auront de la peine à apprendre. Elles
ne les appelleront pas ânesses, mauvaises filles. Et ne crieront point haut
alentour d'elles... Ainsi useront de patience et de douceur, et les
excuseront en les exhortant amiablement d'y apporter de leur côté tout ce
qu'elles pourront ». (I) Pierre Fourier.
L'Institution
Lorsque les parents mettent leur fille à Notre-Dame, ils attendent de
cette institution, moyennant finances, qu'elle joue trois rôles auprès de
leur enfant :
a) qu'elle l'éduque selon les normes de la bourgeoisie de ce temps et
de cette région,
b) qu'elle l'instruise.
Cette instruction devant être sensiblement la même que celle
dispensée dans les écoles de l'État puisque, à la sortie, les élèves,
passeront
des
examens
officiels,
entreront
dans
des
écoles
professionnelles laïques ou à l'Université, à moins que, destinées au
mariage et à la maternité, les jeunes filles en soient dispensées.
c) qu'elle lui inculque la morale chrétienne et l'inscrive dans le sein de
l'Église catholique dont l'influence est prégnante et dont ils sont des
adeptes plus ou moins zélés.
Selon la famille, ces trois exigences sont dotées d'un coefficient
variable. Pour beaucoup, comme pour mes parents, l'importance de ces
trois demandes se lit dans l'ordre a, b, c
(a) et (b) sont pour eux la finalité
(c) la fonction.
Pour les chanoinesses qui accueillent l'enfant, la finalité de l'institution
est d'assurer la pérennité de l'Église. Elles rappellent qu'elles sont
contemplatives et apostoliques. L'instruction et l'éducation sociale qu'on
leur demande n’est, pour elles, qu'un vecteur de propagation de la foi.
Comme les Jésuites elles pourraient inscrire au fronton de leur
établissement : « ad majorem dei gloria ». Pour elles (a) et (b) sont des
fonctions. (c) la finalité.
Pierre Fourier, écrivant à Alix Leclerc définit ainsi la mission qu’il leur
assigne : « Étant religieuses, vous plairez d'autant plus au Seigneur que,
non contentes de faire votre salut, vous travaillerez avec plus de zèle au
salut des autres. Or, d'autant qu'il n'y a pas pour vous de moyen plus
efficace d'arriver à sauver plus d'âmes qu'en instruisant les jeunes filles, il
faudra vous y engager irrévocablement et pour toujours ». Il y a donc
déjà, pour beaucoup, sur le fond, distorsion entre la demande et le service
rendu.
Quant aux jeunes filles, utilisatrices du système, il est évident que, le
plus souvent, elles ne demandent rien au départ sauf, peut-être, de ne
pas y être. Pour celles qui, s'identifiant à leurs aînées ou voulant quitter
leur maison familiale, ont, comme Christiane ou Suzanne, le désir d'entrer
dans l'Institution, il semble évident que la motivation qui les y pousse est
totalement contraire au projet pédagogique de l'établissement. En effet,
pour les deux petites filles, il s'agit d'accéder rapidement, par ce biais à
l'autonomie, or les religieuses n'envisagent cet accès à l'autonomie (mais
l'envisagent-elles ?) qu'après de longues années d'éducation visant à
former, à forcer, transformer ces fillettes selon diktats de la morale
chrétienne. Pas question de liberté dans l'immédiat.
Les enfants, objets de cette transaction sentent inconsciemment (et
exploitent), avec la réceptivité qui les caractérise, cette inadéquation,
lorsqu'elle existe, entre la demande de leurs parents et la réponse des
religieuses. Elles vont trouver dans cette différence, comme dans toutes
celles qui opposent le monde adulte qui les domine, l'occasion de leur
liberté. C'est elles qui vont construire leurs propres valeurs en prenant
appui sur l'une ou l'autre des puissances qui les dirigent.
