М. Тиджет Беджая, Алжир M. Tidjet Bejaia, Algérie M. Tidjet Bejaia

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М. Тиджет Беджая, Алжир M. Tidjet Bejaia, Algérie M. Tidjet Bejaia
Сопоставительная лингвистика 2016, №5
87
УДК 811.133.1’373:811.41’373
ББК Ш147.11-3+Ш161-3+Ш104
М. Тиджет
Беджая, Алжир
M. Tidjet
Bejaia, Algérie
ОЧЕРК СОПОСТАВИТЕЛЬНОГО ИССЛЕДОВАНИЯ:
КАБИЛЬСКИЙ И ФРАНЦУЗСКИЙ ЯЗЫК
Сведения об авторе: Мустафа Тиджет, доктор лингвистики, доцент, Факультет
филологии, Департамент языка и культуры амизиг,Университет А. Мира Беджая.
Адрес: Университет А. Мира Беджая, кампус Абудау, 06000, Беджая, Алжир; e-mail:
[email protected].
EBAUCHE D’UNE ETUDE CONTRASTIVE : SYNTAGMES KABYLE ET
FRANÇAIS
RÉSUMÉ. La traduction favorise l’enrichissement des langues minoritaires et leur
développement. Les traducteurs doivent prendre les précautions nécessaires pour éviter les
calques syntaxiques qui, s’ils sont trop nombreux, peuvent conduire à l’altération de la langue
qu’on voulait sauvegarder. Entre autres précautions, il est impératif de maîtriser les structures
syntaxiques des deux langues, surtout leurs différences, ainsi que les nuances qui peuvent être
portées par chacune d’elles. Nous avons donc passé en revue, successivement, les structures des
phrases, le recours à des types différents de verbes (transitifs versus intransitifs) pour rendre des
réalités semblables et la nature des verbes, qui sont majoritairement temporels dans la langue de
Molière alors qu’ils sont aspectuels en tamazight. Il est également nécessaire de maîtriser les
différents éléments culturels qui peuvent s’y insinuer, c’est pourquoi la connaissance des
expressions figées, des idiotismes, etc., est indispensable. Détecter et comprendre les différences
entre les syntagmes des deux langues est un préalable pour réussir une traduction.
MOTS-CLÉS: traductologie, stylistique comparée, syntaxe, linguistique amazighe.
Auteur: Mustapha Tidjet, Docteur en sciences du langage, Maître de Conférences, Faculté
des Lettres et des Langues, Département de Langue et Culture Amazighes, Université A. Mira de
Bejaia; adresse:Université A. Mira de Bejaia, Campus Aboudaou, 06000, Bejaia, Algérie; e-mail :
[email protected].
M. Tidjet
Bejaia, Algeria
OUTLINE OF A CONTRASTIVE STUDY: KABYLE AND FRENCH PHRASES
ABSTRACT. The enrichment and development of minority languages is by translation.
Nevertheless, translators have to take some cautions to avoid the syntactic calques, which could
lead to some modifications in the language that we want to save, if they are numerous. Among
others cautions, it is compulsory to master the syntactic structures of both languages, in
particular differences and nuances contained in each one. We have therefore reviewed,
successively, sentences structures, the use of different types of verbs (transitive vs. intransitive) to
make similar realities and, at the last, nature of verbs, which are mostly temporal in Molière
language so that they are aspectual in Tamazight. It is also necessary to master the different
cultural elements which could be insinuated. This is why the knowledge of the common
collocations and idioms is essential. Detect and understand the differences between the phrases of
the two languages is a prerequisite for successful translation.
KEYWORDS: translation studies, comparative stylistics, syntax, amazigh linguistics.
About the author: Mustapha Tidjet, Doctor of language sciences, Associate professor;
Département de Langue et Culture Amazighes, Faculté des Lettres et des Langues, Université A.
Mira de Bejaia; address:Université A. Mira de Bejaia, Campus Aboudaou, 06000, Bejaia, Algérie.
