Caravage - Salina 2011

Transcription

Caravage - Salina 2011
Colloquium on Violence & Religion
Baldine Saint Girons
Cover Conference
Disorder/ Order in History and Politics
Salina, June 15-18 2011
LA NATIVITÉ DU CARAVAGE : UNE TRIPLE ÉNIGME
La Natività du Caravage con santi Lorenzo e Francesco (1609) a été choisie moins pour
illustrer le thème du présent colloque, que pour lui servir d’emblème, de problème ou de
memento énigmatique (ill. 1). Il est temps, en effet, de mettre en évidence
« il potere rappresentativo e cognitivo che il Cristianesimo ha liberato e tradotto in modi
imprevedibili », comme l’écrivait Maria Stella Barberi. Si elle s’est alors adressée à moi pour
parler de ce tableau, ce n’est ni comme spécialiste de la pensée de René Girard, ni comme
historienne d’art professionnelle, bien que, toute ma vie, je me sois efforcée d’emprunter
résultats et méthodes à une approche scientifique de l’art. Maria Stella Barberi s’est adressée
à moi comme philosophe du sublime et de la nuit, soucieuse de comprendre les rapports du
sublime au tragique, à la maîtrise de soi, à l’art de la nature et à l’art humain, en même temps
que leurs vicissitudes à travers les âges. Mes recherches ont, en effet, porté sur le sens
qu’avait historiquement pris la critique des idées claires et distinctes ; et j’ai essayé de
comprendre comment l’assomption des « risques de l’obscurité » était inhérente à la
recherche – toujours mal finalisée et proprement aventureuse – du sublime.
Qu’est-ce que rechercher le sublime sinon se préparer à son passage – toujours
imprévisible comme tel –, s’y rendre disponible, afin de non seulement l’admettre, mais de le
reconnaître lors de son éphémère fulguration ? Ainsi ai-je publié un livre, aujourd’hui traduit
en italien aux edizioni di Passagio, sur Les Marges de la nuit – Pour une autre histoire de la
peinture. Caravage y joue un rôle essentiel de par un choix décisif, qui a infléchi et même
bouleversé non seulement le cours de l’histoire picturale européenne, mais, à mon sens, celui
de la pensée dans son ensemble. Cela en liaison avec la philosophie de Giordano Bruno, de
Galilée ou de Campanella qu’il connaissait grâce à son mécène, le cardinal del Monte,
d’ailleurs frère du mathématicien Guidubaldo. Je renvoie sur ce sujet aux travaux essentiels
de Nuccio Ordine et à ceux, tout récents, d’Anna Maria Panzera. Ce choix fondamental qui a
orienté toute la dernière peinture du Caravage, c’est le choix de la nuit
Mais pourquoi, entre tous les chefs d’œuvre du Caravage en Sicile, choisir précisément la
Natività con santi de Palerme? Un tableau qu’on ne pouvait voir que sous la forme d’une
copie à la grande exposition de Naples, puis de Londres 2004, Caravaggio – L’ultimo tempo
(1606-1610) : sans doute une copie du début du XVIIe siècle et de Paolo Geraci, mais une
copie tout de même.
Il me semble devoir rapporter ce choix à trois types d’énigme : celle de la disparition du
tableau, celle de la vie et de la mort de Caravage, et celle de son invention qui constitue un
véritable hapax dans l’histoire de l’art à un triple titre. Pourquoi la Vierge est-elle
profondément assoupie, tassée sur elle-même, livrée à la force victorieuse de la gravitation ?
2
Pourquoi l’enfant Jésus est-il exposé, entièrement nu, allongé à même le sol dans un puissant
raccourci, qui évoque non seulement celui du Christ mort de Mantegna, mais un petit cadavre
tout juste peint par Caravage à Syracuse : celui de sainte Lucie ? Pourquoi, enfin, ces jambes
étrangement nues, suréclairées et bizarrement pliées de saint Joseph qui tourne le dos au
spectateur, au premier rang, à droite ? Il y a là une citation d’un célèbre tableau de Giorgione
que les contemporains devaient aussitôt reconnaître, mais dont il n’est pas facile de
comprendre le sens exact.
