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Bruno Devoghel
enquête
Les syndicats
entre vents et
marées
18
imagine 114 - mars / avril 2016
A la veille des élections sociales fixées du 9 au 22 mai, les temps sont durs pour les
syndicats. Confrontés à un gouvernement fédéral hostile, dénigrés dans les médias
et dans l’opinion, traversés par des tensions internes, ils font face. Mais que
pèsent exactement les organisations syndicales en Belgique ? Sont-elles encore en
mesure d’influencer les décisions politiques ? Quel avenir pour cet indispensable
contre-pouvoir ? Imagine a mené l’enquête.
Une enquête d’Hugues Dorzée – Photos : Bruno Devoghel (sauf mention contraire)
«L
utter ou subir, il faut choisir » : l’immense calicot affiché ce matin-là à l’entrée de la gare de Liège est
éloquent. Ce 6 janvier, une large majorité des cheminots… francophones ont choisi leur camp : ce sera celui de
la « lutte ». La grève menée en front commun par la CGSP et la
CSC est d’ailleurs un succès : pas un train ne circule. « Non, le
syndicat n’est pas mort ! », proclame Thierry Moers, secrétaire
permanent CGSP. « Le gouvernement veut casser la solidarité,
nous affaiblir et imposer une concertation de façade ? Nous ne
céderons pas ! », ajoute Marc Eyen, permanent régional à la
CSC-Transcom.
Mais derrière les mines réjouies, l’heure est aussi aux doutes
et aux critiques : « Depuis l’automne 2014, peste Frédéric Gillot,
ex-délégué FGTB chez ArcelorMittal et député wallon PTB
venu soutenir les camarades, on n’a rien engrangé. On manque
d’une vision globale, d’un objectif commun. Il faut repartir de la
base et relancer le combat. »
Avec une série d’actions fin octobre, 110 000 personnes dans
les rues le 6 novembre, une grève générale le 15 décembre, la
fin d’année 2014 fut effectivement synonyme de succès pour
les trois organisations (FGTB, CSC, CGSLB). « Ce sont les attentats contre Charlie Hebdo survenus dans la foulée (le 7 janvier) qui ont clairement sauvé le gouvernement Michel », analyse
Paul Lootens, président sortant de la Centrale générale FGTB.
Jusque-là, on avait un mouvement massif, déterminé, une opinion
publique à nos côtés, et soudain tout a basculé. On est entré dans
une logique d’unité nationale et d’obsession sécuritaire. »
Dans la foulée, la FGTB rejette l’accord social du Groupe des
10, la CSC l’approuve à une courte majorité (52 %), la CGSLB
suit. Le front commun se lézarde. La mobilisation retombe
alors comme un soufflé.
Les mois passent, et face à « ce gouvernement de la rupture et à
la solde du patronat », dixit Jean-François Tamellini, secrétaire
fédéral FGTB, les syndicats peinent à faire entendre leur voix.
Ils ont pour eux le poids du nombre (3,488 millions d’affiliés
en 2014, selon les derniers chiffres obtenus par Imagine), une
présence massive dans les entreprises et dans les organes
d’avis (Onem, Inami, CNT…), des relais politiques au sein de
chaque pilier (socialiste, chrétien, libéral), un énorme travail
de terrain, mais cela ne suffit pas ou plus.
Les syndicats sont désormais attaqués de toutes parts : par la
NV-A, le MR et l’Open VLD, dans les médias, sur les réseaux
sociaux. En interne, ça bouillonne : tensions entre le Nord et le
Sud, entre la base et l’appareil, entre les centrales ouvrières et
les employés, entre les tenants d’un syndicalisme « de combat »
ou « de négociation »… Et de plus en plus de voix s’élèvent pour
dénoncer les échecs sur le fond (la vision et la force de proposition), comme sur la forme (la communication et l’image).
« Les militants sont à la fois déboussolés et sans perspectives »,
résume un cadre CGSP. « On traverse une grosse crise de
confiance », reconnaît un permanent CGSLB. « C’est une période difficile, admet Marie-Hélène Ska, secrétaire générale de
la CSC. Mais c’est aussi une opportunité à saisir pour avancer. »
Avec, d’un côté, la bureaucratie, les luttes d’influence et
d’egos, et de l’autre, d’immenses défis pour faire face aux
nouvelles réalités économiques (globalisation, évolution
du monde du travail…), voici les syndicats au pied du mur.
Contraints de faire leur autocritique ou de se réinventer. Pour
demeurer, plus que jamais, ce contre-pouvoir indispensable
de notre démocratie. — H.Do.
« Une grosse crise de confiance »
Saut d’index, allongement des carrières, réforme fiscale, exclusions du chômage… « Le gouvernement est passé en force
partout et on ne nous écoute plus », se désole Mario Coppens,
président du syndicat libéral. « Jusqu’ici, on était dans un
cadre clair, historique, celui de la concertation sociale, dénonce
Felipe Van Keirsbilck, secrétaire général de la CNE. Ils ont désormais changé les règles : c’est comme si on jouait encore aux
échecs et qu’ils étaient passés au karaté ! » Ce fameux « modèle belge » qui, comme le rappelle Carl Devos, politologue
à l’Université de Gand, a apporté depuis des décennies « la
prospérité et la stabilité », a désormais du plomb dans l’aile.
imagine 114 - mars / avril 2016
Le making-off
P
our réaliser cette enquête, nous avons recueilli l’avis de
23 permanents, délégués et militants syndicaux au sein des trois
organisations, ainsi que celui de 16 autres témoins qui ont souhaité
rester anonymes. Nous avons interviewé 6 experts universitaires,
3 acteurs issus de la société civile, et obtenu nombre d’informations
auprès de différentes sources publiques (Onem, ministères, BanqueCarrefour des entreprises…). —
19
apprendre
enquête
Un contre-pouvoir
légitime et une large base
1.
Qui sont leurs
affiliés ?
E
n Belgique, il n’existe pas de statistiques
officielles. Rien de suspect en soi : « L’adhésion à un syndicat est une démarche d’ordre
privé, dont les autorités n’ont pas à avoir connaissance », rappelle Jean Faniel, directeur du Crisp.
Mais les organisations syndicales sont plutôt
avares en la matière, à l’exception de la CSC qui
est la plus transparente des trois.
Selon les dernières données disponibles qu’Imagine a pu se procurer, on totalisait 3,488 millions
de syndiqués fin 2014. Ce taux de syndicalisation figure parmi les plus élevés d’Europe (+ de
50 % de la population active). « Si l’on regarde
l’évolution dans le temps, ce taux reste globalement élevé et même en légère croissance  »,
ajoute le politologue.
En 2014, la CSC dénombrait 1,647 million
d’affiliés effectifs en ordre de cotisation (dont
L
2.
Comment sont-ils
organisés ?
es syndicats sont de véritables machines
de guerre ou des usines à gaz, c’est selon.
Avec une architecture plus ou moins
pyramidale qui s’appuie sur un ensemble de
structures fédérales et régionales, un pilier
interprofessionnel (qui défend les intérêts
collectifs), des centrales (10 à la CSC, 6 à la
FGTB) qui représentent les travailleurs par
secteur, des milliers de délégués dans les entreprises, mais aussi des groupes spécifiques
(femmes, jeunes, travailleurs sans emploi…),
des
ASBL satellites (éducation permanente,
Enfance
formations…) et différents services tournés
vers leurs affiliés (conseils, aide juridique…).
« Ce sont des organisations à la fois lourdes et
bureaucratisées, ce qui fait leur force et leur fai-
20
1,021 million en Flandre). Ceux-ci
sont en majorité des « actifs »
(67 %), avec une part de cotisants
« non actifs » (chômeurs, invalides,
prépensionnés) qui grandit année
après année (33 % en 2014).
La CSC est organisée en dix centrales, mais trois
forment à elles seules la moitié du contingent :
la centrale flamande des employés (LBC-NVK,
322 989 membres), la CSC bâtiment-industrieénergie (270 801) et la CSC alimentation et
services (268 388).
La deuxième organisation du pays, c’est la
FGTB. Qui, pour l’année 2014, revendique
1,547 million d’affiliés (100 000 de moins que la
CSC). Près de 50 % (731 384) sont flamands et
dépendent donc de la Vlaams ABVV.
Deux centrales réunissent la moitié des affiliations : la Centrale générale (16 sections,
437 492 cotisants), suivie de près par le Setca/
BBTK (les employés, cadres et techniciens,
425 422). La CGSP services publics (309 874) et
la FGTB métal (164 070) arrivent derrière.
Au niveau géographique, trois régionales dominent  : Liège-Huy-Waremme (175 438),
blesse, résume Jean Faniel. Grâce à cela, elles
peuvent soutenir des actions de masse, assurer
un grand nombre de services et se perpétuer. »
« Le syndicat est le fruit d’une longue histoire,
rappelle Daniel Richard, secrétaire régional
FGTB, où l’autonomie des centrales reste un
principe sacro-saint. C’est une confédération
regroupant des entités autonomes qui défendent des intérêts communs. Elle est théoriquement centrée sur les militants qui décident
en toute légitimité. Même si, dans les trois organisations,
Santé la démocratie interne est possible,
elle n’est pas forcément automatique. »
Les syndicats vivent grâce à leurs affiliés
(lire ci-contre), mais s’appuient également
sur leurs délégués élus dans les entreprises
la Flandre orientale (158 919) et Anvers (154 753).