Depuis près de deux siècles que le
français et la langue amazighe sont en
contact permanent. Durant la période
© Тиджет М., 2016
coloniale on s’était attelé à traduire tout
ce qui était formalisé dans la langue
amazighe (les contes, les proverbes,
Сопоставительная лингвистика 2016, №5
toute la poésie traditionnelle, mise à
mot-à-mot utilisée. C’est à cette méthode
l’écrit des différentes coutumes …), cette
qu’ont recours les journalistes en
œuvre initiée par des français s’est
général, mais elle apparaît encore plus
poursuivie après l’indépendance par des
dans les articles de la presse écrite). Le
autochtones. De nos jours, on continue
résultat est que ces journaux sont
cette œuvre de traduction de tout ce qui
souvent
non-accessibles
aux
est berbère, particulièrement kabyle,
amazighophones
natifs
monolingues.
vers le français, aussi bien ce qui est
Dans la plupart de ces écrits, il faut
recueilli dans la tradition que les
recourir au français pour comprendre un
productions modernes comme la poésie
texte en apparence amzigh, car ces
moderne chantée (Ait Menguellet Lounis,
journalistes se contentent souvent de
Cherif Kheddam…).
remplacer les mots français, dans des
Ce qui caractérise la période
phrases pensées et écrites en français,
actuelle est l’apparition de traductions
par des mots amazighs.
dans le chemin inverse, c’est-à-dire du
1. La structure de la phrase
français vers l’amazigh. En plus des
La structure de la phrase diffère en
traductions/adaptations
d’œuvres
passant du français au kabyle et vice
littéraires initiées depuis déjà plus de
versa. Le traducteur doit impérativement
trente
années30,
des
traductions
tenir compte de cette différence pour
d’ouvrages scientifiques commencent à
rendre le message de la langue d’origine
faire leur apparition. Ce qui est
dans la langue cible. Et pour ce faire, le
parfaitement prévisible en raison de
traducteur doit non seulement maîtriser
l’introduction
de
tamazight
dans
les structures des phrases dans les deux
l’enseignement
universitaire
d’abord
langues, mais aussi être éveillé pour
(1990) et dans les autres paliers par la
rendre les nuances qui peuvent être
suite (1997).
engendrées par les positions qu’occupent
Ceci nous pousse évidemment à
les différents constituants d’une phrase.
nous
intéresser
à
la
linguistique
Ce qu’on peut rapprocher du concept
contrastive entre les deux langues et aux
d’agencement syntaxique qui est une
problèmes de la traduction de façon
expression « pour désigner l’étude des
générale. Si, comme on l’a montré dans
transformations
syntaxiques
souvent
d’autres travaux31, il y a des différences
nécessaires et parfois contraignantes lors
importantes au niveau lexical entre le
du passage d’une langue à l’autre »
français et le kabyle, la différence
(Chuquet et Paillard, 1989 : 135). Ainsi,
apparaît encore plus nettement au
la position relative qu’occupe un
niveau syntagmatique. En effet, les deux
constituant est, souvent, significative,
langues se distinguent aussi bien au plan
son déplacement peut, parfois, produire
de la formation des phrases qu’au plan
un changement inattendu du message, et
des syntagmes figés (expressions figées,
ainsi fausser le résultat de la traduction.
mots composés, idiotismes, etc.).
Dans cette rubrique, nous allons essayer
Avec cette contribution nous allons
de mettre en évidence les différences
essayer de montrer les différences
qu’il y a entre les structures des phrases
syntaxiques entre les deux systèmes
et les différences, s’il y a lieu, entre leurs
linguistiques à travers l’analyse d’un
constituants, dans ces des deux langues.
certain nombre d’exemples. Pour cela,
1.1. Une phrase verbale simple32 en
nous utiliserons les méthodes de la
français à la structure canonique
stylistique comparée élaborées pour le
suivante :
couple de langues anglais-français que
Partie 1 (sujet + verbe) + Partie 2
nous allons extrapoler sur le cas kabyle(différentes extensions)
français. Nous présenterons, tout le long
La
première
partie
est une
de cette étude, des exemples concrets en
composante obligatoire de ce type de
guise de stratégie de traduction pour
phrases, quand à la seconde partie, qui
éviter les calques syntaxiques (qui sont
peut être constituée d’une ou de
largement répandus aujourd’hui en
raison de la méthode de traduction du
88
32
30
31
A l’exemple des travaux d’Abdellah Mohya, connu
sous le nom de Mohend Ou Yehia, qui remonte
au début des années 70. Cet auteur peut être
considéré comme étant l’initiateur de ce
mouvement.
Thèse de magistère, et autres productions
« La structure de la phrase de base française est
celle d’une phrase assertive, simple (elle ne
comporte qu’une structure phrastique) et
neutre (elle n’est ni négative, ni emphatique, ni
passive ni exclamative) telle qu’elle est illustrée
par la phrase (8) :
(8) Une petite clef tomba sur le trottoir. (Gide) »
(Riegel et all., 1994 :109).
