Bon public - La Teste de Buch

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Bon public - La Teste de Buch
Anne-Marie DALLAIS (78 – Yvelines) : 1er prix Nouvelle
Bon public
Au rez-de-chaussée de la mairie de ce petit village, dans la grande salle, un silence quasi
mystique planait. Personne ne pipait mot. On se regardait les uns les autres à la dérobée, puis,
on avançait, sur la pointe des pieds, respirant à peine, de peur de briser quelque chose, sans
bien savoir quoi. On faisait attention au moindre craquement du sol, on interdisait la parole
aux plus jeunes, on n’osait pas même se frôler. Un drôle de manège avait commencé autour
de « l’objet », un grand mouvement d’horloge qui intégrait, par moment, de nouveaux
arrivants. Il était mis en valeur sur un socle tubulaire sur lequel on avait arrangé un grand tissu
blanc, un peu trop haut au goût de tous car, même avec du recul, on avait du mal à le voir
avec précision. Les plus petits s’étaient glissés devant les plus grands et circulaient comme ils
pouvaient afin de ne rien perdre de cette précieuse vision.
On se déplaçait avec précaution dans le même sens, en adoptant des pauses pensives, de
temps en temps, ou en s’arrêtant pour prendre du recul et faire le point. On tenait les enfants
par la main de crainte qu’ils ne vous questionnent inconsidérément ou n’effleurent
l’échafaudage d’un geste incontrôlé. Quelquefois, on les prenait dans les bras pour qu’ils
profitent au mieux du décor.
A l’extérieur, guidés par quelque badaud serviable se tenant dans le couloir, les nouveaux
visiteurs arrivaient pour s’agglutiner et s’interroger à leur tour. Dans le bourg, l’information
par voie d’affichage avait fait son effet, si l’on en juge le nombre important de curieux qui
s’étaient déplacés ce jour-là pour admirer l’œuvre du célèbre sculpteur Kirizzuto. C’était le
grand évènement de la saison culturelle.
Placé bien au centre, sur son piédestal, l’objet dégageait une sorte d’aura qui captait
l’attention, dès le premier regard. Une lumière équivoque provenant d’un velux ajoutait à
l’exotisme de la scène, éclairant par touches les éléments hétéroclites posés au sommet et
provoquant ainsi des effets rougeoyants tout à fait étranges. Il se passait quelque chose qui
mettait les sens, sinon en émoi, du moins en éveil. On aurait dit qu’il avait été mis là par une
main divine, tel un rébus à deviner. Les objets, comme les mots, se posent souvent des
énigmes : au début, ils apparaissent tout simples, dans leur nudité, dans leur évidence, et, dans
notre innocence, l’on croit qu’il suffit de les voir pour qu’ils existent ; la réalité est tout
autre : il faut chercher longtemps pour trouver ce qu’ils cachent derrière leur image,
découvrir leur part d’ombre et de mystère, et accéder enfin à leur vérité.
Tel était le visage de cette œuvre qui se donnait à décrypter.
La salle s’enflait, avec toujours plus de curieux. Alors, les cous se tendaient, les visages
grimaçaient, les sourcils se fronçaient, des soupirs s’échappaient. On observait et on se prenait
à rêver, à imaginer. D’immenses points d’interrogation se dessinaient et gravaient le silence.
On explorait des stratégies et des voies diverses. Certains étaient persuadés d’un secret et ne
se lassaient pas d’émettre des hypothèses. Des migraines fleurissaient.
D’autres visiteurs se laissaient simplement bercer, persuadés qu’il fallait s’abandonner, corps
et âme, à des instants de pur plaisir. La paix intérieure était une recherche en soi. Elle élevait
l’être vers le grand mystère de la création. Comprendre ? Nul besoin. S’offrir en toute
humilité au moment présent. Cet objet n’était pas un objet. Cet objet était autre chose, un
signe qui permettait de communiquer avec quelque chose de plus grand que soi, peut-être…
Des sourires de bienheureux s’ébauchaient sur les lèvres qu’on adressait, en pensée, à l’artiste
absent. Lâcher prise, détente et bonheur étaient au rendez-vous ! Un lien fervent et illuminé
reliait ce public et l’inventeur, prédisposant son âme à une douce « zénitude ». Quel beau
voyage mystique était le leur !
D’autres encore, saluaient l’artiste rebelle et facétieux qui avait pu produire une telle création,
à contre-courant des mouvements classiques, introduit de l’humour, de la poésie et de la
dérision dans la fabrication de son œuvre ; en experts clairvoyants, en avant-gardistes, ils
avaient compris ce qui restait obscur au tout commun. Sans comprendre vraiment le sens, ils
en avaient saisi l’essence, en esprits supérieurs et inspirés.
Quelques-uns, encore assez nombreux, faisaient la moue car l’objet ne leur suggérait pas
grand-chose, ils n’y voyaient rien d’autre qu’un amoncellement de tiges en « plastoc », un
micmac débile engendré par la folie d’un artiste, bref, un fouillis sans nom qui échappait à
toute description, à toute qualification, et, pour ainsi dire, à toute raison. Quelque chose qui
ressemblait plus à un enchevêtrement de plastiques, de tubes, de fils et d’accessoires bizarres,
qu’à une sculpture moderne digne de ce nom, ou alors, ils n’y connaissaient rien ! De bonne
volonté pourtant, puisqu’ils étaient venus de leur plein gré, ils suivaient le courant placide de
la foule en attendant le déclic, persuadés que toute recherche dans ce domaine, comme dans
d’autres, finit toujours par payer. Rien ne se donne sans efforts, c’est ce qu’ils avaient appris,
comme tout le monde, depuis qu’ils étaient tout petits. Avec opiniâtreté, ils déambulaient avec
les autres, tous solidaires dans cette longue et difficultueuse marche vers la Connaissance.
A force d’avancer pour mieux voir, le cercle avait mangé l’espace, s’était rétréci au point de
se rapprocher dangereusement de l’objet. Le socle sur lequel il était posé commençait à
tanguer, sous la pression.
Une femme hurla :
« Attention, vous allez tout faire tomber ! Pas vrai, même si on n’est pas dans un musée, ils
auraient pu mettre au moins un surveillant tout de même… De toute façon, si près on ne voit
plus rien. Allez, faut reculer ! Allez, allez ! »
Tandis que les plus disciplinés refluaient, les autres se maintenaient devant, cherchant coûte
que coûte à détailler l’œuvre et tenter de comprendre comment tout ce mikado complexe avait
été agencé par le maître. Ils reconnaissaient parfois un élément de l’ensemble, un outil qu’ils
avaient dans leur sous-sol, et trouvaient qu’il y avait dans ce choix utilitaire bien de l’audace
et de l’impertinence !
C’est alors qu’un homme en bleu de travail fit irruption et se fraya un chemin vers le point
d’intérêt.
« Mais…qu’est-ce que vous fichez là…tous autant que vous êtes ? Comment ça se fait que
vous êtes si nombreux ici, y’a une manif ou quoi ? Bon sang, mais laissez-moi passer, faut
que je récupère mon « matos ». J’avais bien dit à Jojo de ranger tout ça tout de suite quand il
a réparé la clim ! Mais faut toujours qu’il en fasse à sa tête, celui-là. Faut toujours qu’il
remette tout à plus tard. La procrast…sais plus le nom, mais lui, c’est sûr, il en est drôlement
atteint. En tout cas, ça va chauffer pour son grade, ça, c’est sûr, il ne perd rien pour attendre,
nom de nom !