Toute la visée de l'éducation des chanoinesses consistera à essayer de
susciter chez les jeunes filles dont elles ont la charge, une demande qui
coïncide avec la réponse qu'elles entendent donner, d'où la suggestion
intense qu'elles vont faire peser sur leurs élèves. En chaque fillette, elles
veulent faire émerger soit une future religieuse, soit une future mère
chrétienne qui donnera à l'Église les fidèles des générations à venir « in
secula seculorum ».
L'histoire d’une jeune postulante enlevée par sa famille est l'illustration
parfaite du fossé entre demande des parents, la réponse de l'institution et
le choix « libre » de la jeune fille.
L'inadéquation entre la demande des utilisateurs et la réponse offerte
par les chanoinesses s'est amplifiée au fil de l'Histoire. Lorsque Pierre
Fourier met en place ses Constitutions, l'institution qu'il crée est un
modèle. La demande d'instruction des filles est immense et seule l'Église
prend en compte cette demande, ses dispensateurs bénéficient de l'appui
des Princes dans une Lorraine très chrétienne. Outre de bons chrétiens,
les religieux font former de bons et loyaux sujets. Les puissances
religieuse et politique s'étayent. L'Église est omniprésente dans toutes les
instances de l'Etat, la société est chrétienne.
Le curé de Mattaincourt met au service de sa réalisation son désir de
restaurer l'Église catholique dans ce siècle de réforme, sa science acquise
à l'université de Pont à Mousson, son expérience de la vie conventuelle,
son intelligence et le souci de prévoir et de maîtriser dans le plus petit
détail les différents aspects de l'institution qu'il met en place. Il rencontre
avec les compagnes d'Alix exaltées par le même idéal des filles qui vont
servir son projet.
Pour comprendre l'engagement de ces jeunes nonnes lorraines il faut
considérer le statut social des femmes de l'époque. Outre
l'accomplissement d'un profond désir d'apostolat qui repose sur une foi
vigoureuse, celles qui veulent échapper à la place qu'on leur assigne dans
la relation sexuelle, à la soumission du mariage, à la maternité et qui
recherchent une forme de réalisation autre que reproductrice et ménagère
trouvent dans l'instruction des petites filles un statut social qui les valorise
et leur permet d'échapper au pouvoir des hommes. Alix l'écrit : « J'avais
aversion à la subjection d'un mari ». Pierre Fourier leur donne une
existence sociale où elles peuvent investir leurs forces vives.
À l'intérieur du couvent, la suggestion intense, les règles, les rigidifient,
modèlent ces femmes et soutiennent leur engagement. Leur union au
Christ sublime leur désir amoureux, l'instruction leur désir de maternité.
Là encore, le texte d'Alix est suffisamment explicite de ces motivations.
Mais cette sublimation où les filles de Notre-Dame s'investissent ne va pas
sans souffrance. Alix traverse des périodes où tout le système qui donne
sens à sa vie s'estompe, se vide de son adhésion. Elle se trouve alors
abandonnée de Dieu, vide, désespérée, son monde imaginaire auquel elle
avait donné, par sa foi, réalité, redevient imaginaire et disparaît laissant
cette femme dans un état de dépression profonde. Il lui faut alors un
effort intense d'autosuggestion au cours duquel elle châtie cruellement
son corps, le privant de nourriture et de sommeil, lui infligeant la torture
au milieu de prières incantatoires et répétitives pour retrouver l'état de
grâce où elle rejoint enfin son Bien-Aimé. L'exaltation religieuse et ses
excès, comme sa sœur la folie, est contagieuse en ce sens qu'elle entraîne
l'entourage, imposant son propre désordre au sein de l'ordre. Le
mysticisme d'Alix et ses formes perverses se propagent de siècle en
siècle, de nonnes en nonnes dans ces couvents où la suggestion est
intense dans l'enfermement de la clôture.