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Сопоставительная лингвистика 2016, №5
plusieurs extensions, elle peut être
une forme unique pour toutes les
facultative, c’est-à-dire que son absence
personnes du pluriel) ; c’est même un
n’altère pas la grammaticalité de la
morphème
nul
au
masculin
3 ème
phrase. C’est la même forme générale
personne singulier : berrik « il est
qu’on retrouve dans le cas de la phrase
noire ». Il n’y a quasiment aucune
berbère.
possibilité pour rendre cette valeur
1.2. La partie 1 à elle seule peut
sémantique en français. On est toujours
constituer une phrase complète, c’est
obligé de désambigüiser le signifiant en
une phrase minimale mais dont le
essayant de rendre la valeur du signifié
message est suffisamment clair et précis
d’après le contexte linguistique globale.
pour
constituer
une
information
On imagine aisément l’embarras du
complète.
Il contient toujours un
traducteur si l’ambigüité elle-même fait
syntagme nominal (le sujet) et une forme
partie du style d’écriture de l’auteur,
verbale actualisée (verbe) :
c’est-à-dire si cette ambigüité fait partie
36
Il travaille, il regarde.
de la littérarité du texte .
33
Mais le berbère n’a pas de sujet
1.3. En français, le sujet peut être
tel qu’on le conçoit en français, il y a, à
un pronom ou un nom ou même un
sa place, un morphème verbal (toujours
complexe nominal (un pronom peut être
rattaché au verbe, c’est l’une des
remplacé par un nom et vice-versa) :
catégories combinatoires du
verbe
Ils tuèrent la vache (Zellal : 42)
berbère) qui nous indique la personne à
Mais, d’après le contexte général
laquelle le verbe est conjugué, les
de l’histoire, nous savons que ce pronom
linguistes l’appellent indice de personne :
ils renvoie au lion et au chacal, on pourra
Syntagme verbal (berbère) = indice
alors, à la place de cette phrase, écrire :
de personne + verbe (amalgamés dans
Le lion et le chacal tuèrent la vache
une même forme verbale)
Cette possibilité n’existe pas dans
Ixeddem « il travaille », yet’t’34allay
le cadre du berbère. L’indice de
« il regarde »
personne, modalité verbale, est toujours
Cet indice de personne peut être un
un morphème rattaché au verbe, il ne
morphème :
peut en aucun cas être détaché ni
- Préposé
(la
3ème
personne
remplacé par autre chose. Si l’actant doit
singulier et 1ère personne pluriel) : ixdem
être explicité, il est alors rajouté comme
« il a travaillé », texdem « elle a
extension nominale pour le syntagme
verbal37. Cette extension est dite
travaillé »,
nexdem
« nous
avons
complément explicatif parce que son rôle
travaillé »
ère
se réduit à l’explicitation de l’indice de
- Postposé (la 1
personne sing. et
personne.
la 3ème personne pl.) : xedmegh « j’ai
Dans les traductions, le pronom
travaillé », xedmen « ils ont travaillé »,
sujet est utilisé pour remplacé un indice
xedment « elles ont travaillé »
de personne qui n’est pas expliciter par
- discontinu : txedmed’ « tu as
une extension nominale, mais dans les
travaillé », txedmem « vous (+ masculin)
phrases qui contiennent cette extension,
avez travaillé », txedmemt « vous (+
l’indice de personne est tout simplement
féminin) avez travaillé »
ignoré dans la version traduite :
Dans le cas des verbes d’état, il est
Nghan tafunast = ils tuèrent la
toujours postposé : berrikegh « je suis
noire », berriked’ « tu es noire »,
féminin). C’est cette forme de conjugaison qui
berriket
« elle
est
noire »,
35
distingue, formellement, les verbes d’état des
berrikit (être dans l’ « état noire » ;
33
34
35
36
« Une phrase verbale complète peut n’être
constituée que d’un verbe et d’un indice de
personne. C’est l’énoncé verbal minimum
(EVM). On donnera le nom de phrase simple à
une phrase du type : EVM + un ou plusieurs
compléments » (Nait Zerrad, 1996 : 79).
Pour éviter les caractères spéciaux nous avons
remplacé les points souscrits et les autres
signes diacritiques de la notation usuelle du
berbère par des apostrophes. Ce t’ remplace
donc un t avec un point souscrit.