Concernant la part d’affiliés « actifs  » et « inactifs  », la FGTB n’a pas été en mesure de nous
transmettre ces données. « C’est géré au niveau
des centrales », nous précise sa porte-parole.
Malgré nos demandes répétées auprès des
6 centrales, seule la Centrale générale nous a
transmis l’information : en 2014, elle enregistrait
41 % de non-actifs et 59 % d’actifs.
A la CGSLB, enfin, on a comptabilisé en 2014
un total de 293 952 affiliés pour l’ensemble du
syndicat libéral. « Environ 35 % d’entre eux ne
sont pas des travailleurs actifs », nous indique
son secrétaire national, Olivier Valentin, sans
nous donner davantage de précisions.
Une frilosité statistique qui cache aussi la réalité
à laquelle les syndicats doivent désormais
faire face, avec une base militante en pleine
mutation (moins de travailleurs actifs, plus de
chômeurs et de prépensionnés). Ce qui n’est
pas sans effet sur les organisations  : moins de
recettes financières, des difficultés à fédérer
ces exclus du monde du travail, des services en
plus à offrir et de nouveaux modes d’actions à
inventer. —
lors des élections sociales qui se tiennent
tous les quatre ans. Ils sont 27 400 à la CSC
(auxquels il faut ajouter 8 300 délégués pour
la centrale des services publics), et environ
5 000 à la CGSLB. Pour la FGTB, nous n’avons
pas reçu de chiffres.
Enfin, les syndicats sont aussi de gros employeurs avec un personnel éclaté (permanents, employés dans les bureaux de
chômage, formateurs, services juridiques,
ASBL, etc.).
La CSC emploie 3 500 travailleurs (temps
pleins et temps partiels confondus).
Au syndicat libéral, ils étaient 624 travailleurs sous contrat en 2015.
A la FGTB, on compte 2 200 permanents
(dont 166 à la FGTB fédérale) répartis dans
les 15 régionales. A cela, il faut évidemment
ajouter le personnel des six centrales. Seule
la Centrale générale nous a transmis son
cadre : 556 collaborateurs en 2014, dont
124 attachés à la CG fédérale. —
1. Co-auteur du Courrier hebdomadaire n° 2146/7, consacré à
l’implantation syndicale entre 2000 et 2010.
imagine 114 - mars / avril 2016
Bruno Devoghel
Avec 3,488
millions
d’affiliés
en 2014, la
Belgique affiche
un taux de
syndicalisation
parmi les plus
élevés d’Europe.
3.
Comment
sont-ils
financés ?
L
eur première source de financement, ce
sont les cotisations. Elles sont versées
mensuellement, mais le montant varie
d’une organisation à l’autre et d’un secteur à
l’autre (sauf à la CGSLB où tout est centralisé). Chaque syndicat fixe par ailleurs des
tarifs différenciés en fonction de la situation de l’affilié (travailleur, chômeur, - 21 ou
25 ans, prépensionné…).
Un membre «  actif » payera, en moyenne, une
cotisation complète de 14,7 euros par mois à
la FGTB, 15,85 euros à la CGSLB et 16,10 euros
à la CSC. A l’inverse, la cotisation la plus basse
(celle des pensionnés) est de 3,2 euros à la
FGTB, 5,52 euros à la CSC et 5 euros à la CGSL
(une cotisation dite « de solidarité  »).
« C’est notre commission financière qui détermine le plafond minimal et maximal par
catégorie », indique-t-on à la FGTB. Des
règles similaires sont prévues dans les deux
autres syndicats. Une cotisation savamment
répartie au sein des organisations. A chaque
« entité » sa part de recettes.
A la CSC, la clé de répartition est la suivante  :
34 % de l’affiliation d’un ouvrier vont à sa
centrale professionnelle, 35 % à la fédération
imagine 113 - janvier / février 2016
régionale, 11 % à la CSC fédérale, 7,5 % sont
destinés à alimenter les caisses de grève et
12,5 % servent à financer des projets (le journal L’Info, MOC, Solidarité mondiale…).
A la FGTB et à la CGSLB, la ventilation n’est
pas rendue publique.
L’autre source de financement, ce sont les
Fonds de sécurité d’existence. Il y en a 180
en Belgique. Ils sont organisés par secteur,
financés par les cotisations patronales et
gérés de façon « autonome et paritaire » par
les syndicats et les employeurs. Ces fonds
permettent d’octroyer certains avantages
sociaux (pécule de vacances, assurance hospitalisation…), mais aussi de prendre en charge
des formations et des primes syndicales dans
certaines entreprises, dont le montant varie
d’une commission paritaire à l’autre (entre 50
et 100 euros par an environ).
Pour se financer, les organisations reçoivent
également des subsides publics pour des activités syndicales bien déterminées (formation permanente, coopération au développement, jeunesse…). « Mais ils sont limités »,
insiste-t-on en interne, afin de « garder une
certaine indépendance vis-à-vis des pouvoirs
publics ». Ils proviennent essentiellement du
Fédéral et des entités fédérées.
Par ailleurs, comme on le lira en p.22, les
organisations disposent de recettes propres :
intérêts sur leurs placements financiers, ventes
d’immeubles, loyers, hôtellerie, jetons de présence dans diverses instances de gestion (à la
CSC ceux-ci sont reversés au syndicat), etc.
Enfin, en tant qu’employeur et via leurs
différentes associations, elles peuvent aussi
bénéficier d’aides à l’emploi et sont exonérées de la TVA sur les ASBL. — H.Do.
• La Confédération générale des syndicats
chrétiens et libres de Belgique voit le
jour en 1912.
• Elle est composée d’un pilier interprofessionnel avec 14 fédérations (8 en
Wallonie, 1 à Bruxelles, 5 en Flandre) et
10 centrales professionnelles.
1 647 500 affiliés déclarés en 2014 (67 %
d’actifs, 33 % de non-actifs).
• Depuis son congrès de 1994, elle s’affiche
comme un « syndicat de valeur(s) » et
défend « le respect de la digité humaine » ,
le travail « comme nécessité pour la
subsistance de l’homme et de la société »,
la justice « à travers l’économie de marché
corrigée socialement », la solidarité, etc. —
• La Fédération générale du travail de
Belgique (FGTB) est née en 1945 de la
Commission syndicale (créée en 1898) et
de la CGTB (1937), qui sont l’émanation
du Parti ouvrier belge (POB) fondé en
1885 au départ de 56 sociétés ouvrières.
• Elle est composée de 3 interrégionales
(Bruxelles, Wallonie, Flandre), 16 régionales et 6 centrales professionnelles :
Centrale générale (CG), Employés, techniciens et cadres (SETCa), Services publics
(CGSP), Métal (MWB), Alimentation-Horeca-Services (Horval), Transport (UBT).
1 547 172 affiliés déclarés en 2014.
• Dans l’article 1 de son statut, la FGTB
précise qu’elle est « l’émanation des forces
laborieuses organisées  ». Elle vise « l ’idéal
syndicaliste » qui « s ’accomplira par une
transformation totale de la société » . —
• La Centrale générale des syndicats
libéraux de Belgique (CGSLB) a vu le
jour en 1939.
• Une organisation centralisée,
17 zones, une centaine de secrétariats.
Une structure interprofessionnelle
(le SLFP).
293 952 affiliés déclarés en 2014.
• Pour la CGSLB, le libéralisme constitue
« l a b ase de [son] action syndicale ».
Avec 4 mots clés : « l iberté » , « s olidarité » , « responsabilité » et « t olérance ». —
21
Une galaxie
juridique et financière
apprendre
enquête
L
es syndicats ne sont pas des entreprises comme les autres. Ce sont des personnes morales,
sans personnalité juridique. Ils ne sont donc pas tenus de publier leurs comptes annuels.
Cette nécessaire protection leur permet de défendre, avec une certaine liberté, les
intérêts individuels et collectifs des travailleurs. « Ce statut les protège par exemple d’astreintes
d’envergure que pourraient être tentés de réclamer des employeurs en cas d’actions, rappelle Jean
Faniel (Crisp). Par ailleurs, ils ne sont pas tenus de révéler le montant de leurs caisses de grève pour
éviter, ici aussi, d’être asphyxiés financièrement. »
La réalité est autrement plus complexe. Comme le montre notre cadastre inédit publié ci-dessous,
chaque organisation forme une véritable galaxie juridique et financière1. Avec, au-delà de ce
statut de personne morale, des dizaines d’entreprises, non lucratives pour la plupart, reliées ou non
entre elles, répondant à un objet social plus ou moins défini et avec des comptes publiés et agréés
(ou pas). Rien d’illégal en soi. Mais la preuve que ce contre-pouvoir s’organise aussi à partir d’une
constellation d’entreprises aux formes diverses. — H.Do.
