Moi-même comme un autre. Identité personnelle et langage
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Moi-même comme un autre. Identité personnelle et langage
in I. Copoeru et N. Szabo (éd.), Beyond Identity. Transformations of Identity in a (Post-) Modern World, Cluj-Romania, Editura Casa Cærflii de Øtiinflæ, 2004, pp. 104-124. (version web) Moi-même comme un autre. Identité personnelle et langage Ion VEZEANU* Résumé : Les critères classiques (corporelles et psychologiques) utilisés pour rendre compte de l’identité personnelle à travers le temps ne sont pas seulement insuffisants mais peu fiables. Le débat contemporain, notamment anglo-américain, semble borné autour de ces deux critères. L’auteur de cette étude propose un nouveau critère d’identité personnelle : le critère langagier. Celui-ci est à la fois un critère ontologique (car constitutif) et épistémique (car cognitif) de l’identité de la personne à travers le temps. L’auteur avance ses arguments à partir des expériences de neurochirurgie et en s’appuyant sur des écrits de la philosophie française du langage. En ce sens, Paul Ricœur, Francis Jacques et Denis Vernant sont les principales références. Introduction Parmi les difficultés philosophiques majeures, nous pouvons signaler celle de l’« identité personnelle » avec la question sous-jacente concernant le « problème du rapport corps-esprit ». Il s’agit peut-être des plus importants dilemmes contemporains de la philosophie anglo-saxonne qui rejoignent de façon remarquable une autre question philosophique qui remonte aux origines mêmes de la pensée occidentale et qui se traduit par la démarche socratique du « souci de soi-même ». Nous le savons tous, c’est la traduction du syntagme célèbre « connais-toi toi-même » inscrit sur le frontispice de l’oracle de Delphes et que Socrate s’était approprié1. Un argument fort contre le réductionnisme matérialiste (le matérialisme dur) consiste à considérer effectivement le rapport entre le corps et l’esprit lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’identité personnelle à travers le temps. La plupart des philosophes parlent d’un « rapport » entre les deux entités et en fin de compte, leurs discours se résument soit au corps, soit à l’esprit procédant ainsi à l’élimination de la question concrète de ce rapport. Cependant, nous éprouvons des expériences qui rendent compte de la réalité complexe de la relation entre le corps et l’esprit. * Docteur en philosophie, enseignant-chercheur à l’Université Grenoble II. Cf. Platon qui cite l’oracle de Delphes in Protagoras, 343 b, p. 74 : « Connais-toi toi-même et rien de plus ». Ainsi que le montre brillamment M. Foucault, Histoire de la sexualité, tome III, Le Souci de soi : « L’art de l’existence […] s’y trouve dominé par le principe qu’il faut “ prendre soin de soi-même ” ; c’est le principe du souci de soi qui en fonde la nécessité, en commande le développement et en organise la pratique. », p. 60-61. P. Hadot affirme en effet dans « Histoire du souci », Magazine littéraire, n° 345, p. 18-23 : « Ce qu’il y a de nouveau avec Socrate, ou, tout au moins, dans ce que Platon lui fait dire, c’est d’abord qu’il introduit la notion de “ souci de soi ”. […] Cette démarche correspond à une autre démarche platonicienne : “ appliquer son esprit à soi-même ” ». 1 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » Par exemple la douleur, rattachée nécessairement à la souffrance, incarne ce double aspect psychophysique de la personne humaine qui ne peut être évacué impunément. Mais le symbole le plus riche, le plus universel, le plus complet du rapport corps-esprit, l’expression même du « moi », consiste dans le langage. De la sorte, la définition de la personne humaine, du je, du moi, de la conscience, doit prendre en compte le langage en tant qu’un critère essentiel d’identité personnelle. C’est le langage qui exprime le mieux non pas seulement le rapport entre notre corps et notre esprit ou notre rapport au monde, mais aussi notre rapport à autrui. Dans son ouvrage Stabilité structurelle et morphogenèse, René Thom avance la thèse de la double origine de l’apparition du langage chez l’homme : L’apparition du langage répond chez l’homme à un double besoin : une contrainte individuelle de nature évolutive, visant à réaliser la permanence de son moi en état de veille et une contrainte sociale, exprimant les grands mécanismes régulateurs du groupe social.2 Nos arguments tirés de la neurochirurgie et de la philosophie de l’esprit, de la philosophie du langage et de la pragmatique suivront l’intuition de Thom. Dans un premier temps, nous avancerons l’hypothèse d’une relation nécessaire entre la conscience et le langage. Ensuite, nous discuterons la notion d’identité narrative à partir des analyses de Paul Ricœur. Enfin, nous aboutirons à l’approche pragmatique en termes d’action et de langage de définition de l’identité personnelle envisagée par Francis Jacques et par Denis Vernant. 1. Conscience si et seulement si langage Les expériences neurochirurgicales de bissection du cerveau ont permis, outre l’étude du fonctionnement du cerveau et de ses états mentaux dans le but d’un traitement des malades d’épilepsie, de « mieux comprendre le rôle joué par le couplage linguistique lors de la production des phénomènes mentaux chez les humains »3. La plupart des commentateurs ne font pas ressortir suffisamment le rôle du langage et de la parole pourtant si évident dans les expériences de commissurotomie du cerveau. Certains nient même la relation étroite entre conscience et langage4. Chez la plupart des êtres humains, les aires de la parole sont localisées dans l’hémisphère gauche, leur bon état de fonctionnement permettant de parler et comprendre le langage. À la suite d’une opération de bissection du corps calleux, on peut avancer l’hypothèse suivante : à chaque hémisphère cérébral correspond une personne. Alors conformément aux expériences chirurgicales de commissurotomie, « c’est habituellement uniquement la personne correspondant à l’hémisphère gauche qui comprend et génère du langage parlé et écrit »5. 2 Cf. § 13.4 « L’homo loquens », op. cit., p. 309 ; nous soulignons. H. R. Maturana et F. J. Varela, L’Arbre de la connaissance, p. 219 ; nous soulignons. 4 Cf. par exemple, Th. Nagel, « Quel effet cela fait, d’être une chauve-souris ? », p. 183. 5 H. R. Maturana et F. J. Varela, L’Arbre de la connaissance, p. 222 ; cf. supra § 11.2. 3 105 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » De la sorte la séparation des deux hémisphères équivaut à la séparation de leurs compétences linguistiques : pour la personne associée à l’hémisphère droit, les langages parlé et écrit sont incompréhensibles, alors que la personne associée à l’hémisphère gauche saisit les textes écrits et le langage parlé6. La conclusion s’ensuit nécessairement : il ne peut y avoir de langage sans conscience. La question est de savoir si cette conclusion est suffisante, si sa réciproque est vraie : peut-il y avoir de la conscience sans langage ? Humberto R. Maturana et Francisco J. Varela répondent par la négative. Selon eux, les expériences effectuées sur les patients ne présentant pas de latéralisation du langage, et montrant que les deux hémisphères sont capables de réponses différentes, prouvent : qu’il ne peut y avoir de conscience de soi sans que le langage intervienne comme phénomène de récursivité linguistique. Conscience, esprit – ces phénomènes ont lieu dans le langage. Donc comme tels, ils ne prennent place que dans le domaine social.7 Mais il y a plus : selon ces expériences, l’hémisphère gauche semble être l’hémisphère dominant. Lorsqu’on lui demande de justifier un comportement comme celui de « se gratter », qui a été généré par un ordre adressé à l’hémisphère droit (sans que l’hémisphère gauche soit informé), la réponse orale de l’hémisphère gauche est « parce que cela me démange ». Maturana et Varela interprètent ceci comme une réaction normale de l’hémisphère gauche qui invente une réponse en accord avec son expérience (se gratter) : « Ce que nous disons – sauf lorsque nous mentons – reflète ce que nous vivons, et non pas ce qui se produit du point de vue d’un observateur indépendant »8. Retenons pour notre démarche que le langage est une condition sine qua non pour étudier l’esprit selon les deux auteurs. En ce sens, John C. Eccles9 fournit deux arguments scientifiques pour défendre sa thèse de la création de la conscience comme étape ultime de l’évolution darwinienne du cerveau. Le premier argument est une réponse aux critiques anti-mentalistes qui soulèvent la difficulté de l’interaction entre l’esprit (s’il existe) et le cerveau. Le savant australien propose une nouvelle hypothèse qui expliquerait cette interaction grâce à l’analogie avec le champ de probabilité en mécanique quantique. La principale objection avancée par les matérialistes est la suivante : les événements immatériels, tels que la pensée, ne pourraient exercer la moindre action sur les organes matériels comme les neurones du cortex cérébral, par exemple, ceci en vertu du principe physique de conservation de l’énergie. Or, cette objection valait pour les physiciens du XIXe 6 Il y a toutefois l’exception d’un petit nombre de personnes ne présentant pas de latéralisation du langage et qui peuvent comprendre et générer du langage grâce aux deux hémisphères cérébraux. 