Il n’y a qu’une seule forme pour le pluriel, elle
rend donc les six valeurs suivantes : nous
sommes noires, vous êtes noires, ils sont noires
(il rend également aussi bien le masculin que le
37
verbes d’action.
J’ai demandé à mon ami et collègue BOUAMARA
Kamal, à propos du d dans son ouvrage intitulé
nekni d wiyad’, pour savoir s’il s’agit de la
particule de prédication d « c’est », ou plutôt de
la conjonction de coordination d « et ». Il m’a
répondu, de manière très nette : « mais les
deux ! ». Du coup, il m’est devenu très difficile
de trouver un équivalent français à ce titre, tout
au moins à trouver une formule suffisamment
courte contenant le même message.
« Il est donc tout à fait clair que, ce que l’on
appelait
« sujet »
dans
les
descriptions
traditionnelles,
n’est
qu’une
expansion
facultative du syntagme prédicatif qui est
constitué par le radical verbal et l’indice de
personne » (Chaker, 1991 : 141).
Сопоставительная лингвистика 2016, №5
vache (Zellal : 42-43) ; le sujet ils est mis
simple :
à la place de l’indice de personne.
Yecbeh’uqcic-a
Tusa-d ccetwa = l’hiver arriva
Pour mettre l’accent sur aqcic-a,
(Zellal : 70-71) ; ici, le complément
qui est considéré comme une simple
explicatif ccetwa est transformé en sujet
extension dans cette phrase, il suffirait
dans la version française alors que
de le déplacer devant le verbe :
l’indice de personne est complètement
Aqcic-a yecbeh’
omis. Une traduction littérale nous aurait
Si on devait alors établir des
donné : elle arriva, l’hiver (l’hiver étant
équivalences entre le français et le
un nom féminin en berbère).
berbère, c’est-à-dire passer de l’une à
Nous remarquons que le sens peut
l’autre tout en conservant, à peu près, les
être bien rendu en changeant la fonction
mêmes valeurs sémantiques, on devra les
de certains monèmes en passant d’une
établir comme suit :
langue à l’autre, ce qu’on peut
Yecbeh’uqcic-a: ce garçon est beau
rapprocher du contenu du terme
Aqcic-a yecbeh’: il est beau, ce
transposition38.
garçon
1.4. En français, le sujet est
1.6. Le syntagme nominal est
généralement placé devant le verbe, mais
constitué des différentes extensions. En
dans le cadre d’une phrase interrogative
français, il s’agit essentiellement de
il peut se déplacer après le verbe, la
complément
d’objet
direct
(COD),
proposition : il est beau, nous donnera :
indirect (COI) ou des compléments
est-il beau ?
circonstanciels.
Dans le berbère, on
Cette fonction est réalisée par
parle de COD, de COI et de groupe
l’unique intonation dans le cas du
prépositionnels, auxquels on doit rajouter
berbère, « l’intonation montante suffit en
le complément explicatif qu’on vient de
kabyle à indiquer l’interrogation. Il existe
voir supra. Donc, globalement, on peut
cependant une particule interrogative,
dire qu’on a affaire aux mêmes groupes
ma. Une autre particule, ɛ ni, est utilisée
nominaux en dehors de la première
pour l’interrogation dubitative » (Nait
extension bien sur. C’est en regardant,
Zerrad, 1995 : 90). A la phrase
de plus près, le comportement des
affirmative
yecbeh’,
correspond
constituants de ces groupes nominaux
l’interrogative : yecbeh’ ?
qu’on peut déceler les différences et les
Quand on a un nom comme sujet, il
difficultés qui peuvent surgir lors de la
se retrouve dédoublé par un pronom
traduction. Prenons un exemple de
dans une interrogative : l’homme est
Zellal :
beau ~ l’homme est-il beau ?
Yezla yiwen n urgaz axerfi d
1.5. La mise en valeur d’un sujet est
ameɛ luf i lɛ id tameqqrant = Pour l’Aïdobtenue par son dédoublement. Un
El-Kebir, un homme avait égorgé un
pronom personnel mis comme sujet
mouton bien engraissé (Zellal : 74-75).
grammatical ; c’est-à-dire placé devant le
Nous pouvons d’abord remarquer
verbe dans une phrase affirmative, et
que la traduction n’est pas tout à fait
juste après le verbe et rattaché à lui (par
conforme à l’originale. En effet, le
un trait d’union) dans une phrase
groupe prépositionnel pour l’Aïd-El-Kebir
interrogative ; est doublé d’un groupe
est mis en valeur par sa position de tête
nominal placé après le verbe:
de phrase, alors qu’il aurait pu être placé
il est beau, ce garçon
à la fin qui est sa place habituelle dans
n’est-il pas beau ce garçon?