La FGTB
Au départ de ses 17 sièges sociaux francophones
(6 centrales, 9 régionales, 2 interrégionales)
nous avons recensé 1 98 entreprises ou unités
d’établissements qui se trouvent dans le giron
de la FGTB, parmi lesquelles :
• 62 Associations sans but lucratif (ASBL), dont
39 ont leur siège à Bruxelles, 9 à Namur, 4 à Verviers, 2 à Liège, etc. Elles sont spécialisées dans
la formation (Focades Catering, Cepag, For.a.bra,
Dewez Afico, ACCI, Borinage 2000…), la lutte
contre l’exclusion sociale (Habiter Bruxelles,
Bol d’espoir…), le conseil en économie sociale
(Propages), l’analyse financière des entreprises
(AFIN-A), etc.
• 7 Sociétés coopératives à responsabilité
limitée (SCRL), dont deux radiées en 2013 et
2015 pour « non-dépôt des comptes » : Fosoder
(n° d’entreprise 0423.170.913, créée à Verviers
le 5.2.1982 avec un capital de départ de 30 987
euros, spécialisée dans « l e conseil des affaires » )
et Atefa Metal (n° 0454.078.081, 21.12.1994,
Verviers, 1,25 million de capital de départ).
Les 5 autres SCRL sont : la Maison de l’employé
(Bruxelles) gérée par le Setca (1,19 million de
capital de départ), la Maison syndicale wallonne
à Namur (qui assure la « gestion immobilière » de
la FGTB wallonne), Immo Symbat (Saint-Gilles)
qui gère les biens immobiliers du Setca (2,218
millions de capital de départ), Traits d’union (le
fonds de licenciement de la FGTB Hainaut) et
Haut comme trois pommes (fondée à Liège le
26.6.2015) qui gère une crèche et une garderie
d’enfants.
22
• 2 Sociétés coopératives agréées (SC) : la
Maison des syndicats (fondation le 24.11.1932,
capital social : 5,597 millions) qui loue et exploite les bâtiments de la FGTB (en 2014, elle
détenait 37,485 millions d’actifs immobiliers,
dont 15,912 millions de « t errains et constructions », et affichait un compte de résultats
en boni de 3 80 454 euros) et le Centre local
syndical de la Centrale générale à Charleroi
(n° 0422.588.022, pas de comptes disponibles).
• 2 Sociétés anonymes (SA).
* Née de la dissolution de CMB-Finance créée
à Bruxelles le 26.7.2006, la MWB-Finance/
MVL-Finance (capital social : 5,384 millions
d’euros) a son siège à la centrale de la FGTB
Métal (49 rue de Namur, à Namur). 45 % de son
capital sont détenus par la SA Castel de Pontà-Celles (Dinant) qui gère un hôtel 3 étoiles et
25 hectares de terrain. En 2014, elle affiche une
perte de 11 224 euros.
* Fondée le 20.12.12, la SA SOFITRA exerce des
activités de gestion de holdings. Son siège est
situé 9, place Saint-Paul, à Liège. En 2014, elle
disposait de 3,146 millions d’immobilisations
financières et elle a terminé l’année en léger
boni (+ 2 478 euros).
• 2 Sociétés privées à responsabilité limitée
(SPRL), dont une (la Maison Gauquie) est en faillite depuis 1985. Reste le Domaine des sources
fondé le 1.1.1979 et qui gère un complexe
touristique (camping, commerce, Horeca) pour
les affiliés de la Centrale générale de la FGTB au
départ d’un capital social de 620 000 euros.
• 4 organismes immatriculés par l’Office national des pensions (Bruxelles, Charleroi, Liège et
Mons). —
La CGSLB
La CGSLB (n° BE 0850.330.011) a été
fondée le 1er janvier 1939. Au départ de
ses deux sièges principaux (Anderlecht et
Gand), nous avons recensé 83 entreprises
ou unités d’établissements. Parmi cellesci, on dénombre : • 9 Associations sans but lucratif
* Le Bien-être des salariés (n° 0416.291.831,
pas de compte déposés à la BNB) et Competent in engagement (n° 0413.768.049)
qui affiche, en 2014, un déficit de
- 95 832 euros. Ces 2 ASBL sont reconnues comme organisations d’éducation
permanente.
* Keerpunt, spécialisée dans l’activation
des chômeurs en Flandre (un déficit affiché en 2014 de - 54 703 euros).
* Mouvement pour la solidarité internationale (MSI), active dans le domaine de
l’aide au développement (1,074 million de
cotisations, dons, legs et subsides en 2014,
et un bénéfice affiché de + 34 euros).
* Senioren (n° 0443.088.674, pas de
comptes disponibles), qui s’occupe des
+ de 50 ans non actifs professionnellement.
* L’Association du tourisme libéral, créée en
1982 (pas de comptes disponibles).
Sylva (n° 0410.645.936), qui gère les bâtiments et les ressources matérielles du syndicat libéral (pas de comptes disponibles).
* 2 ASBL chargées de la « promotion du
tourisme social » en faveur de ses affiliés : Maisons de vacances (créée en 1988)
qui, en 2014, disposait de 20,616 millions
d’euros de terrains et constructions et de
placements pour 1,398 millions euros. Elle
a achevé l’exercice avec un déficit de
- 483 774 euros. Et Vacances Ardennes
(9,115 millions d’actifs immobiliers,
1,875 million de placements et un déficit
affiché de - 209 906 euros en 2014). —
1. Pour réaliser ce cadastre – non disponible auprès des
organisations –, nous avons examiné en détail la BanqueCarrefour des entreprises, le Moniteur belge, la centrale
des bilans et le répertoire des employeurs au départ
des différents sièges sociaux des syndicats. Il s’agit d’un
recensement non exhaustif tant leurs structures sont très
éclatées, notamment dans les régions.
imagine 114 - mars / avril 2016
La CSC
A partir de son principal siège social situé
chaussée de Haecht, 579, à Schaerbeek, nous
avons recensé 118 entreprises ou unités d’entreprises qui se trouvent dans le giron de la
CSC. Parmi lesquelles : • 54 Associations sans but lucratif (ASBL) dont
les activités sont tournées vers la formation
et l’emploi (Educo, Solid’emplois, CIEP…), la
programmation informatique (Medsoc), la
promotion de la santé (Fonds national d’entraide), les voyages ou le tourisme (Okma,
Service intersocial, Carrefour Europe…), la
diffusion de programmes radio (ACV), le sport
pour handicapés (Altéosport), la coopération
(Animation solidarité mondiale, Wereld Solidariteit…), l’aide aux aînés (Ceneo), le conseil en
gestion (Procura), l’économie sociale (Syneco),
les soins résidentiels (Interfédérale mutualiste
chrétienne), la gestion de biens immobiliers
(MDT Exploitation) ou de terrains de camping
(Kompas), le planning familial (FCPC), etc.
Parmi ces ASBL dont le siège social se situe à la
CSC nationale, il y a aussi le CHU MontGodinne (n° 0408.028.619, fondé en 1928)
qui, en 2014, disposait d’actifs immobiliers
(terrains, bâtiments, mobiliers) pour 114,612
millions d’euros et affiche une perte pour cet
exercice de 701 383 euros.
• 1 Société mutuelliste (personne morale) :
MC Assure
• 4 Sociétés coopératives à responsabilité limitée (SCRL) : Mouvement social
(n° 0473.574.982, fondée en 2000, 125 000
euros de capital social) qui a pour mission
de fournir des « moyens financiers, humains
et matériels » au MOC ; Patrimonialilon
(n° 0500.535.440, 2012, 500 000 euros de
capital social) tournée vers l’économie sociale ; Qualias (n° 0462.424.833, 1998, 157 487 euros
de capital social) spécialisée dans la location
de matériel médical, et Social engagement
(n° 0473.574.289, 2000, 6 200 euros de capital
social), chargée d’effectuer des activités syndicales.
• 1 caisse commune d’assurances de droit privé :
Com-Zorgkas Vlaanderen, fondée en 2001.
• 1 organisme de paiement agréé par l’Office
national des pensions. —H.Do.
Des caisses de chômage transparentes
A
en croire la N-VA, et dans une
moindre mesure le MR et l’OpenVLD, le système actuel de paiement
des allocations de chômage assumé par les
syndicats serait « coûteux » et « inefficace ».
Pire, ceux-ci seraient « indulgents face à la
fraude ». Des accusations qui sont largement infondées.
Depuis 1963, la FGTB, la CSC et la CGSLB
sont agréées en tant qu’organismes de
paiement. Ceux-ci introduisent les dossiers pour leurs affiliés, assurent le suivi et
les contrôles préalables. Mais c’est l’Onem
qui décide de l’octroi ou non d’une allocation de chômage, ainsi que du montant
octroyé. En 2014, 7,7594 milliards d’euros
ont ainsi été versés (+ 1,5482 milliard d’euros d’allocations de chômage avec complément d’entreprises).
