М. Тиджет Беджая, Алжир M. Tidjet Bejaia, Algérie M. Tidjet Bejaia
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Сопоставительная лингвистика 2016, №5 87 УДК 811.133.1’373:811.41’373 ББК Ш147.11-3+Ш161-3+Ш104 М. Тиджет Беджая, Алжир M. Tidjet Bejaia, Algérie ОЧЕРК СОПОСТАВИТЕЛЬНОГО ИССЛЕДОВАНИЯ: КАБИЛЬСКИЙ И ФРАНЦУЗСКИЙ ЯЗЫК Сведения об авторе: Мустафа Тиджет, доктор лингвистики, доцент, Факультет филологии, Департамент языка и культуры амизиг,Университет А. Мира Беджая. Адрес: Университет А. Мира Беджая, кампус Абудау, 06000, Беджая, Алжир; e-mail: [email protected]. EBAUCHE D’UNE ETUDE CONTRASTIVE : SYNTAGMES KABYLE ET FRANÇAIS RÉSUMÉ. La traduction favorise l’enrichissement des langues minoritaires et leur développement. Les traducteurs doivent prendre les précautions nécessaires pour éviter les calques syntaxiques qui, s’ils sont trop nombreux, peuvent conduire à l’altération de la langue qu’on voulait sauvegarder. Entre autres précautions, il est impératif de maîtriser les structures syntaxiques des deux langues, surtout leurs différences, ainsi que les nuances qui peuvent être portées par chacune d’elles. Nous avons donc passé en revue, successivement, les structures des phrases, le recours à des types différents de verbes (transitifs versus intransitifs) pour rendre des réalités semblables et la nature des verbes, qui sont majoritairement temporels dans la langue de Molière alors qu’ils sont aspectuels en tamazight. Il est également nécessaire de maîtriser les différents éléments culturels qui peuvent s’y insinuer, c’est pourquoi la connaissance des expressions figées, des idiotismes, etc., est indispensable. Détecter et comprendre les différences entre les syntagmes des deux langues est un préalable pour réussir une traduction. MOTS-CLÉS: traductologie, stylistique comparée, syntaxe, linguistique amazighe. Auteur: Mustapha Tidjet, Docteur en sciences du langage, Maître de Conférences, Faculté des Lettres et des Langues, Département de Langue et Culture Amazighes, Université A. Mira de Bejaia; adresse:Université A. Mira de Bejaia, Campus Aboudaou, 06000, Bejaia, Algérie; e-mail : [email protected]. M. Tidjet Bejaia, Algeria OUTLINE OF A CONTRASTIVE STUDY: KABYLE AND FRENCH PHRASES ABSTRACT. The enrichment and development of minority languages is by translation. Nevertheless, translators have to take some cautions to avoid the syntactic calques, which could lead to some modifications in the language that we want to save, if they are numerous. Among others cautions, it is compulsory to master the syntactic structures of both languages, in particular differences and nuances contained in each one. We have therefore reviewed, successively, sentences structures, the use of different types of verbs (transitive vs. intransitive) to make similar realities and, at the last, nature of verbs, which are mostly temporal in Molière language so that they are aspectual in Tamazight. It is also necessary to master the different cultural elements which could be insinuated. This is why the knowledge of the common collocations and idioms is essential. Detect and understand the differences between the phrases of the two languages is a prerequisite for successful translation. KEYWORDS: translation studies, comparative stylistics, syntax, amazigh linguistics. About the author: Mustapha Tidjet, Doctor of language sciences, Associate professor; Département de Langue et Culture Amazighes, Faculté des Lettres et des Langues, Université A. Mira de Bejaia; address:Université A. Mira de Bejaia, Campus Aboudaou, 06000, Bejaia, Algérie. Depuis près de deux siècles que le français et la langue amazighe sont en contact permanent. Durant la période © Тиджет М., 2016 coloniale on s’était attelé à traduire tout ce qui était formalisé dans la langue amazighe (les contes, les proverbes, Сопоставительная лингвистика 2016, №5 toute la poésie traditionnelle, mise à mot-à-mot utilisée. C’est à cette méthode l’écrit des différentes coutumes …), cette qu’ont recours les journalistes en œuvre initiée par des français s’est général, mais elle apparaît encore plus poursuivie après l’indépendance par des dans les