À tout cristalliser en Dieu dans une oblation totale, à se couper et du
monde et de leurs propres besoins, les religieuses perdent parfois leur
équilibre psychologique. Elles n'ont d'ancrage ni en elle-même ni dans un
monde en évolution et ceux qui les ont côtoyées font souvent ce constat :
Elles étaient folles !
Au XVIe le délire mystique de ces filles est intégré dans le discours
religieux et social. Ce délire apparaît, tout au plus, comme excessif aux
gens de peu de foi (Le Père d'Alix doit faire face aux critiques et.
moqueries du village, critiques et moqueries que l'on entend encore, à
travers les textes, lorsqu'elle se déplace à Nancy). Pour les fidèles de
l'Église cette exaltation est celle de la sainteté. Certes elle fanatise celles
qui y adhèrent mais elle s'inclut dans l'ordre normal de la religion qui
règne. Trois siècles plus tard, avec l'avènement des sciences médicale et
humaine, ces manifestations excessives et expressives s'intègrent dans la
nosographie de l'hystérie. Au fil des siècles, les nonnes figées par les
constitutions léguées par un Père Fondateur obsessionnel et une Mère
Fondatrice mystique ou hystérique (selon le cadre de référence) restent
immuables dans leur fonctionnement monacal, comme dans le costume
qui les distingue, inchangé depuis le XVIe siècle Si les couvents ne
peuvent évoluer derrière leurs grilles, ils sont pourtant soumis à l'influence
de l'Église qui, elle, vit dans le siècle et s'en trouve modelée. C'est de ce
flux que viendra la plasticité minimum qui permet longtemps la survie.
Mais le monde alentour change, d'abord lentement puis de plus en plus
vite. La Révolution, le siècle des Lumières érodent peu à peu l'influence de
l'Église sur la société civile. L'émergence d'un discours scientifique
entraîne toujours plus de rationalité. Non sans heurt, la France se
déchristianise jusqu'à la séparation des pouvoirs politique et religieux.
Au XIXe au début du XXe on rencontre encore dans les mentalités une
grande cohésion entre l'Église catholique et la société malgré la séparation
des pouvoirs mais, peu à peu, cette cohésion s'effrite, au temps de ma
grand- mère, de ma mère puis au mien.
En 1945, la renaissance de l'après-guerre, les nouveaux apports de la
psychologie font entendre les exigences de tout l'être humain, psyché et
soma. Quantité d'autres apports intellectuels, artistiques, scientifiques et
politiques changent les mentalités et les mœurs. La quête du bonheur
remplace le salut. Le monde du couvent freiné par ses traditions
intransigeantes et le monde extérieur qui tente de s'arracher à la religion
se séparent en divergeant.
Le dialogue se fait impossible entre le discours d'irrationalité de l'un et
celui de l'autre qui s'efforce d'enfermer le destin de l'homme dans une
rationalité scientifique. Le fossé se creuse.
Les religieuses se crispent sur leurs positions devant le danger
d'anéantissement qui les menace. Elles ne peuvent pas encore penser ce
danger en 1945, alors qu'elles bénéficient d'une vague de retour de la foi
due à la grande peur et, à l'instar de toute la France, de l'expansion
économique de l'après-guerre. Elles le feront quelques années plus tard,
mais trop tard, devant la baisse de leurs effectifs scolaires et la disparition
des vocations. Elles iront alors offrir la direction de leur établissement à
un civil, chrétien « dans le siècle ». Mais ce danger, peut-être les vieilles
religieuses qui ont élevé ma mère auraient-elles pu le pressentir déjà, à
ma génération, dans les fillettes à la tiède ferveur, de plus en plus
nombreuses, qui tentent d’échapper à leur influence. Au lieu d'écouter ce
que leurs élèves ont à dire du monde qui les entoure et qu'elles ont fui, au
lieu d'admettre que la communication puisse se faire dans les deux sens,
elles refusent d'entendre ce que les enfants leur rapportent d'un impératif
« Taisez-vous ». Se privant ainsi, par leur intransigeance, d'un flux
entrant qui les aurait peut-être préservées du déclin si elles avaient su
l’intégrer.