Pour assurer ce service, les syndicats reçoivent une « indemnité pour frais d’administration », versée annuellement par
l’Onem et calculée à partir de plusieurs
critères : le nombre de paiements traités
(11,203 millions en 2014), la logistique, le
personnel nécessaire, mais aussi les ajustements structurels et l’évolution du coût
des salaires.
Ainsi, en 2014, la CSC a perçu 80,802 millions d’euros d’indemnités, la FGTB 79,139
millions et la CGSLB 15,764 millions. Une
enveloppe en hausse depuis quelques années. « Ce qui s’explique notamment par un
accroissement important de la complexité
imagine 114 - mars / avril 2016
des dossiers de chômage, nous précise-t-on
à l’Onem, l’introduction de la dégressivité
des allocations, les modifications des allocations d’insertion, etc. ». Par ailleurs, comme
le souhaite le gouvernement Michel, les
syndicats doivent aussi lutter contre la
fraude. « Ceux-ci participent de manière
effective aux mesures préventives. Une indemnité couvrant leurs frais leur est donc
allouée », ajoute-t-on à l’Onem.
Un système scrupuleusement contrôlé :
en 2014, l’Onem a procédé à 570 contrôles
concernant le versement de ces allocations
et à 159 autres portant sur les frais de gestion (avec rapport à son comité de gestion,
tutelle du ministre et rapport de la Cour
des comptes). Les attaques de la NV-A et
des libéraux sur un prétendu laxisme financier sont donc infondées.
« Pas leur core business »
Un système coûteux ? Là encore, nos
chiffres démontrent le contraire.
A côté des syndicats, il existe un quatrième
organisme de paiement (public quant à
lui) : la Caisse auxiliaire de paiement des
allocations de chômage.
En 2014, la Capac a géré environ 10 % des
dossiers de chômage (1,3 million de paiements) et perçu 43,685 millions d’avances.
Aussi, si l’on compare les 4 caisses, un dossier géré par la FGTB a coûté à l’Etat 17,03
euros, contre 17,41 euros par la CSC, 23,22
euros par la CGSLB et 33,33 euros via la
Capac. Qui est donc deux fois plus chère
et offre, par ailleurs, moins de services que
les syndicats (accueil, personnel plus spécialisé, etc.).
Sont-ils pour autant « moins efficaces » ?
C’est plus difficile à objectiver. Une certitude : entre les chômeurs et les syndicats,
c’est une longue histoire.
« Les organisations sont constituées par et
avant tout pour les travailleurs avec emploi », rappelle Jean Faniel (Crisp). « On
ne fait pas partie de leur core business,
confirme Bruno, chômeur de longue durée.
On ne vote pas aux élections sociales, on n’a
pas de délégué attitré, pas de déduction fiscale pour notre cotisation ni de prime syndicale. » Un permanent FGTB acquiesce :
« La majorité des chômeurs s’affilient chez
nous non pas par adhésion ou conviction,
mais pour le service qui est plus complet
qu’à la Capac. »
« Les syndicats sont en première ligne face
à un public de plus en plus sous pression et
en détresse, relève-t-on au sein du Collectif
solidarité contre l’exclusion. Ils doivent tout
faire : payer, suivre, contrôler, annoncer une
exclusion… ça n’est pas simple pour eux. »
« Ces matières sont de plus en plus complexes, conclut Thierry Muller, du collectif
Riposte. La législation change tout le temps.
Qui a droit à quoi ? Les chômeurs n’y comprennent plus rien. Et comme partout, il y a
des gens très compétents et ouverts dans les
syndicats, et d’autres moins. » — H.Do.
23
apprendre
Bruno Devoghel
enquête
Pourquoi les syndicats
sont devenus moins forts
Entre un syndicalisme militant en déclin, le poids écrasant d’une Europe
néolibérale, les coups de boutoir du gouvernement Michel, des organisations
sous tension et un certain lynchage médiatique, les syndicats ont perdu une
partie de leur pouvoir. Voici comment et pourquoi.
Ils sont
au « service de l’Etat »
« Sans les syndicats, rappelle Corine
Gobin, politologue et maître de recherches
au FNRS, et dans ce système capitaliste qui
est le nôtre, le monde serait dans un état plus
effroyable encore en termes d’acquis sociaux
et d’inégalités de richesse. Mais force est de
constater qu’avec le temps, les organisations
syndicales ont été modelées par la socialdémocratie. » Né des combats ouvriers à la
fin du 19e siècle, ce syndicalisme militant,
engagé dans la « lutte des classes », va très
vite se structurer dans une Belgique à trois
piliers (socialiste, chrétien et libéral), pour
devenir progressivement un syndicalisme
« d’accompagnement » ou d’« adaptation ».
24
« Depuis leur origine, les syndicats sont traversés par la dialectique entre action directe
et négociation, radicalité et modération,
confirme Jean Faniel, directeur du Crisp.
Comme l’écrivait en 1948 déjà le sociologue
américain Charles Wright Mills, ils sont devenus des “gestionnaires du mécontentement”. Ils défendent les intérêts spécifiques
et immédiats de leurs membres et ne sont
plus dans l’esprit de transformer la société,
mais plutôt de la préserver, de renforcer le
système actuel d’économie capitaliste. »
« C’est devenu un syndicalisme de services, de
concertation, moins militant, à forte capacité
de mobilisation, mais très dépendant de ses
relais politiques », ajoute Bruno Bauraind,
chercheur-formateur au Gresea. « Avec un
partage des tâches – à toi la rue, à moi le Parlement – et une approche pragmatique : ils
doivent négocier, donner un visage humain
au marché, et quand ça n’est plus possible,
on passe à l’action », confirme Corine Gobin.
Désormais, les syndicats sont tenus de
jouer leur rôle essentiel et légitime de
« partenaires sociaux ». « Mais ils ont complètement intégré le système en siégeant dans
un grand nombre d’organes d’avis et de décision [Conseil central de l’économie, Onem,
Inami, etc. NDLR], ce qui rend plus difficile
d’exercer un rôle critique. »
Fortement implantés dans les entreprises,
ils proposent par ailleurs à leurs affiliés
une gamme de services très précieux (protection juridique, aide sociale…), mais sont
imagine 114 - mars / avril 2016
Face aux diktats de
l’Europe néolibérale
et aux nouvelles
réalités économiques,
les syndicats sont
de plus en plus
désarmés.
loin d’être des « organisations homogènes et
monolithiques, rappelle Corine Gobin. On y
retrouve des niveaux de compétence et de militance très différents. Avec un fossé entre une
base souvent conscientisée, au plus près de la
réalité sociale, et des dirigeants très impliqués
dans les appareils de pouvoir ou alors des
technocrates, fascinés par les experts en économie, formés dans les grandes écoles de gestion qui suivent forcément la voie du marché ».
En jouant leur rôle de caisse de chômage
(lire en p.22), les syndicats sont aussi devenus des « serviteurs de l’Etat, ajoute la
chercheuse du FNRS. Ils tirent leur force,
leurs moyens et leur légitimité des pouvoirs
publics. Ils sont porteurs d’une autorité qui
à la fois les protège et les affaiblit, ce qui est
parfois schizophrénique ».
Cette évolution se traduit, in fine, par une
perte progressive de leur capacité d’influence. « Leur pouvoir réel est très difficile
à évaluer, tempère Bernard Conter, politologue et chargé de recherches à l’IWEPS.
On peut additionner le nombre de manifestants dans la rue, examiner les résultats
des élections sociales, compter le nombre
d’affiliés… L’essentiel, c’est leur capacité à
produire des résultats pour améliorer la vie
des citoyens au travers d’accords, parfois
peu visibles, mais essentiels, dans les entreprises. Mais au niveau national, force est de
constater que, depuis les années 80, les syndicats ne sont plus en mesure de peser sur
les grandes politiques publiques. »
Ils subissent
l’Europe des marchés
Leur deuxième difficulté, c’est l’Europe. « Les
syndicats ont toujours été pro-européens,
rappelle Bruno Bauraind. Une Europe imparfaite, certes, mais qu’il fallait soutenir. »
« Cette Europe unie, rempart contre le fascisme et le communisme et porteuse d’humanisme », ajoute Corine Gobin. « Aujourd’hui,
ils subissent les foudres du néolibéralisme,
peinent à créer un réel contre-pouvoir et
sont confrontés à une base militante très critique, voire eurosceptique », note l’expert du
Gresea. « Après avoir contribué de façon
imagine 114 - mars / avril 2016
consentie ou non à l’émergence de l’Europe des marchés, ils se sentent aujourd’hui
floués », abonde sa collègue.
« C’est un échec collectif de la gauche progressiste, reconnaît volontiers Thierry
Bodson, secrétaire fédéral à la FGTB. Partis, syndicats, monde associatif, on s’est tous
laissés imprégner par la social-démocratie.