articles de la presse écrite). Le autochtones. De nos jours, on continue résultat est que ces journaux sont cette œuvre de traduction de tout ce qui souvent non-accessibles aux est berbère, particulièrement kabyle, amazighophones natifs monolingues. vers le français, aussi bien ce qui est Dans la plupart de ces écrits, il faut recueilli dans la tradition que les recourir au français pour comprendre un productions modernes comme la poésie texte en apparence amzigh, car ces moderne chantée (Ait Menguellet Lounis, journalistes se contentent souvent de Cherif Kheddam…). remplacer les mots français, dans des Ce qui caractérise la période phrases pensées et écrites en français, actuelle est l’apparition de traductions par des mots amazighs. dans le chemin inverse, c’est-à-dire du 1. La structure de la phrase français vers l’amazigh. En plus des La structure de la phrase diffère en traductions/adaptations d’œuvres passant du français au kabyle et vice littéraires initiées depuis déjà plus de versa. Le traducteur doit impérativement trente années30, des traductions tenir compte de cette différence pour d’ouvrages scientifiques commencent à rendre le message de la langue d’origine faire leur apparition. Ce qui est dans la langue cible. Et pour ce faire, le parfaitement prévisible en raison de traducteur doit non seulement maîtriser l’introduction de tamazight dans les structures des phrases dans les deux l’enseignement universitaire d’abord langues, mais aussi être éveillé pour (1990) et dans les autres paliers par la rendre les nuances qui peuvent être suite (1997). engendrées par les positions qu’occupent Ceci nous pousse évidemment à les différents constituants d’une phrase. nous intéresser à la linguistique Ce qu’on peut rapprocher du concept contrastive entre les deux langues et aux d’agencement syntaxique qui est une problèmes de la traduction de façon expression « pour désigner l’étude des générale. Si, comme on l’a montré dans transformations syntaxiques souvent d’autres travaux31, il y a des différences nécessaires et parfois contraignantes lors importantes au niveau lexical entre le du passage d’une langue à l’autre » français et le kabyle, la différence (Chuquet et Paillard, 1989 : 135). Ainsi, apparaît encore plus nettement au la position relative qu’occupe un niveau syntagmatique. En effet, les deux constituant est, souvent, significative, langues se distinguent aussi bien au plan son déplacement peut, parfois, produire de la formation des phrases qu’au plan un changement inattendu du message, et des syntagmes figés (expressions figées, ainsi fausser le résultat de la traduction. mots composés, idiotismes, etc.). Dans cette rubrique, nous allons essayer Avec cette contribution nous allons de mettre en évidence les différences essayer de montrer les différences qu’il y a entre les structures des phrases syntaxiques entre les deux systèmes et les différences, s’il y a lieu, entre leurs linguistiques à travers l’analyse d’un constituants, dans ces des deux langues. certain nombre d’exemples. Pour cela, 1.1. Une phrase verbale simple32 en nous utiliserons les méthodes de la français à la structure canonique stylistique comparée élaborées pour le suivante : couple de langues anglais-français que Partie 1 (sujet + verbe) + Partie 2 nous allons extrapoler sur le cas kabyle(différentes extensions) français. Nous présenterons, tout le long La première partie est une de cette étude, des exemples concrets en composante obligatoire de ce type de guise de stratégie de traduction pour phrases, quand à la seconde partie, qui éviter les calques syntaxiques (qui sont peut être constituée d’une ou de largement répandus aujourd’hui en raison de la méthode de traduction du 88 32 30 31 A l’exemple des travaux d’Abdellah Mohya, connu sous le nom de Mohend Ou Yehia, qui remonte au début des années 70. Cet auteur peut être considéré comme étant l’initiateur de ce mouvement. Thèse de magistère, et autres productions « La structure de la phrase de base française est celle d’une phrase assertive, simple (elle ne comporte qu’une structure phrastique) et neutre (elle n’est ni négative, ni emphatique, ni passive ni exclamative) telle qu’elle est illustrée par la phrase (8) : (8) Une petite clef tomba sur le trottoir. (Gide) » (Riegel et all., 1994 :109). 