7 H. R. Maturana et F. J. Varela, op. cit., p. 225 ; nous soulignons. 8 Idem, p. 226. 9 J. C. Eccles, Évolution du cerveau et création de la conscience, chap. IX, p. 261-288 et chap. X, p. 289-318 et passim. K. Popper, La Quête inachevée, chap. XXIX, p. 268-274, défend lui aussi la thèse de la conscience dépendant du langage. 106 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » siècle, alors que les découvertes de la physique quantique nous permettraient d’envisager des interactions entre des champs de probabilité qui ne portent ni énergie, ni matière et qui échappent de la sorte au principe de conservation de l’énergie : […] l’hypothèse est que l’interaction esprit/cerveau est analogue à un champ de probabilité décrit par la mécanique quantique, champ qui ne possède ni masse, ni énergie et qui peut cependant, dans un microsite, causer une action qui a des effets. Plus spécifiquement, nous proposons d’admettre que la concentration mentale qu’accompagne une intention, ou une pensée méthodique, peut produire des événements moraux par l’intermédiaire d’un processus qui est analogue aux champs de probabilité de la mécanique quantique.10 Le second argument d’Eccles, nous intéressant tout spécialement dans ce paragraphe, invoque la thèse de l’asymétrie fonctionnelle du cerveau et, par conséquent, l’importance dissymétrique du langage pour les deux hémisphères cérébraux, en faveur d’une conception défendant l’unité de la conscience : Bien sûr, la pensée est vécue de façon subjective et nous ne pouvons l’identifier objectivement de la même manière que nous percevons par nos sens le monde extérieur. C’est en parlant à autrui que nous confirmons sa présence et conférons à cette expérience un statut objectif.11 Lors des expériences de commissurotomie, l’on a constaté que l’asymétrie fonctionnelle des deux hémisphères se manifeste à plusieurs niveaux : celui de la perception, de la pensée, des sentiments. Mais l’asymétrie la plus frappante est celle qui caractérise les aires du langage. L’hémisphère gauche est spécialisé dans la production et la compréhension du langage (l’aire de Wernicke) et de la sorte devient l’hémisphère dominant. Même si l’hémisphère droit a une importante activité concernant le langage12, c’est toujours « dans l’hémisphère gauche que se fait l’intégration des données sensorielles et du langage »13. Les expériences de commissurotomie du cerveau prouvent que le moi se trouve en relation avec l’hémisphère dominant, spécialisé dans l’expression et la compréhension du langage : La découverte la plus remarquable faite au cours de ces expériences est que toute l’activité neurale accomplie dans l’hémisphère droit restait inconnue du sujet parlant, puisque celui-ci ne se trouvait relié qu’à l’hémisphère gauche. Le sujet ne communique donc par le langage qu’à travers l’hémisphère dominant. Bien plus, le moi conscient n’est en relation qu’avec cet hémisphère.14 Ces constats nous autorisent à envisager une nouvelle voie de recherche qui nous sortirait du cercle fermé et monotone des disputes philosophiques sur le corps et l’esprit, sur la question de la personne. Cette voie correspond à notre thèse : la notion d’identité présente des difficultés intrinsèques et irrémissibles, mais, en même temps, elle demeure une notion indispensable à nos structures actuelles de pensée, à notre façon d’appréhender le monde et surtout à nos pratiques 10 Cf. J. C. Eccles, Évolution du cerveau et création de la conscience, p. 253. Idem, p. 237 ; nous soulignons. 12 Idem, p. 279 : l’hémisphère droit a certaines capacités de compréhension du langage, mais il est déficitaire au niveau de l’expression verbale ou d’écriture, ses capacités expressives étant nulles ; il peut comprendre, mais il ne peut pas exprimer. 13 Idem, p. 265. 14 Idem, p. 277. 11 107 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » discursives. Les difficultés soulevées par l’identité ne peuvent pas se résoudre par le simple rejet de cette notion ou des concepts afférents. Mais tant que nous resterons prisonniers des pensées redondantes qui tournent par tous les côtés les mêmes critères d’identité personnelle (corporel ou psychologique) et les mêmes rapports corps-esprit (matérialiste ou mentaliste), nous ne pourrons pas espérer nous en sortir. Par conséquent, il faudrait envisager d’autres critères d’identité personnelle et d’autres relations corps-esprit. Celles-ci sont bien plus riches que ne le laissent entendre les discussions contemporaines. De surcroît, l’argument de l’irréductibilité de la subjectivité demeurera insuffisant pour répondre aux objections des matérialistes, tant qu’il ne prendra en compte que le niveau de la conscience, des états psychiques qui se manifestent dans le cerveau, sans tenir compte du langage qui exprime et peut-être génère cette conscience. Ainsi, selon Karl Popper, le problème corps-esprit se présente sous deux aspects différents. Il y a d’abord la question des états de conscience et ensuite la question du moi dans leur rapport avec le langage : d’une part on trouve le problème de la relation très étroite entre les états physiologiques et certains états de conscience, et d’autre part, celui, tout différent, de l’émergence du moi, et de sa relation avec le corps. Ce problème de l’émergence du moi ne peut, à mon avis, être résolu qu’en tenant compte du langage et des objets du monde 3, ainsi que de la dépendance du moi par rapport à ceux-ci. La conscience de moi implique, entre autres choses, que l’on fasse une distinction, aussi vague soit-elle, entre les corps animés et les corps inanimés, et que l’on produise par là même une théorie rudimentaire des caractères essentiels de la vie. De même, elle implique que l’on fasse, d’une manière ou d’une autre, une distinction entre les corps doués de conscience et les autres. Elle implique également la projection du moi dans le futur […] et la conscience d’avoir existé dans le passé. Ainsi, elle implique des problèmes qui supposent que l’individu possède une théorie de la naissance et, peut-être même, de la mort. Tout cela n’est possible que par le recours à un langage descriptif hautement développé, langage qui n’a pas seulement conduit à la production du monde 3, mais qui, par rétroaction, a été modifié par lui.15 2. L’identité narrative C’est pourquoi nous proposons de considérer le rôle décisif du langage16 dans sa double dimension (physique et psychologique) pour la constitution pragmatique de l’identité personnelle. Il ne s’agit pas d’ajouter tout simplement un critère de plus pour l’identification de la personne, mais de compléter l’approche de la personne en considérant sa constitution et sa connaissance par le langage, celui-ci étant : à la fois condition ontologique et critère épistémique d’identité personnelle. L’idée de critère langagier en tant que critère d’identité personnelle, aussi surprenante qu’elle paraisse, ne date pas de l’époque contemporaine. Elle fut déjà fournie par 15 Cf. K. Popper, La Quête inachevée, p. 272. Rappelons-nous l’expérience proposée par Alan Mathison Türing, l’ordinateur devrait passer le test du langage : simuler la parole humaine. Ce n’est peut-être pas par hasard que l’un des fondateurs de l’informatique exigeât ce genre de critère langagier pour savoir si les machines pensent ; cf. A. Turing, « Computing Machinery and Intelligence », Mind, p. 433 ; cf. la trad. « Les ordinateurs et l’intelligence » in A. R. Anderson (sous la dir. de), Pensée et machine, p. 39. 