Or, après la crise financière de 2008, nous
avions un boulevard devant nous. On n’a pas
su peser assez fort et aujourd’hui les idées
néolibérales, à l’origine de cette même crise,
se renforcent partout en Europe. »
« 70 % des décisions sont prises au niveau
européen et c’est effectivement là que tout se
joue », admet Marie-Hélène Ska, secrétaire
générale de la CSC.
Et pourtant, l’eurosyndicalisme est lent et
lourd à mettre en place. Il faut composer
avec des cultures syndicales aux antipodes les unes des autres – du modèle allemand de cogestion aux syndicats de combat (France, Espagne…), en passant par la
concertation scandinave –, une Confédération européenne des syndicats qui manque
de moyens et d’indépendance (70 % de son
financement vient de la Commission), un
puissant lobbying patronal… « Alors on
cherche le plus petit dénominateur commun », constate Corine Gobin.
« L’Europe des marchés avance bien plus
vite que nous, admet Felipe Van Keirsbilck,
secrétaire fédéral de la CNE. A l’exception
des dockers qui ont su faire bloc pour empêcher la libéralisation des ports, on court
tous derrière. En même temps, l’unité syndicale, c’est compliqué : il faut du temps, des
moyens, tout traduire en 10 ou 15 langues,
dépasser nos différences. »
« Comment parler à un patron que vous
ne voyez jamais ?, s’interroge par ailleurs
Jean-François Ramquet, secrétaire régional à la FGTB. Quand il faut négocier un
plan de restructuration, on envoie le numéro 3 ou le numéro 4 du groupe, sans mandat
fort ni l’expérience qui va forcément avec.
On s’attaque à la représentativité des syndicats, mais nous, on a une base légitime. Les
patrons, ils parlent au nom de qui ? Ils défendent les intérêts de qui ? »
Ils dépendent
du contexte économique
Chômage de masse, fermetures d’industries, émergence du secteur tertiaire, mondialisation et digitalisation de l’économie :
voilà désormais les nouvelles réalités économiques auxquelles sont confrontés les
syndicats. « Avec un rythme du capital tou-
jours plus rapide que celui du travail », insiste Bruno Bauraind.
Le monde de l’entreprise est également en
pleine mutation, avec une forte présence
de PME, un recours régulier à la soustraitance, des tâches externalisées, des
emplois précaires (CDD, temps partiels,
travail intérimaire, emplois subsidiés), etc.
Ce qui rend de plus en plus complexe le
combat syndical. « Pour des syndicats qui
ont longtemps été productivistes, attachés
à la croissance et au plein emploi, c’est un
bouleversement énorme. »
Si le travail change de visage, ses militants
aussi. « Historiquement, résume Jean Faniel,
l’affilié type était un ouvrier qualifié, adulte, de
sexe masculin, autochtone, en activité, occupant un emploi stable, à durée indéterminée, à
temps plein, dans une grande entreprise. »
Aujourd’hui, environ un tiers des affiliés
sont des « non-actifs ». Et la place laissée aux
chômeurs, aux femmes, aux immigrés, aux
jeunes et aux pensionnés reste minoritaire
au sein des organisations. « On ne pourra pas
lutter contre l’exclusion en excluant continuellement les exclus du débat », admet Philippe
Parmentier, de la CSC, pourtant assez active
dans ce domaine. « Il nous faut d’un côté défendre de nouveaux types de travailleurs et de
l’autre être la voix des sans-voix, ce n’est pas
simple », admet Olivier Valentin, secrétaire
national de la CGSLB. « Les syndicats doivent
ouvrir les yeux : les chômeurs ne sont pas tous
des inactifs, malheureux, non intégrés, ils ont
des choses à dire, à proposer, il serait temps
de les écouter ! », insiste Thierry Müller, du
collectif Riposte.
Ils font face
à un gouvernement hostile
Autre difficulté : le contexte politique au fédéral. Un gouvernement de droite et majoritairement flamand (NV-A, libéraux, CD&V).
« Avec une marge de manœuvre ultra-limitée,
analyse Bernard Conter, politologue. Proche
du patronat, l’exécutif fixe l’agenda, passe en
force, ne joue plus son rôle d’arbitre, mais devient le décideur ultime. »
« On peut agir à la marge, en adoucissant
certaines mesures via le Groupe des 10. Ce
qui n’est pas rien sur certains dossiers, mais
cela reste insuffisant, se désole Thierry
Jacques, secrétaire fédéral de la CSC
Namur-Dinant. Nous sommes sans cesse
confrontés à des décisions injustes, idiotes
ou indécentes. »
« Ils usent tout le temps du même vocabulaire : des charges sociales trop “lourdes”, des
réformes “inéluctables”, des budgets de l’Etat
25
apprendre
enquête
qui “explosent”, dénonce Marie-Hélène Ska.
Nous devons composer avec une nouvelle génération politique qui estime qu’elle est seule
maîtresse à bord et qu’elle peut tout décider. »
« La NV-A et son ventriloque, le MR, ne visent
qu’une chose : détricoter notre modèle social,
affaiblir les syndicats, casser les actions collectives », enchaîne Jean-François Ramquet.
Un modèle belge de concertation désormais
en panne. « On a placé 160 fois le mot concertation dans le déclaration gouvernementale.
Une profession de foi ! En pratique, c’est :
“écrasez-vous, renoncez à vos acquis et tout
ira bien !” », dénonce Felipe Van Keirsbilck.
« Le gouvernement impose tout, fixe ses
règles, cherche à diviser pour régner »,
abonde Mario Coppens, président de la
CGSLB. « La concertation a permis pendant
des décennies de partager les gains de la
productivité, c’était du win-win. Les années
80 ont été le temps des concessions sociales.
Et là, on ouvre une nouvelle ère, celle de la
rupture », s’inquiète aussi Jean-François
Tamellini, secrétaire fédéral FGTB.
« Au niveau wallon, c’est pareil, constate
Thierry Bodson. Le patronat, c’est le banc
des pleureuses : on n’en fait jamais assez !
Ils cèdent tout du bout des lèvres et les syndicats ont toujours bon dos. »
Que ce soit sous la forme de propositions de
loi ou de déclarations d’intention, la NV-A,
l’Open VLD et le MR cherchent, depuis de
longs mois, à limiter drastiquement le pouvoir des syndicats en restreignant le droit
de grève, en imposant le service minimum,
en réduisant la portée des négociations collectives, en s’attaquant à leur personnalité
juridique, en voulant réduire les primes
syndicales et les budgets de formation, etc.
« D’un côté, il y a un exécutif poussé dans
le dos par le patronat qui cherche à limiter
les droits et libertés soit en optant pour la
voie législative, soit en étant dans l’idéologie
pure autour, par exemple, de la “grève politique” ou du “droit au travail”, constate Jan
Buelens, professeur de droit à l’Université
d’Anvers. De l’autre, on cherche à judicia-
riser davantage les conflits sociaux. Autrefois, ces dossiers se soldaient souvent par
des acquittements ou des condamnations
symboliques. Voyez récemment le procès des
ouvriers de Goodyear en France : neuf mois
ferme. Ce contexte pousse les syndicats à la
prudence, voire à l’autocensure, ce qui est
inquiétant en démocratie. » Et les amène à
rediscuter prochainement avec le gouvernement du gentlemen’s agreement, un accord tacite qui depuis 2004 encadre une
certaine « paix sociale » en Belgique.
Un climat politique qui, ici encore, affaiblit les organisations syndicales. « On paye
30 ans d’offensive néolibérale et on récolte
le fruit de notre inertie et de notre aveuglement ! », rétorque un cadre de la CGSP. « On
a trop vite capitulé ! », approuve un métallo ACV. « Quand vous êtes face à un parti
tout-puissant au Nord, prêt à casser les corps
intermédiaires pour arriver à ses fins, vous
n’êtes pas en position de force », tempère
Eugène Ernst, de la CSC enseignement.
« Si nous n’étions pas là, ce serait pire,
défend Thierry Bodson. On continue
Bruno Devoghel
Des travailleurs pressés de toutes parts, mais également traversés par le doute et la colère
face au lynchage médiatique qui frappe leurs organisations syndicales.
26
imagine 114 - mars / avril 2016
malgré tout à peser dans les organes de gestion, pour changer les législations, créer de
la jurisprudence, dire non aux politiques
quand ils se trompent ».
Et tous sonnent l’alarme : « Voyez ce qui
se passe en Grèce, en Pologne, en GrandeBretagne… On touche aux libertés syndicales, à la presse, aux droits fondamentaux.
Plus nos élus se sentent impuissants face
à la domination des marchés, plus ils se
replient sur leur petite parcelle d’autorité
avec des slogans chocs et des coupes budgétaires qui mettent en péril la cohésion sociale », s’inquiète Marie-Héléne Ska. « Avec
un grand risque, prévient Olivier Valentin
(CGSLB), que les citoyens se referment sur
eux-mêmes, s’éloignent du militantisme et se
tournent vers les partis extrémistes. »
Ils sont traversés
par des tensions internes
« A quoi sert-on encore ?, s’interroge, amer,
un délégué CGSP de Bruxelles. Nos appareils sont devenus d’une mollesse incroyable.