une phrase ordinaire du français, ainsi
Cette
répétition
exprime
que du berbère d’ailleurs.
l’importance donnée au sujet « le
Dans le segment axerfi d ameɛ luf,
garçon » dans cette expression. Cette
nous avons une phrase nominale
même
répétition
n’implique
aucun
complète, constituée de l’actant axerfi,
message
supplémentaire
dans
une
de l’auxiliaire de prédication d, et du
phrase berbère. Au contraire c’est une
prédicat ameɛ luf. Dans la version
phrase tout à fait neutre, qu’on peut
traduite, on ne retrouve qu’un déterminé
considérer, d’une certaine façon, comme
(ici le groupe nominale un mouton) suivi
forme canonique de la phrase berbère
d’un
déterminant
(l’adjectif
bien
engraissé).
38
1.7. Les monèmes grammaticaux ne
« La transposition est un procédé qui consiste à
remplacer
une
catégorie
grammaticale
sont pas toujours rendus par un même
(traditionnellement appelée partie du discours)
monème en français, le même mot peut
par une autre, sans changer le sens de
avoir des traductions différentes en
l’énoncé » (Chuquet et Paillard, 1989 : 11).
90
91
Сопоставительная лингвистика 2016, №5
passant d’une phrase à une autre. La
où, dans la langue française, le temps est
préposition, par exemple, peut prêter à
directement indiqué par le verbe, dans le
confusion car elle peut prendre la place
kabyle, « les berbérisants ont assez tôt
de plusieurs monèmes en français (elle
reconnu la nature fondamentalement
n’a pas une valeur unique). Regardons la
aspective et non temporelle du système »
phrase suivante :
(Chaker, 1991 : 166). Les valeurs
Yecrek wuccen tibh’irt d tixsi = le
temporelles sont souvent reliées au
chacal s’associa à la brebis pour cultiver
contexte large dans lequel se trouve le
un jardin potager (Zellal : 118)
verbe. C’est la combinaison entre
Mais on pourra aussi dire :
l’aspect verbal et d’autres éléments
Cerken wuccen d tixsi tibh’irt = le
linguistiques comme les particules et les
chacal et la brebis s’associèrent…
adverbes ou encore la nature du discours
On peut même
trouver des
(narratif, descriptif…) qui permettent au
exemples où on le traduira par avec :
traducteur de rendre un texte kabyle où
Yeddukkel wuccen d yinisi = le
« il est illusoire d’espérer établir un
chacal s’est allié avec le hérisson
réseau de correspondances bi-univoques
1.8. Les noms de parenté à la
entre un inventaire de formes et un
première
personne
singulier
ne
inventaire de valeurs » (Chaker, 1991 :
s’associent pas avec les morphèmes du
167). Il est utile de noter que même dans
possessif qui est implicite dans le
les langues où les verbes sont considérés
berbère, mais qui est libre dans le
comme les principaux indicateurs de
français :
temps, comme c’est le cas pour le
Baba = mon père, yemma = ma mère
français et l’anglais, « l’étude des temps
Mais pour les autres personnes, il y a un
et des aspects ne se limite pas aux seules
morphème affixé :
formes
verbales.
Les
marqueurs
Baba-k = ton père, yemma-s = sa mère
adverbiaux jouent un rôle primordial et
1.9. Quand on a affaire à plusieurs
ne se correspondent pas toujours d’une
propositions dans une même phrase, le
langue à l’autre » (Chuquet et Paillard,
berbère préfère la juxtaposition là où le
1989 : 75).