Ainsi, par exemple, elles refusent dans les conversations toute place au
cinéma qui nous émerveille parce qu'il raconte des histoires d'amour. Non
seulement nous n'allons jamais assister à une projection dans la petite
salle d'Orbec, mais nous n'avons pas le droit d'en parler. C'est pourtant
l'un des sujets favoris de nos conversations secrètes. Au cours des
promenades, à tour de rôle, nous racontons par le menu les films que
nous avons vus durant les vacances. La jeune Mère responsable de la
classe de cinquième, plus libérale que d'autres et plus nostalgique d'un
« ailleurs » terrestre, à qui nous nous sentons autorisées à demander ce
qu'elle pense de Michèle Morgan et de son rôle dans « La Symphonie
Pastorale » nous répond, émue à l'évocation de doux souvenirs en se
bouchant les oreilles : « Ne me parlez pas de cela, je veux tout
oublier... »
Avec une vigueur convaincue, elles vont tenter d'immobiliser les jeunes
filles pour retenir le monde qui dérive loin d'elles. Les élèves qui adhérent
mal à ce projet, de plus en plus obsolète, sont sévèrement sanctionnées.
Le règlement devient précis, tatillon, pointilleux, exigeant. Il faut une
intervention menaçante des parents, longtemps après mon départ, pour
que le pyjama soit admis dans le trousseau. Tout est dirigé avec une
sévère autorité. Tout se déroule « en ordre et en silence ». La part de
liberté dans la quotidienneté, de spontanéité, de franchise dans les
rapports maîtresses élèves disparaît. Les lettres des amies de ma grand'
mère, les récits de ma mère témoignent que ces femmes des générations
précédentes s'accordaient, accordaient à leurs élèves, jadis, plus de
souplesse, plus de fluidité dans la vie quotidienne et plus de chaleur dans
les rapports humains.
Quelque chose s'est rigidifié, durci, cristallisé à mon époque. Au lieu de
s'ouvrir pour être plus insérées dans le monde, comme leur conseillera
quelques années plus tard le concile Vatican II (1962-65), le couvent se
barricade frileusement, essayant de recréer intra-muros, une époque
révolue. La curie Vaticane à qui Pierre Fourier réclamait des bulles pour
accréditer le nouvel Ordre avait raison lorsqu'elle pensait instruction et
clôture incompatibles.
À l'intérieur des couvents, la pension ressemble à une prison.
L'enfermement claustral et carcéral secrète les mêmes us. Du numéro
matricule, aux multiples interdictions, « Il est interdit de... », aux appels
au Droit pour nier le nôtre « Vous n'avez pas le droit de... », l'isolement
dans la mise en quarantaine qui évoque le « mitard » pour les plus
rebelles, le temps immobile, découpé, quadrillé de façon immuable, rempli
sans trêve d'activités occupationnelles, dirigées, imposées. L'espace
investi selon des ordres stricts. « Vous n'avez rien à faire dans les couloirs
à cette heure-ci. »
Les portes fermées, les issues gardées (Jacqueline, une audacieuse,
corrompt la gardienne de la conciergerie en lui donnant sa ration de
beurre, denrée rare à l'époque), les sorties mesurées, surveillées et cette
immense attente d'un « dehors » où se déroule la vie et dont nous
sommes exclues, les jours barrés sur le calendrier, le parloir, les rêves
d'évasion, l'arrivée du courrier (lettres ouvertes !) Est-ce un hasard si le
jeu conseillé-imposé aux récréations est « la balle au prisonnier » ?
Comme le prisonnier qui ne voit par la fenêtre que le ciel. La seule
échappée possible dans ce monde fermé, c'est, pour nous aussi, le Ciel.