Messieurs, mesdames, vous n’devez pas rester là, c’est dangereux, le boulot n’est pas fini. Et
puis, c’est pas une salle pour stationner ! Faut pas faire joujou avec l’électricité, surtout quand
il y a des gosses ! »
L’ouvrier prit un air contrarié, puis se pencha, ouvrit sa caisse à trois étages, et s’empara à
pleines poignées des fils, tubes, leds, et outils divers disposés pêle-mêle sur l’échafaudage de
fortune qu’il avait construit avec son acolyte quelques jours auparavant.
L’objet éphémère rejoignit en vrac les câbles rouges et verts, réglettes, scoubidous
électriques, antennes, aérateurs, extracteurs, disjoncteurs et autres éléments en verre et en
plastique toujours difficiles à identifier lorsqu’on n’est pas de la partie !
Une voix fluette se fit entendre à la porte. Une petite dame venait d’apparaître en se tordant
les mains, le visage grave et l’air très ennuyé.
« Messieurs, Mesdames, pour l’exposition, c’est pas la peine d’attendre ici, elle a été
transférée dans le parc. Petit problème avec l’accueil et l’affichage, excusez-nous. Heu…gros
problème, plutôt, oui…je sais…je suis bien d’accord…ma collègue qui en était chargée, est
nouvelle et, aujourd’hui, pas de chance, elle est malade. Elle s’est trompée de lieu. Incroyable,
oui, c’est vrai.
Ce n’est pas facile pour tout le monde, ici, croyez-moi, on n’est plus que deux en ce moment
et aujourd’hui, je suis toute seule à l’accueil. Il faudrait être toujours au four et au moulin.
Mille excuses, vraiment. »
Elle chiffonna nerveusement l’affiche qu’elle avait arrachée de la porte.
« A cause des travaux, la sculpture de Kirizzuto a été placée au fond du parc, sous la tonnelle
et tout près de la Fontaine de Vénus. C’est le maître qui a préféré ce lieu, en pleine nature ; il
vient de Paris et devrait arriver d’une minute à l’autre. Vous aurez l’occasion de lui poser des
questions sur sa pratique, très particulière. Vous verrez, son fameux « Labyrinthe frivole » est
une œuvre de fourmi, une petite merveille de minutie, de patience et de raffinement. Une pure
beauté.
Oui, je sais, pour l’erreur, c’est impardonnable, excusez-nous encore. Croyez-moi, je pense
qu’il vaut mieux en rire !
Je dois fermer cette salle. Merci de bien vouloir tous sortir. »
Eric LAINE (28 – Eure-et-Loir) : 2ème prix nouvelle
UN AMI QUI VOUS VEUT DU BIEN
Un hiver meurtrier
Encore un meurtre dans ce canton pourtant naguère réputé sans histoires! Et il fallait
que ça tombe sur lui, Raphaël, fraîchement nommé ici, à peine endurci aux frimas locaux et
pas encore habitué aux manières de "taiseux" de ses "clients" normands. Et bien sûr, durant
son service du lendemain de réveillon de Noël. Il enfila sa parka et se rendit à Goderneau.
Quelques dizaines de maisons à la façade ternie par la circulation intense de la nationale de ce
village rue : c'était Goderneau. Le maire l'attendait au café, seul commerce qui n'avait pas
encore mis la clef sous la porte.
La victime, le Claude, était le genre de garçon que l'on appelait autrefois l'idiot du
village, mais qu'il était maintenant plus "psychologiquement correct" de désigner du vocable
de "handicapé mental" ou mieux, de "déficient mental". Ces termes moins directs n'en
faisaient pas moins du pauvre gars un exclu dont on n'osait plus rire. En réalité, on n'osait plus
rien, et surtout pas lui parler, pas même le charrier un peu entre deux apéros comme il aurait
paru naturel du temps de son père. Et d'ailleurs son père était lui-même idiot de village et il
semblait manifester une certaine fierté à représenter une dynastie d'idiots de village dont il
constituait la cinquième génération. Il avait marqué son époque par la sobriété de son jeu. Il
répétait en effet plusieurs fois par minute la phrase "elle est belle la fille", sans jamais céder à
la facilité d'un changement de ton ni sembler subir une quelconque influence des événements
se déroulant à proximité. Tout comme les peintres qui ressassent un thème jusqu'à l'épurer
totalement, il tendait ainsi vers une sorte de perfection dans son domaine. Un artiste en
quelque sorte, qu'un bon manager eût peut-être pu porter au sommet de l'art du happening
répétitif et de la célébrité. Mais aujourd'hui, plus de rôle social, ni souffre-douleur, ni
rapporteur de pain, ni nettoyeur de fossé. Le Claude n'était plus qu'un être transparent que
chacun s'efforçait d'éviter, et tous escomptaient qu'il était suffisamment idiot pour ne pas s'en
rendre compte. La vie du Claude aurait pu, aurait dû, s'arrêter brutalement sous les roues d'un
des nombreux poids lourds qui empruntaient quotidiennement la rue principale de la
bourgade. La façon de traverser la route du Claude, originale et imprévue, et qui n'appartenait
qu'à lui, le destinait à finir ainsi. C'était l'avis général, et finalement c'était peut-être tout ce
qu'on pouvait lui souhaiter car sa vie ne devait pas être bien drôle. Au lieu de cela, on l'avait
trouvé mort, une plaie à la nuque, et, ce qui semblait incongru, couché en travers de la
nationale. On avait d'abord cru que le camionneur fatal avait fini par surgir, l'avait percuté
puis s'était enfui en le laissant pour mort. Mais, à la réflexion, c'était impossible. En effet, les
routiers, en grève depuis la veille, avaient édifié un barrage en travers des deux ronds-points
qui permettaient d'accéder à la ville. Il semblait plutôt qu'un individu violent et retors, mais
mal informé, l'avait déplacé là dans le but de suggérer la thèse de l'accident que tout un
chacun accréditait déjà d'avance du vivant du Claude. Un jour plus tôt ce serait passé sans
l'ombre d'un soupçon. Le mobile du crime constituait bien sûr un mystère et un sujet
d'interrogation pour tout le quartier. Qui pouvait bien en vouloir au Claude ? Le vol paraissait
exclu, la vengeance d'un mari jaloux tout autant. Aucune des raisons habituelles et dérisoires
de trucider son prochain ne semblait pouvoir être avancée. Le décès remontait à la veille et
avait dû se produire dans le jardin public de l'autre côté de la route à en juger par les tontes de
gazon collées au dos de la victime. On avait apparemment attendu la nuit pour revenir traîner
le corps au beau milieu de la route.
En fait, tout semblait absurde de A à Z dans ce meurtre : pas de mobile apparent ni
d'ennemis potentiels, un camouflage stupide en accident (mais dans quel but?) et une victime
dont l'existence était déjà presque virtuelle. Après consultation des potins locaux, Raphaël fit
le rapprochement avec le dernier décès suspect répertorié dans le village : celui de Thérèse,
une ancienne sœur piqueuse à demi paralysée par les rhumatismes, que l'on avait retrouvée
pendue dans son grenier. Sa foi évidente tout autant que son invalidité avaient fait de ce
suicide une énigme mais il n'y avait pas eu d'enquête. Aucun vol n'avait été commis, il
n'existait pas trace de violence, et le médecin avait délivré le permis d'inhumer sans broncher.
Maintenant, à la lumière de la fin tragique du Claude, le suicide de sœur Thérèse apparaissait
pourtant franchement suspect.