16 108 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » Thomas Hobbes qui pensait que l’identité dépend finalement des mots (des noms) que nous utilisons pour désigner et comprendre la réalité17. De même, David Hume affirmait que : […] toutes les questions habiles et subtiles à propos de l’identité personnelle ne peuvent jamais être tranchées et doivent être regardées comme des difficultés grammaticales, plutôt que philosophiques.18 Il est manifeste que ce nouveau critère n’arrangerait pas les défenseurs de l’identité absolue : réduire l’identité au langage, cela reviendrait à suivre la voie des théories de John Locke et plus récemment d’un Peter Geach qui défend le concept d’identité relative19. Mais, peut-on mésestimer la dimension langagière de la personne lorsqu’on veut saisir son identité ? Cela n’est bien sûr plus possible, quelle que soit notre position par rapport au langage et même si on jugeait, à la manière controversée de John Rogers Searle, que le langage est subordonné à la philosophie de l’esprit20. Au début du XXe siècle, dans un texte remarquable, Ferdinand de Saussure reformulait la question de Hume, de l’identité des choses à travers le temps, mais cette fois-ci dans une perspective purement linguistique : Ainsi nous parlons d’identité à propos de deux express « Genève-Paris 8 h. 45 du soir » qui partent à vingt-quatre heures d’intervalle. À nos yeux, c’est le même express, et pourtant probablement locomotive, wagons, personnel, tout est différent. Ou bien si une rue est démolie, puis rebâtie, nous disons que c’est la même rue, alors que matériellement il ne subsiste peut-être rien de l’ancienne. Pourquoi peut-on reconstruire une rue de fond en comble sans qu’elle cesse d’être la même ?21 Pour exagérée et unilatérale qu’elle semble, la réponse du grand linguiste suisse ne manque pas de pertinence, étant tout au moins compatible avec sa conception bipartite du signe (qui occultait l’objet de référence), et de la sorte mettant le mieux en évidence le rôle important du langage dans la définition de l’identité des choses comme les trains, les rues ou les pièces d’échecs. À la question précédente, il répond ainsi : Parce que l’entité qu’elle constitue n’est pas purement matérielle ; elle est fondée sur certaines conditions auxquelles sa matière occasionnelle est étrangère, par exemple sa situation relativement aux autres ; pareillement, ce qui fait l’express, c’est l’heure de son départ, son itinéraire et en général toutes les circonstances qui le distinguent des autres express. Toutes les fois que les mêmes conditions sont réalisées, on obtient les mêmes entités. Et pourtant, celles-ci ne sont pas abstraites puisqu’une rue ou un express ne se conçoivent pas en dehors d’une réalisation matérielle. Opposons aux cas précédents celui – tout différent – d’un habit qui m’aurait été volé et que je retrouve à l’étalage d’un fripier. Il s’agit là d’une entité matérielle, qui réside uniquement dans la substance inerte, le drap, les doublures, les 17 Th. Hobbes, « Of identity and difference », chap. XI du De Corpore (1655) ; tr. fr. de l’extrait par S. Ferret et J. Vannier, « De l’identité et de la différence », in S. Ferret, Identité : textes, p. 109-115. cf. également, Th. Reid, « De l’Identité » in S. Ferret, op. cit., (texte n° 24), p. 187-188 : « L’identité n’a pas de nature arrêtée lorsqu’elle est appliquée aux corps et, très souvent, les questions relatives à l’identité des corps sont des questions de mots ». 18 D. Hume, L’Entendement : Traité de la nature humaine, Livre I, nouvelle traduction (1995), p. 355. 19 Cf. S. Ferret, L’Identité : textes, p. 111. 20 J. R. Searle, « La Conscience et le vivant », p. 129. En effet, pour le philosophe britannique, la philosophie contemporaine du langage est considérée maintenant comme faisant partie de la philosophie de l’esprit, ce qui est contestable selon d’autres philosophes. 21 F. Saussure, Cours de linguistique générale, 151. 109 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » parements, etc. Un autre habit, si semblable soit-il au premier, ne sera pas le mien. Mais l’identité linguistique n’est pas celle de l’habit, c’est celle de l’express et de la rue.22 Saussure ne nie pas qu’il existe des choses nécessitant des critères d’identification comme la continuité et la composition matérielle, mais il ajoute que dans un nombre important de situations problématiques l’identité matérielle n’est plus essentielle, alors que c’est l’identité linguistique qui confère identité aux choses. Cette identité linguistique est produite par la valeur linguistique que l’on attribue à l’objet concerné. Il s’agit de la valeur ou du rôle que joue l’objet dans un contexte réel d’utilisation, comme dans l’exemple de la pièce perdue et remplacée par une autre dans le jeu d’échecs : Prenons un cavalier : est-il à lui seul un élément du jeu ? Assurément non, puisque dans sa matérialité pure, il ne représente rien pour le joueur et ne devient élément réel et concret qu’une fois revêtu de sa valeur en faisant corps avec elle. Supposons qu’au cours d’une partie, cette pièce vienne à être détruite ou égarée : peut-on la remplacer par une autre équivalente ? Certainement : non seulement un autre cavalier, mais même une figure dépourvue de toute ressemblance avec celle-ci sera déclarée identique, pourvue qu’on lui attribue la même valeur. On voit donc que dans les systèmes sémiologiques comme la langue, où les éléments se tiennent réciproquement en équilibre selon des règles déterminées, la notion d’identité se confond avec celle de valeur et réciproquement.23 Dans un article de 1958, Émile Benveniste24 fait une analyse minutieuse du langage en tant qu’instrument de communication. La communication est assurée par la propriété qu’a le langage de constituer l’homme en tant que sujet. Le fondement de cette subjectivité est déterminé par le statut linguistique de la personne. La subjectivité, la conscience de soi, n’est possible qu’à travers le dialogue, c’est-à-dire dans mon allocution à un tu. En effet : C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept d’« ego ». […] C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je.25 Paul Ricœur répond clairement et de façon plus élaborée à la question de l’importance du langage dans le processus d’individuation : On n’individualise que si on a conceptualisé et individualisé en vue de décrire davantage. C’est parce que nous pensons et parlons par concepts que le langage doit en quelque manière réparer la perte que consomme la conceptualisation. […] Logiciens et épistémologues regroupent sous le titre commun d’opérateurs d’individualisation des procédures aussi différentes que les descriptions définies – Le premier homme qui a marché sur la Lune, L’inventeur de l’imprimerie, etc. –, Les noms propres – Socrate, Paris, la Lune –, les indicateurs – Je, Tu, Ceci, Ici, Maintenant.26 C’est dans ce contexte langagier que le concept d’« identité narrative », forgé par Ricœur dans la conclusion de son livre Temps et récit, et analysé dans Soi-même comme un autre, trouve sa 22 Idem, p. 151-152 ; nous soulignons. Idem, p. 153-154 ; ajoutons que la valeur ou le rôle que joue l’objet dans un contexte réel d’utilisation n’est pas seulement linguistique, mais notamment pragmatique. 24 E. Benveniste, « De la subjectivité dans le langage », in Problèmes de linguistique générale, 1, p. 258-266. 25 Idem, p. 259-260. 26 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 40. 