On dirait des généraux qui ne veulent plus se
battre ! » « On s’est installés dans la routine »,
abonde un délégué CGSLB de Charleroi. « On
a trop vite capitulé. Les manifs, ces processions
de Nord à Midi, c’est inefficace », tranche un
permanent de la CSC-Textile. « Soit on accepte notre mort lente, soit on rebondit », prévient un affilié Setca. « Nos cadres fréquentent
les mêmes restos, conduisent les mêmes grosses
voitures. Nous sommes allés trop loin dans les
logiques de pouvoir. Il n’y a plus d’idéal commun », peste un délégué de la FGTB Métal.
« La lutte des places a remplacé la lutte des
classes. On vise son petit intérêt, son plan de
carrière », renchérit un délégué CNE. « On
veut plaire davantage à la presse qu’à nos affiliés ! », enchaîne un permanent de la CSC
Bâtiments.
Des témoignages comme ceux-ci – souvent
critiques, mais sous couvert d’anonymat –,
nous en avons recueilli bien davantage. Le
ton général ? Amertume à certains étages
et moral en berne. L’objet des critiques ? Le
projet syndical, la bureaucratie, les moyens
d’action, la communication…
« Ça fait 20 ans qu’on dit les syndicats au
bord de l’implosion !, sourit Jean Faniel, du
Crisp. Mais, en période de crise, c’est sûr,
les tensions internes se font beaucoup plus
fortes. » Et des tensions, il y en a. Entre les
ailes flamandes et francophones. Entre
les centrales ouvrières et les employés.
Entre l’appareil syndical et la base. Entre
partisans du confédéralisme et régionalistes. Entre adeptes du business as usual
imagine 114 - mars / avril 2016
et radicaux. « Nos militants sont effectivement déboussolés, reconnaît Felipe Van
Keirsbilck (CNE). Ils attendent un agenda,
un mot d’ordre, un cap à suivre. »
« Tout ça pour ça, se dit la base en dressant
notre bilan quasi nul au niveau interprofessionnel », admet Jean-François Tamelini (FGTB).
« Un syndicat, c’est un lieu de vie et de débat,
rappelle Paul Lootens, président sortant de
la Centrale générale, et la conjoncture ne joue
pas en notre faveur. Mais nous devons aussi
être capables de faire notre autocritique. »
« Le moment est venu de balayer devant
notre porte, de réinterroger nos stratégies
et nos structures », abonde Joël Thiry, secrétaire régional de la FGTB Luxembourg.
« Nous avons besoin de sang froid, de recul,
de profondeur dans la réflexion », insiste
Thierry Jacques, l’ex-président du MOC.
« On entend évidemment tous ces appels du
pied, réagit Marie-Hélène Ska. Mais notre
difficulté, c’est d’être à la fois dans l’action,
la réaction, et le temps long, avec des revendications de fond pour plus d’égalité et d’émancipation, une meilleure redistribution des richesses. Ce qui, dans cette société de l’urgence
et de l’image est devenu très compliqué. »
L’image, il en est souvent question dans les
critiques. « On ne parvient plus à construire
un contre-discours, à incarner un message
d’espoir, positif, tourné vers tous les citoyens »,
résume ce cadre de la FGTB wallonne.
A cela s’ajoutent des turbulences internes
au sein du syndicat socialiste (la démission
de deux secrétaires fédéraux, les tensions
entre les centrales ouvrières et le Setca,
le leadership et l’état de santé de son secrétaire général Marc Goblet…), des divergences Nord-Sud réapparues lors de
la grève de la SNCB, la restructuration au
sein de la CSC-ACW liée à la liquidation
d’Arco, son bras financier, emporté dans la
faillite de Dexia en 2011, etc.
Enfin l’autre critique porte sur l’indépendance syndicale. « Qu’on arrête de coller
aux baskets du PS qui n’a plus rien de socialiste ! » plaide un cadre FGTB. « Notre
force, c’est aussi notre liberté », insiste un
collègue libéral. « Les relais politiques, c’est
une arme à double tranchant, dit un ponte
de la CSC. Quand le moteur contre pouvoir
se grippe, ça se retourne en dépendance ».
Ils sont victimes
de syndicalisme bashing
Enfin, dernier écueil et pas des moindres :
le syndicalisme bashing qui sévit dans la
presse et sur les réseaux sociaux. « Il y a
une lame de fond, confirme Bernard Conter,
politologue. On disqualifie l’action syndicale,
délégitime la grève, met en avant les actions
violentes menées par une minorité, oppose de
façon fallacieuse le droit de grève et le droit
de travailler et relaye abondamment le message patronal en calculant, par exemple, le
coût de la grève en divisant le PIB par 365
jours, ce qui est totalement absurde ».
« La presse mainstream, celle qui pétrit
l’opinion, renvoie en continu l’image de
syndicats pas assez constructifs, peu créatifs, hostiles aux changements », se désole
Daniel Richard (FGTB). « Désinformation,
petites phrases sorties de leur contexte, informations anecdotiques… Voilà aussi dans
quel univers nous devons évoluer » déplore
Marie-Hélène Ska.
« Ce déferlement médiatique est d’autant
plus détestable qu’il vise aussi des personnes. Voyez comme on traîne Marc Goblet
dans la boue : valet du PS, fort en gueule,
inculte… Sudpresse s’en est même pris à sa
vie privée, en montant en épingle un conflit
familial », s’indigne Paul Lootens.
« Les médias veulent sans cesse du spectaculaire,
du court, du clash. Si vous n’êtes pas en grève, on
ne parlera pas de vous. Les messages modérés,
c’est évidemment moins sexy à vendre », relève
Didier Seghin, attaché de presse à la CGSLB.
« Martelé de toutes parts, le message selon lequel
c’est la crise et qu’il faut faire des efforts est entré
petit à petit dans la tête des gens », constate Aïcha
Magha, sa collègue de la FGTB Wallonne.
« Un discours lisse, simple, caricatural sur fond
de culte de l’individualisme, déplore Eugène
Ernst (CSC). Et nous, nous sommes dans le
temps long, dans la complexité, dans des dossiers de fonds ».
« Sur les réseaux sociaux, c’est souvent injuste et truffé d’erreurs, mais il faut relativiser, tempère enfin Thierry Jacques (CSC). Il
s’agit de professionnels de l’injure, une minorité hyperagissante. Les citoyens ne sont
pas dupes, notamment les jeunes, qui font
aussi preuve d’esprit critique ».
Une critique de bon ou de mauvais aloi
face à un contre pouvoir essentiel en démocratie aujourd’hui désarmé, dénigré et
en quête de lendemains meilleurs. — H.Do.
www.imagine-magazine.com
Barrage de Cheratte : info et intox
Lire sur notre site
www.imagine-magazine.com les dessous
de la controverse autour de ce piquet de
grève du 19 octobre 2015 organisé par la
FGTB sur l’autoroute de Cheratte.
27
apprendre
enquête
Quel syndicalisme
pour demain ?
Voici les six grands défis
auxquels sont désormais
confrontées les organisations
syndicales.
« Le combat interprofessionnel est perdu.
Il faut déjà penser à l’après et miser sur un
changement de majorité », lance Felipe Van
Keirsbilck (CNE). « Ce gouvernement est
anti-social, illégitime en Wallonie. Il menace
la Sécu, casse la solidarité fédérale, détricote
les services publics. Notre seul salut, c’est
qu’il tombe ! », attaque de son côté Daniel
Richard (FGTB). « Nous maintiendrons la
pression, sans autocensure, mais en restant
légalistes et responsables », promet pour sa
part Olivier Valentin (CGSLB).
Trois visions claires et un même calendrier : les élections communales de 2018, le
super-scrutin régional et fédéral de 2019,
plusieurs congrès syndicaux et avant ça
les élections sociales (du 9 au 22 mai prochains).
« D’ici là, quelques coups vont se perdre
entre nous, comme de coutume », prédit un
cadre de la CSC. « Au bout du compte, l’intérêt supérieur du front commun primera »,
calcule un secrétaire fédéral FGTB.
Avec ce dilemme : « opter pour la chaise
vide, refuser de négocier et repartir au front
ou se contenter de coquilles vides », synthétise le patron de la CNE. Résister ou,
comme le résume Christian Lochet, secrétaire régional à la CGSLB, « engranger un
maximum d’aménagements raisonnables ».
2. Réformer leurs
structures
Les syndicats sont devant deux grands enjeux : d’un côté, la 6e réforme de l’Etat, le
transfert de compétences et les velléités
régionalistes, et de l’autre l’harmonisation
du statut ouvrier/employé. Avec de nombreuses questions en suspens : faut-il aller
vers une régionalisation plus grande ? Un
renforcement des centrales ? Une struc-
28
CGSLB-ACLVB
1.Préparer l’après-2019
Les syndicats doivent-ils opter pour un syndicalisme plus
« pédagogique » ? C’est l’avis de la CGSLB, présente lors de la marche
de l’avenir, en novembre 2012 à Genk.
ture interprofessionnelle unique ? Vu le
contexte évoqué plus haut, « on est davantage devant un risque de fragmentation »,
constate Bruno Bauraind, du Gresea. « Si
fusion il y a, il faudra aussi partager les cotisations et les caisses de grève entre tous. Un
enjeu de taille » ajoute Jean Faniel, du Crisp.