Raphaël se demanda s'il ne se trouvait pas en face de l'œuvre d'un de ces illuminés pris
de terreur à l'idée d'une fin du monde prochaine. Il y en avait un peu partout, mais la France
n'était pas le pays le plus touché. Depuis des mois, aux Etats-Unis et dans les Caraïbes, les
membres de différentes sectes se déchaînaient. Quelques-uns trucidaient leurs prochains pour
mieux sauver leurs âmes, certains qu'ils étaient que ce serait l'occasion du salut de toutes les
âmes des morts. D'autres se voyaient déjà brûler dans les flammes d'incendies gigantesques
ou, au contraire, soumis à un hiver nucléaire déclenché par une informatique devenue folle; ils
préféraient la mort à cette perspective et entraînaient fréquemment leur famille ou leurs amis
dans le tombeau. Les forums de discussion consacrés à ces délires fleurissaient sur Internet, et
il y avait bien quelques Français pour participer à la psychose. Mages et voyantes squattaient
le petit écran, comme d'habitude à la même époque. Cette semaine de fêtes avait tout pour
encourager un passage à l'acte et l’on comptait déjà quelques dizaines de victimes dans notre
pays.
Consultations gratuites
Raphael entreprit de consulter les toubibs du coin pour savoir si les suicides et les
accidents s'étaient fait plus fréquents ces derniers temps. Ceux qu'il pût joindre, après un
moment d'incrédulité, eurent tous finalement au moins un cas peu clair à lui raconter. Ils
ajoutèrent que le nombre de suicides et d'accidents dans le canton leur semblait en
augmentation, mais ils attribuaient ça à l'effet "fin du monde" dont les médias faisaient leurs
choux gras. Ils mentionnaient qu'avant l'éclipse totale de soleil et son cortège de prédictions
aussi débiles qu'apocalyptiques, ils avaient aussi constaté que certains de leurs patients étaient
angoissés.
Le premier, le Docteur Mérieux, lui mentionna le cas de Madame Corel, que l'on avait
retrouvée asphyxiée au gaz dans sa maison la semaine précédente. Elle était veuve et sans
ressources, et personne ne pouvait tirer parti de sa mort, aussi le permis d'inhumer avait-il été
délivré sans discussion. Il n'y avait pas trace de vol et aucun mobile plausible pour un
meurtre. Accident pour les uns, suicide pour les autres, la première hypothèse semblait plus
probable, aucune lettre d'explication n'ayant été retrouvée. Pourtant, d'après le médecin,
quelque chose clochait. Il connaissait bien la victime et la savait maniaque au point de couper
tous les soirs son arrivée de gaz. Et il n'était pas rare, elle le lui avait avoué, qu'elle revienne
plusieurs fois vérifier qu'elle n'avait pas oublié de tourner le robinet.
Le second médecin, peu loquace, vraisemblablement en raison d'une gueule de bois à en
juger par son haleine chargée, lui indiqua toutefois un autre cas louche. Il s'agissait de
Frédéric Bordue, un ancien champion. Le gars s'était mis à boire à la suite d'un accident qui
l'avait laissé invalide, et il était mort d'overdose d'alcool. "Jusque-là rien de bien suspect, et
question alcool ce toubib m'a tout l'air d'un spécialiste", pensa Raphaël. Pourtant, un point
chagrinait le Docteur, qui avait pourtant déclaré la mort accidentelle. Le Fred, comme
l'appelaient ses copains du village, était réputé pour boire beaucoup, mais aussi pour vomir
ensuite énormément. Là, rien de tel, il avait apparemment englouti deux bouteilles de whisky
sans problèmes stomacaux. Le toubib avoua, qu'à la réflexion, il aurait peut-être dû faire
procéder à une recherche de médicament antivomitif dans l'estomac de la victime. Il souligna
toutefois que rien n'indiquait ni ne motivait un crime.
Pas de trêve des confiseurs
L'enquête n'avançait pas. Tout ce qui apparaissait c'était qu'une partie des décès de ces
dernières semaines semblait douteuse, et que ce canton n'était sans doute pas aussi calme qu'il
lui semblait la semaine précédente. Aucun décès suspect n'était toutefois à relever depuis
Noël, et Raphaël espérait passer une Saint Sylvestre plus calme que son Noël. Cet espoir fut
déçu car il fut amené à passer une soirée assez éprouvante. A dix-huit heures, il fut appelé sur
les lieux de ce qui, pour le compte, n'était assurément pas un suicide. La victime était en effet
plus proche du steak haché que de l'humain présentable, et à deux mètres alentour tout était
repeint couleur sang.
Ces projections et l'état du mort ne pouvaient avoir été engendrés que par l'action d'une
tronçonneuse, eut le temps de réfléchir Raphaël en vomissant par la fenêtre ouverte. Le
capitaine des pompiers lui suggéra de passer dans la pièce voisine, et d'user de la bouteille de
Calvados qui se trouvait encore sur la table pour se redonner une circulation sanguine
correcte. Un peu requinqué, il revint dans la cuisine et c'est là, sur la nappe de toile cirée à
motifs agrestes, qu'il découvrit le carnet encore ouvert et maculé de sang. La victime était
sans doute en train d'écrire quand elle avait été dérangée par l'assassin, deux morceaux
sanguinolents de stylo-bille l'attestaient. La dernière page était difficilement lisible, mais en la
plaçant devant une ampoule, il pourrait sans doute déchiffrer les dernières phrases. Après les
constatations d'usage, il emporta le carnet pour le lire dans une ambiance plus propice à la
concentration. Il s'agissait d'un carnet intime. Voici ce qu'il put lire.
Le carnet
Gudrun
D'abord, il y eut Gudrun. Gudrun était ma correspondante allemande. Je venais rue de la
République avec elle car j'étais persuadé de ne rencontrer personne que je connaisse dans ce
quartier. En effet, Gudrun me posait problème : j'aurais été un hôte bien peu hospitalier de
l'enfermer à double tour chez moi pour la durée de son séjour en France, mais sortir en sa
compagnie m'exposerait à coup sûr à dix ans de moqueries et d'infâmes allusions. Il faut dire
que Gudrun n'était pas d'une laideur commune. D'abord, elle était grosse, mais pas grosse
"opulente" toute en hanches et en poitrine, ce qui confère une féminité certaine, même si mon
goût personnel y est peu sensible. Non, elle était grosse mais sèche, aucune courbe ne venait
agrémenter son corps, sa silhouette évoquait plus le frigo américain que la contrebasse. Elle
semblait sortie d'un film passé par erreur en CinémaScope. Sa chevelure rousse très
clairsemée ne poussait pas assez pour masquer son cou de rugbyman, ni ses oreilles de
boxeur. Et encore je ne m'étendrai pas sur les terrifiants problèmes de peau qui affectaient son
visage disgracieux.... Seuls, de minuscules pieds incongrus apportaient une touche de
féminité. Gudrun souriait peu et ne riait jamais, mais je ne sus jamais s'il s'agissait pour elle
de la conséquence d'une vie sans doute peu folichonne, ou bien seulement d'éviter de dévoiler
son appareil dentaire. Ah l'appareil dentaire de Gudrun! Sa vue seule était un argument
commercial en faveur de la robustesse des produits "Made in Germany"! Bien sûr, beaucoup
de jeunes gens éprouvent un jour ou l'autre la disgrâce d'un appareil dentaire, mais on le sait
temporaire; on peut même, avec un petit effort d'imagination, en faire abstraction, se
représenter la grâce retrouvée quand l'immonde ferraille ira rejoindre la poubelle du dentiste
et les souvenirs d'adolescence. Au contraire, l'appareil de Gudrun semblait indissociable de sa
personne; en fait il lui allait bien! Il lui apportait la perfection dans la laideur comme il y a
une perfection dans la beauté. Cet ajout mécanique était rassurant : en lui conférant une
parenté avec un robot, il l'éloignait encore plus de l'image idéale de la jeune fille, on
culpabilisait donc moins de la trouver si laide... On pouvait aussi considérer que c'était le tout
qui faisait frémir, pas seulement "l'être humain" Gudrun.