23 110 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » véritable place27. Le philosophe français pose la question de l’identité individuelle sous ses deux aspects distincts, mais qui se recouvrent partiellement : l’ipséité ou l’identité-ipse (l’identité de la personne) et la mêmeté ou l’identité-idem (l’identité des choses qui persistent inchangées à travers le temps ; le caractère psychologique, la formule génétique, les empreintes ; ce qui fait qu’il y a une forme invariable). Mais, avant de la considérer comme fonction de constitution de la personne, l’identité narrative est à comprendre dans un contexte plus général, en tant qu’expérience fondamentale capable d’intégrer deux classes de récits : le récit historique et le récit de fiction. Qu’il s’agisse d’une personne individuelle ou d’une communauté historique, l’identité narrative est le « lieu de fusion entre histoire et fiction »28. Le raisonnement suivant, bordé par l’herméneutique de Ricœur, vient à l’appui de son hypothèse : Le statut épistémologique de l’autobiographie semble confirmer cette intuition. Il est donc plausible de tenir pour valable la chaîne suivante d’assertions : la connaissance de soi est une interprétation,– l’interprétation de soi, à son tour, trouve dans le récit, parmi d’autres signes et symboles, une médiation privilégiée, – cette dernière emprunte à l’histoire autant qu’à la fiction, faisant de l’histoire d’une vie une histoire fictive ou, si l’on préfère, une fiction historique, comparable à ces biographies des grands hommes où se mêlent l’histoire et la fiction.29 Retenons également de ce paragraphe que le critère fondamental d’identité personnelle (l’identité narrative) a pour Ricœur une forte dimension épistémique puisqu’il s’agit de viser la connaissance de soi à travers le récit, et en même temps ontologique, car la personne se constitue grâce à ce même récit. Mais il faudrait considérer particulièrement l’aspect moral et pratique du récit, car chez Ricœur la théorie narrative (jamais neutre éthiquement) a une double dimension, pragmatique et éthique, et permet de la sorte la constitution de soi30. Cependant, il y a un aspect encore plus important, la dimension temporelle du soi, qui est mise à jour par le concept d’identité narrative. Il s’agit ainsi de souligner l’histoire qui est propre à chaque personne, sa biographie. C’est toute une problématique analytique, celle de l’identité personnelle, qui s’articule autour de la dimension temporelle du récit de fiction historique ou d’histoire fictive31. Lieu de fusion, d’un entrecroisement ou d’un chiasme entre le récit historique et le récit de fiction, l’identité narrative répond à la dialectique et à la distinction entre ipse et même. Cette distinction permettra de lever certaines ambiguïtés de l’identité personnelle et d’expliquer les cas 27 P. Ricœur, « L’identité personnelle et l’identité narrative » et « Le soi et l’identité narrative », Soi-même comme un autre, p. 137-166 respectivement p. 167-198 ; mais, la question est d’abord soulevée dans un article, « L’identité narrative », Esprit, p. 295-314 ; cf. aussi Temps et récit, 1985. 28 P. Ricœur, « L’identité narrative », p. 295. 29 Idem. 30 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 167 : « Sur ce double versant, pratique et éthique, de la théorie, se poursuivra la constitution réciproque de l’action et du soi ». Un important présupposé, (assez contestable) fait par le philosophe français, est que sa théorie narrative (théorie herméneutique) confère un rôle subordonné à la pragmatique et aux autres théories du langage. 31 Idem, p. 138. 111 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » indéterminés résultant des expériences de science-fiction proposées par Derek Parfit32. Les deux notions seront analysées par Ricœur en s’appuyant sur la thèse d’une identité de soi (ipséité) variable, changeante, ne présupposant point un quelconque noyau de permanence à travers le temps, mais s’articulant autour d’une pratique morale d’engagement envers autrui, la promesse : L’équivocité du terme « identique » sera au cœur de nos réflexions sur l’identité personnelle et l’identité narrative, en rapport avec un caractère majeur du soi, à savoir sa temporalité. […] Notre thèse constante sera que l’identité au sens d’ipse n’implique aucune assertion concernant un prétendu noyau non changeant de la personnalité. Et cela, quand bien même l’ipséité apporterait des modalités propres d’identité, comme l’analyse de la promesse l’attestera.33 Pour défendre cette thèse, le philosophe français déploie une argumentation conceptuelle très détaillée et très élaborée en commençant par l’analyse des notions de mêmeté et d’ipséité34. Tout d’abord, la mêmeté ou l’identité-idem semble rattachée de façon exclusive à la question de la permanence dans le temps. C’est la principale raison pour laquelle les auteurs anglo-saxons restent cantonnés dans les limites de la mêmeté lorsqu’ils s’attaquent à la question de l’identité personnelle, à la manière de David Hume, de John Locke ou de Derek Parfit. Les relations qui concernent le concept de mêmeté contribuent par leur recouvrement partiel ou par leur irréductibilité à cette confusion et cette restriction : l’identité numérique, l’identité qualitative, la continuité ininterrompue, la permanence dans le temps. Selon Ricœur, qui fait allusion aux auteurs analytiques, « Toute la problématique de l’identité personnelle va tourner autour de cette quête d’un invariant relationnel, lui donnant la signification forte de permanence dans le temps »35. Bref, les conséquences philosophiques de l’application exclusive du concept de mêmeté aux choses et aux personnes, lorsqu’il s’agit de rendre compte de leur identité à travers le temps, sont aporétiques. Ici nous nous attachons à l’analyse et à la définition de l’ipséité, de l’identité de soi. Parler de soi-même, se poser la question « qui suis-je ? », revient à suivre deux modèles de permanence dans le temps que Ricœur résume par deux concepts : le caractère et la parole tenue. Les deux sont des indices de reconnaissance et des conditions ontologiques de notre permanence dans le temps : Mon hypothèse est que la polarité de ces deux modèles de permanence de la personne résulte de ce que la permanence du caractère exprime le recouvrement quasi complet l’une par l’autre de la problématique de l’idem et de celle de l’ipse, tandis que la fidélité à soi dans le maintien de la parole donnée marque l’écart extrême entre la permanence du soi et celle du même, et donc atteste pleinement l’irréductibilité des deux problématiques l’une à l’autre. Je me hâte de compléter mon hypothèse : la polarité que je vais scruter suggère une intervention de l’identité narrative dans la constitution conceptuelle de l’identité personnelle, 32 Cf. « Personal Identity », Reasons and Persons, p. 199-347 ; dans cette étude nous explicitons la conception de Ricœur de l’identité personnelle. 33 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 12-13. 34 Idem, p. 140-150. 35 Idem, p. 142-143. 112 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » à la façon d’une médiété spécifique entre le pôle du caractère, où idem et ipse tendent à coïncider et le pôle du maintien de soi, où l’ipséité s’affranchit de la mêmeté.36 Le caractère, dimension fondamentale de notre identité, cumule l’identité du soi et celle du même. En cela Ricœur s’appuie sur Kant37. En effet, le philosophe allemand assignait deux significations au terme « caractère », auquel il consacre la deuxième partie de son Anthropologie : […] de fait, on dit, d’une part, qu’un certain homme a tel ou tel caractère (physique), et, d’autre part, qu’il a en général un caractère (un caractère moral), lequel ne peut dans ce cas qu’être unique ou ne pas être. Au premier sens, le caractère est le signe distinctif de l’homme en tant qu’être sensible ou être naturel ; le second sens du terme correspond au signe distinctif de l’homme en tant qu’être raisonnable, doué de liberté.38 Mais comment expliquer l’ambiguïté de la notion de « caractère », pourquoi retrouve-t-on dans le caractère l’identité du soi et celle du même ? Qu’est-ce que le caractère ? Pour Ricœur, le caractère est « l’ensemble des marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu humain comme étant le même »39. On parvient donc chez Ricœur à la double démarche ontologique et épistémique de définition de l’identité personnelle. Elle est ontologique en ce sens qu’elle suppose des traits ou des marques distinctifs du caractère, conférant à la personne l’identité numérique et qualitative, la continuité ininterrompue et la permanence dans le temps. Elle est épistémique par le fait qu’elle permet la réidentification (la reconnaissance) de la même personne grâce aux traits distinctifs du caractère. En ceci, le caractère désigne la mêmeté de