NATIONS, NATIONALISMES Le débat Gellner
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NATIONS, NATIONALISMES Le débat Gellner
NATIONS, NATIONALISMES Le débat Gellner/Hobsbawn « Au nom de quoi nous, Catalans, n’aurions-nous pas droit à un État? » Le débat sur le nouveau statut de la Catalogne, qui divise actuellement l’Espagne, est représentatif des tensions liées à l’enjeu de définition de la nation, une définition qui est indissociable du concept d‘Etat-nation. « Pour nous ce texte (le nouveau projet de statut) est l‘expression démocratique de l‘unité nationale de la Catalogne [...] Pour la première fois à l‘époque contemporaine un texte juridique reconnaît l‘existence d‘une «nation» catalane. Et la normalité politique, aujourd’hui, c’est un État, un Etat-nation. » ( Jose Lluis Carod Novira, secrétaire général indépendantiste Esquerra republication de Catalunya) Est-il légitime de parler de nation catalane et de revendiquer un État? Poser cette question nécessite de s’interroger sur l’histoire de la conception de la nation, et donc sur l’histoire du nationalisme. La recherche sociologique s‘est très peu intéressée à la question nationale jusqu‘à ces vingt dernières années. Ni la sociologie durkheimienne, ni la sociologie allemande, ni les théoriciens marxistes ne se sont réellement préoccupé de ce thème. Pourtant, l’Etat-nation est la forme d’organisation de la société la plus développée dans le monde aujourd’hui. Réfléchir à sa genèse permettrait de mieux comprendre la situation politique actuelle. C’est ce que se proposent de faire l’historien britannique E. Hobsbawm et l’anthropologue E. Gellner dans leurs ouvrages respectifs qui ont pour même titre Nations and Nationalism. Ils proposent une étude de l’émergence des nations et du nationalisme dans le monde. Les deux auteurs s’inscrivent ainsi dans une perspective historique et s’intéresse à l’évolution du concept durant les deux derniers siècles. Cependant, contrairement à Gellner, Hobsbawm traite de la presque totalité des manifestations de nationalisme, dépassant le cadre strictement occidental. Deux questions sous tendent leur réflexion : Comment se développe la conscience nationale? Comment et pourquoi cette forme d’organisation qu’est l’Etat-nation s’est-elle imposée en Europe (puis dans le reste du monde)? Leur réflexion s’articule essentiellement en trois étapes: la première s’interroge sur les difficultés de la définition de l’objet de recherche, leur rapport à l’objet, leur posture épistémologique. La deuxième s’intéresse à la nation comme construit historique issu de contingences particulières. Enfin, ils posent la question de l’avenir du nationalisme. I- DE LA DIFFICULTE DE DEFINITION A. Des difficultés épistémologiques La nation est une façon particulière de classer des groupes d’êtres humains. Mais sur quels critères se basent ces classements ? Définir ce qu’est la nation est problématique. En effet, la définition, en fixant la signification d’un mot, détermine aussi ses extensions, c’est-à-dire les références auxquelles elle peut être appliquée. Est-il cependant possible d’enfermer l’ensemble des références d’un mot dans une seule définition ? Les auteurs rejettent deux types de définition : la définition descriptive et la définition durkheimienne. La première consiste à définir la nation à l’aide de critères objectifs tels que la langue, l’ethnie, la culture commune... Cependant ces termes sont eux-mêmes ambigus et nécessitent un travail de définition. Ainsi, la définition descriptive porte-t-elle en son sein un risque de circularité. La définition durkheimienne est elle, tautologique et circulaire, car elle ne définit qu’a posteriori ce qu’est une nation; elle ne permet pas d’identifier l‘objet d‘analyse mais c‘est celui-ci qui sert à élaborer le contenu de la définition. Elle est typique de l’illusion essentialiste. Finalement le mot « nation » est utilisé aujourd’hui de façon si étendue qu’il est illusoire de proposer une définition qui recouvrerait l’ensemble de ses références. Il existe également une définition de la nation faisant appel aux rôles des représentations, à des critères subjectifs. « Des homme sont de la même nation si et seulement s’ils se