Et, pourquoi le cacher, Gudrun était vierge... et sans doute le serait restée longtemps
encore. Je savais que la moindre des choses était de me comporter avec elle comme avec
n'importe quelle jeune fille banale, mais c'était plus fort que moi, je fuyais son regard. Et
même si je me forçais parfois à sourire, je restais persuadé qu'une expression de dégoût
involontaire s'affichait sur mon visage dès que je l'observais, tout comme on se surprend à
grimacer au spectacle d'une scène d'horreur, ou à sourire béatement en contemplant une belle
fille. Tout cela me culpabilisait au plus haut point, car j'ai un bon fond, et la morosité qui en
découlait contribuait encore plus à faire de moi un hôte peu loquace. Plus égoïstement, je
commençais à réaliser que je me préparais à gâcher mes vacances à promener partout ma
Gudrun en redoutant d'être aperçu en sa compagnie. Comment faire pour me débarrasser d'elle
sans goujaterie, en vrai "gentleman"?
J'avais d'abord pensé la coller dans les bras de Bébert, un cousin lointain qu'une cirrhose
n'avait pas réussi à dégoûter du blanc sec du matin ni des pastis du soir; et dont j'imaginais
facilement l'éclectisme en matière de conquêtes féminines. Sa chétivité et son esprit fruste ne
devaient pas faire de lui un homme en position de refuser mon offre. Et puis, après tout,
Gudrun me serait sûrement reconnaissante d'œuvrer à la réalisation de son dépucelage.
Pourtant ma géniale idée avait tourné court. Après des débuts prometteurs (Bébert et Gudrun
avaient bu quelques bières ensemble en ma présence), je les avais laissés seuls. Mais, sans
doute pressé de conclure, Bébert avait osé un geste aussi prématuré que maladroit qui avait
fort irrité Gudrun (qui faisait bien sa difficile avais-je pensé alors!). Gudrun me fit la gueule
deux jours durant, et encore, par bonheur elle n'avait pas saisi le sens des commentaires
acerbes (et, il faut le reconnaître, un peu exagérés) de Bébert, très inspiré après sa claque! A
vrai dire, une parfaite entente entre ces deux-là m'eût étonné vu le fossé (pour ne pas dire le
gouffre!) intellectuel qui les séparait; mais j'avais naïvement espéré que chacun d'eux y
trouverait son compte. Il allait falloir jouer serré car Gudrun était maintenant sur ses gardes.
Impossible dans l'immédiat de tenter de mettre à exécution mon deuxième plan, aussi génial
que le premier, et qui faisait intervenir mon petit voisin, treize ans et boutonneux, mais déluré
et" impatient de connaître tout de la vraie vie", comme il le déclarait lui-même.
Heureusement, Gudrun était une chic fille et, quand après quelques jours elle comprit que je
tentais à tout prix de la caser, elle me fit comprendre dans un français approximatif qu'il était
inutile que je me fatigue à lui chercher des prétendants. Elle ajouta, en pouffant, que je ne
devais pas craindre qu'elle ne me viole après m'avoir enchaîné au lit avec son appareil
dentaire. Une telle lucidité et autant d'autodérision me mirent mal à l'aise, car j'imaginais la
souffrance que cela masquait ... et aussi j'avais un peu peur qu'elle ne soit télépathe, surtout à
cause de l'allusion à son appareil!
Quand on m'interrogea sur la disparition de la pauvre Gudrun je pris soin de passer sous
silence l'épisode malheureux de Bébert afin de ne pas lui attirer des ennuis, je savais que la
verdeur de son langage risquait de braquer ceux qui voudraient l'interroger. Et ce couillon
était capable aussi de lâcher comme une bonne plaisanterie que je souhaitais me débarrasser
de Gudrun, ce qui n'aurait pas manqué de me désigner comme un suspect possible.
Fred
A neuf heures, Fred s'était réveillé. Immédiatement il avait perçu la perte de son pied.
Jamais je n'oublierai le cri qui déchira le silence de la nuit rougeâtre de l'hôpital. Le hurlement
d'horreur et d'angoisse absolue d'un homme qui réalise que sa vie s'écroule sous lui, que plus
jamais il ne courra, que peut être même il ne remarchera pas. Et courir, c'était sa vie.
Depuis, Fred clopinait d'une démarche comique et pitoyable. Ses cuisses énormes de
sprinter avaient fondu un peu mais restaient d'une vigueur hors du commun. Aussi il ne boitait
pas "normalement", on percevait l'énergie entravée de ses gestes, comme le soubresaut
constamment répété d'un soldat fauché par une balle.
Fred ne faisait même plus semblant de chercher du travail, "qui voudrait d'un
sportif...mutilé, de nos jours, un sportif c'est bon pour vendre du rêve, pas du cauchemar"
répétait-il à qui voulait l'entendre. Pas un fabricant de chaussure ou de chrono pour le
courtiser, lui qui était leur homme-sandwich préféré... Vendre des chaussures sur une jambe!?
Alors Fred buvait, il était devenu un habitué du Bar PMU Loto "Au Terminus", le bien
nommé. S'accouder au bar c'est naturel quand on n'a qu'une seule jambe valide, et puis il était
redevenu un peu champion, s'était mis à boire avec la même fougue qu'il mettait naguère à
s'entraîner. Il serait le meilleur à la descente si c'est le seul terrain qui lui restait! Il se sculptait
un foie d'athlète le Fred! Pas question d'être sur la deuxième marche du podium des
engloutisseurs de Pastis ou des gobeurs de demi. Il ne souhaitait pas faire pitié, il s'irritait
même si quelqu'un avait le malheur de le plaindre. Je ne l'avais jamais vu ouvertement
déprimé, mais je savais qu'il considérait que son existence ne valait plus grand chose. Un
matin les pompiers avaient découvert Fred ivre mort à côté de deux bouteilles de Whisky,
plongé dans un coma éthylique si profond qu'ils avaient conclu à une forme de suicide par
overdose. A l'hôpital on lui trouva plus de 5 grammes d'alcool dans le sang mais il ne put
jamais se vanter de ce nouveau record car il décéda dans l'heure.
Honoré
Honoré étais trop vieux pour travailler. Voilà la nouvelle qu'il ne fallait pas annoncer à
Honoré, cinquante-six ans et encore vigoureux. Mis à la préretraite d'office. D'autres se
seraient réjouis de cette retraite anticipée, surtout quand le travail n'est pas de tout repos, mais
pas lui, pas "Honoré le travailleur". Pas "Honoré le fleuron d'une génération qui avait
reconstruit la France" et pour qui le travail tenait lieu de raison de vivre, et le goût de l'effort
de philosophie. Pour qui grasses matinées et siestes constituaient des péchés, voire des
perversions, qui ne pouvaient que finir par détruire notre civilisation. Difficile d'imaginer
proie plus facile pour la dépression, mais Honoré n'était pas homme à l'admettre. Et son sens
de l'honneur réservait le suicide aux femmelettes. Alors j'ai dû l'aider un peu. Mais c'était
juste un coup de pouce du destin, ou plutôt un coup de main au destin. "Coup de main"
convient très bien.
