Descartes et Molière _C_.rtf - L`Université Paris Descartes

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Descartes et Molière
En 1637, année de publication du Discours de la méthode et de la création du Cid, Jean
Poquelin obtient pour son fils aîné Jean-Baptiste, né à Paris quinze ans auparavant, la
survivance de sa charge, celle de tapissier de la Maison du Roi, fournisseur du mobilier
royal. Jean-Baptiste Poquelin poursuit alors ses études chez les Jésuites qui cultivent
chez leurs élèves le goût de la poésie et du théâtre. Il étudie ensuite le droit à Orléans.
Mais en 1643, à 21 ans, Jean-Baptiste Poquelin décide de devenir comédien sans se
soucier de l’excommunication frappant alors les acteurs. Il fonde avec les Béjart
l’Illustre Théâtre, joue des comédies en province, prend le nom de Molière et devient
directeur de la troupe.
Le 18 novembre 1659 a lieu à Paris, après la reprise de Cinna de Corneille, la première
représentation des Précieuses ridicules, d’un acteur et auteur de 37 ans surnommé
Molière, qui dirige une troupe de théâtre, maintenant protégée par Monsieur, frère du
roi. La peinture des mœurs dans les Précieuses ridicules différencie la pièce des farces
traditionnelles. Le succès est éclatant et le texte est imprimé en 1660, année où Molière
invente et interprète le personnage de Sganarelle, pleutre et beau parleur. En 1664,
Molière est « fournisseur des divertissements royaux », puis un an plus tard, alors qu’il
commence à souffrir d’une fluxion de poitrine, sa troupe devient la Troupe du Roi.
Mais, comme Descartes et Corneille vingt ans auparavant, Molière se heurte à
l’opposition des dévots lorsqu’il présente Tartuffe ou l’hypocrite (1664), puis Dom
Juan (1665).
L’acte III de Dom Juan s’ouvre sur le déguisement du valet de Don Juan, Sganarelle, en
médecin et sur le thème de la satire des médecins et de la médecine, qui se retrouve
dans L’Amour médecin (qui triomphe après l’interruption forcée de Dom Juan), dans Le
Médecin malgré lui de 1666 et qui culmine dans Le Malade imaginaire de 1673.
Descartes porte également un jugement sévère sur la médecine du dix-septième siècle.
Grâce à des personnages parodiant des médecins ou à des personnages de médecins
comme Diafoirus père et fils dans Le Malade imaginaire, Molière dénonce la docte et
solennelle ignorance des médecins de son temps. En offrant à Angélique sa thèse contre
les « circulateurs », le jeune Thomas Diafoirus n’est pas un médecin anachronique, les
facultés de médecine de Paris et de Montpellier contestant la circulation du sang
pourtant démontrée par William Harvey en 1628, circulation approuvée par Descartes
dans le traité de L’Homme et diffusée en 1637 dans le Discours de la méthode.
L’opposition des facultés a conduit le roi Louis XIV, en 1672, à confier au chirurgien
Dionis la chaire d’anatomie du Jardin du Roi (maintenant jardin des Plantes) avec
mission d’y enseigner la circulation du sang et autres découvertes « à portes ouvertes et
gratuitement ».
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Au début de l’acte III de Dom Juan, le libertin affirme : « Je crois que 2 et 2 sont
4 (…)», écho direct d’une formule prononcée par Maurice de Nassau sur son lit de
mort. C’est sous les ordres de Maurice de Nassau que le jeune Descartes s’était engagé
en 1618, pour découvrir le « grand livre du monde », suivre des cours d’architecture
militaire et fuir la carrière à laquelle le destinait son père. C’est ce Credo mathématique,
mis en cause dans les Méditations métaphysiques de Descartes, auquel Sganarelle tente
de répondre. L’argumentation de Sganarelle, avant qu’il ne tombe, est « qu’il y a
quelque chose d’admirable dans l’homme ( …) que tous les savants ne sauraient
expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux (…) que j’aie quelque chose dans la tête qui
pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut. Je
veux frapper des mains, hausser le bras, aller à droite, à gauche, en avant, en arrière,
tourner… ». Ce raisonnement rendant compte du fonctionnement de l’union de l’âme
au corps est l’écho parodique de discussions dans les cercles cartésiens parisiens, qui
vont nourrir deux textes publiés en 1666 : le Traité de l’esprit de l’homme de Louis de
la Forge (auteur de Remarques sur L’Homme de Descartes en 1664), et le Discernement
du corps et de l’âme de Cordemoy. Molière connaît les débats internes au cartésianisme
dans les années qui ont suivi la mort de Descartes. Il y fait écho discrètement et avec
ironie, son but étant de « faire rire les honnêtes gens ». Molière est devenu l’ami du
cartésien Cordemoy, à qui il a emprunté des passages du Discours physique de la
parole (1668) pour la leçon sur les voyelles donnée par le maître de philosophie à M.
Jourdain dans le Bourgeois gentilhomme (1670, acte II, sc. IV).
Molière se situe du côté de la science de Descartes et de Gassendi, défenseurs de
Copernic et Galilée, contre la tradition aristotélicienne. Il a dans sa bibliothèque le
Traité de physique du cartésien Rohault (1671, traduit en anglais). Le nom de Descartes
est cité dans Les Femmes Savantes, (1672, acte III, sc. 2). Le pédant Trissotin se pique
de physique cartésienne, tout comme Bélise, tandis qu’Armande et Philaminte soupirent
sur les « tourbillons » de Descartes. Descartes et Molière sont favorables à l’éducation
des filles, mais hostiles au pédantisme. Chez l’homme de théâtre, la critique du
pédantisme concerne aussi les personnages de philosophes et de médecins qu’il met en
scène.
Lors de la création du Malade imaginaire, en février 1673, Molière joue le rôle-titre,
celui d’Argan. A la fin de la quatrième représentation, il est pris d’un violent malaise
causé par l’aggravation de sa fluxion. Malade réel, il meurt dans la nuit, sans appeler de
médecin. Molière et Descartes déplorent la faible efficacité des remèdes de leur temps.
Au troisième intermède du Malade imaginaire, Molière raille les clystères pour purger,
sur lesquels Régnier de Graaf a écrit un traité en 1668. Il se moque aussi des saignées.
Dans sa correspondance, Descartes déplorait qu’ils soient « grands saigneurs à Paris ».
[Annie Bitbol-Hespériès]
(5990 caractères)