89 Сопоставительная лингвистика 2016, №5 plusieurs extensions, elle peut être une forme unique pour toutes les facultative, c’est-à-dire que son absence personnes du pluriel) ; c’est même un n’altère pas la grammaticalité de la morphème nul au masculin 3 ème phrase. C’est la même forme générale personne singulier : berrik « il est qu’on retrouve dans le cas de la phrase noire ». Il n’y a quasiment aucune berbère. possibilité pour rendre cette valeur 1.2. La partie 1 à elle seule peut sémantique en français. On est toujours constituer une phrase complète, c’est obligé de désambigüiser le signifiant en une phrase minimale mais dont le essayant de rendre la valeur du signifié message est suffisamment clair et précis d’après le contexte linguistique globale. pour constituer une information On imagine aisément l’embarras du complète. Il contient toujours un traducteur si l’ambigüité elle-même fait syntagme nominal (le sujet) et une forme partie du style d’écriture de l’auteur, verbale actualisée (verbe) : c’est-à-dire si cette ambigüité fait partie 36 Il travaille, il regarde. de la littérarité du texte . 33 Mais le berbère n’a pas de sujet 1.3. En français, le sujet peut être tel qu’on le conçoit en français, il y a, à un pronom ou un nom ou même un sa place, un morphème verbal (toujours complexe nominal (un pronom peut être rattaché au verbe, c’est l’une des remplacé par un nom et vice-versa) : catégories combinatoires du verbe Ils tuèrent la vache (Zellal : 42) berbère) qui nous indique la personne à Mais, d’après le contexte général laquelle le verbe est conjugué, les de l’histoire, nous savons que ce pronom linguistes l’appellent indice de personne : ils renvoie au lion et au chacal, on pourra Syntagme verbal (berbère) = indice alors, à la place de cette phrase, écrire : de personne + verbe (amalgamés dans Le lion et le chacal tuèrent la vache une même forme verbale) Cette possibilité n’existe pas dans Ixeddem « il travaille », yet’t’34allay le cadre du berbère. L’indice de « il regarde » personne, modalité verbale, est toujours Cet indice de personne peut être un un morphème rattaché au verbe, il ne morphème : peut en aucun cas être détaché ni - Préposé (la 3ème personne remplacé par autre chose. Si l’actant doit singulier et 1ère personne pluriel) : ixdem être explicité, il est alors rajouté comme « il a travaillé », texdem « elle a extension nominale pour le syntagme verbal37. Cette extension est dite travaillé », nexdem « nous avons complément explicatif parce que son rôle travaillé » ère se réduit à l’explicitation de l’indice de - Postposé (la 1 personne sing. et personne. la 3ème personne pl.) : xedmegh « j’ai Dans les traductions, le pronom travaillé », xedmen « ils ont travaillé », sujet est utilisé pour remplacé un indice xedment « elles ont travaillé » de personne qui n’est pas expliciter par - discontinu : txedmed’ « tu as une extension nominale, mais dans les travaillé », txedmem « vous (+ masculin) phrases qui contiennent cette extension, avez travaillé », txedmemt « vous (+ l’indice de personne est tout simplement féminin) avez travaillé » ignoré dans la version traduite : Dans le cas des verbes d’état, il est Nghan tafunast = ils tuèrent la toujours postposé : berrikegh « je suis noire », berriked’ « tu es noire », féminin). C’est cette forme de conjugaison qui berriket « elle est noire », 35 distingue, formellement, les verbes d’état des berrikit (être dans l’ « état noire » ; 33 34 35 36 « Une phrase verbale complète peut n’être constituée que d’un verbe et d’un indice de personne. C’est l’énoncé verbal minimum (EVM). On donnera le nom de phrase simple à une phrase du type : EVM + un ou plusieurs compléments » (Nait Zerrad, 1996 : 79). Pour éviter les caractères spéciaux nous avons remplacé les points souscrits et les autres signes diacritiques de la notation usuelle du berbère par des apostrophes. Ce t’ remplace donc un t avec un point souscrit. Il n’y a qu’une seule forme pour le pluriel, elle rend donc