Ordre ou désordre ? Les deux saints – malgré l’anachronisme – incarnent l’ordre
nouveau de la contemplation laïque et de la véritable dévotion ; mais que se passe-t-il avec la
sainte Famille, la Trinité terrestre, pourrait-on dire ? Rien ne fonctionnerait-il plus entre cette
mère épuisée par l’accouchement, cet enfant sans maillot, conçu comme un gisant, et ce tout
jeune saint Joseph qui semble s’extasier d’une paternité d’emprunt, sans se soucier de sa
progéniture autrement qu’en la montrant du doigt ? Serait-ce l’absence de lien – un certain
désordre – qui permettrait l’émergence de la sainteté face à un ordre utopique ou barbare ?
L’ordre saint des dévots plongés dans la contemplation et l’ordre barbare des envoyés
d’Hérode, portant le fer sur tous les enfants âgés de moins de deux ans, perpétrant ainsi le
grand massacre des innocents, auquel l’enfant Jésus n’échappa que de justesse, mais dont le
souvenir semble réactivé par sa chétive et obscure silhouette, reléguée sur un morceau de
linge blanc – possible linceul – simplement jeté sur quelques brins de paille.
L’énigme d’une disparition
Mais commençons par le commencement. L’œuvre était exposée sur l’autel principal de
l’oratoire franciscain de San Lorenzo à Palerme (ill. 2) depuis 1609, date de son exécution
par Caravage juste avant son départ pour Naples et sa mort à Porto Ercole. Elle y resta
jusqu’en 1969, moment auquel elle disparut. Le tableau vit-il encore ? « Vit », tel est le terme
juste, car, si on peut se souvenir d’un mort et l’appréhender autrement qu’un vivant, reste que
la présence comporte des effets sui generis. Qu’est-ce donc que se rapporter à une œuvre sans
savoir si elle est effectivement détruite ou bien si elle subsiste quelque part ?
Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1969, des voleurs entrèrent dans l’Oratoire et
s’emparèrent de la toile. L’émotion fut à son comble et ne cessa pas. Trois pistes successives
furent ouvertes par les « collaborateurs de la justice », les fameux repentis, pentiti.
Lors du procès Andreotti, en 1996, Francesco Marino Mannoia qui appartenait à la
famille mafieuse des Bontade, raconta que la toile avait été ôtée de son cadre avec une lame
de rasoir et roulée pour le transport. Ces opérations l’auraient tellement abîmée que son
acquisiteur se serait mis à pleurer devant de désastre. Mannoia prétendait que le tableau avait
été alors détruit (brûlé, puis jeté dans un fleuve), car considéré comme désormais invendable.
Mais, comme l’affirme Giulia Grassi, « Che la mafia possa aver fatto distruggere un
Caravaggio, per quanto rovinato, pare incredibile ».
La version d’un second pentito, Giovanni Brusca, semble davantage digne de foi.
Profitant des lois antimafieuses qui suivirent les morts de Falcone et de Borsellino en 1992,
la mafia aurait cherché à traiter avec l’État italien et voulu lui restituer la toile du Caravage
parmi d’autres œuvres d’art. Mais les tractations n’aboutirent malheureusement pas.
3
Il y a quelques années, un troisième pentito, Salvatore Cangemi, déclara que le tableau
était encore en possession de la mafia qui l’exposait, lors de ses réunions au sommet, comme
symbole accompli de son pouvoir. Par une ironie majestueuse du sort, le tableau d’un fuyard
et d’un désespéré, convoité et ravi par de véritables amateurs, trônerait avec une constance
déroutante, dans les conseils supérieurs de la mafia.
Rien ne vient cependant confirmer ces propos de couleur proprement romanesque (la
couleur de la vérité, selon Girard). La question de l’existence du tableau reste entière et
entretient, intact, notre désir mimétique de le voir de nos yeux propres. Rappelons d’ailleurs
qu’il se trouvait en état de parfaite conservation et n’eut à subir qu’une légère restauration en
1951 par l’Istituto Centrale di Restauro de Rome. Mais impossible pour nous de l’étudier
aujourd’hui autrement que d’après d’anciennes photographies ou d’après des copies, comme
celle de Geraci déjà mentionnée.
Il faut ici insister sur un fait : c’était autrefois l’excellence de la copie (gravée ou
peinte) qui entretenait le désir de certains tableaux – devenus par là même mythiques;
aujourd’hui, pareille tâche revient essentiellement à la photographie qui entretient l’illusion
du partageable. On sait que la présence d’une œuvre, son aura, peut devenir écrasante :
impossible de s’en abstraire. À cet égard, la photographie d’une œuvre dont on ignore le
destin actuel n’est pas une photographie comme les autres : elle occupe une fonction à part,
proprement énigmatique, suscitant une véritable nostalgie de l’œuvre ; et, loin de faire
disparaître son aura, elle contribue à l’augmenter.