français a recours à des monèmes pour
3. Nature des verbes
relier les différents segments entre eux :
Le kabyle, comme le français, sont
Yerfed wuccen taqejjirt-is, isres-itt
tous les deux pourvus de verbes transitifs
ghef yesni ad yeggal = le chacal leva la
qui admettent un complément d’objet
patte et la posa sur le panier pour prêter
direct, et d’autres intransitifs qui ne
serment (Zellal : 124)
permettent pas de construction avec un
1.10. La phrase nominale est très
complément d’objet direct. Pourtant les
peu représentée en français, alors qu’elle
« constructions verbales posent d’abord
occupe une part importante dans le
et à chaque instant un problème pratique
berbère, surtout les phrases formées par
de choix syntaxique, entretenu par la
l’auxiliaire de prédication d :
tendance naturelle au calque d’une
D axxam = c’est une maison ; d
langue à l’autre » (Chuquet et Paillard,
aghrum = c’est du pain
1989 : 159). Il y a donc une grande
Mais on ne peut pas toujours
difficulté dans le passage d’une langue à
rendre le d par c’est, il faut toujours
l’autre causée par la nature de ces
trouver une modulation qui permettrait
verbes, le problème est, en fait, dû à leur
de rendre le sens de la phrase kabyle :
répartition. C’est-à-dire pour rendre un
Nekk d akli n uxxam = je suis
même concept, les deux langues peuvent
l’esclave de la maison (Zellal : 166), une
faire appel à deux verbes de nature
traduction littérale nous aurai donné :
différente.
moi c’est l’esclave de la maison.
Le kabyle a beaucoup plus recours
D kec’c’39 ay d d’d’alem = c’est toi
aux verbes intransitifs que le français,
qui as tort (Zellal : 166)
comme il est relevé par Chaker (1996:
2. Nature temporelle et
63):
aspectuelle des verbes
Un grand nombre de verbes
simples (= non dérivés), intrinsèquement
La différence dans la manière
d’appréhender le temps entre les deux
processifs, supposant l’intervention d’un
systèmes verbaux est un autre grand
agent extérieur (souvent humain) et d’un
patient nettement distincts, fréquemment
écueil pour un traducteur. Au moment
même d’un instrument indispensable à la
réalisation
du
procès,
n’autorisent
39
Ici l’apostrophe remplace un chevron sur la lettre
qu’une
construction
intransitive
dans
c.
Сопоставительная лингвистика 2016, №5
laquelle "le sujet lexical" ne peut être
expression parce que jugée plus à même
que le patient ou un "attributaire" non
de rendre une certaine beauté dans le
agent. Les verbes de ce genre sont
texte source : yiwen wass, irwel-d yizem,
nombreux et appartiennent tous au
tebɛ en-t-id iseyyaden = un jour, le lion
vocabulaire de base : nz "être vendu",
tirait ses grègues, poursuivi par des
irid "être lavé"…
chasseurs (Zellal : 164-165).
En
effet
il
serait
difficile
5. Les idiotismes
d’imaginer, dans le cadre du français,
Les
langues
sont
truffées
que des verbes comme vendre ou laver
d’expressions
qui
ont
un
sens
soient intransitifs.
compositionnel en apparence, mais qui
4. Les expressions figées
ne sont pas directement traduisibles car
Les expressions figées sont des
la manière d’appréhender une certaine
syntagmes verbaux qui, sur le plan du
partie du réel diffère entre les deux
sens, sont l’équivalent de verbes simples,
langues.
mais formés de plusieurs constituants
Yekkat udfel (litt. « il frappe
qu’on ne peut séparer sans altérer le
neige40> la neige frappe ») = la neige
sens global. Les deux langues ont
tombe
chacune
ses
expressions
figées,
Yeghli yit’t’ij (litt. « il est tombé le
cependant, ce qui est figé dans l’une ne
soleil) = le soleil s’est couché
l’est pas forcément dans l’autre, c’est
Demander la main d’une fille =
plutôt le contraire qui en est la règle :
d’leb taqcict (litt. « demander la fille »)
Agh awal = obéir (acheter/prendre
6. Les expressions consacrées
le mot/parole)
Nous
appelons
expressions
T’t’ef iberdan = partir
consacrées ces phrases (et segments de
Ut deg (litt. « frapper dans ») =
phrases) toutes faites, disponibles dans
critiquer
la langue et prêtes pour l’usage. Les
Ut fell/ghef (litt. « frapper sur ») =
locuteurs les utilisent telles quelles car
défendre
elles ne se prêtent à aucune modification
Yec’c’a-tt (litt. « il a mangé-la > il
(dictons, proverbes…). Leurs traductions
l’a mangée ») = il est bien atteint, bien
est
souvent
problématique.