D'ailleurs personne ne fut surpris lorsque les pompiers retirèrent son corps du canal, la
veille de Noël. Chacun sait que ces fêtes sont un crève-cœur pour les malheureux et les
désespérés.
Mme Boursier
Madame Boursier, qui fut un temps ma logeuse, était vraiment une brave femme. Je me
souviens avec émotion des dimanches matin, quand, au retour de ses courses très matinales,
elle me déposait un croissant chaud sur le bord de ma fenêtre. Elle se targuait d'être la
première cliente du marché, et, dans un demi-sommeil, je l'apercevais qui se hâtait de
traverser le jardinet au bras de Monsieur Boursier endimanché pour l'occasion. Ils formaient
un couple inséparable et leurs noces d'or avaient réuni tout le village.
Et puis Monsieur Boursier était tombé malade, très malade. Mme Boursier ne sortait
plus le dimanche, elle veillait sur lui. Puis elle l'a veillé, tout court, avec deux bougies au pied
du lit. Puis elle n'eût plus goût à rien, elle ne s'habilla plus jamais "en dimanche", elle
n'appréciait même pas le croissant chaud que, juste retour des choses, je lui ramenais les
premières semaines de son veuvage. Moi-même j'avais perdu l'optimisme du dimanche matin.
Je n'en dormais plus la nuit tant son drame était devenu mien. Comment l'aider?
J'ai fini par l'aider comme j'avais aidé Fred puis Gudrun. De toute façon elle aurait sans
doute fini par le faire elle-même ce surdosage de gouttes pour le cœur.
Une petite confession
Puisque ceci est mon journal intime, je peux bien l'écrire. C'est si dur de ne rien pouvoir
dire à personne! Je suis trop émotif, un rien m'émeut! Je ne supporte pas toute cette
souffrance, surtout celle des autres. Alors, comme je suis bon et que j'aime mon prochain, si
mon prochain souffre j'abrège ses souffrances! Je le tue si vous préférez! Pour son bien. Ce
sont mes B.A. en quelque sorte, moi qui n'ai jamais été scout, je me rattrape. C'est devenu ma
raison de vivre. Mes "bonnes œuvres", mon "service public" comme j'appelle ça dans ma tête
lorsque je suis d'humeur badine (ce qui ne m'est pas arrivé depuis longtemps, d'ailleurs).
On ne m'a pas inquiété après la disparition de Gudrun, et ça s'est tellement bien passé
que j'en fus même surpris. Je m'attendais à plus de tracasseries. Finalement, c'est cette
première fois réussie qui m'a donné envie de recommencer.
Au début je tentais une sorte d'entente préalable, je leur expliquais pourquoi j'allais les
tuer; ça aurait pu être sympa mais c'était souvent des discussions à n'en plus finir. Il fallait
s'opposer à leurs misérables arguties, j'étais souvent mal compris et très rarement remercié.
Alors maintenant je n'explique plus, j'empoisonne; ou je pousse dans l'eau; ou autre chose car
j'ai horreur de la routine.
Ils n'ont pas le courage de se supprimer eux-mêmes, heureusement qu'il existe des types
dévoués dans mon genre pour éradiquer la souffrance de la terre; des généreux désintéressés
et pas trouillards. Car je suis une sorte de héros non reconnu. Heureusement "pas reconnu"
car, c'est un comble, je suis obligé de me cacher, de ne rien divulguer de mes exploits. Tout
cela, c'est à ne pas croire, est très mal vu de la société. Ah que de débats passionnés et de
belles paroles lorsqu'il y a un procès d'infirmier euthanasiste ou celui d'un fils compatissant
qui aide à trépasser en paix son vieux père cancéreux au stade ultime! Que de compréhension,
que de "motifs valables"! Mais pour mes services rendus, à quelle reconnaissance aurais-je
droit? Un séjour nourri et blanchi pour quelques années dans un coin à l'ombre serait sans
doute ma récompense.
Julius
J'étais ravi d'avoir rencontré Julius. Nous avions fait connaissance à la sortie d'un débat
sur l'euthanasie organisé par la Faculté de médecine. L'assistance était composée
essentiellement de médecins et de familles d'hospitalisés condamnés. Nous n'étions que peu
de passionnés sans liens avec des malades. Tout de suite j'ai senti qu'il serait mon disciple.
Cela dès qu'en me racontant ses histoires de famille il m'avait laissé entendre qu'il n'était pas
pour rien dans l'euthanasie de cette vieille tante sourde et muette. Et riche. Car, maintenant
que je cerne mieux la personnalité du lascar, je pense que l'existence de cette fortune avait
peut-être aussi pesé sur la généreuse décision de Julius, bien qu'il s'en défendît. Ce n'est pas
qu'il manque de quoi que ce soit Julius : son père est un haut fonctionnaire aussi généreux
qu'absent.
Ce garçon déterminé et plein de volonté d'apprendre n'était pas un sentimental comme
moi, mais il adhérait avec enthousiasme à mes idées. Le fait qu'il souhaitât joindre le vol à
l'euthanasie m'avait conduit d'abord à m'interroger sur ses motivations profondes, mais ses
justifications étaient imparables." Il faut brouiller les pistes" affirmait-il "car le meilleur
moyen d'échapper à la police est de les induire en erreur en laissant imaginer des mobiles qui
ne sont pas les nôtres". Ça se tenait, je dois le reconnaître. Et puis Julius n'était pas un voleur,
le choix des personnes en difficulté que nous souhaitions aider restait dicté par des
considérations morales et non bassement financières. Enfin, "pas seulement" aurait ajouté
Julius.
Non, vraiment, j'étais content d'avoir rencontré Julius, car à ce moment de ma vie je
commençais à me sentir un peu seul. Il faut dire que j'avais compté beaucoup de malheureux
dans mon entourage et que, par conséquent, celui-ci s'était considérablement réduit. Cela
commençait à me déprimer sérieusement et, pour tout dire, j'avais moins de cœur à l'ouvrage.
Parfois même j'avais eu envie fugitivement de tout laisser tomber. Non pas que j'aie douté à
quelque moment que ce soit de ma vocation, mais la tâche m'apparaissait tellement immense;
j'avais l'impression de faire si peu pour l'humanité. Je me sentais le Sisyphe de l'homicide
humanitaire. "Un d'éliminé et dix nouveaux malheureux de trouvés" m'arrivait-il de penser.
Par exemple la dernière fois il m'avait fallu trucider successivement tous les membres d'une
famille tant la perte du premier avait rendu les autres inconsolables! Au lieu de se réjouir de la
fin du calvaire de la cadette polyhandicapée, ces gens bizarres s'en étaient rendus malades de
douleur.
Heureusement, cet hiver a été l'occasion pour nous d'accomplir notre œuvre avec une
efficacité sans précédent. Pourtant rien n'est facile car la police cherche à piéger "Le serial
killer de l'Orne". C'est comme ça qu'on nous appelle dans les journaux. Heureusement que les
mobiles sont souvent inexistants, ça rend l'enquête difficile. La plupart des serial-killers sont
des pervers qui pratiquent le crime sexuel sadique; alors, Julius et ses techniques à grand
spectacle, ça réjouit le journaliste, ça le bluffe. Jamais Julius ne touche ses victimes; ni avant,
ni après.