L’énigme « Caravage »
Rien de plus troublant que la vie du Caravage, peintre assassin et maudit. Qu’il eut le
sang chaud, aima les prostituées et les très jeunes gens, fut prompt à la défense et à l’attaque
physique, qu’il s’oublia même jusqu’à tuer, ce sont des faits avérés Mais, pourtant, ses
tableaux nous disent tout autre chose : Caravage ne cesse de méditer sur l’élection, le martyre,
la palingénésie, le sacrifice de soi. Et nulle autre peinture, à part celle de Rembrandt ou de van
Gogh, ne respire autant la charité : une charité obtenue au sommet de l’attention, dans le
risque de l’impossible, fondée sur le crédit fait aux petites gens, aux êtres sales et démunis,
aux errants qui cherchent leur salut. La beauté ne suffit pas chez Caravage : c’est l’aventure
humaine qui le concerne au plus haut chef et qu’il essaie de traduire avec une rage tempérée
par l’obstination de comprendre. Que la peinture soit vérace, qu’elle module le cri, d’ordinaire
inécouté, des humbles et des déshérités, voilà ce qu’il nous enseigne et qui ressemble bien à
une philosophie.
Caravage jouit, peu après son arrivée à Rome, de la protection du cardinal del Monte et
fut mentionné, dès 1597, comme « celeberrimo pittore ». Ses toiles ne furent sans doute pas
aussi refusées qu’on l’a dit : c’est lui-même qui souvent voulut les remanier. Le prestige dont
il bénéficia fut considérable, malgré l’aura de scandale qui l’enveloppa, et dura au moins une
dizaine d’années après sa mort. Les sévères jugements de Baglione ou ceux de Malvasia,
rapportant que « l’Albane ne tolérait pas qu’on imitât Caravage, voyant que sa manière
menait à l’abîme et à la ruine l’art très noble et très sublime de la Peinture », remontent à
4
16421 et à 16782 . Et les propos négatifs de Poussin, accusant Caravage d’être « venu au
monde pour détruire la peinture », sont rapportés par Félibien seulement en 16663.
Une malédiction pèse sur les peintres de la nuit. Que le XVIIe siècle soit « l’âge d’or du
nocturne », pour reprendre la belle caractérisation oxymorique de Paulette Choné, cela n’a pas
été perçu d’emblée et cela n’a pas été perçu positivement. Caravage ne fut redécouvert qu’au
début du XXe siècle par Robert Longhi et Roger Fry ; et ce n’est que depuis une trentaine
d’années qu’il s’est véritablement imposé ; Elsheimer (installé à Rome où il mourut à vingthuit ans) fut longtemps ignoré du grand public ; La Tour dut atteindre l’exposition des
Peintres de la réalité en 1934 pour sortir d’un total oubli ; et Rembrandt n’eut, avant le XXe
siècle, de véritable renommée que comme graveur.
De tous ces peintres, c’est Caravage qui cristallisa le plus d’inquiétudes : on lui reprocha
de s’être asservi à la nature la plus vulgaire et d’avoir dramatisé son clair-obscur par un goût
extravagant des atmosphères confinées et des lumières violentes. De fait, il aimait à peindre
dans un atelier aux parois sombres et sous un éclairage zénithal4 et prétendait tendre vers une
« magie naturelle » : expression que Giacomo della Porta avait rendue célèbre en intitulant
ainsi son traité sur les lentilles, la chambre noire et la lanterne magique. Avec lui, la peinture
expérimentait des jeux optiques rares et étranges ; et elle semblait se livrer à un jeu
douloureux avec sa propre disparition : les signes se brouillaient et la possibilité même d’une
« lecture » du tableau était mise en cause.
Comment Poussin put-il dire que Caravage était « venu au monde pour détruire la
peinture » ? On ne comprend pas cette formule, ou plutôt on la comprend trop bien : c’en était
fini d’une certaine bonne conscience picturale ; la peinture elle-même était remise en cause.
Caravage apparaît, en effet, comme un chercheur infatigable, un sondeur de mystère, un héros
des marges. On l’a accusé de vulgarité et de pauvreté spirituelle. Mais Caravage déteste la
fausse distinction, style le chevalier d’Arpin ; et il triche le moins possible. Point de scènes de
genre chez lui, mais des interrogations passionnées menées avec l’aide de la nuit.