les six valeurs suivantes : nous sommes noires, vous êtes noires, ils sont noires (il rend également aussi bien le masculin que le 37 verbes d’action. J’ai demandé à mon ami et collègue BOUAMARA Kamal, à propos du d dans son ouvrage intitulé nekni d wiyad’, pour savoir s’il s’agit de la particule de prédication d « c’est », ou plutôt de la conjonction de coordination d « et ». Il m’a répondu, de manière très nette : « mais les deux ! ». Du coup, il m’est devenu très difficile de trouver un équivalent français à ce titre, tout au moins à trouver une formule suffisamment courte contenant le même message. « Il est donc tout à fait clair que, ce que l’on appelait « sujet » dans les descriptions traditionnelles, n’est qu’une expansion facultative du syntagme prédicatif qui est constitué par le radical verbal et l’indice de personne » (Chaker, 1991 : 141). Сопоставительная лингвистика 2016, №5 vache (Zellal : 42-43) ; le sujet ils est mis simple : à la place de l’indice de personne. Yecbeh’uqcic-a Tusa-d ccetwa = l’hiver arriva Pour mettre l’accent sur aqcic-a, (Zellal : 70-71) ; ici, le complément qui est considéré comme une simple explicatif ccetwa est transformé en sujet extension dans cette phrase, il suffirait dans la version française alors que de le déplacer devant le verbe : l’indice de personne est complètement Aqcic-a yecbeh’ omis. Une traduction littérale nous aurait Si on devait alors établir des donné : elle arriva, l’hiver (l’hiver étant équivalences entre le français et le un nom féminin en berbère). berbère, c’est-à-dire passer de l’une à Nous remarquons que le sens peut l’autre tout en conservant, à peu près, les être bien rendu en changeant la fonction mêmes valeurs sémantiques, on devra les de certains monèmes en passant d’une établir comme suit : langue à l’autre, ce qu’on peut Yecbeh’uqcic-a: ce garçon est beau rapprocher du contenu du terme Aqcic-a yecbeh’: il est beau, ce transposition38. garçon 1.4. En français, le sujet est 1.6. Le syntagme nominal est généralement placé devant le verbe, mais constitué des différentes extensions. En dans le cadre d’une phrase interrogative français, il s’agit essentiellement de il peut se déplacer après le verbe, la complément d’objet direct (COD), proposition : il est beau, nous donnera : indirect (COI) ou des compléments est-il beau ? circonstanciels. Dans le berbère, on Cette fonction est réalisée par parle de COD, de COI et de groupe l’unique intonation dans le cas du prépositionnels, auxquels on doit rajouter berbère, « l’intonation montante suffit en le complément explicatif qu’on vient de kabyle à indiquer l’interrogation. Il existe voir supra. Donc, globalement, on peut cependant une particule interrogative, dire qu’on a affaire aux mêmes groupes ma. Une autre particule, ɛ ni, est utilisée nominaux en dehors de la première pour l’interrogation dubitative » (Nait extension bien sur. C’est en regardant, Zerrad, 1995 : 90). A la phrase de plus près, le comportement des affirmative yecbeh’, correspond constituants de ces groupes nominaux l’interrogative : yecbeh’ ? qu’on peut déceler les différences et les Quand on a un nom comme sujet, il difficultés qui peuvent surgir lors de la se retrouve dédoublé par un pronom traduction. Prenons un exemple de dans une interrogative : l’homme est Zellal : beau ~ l’homme est-il beau ? Yezla yiwen n urgaz axerfi d 1.5. La mise en valeur d’un sujet est ameɛ luf i lɛ id tameqqrant = Pour l’Aïdobtenue par son dédoublement. Un El-Kebir, un homme avait égorgé un pronom personnel mis comme sujet mouton bien engraissé (Zellal : 74-75). grammatical ; c’est-à-dire placé devant le Nous pouvons d’abord remarquer verbe dans une phrase affirmative, et que la traduction n’est pas tout à fait juste après le verbe et rattaché à lui (par conforme à l’originale. En effet, le un trait d’union) dans une phrase groupe prépositionnel pour l’Aïd-El-Kebir interrogative ; est doublé d’un groupe est mis en valeur par sa position de tête nominal placé après le verbe: de phrase, alors qu’il aurait pu être placé il est beau, ce garçon à la fin qui est sa place habituelle dans n’est-il pas beau ce garçon? une