Seule différence apparente : nous ne sommes pas là pour être punie d'une
faute commise. Et pourtant, toujours « en faute », toujours coupables
dans la multitude des régies et des lois. Le Christ est mort pour nous,
pauvres pêcheurs, donc nous sommes coupables, coupables du péché
originel, mauvaises dès l'origine, nous sommes ici pour être remises dans
le droit chemin, pour être redressée, pour être « dressée » (contre qui ?)
Au retour de vacances, ma famille monte avec moi ranger mes affaires au
dortoir. Comme à chaque rentrée la détresse m'envahit et je pleure, mes
parents vont maintenant partir, ils tentent de me réconforter gentiment :
« Allons, allons ! »
Mon oncle qui nous accompagne s'assoit près de moi, regarde
l'alignement des lits parallèles, uniformes, anonymes, le dortoir sans âme.
Il me prend dans ses bras et se met à pleurer avec moi.
« Vous ne pouvez pas comprendre » dit-il à mes parents médusés par
ses larmes. Lui non plus ne peut expliquer ce qu'est la douleur de la
liberté perdue. Nous sommes en 1945 et il vient de passer quatre ans de
captivité en Allemagne.
La vie collective dans ces établissements est réglée de façon militaire
(Pierre Fourier est très influencé par l'ordre des Jésuites). La force des
religieuses est dans la discipline. Le chef sacré c'est le Christ à qui nous
devons une totale obéissance et les religieuses constituent une armée
bien entraînée à son service. Nous sommes enfermées dans un moule
rigide au service de l'idéal enseigné et transmis à chaque moment, dans
chaque activité de notre vie sans que rien ne puisse nous en distraire. Le
secret de notre intimité est contrôlé par la confession et la direction
spirituelle. Il n'existe aucun contre-pouvoir, aucun espace de liberté. Nous
subissons des humiliations narcissiques qui visent à obtenir un abandon à
l'autorité. On nous persuade de notre indignité. La confiance en soi,
revendication de notre singularité, de notre dignité, l'estime de soi-même
devient péché capital, c'est l'orgueil qu'il faut briser. L'uniforme nous fait
perdre notre originalité, notre individualité. La multitude d'ordres
contraignants vise à briser les personnalités, à prendre la maîtrise de nos
vies... « Oui ma Mère, oui ma Mère, oui ma Mère... » L'obéissance et la
discipline sont la force de ces institutions. Il y faut une main de fer et
l'élimination de toute marginalité et de toute rébellion.
Les méthodes d'éducation et de persuasion en vigueur au pensionnat
d'Orbec ressemblent aux méthodes de suggestions employées par tous les
groupes qui visent à assujettir intellectuellement l'homme. Nous les
retrouvons identiques dans les sectes qui font florès aujourd'hui et dans
d'autres fanatismes où le tchador remplace le voile. Mêmes méthodes
pour des chapelles concurrentes.
Aujourd'hui, Le Père Trouslard du Diocèse de Soissons accuse les
sectes d'avoir pour objectif la manipulation mentale et la destruction des
personnes et les qualifie « d’escroquerie intellectuelle, morale et
financière ». Le clergé catholique qui dénonce vigoureusement ces
pratiques, a-t-il à ce point perdu la mémoire ?
Les chanoinesses ont le privilège de s'adresser à des enfants facilement
manipulables. La suggestion est donc moins grande pour nous, les
couventines élèves du pensionnat, que pour les femmes enfermées dans
le cloître, prisonnières volontaires de Dieu, dominées et dominatrices.
Grâce à ces méthodes de contention internes et externes, depuis l'origine,
le système se reproduit identique à lui-même.
Pour celles qui trouvent leur épanouissement dans la foi, et elles sont
très nombreuses, la pension est sans doute pleine de moments agréables.
Beaucoup d'élèves se plient sans discuter aux lois de cette microsociété.