reconnaissent comme appartenant à une même nation. » (G, p19). Cette démarche rencontre les mêmes difficultés que la définition durkheimienne, ne fournissant « qu’un guide a posteriori à ce qui cherche ce qu’est une nation. » (H, p23). De manière général les deux auteurs considèrent que les définitions de type culturel ou volontariste, bien qu’inadéquates en soi, participent à la compréhension de ce qu’est une nation et c’est pourquoi elles sont au cœur de leur réflexion. Hobsbawm propose comme hypothèse de travail que « tout groupe suffisamment important en nombre dont les membres se considèrent comme faisant partie d’une même nation sera considéré comme tel. » (H, p25) mais qu’il est plus « fructueux de commencer par la conception de la nation (c’est-à-dire par le nationalisme) que par la réalité que recouvre cette notion » (H, p26). B. Du nationalisme à la nation En effet, partir du nationalisme permet d’appréhender la nation a priori, à titre prospectif. Hobsbawm partage la définition de Gellner du nationalisme, soit « un principe qui exige que l’unité politique et l’unité nationale se recouvrent » (G, p11). Le nationalisme ainsi défini diffère profondément du nationalisme en tant qu’idéologie. Celle-ci reste pour les auteurs une forme particulière du nationalisme intéressante à étudier, non pour sa valeur scientifique, mais pour ce qu’elle cristallise au niveau des élites ou de sa base populaire , quand il y en a une. Gellner poursuit en définissant le sentiment nationaliste comme un sentiment de colère ou de satisfaction que procure la violation ou la réalisation de ce principe. Un mouvement nationaliste est un mouvement animé par un tel sentiment. Ce travail préalable de définition permet d’intégrer à leur étude non seulement un grand nombre de phénomènes contemporain mais surtout l’ensemble des mouvements nationalistes qui ont émergé depuis deux siècles. C. Une même perspective, des démarches différentes, Contrairement à ce qu’affirment les idéologies nationalistes, qui tombent dans l‘écueil essentialiste, les nations n’existent pas depuis toujours. Hobsbawm démontre que le concept de nation ne date que de la fin du XIXème siècle et qu’il n’acquiert son sens moderne et politique que dans une période relativement récente. Les deux auteurs s’intéressent donc essentiellement aux deux derniers siècles, période qui voient l’émergence de l’Etat-nation. En effet, si le nationalisme exige qu’unité nationale et unité politique se recouvre, l’étude des nations ne peut se faire séparément de celle de l’État, et plus précisément de celle de l’Etat-nation. Gellner et Hobsbawm se rejoignent quand ils précisent que la nation n’est une réalité sociale que si elle est rattachée au concept d’Etat-nation. Ils vont plus loin quand ils posent l’hypothèse que « l’idée normative de nation, dans son acceptation moderne, a présupposé l’existence préalable de l’État. » (G, p19). Ce sont les États et le nationalisme qui font les nations, mais « simple fondation d’un État ne suffit pas en elle-même à créer une nation » (H, p149). La nation est donc étudiée en tant que construit historique. En ce sens, nos deux auteurs s’inscrivent dans une même perspective, historique, établissant un lien entre changement social et développement du nationalisme. Ils s’intéressent dés lors aux différents processus qui participent au recouvrement de la nation et de l’État. L’avènement de la société industrielle selon Gellner, ou de manière plus générale les développements technologiques et économiques sont autant de facteur qui ont contribué au processus social de construction identitaire, a la construction de la nation. Les deux chercheurs diffèrent cependant dans leur analyse sur de nombreux points. S’ils sont d’accord sur le caractère construit de la nation, ils n’appréhendent pas le changement social de la même manière. La division de l’Histoire des mouvements nationaux que chaque auteur propose est significative à cet égard. Hobsbawm reprend celle de Hroch, qui se déroule en trois phases: La première qui fut essentiellement culturelle, n’a eu de conséquences réelles ni sur le plan politique , ni sur le plan national. La deuxième « se caractérise par l’apparition d’un