Personnellement je goûte assez peu cette publicité; d'autant plus que les motivations de
nos actes n'ont manifestement pas été comprises. Il faut dire qu'une bonne partie des
"victimes" (c'est comme ça qu'écrivent les journaleux) passe inaperçue. Les "portés disparus"
et les" suicides" sont un peu plus fréquents, c'est tout, et comme ces malheureux ont eu "de
bonnes raisons de passer à l'acte" personne ne doute. Par exemple, pour Madame Corel, c'est
passé comme une lettre à la poste : c'est moi qui ai opéré. En fait, une petite dizaine seulement
de nos actes a fait la une des journaux, la plupart étant à attribuer à Julius. Evidemment, avec
ses méthodes viriles, il éveille l'attention.
D'ailleurs, pour notre grand coup du premier janvier on n'est pas d'accord du tout sur la
méthode. On a décidé de passer au stade industriel et de fêter à notre façon la nouvelle année.
Tous ces gens qui vont être réunis pour le réveillon, quelle pitié. La télé nous fait des
rétrospectives de l'année, comme d'habitude. Mais cette fois, en plus, va falloir supporter le
"on a échappé à la fin du monde". J'imagine tous ces pauvres gens, qui auront bu encore plus
que d'habitude, ils vont avoir une "descente" digne de celle d'un l'héroïnomane. Il y a des
clients pour nous dans toute cette foule qui va converger vers banquets et boîtes de nuit pour
oublier sa condition misérable. Notre idée c'est de supprimer tout le monde dans un banquet :
au moins les familles et les amis seront réunis et il n'en restera que peu pour s'apitoyer sur les
morts. C'est autant de douleur en moins pour les proches : y'aura plus de proches! J'ai pensé
au poison mais Julius trouve ça tristounet, et pas très sûr. Ce qui l'a beaucoup intéressé Julius,
dans les rétrospectives de la télé, c'était celle sur les plus grands criminels du siècle, les "serial
killers". Il a pouffé jusqu'à la fin puis il a dit, avec son air pervers qui me glace, "Y'a de la
marge de progression". Je suis persuadé qu'il a encore derrière la tête une idée plus sanglante
que la mienne. Il n'est pas rare que l'on se chamaille à ce sujet, dimanche dernier on a même
failli en venir aux mains! Rien que d'y repenser j'en ai les mains qui tremblent. Et d'ailleurs,
en écrivant ces lignes je l'aperçois qui remonte l'allée avec sa dernière acquisition, une
tronçonneuse jaune de bûcheron amazonien. Je me demande où il a pu trouver pareil engin,
j'espère au moins qu'il ne compte pas s'en servir lors de notre soirée de réveillon spéciale! Et
cet idiot la démarre sous la véranda, il va encore falloir que je
Bonne année
En reposant le carnet qu'il venait de déchiffrer, Raphaël ne savait pas s'il devait se
réjouir de voir tant de crimes élucidés sans fastidieuses recherches, ou s'il était à craindre que
le dénommé Julius ne soit pas calmé et ne décide de poursuivre l'œuvre commune entamée
avec sa victime et ex "ami". Il se dit mesquinement qu'il n'était pas de service avant le trois
janvier, et que si massacre il y avait ce serait pour les collègues. Et, un Julius, ça ne devait pas
être difficile à retrouver, vu la rareté de ce prénom; si toutefois il s'agissait de son vrai
prénom. Police et gendarmerie étaient prévenues, ça n'allait pas traîner.
Son congé, bien que bref, allait lui permettre de décompresser. D'autant plus que ce soir
il était de sortie. Il mit son habit de service, car pour le réveillon donné par le sous-préfet, "ça
se faisait". Il aurait préféré retourner dans le Sud pour l'occasion, mais il n'avait pas le temps
de descendre, surtout avec les barrages des camionneurs qui avaient durci leur mouvement.
Alors, comme il ne connaissait encore réellement personne dans la région, il avait préféré la
compagnie d'inconnus à celle de la télévision. Et, qui sait, il ferait peut-être des rencontres
intéressantes. Il y avait un monde fou à la sous-préfecture, beaucoup plus qu'il n'avait
imaginé. A croire que la région était pleine de fonctionnaires célibataires exilés. De fait, il eût
la chance d'avoir des voisins de tables sympathiques. A minuit tout le monde s'embrassa. Au
milieu du brouhaha, il eût juste le temps d'entendre quelqu'un de la tablée voisine s'exclamer :
-"Mais où donc est passé Julius ?"
-"Il revient tout de suite, il nous a dit qu'il était parti allumer le feu d'artifice!"
Marie LATOUR (42 – Loire) : 3ème prix nouvelle
Trumafaitsonciné ma
Avis aux spectateurs. La comédie qui va vous être présentée est purement fictive.
Toute ressemblance avec une situation ou des personnages existants ou ayant existés est
fortuite. Ce film est réalisé par Truma, alias « Matrue »1 en verlan, qui interprète ici son
propre rôle. Veuillez éteindre vos téléphones portables durant la séance s’il vous plaît.
Le préambule commence par la scène d’exposition. Truma, c’est moi, c’est la jeune
fille occupée à se curer le nez au premier plan. Le plan est un peu serré, trop serré d’ailleurs,
cela me fait une gueule étirée sur huit pieds de long. Mais la caméra recule, et j’apparais
soudain en gros plan. Je fais 1m59 pour 49 kilos, j’ai des vergetures sur tout le corps, et des
cicatrices aussi. Si vous vouliez me déshabiller, je pourrais vous en raconter, à vous, des
belles, des foireuses. Huit dents arrachées, deux de cassées, un nez digne de Cyrano, et une
bosse sur le front (et sur le dos au passage), qui dit mieux ? Cela fait sans doute de moi l’une
des plus curieuses créatures que Dieu ait créée…. Car c’est Dieu qui créa Truma !
Mais il faut que l’évènement perturbateur arrive, justement quand il semble
improbable. Je marche là simplement, tranquillement sur le trottoir, avec la caméra qui me
suit en travelling avant. Je pourrais, bien-sûr, vous en faire des flash-back sur mon enfance
malheureuse et sur la manière dont je me suis retrouvée SDF : je ne vous en fais pas. Cela
n’intéresserait personne, et surtout pas moi.
Je passe devant mon cinéma préféré, et adresse un geste amical au guichetier, qui me
répond par un grognement sourd. J’ai tellement truandé ce cinéma pour passer en douce les
soirs, que, invisible ou pas, l’employé finit par me connaître. Pour un peu, il saurait même
mon nom ! Mais aujourd’hui, pas question d’écran noir ou de projections dans une salle
silencieuse. Silence, ça tourne ! C’est un film qui se fait, et c’est le mien.
J’arrive devant le supermarché « Toc and Co » au coin de la rue. Là encore, je fais un
signe amical au gardien. Il soupire. Moi dans un magasin, c’est la promesse d’ennuis assurés.
1
Dans le parler gaga, petit enfant, gamin.
Mais en même temps, il n’ose pas tout à fait me virer : depuis le temps que je ruse pour y
entrer, je crois qu’on me considère comme faisant définitivement partie des meubles. Bientôt,
on va même me mettre en vente dans les rayons ! Qui veut d’un vieux machin qui ne sert à
rien ? Remarquez, cela ne me dérangerait pas beaucoup d’être vendue : un client qui
m’amène chez lui, c’est l’assurance d’avoir un toit et un repas jusqu’à la fin de ma vie ! Mais
le commerce d’esclaves, c’est malheureusement strictement interdit par la constitution : il faut
s’y résigner. Je m’avance donc, enjouée,
au mileiles rayons bardés de produits neufs
flamboyants, et les légumes « Potipom » m’observent en contre-plongée. Les enfants,
toujours aussi spontanées, pouffent de rire devant mon allure de gitane démodée : je les aime
bien, moi, les mioches, car avec eux, on peut rigoler. Je m’approche de l’un d’eux, et lui
signe un autographe sur la note de commission de sa mère. La mère est outrée, le gamin est
ravi : j’adore quand on sait reconnaître mon talent…
Je regarde un moment le rayon de pâtes et de riz, la Terre Promise du Clochard perdu.