Pour le montrer, il faut accepter de se soumettre à la nuit qui envahit la moitié de la toile
dans les tableaux de Sicile et joue un rôle de révélateur en permettant d’admirables
condensations. Le martyr reprend son sens étymologique de « témoin », cependant que les
miracles de la Nativité et de la Résurrection se répondent. Le thème du sacrifice de soi
prédomine.
L’avènement du « sublime d’en bas » : Caravage en Sicile
28 mai 1605 : le destin de Caravage bascule lors d’une bagarre dans une partie de paume
au Campo Marzio. Caravage tue l’un des joueurs et se trouve contraint de quitter Rome. Sur
1
. «Anzi preso alcuni si stima, haver esso rovinato la pittura», Le Vite de’ pittori, scultori e architetti, 1642,
Rome, Calzone editore, p. 137
2
. Malvasia, La Felsina Pittrice, 1678, citée dans « La fortune critique du Caravage » dans Tout l’œuvre
peint de Caravage, Rome, Flammarion, 1967, Les Classiques de l’art, p. 11.
3
. Félibien, Sixième Entretien, Entretiens, tome III, Trévoux, 1725, p. 194.
4
. Voir Roberto Longhi, Caravaggio, Rome, Editori Riuniti, 1982.
5
la route de l’exil, il reçoit un accueil glorieux à Naples, puis à Malte où on l’adoube
chevalier : une gravure de Bellori, datant de 1672, le montre la poitrine ornée de la grande
croix blanche à huit pointes. Le crime qu’il avait commis à Rome finit-il par arriver aux
oreilles du Grand Maître, Alof de Wignacourt, dont il fit l’admirable portrait, aujourd’hui au
Louvre ? Toujours est-il que Caravage se trouve jeté au cachot. Il bénéficie, pourtant, de
complicités qui permettent son évasion en Sicile et, ensuite, en Campanie. Mais la mort le
rattrape sous forme de malaria : il meurt dans l’abandon, sur une plage du Latium, sans même
savoir que le Pape lui avait accordé sa grâce.
Au milieu des dangers, les commandes subsistent et les chefs d’œuvre se multiplient.
Examinons deux d’entre eux avant la Nativité de Palerme, car ils nous semblent former un
ensemble d’une grande cohérence : L’Enterrement de sainte Lucie à Syracuse, et la première
Nativité, celle de Messine, habituellement appelée L’Adoration des bergers.
I. L’Enterrement de sainte Lucie (ill. 3) mêle le souvenir des Catacombes, où fut
suppliciée et enterrée la sainte patronne de Syracuse, à celui des Latomies dont l’une fut
baptisée par Caravage « l’oreille de Denys ». Un mur sinistre, tel celui d’une prison sert de
cadre non plus au supplice, mais à la lamentation. Les deux fossoyeurs, au premier plan,
resserrent le cadre, tels des portants de théâtre.
a) Pour comprendre la composition, regardons deux gravures : celles de Politi en 1797 et
celle d’un voyageur anonyme de 1835 (ill. 4)5 . On y comprend mieux la description que fait
Bellori du tableau et son allusion à l’évêque : « Arrivé à Syracuse, Caravage peignit le tableau
pour l’église Santa Lucia qui est sur la rive : il fit la sainte morte, avec l’évêque qui la bénit et
il y a deux personnages qui creusent la terre pour l’ensevelir ». On voit mieux l’évêque dont
la mitre et la crosse saillent au-dessus de la ligne ascendante des têtes, et dont la main
bénissante s’élève curieusement entre deux visages. Et on remarque davantage l’armure noire
du soldat de l’extrême droite, dont le bras traverse le tableau à l’horizontale, juste au-dessus
du fossoyeur, dans un geste de désignation, verrouillant l’espace, qui évoque celui de Jésus
dans la Vocation de saint Mathieu et dans la Résurrection de Lazare, mais aussi celui de
l’arrestateur dans L’Arrestation du Christ (ill. 5, 6, 7 et 8). La figure de saint Pierre est une
adjonction tardive dans la Vocation de saint Mathieu qui vient sans doute masquer ce que le
geste du bras aurait de trop impératif et de trop solitaire ; dans la Résurrection de Lazare, le
bras de Jésus fait surgir des têtes coupées, dont celles du Caravage, à droite.
b) L’attention est d’abord attirée vers le corps très menu, allongé à terre, de la sainte, dont
frappe l’admirable raccourci du bras droit (ill.9), et vers le jeune diacre qui se dresse derrière
elle. La disposition très originale est en forme de T renversé.