groupe de pionniers et de militants de l’idée nationale et par le début d’une campagne politique autour de cette idée » (H, p31). Enfin, la dernière phase voit les programmes nationalistes acquérir le soutient d’au moins une partie des « masses ». Gellner lui propose également une division ternaire de l’histoire: les phases pré agraire, agraire et industrielle. Il privilégie donc le changement d’ordre économique (avec tout ce qu’il implique sur le plan politique et culturel: rationalisation et division du travail, l’ouverture du champ politique...) tandis qu’Hobsbawm, tout en prenant en considération le rôle du facteur économique dans l’émergence du nationalisme, accorde une importance particulière aux représentations. C’est la transformation du sens attribué au concept de nation, mais aussi des sentiments correspondant, qui l’intéresse avant tout. C’est pourquoi, contrairement à Gellner, qui «a privilégié la perspective de la modernisation par en haut», Hobsbawm s’intéresse à « cette vision de la nation par en bas » (H, p29) c’est-à-dire au point de vue des « gens ordinaires qui sont les objets de leur action et de leur propagande ». Enfin, et ce n’est pas sans lien avec ce qui vient d’être dit, les deux auteurs ne poursuivent pas les mêmes objectifs. Si la démarche de Hobsbawm est essentiellement empirique, et ne manifeste pas un réel souci pour la théorisation , Gellner propose un modèle idéal explicatif du nationalisme. Il développe même une typologie des nationalismes, (utilisation d’une table de vérité) Ce sont ces deux approches et leurs apports à la compréhension de l’émergence du phénomène national qui vont être l’objet de la partie suivante. IILES NATIONS, PARTICULIERES PRODUITS DE CONTINGENCES HISTORIQUES A. L’idée de nation dans le « phase prénationaliste » (Jusqu’au XIXème) Avant de s’attaquer à la période qui voit la nation apparaître, ils s’intéressent à la phase prénationaliste. L’émergence des nations ne s’est pas produite ad hoc. Les deux auteurs s’interrogent sur les éléments existant dans cette période qui ont pu favoriser (ou non) ce processus. Pour cela, leur étude tourne essentiellement autour de l’idée de culture (dont ils ne proposent pas de définition) et du rapport à l’identité. Hobsbawm tente de saisir leur influence en s‘intéressant à ce qu‘il appelle le protonationalisme. Il propose l’hypothèse que dans certains cas « les États et les mouvements nationaux sont arrivés à mobiliser certaines variantes du sentiment d’appartenance collective qui existaient déjà et se trouvaient potentiellement susceptibles de fonctionner à l’échelle macro politique en harmonie avec les États et les nations modernes.» (H, p92) Il appelle ces liens protonationaux. Ils peuvent être de type « supra locales » ou être rattachés à l’État et aux institutions. Le protonationalisme n’est pas équivalent au concept moderne de nation car il n’est pas nécessairement rattaché à une organisation politique territoriale.(exemple de la population parlant des dialectes allemand ou le haut allemand pour les élites, qui se considérait en un sens comme allemand, mais qui était dispersée en Europe de l’Est et du Sud-Est. Avant le XIXème siècle, il n‘y pas eu de problèmes politiques majeurs dus au fait que ces populations vivaient sous une autorité non allemande). D’autre part, il n’existe pas de continuité logique entre protonationalisme et nationalisme. La présence du premier n’implique pas l’émergence d’un mouvement nationaliste, qui peut d’ailleurs se créer sans que les critères protonationaux soient réunis. Hobsbawm remarque la difficulté de définir les éléments constitutifs du protonationalisme car cette démarche suppose de « découvrir les sentiments des illettrés qui formaient l’écrasante majorité la population mondiale avant le XXème siècle. » (H, p95). Il interroge les deux critères qui sont aujourd’hui plus que liés à la définition de la nation: la langue et l’ethnie. L’auteur démontre que les langues, sans nier leur réalité populaire, ni exclure une possible identification avec elles (cas des germanophones) n’étaient qu’un moyen, pas nécessairement le principal, d’établir une distinction entre les différents groupes.