Je lance un clin d’œil au môme, et soudain, je mime un évanouissement tragique avec force
de démonstrations emphatiques. Je m’exclame, grandiloquente : « Oh Féculents et nourricière
amie, que n’ai-je vécu pour de vous être transie ! ». Mon public accourt, le directeur du
magasin aussi. Il piétine sur place comme un lion dans un zoo. Au fond, la comparaison n’est
pas si mauvaise, les deux sont en cage. Il paraît hésiter entre deux formules très différentes :
la première (celle qui lui plaît le plus) est de céder à l’amusement général. Je le comprends
bien : toutes ces journées à voir des blaireaux qui se prennent pour des « rois » autoproclamés,
ça doit peser lourd sur le coquillard. Mais en même temps, son éthique professionnelle en
réfère à son fameux « sens des responsabilités », dixit le Centre de formation Plumaton. Il
hésite entre les deux options,
et choisit néanmoins la plus rationnelle, bien que moins
plaisante pour moi : il me fout dehors. Immédiatement, je sens que le film change de genre :
un bon mélo, j’adore ! Le champ autour de moi se rétrécit, et mon visage prend des allures de
Madone épouvantée. Partagés entre le rire et l’agacement, sous les applaudissements des
clients, les gardiens me conduisent à l’extérieur du magasin. Immédiatement après qu’ils
soient partis, la magie du cinéma opère : je redeviens sereine et enjouée, comme à mon
habitude. J’attrape mon sac, en tire un paquet de gâteaux « beurre de LU », et croque dedans.
Pas mal, me dis-je, mais ils devraient penser à renouveler leur offre, ou sinon je change de
magasin…
Malicieuse, je décide de me laisser porter par le hasard de mes pas.
Le hasard fait
foncièrement bien les choses dans les films. On pourrait même dire qu’il tombe à pic. Il est
évident que ma présence dans le quartier mal famé des Lucioles relève du plus pur hasard, et
ma rencontre avec le caïd autoproclamé du coin, Tanguy, en fait partie aussi…. Malgré moi,
j’entends un roulement de tambour : sûrement le bruit que fait la bande son pour me prévenir
que le hasard malicieux pointe le bout de son nez…
Tanguy, aux prises avec ce qui me semble être un petit dealer, finit rapidement ses
affaires et fonce sur moi. Pour un peu, il s’amuserait presque à faire des ralentis en arrivant !
Mais on ne lui refuse rien, à Tanguy : après tout, il a un canif, et surtout ce beau regard bleu
délavé si expressif… Il s’approche tout près de moi, mais pas trop quand-même, car il est vrai
que je sens très mauvais. Réflexif auto-défensif qui se comprend aisément ! Il me toise un
instant de haut en bas et me lance d’un ton rude :
« Qu’est ce que tu fous là, Truma ?
- Je passe visiter le coin. Il est côté cinq étoiles au guide du « Bon Clochard ».
Il me regarde fixement et ne bronche pas. Je crois qu’il n’est plus à une excentricité près.
-
Tu as un miroir ? je lui demande.
-
Pourquoi ? répond-il en haussant des épaules.
-
Je suis belle, non ?
-
Aussi belle que tu veux, qu’est ce que cela m’apporte ?
-
Je vais rencontrer mon public ce soir, mon Loulou.
-
Ne m’appelle pas « mon Loulou »…
-
Je pars pour Hollywood, mon Loulou…
-
Ne m’appelle pas « mon Loulou », et viens en aux faits.
-
D’accord. Demain, je vais participer au concours Miss SDF, et je vais le gagner.
Il se tait soudain, surpris, et marque une pause.
-
Qu’est-ce que c’est encore que ça ?
J’attends quelques secondes pour mieux préparer mon effet, puis, devant son grognement
irrité, je renchéris :
-
Les rupains du quartier ont décidé d’organiser un concours, Miss SDF, ouvert à toutes
les clochardes du coin. A la fin, ils décernent une palme, comme à Cannes.
Tanguy lève les yeux au ciel, et me réplique d’un ton sec :
-
Ouais, ils ont trouvé le moyen de se payer vos têtes. Et après, qu’est ce que tu veux
que ça me fasse ?
-
La récompense, c’est 10 000 euros et un an de logement gratuit, mon Loulou.
Tanguy me regarde fixement, de plus en plus intéressé.
-
Tu crois que tu peux gagner ?
Je siffle d’excitation.
-
Et comment, on ne m’appelle pas la Lady du Carnaval, la First Killeuse du One man
Show, la…
-
Abrège !
-
Je te dis que tous ces trognons de bourgeois vont être scotchés devant mon show
jusqu’à six heures de l’après-midi, au moins ! Ah, sûr, ils vont laisser pour un bon
moment leurs beaux quartiers flambant neufs de L’Hôtel de Ville et de Palace
Duchène, pour admirer la seule, l’unique, la grande artiste, j’ai nommé Truma, moimême.
Tanguy ne répond rien. Il me dévisage un long moment de ses grands yeux bleus délavés.
-
Et ils sont nombreux dans ton jury ? , renchérit-il.
-
Neuf en tout, je lui explique : six garçons endurcis, deux vieilles filles et une veuve.
Regarde, je t’ai amené l‘affiche avec leurs noms et prénoms. C’est du gratin, c’est du
beau monde, mon Loulou. On change de catégorie.
Loulou choisit de ne pas réagir à la provocation. Ses yeux glissent de l’affiche à moi, de moi à
l’affiche, puis il se décide à parler :
-
Tu veux que je te parraine, Truma ?
Je soupire de soulagement.
-
Et comment ! On fait 1/5 du prix pour moi, et le reste pour toi, ça te va, mon Loulou ?
-
Ca marche ! »
Il esquisse alors un sourire, et me serre la main, avant de repartir à ses affaires. Je vous jure,
s’il y avait du son dans cette histoire, à ce moment-là, tout le quartier aurait les tympans
explosés par un furieux hurlement de joie ! On arrive au cœur de l’intrigue, vous et moi, enfin
moi surtout ! Mais il faut que je me ressaisisse, ou sinon je ne pourrai pas vous servir la
chute… Et une histoire sans chute, c’est comme un repas sans dessert, ça ne se fait pas : c’est
ce que je tente vainement d’expliquer aux passants qui me tendent paternellement leurs
sandwiches jambon/mayo sur le bord du trottoir…
Le Lendemain, nous sommes une dizaine de petites « Truma » à nous précipiter
devant L’Hôtel du Lunch pour participer au concours de « Miss SDF ». Ce ne sont pas
vraiment les effectifs que les rupains avaient escomptés : les filles ont la mine grise et
tombante. Moi, je jubile : la scène est dégagée, et rien ne peut m’arrêter : après le cinéma, le
théâtre, je suis au summum de ma carrière ! C’est aujourd’hui ou jamais, ou plutôt
aujourd’hui pour toujours, ce soir, une étoile est née. Star !