On notera le faible modelé du visage de la vierge, la lumière rasante, venue de la droite,
qui éclaire le bas du menton, la lèvre supérieure et les paupières. Seul le haut du corps est
visible, projeté à une grande distance de nous, grâce au bras comme emmailloté qui nous
obsède. Rappelons le supplice subi par la sainte, tel que le décrit Jacques de Voragine : le
5
. Voir Gioacchino Barbera e Donatella Spagnolo, « Dal Seppllimento di santa Lucia alle Storie della
Passione : note sul soggiorno del Caravagio a Siracusa e Messina » dans Caravaggio –L’ultimo tempo, Naples,
Electa, 2004, p. 83.
6
consul Pascasius la livra aux débauchés ; mais « quand on voulut la traîner, le Saint-Esprit la
rendit immobile et si lourde qu’on ne put lui faire exécuter aucun mouvement ». Mille
hommes n’y suffirent pas, mille bœufs y échouèrent et les magiciens, eux-mêmes, se
montrèrent impuissants. On l’inonda alors d’urine, puis on jeta sur elle de l’huile bouillante
mêlée de poix et de résine. Rien n’y fit. Aussi lui enfonça-t-on une épée dans la gorge.
Caravage masqua le corps profané et souda à lui la tête qu’il avait d’abord détachée ; et il
inscrivit sur le col le sillon rouge de la plaie. Comparons cette morte à la Vierge du Louvre
(ill. 10), reposant, certes, sur un lit, mais dans une position presque symétrique de la sainte
Lucie. L’écartement du bras a été retravaillé : la saillie de l’épaule dénudée et le mouvement
de pronation remplacent l’abandon du bras vêtu de rouge et de la main qui tombe. Dans les
deux cas, un grand naturalisme et une absence d’idéalisation, dont on sait combien elle
choqua dans le cas de La Mort de la Vierge.
c) Le diacre est de beaucoup la figure la plus saillante après la Vierge. L’étole rouge qui
entoure son cou ressemble au ruisseau de sang qui saille de la blessure de saint Jean Baptiste
et fait très directement écho à la plaie de sainte Lucie.
Il baisse les yeux et retourne violemment ses doigts entrelacés, à l’instar du Christ de
L’Arrestation (ill.11), qui subit le baiser de Judas : « Quoi ! Judas, vous trahissez le Fils de
l’homme par un baiser ? » (Luc XXII, 48). On retrouve ces mains tordues dans un Compianto
du sculpteur émilien, Guido Mazzoni, à Busseto6.
d) Quant à la vieille femme éplorée qui porte ses mains à ses joues, cette iconographie
est, elle aussi, très originale. C’est un écho retravaillé de la servante affligée de La
Décollation (ill. 12, 13, 14) qui semblait se boucher les oreilles, tout en fermant les yeux. Ici,
la vieille femme écrase ses joues, les yeux ouverts et égarés, prosternée vers sa fille – cette
fille qui, selon Jacques de Voragine, aurait obtenu pour elle de sainte Agathe le miracle d’une
guérison de ses hémorragies incessantes. Le sang, toujours.
e) D’autres figures retiennent notre attention (ill. 15) : la femme, à droite du diacre, qui
appuie son visage sur ses mains jointes dans un geste assez voisin de celui du saint Jean dans
le Compianto de Niccolo dell’Arca à Santa Maria della Vita de Bologne, et ces têtes qui
surgissent comme coupées par le brassal du soldat et par la courbe que forment le dos et la
tête du fossoyeur de droite. Si les personnages du milieu n’utilisent pas leurs yeux de chair
pour regarder la sainte qui semble déjà évanescente, l’évêque, dont la main levée s’insère
parmi les têtes, dirige son regard vers elle, tout comme le soldat qui donne les ordres.
d) Que de figures sur cette toile ! Et, pourtant, Caravage réussit à nous donner le
sentiment de leur écrasement par le vide. C’est qu’elles n’occupent qu’un tiers de la toile : le
cadre les domine, mais un cadre vertical qui n’a plus rien de paysagé. Ses modulations jaune,
brun et or, évoquent la montagne à la fois par leur caractère terreux et leur façon de bloquer
l’horizon, suggérant ainsi l’idée d’un « verticon » plus que d’un horizon.