(ex du Soudan) Cependant, elles peuvent renforcer la cohésion protonationale quand ceux qui la parlent, quelque soit leur nombre, ont « un poids politique suffisant » ( ex de l’Italie avant l‘unification) L’ethnie, elle, doit être considérée en tant qu’organisation sociale dont le fondement est plus d’ordre culturel que biologique. En effet, aucun des États n’a de population homogène du point de vue génétique. L’utilisation de ce critère a surtout servi les nationalismes ethnique qui ont connu des « dérives » racistes, si l’on peut se permettre cet euphémisme.(génocide, expulsions...). De manière générale, les États étant majoritairement pluriethnique, ce critère n’a pas participé outre mesure à renforcer le sentiment communautaire dans cette période prénationaliste, les individus jouant sur leurs divers réseaux d’appartenance. La religion ne paraît pas non plus jouer un rôle essentiel dans le renforcement du lien que l’individu peut avoir avec cette appartenance nationale. « Les saintes icônes » (pratiques et représentations partagées, objets,...) représentent par contre une composante primordiale de la protonationalité. Elle offrent une réalité concrète a la communauté qui est par définition abstraite. Toutefois, pour Hobsbawm, le critère le plus décisif est la « conscience d’appartenir ou d’avoir appartenu à une entité politique durable. » (H, p139) ( ex de la population serbe ). Il précise que ce sentiment, quand il a existé, n’était partagé que parle élite privilégiée, celle-ci ne concevant pas s’associer avec la masse qu’elle considérait inférieur. Gellner partage cette idée d’une conscience de l’identité culturelle assez faible, voir inexistante au sein de la masse dans la société agraire. A cette période, l’accès a la l’écriture est le fait de quelques uns appartenant à la classe dirigeante (notamment des clercs). Celle-ci est subdivisée en différentes strates fonctionnellement différenciées (armée, administration, clergé...). Une division horizontale s’observe aussi au sein de la société. Cette différenciation se fonde et se nourrit des différences culturelles. Les détenteurs du pouvoir sont fidèles à une strate dont l’intérêt est plus de se différencier des strates inférieures qu’à leur transmettre leur culture. Il est d’ailleurs rare que cette strate soit coextensive à l’État. La culture dans le « bas » de l’échelle sociale est, elle,à peine perceptible. Elle n’a pas de prétentions normatives ou politiques. Dans ce milieu, l’idéal d’une identité culturelle, unique et prééminente n’ a que peu de sens. Les individus n’ont pas la démarche de se définir eux-mêmes comme membre d’un groupe particulier qui pourrait être la nation. Au contraire, ils jouent sur la multitude des réseaux d’appartenance. (Ex des paysans népalais qui pensent en fonction des circonstances en terme de castes, de clans ou de villages.) Ainsi, les frontières culturelles dans ce type de société ne serventelles pas à délimiter des unités politiques mais à renforcer la hiérarchie sociale existante. Même s’il existe une conscience d’une culture commune, elle a peu de « d’expression politique en terme de souhait sans même parler de réalisation. »p29 Pour Gellner, comprendre l’émergence des nations revient à comprendre comment une classe d’élite, avec une culture assez unifiée, parvient à devenir coextensive à la société toute entière, « par une force sociale profondément enracinée, efficace, par une totale transformation de la nature même de la division du travail et des processus de production et de cognition » (G, p33) La société industrielle, qui se caractérise par ces transformations mais aussi par une très grande mobilité en son sein, se construit sur une haute culture qui nécessite le support de la société politique. « Là se trouve le secret du nationalisme. » (G, p34) B. L’avènement du nationalisme « Les racines du nationalisme plongent très profondément dans les exigences structurelles caractéristiques de la société industrielle. » (G, p56) Le modèle que propose Gellner se construit donc autour du phénomène social et historique qu’est l’industrialisation. Sa thèse repose sur l’idée que ce n’est pas le nationalisme qui impose l’homogénéité mais que celle-ci, devenue nécessaire par