Bien conformisées, « bien élevées », elles acceptent le moule qui les
contient, d'autres s'investissent dans les études, d'autres vivent de la
camaraderie et des jeux. Et les jours s'écoulent dans la soumission à la
discipline.
Mais l'assujettissement de cette éducation sévère n'est pas sans
récompense. Comme l'athlète de haut niveau qui mène une vie ascétique
et laborieuse pour dépasser ses limites et obtient parfois, dans un instant
de joie totale, la victoire qui le grandit et justifie son effort (récompense à
laquelle le bien-être du corps est... sacrifié) ainsi les chanoinesses nous
ont donné une soif d'idéal et un certain goût de l'effort. Par leur exigence
éducative elles nous ont appris la difficulté du labeur et la joie
« sérieuse » qui le couronne. C'est peut-être pour cette joie ingrate du
dépassement de ses propres limites, pour l'effort d'aller vers...« toujours
plus haut » que les anciennes expriment, en parlant de leurs mentors,
malgré toutes les rancunes, une secrète ambivalence parfois admirative.
Et, peut-être aussi parce que, dans les rapports de soumission, s'instaure
un dédoublement qui permet à l'opprimé de survivre : le faible est fasciné
par le fort qui l'asservit et auquel, inconsciemment, il s'identifie tout en le
haïssant, l'esclave par son maitre, le prisonnier par son geôlier, la victime
par son bourreau et la couventine... par sa Révérende Mère. Ainsi
s'intègre dans cette relation non dénuée de violence, subie et acceptée, la
loi qui canalise le torrent angoissant du désir.
Mai 1968 a bouleversé notre société et le monde éducatif. Les
chanoinesses fragilisées ont presque disparu dans ce dernier assaut. Les
couvents ont ouvert leurs grilles. Les religieuses partent à la conquête
d'autres faiblesses. Cette relation oppressive adulte enfant, maître élève
n'existe plus me dit-on. Voire !...
Puisse ce témoignage d’un temps révolu nous rendre vigilant et
prudent face aux nouvelles orientations éducatives qui se profilent à
l’horizon du XXIe siècle avec la montée d’intégrismes de tout bord sous
couvert de liberté !
BIBLIOGRAPHIE
(I) Saint-Pierre Fourier « Correspondance 1598-1640 »
Presses Universitaire de Nancy
(II) Saint-Pierre Fourier « Constitutions de la congrégation Notre-Dame »
(III) Extraits des « Écrits de la Bienheureuse Mère Alix le Clerc »
(1618)
Extraits des « Éclaircissements » de Mère Angélique Milly
manuscrit à la bibliothèque d'Évreux – Eure
Extraits de « La Vie de notre bienheureuse Mère Alix »
(Nancy 1666)
(IV) Paule Constant « Un Monde à l'usage des demoiselles »
éditions Gallimard (1978)
(V) Odile Arnold « Le Corps et l'âme »
Univers Historique - éditions du Seuil (1984)
(VI) abbé Chapia « Vie de la vénérable Alix Le Clerc
et histoire de la congrégation Notre-Dame »
(Mirecourt 1858)
(VII) Charles Sauvestres « Les Congrégations religieuses dévoilées »
Enquête (Paris 1870)
(VIII) Henri Pellerin « Ce Siècle avait trois ans... : souvenirs d'enfance »
(Rozé, Orbec, 1964)
(IX) Denise Bombardier « Une Enfance à l'eau bénite »
éditions du Seuil (Paris 1985)
(X) « L'Idéal de la vie (devises et pensées) »
secrétariat national de la jeunesse étudiante chrétienne
(XI) Jean Boussoulade « Moniales et hospitalières
dans la tourmente révolutionnaire »
Letouzay et Ané (1962)
(XII) « Souvenir du centenaire de l'établissement de la congrégation
Notre-Dame à Orbec » (1804 - 1904)
(XIII) Hélène Derreal « La Langue de Saint-Pierre-Fourier »
(Paris Droz 1942)
FIN