De loin, nous avons presque affaire à un monochrome. Trois couleurs dominent : le
rouge-sang de l’étole du diacre, la lumière crème qui, partie de la droite et de la mitre de
l’évêque, éclaire les visages, le haut du corps de la sainte et les puissantes anatomies des
fossoyeurs. Mais il y a aussi le noir qui se concentre autour du soldat et de son bras levé, du
6
. Voir Il compianto sul Christo morto (Nicolo dell’Arca, Guido Mazzoni et Vincenzo Onofri), catalogue
de l’exposition de Bologne à Santa Maria della vita, 1996.
7
diacre et de la pleureuse de gauche, formant comme un grand ruisseau étincelant au-dessus du
corps de la Vierge. Les pelles des fossoyeurs, si l’on en croit la gravure, devaient être, elles
aussi, très sombres et former sur le devant du tableau de sinistres repères.
Si nous revenons maintenant à la construction générale en T renversé, comparons
rapidement la toile de Caravage avec la pala d’altare que Sebastiano del Piombo réalisa en
1512-1515 à partir d’un carton de Michel-Ange et que Caravage dut connaître (ill. 16). La
Croix a disparu ; mais elle est évoquée par la disposition de la Vierge et du Christ. Marie ne
défaille plus aux pieds de Jésus : elle occupe le centre de l’espace, dont elle dessine par un
fort contrapposto les différentes directions. Mieux : elle lévite dans le paysage nocturne avec
lequel elle fusionne. Ici, point de monumentalité des figures isolées, point de véritable
paysage. Mais le même contraste entre le mort couché sur le sol et un ou des êtres vivants qui
méditent son supplice.
Chez Caravage, la perspective se montre très savante avec la construction d’ellipses
(supposant sans doute l’utilisation d’appareils optiques) et le dégagement des différents plans.
Mais la nuit de l’âme rend la nuit cosmique inutile. Nous sommes dans l’enfermement d’une
terrible tristesse, dont sauve pourtant l’extraordinaire pouvoir esthétique de la peinture. Artiste
d’une haute spiritualité, Caravage nous fait sans cesse méditer sur les rapports entre vision
externe et vision interne. La nuit devient alors l’opérateur privilégié d’une conversion de
l’âme, d’un mouvement de dénuement et de retour à l’essentiel.
A ce tableau de deuil, opposons, cependant, la Nativité de Messine (ill. 17), où vibre de
nouveau un peu d’espoir.
II. Cette Adoration des bergers, comme on l’appelle, constitue une des plus profondes
méditations sur le mystère de la Nativité comme mystère profane autant que divin. Je renvoie
bien sûr au catalogue du musée de Messine, conçu par Vittorio Sgarbi, qui met en regard de
cette Nativité celle de Rubens, peinte en 1608 et aujourd’hui à Fermo : « Se Rubens avesse
visto la Natività del Caravaggio, avrebbe capito il suo errore, avrebbe capito che il suo
straordinario dipinto era troppo festoso, moto lontano dalla verità di quelle notte »7
La Vierge est à même le sol (humus), selon la tradition des Madones nordiques de
l’humilité (ill. 18). Elle serre l’enfant Jésus contre elle, comme s’il avait à peine quitté son
corps et faisait toujours partie d’elle-même.
Seul Mantegna, avant Caravage, avait montré la Vierge et son enfant soudés en un même
bloc. Dans un dessin de l’Albertina8 , les chairs se fondent, les joues se couchent l’une sur
l’autre. Les longues mains enserrent le nourrisson, avec ce geste inoubliable des pouces dont
les ongles se pressent l’un contre l’autre. Amour ou carcan ? Maternité ou Pietà ? La pesanteur
du corps et des draperies, mais aussi leur saisissant relief, donnent à la solitude un aspect
définitif. La clôture est totale.
Nul regard vers le dehors dans la Vierge du Caravage : une concentration absolue, et en
même temps la grâce extrême de la posture, du geste de ses deux bras et de sa joue tendue
7
8.
.Vittorio Sgarbi, Rubens vede Caravaggio, Musée de Messine, 2009, p. 19.
Vierge à l’enfant, Vienne, Albertina, coll. graphique.