Les
abîmé
traductions
littérales
aboutissent
Aker taqejjart (litt. « voler le pied »)
généralement à causer des pertes sur
= se mettre en retrait, rester en arrière
deux plans. Une perte au niveau
Bien sûr, il arrive que les deux
sémantique et une autre au plan
langues nous offrent la possibilité de
stylistique.
choisir entre
la
traduction d’une
Ces expressions sont généralement
expression figée par un mot simple ou
un produit social et dans lesquelles sont
une autre expression figée qui serait un
placées
des
quantités
importantes
équivalent dans la langue cible. Là, c’est
d’expériences, et chaque expérience
au traducteur de voir laquelle des deux
apporte
son
lot
de
significations
possibilités rend le mieux le sens de
supplémentaires. C’est cette richesse
l’expression à traduire :
sémantique, que tous les locuteurs natifs
Rfed timaddazin a le sens de « se
saisissent, qui est invoquée à chaque
sauver » ;
nouvelle utilisation. Or, pour quiconque
Actualisée dans une expression
qui
ne
comprendrait
pas
cette
comme : rfed timaddazin-ik, on le
signification sociale, la somme des
traduira : « sauve-toi », « profite pour
significations des différents composants
partir », ou carrément dans un cas
de l’expression ne signifierait rien du
extrême « fout le camp ».
tout. On aura, souvent, un non-sens dans
Mais si l’aspect du verbe était
la culture d’arrivée.
l’accompli, surtout s’il est doublé d’un
En effet, que signifieraient des
contexte qui exprimerait une fuite,
phrases telles que :
alors yeddem timaddazin-is pourra être
« On est dans une même assiette »
traduit par : « il s’est sauvé », ou, avec
(litt. « aql-agh deg yiwen n ud’ebsi »).
une valeur péjorative : « il a foutu le
Aucun amazighophone natif monolingue
camp », et pourtant, pour garder une
ne saisirait la signification de cette
certaine esthétique du texte, il serait
expression, plutôt que de chercher une
peut-être plus judicieux de le rendre par :
traduction, il serait plus judicieux de la
« il a pris la poudre d’escampette ».
rendre par une expression kabyle
Il arrive qu’un verbe simple d’une
œuvre littéraire soit rendu par une
40
Neige étant masculin en berbère
92
93
Сопоставительная лингвистика 2016, №5
équivalente, par exemple : yiwen n
cas, et signifier alors : « soigner
uɛ ekkaz i agh-yuten (litt. « c’est le même
seulement
les
apparences ;
être
bâton qui nous frappe ; on est frappé par
superficiel ; etc. »
un même bâton »).
7. Le langage allusif
De même pour « ce sont les
En
kabyle
on
dit
meɛ ɛ en,
tonneaux vides qui font beaucoup de
« symboliser »,
ameɛ ɛ en,
« la
bruits » (litt. « d ibelyan ilmawen i
symbolisation », c'est le fait de parler en
ixeddmen at’as n ssut », qui n’aurait
utilisant
lemɛ un
« le
langage
aucune
signification
pour
un
symbolique/allusif » ; c'est ce que Hassan
berbérophone, mais on peut la rendre
Jouad nomme le langage lmeɛ na et il le
par l’expression« d imeɛ fan i ifukken
définit comme étant
« le contenu
aman » (litt. « ce sont les morveux qui
potentiel d'un texte dont le sens
ont consommé toute l’eau »).
manifeste recèle un sens latent » (Jouad,
La
recherche
d’expressions
1989 : 158) ; en fait, ce n'est,
équivalentes nous permet de garder
pratiquement, jamais le sens manifeste
aussi bien la signification que nous
qui est voulu à travers ce genre de
voulons transmettre que la forme du
langage, mais souvent le sens latent,
message. D’autant plus que la fréquence
c'est-à-dire la morale véhiculée par une
élevée de ces expressions dans le
production « littéraire populaire ». Cette
langage courant kabyle en fait un moyen
morale est l’objet même de cette
de communication ordinaire et très
production, c'est sa raison d'être, et c'est
vivant. Elles ne sont pas ressenties
la raison de sa conservation et de sa
comme étant des tournures de style, ni
transmission de génération en génération
un langage recherché ; c’est tout juste si
(comme se serait conservé tout lexème :
elles sont considérées comme un langage
soumis aux évolutions tant formelles que
soutenu, et encore, il faut qu’elles soient
sémantiques), c'est le lieu où est déposée
majoritaires dans un discours donné pour
une expérience dont il faut se souvenir.
qu’on se rende compte.