phrase ordinaire du français, ainsi Cette répétition exprime que du berbère d’ailleurs. l’importance donnée au sujet « le Dans le segment axerfi d ameɛ luf, garçon » dans cette expression. Cette nous avons une phrase nominale même répétition n’implique aucun complète, constituée de l’actant axerfi, message supplémentaire dans une de l’auxiliaire de prédication d, et du phrase berbère. Au contraire c’est une prédicat ameɛ luf. Dans la version phrase tout à fait neutre, qu’on peut traduite, on ne retrouve qu’un déterminé considérer, d’une certaine façon, comme (ici le groupe nominale un mouton) suivi forme canonique de la phrase berbère d’un déterminant (l’adjectif bien engraissé). 38 1.7. Les monèmes grammaticaux ne « La transposition est un procédé qui consiste à remplacer une catégorie grammaticale sont pas toujours rendus par un même (traditionnellement appelée partie du discours) monème en français, le même mot peut par une autre, sans changer le sens de avoir des traductions différentes en l’énoncé » (Chuquet et Paillard, 1989 : 11). 90 91 Сопоставительная лингвистика 2016, №5 passant d’une phrase à une autre. La où, dans la langue française, le temps est préposition, par exemple, peut prêter à directement indiqué par le verbe, dans le confusion car elle peut prendre la place kabyle, « les berbérisants ont assez tôt de plusieurs monèmes en français (elle reconnu la nature fondamentalement n’a pas une valeur unique). Regardons la aspective et non temporelle du système » phrase suivante : (Chaker, 1991 : 166). Les valeurs Yecrek wuccen tibh’irt d tixsi = le temporelles sont souvent reliées au chacal s’associa à la brebis pour cultiver contexte large dans lequel se trouve le un jardin potager (Zellal : 118) verbe. C’est la combinaison entre Mais on pourra aussi dire : l’aspect verbal et d’autres éléments Cerken wuccen d tixsi tibh’irt = le linguistiques comme les particules et les chacal et la brebis s’associèrent… adverbes ou encore la nature du discours On peut même trouver des (narratif, descriptif…) qui permettent au exemples où on le traduira par avec : traducteur de rendre un texte kabyle où Yeddukkel wuccen d yinisi = le « il est illusoire d’espérer établir un chacal s’est allié avec le hérisson réseau de correspondances bi-univoques 1.8. Les noms de parenté à la entre un inventaire de formes et un première personne singulier ne inventaire de valeurs » (Chaker, 1991 : s’associent pas avec les morphèmes du 167). Il est utile de noter que même dans possessif qui est implicite dans le les langues où les verbes sont considérés berbère, mais qui est libre dans le comme les principaux indicateurs de français : temps, comme c’est le cas pour le Baba = mon père, yemma = ma mère français et l’anglais, « l’étude des temps Mais pour les autres personnes, il y a un et des aspects ne se limite pas aux seules morphème affixé : formes verbales. Les marqueurs Baba-k = ton père, yemma-s = sa mère adverbiaux jouent un rôle primordial et 1.9. Quand on a affaire à plusieurs ne se correspondent pas toujours d’une propositions dans une même phrase, le langue à l’autre » (Chuquet et Paillard, berbère préfère la juxtaposition là où le 1989 : 75). français a recours à des monèmes pour 3. Nature des verbes relier les différents segments entre eux : Le kabyle, comme le français, sont Yerfed wuccen taqejjirt-is, isres-itt tous les deux pourvus de verbes transitifs ghef yesni ad yeggal = le chacal leva la qui admettent un complément d’objet patte et la posa sur le panier pour prêter direct, et d’autres intransitifs qui ne serment (Zellal : 124) permettent pas de construction avec un 1.10. La phrase nominale est très complément d’objet direct. Pourtant les peu représentée en français, alors qu’elle « constructions verbales posent d’abord occupe une part importante dans le et à chaque instant un problème pratique berbère, surtout les phrases formées par de choix syntaxique, entretenu par la l’auxiliaire de prédication d : tendance naturelle au calque d’une D axxam = c’est une maison ; d langue à l’autre » (Chuquet et Paillard, aghrum = c’est du pain 1989 : 159). Il y a donc une grande Mais on ne peut