8
vers le visage de l’enfant. La Vierge se trouve si bien logée dans une forme ovale, qu’on
pense à la laïcisation des mandorles de la peinture ou de la mosaïque byzantine.
La lumière vient d’en bas et de la gauche : elle éclaire le linge blanc de la nature morte,
le visage de la Vierge et frappe de plein fouet le rideau compact des bergers, dégageant au
centre une épaule volumineuse et un genou
Ces grands bergers, bruns et rouges, regardent la Vierge et l’admirent. Entre elle et eux,
le manteau noir trace une ligne de démarcation infranchissable. Les trois quarts du tableau
sont dans l’ombre. Le rouge n’est plus celui du sang, mais de l’amour ou du respect ; le noir
marque comme dans la sainte Lucie la limite. Ce que Caravage éclaire d’or, de crème et de
rouge, c’est cet agenouillement soudain d’hommes dans la force de l’âge devant une femme
simple et tendre, préoccupée de son seul nouveau-né. Une admirable nature morte au panier,
occupe le coin inférieur gauche : nature morte de pauvres.
« Le sublime est en bas », comme le dit Victor Hugo9 : c’est ce qu’on est forcé de penser
en regardant la sainte Lucie et la première Nativité du Caravage. Sublime au ras du sol : du
martyr renversé, de la sainte suppliciée, de la Vierge se pressant contre son nouveau-né.
Sublime à la limite de la visibilité : nous nous sentons déroutés et engagés dans une aventure
dont l’œil n’est plus maître.
Placer le sublime en bas, c’est refuser de fuir dans la transcendance et affirmer que le
sublime s’inscrit dans le cours du monde. Il s’agit de communiquer sur nos solitudes et de
construire ensemble un lien substantiel, un lien musaïque. Pour ce faire, il nous faut nous
méfier des clartés prématurées, éprouver les valeurs complexes, obscures et confuses de la
nuit, comprendre à la fois la perspective et son écrasement.
La triple énigme de la Natività de Palerme (ill. 19)
C’est dans pareille perspective qu’il faut comprendre la seconde Nativité de Palerme et
tenter d’entrer dans le monde énigmatique qu’elle nous ouvre. La jeune et sublime Mère ne
presse plus sa joue contre celle de son enfant ; elle s’est livrée, encore assise, harassée de
fatigue, oublieuse de tout, à un pesant sommeil qui affaisse son corps et le tasse sur le sol,
au lieu de l’élever élégamment vers le ciel : comment lui serait-il possible, du moins dans
l’immédiat, d’entonner un chant d’action de grâces ?
Pour qui connaît la peinture du Caravage, impossible de ne pas songer à l’étonnante
Madeleine assoupie de la Galeria Doria Pamphili (ill. 20), recroquevillée sur elle-même, la
tête fléchie et les mains croisées sur le ventre, assise sur une chaise très basse et observée
d’un point de vue plongeant ; on pense aussi à la Madone du Repos pendant la fuite en
Égypte (ill. 21), dont la joue penchée repose si délicieusement sur le sommet de la tête de
l’enfant Jésus. Le modèle aurait été dans les deux cas la courtisane Anna Bianchini.
Pourquoi ce choix du sommeil ou d’un état apparenté au sommeil ? L’absorption d’un
être en lui-même et son autosuffisance narcissique atteignent alors leur plus haut degré.
L’endormi se retire du monde qui est le mien. Où donc existe-t-il ? Sous quelle forme son
moi peut-il subsister ? Le conte de La belle au bois dormant emblématise la stupéfaction qui
nous saisit devant l’endormissement d’autrui et le désir brûlant qui parfois nous taraude de
l’éveiller. Car la communication pourrait bien être rompue et la crainte du sommeil de
9 . Victor Hugo, Les Contemplations, 1856, II, V, 26, « Les Malheureux », éd. P. Albouy, Poésie /
l’autre
s’apparente à celle du rejet et de la mort. Dans la Nativité de Messine, la Vierge ne
Gallimard,
1943,
291.
me semble
pasp.endormie.
Les regards qui pèsent sur elle lui restent sensibles et augmentent
peut-être son sentiment de solitude. Elle baisse seulement les paupières vers son enfant,
9
C’est dans pareille perspective qu’il faut comprendre la seconde Nativité de Palerme et
tenter d’entrer dans le monde énigmatique qu’elle nous ouvre. La jeune et sublime Mère ne
presse plus sa joue contre celle de son enfant ; elle s’est livrée, encore assise, harassée de
fatigue, oublieuse de tout, à un pesant sommeil qui affaisse son corps et le tasse sur le sol,
au lieu de l’élever élégamment vers le ciel : comment lui serait-il possible, du moins dans
l’immédiat, d’entonner un chant d’action de grâces ?