la personne. Seulement placer le caractère dans la problématique de l’identité personnelle a pour conséquence de mettre en question le statut d’immutabilité du caractère. Pour quelle raison ? Conçu dans cette perspective, le caractère se définit dans sa dimension temporelle, en termes de dispositions acquises successivement : Le caractère, dirais-je aujourd’hui, désigne l’ensemble des dispositions durables à quoi on reconnaît une personne. C’est à ce titre que le caractère peut constituer le point limite où la problématique de l’ipse se rend indiscernable de celle de l’idem et incline à ne pas les distinguer l’une de l’autre. Il importe par conséquent de s’interroger sur la dimension temporelle de la disposition : c’est elle qui remettra plus loin le caractère sur la voie de la naturalisation de l’identité personnelle.40 La notion de disposition peut s’expliciter par les habitudes et les identifications acquises. Ainsi, les habitudes acquises deviennent durables et constituent des traits de caractère, c’est-à-dire des signes distinctifs selon lesquels nous reconnaissons (réidentifions) une personne comme étant la même. En ce sens le caractère n’est rien d’autre qu’un ensemble de signes percevables, de traits distinctifs. Il en va de même pour les identifications acquises, processus par lesquels ce qui est autre entre dans la constitution du même : 36 Idem, p. 143. Cf. I. Kant, « Le caractère de la personne », Anthropologie du point de vue pragmatique, p. 261-284. 38 Idem, p. 261. 39 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 144. 40 Idem, p. 146. 37 113 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » Pour une grande part, en effet, l’identité d’une personne, d’une communauté, est faite de ces identifications-à des valeurs, des normes, des idéaux, des modèles, des héros, dans lesquels la personne, la communauté se reconnaissent. Le se reconnaître-dans contribue au se reconnaître-à… L’identification à des figures héroïques manifeste en clair cette altérité assumée ; mais celle-ci est déjà latente dans l’identification à des valeurs qui fait que l’on met une « cause » au-dessus de sa propre vie ; un élément de loyauté, de loyalisme, s’incorpore ainsi au caractère et le fait virer à la fidélité, donc au maintien de soi.41 C’est dans le maintien de soi, dans la fidélité envers quelque chose de stable que l’on retrouve l’ipséité, l’identité de soi. Comment se réalise-t-elle concrètement ? Selon Ricœur, le maintien de soi est la fidélité de la parole tenue à la parole donnée. Bref, l’ipséité se réalise dans la promesse. À ce niveau, nous pouvons dissocier entre ipséité et mêmeté, car la persévérance dans la parole tenue est opposée à la permanence du caractère à travers le temps. Par là, la promesse apparaît comme un défi au changement et au temps, comme leur négation : en dépit de ce qui m’arrive (je vieillis, je suis malade, je change de caractère.), je tiens mes promesses. Deux dimensions, l’une éthique et l’autre pragmatique surgissent de l’idée du maintien de soi dans la promesse. Les deux vont ensembles, mais ce qui nous intéresse ici est l’aspect pragmatique qui fait place à l’action. En effet, pour promettre quelque chose à autrui il faut pouvoir parler et agir. Par conséquent, le maintien de soi s’attache tout simplement au dévouement à une même parole, à un même message, au souci de garder et de la sorte d’accomplir la même parole en acte, partant, de réaliser pragmatiquement la promesse. En effet, la promesse réalisée peut se définir comme parole donnée à autrui qui agit conjointement sur l’autre et sur soi-même dans le sens de leur/notre maintien et continuité à travers le temps. C’est par là qu’elle est constitutive du soi. Par contre, lorsque la promesse ne se réalise pas, lorsque l’acte pragmatique de promettre échoue, il n’y a plus maintien, continuité et conservation, mais plutôt abandon, changement et dissolution de soi-même42. Pour conclure ce paragraphe, nous pouvons dire que la distinction si importante opérée par Paul Ricœur entre identité idem et identité ipse vise tout droit la critique et l’éclaircissement des difficultés de l’identité personnelle, soulevées par la conception analytique contemporaine la plus récente, notamment celle de Derek Parfit43. Le philosophe français opère une distinction conceptuelle cruciale entre la mêmeté et l’ipséité, entre identité numérique et identité de soi. 41 Idem, p. 146-147. Récemment (2002), dans une démarche qui prolonge l’interprétation de Ricœur, J. Proust, « La pensée de soi », in Y. Michaud (sous la dir. de), Qu’est-ce que la vie psychique ?, avance la thèse selon laquelle, grâce à l’« action mentale », la mémoire participe activement à la transformation du sujet qui se souvient tout en contribuant à la constitution de l’identité personnelle. Ce processus de constitution suppose la capacité d’agir mentalement sur soimême, de s’auto-affecter (cf. op. cit., p. 135). De façon générale, ce processus peut être intégré dans les démarches multiples concernant « le souci de soi » ; cf. M. Foucault, Histoire de la sexualité, tome III, Le Souci de soi, L’Herméneutique du sujet et dans l’approche proposée dans notre étude. 43 P. Ricœur, « L’identité narrative » ; le philosophe français s’en prend aux théories exposées par D. Parfit dans la troisième partie, « Personal Identity », de son livre, Reasons and Persons, p. 197-347. 43 Idem, p. 295. 42 114 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » Cette dernière est l’identité personnelle « à laquelle un être humain accède grâce à la médiation de la fonction narrative »44. De façon générale, cette médiation (l’identité narrative) se fait entre la théorie de l’action et la théorie morale. Grâce à cette thèse, qui combat celle de Derek Parfit pour qui l’identité n’a pas d’importance et qui s’appuie sur des cas de science-fiction, Ricœur avance l’idée de la constitution de soi-même par l’interprétation (l’herméneutique) de soi, processus narratif par excellence et exprimé sous la forme d’un récit. Aux apories de sciencefiction justifiant le réductionnisme de Parfit, Ricœur oppose les cas embarrassants de constitution des personnages dans l’imaginaire littéraire. L’identité du personnage se développe dans la dynamique du récit : La thèse de l’identité que Parfit appelle non réductionniste en reçoit plus qu’un renfort, un complet remaniement. La personne, comprise comme personnage de récit, n’est pas une entité distincte de ses « expériences ». Bien au contraire : elle partage le régime de l’identité dynamique propre à l’histoire racontée. Le récit construit l’identité du personnage, qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l’histoire racontée. C’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage.45 D’où le résultat de l’« identification narrative » en tant que processus perpétuel, car jamais achevé, d’identification de la personne46. En conclusion, retenons une dissociation importante entre personne et conscience, opérée par le philosophe français : la personne est une entité publique, alors que la conscience est une entité privée !47 3. Identité, imagination, altérité La thèse de Ricœur, de l’identification narrative, conçue comme processus constitutif et cognitif d’une personne dans son rapport discursif et imaginaire avec l’autre, peut être mise en cause si nous contestons l’exercice mental d’imagination en termes d’identification avec un autre. Dans un article de 1995, Eros Corazza s’attaque à cet exercice mental d’imagination en se demandant : « Qui est ce je qui est un autre ? »48. On s’imagine être une autre personne avec l’aide de la thèse suivante : nous mettons en relation notre buffer-je49 avec un fichier mental étiqueté avec le nom du personnage que nous nous imaginons être. Alors cette relation n’est pas une relation d’identité, mais selon l’auteur suisse, une relation de transférence. Le philosophe entend soutenir sa thèse en deux temps : d’abord, expliquer le mécanisme d’imagination, notamment le fait de s’imaginer être un autre ; ensuite, expliquer le mécanisme de transférence. Les deux processus sont à comprendre à partir des forts présupposés physicalistes de la relation 44 Idem, p. 295. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 175. 46 Cf. idem, p. 13. 47 Idem, p. 47. 