l’industrialisation, s’est « manifestée en surface sous la forme du nationalisme.» (G, p64) Quelle est la dynamique initiée par l’émergence de société industrielle? Selon l’auteur, l’industrialisation implique une rationalité, une productivité et une division du travail en perpétuelle croissance. L’efficacité recherchée nécessite la mise en place d’ « un étalon conceptuel universel pour une caractéristique générale des choses. » (G,p 37) et la mise en place d’un langage unique, unifié pouvant décrire le monde. La nouvelle société industrielle s’oppose « aux anciens mondes [...] composé de sous mondes chacun ayant son propre langage et sa propre logique, qui ne pouvait se subsumer en un ordre global unique. » (G, p40) Qu’implique cette nouvelle logique de croissance continuelle? Une productivité qui se doit d’être également en croissance continue, une division du travail en perpétuel changement, et donc, une forte mobilité au sein de la société. Dans cette société, que Gellner qualifie d’égalitaire parce que mobile, la division du travail présente une distinction qualitative avec celle existant dans la société préindustrielle: le système éducatif proposé est le plus standardisé qui n’a jamais existé, et ceci pour faciliter cette mobilité professionnelle. La socialisation n’est plus l’œuvre de petites structures telle que la famille mais d’une éducation générale centralisée. D’autre part, cette exosocialisation est plus que nécessaire selon Gellner, si l’on tient compte du « contenu » des activités professionnelles caractéristiques de la société industrielle: Il s’agit de manipuler du sens, impliquant une communication précise et comprise par tous. La société industrielle est une société où chacun est voué à être spécialiste et où l’éducation généralisée confère à l’individu son identité. La fidélité s’exprime envers une culture, plus précisément une haute culture normative soutenue par l’État. « L’impératif d’exosocialisation, [...] voilà le cœur du nationalisme.» (G, p61) C’est seulement dans ce contexte, id est une fois que la société est entrée dans sa phase industrielle, que la culture et la volonté peuvent participer à une définition des nations. Hobsbawm contrairement à Gellner ne propose pas de modèle idéal explicatif (exemple du modèle des Ruritaniens développés G, p90). De plus, il n’explique pas la dynamique d’émergence des nations par l’industrialisation des sociétés. Il propose un axe d’analyse différent, celui de la modernisation politique. L’étude de la nation est liée à celle de la modernisation de l’État. En effet, dans l’Europe du XIXème siècle, les contacts entre la population et l’appareil étatique sont de plus en plus nombreux, par l’intermédiaire des policiers, des maîtres d’école, de la conscription militaire, de la généralisation des recensements (au milieu du siècle)... on assiste à une routinisation de rapport qui étaient autrefois de l’ordre de l’exceptionnel. Cette modernisation de l’État posait le problème de la gestion administrative ( dont la résolution est passée par la mise en place d’une bureaucratie, ce qui a posé la question de la langue) et celui de « la loyauté et [de] l’identification » (H, p157) des citoyens à l’égard de du pouvoir en place et de l’État. Pour l’auteur, face à l’affaiblissement que connaissent les garants traditionnels du loyalisme (comme la légitimité dynastique, l’ordination divine...), la nécessité d’une « religion civile »(Rousseau) se faisait d’autant plus sentir qu’elle était la condition de légitimation pour les États modernes. L’individu était attaché à des loyalismes simultanés qu’il n’était pas nécessaire de détruire; l’objectif était de situer la loyauté à l’État en première place dans les esprits. Le patriotisme d’État lié à la démocratisation de la politique, c’est-à-dire le fait de transformer des sujets en citoyens, posait la question des sentiments du nouveau citoyen envers cette nation, qui s’institutionnalisait comme nouveau « pôle de loyauté ». (H, p159). L’auteur rappelle les difficultés à répondre a ce type d’interrogation car il implique la connaissance de ce que pensaient les individus. Pour cela il utilise des travaux comme l’étude d’opinion de Peter Hanak . Cependant, le patriotisme n’était pas à confondre avec le nationalisme bien que dans certains cas ils aient pu être équivalent. En effet les nationalismes ont pu menacé les États car ils étaient en concurrence avec lui dans la revendication d’une loyauté. Mais l’État a pu souvent les utiliser pour se renforcer « par la simple projection sur le grand pays du sentiment authentique , existentiel, d’identification avec son petit pays » ( H, p171). Patriotisme d’État et sentiments et symboles de la « communauté imaginaire » se renforçaient mutuellement. Devenu un « peuple » le corps de citoyens était une communauté imaginée, dont l’héritage national était formé des héritages des diverses localités devenues nation. Ainsi, le concept de citoyenneté est-elle au cœur de la réflexion de l’auteur qui propose dés lors une autre définition de la nation s‘appliquant à l‘ensemble des régimes (révolutionnaires ou non): « corps de citoyens dont les droits en tant que tels leur donnent un rôle dans le pays et donc font de l’État en quelque sorte le leur.» (H, p167) L’enseignement et la langue, qui a pris au XIXème siècle une importance qu’elle n’avait pas auparavant, participèrent également à la diffusion de ce sentiment national. Le choix de la langue s’est lui présenté comme un choix et un enjeu politique (ex de la création de l’hébreu moderne choisi par le mouvement nationaliste juif alors qu’une majorité des juifs parlaient yiddish), et a marqué l‘émergence d‘un nationalisme linguistique (ex de l‘Italie) qui n‘a pas nécessairement connu le soutient des masses, du moins, dans ses débuts. Parallèlement à cette figure du citoyen est progressivement construite celle de l’étranger. En effet, la nation se développe également autour des représentations que véhiculent l’idée de citoyen, mais aussi de la clôture nationale que celle-ci implique. Ainsi, la guerre a-t-elle été un des instruments de cette construction de l’étranger et donc du renforcement du groupe « nationale ». Ce rapport à l’étranger devient d’autant plus violent que le thème de la nation connaît un glissement vers la droite fin XIXème, début XXème. Ces explications différentes impliquent-elles des avenirs distincts? III- L’APOGEE ET AVENIR DU NATIONALISME A. Nationalisme et tiers monde Hobsbawm propose une étude du nationalisme qui recouvre un panorama beaucoup plus vaste que celui que traite Gellner. Ainsi, contrairement a lui, il aborde la question de la nation dans le tiers monde. Au XXème siècle, notamment après la Première guerre mondiale, des mouvements nationalistes commencèrent à apparaître dans de nouvelles régions, hors de l’Europe. Cependant, la revendication du droit à l’autodétermination des dirigeants des mouvements de libération des colonies n’obéissait pas à la même logique que celle des mouvements nationaliste européens du XIXème, même si elle utilisait un langage similaire: Elle était anti-impérialiste. Cette lutte des pays colonisés s’inspirait en fait d’un nationalisme anti-fasciste de gauche. En effet au nationalisme fasciste s’oppose un nationalisme anti-fasciste qui se base sur la notion de classe social, et lie révolution sociale et sentiment national.(ex des ouvriers britanniques pendant la deuxième guerre mondiale.) Toutefois, bien que les théories sur l’impérialisme étaient très présentes dans les réflexions socialistes, l’objectif des opposants à la présence coloniale était avant tout la libération nationale. Comme cette libération ne visait pas au rétablissement d’entités politiques ou ethniques ayant existé auparavant, le nationalisme, au sens que nous venons de voir, est surtout apparu après la décolonisation. Il protestait contre la prétendue homogénéité, « l’irréalité nationale, ethnique ou culturelle » (H, p282) de ces nouveaux États issus de la décolonisation.