Quoi qu’il en soit, les trois organisations
ne pourront plus faire l’économie d’une
réflexion de fond sur leurs structures.
« Aux élections sociales de 2020, il y aura
des listes uniques ouvriers/employés, nous
devrons forcément nous adapter », enchaîne
Jean-François Tamellini (FGTB). « On a
à la fois besoin d’un ancrage sur le terrain
et d’une interprofessionnelle forte pour défendre des enjeux transversaux », insiste
Joël Thiry (FGTB).
Il s’agit, par ailleurs, de repenser la démocratie interne, rajeunir les cadres, faire
davantage de places aux chômeurs, aux
immigrés, aux pensionnés… Car, comme
expliqué plus haut, « leur poids va en grandissant, rappelle Philippe Parmentier, de la
CSC. Nous devons continuer à défendre nos
affiliés isolés, dispersés, peu structurés ; tisimagine 114 - mars / avril 2016
ser des liens structurels avec les étudiants,
les navetteurs, les usagers. ».
La démocratie interne ? « Les syndicats sont
des lieux vivants, avec beaucoup d’espaces de
débat, mais les militants ne les connaissent
plus forcément et ne savent plus où se faire
entendre », constate Bruno Bauraind.
« On doit repartir du bas vers le haut », insiste Frédéric Guillot, ex-délégué FGTB.
« Il faut offrir des espaces de contestation »,
renchérit le secrétaire de
la CNE. « On a besoin de
se réoxygéner, confirme
Paul Lootens. Retourner
sur le terrain, dans les
quartiers, sur les marchés. Ecouter notre base.
Etre dans un esprit d’éducation populaire. Et réarmer idéologiquement nos
militants. »
3.(Re)
devenir
des lieux
laboratoires
« On vit le nez sur le guidon pour faire face aux
urgences sociales : toujours
plus d’exclusions, de temps
partiels, de violence dans
les relations de travail… »
constate
Jean-François
Ramquet. « Les temps sont
durs, renchérit Felipe Van
Keirsbilck. Il faut gérer la
régionalisation de grosses
compétences, les restructurations, la précarité… ».
« Les syndicats ne prennent
plus le temps pour réfléchir
à la société. S’ils veulent
rebondir, ils doivent redevenir des porteurs de
changements autour de la redistribution des richesses, du temps de travail, des nouveaux systèmes de finances publiques socialisées, etc. »,
ajoute Corinne Gobin (FNRS).
« On doit effectivement sortir de certains combats défensifs, surprendre, avancer des propositions innovantes, comme on le fait déjà au
niveau régional » réagit Thierry Bodson.
Des laboratoires d’idées ? « On l’est déjà, insiste Marie-Hélène Ska, avec des chantiers
passionnants en vue : quel projet de société
veut-on pour demain ? Quel sera notre rapport
au travail ? Comment conserver nos acquis et
défendre un autre modèle économique ? Comimagine 114 - mars / avril 2016
ment construire des utopies crédibles ? »
« Il a fallu deux générations pour abolir le
travail des enfants, réduire la durée du travail, obtenir des congés payés…, rappelle
Jean-François Ramquet. Nos victoires se
gagnent aussi sur la durée. Mais, c’est vrai
qu’il faut parfois aussi s’arrêter pour pouvoir mieux repartir. »
« Un syndicat, c’est un gros paquebot lent
à manœuvrer, mais rempli de ressources. A
condition que l’on crée les conditions d’un
débat large et ouvert », insiste Joël Thiry.
4.Elargir le front
Depuis
quelques
années,
certaines
branches des syndicats se sont ouvertes
aux questions de société, via les Forums
sociaux, la Coalition climat, le Réseau Justice fiscale… Elles ont initié ou suivi de
nouvelles initiatives citoyennes (lire en
p.30). « Mais ça n’est pas la tendance générale, admet Jean-François Tamellini. Or,
c’est aussi là que nous trouverons notre salut, en élargissant au maximum notre champ
d’action. » Felipe Van Keirsbilck confirme :
« Le pouvoir partagé démontre chaque jour
ses limites. On doit redevenir un syndicat
des mouvements sociaux, sortir des sentiers
battus ».
« Il faut redonner de l’espoir aux gens,
sortir des entreprises, retourner dans les
chaumières car la frontière entre travail et
vie privée est plus que jamais perméable »,
prône Constant Koumbounis, de la FGTB.
« Créer des alliances, faire converger nos
luttes, s’allier au monde culturel pour se régénérer sans perdre notre identité et notre
raison d’être », ajoute Myriam Djegham, secrétaire générale du MOC Bruxelles. « On
ne peut plus vivre en vase clos », renchérit
Thierry Bodson.
« On doit intégrer plus encore la question environnementale, précise Paul Lootens, car si
le capitalisme tue l’homme, il détruit aussi
la nature. Il faut aussi redonner de l’espoir
aux générations futures, travailler plus avec
nos jeunes. »
5.Repenser
les moyens d’actions
« On ne peut pas rester sourds aux messages
des citoyens, on doit aussi se réinventer »,
lance Christian Lochet, de la CGSLB. « En
Flandre, on défend un syndicalisme positif et
pédagogique qui parle aux gens : tournées en
bus, café partagé sur les marchés... », ajoute
son collègue Mario Coppens. « Ça fait
40 ans qu’on cherche et expérimente ! », réagit Philippe Parmentier (CNE). Le moyen
le plus direct et efficace, ça reste la grève ».
« Pétitions, infos aux usagers, actions ludiques, on a tout essayé, ajoute Marc Eyen
(CSC Cheminots). A un moment, il faut passer à la vitesse supérieure ! »
La grève, ce droit fondamental inscrit dans
la Constitution (art. 26 et 27 sur la liberté
d’association) que d’aucuns cherchent à
restreindre : « On peut réfléchir à de nouvelles formes d’action, mais ce moyen là, on
y touche pas. Il est bétonné dans des textes
internationaux (OIT, Conseil de l’Europe…)
et ils ne feront pas ce qu’ils veulent ! », prévient Jean-François Tamellini.
« Une société sans heurts, sans conflits, sans
débat, c’est un Etat muselé, non démocratique », rappelle Marie-Hélène Ska.
« Le monde tourne carré depuis 30 ans,
poursuit Thierry Bodson, et on ne va pas
réinventer la roue ! Hier, on mobilisait la
FN, c’était 10 000 personnes dans la rue.
Aujourd’hui, combien de PME faut-il mobiliser pour arriver à ça ? Le droit de grève,
oui, c’est sacré. On ne bloque plus la sortie
d’usine, on bloque le rond point du zoning. Et
alors ? Il faut arrêter de crier aux gréviculteurs, le nombre de jour de grève en Belgique
n’est pas en hausse ! ».
6.Redorer leur image
Les syndicats se sont professionnalisés
en matière de communication, mais le
syndicalisme 2.0 est encore à la traîne. Et
dans cette société de l’image, « la tâche est
énorme », admet-on enfin dans les trois QG.
« On se bat contre des murs. Les médias et la
pensée unique sont contre nous » se désole
un cadre de la FGTB. « Dans cette guerre
de l’info/intox, on doit aussi répliquer par
des faits, des chiffres, des arguments objectifs, pas idéologiques » insiste Thierry
Jacques (CSC). « Rappeler l’immense travail
de l’ombre réalisé par nos délégations sur
le terrain, l’essence même de notre action »,
ajoute Eugène Ernst (CSC). « Casser le cliché du syndicaliste basique, hostile à tout »,
ajoute un permanent du Secta.
« Et en même temps, conclut un chargé de
communication, arrêtons de nous autoflageller. On ne pourra jamais se construire
une image policée avec des délégués ouvriers en costume Armani et un langage châtié ! Arrêtons d’être obsédés par cette question de l’apparence, soyons nous-mêmes ! ».
— H.Do.
29
apprendre
enquête
Esteban Martinez (ULB) :
«Ils sont par nature
des acteurs dynamiques»
A côté de l’action, les organisations syndicales sont
aussi des espaces d’innovations sociales. Comme
nous l’explique Esteban Martinez, sociologue du
travail, chargé de cours à l’ULB et attaché au centre
Metices, qui a notamment travaillé sur le concept
de syndicalisme « d
e réseau » ou « g
lobal ».
En dehors de l’action, les syndicats sont-ils aussi
dans l’innovation ?