On nous fait toutes entrer dans une grande salle de restaurant transformée en salon
théâtre pour l’occasion. Toute la bonne société est venue assister, hilare, à cette opération de
bienfaisance. On nous scotche à chacune un numéro dans le dos, un peu comme les
agriculteurs font avec leurs vaches, sauf que nous, ce n’est pas dans l’oreille qu’on le reçoit.
On nous fait attendre dans une sorte de coulisses improvisées ; pensez, on ne doit pas se
mélanger avec les invités, opération de bienfaisance ou pas, chacun reste à sa place. Je
m’assois dans un coin, et regarde l’heure à l’horloge qui indique quatorze heures. Jusqu’à six
heures, on a dit ?
Mes concurrentes passent les unes après les autres. « Brebis galeuse », la catin du XIII
e qui tire toujours une gueule de six pieds de long à ses clients, est la première à s’élancer. Et
autant le dire : elle est lamentable. Elle bafouille une plainte interminable sur les effets
positifs que le prix espéré apportera à son existence. Pour un peu, on va chialer. Il est 14h 15
quand elle arrête ses jérémiades. Suivante.
La deuxième, je la surnomme affectueusement « Brise d’Anus », la SDF à la gueule si
putride que même lorsqu’elle pète, on croit qu’elle est en train de bailler. Le présentateur
passe vite, l’odeur y étant pour beaucoup. « Suivante », dit-il : l’horloge indique 14 h 30.
Une petite grassouillette se présente alors sur l’estrade. La grande question que tout le
monde se pose est donc la suivante : « va-t-elle réussir à monter les marches ? ». En moimême, je souris : gonflée à bloc, ça fait nourrie, et nourrie, pour un jury, ça sonne recalée.
Elle ne tarde pas à se faire virer : 14 h 50 à l’horloge, un record de promptitude !
Bon, je vais vous passer les détails, cela n’apporte rien, et les réalisateurs coupent
toujours pas mal de scènes au montage. Ce qui compte, c’est l’intrigue, et seulement
l’intrigue. Pour résumer brièvement la qualité des prestations avant moi, j’emploierais un
seul mot : nullissime. Et encore, je suis trop bonne. L’horloge marque 16 h 10, et l’assemblée
baille à s’en décrocher la mâchoire. Ils sont déçus. Très déçus de leur soirée même. Cela a
beau être un pseudo institut de bienfaisance, ce n’est même pas drôle. Ils ne vont pas tarder à
demander à être remboursés. Mais soudain…
Soudain, le présentateur blasé appelle la toute dernière : « Suivante », dit-elle. Et la
« Suivante », c’est moi, la petite Truma. Je remonte alors ma mini-jupe sur mes jambes sales
et boudinés, je vérifie la visibilité de mes cicatrices immondes, et la diva monte sur scène.
« Oh ! s’exclame en cœur l’assemblée, qu’elle est laide ! ». Ravie, je salue mon public. Merci,
Merci, Mesdames et Messieurs., dis-je. Le présentateur s’approche de moi en souriant : il a
flairé la bonne affaire.
-
Bonjour, Madame, comment vous appelez-vous ?
-
Truma.
Rires enflammés de l’assistance repliée dans le noir de la salle.
-
Quel âge avez-vous ?
-
Ben, ça se voit non ? Vingt ans !
Nouveaux rires. Déjà 16h 20.
-
Pourquoi avez-vous voulu participer à ce concours Miss SDF ?
-
Parce que je veux monter à Hollywood, moi, Monsieur, et que je crois que c’est la
meilleure opportunité de carrière que j’ai rencontrée !
Fous rires dans la salle. L’attention est sur moi, j’ai capté la caméra, à présent je crève l’écran.
Pour l’instant, tout roule ! Le présentateur retient un sourire moqueur.
-
Vraiment ? Parlez-nous un peu de vos projets professionnels.
Alors, le présentateur m’interroge sur tout : mon entrée dans la troupe « Clochard SDF », ma
tournée dans toute la France en TGV payé par échelonnements successifs selon les amendes
reçues, mon projet de « Radio Cafard », mes costumes de scène ramassés à la décharge,
l’atelier « couture » avec les putains des quartiers, la chirurgie esthétique faite par autoablation d’une bosse sur l’œil… Tout l’intéresse, il pose sans cesse des questions, intéressé et
avide de renseignements. Et le public me soutient dans mon projet, m’encourage. « Truma,
Truma », hurle-t-il, en délire. Ca fait chaud au cœur, une ambiance aussi relevée. Je salue, on
se prosterne devant moi. 17h06 : le temps passe vite. Je propose au présentateur de faire une
petite tournée d’autographes pour mes nouveaux admirateurs. Il accepte de bon cœur, et me
voici, en plan rapproché, à laisser perler des larmes de bonheur sur la forêt de papier qu’on me
tend. « Envoyez le son, envoyez le son ! » j’ai envie de m’exclamer. C’est fait. Un
gigantesque pet sort de mon postérieur. La foule exulte. « Signature spéciale », je commente.
Il est 17h30, je suis près de tenir le contrat.
-
Eh bien, le jury va se retirer pour délibérer, annonce le présentateur.
Je le fusille du regard.
-
Pas encore, pas encore ! Je ne vous ai pas montré ce que je savais faire, réplique-je,
enjoué
-
Eh bien, eh bien… renchérit-il, vous nous montreriez vos talents ?
Il se tourne alors vers la foule :
-
Vous voulez voir Truma sur scène ?
-
Ouiiiiiii ! répond-t-elle, en chœur.
-
Plus fort ! j’ordonne.
-
Ouiiiiiiiiiiiii !
Je jubile. Et voilà que je leur montre mes plus beaux numéros : imitations du « pow pow pi
dou » de Marilyn Monroe, femmes fatales à la Romy Schneider, et grimaces de Louis de
Funès.
- Cette fois-ci, on doit s’arrêter, me prévient le présentateur en écrasant une larme.
- Pas encore, pas encore, je rugis.
Et c’est reparti pour une imitation de la bête du Gévaudan, suivie d’une reprise d’un tube de
Madonna, et enfin, apothéose finale, le streap-tease en bon uniforme.
-
Alors, qui a gagné ? je lance au public.
-
Truuuuuma ! hurle la foule en délire.
-
Pardon ?
-
Truuuuma !
K.O en règle pour mes concurrentes. Il est 18h16 Mieux que ce que j’avais imaginé. Quand je
vais dire ça à mon Loulou….
Il me faut juste un petit coup de montage, et hop, me voici, ici, devant lui, entre chiens et
loups, quartier des lucioles. Je suis surexcitée, il est souriant :
-
Tu vois, tu vois ? Je lui répète, inlassablement. Ca a marché !
Il sourit.
-
C’est du bon travail Truma. Te voilà donc avec un logement pour un an !
-
Sûr ! Et de l’argent à ne plus savoir quoi en faire !
Il me regarde un moment, amusé, puis fouille dans son sac, et en sort deux grosses liasses de
billets.
-
Voici ta part, 32 000 euros en cash.
-
Combien vous en avez fait ?
-
On n’a eu le temps de passer que dans huit appartements. Pour le neuvième, il aurait
fallu que tu fasses encore mieux, ma caille. Allez, au plaisir de faire affaire avec toi ! »
Il me lance un clin d’œil qui me fait passer un peu de son bleu délavé dans le corps, et je reste
un moment seule à humer l’air frais du soir.
Le cinéma, c’est bien, mais la réalité, c’est mieux. On ne va quand-même pas pleurer pour ces
nantis…