48 E. Corazza, « Je est un autre », Archives de philosophie, 1995, vol. 58, n° 2, p. 201. 49 « Buffer » est un mot anglais qui désigne une mémoire de type informatique. Ici, l’auteur l’utilise dans le sens de « mémoire mentale tampon » assignée au « Je » par analogie avec les ordinateurs. Cette mémoire permet le transfert d’information d’un fichier à l’autre. 45 115 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » corps/esprit, fondés sur des notions informatiques métaphoriques telles que fichier mental et buffer (mémoire tampon). Ces présupposés « bien-fondés » selon l’auteur nous permettent de penser l’esprit comme un ordinateur dans un robot : Dans le cadre conceptuel fonctionnaliste, une façon de comprendre la relation entre l’esprit et le corps, c’est de considérer l’esprit dans le corps comme un ordinateur dans un robot. De là l’importance, dans les sciences cognitives, des métaphores provenant de l’intelligence artificielle. C’est sur cette base qu’il faut comprendre mon introduction, de même que l’utilisation des métaphores du fichier mental et du buffer, utilisées dans l’explication que j’esquisserai du phénomène de la transférence.50 Imaginons avec l’auteur non pas que nous sommes à la place de Rimbaud (c’est-à-dire qu’on s’imagine ce qu’on aurait fait à sa place), mais que nous sommes Rimbaud lui-même. Dans ce second cas, nous allons nous imaginer être dans le corps ou « dans la peau de Rimbaud, et donc imaginer sa douleur et sa rage lorsqu’il a été touché par le coup de revolver de Verlaine »51. Cela équivaut à s’attribuer soi-même les propriétés physiques et psychologiques de la personne qu’on s’imagine être. Cet acte d’imagination est un acte de transférence. C’est à ce niveau – s’imaginer être un autre – qu’interviennent les notions informatiques de fichier mental et de buffer. Pour comprendre ce processus d’imagination, il faut distinguer entre la relation interne d’identité (entre les fichiers mentaux) et la relation externe d’identité (au niveau de la réalité linguistique). La relation externe est une identité du type « Tullius = Cicéron », considérée comme vraie puisque les deux termes « Tullius » et « Cicéron » désignent le même individu. En revanche, lorsque nous décrivons le processus qui a lieu dans l’esprit, Corazza considère qu’il s’agit d’une identification (ou de coréférence) interne entre deux fichiers étiquetés respectivement « Tullius » et « Cicéron ». Du point de vue de l’identification externe, le sujet qui effectue l’acte d’imagination considère cette identité comme fausse. L’exemple du héros de guerre amnésique qui lit des articles sur ce même héros, sans savoir qu’il s’agit de lui-même, et qui peut s’imaginer être ce héros, illustre bien cette position. Car, bien que la relation d’identité implicite dans son imagination soit en fait vraie, notre héros ne peut la considérer que comme fausse. Cette hypothèse s’appuie sur la connaissance d’un fait nécessaire que tout un chacun aurait de soimême : En somme, je considère que l’identité que j’exprime lorsque je m’imagine être Rimbaud, à savoir : « Je suis Rimbaud » est fausse. C’est un fait nécessaire que je ne sois pas quelqu’un d’autre. C’est précisément sur ma connaissance (implicite) de ce fait que dans mon acte de transférence, je considère la relation d’identité comme fausse.52 Du point de vue de l’identification interne, l’acte d’imagination effectué est un acte de transférence, c’est-à-dire une relation entre fichiers mentaux. La relation de transférence peut se définir comme « une relation interne entre le buffer-je et le fichier mental étiqueté par le nom du 50 Idem, p. 202. Idem, p. 200. 52 Idem, p. 206. 51 116 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » personnage que je m’imagine être »53. S’imaginer être Rimbaud revient à mettre en relation son buffer-je et le fichier mental qui porte l’étiquette « Rimbaud ». Or, ce mécanisme, expliqué en termes informatiques, montrerait que la relation interne de transférence n’est pas une relation d’identité. L’argument est simple : il n y a pas de coréférence entre le buffer-je et le nom de l’individu qu’il s’imagine être, donc il n’y a pas d’identité. Cette conclusion permet de répondre à certaines difficultés. Par exemple, on peut objecter que si je m’imagine être Rimbaud, conformément à la symétrie de l’identité, cela revient à imaginer que « Rimbaud, c’est moi ». Or, « je suis Rimbaud » et « Rimbaud, c’est moi » ne sont pas symétriques. Sachant que la relation de transférence n’est pas symétrique comme l’identité, cette difficulté n’est qu’apparente et s’explique facilement si l’on considère que le sujet ne met pas en relation interne d’identité les fichiers mentaux « Corazza » et « Rimbaud », mais en relation de transférence. Toutefois, il y a d’autres objections possibles contre la conception d’Eros Corazza. Outre les analogies informatiques discutables entre l’esprit et l’ordinateur, il importe de rappeler une distinction importante, à la suite de William Ruddick, entre relation d’identité et identification. La relation d’identification (ce dont il s’agit ici) n’est pas une relation symétrique, d’où la possibilité de confusion avec la relation de transférence54. C’est pourquoi identifier Rimbaud à Eros Corazza ce n’est pas identifier Eros Corazza à Rimbaud. En ceci elle est différente de la relation réflexive d’identité. De la sorte, la transférence ne pourrait s’expliquer que dans un processus imaginaire d’identification. Cette dernière ne peut pas être éliminée et remplacée par la relation de transférence puisqu’elle en est le fondement. Lorsque Eros Corazza s’imagine être Rimbaud, il s’attribue les qualités physiques et psychologiques de Rimbaud. Or, agir de la sorte revient à utiliser les principaux critères d’identité pour se définir dans ce processus imaginaire de transférence. Partant, utiliser des critères d’identité revient à procéder à une identification. C’est précisément ce que l’auteur voulait éviter. À la question de savoir « qui est ce je qui est un autre ? », il n’est plus possible de répondre tout simplement que « le je est transféré dans l’autre ». Par conséquent, la thèse avancée par Eros Corazza ne saurait être une objection décisive contre l’idée d’identité narrative de Paul Ricœur. De surcroît, même s’il est vrai que Ricœur défend la thèse de la constitution de la personne grâce à la fonction d’identité narrative propre aux textes littéraires, qui sont l’expression de notre imaginaire, il n’utilise pas pour autant la fonction d’imagination, caractéristique de l’activité mentale pour définir la 53 Idem, p. 207. Cf. W. Ruddick, « Physical Equations and Identity », p. 234 ; dans le paragraphe § IV. « Mind = Body », p. 246-250, de son article, l’auteur applique la distinction entre identité et identification à la question du corps-esprit. 54 117 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » personne, mais la fonction narrative, propre à l’activité langagière. Donc, l’objection contestant le rôle de l’identification en faveur de la transférence ne tient pas dans ce cas. Ainsi, le langage peut être considéré non seulement comme un critère de supplémentaire d’identité personnelle, ajouté à celui corporel et celui psychologique, mais aussi comme le principal critère d’identité de la personne ainsi que l’a préconisé Francis Jacques55, par exemple. De la sorte il est possible de dépasser une philosophie qui considérait la pragmatique comme subordonnée à une théorie narrative générale (défendue par Ricœur) et conférer à la pragmatique son véritable rôle d’intégrateur des théories du langage et de l’action. Ceci nous permet de passer de l’identité narrative, constituant le personnage par le récit, à une identité pragmatique (voire dialogique) qui octroie un rôle décisif à la communication intersubjective et au dialogue dans la constitution active de la personne. 