- Clairement. Ce ce sont par nature des acteurs dynamiques,
qui doivent sans cesse s’adapter à des nouvelles réalités économiques et sociales. Car le pouvoir ne leur appartient pas. Il est
soit dans le champ politique, mais de moins en moins, soit du
côté des entreprises. Les syndicats doivent donc suivre, anticiper, construire sans cesse de nouvelles solidarités, pratiquer ce
que j’appelle un syndicalisme de plus en plus « inclusif ».
C’est-à-dire ?
- Un syndicalisme qui n’est pas figé et doit intégrer des nouveaux profils de travailleurs : précarisés, sans emploi, immigrés,
mais aussi des cadres fortement sous pression et évalués sur
leurs résultats, et s’ouvrir à d’autres champs de la société (les
petits indépendants, les agriculteurs, le monde de la culture…).
Cette innovation, elle se traduit déjà dans les faits. Prenez le
secteur du non-marchand. Il y a 15, 20 ans,
il n’y avait pratiquement pas de relations
collectives. Aujourd’hui, les employeurs se
sont organisés en fédérations, il y a de nouvelles commissions paritaires, ça bouge.
identifié. Ce qui pose énormément de problèmes aux syndicats pour construire des solidarités, défendre des intérêts
collectifs.
C’est là que se construit le syndicalisme de réseau. A l’échelle
d’un territoire, plusieurs délégations relevant de commissions
paritaires parfois très différentes, s’unissent, échangent,
pour travailler sur la santé, la sécurité, les horaires, la soustraitance… Il y a des exemples positifs à la centrale de
Tihange (lire ci-contre), sur le zoning d’Anvers, à l’aéroport
de Charleroi, dans des centres commerciaux, à l’ULB… Ça
n’est jamais simple à réaliser, ce sont des projets fragiles
menés sur base volontaires, entre délégués motivés, mais ça
donne des résultats positifs.
Transposables au-delà des frontières ?
- Oui, et on entre là dans le syndicalisme « global » qui
consiste à développer des solidarités et des alliances au niveau européen. Au-delà de la Confédération européenne des
syndicats, qui manque de moyens et reste très formelle, ce
syndicalisme global vise à échanger des informations, concevoir des moyens d’action en commun, pousser les entreprises
à créer des comités d’entreprises européens. C’est un chantier immense, mais passionnant.
Le syndicalisme de demain, n’est-il pas aussi celui
de l’ouverture ?
mais éclaté avec le recours à l’intérim, à
la sous-traitance, à l’externalisation. Les
centres de décision sont de plus en plus
loin et imprécis. Avec deux éléments : d’un
côté, une concentration des capitaux et des
sociétés de plus en plus transnationales, et
de l’autre une dispersion des forces de travail. Qui décide ? Où est le pouvoir ? L’employeur est de moins en moins unique et
30
D.R.
Une autre évolution, c’est le
syndicalisme dit de « réseau ».
- Oui. Le monde de l’entreprise est désor-
- Si, bien entendu. Même si au sein des organisations, il y a déjà différentes initiatives
qui vont dans ce sens. Mais on sent que ça
bouge. Pour des raisons à la fois pragmatiques et médiatiques, les syndicats vont
devoir s’ouvrir, se (re)connecter avec la
société civile, casser cette image « corporatiste » à la fois juste et dépassée, aller vers
les non syndiqués, élargir leur champ d’action au monde de la culture, aux exclus…
De plus en plus de militants syndicaux ont
un engagement pluriel et attendent cela.
Avec leur force de frappe et leur base populaire, les syndicats sont pleinement capables d’élargir ce champ de la contestation. — Propos recueillis par H.Do.
imagine 114 - mars / avril 2016
Trois exemples
d’innovations
Et si les syndicats trouvaient aussi
leur salut en explorant d’autres modes
d’actions, comme ici, lors de l’Alter
Summit organisé à Athènes ?
Actions
en réseau
à Tihange
«L
e syndicalisme ne peut plus être sédentaire, confiné dans l’entreprise, il faut
plus que jamais travailler en réseau, préconise
Constant Koumbounis, délégué FGTB chez
Fabricom-GTI. Mise en concurrence de
sous-traitants, dumping social, pressions sur les
travailleurs… La réalité, elle est là. On ne peut
plus se permettre de travailler sur notre seul
petit pré carré ».
A Tihange, sur le site de la centrale nucléaire,
où pendant les périodes d’arrêts, plusieurs
centaines de sous-traitants (sécurité, nettoyage, maintenance…) sont amenés à travailler sur un même site, un bureau syndical commun a été ouvert pendant quelques temps.
« On pouvait ainsi grouper les demandes, répondre aux besoins des travailleurs non affiliés,
sous contrat dans des PME, venus de l’étranger.
C’était très riche. On a pu échanger de l’info,
avancer sur la sécurité, les conditions de travail,
les abus », poursuit Constant Koumbounis. « L a stratégie du capital, c’est de mettre les travailleurs en concurrence, de les diviser, rappelle
Geoffrey Goblet, de la FGTB Huy-Waremme,
qui a édité, en 2008, une brochure Travail en
réseau, syndicalisme d’avenir. Pour faire face à
l’avenir, notre seule force, c’est de renforcer cette
solidarité entre tous les travailleurs, peu importe
leur statut » . —
imagine 114 - mars / avril 2016
Une alliance
D19-20
A
griculteurs, syndicalistes, activistes,
membres des ONG… Ils ont décidé d’unir
leurs forces pour dénoncer d’une seule voix
les politiques d’austérité menées par l’Union
européenne, ainsi que les différents traités
de libre-échange.
Le 19 décembre 2014, ils ont mobilisé 4 000
personnes dans les rues de Bruxelles. Le 7 octobre dernier, lors de la manifestation nationale, l’Alliance D19-20 était également de la
partie. Et quelques jours plus tard, cette union
sacrée et inédite lançait d’autres actions autour
de la réduction de la dette, de la justice climatique, de la souveraineté alimentaire, etc .
« Ce sont à chaque fois des moments forts et collectifs », se réjouit Myriam Djegham, secrétaire
fédérale du MOC Bruxelles.
Pour les acteurs syndicaux issus de la CNE, de
la CSC et de la CGSP investis depuis la création
de D19-20, c’est aussi un pari de taille : « O
n
sort clairement des sentiers battus , se réjouit
Felipe Van Keirsbilck, secrétaire général de la
CNE. Il faut tout réinventer. Organise-t-on une
manif le week-end ou en semaine ? Qui fait quoi  ?
Qui décide et comment ? Entre l’agriculteur, le
délégué en entreprise et l’employé dans une ONG,
chacun a des contraintes de temps, une histoire,
une culture de la résistance différentes. »
« Au bout du compte, c’est passionnant. On
est dans le débat permanent, l’argumentation,
l’échange et on ouvre sans cesse de nouveaux
champs de réflexion. C’est un travail de fourmis
qui, à terme, c’est certain, va porter ses fruits »,
ajoute Myriam Djegham. —
www.d19-20.be
cc Stéphane Burlot
Des Acteurs
des temps
présents
Q
ue peuvent bien avoir en commun un
métallo, un agriculteur, un comédien et
un chercheur universitaire ? Rien, a priori. Et
pourtant, depuis le printemps 2014, ils font
front commun via Les Acteurs des temps
présents1.
Lancée à l’initiative de la centrale FGTB
Métal, ce mouvement réunit, ici aussi, un
large panel de citoyens issus d’horizons
divers, mais également un syndicat agricole (Fugea), des artistes, des collectifs de
chômeurs, des économistes… « Tout est parti
de la réflexion de nos militants qui, fatigués,
nous disaient : on en a marre de faire gare du
Midi-gare du Nord, puis gare du Nord-gare du
Midi, sans obtenir les résultats escomptés »,
rappelle Nico Cué, secrétaire général de la
FGTB Métal, cheville ouvrière du projet.
Au travers d’une charte commune, ces Acteurs des temps présents dénoncent notamment « la compétitivité et la rentabilité à tout
prix [qui] nous tue à petit feu », la démocratie
« confisquée », la « dégradation de notre qualité de vie », le « manque de perspective pour
les jeunes » et prônent « un renversement du
modèle économique actuel  ». Et, depuis deux ans, ils multiplient les
marches collectives, les conférences-débats,
les animations et les actions de terrain. Avec
des succès et des petites avancées, mais une
envie commune, là encore, de réinventer un
syndicalisme résolument ancré au cœur des
luttes citoyennes. —
1. www.acteursdestempspresents.be,
lire Imagine n°102, mars-avril 2014
En savoir +
• Le site www.gracos.be, du Groupe
d’analyse des conflits sociaux (Gracos)
qui réunit des chercheurs universitaires
(politologues, criminologues, juristes…)
spécialisés dans ces matières
(syndicalisme européen, droit social,
criminalisation des mouvements sociaux…).
• Plusieurs Cahiers hebdomadaires
du Crisp consacrés aux organisations
syndicales (www.crisp.be).
• Les sites des trois principales
organisations syndicales : www.fgtb.be,
www.csc-en-ligne.be, www.cgslb.be, ainsi
que ceux de leurs différentes régionales et centrales.
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