Dans la tradition orale chleuh41 , on
Cependant cette recherche des
conçoit toute œuvre discursive, qu'elle
équivalences peut s’avérer infructueuse.
soit en vers ou en prose, comme une
Mais la maîtrise de leurs utilisations peut
construction à deux faces : une face
nous aider à trouver la meilleur manière
explicite et une face implicite. La
de rendre une expression consacrée dans
première correspond au texte et la
la langue cible. Pour le kabyle, la valeur
seconde à un contenu potentiel donné à
sémantique d'une expression est la
construire à partir de relations et
somme des sens, que prennent dans une
d'indices exposés dans le texte. Ce mode
situation donnée, chacun de ses éléments
d'expression nous apprend que ce qui est
constitutifs. Elle exprime un message
pensable,
ce
qui
est
concevable
global constitué de deux parties, une
mentalement
n'est
pas
réductible
partie stable, qui est la valeur déductible
uniquement à ce qui est verbalisable
des constituants linguistiques (valeur
(Jouad, 1989 : 158).
inhérente à l'expression elle-même), et
Dans son article, Jouad nous
une partie variable selon la situation
propose une méthodologie pour extraire
(l'utilisation), qui est une valeur liée au
le sens latent par l'analyse de la totalité
contexte. C'est cette dernière valeur qui
du texte littéraire. Mais dans le
est utilisée pour changer le sens de
comportement langagier de tous les
l'expression selon les besoins.
jours, il n’en va pas de même. En réalité
Exemples :
le sens latent, qui est le sens qu'on désire
Ssufegh-iten-d lsan, ur yez’ri h’edd
transmettre, doit et est (dans son usage
ghef wacu i nsan, « fais-les sortir vêtus,
quotidien) instantanément compris, car
personne ne sait (en fait : de souper) ils
l'interlocuteur n'a pas assez de temps
ont passé la nuit » ; le message voulu par
pour une analyse intellectuelle ; d'autre
cette expression est « il convient de
part on raconte rarement la totalité de
soigner la tenue des gens de sa famille,
l'histoire, le plus souvent on se contente
pour éviter de donner prise aux
de rappeler la conclusion. En fait, on ne
mauvaises langues ».
peut utiliser ce mode d'expression,
Une telle expression peut être
41
utilisée dans ce sens c’est-à-dire le sens
En réalité ce n'est pas propre au Chleuh, cette
donné par une lecture au premier degré.
situation caractérise aussi le kabyle, on pourrait
peut-être dire les régions berbérophones et
Elle peut également être utilisée avec un
peut-être même toutes les sociétés à tradition
sens ironique, ce qui est généralement le
orale.
Сопоставительная лингвистика 2016, №5
message
codé,
que
si
tous
les
le message codé) sont supposées
interlocuteurs
sont
suffisamment
connues par l'interlocuteur.
imprégnés d'une même culture pour que
Conclusion
les règles de décodage soient ancrées
La connaissance du lexique est très
dans leur système de pensée et que ça se
loin d’être suffisant dans l’acte de
fasse automatiquement et sans effort
traduire, non seulement il faut maîtriser
d'analyse, en fin que la totalité de
le lexique des deux langues (source et
l'histoire soit connue à l'avance par
cible)
et
les
différentes
nuances
l'interlocuteur auquel elle est destinée ;
sémantiques qu’un lexème peut contenir,
exemple : D uccen i yghez’z’an ad’ar-is,
mais il faut encore maitriser la syntaxe
« c'est le chacal qui a croqué sa patte »,
des deux systèmes linguistiques. En effet,
cette expression est utilisée pour dire à
certaines tournures syntaxiques peuvent,
quelqu'un « tu es très malin » qui est son
à elles seules, changer tout le sens de la
contenu latent, il exprime en général la
phrase ou apporter des suppléments de
malice et la ruse. C'est une expression
sens tellement importants qu’on ne peut
qui renvoie à l'histoire du chacal qui, pris
les négliger, dans l’acte de traduction,
dans un piège, se libéra en coupant sa
sans altérer significativement le message
patte avec ses dents (étant malin, il
initial. Ainsi, l’identification de la place
savait qu'il était préférable de supporter
relative de chacun des constituants d’une
la douleur atroce causée sur sa patte, et
phrase, des expressions figées, des mots
qui ferait de lui un infirme, que de
composés etc., doit occuper une place
tomber entre les mains d'un humain).
importante
dans
les
tâches
du
Toute l'histoire ainsi que la morale qui en
traducteur.
découle (c'est-à-dire : le contenu latent ;
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LITERATURE
1. Chaker, S., 1991, Manuel de linguistique berbère I. Alger, Editions Bouchène.
2. Chaker, S., 1996, Manuel de linguistique berbère II : Syntaxe et diachronie. Alger,
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