pas toujours difficulté dans le passage d’une langue à rendre le d par c’est, il faut toujours l’autre causée par la nature de ces trouver une modulation qui permettrait verbes, le problème est, en fait, dû à leur de rendre le sens de la phrase kabyle : répartition. C’est-à-dire pour rendre un Nekk d akli n uxxam = je suis même concept, les deux langues peuvent l’esclave de la maison (Zellal : 166), une faire appel à deux verbes de nature traduction littérale nous aurai donné : différente. moi c’est l’esclave de la maison. Le kabyle a beaucoup plus recours D kec’c’39 ay d d’d’alem = c’est toi aux verbes intransitifs que le français, qui as tort (Zellal : 166) comme il est relevé par Chaker (1996: 2. Nature temporelle et 63): aspectuelle des verbes Un grand nombre de verbes simples (= non dérivés), intrinsèquement La différence dans la manière d’appréhender le temps entre les deux processifs, supposant l’intervention d’un systèmes verbaux est un autre grand agent extérieur (souvent humain) et d’un patient nettement distincts, fréquemment écueil pour un traducteur. Au moment même d’un instrument indispensable à la réalisation du procès, n’autorisent 39 Ici l’apostrophe remplace un chevron sur la lettre qu’une construction intransitive dans c. Сопоставительная лингвистика 2016, №5 laquelle "le sujet lexical" ne peut être expression parce que jugée plus à même que le patient ou un "attributaire" non de rendre une certaine beauté dans le agent. Les verbes de ce genre sont texte source : yiwen wass, irwel-d yizem, nombreux et appartiennent tous au tebɛ en-t-id iseyyaden = un jour, le lion vocabulaire de base : nz "être vendu", tirait ses grègues, poursuivi par des irid "être lavé"… chasseurs (Zellal : 164-165). En effet il serait difficile 5. Les idiotismes d’imaginer, dans le cadre du français, Les langues sont truffées que des verbes comme vendre ou laver d’expressions qui ont un sens soient intransitifs. compositionnel en apparence, mais qui 4. Les expressions figées ne sont pas directement traduisibles car Les expressions figées sont des la manière d’appréhender une certaine syntagmes verbaux qui, sur le plan du partie du réel diffère entre les deux sens, sont l’équivalent de verbes simples, langues. mais formés de plusieurs constituants Yekkat udfel (litt. « il frappe qu’on ne peut séparer sans altérer le neige40> la neige frappe ») = la neige sens global. Les deux langues ont tombe chacune ses expressions figées, Yeghli yit’t’ij (litt. « il est tombé le cependant, ce qui est figé dans l’une ne soleil) = le soleil s’est couché l’est pas forcément dans l’autre, c’est Demander la main d’une fille = plutôt le contraire qui en est la règle : d’leb taqcict (litt. « demander la fille ») Agh awal = obéir (acheter/prendre 6. Les expressions consacrées le mot/parole) Nous appelons expressions T’t’ef iberdan = partir consacrées ces phrases (et segments de Ut deg (litt. « frapper dans ») = phrases) toutes faites, disponibles dans critiquer la langue et prêtes pour l’usage. Les Ut fell/ghef (litt. « frapper sur ») = locuteurs les utilisent telles quelles car défendre elles ne se prêtent à aucune modification Yec’c’a-tt (litt. « il a mangé-la > il (dictons, proverbes…). Leurs traductions l’a mangée ») = il est bien atteint, bien est souvent problématique. Les abîmé traductions littérales aboutissent Aker taqejjart (litt. « voler le pied ») généralement à causer des pertes sur = se mettre en retrait, rester en arrière deux plans. Une perte au niveau Bien sûr, il arrive que les deux sémantique et une autre au plan langues nous offrent la possibilité de stylistique. choisir entre la traduction d’une Ces expressions sont généralement expression figée par un mot simple ou un produit social et dans lesquelles sont une autre expression figée qui serait un placées des quantités importantes équivalent dans la langue cible. Là, c’est d’expériences, et chaque expérience au traducteur de voir laquelle des deux apporte son lot de significations possibilités rend le mieux le sens de supplémentaires. C’est cette richesse l’expression à traduire : sémantique, que tous les locuteurs natifs Rfed timaddazin a