Pour qui connaît la peinture du Caravage, impossible de ne pas songer à l’étonnante
Madeleine assoupie de la Galeria Doria Pamphili (ill. 20), recroquevillée sur elle-même, la
tête fléchie et les mains croisées sur le ventre, assise sur une chaise très basse et observée
d’un point de vue plongeant ; on pense aussi à la Madone du Repos pendant la fuite en
Égypte (ill. 21), dont la joue penchée repose si délicieusement sur le sommet de la tête de
l’enfant Jésus. Le modèle aurait été dans les deux cas la courtisane Anna Bianchini.
Pourquoi ce choix du sommeil ou d’un état apparenté au sommeil ? L’absorption d’un
être en lui-même et son autosuffisance narcissique atteignent alors leur plus haut degré.
L’endormi se retire du monde qui est le mien. Où donc existe-t-il ? Sous quelle forme son
moi peut-il subsister ? Le conte de La belle au bois dormant emblématise la stupéfaction qui
nous saisit devant l’endormissement d’autrui et le désir brûlant qui parfois nous taraude de
l’éveiller. Car la communication pourrait bien être rompue et la crainte du sommeil de
l’autre s’apparente à celle du rejet et de la mort. Dans la Nativité de Messine, la Vierge ne
me semble pas endormie. Les regards qui pèsent sur elle lui restent sensibles et augmentent
peut-être son sentiment de solitude. Elle baisse seulement les paupières vers son enfant,
qu’elle tient tendrement au plus près de son corps. La Nativité de Palerme, elle, a beau être
très peuplée : personne ne regarde la Vierge, qui est à la fois absentée de l’événement et plus
présente que jamais dans cette absence.
La seconde énigme concerne l’enfant Jésus. Pourquoi n’est-il pas dans les bras de sa
mère ou sur ses genoux ? Songeons à la Vierge sur un trône adorant l’Enfant de Giovanni
Bellini (circa 1480-1485) (ill. 22), dont le corps endormi pèse lourdement sur ses cuisses,
cependant que le bras droit s’abandonne au vide : impossible de ne pas y voir l’anticipation
du cadavre divin. Situé en face de ce tableau dans une petite salle de l’Accademia, à Venise,
le corps du Christ défunt s’étire sur les genoux de sa mère qui peine à maintenir sa tête et
ses genoux entre ses bras largement écartés (ill. 23). Impressionné par le diptyque que
forment ces deux tableaux, j’attribuerai volontiers à Marie la pensée que lui prête saint
Bernardin de Sienne : « Elle croit que les jours de Bethléem sont revenus : elle se figure
qu’il est endormi, elle le berce sur sa poitrine, et le suaire où elle l’enveloppe, elle imagine
que ce sont des langes ». La mort semble une naissance négative et la Pietà porte encore
contre elle le cadavre de son fils. Inversement, chez Caravage, la naissance est une mort
négative et l’enfant repose sur le sol, comme il le fera au moment de sa mort.
Ce petit Jésus, à plat sur le sol, nu et guère avenant, rappelle, comme je l’ai déjà dit, les
jeunes enfants qu’Hérode fit immolés pour préserver sa gloire. Pourquoi tant de Massacres
.
des saints innocents dans l’histoire de la peinture ? Quoi qu’il en soit, ce bambin nu, sombre
et couché, évoque très directement L’amour endormi, peint en 1608, à la fin du séjour à
Malte (ill. 25) – tableau stupéfiant, célébré dès l’époque de sa création, mais qui continue à
choquer par sa laideur et son caractère morbide. Un médecin, Espinel, analysa en 1994 les
graves symptômes présentés par l’enfant : jaunisse visible sur la peau, œdème de la joue,
cyanisation des lèvres, gonflement de l’abdomen. Le modèle du Caravage devait souffrir
d’une arthrite rhumatoïde juvénile en phase finale, si bien qu’il aurait été soit moribond,
soit déjà mort.
Un « réalisme » aussi puissant n’empêchait pourtant pas le tableau du Caravage de
susciter la plus vive admiration. Il avait été commandé par le chevalier de Malte, Francesco
10
11