4. L’intersubjectivité Dans son livre Différence et subjectivité, Francis Jacques aborde ce problème plus radicalement, dans une perspective plus large que celle qui est limitée à la dualité corps/esprit. L’auteur entend articuler le problème du solipsisme à celui de la personne dans une approche communicationnelle. C’est pour remédier au fait que le je (pris en lui-même) a un caractère plutôt impersonnel que personnel. Un je qui ne passe pas par le tu, qui n’est pas pensé dans la relation je-tu, c’est l’impersonnel au centre de la personne. Pour éviter cet impersonnalisme qui aboutit à l’individualisme et à l’égoïsme (équivalents à l’aliénation et à la dissolution de soi), il faut penser le moi à travers l’altérité en tant qu’exercice relationnel et différentiel qui commence avant la constitution du moi. Le rapport à l’autre précède l’expérience du moi, qui commence en tant qu’expérience d’un moi tragique d’abord (puisque conscient de sa mort) et ensuite responsable et libre. Un des soucis de Francis Jacques, pour soutenir sa conception, est de réfuter les critères classiques d’identité personnelle. Il pense que les critères de la permanence du corps ou de la continuité de la mémoire subjective ne sont pas suffisants, même s’ils sont nécessaires. C’est pour cela qu’il faut reformuler le problème de l’identité personnelle dans la perspective ouverte par l’altérité. Ainsi, le je-tu, qui se retrouve dans ce rapport de communication, en fait le locuteur et l’interlocuteur, se définissent et se constituent en tant que personnes à travers le dialogue. Le processus est d’identification et il se réalise grâce à la parole. Cependant, parole énoncée en dialogue signifie parole adressée à autrui. Le moi se fait parce qu’il y a l’autre qui m’aide, qui contribue à l’identification. Celle-ci s’accomplit dans l’altérité, dans la différence. En bref, le philosophe pratique une approche communicationnelle de la personne. Par 55 F. Jacques, Différence et subjectivité, 1982. 118 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » conséquent, la question du moi personnel diffère de la question classique de la subjectivité, car la subjectivité devient dans le nouveau contexte pragmatique intersubjectivité. Cette redéfinition de la question de la subjectivité sous-tend une critique de tout discours subjectiviste dans le but de montrer que « dans l’ordre de la fondation, l’être-sujet est plutôt dérivé de la notion de personne que défini par la conscience de soi. Si la conscience est impliquée dans le développement de la personne, il ne s’ensuit pas qu’elle en constitue l’essence »56. Ainsi, le rôle de la conscience se trouve diminué pour faire place au langage. Mais la question naïve se pose à nouveau : « à quoi reconnaît-on qu’on est le même ? » Pour répondre, le philosophe français avance d’abord l’hypothèse suivante : […] loin de posséder une identité par nature ou par configuration, ou par quelque bénéfice d’individuation socio-biologique (l’homme naît de l’homme et le blé du blé), le propre de la personne est d’être condamnée à l’acquérir par effort et tâche d’identification.57 Cette identification ne saurait se faire autrement que dans un contexte d’interlocution et de communication : La première chose à comprendre c’est que l’homme n’est pas placé parmi les autres étants comme une pomme parmi les autres pommes du panier : il est relié allocutivement et délocutivement à eux. Je dois être capable d’accueillir l’adresse ou l’interpellation d’autrui qui me dit tu, sous peine de ne pas être je. Si je suis celui auquel on se réfère en seconde personne, ce tu alors c’est moi. Qui pourrait le contester ? Pendant le même temps, je dois être capable de me reconnaître comme l’objet d’un discours qui me concerne à la troisième personne ; ce il alors c’est moi. Entre les trois instances – je, tu, il – le lien est indissoluble. Le résultat est une unité structurale d’une énorme complexité : la personne.58 En effet, pour parvenir à construire empiriquement l’identité du moi, il faut satisfaire deux conditions. D’abord, je dois être capable d’exercer un ensemble de prestations communicationnelles. Ensuite, je dois intégrer les trois pôles de l’acte de communication (moi, toi, lui) : je parle aux autres en disant « moi », les autres me parlent en me disant « toi » ou ils parlent de moi en disant « lui ». Effectivement, l’identité personnelle s’opère par recouvrement des trois positions (je, tu, il) de l’acte de communication : C’est parce que chacun de nous a le pouvoir de se reconnaître concurremment comme je, tu, et il qu’on a celui de s’identifier. Nous avons ceci de commun avec tout ce qui existe au monde, de pouvoir devenir objet de perception et de discours. Mais ma connaissance de l’autre n’est susceptible d’être dite délocutivement que si je suis entré allocutivement en relation avec lui.59 Toutefois, le processus de constitution de la personne est guetté par de nombreuses illusions d’identification personnelle générées par les aléas et les échecs communicationnels. Celles-ci sont totales ou partielles. L’illusion est primaire ou totale quand le recouvrement fonctionnel n’existe pas du tout : le discours péremptoire (lorsqu’on interdit la parole de l’autre), le « discours » du timide (celui qui écoute ayant peur de parler), le susceptible (qui ne supporte pas 56 F. Jacques, op. cit., p. 48. Idem, p. 50. 58 Idem, p. 51. 59 Idem, p. 62. 57 119 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » qu’on parle de lui). L’illusion de la personne est partielle ou secondaire lorsque le recouvrement fonctionnel est lui-même illusoire. Il est ainsi des distorsions et des masques psychologiques de personnalité, s’expliquant par des anciennes blessures ou traumatismes psychologiques et auxquelles « nos identifications spontanées sont assujetties »60. Cette opération d’identification personnelle n’est donc jamais acquise puisque nos pratiques discursives de dialogue et de communication sont souvent vouées à l’échec : nous parlons facilement avec un interlocuteur, tandis que nous sommes dans l’impasse avec un autre. Les malentendus, les contretemps, les équivoques, les erreurs, les pièges discursifs de toutes sortes en sont des preuves quotidiennes. Retenons, pour caractériser ce parcours difficile de l’identification, l’image métaphorique de Francis Jacques : L’œuvre d’identification personnelle est une tâche de longue haleine. Métaphoriquement, on y verra une sorte d’itinéraire. Le soi est jeté d’emblée dans les aléas d’un voyage. Des illusions guetteront le viator chaque fois qu’il se croira parvenu au terme. De ce voyage, nous ne prévoyons pas tous les pièges, mais nous pouvons présager que l’aliénation, diverse et fascinante, voire l’imposture du moi, sont au détour. Chaque fois la fascination est payée au prix fort d’une communication tronquée. Mais, ces difficultés, bien plus nombreuses61, ne mettent pas en cause le langage en tant que critère d’identification de la personne. Bien au contraire, le fait qu’il y ait des difficultés langagières d’identification prouve que ce processus existe bel et bien. En effet, le moi échoue souvent et arrive parfois « à se constituer un et le même à travers tous les engagements où il est en position formelle ou en place institutionnelle de communiquer »62. Il importe toutefois d’affiner le critère langagier et la question se pose à nouveau de savoir quelles sont les conditions qui garantissent l’existence de la personne ? Selon Francis Jacques, ces conditions se retrouvent dans le contexte pragmatique, un contexte actionnel et relationnel. C’est à ce cadre fixé par l’action que l’on va restreindre la recherche des critères et des conditions d’identité personnelle résultant de l’analyse du langage : Le fait que je sois, constitue une réalité fluctuante qui ne se soutient et ne se décide que par l’action. Ce qu’exprime, malgré son insuffisance, la formule ego adsum. Le moi se découvre en réalité, ou au contraire […] se dérobe et se dissimule dans l’activité communicative. On conçoit que cette activité puisse être compromise ou suspendue par une activité inverse de désidentification rebelle, dès que je me refuse à occuper la place où la fonction, l’institution ou la réputation m’appellent à paraître.63 La réalité du « je » est une réalité fluctuante déterminée par l’action, mettant en jeu le rapport à l’autre et alimentée par deux processus opposés : l’identification et la désidentification du moi. En tant que telle, l’expérience du moi est discursive avant d’être existentielle. Bref, le langage, l’action et le rapport à l’autre sont les éléments constitutifs de la définition de l’identification. 