le sens de « se saisissent, qui est invoquée à chaque sauver » ; nouvelle utilisation. Or, pour quiconque Actualisée dans une expression qui ne comprendrait pas cette comme : rfed timaddazin-ik, on le signification sociale, la somme des traduira : « sauve-toi », « profite pour significations des différents composants partir », ou carrément dans un cas de l’expression ne signifierait rien du extrême « fout le camp ». tout. On aura, souvent, un non-sens dans Mais si l’aspect du verbe était la culture d’arrivée. l’accompli, surtout s’il est doublé d’un En effet, que signifieraient des contexte qui exprimerait une fuite, phrases telles que : alors yeddem timaddazin-is pourra être « On est dans une même assiette » traduit par : « il s’est sauvé », ou, avec (litt. « aql-agh deg yiwen n ud’ebsi »). une valeur péjorative : « il a foutu le Aucun amazighophone natif monolingue camp », et pourtant, pour garder une ne saisirait la signification de cette certaine esthétique du texte, il serait expression, plutôt que de chercher une peut-être plus judicieux de le rendre par : traduction, il serait plus judicieux de la « il a pris la poudre d’escampette ». rendre par une expression kabyle Il arrive qu’un verbe simple d’une œuvre littéraire soit rendu par une 40 Neige étant masculin en berbère 92 93 Сопоставительная лингвистика 2016, №5 équivalente, par exemple : yiwen n cas, et signifier alors : « soigner uɛ ekkaz i agh-yuten (litt. « c’est le même seulement les apparences ; être bâton qui nous frappe ; on est frappé par superficiel ; etc. » un même bâton »). 7. Le langage allusif De même pour « ce sont les En kabyle on dit meɛ ɛ en, tonneaux vides qui font beaucoup de « symboliser », ameɛ ɛ en, « la bruits » (litt. « d ibelyan ilmawen i symbolisation », c'est le fait de parler en ixeddmen at’as n ssut », qui n’aurait utilisant lemɛ un « le langage aucune signification pour un symbolique/allusif » ; c'est ce que Hassan berbérophone, mais on peut la rendre Jouad nomme le langage lmeɛ na et il le par l’expression« d imeɛ fan i ifukken définit comme étant « le contenu aman » (litt. « ce sont les morveux qui potentiel d'un texte dont le sens ont consommé toute l’eau »). manifeste recèle un sens latent » (Jouad, La recherche d’expressions 1989 : 158) ; en fait, ce n'est, équivalentes nous permet de garder pratiquement, jamais le sens manifeste aussi bien la signification que nous qui est voulu à travers ce genre de voulons transmettre que la forme du langage, mais souvent le sens latent, message. D’autant plus que la fréquence c'est-à-dire la morale véhiculée par une élevée de ces expressions dans le production « littéraire populaire ». Cette langage courant kabyle en fait un moyen morale est l’objet même de cette de communication ordinaire et très production, c'est sa raison d'être, et c'est vivant. Elles ne sont pas ressenties la raison de sa conservation et de sa comme étant des tournures de style, ni transmission de génération en génération un langage recherché ; c’est tout juste si (comme se serait conservé tout lexème : elles sont considérées comme un langage soumis aux évolutions tant formelles que soutenu, et encore, il faut qu’elles soient sémantiques), c'est le lieu où est déposée majoritaires dans un discours donné pour une expérience dont il faut se souvenir. qu’on se rende compte. Dans la tradition orale chleuh41 , on Cependant cette recherche des conçoit toute œuvre discursive, qu'elle équivalences peut s’avérer infructueuse. soit en vers ou en prose, comme une Mais la maîtrise de leurs utilisations peut construction à deux faces : une face nous aider à trouver la meilleur manière explicite et une face implicite. La de rendre une expression consacrée dans première correspond au texte et la la langue cible. Pour le kabyle, la valeur seconde à un contenu potentiel donné à sémantique d'une expression est la construire à partir de relations et somme des sens, que prennent dans une d'indices exposés dans le texte. Ce mode situation donnée, chacun de ses éléments d'expression nous apprend que ce qui est constitutifs. Elle exprime un message pensable, ce qui est concevable global constitué