(ex du Sri Lanka et des revendications des extrémistes cinghalais et tamouls.) Cependant Hobsbawm considère que le prisme national n’est pas le plus pertinent pour appréhender les rivalités intercommunautaires: C’est le problème de l’intégration qui se pose dans ces sociétés pluriethniques plutôt que celui d’une demande d’État territorial. L’enjeu réside dans la distribution des ressources pour s’affirmer et se défendre contre les autres groupes. « Le cas général est la coexistence compétitive, soutenue si nécessaire par diverses formes de décentralisation et d’autonomie. » (H, p291). De manière générale, « l’extension du nationalisme au-delà de se région d’origine l’emporte lui-même au-delà des limites du phénomène analysé à l’origine.» (H, p295) Mais qu’en est-il de la situation du nationalisme en Europe occidentale au XXème siècle? Peut-on réellement parler d’apogée? Et donc de déclin? B. Un triomphe ? Le XXème siècle a vu l’idée nationale renforcée par le développement des médias, par le sport avec les compétitions internationales, mais aussi par la guerre. Le seul moment où « le principe des nationalités » triompha selon Hobsbawm, c’est-à-dire pendant l’entre-deux-guerres, permet de saisir « les limites et le potentiel du nationalisme. » (H, p246) Quelles sont ces limites évoquées? Tout d’abord il apparaît comme impossible de faire coïncider les frontières d’un État avec celle d’une nationalité ou d’une langue. Toute tentative allant dans ce sens a eu pour conséquence l’expulsion ou l’extermination des minorités.(génocide des Arméniens en 1915, des juifs sous Hitler...). D’autre part, « idée nationale », telle qu’elle avait été développée jusque là, était contredite par le populations qui désiraient être sous la domination d’une puissance autre que leur État;( ex de Slovènes qui préféraient l4autriche a la Yougoslavie naissante). Apparurent également, en Europe occidentale, des mouvements nationalistes plus séparatistes qu’unificateurs. Dans cette réflexion sur les problèmes du nationalisme, Gellner propose une théorie des obstacles à ce qu’il appelle « l’entropie sociale ». Il reconnaît l’existence de classes résistantes à l’entropie. Par classe il entend tout groupe « fondé sur un attribut qui a une tendance marquée à ne pas se diffuser de manière égale dans la société toute entière, même quand du temps s’est écoulé depuis la fondation d’une société industrielle. » (G, p99). Cette résistance peut poser problème dans la société industrielle car elle implique l’idée de barrières rigides dans un système qui se veut égalitaire. Il développe, à travers l’exemple d’un groupe dont l’attribut inaltérable est la couleur bleue, les différents risques auxquels s’exposent la société quand cette classe n’arrive pas à s’intégrer, est stigmatisée et n’a pas l’alternative de créer un pays bleu indépendant. L’homogénéité culturelle de la société est mise à mal. Ces attributs peuvent être d’ordre génétique ou culturel ( la taille au Rwanda et au Burundi, certaines habitudes religieuses et culturelles...) L’auteur réfléchit donc au problème de l’intégration de communautés intégrées théoriquement ( les immigrés qui ont obtenus la nationalité française par exemple) mais dont l’intégration ne se fait pas sans tension ni difficulté. La nation n’est pas seulement menacée par les mouvements séparatistes mais aussi par sa propre incapacité à intégrer des groupes qui font partie d’elle. Que répondraient nos deux auteurs à la question du secrétaire catalan ? Quel est l‘avenir du nationalisme selon eux? Contrairement à Gellner, pour Hobsbawm Nation et Nationalisme ne « sont plus des termes adéquats pour définir , et encore moins analyser, les entités politiques proposées sous c’est termes. » (H, p353). L’Etat-nation étant voué à disparaître, c’est une perspective supranationale et infranationale qui doit sous-tendre toute analyse de l’histoire mondiale actuelle. Gellner lui, considère ce sentiment comme tellement ancré dans la mentalité et le comportement des individus qu’il en devient irréductible. De manière générale, sur la question de l’émergence de la nation, les deux démarches tendent à se compléter. Si le travail de Gellner donne à l’État sa place centrale dans le processus de formation de l’identité nationale il concède au facteur économique un rôle trop important. La perspective d’Hobsbawm, elle, s‘inscrit dans un espace géographique beaucoup plus large. Elle prend en compte la diversité des parcours étatiques et n’ignore pas la dimension politique de la question, en s’intéressant à la figure du citoyen ainsi qu’à la clôture de l’espace national.