de deux parties, une mentalement n'est pas réductible partie stable, qui est la valeur déductible uniquement à ce qui est verbalisable des constituants linguistiques (valeur (Jouad, 1989 : 158). inhérente à l'expression elle-même), et Dans son article, Jouad nous une partie variable selon la situation propose une méthodologie pour extraire (l'utilisation), qui est une valeur liée au le sens latent par l'analyse de la totalité contexte. C'est cette dernière valeur qui du texte littéraire. Mais dans le est utilisée pour changer le sens de comportement langagier de tous les l'expression selon les besoins. jours, il n’en va pas de même. En réalité Exemples : le sens latent, qui est le sens qu'on désire Ssufegh-iten-d lsan, ur yez’ri h’edd transmettre, doit et est (dans son usage ghef wacu i nsan, « fais-les sortir vêtus, quotidien) instantanément compris, car personne ne sait (en fait : de souper) ils l'interlocuteur n'a pas assez de temps ont passé la nuit » ; le message voulu par pour une analyse intellectuelle ; d'autre cette expression est « il convient de part on raconte rarement la totalité de soigner la tenue des gens de sa famille, l'histoire, le plus souvent on se contente pour éviter de donner prise aux de rappeler la conclusion. En fait, on ne mauvaises langues ». peut utiliser ce mode d'expression, Une telle expression peut être 41 utilisée dans ce sens c’est-à-dire le sens En réalité ce n'est pas propre au Chleuh, cette donné par une lecture au premier degré. situation caractérise aussi le kabyle, on pourrait peut-être dire les régions berbérophones et Elle peut également être utilisée avec un peut-être même toutes les sociétés à tradition sens ironique, ce qui est généralement le orale. Сопоставительная лингвистика 2016, №5 message codé, que si tous les le message codé) sont supposées interlocuteurs sont suffisamment connues par l'interlocuteur. imprégnés d'une même culture pour que Conclusion les règles de décodage soient ancrées La connaissance du lexique est très dans leur système de pensée et que ça se loin d’être suffisant dans l’acte de fasse automatiquement et sans effort traduire, non seulement il faut maîtriser d'analyse, en fin que la totalité de le lexique des deux langues (source et l'histoire soit connue à l'avance par cible) et les différentes nuances l'interlocuteur auquel elle est destinée ; sémantiques qu’un lexème peut contenir, exemple : D uccen i yghez’z’an ad’ar-is, mais il faut encore maitriser la syntaxe « c'est le chacal qui a croqué sa patte », des deux systèmes linguistiques. En effet, cette expression est utilisée pour dire à certaines tournures syntaxiques peuvent, quelqu'un « tu es très malin » qui est son à elles seules, changer tout le sens de la contenu latent, il exprime en général la phrase ou apporter des suppléments de malice et la ruse. C'est une expression sens tellement importants qu’on ne peut qui renvoie à l'histoire du chacal qui, pris les négliger, dans l’acte de traduction, dans un piège, se libéra en coupant sa sans altérer significativement le message patte avec ses dents (étant malin, il initial. Ainsi, l’identification de la place savait qu'il était préférable de supporter relative de chacun des constituants d’une la douleur atroce causée sur sa patte, et phrase, des expressions figées, des mots qui ferait de lui un infirme, que de composés etc., doit occuper une place tomber entre les mains d'un humain). importante dans les tâches du Toute l'histoire ainsi que la morale qui en traducteur. découle (c'est-à-dire : le contenu latent ; 94 LITERATURE 1. Chaker, S., 1991, Manuel de linguistique berbère I. Alger, Editions Bouchène. 2. Chaker, S., 1996, Manuel de linguistique berbère II : Syntaxe et diachronie. Alger, Editions ENAG. 3. Chuquet, H., Paillard, M., 1989, Approche linguistique des problèmes de traduction anglais-français. Paris, Еditions OPHRYS. 4. Jouad, H., 1989, Le langage El meɛ na, in Etudes et Documents Berbères, n°06, EDISUD, pp. 158-168. 5. Nait Zerrad, K., 1995, Grammaire du berbère contemporain (kabyle). Tome I : Morphologie. Alger, Editions ENAG. 6. 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