60 Idem, p. 65. Cf. idem, p. 65-73 ; le philosophe fait une analyse détaillée des « illusions », des « difficultés et aléas » ou de la « précarité » de l’identification personnelle. 62 Idem, p. 77. 63 Idem. 61 120 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » Dans l’acception contemporaine, identifier au sens philosophique du terme « désigne l’acte de l’esprit par lequel une identité se trouve ou instituée ou constatée entre deux réalités »64. La signification la plus proche de l’étymologie – faire que soit identique – renvoie à l’attitude pragmatique d’une personne qui, dans ses relations sociales, inter-humaines et dialogiques « se reconnaît positivement et activement semblable à ou dépendant d’un autre sujet »65. En ce sens, le langage est basé, en tant que praxis inter-discursive, sur une relation pratique d’un homme à un autre. Et réciproquement « une telle praxis est toujours langage parce qu’elle ne peut se faire sans se signifier »66. Sans entrer dans les détails de l’analyse complexe et truffée d’exemples de Francis Jacques, nous pouvons résumer l’activité langagière de constitution de l’identité personnelle par l’acquisition des compétences pragmatiques (communicatives) conférant à l’individu humain le statut de personne. Comment cela se réalise-t-il concrètement ? D’après Denis Vernant, c’est en explicitant le nouveau paradigme dialogique que Francis Jacques : affirme le primat de la relation interlocutive [primum relationis] qui s’avère principe constitutif des interlocuteurs. Le dialogue authentique devient cet « espace logique » a priori dans lequel les interlocuteurs se constituent comme personnes, parviennent à construire une connaissance mutuelle et établissent de concert un rapport au monde.67 À cette démarche, typique pour les philosophes du dialogue d’orientation fondationnelle et transcendantale, on peut préférer selon Denis Vernant celle de Wittgenstein, des jeux de langage inscrits dans des « formes de vie » socialement conditionnés et historiquement datés68. Ainsi passons-nous d’une distinction nette individu/personne à la définition du sujet en termes d’agent ou de co-agent grâce au processus de transaction. En effet, chez Francis Jacques, selon la métaphore du puzzle69, de la même façon que l’image est première par rapport aux fragments du puzzle, les personnes sont premières par rapport aux individus et les rapports interpersonnels sont premiers par rapport aux interactions, transactions et actions conjointes des individus. Alors que chez Denis Vernant, les transactions entre individus préparent l’acquisition du langage, le sujet étant compris en termes d’agent ou co-agent intramondain intégré à un projet de co-constitution personnelle. 5. La co-constitution personnelle De la sorte, une réponse possible à la question de savoir « comment l’identification personnelle se réalise concrètement dans le contexte dialogique ? », serait d’envisager avec 64 P.-J. Labarrière, « Identification » [philo. géné.], in Encyclopédie Philosophique Universelle, p. 1207. Idem, p. 1207. 66 F. Jacques, Différence et subjectivité, p. 142-143. 67 D. Vernant, Du Discours à l’action, p. 93. 68 Cf. L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 23, p. 25 ; cf. aussi, D. Vernant, Du Discours à l’action, p. 93-94. 69 F. Jacques, Différence et subjectivité, p. 151. 65 121 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » Denis Vernant le processus pragmatique de co-constitution des personnes, dans « les interactions langagières à partir des transactions qui leur assignent sens et finalité. Parler, c’est agir avec/contre autrui pour transformer nos mondes »70 dans un processus ouvert et ajoutons-nous, pour nous former et trans-former nous-mêmes. Le cadre de l’analyse pragmatique (actionnelle) est introduit par une définition du dialogique selon trois critères, trois directions principales d’analyse : la co-constitution des interlocuteurs, la co-construction des mondes et en caractérisant le dialogique comme processus ouvert. Retenons pour notre démarche notamment l’identification dialogique des personnes. Le dialogue est une expérience à laquelle participent un ou plusieurs sujets (même le monologue est un dialogue avec soi-même) où s’opère un échange interlocutif. Cet échange dialogique est constitutif des interlocuteurs, c’est-à-dire des sujets parlants, des personnes participant au dialogue : « dans la perspective dialogique, les interlocuteurs se constituent mutuellement dans un procès de subjectivation essentiellement dialogique »71. Mais puisque la construction de soi-même est en même temps édification de l’autre, par l’échange et les interactions dialogiques, l’opération de constitution mutuelle de la personne est en fait coconstitution personnelle. C’est ainsi que l’enfant acquiert progressivement les capacités d’interaction communicationnelle : grâce aux transactions mère-enfant, à travers les paroles, les caresses, le jeu, l’enfant se constitue graduellement comme « personne-enfant » alors que la mère se constitue comme « personne-mère »72. D’où le rôle premier du dialogue par rapport au monologue et à l’écriture : « Comme parole vive échangée entre deux êtres en relation, le dialogue s’avère ontologiquement premier par rapport aux usages discursifs monologiques et à ces traces scripturaires dérivées »73. En ce sens, l’importance cruciale du dialogue est révélée par la complexité de sa définition. Rejetant l’explication prédicative, représentationnelle et structurale en faveur d’une conception relationnelle, actionnelle et processuelle, Denis Vernant propose une analyse à la fois transactionnelle et interactionnelle du dialogue, seule apte à rendre compte des relations interlocutives et assigner une finalité extra-langagière au dialogue : Dans cette perspective transactionnelle, le dialogue constitue une stratégie langagière de coopération qui assure la reconnaissance mutuelle des interlocuteurs comme personnes en même temps que comme agents d’actions, communes ou conjointes, sur un monde qu’ils construisent et transforment ensemble. Ainsi la transaction a-t-elle une double dimension : intersubjective et intramondaine.74 70 D. Vernant, Du Discours à l’action, cf. la quatrième de couverture. Idem, p. 94. 72 Cf. par exemple, S. Laugier, « Le dialogue et l’apprentissage du langage », p. 89-90 et passim ; l’auteur défend la théorie de Jerome Bruner (tr. fr.), Savoir faire, savoir dire (directement inspirée de la théorie des actes du langage de J. Austin et avec des fortes nuances behavioristes), qui s’oppose à la conception chomskienne de l’inné linguistique. Cette conception défend le primat de la transaction. 73 D. Vernant, Du Discours à l’action, p. 95. 74 Idem, p. 97 ; nous soulignons. 71 122 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » Le premier aspect de la transaction concernant les relations interpersonnelles nous offre le principal critère de co-constitution des interlocuteurs, c’est-à-dire d’identité personnelle. Concrètement, le dialogue agit à plusieurs niveaux : d’abord, au niveau cognitif ; ensuite, au niveau psychologique et social ; enfin, au niveau relationnel. Le niveau cognitif est celui de la connaissance et de la reconnaissance réciproque des interlocuteurs par l’ajustement de leurs états mentaux (croyances et connaissances, désirs et intentions, valeurs et interdits, sentiments et émotions). Bref, c’est à ce niveau que le dialogue opère une adaptation des connaissances, de la volonté, de la morale et de l’affectivité des interlocuteurs. Au niveau social et psychologique, interviennent des éléments du dialogue oral comme le ton ou le rythme, et des éléments corporels comme les gestes, les postures, les mimiques, les regards. Doivent également être considérés les éléments relevant de l’éducation, de la politesse, de la courtoisie, du tact. Enfin, au niveau relationnel, intervient l’usage allocutif/délocutif des pronoms personnels. Les relations instaurées entre les personnes de cette façon peuvent être symétriques (Je-tu/Je-tu), asymétriques (Je-tu/Je-vous), d’opposition (nous/vous). Conclusion Comprises comme conduites humaines fondamentales, les interactions langagières nous permettent de définir l’homme en termes dialogiques. Denis Vernant l’a bien énoncé : « “ L’Homme est signe ”, disait Peirce. On peut ajouter, toujours dans le même esprit, qu’il est parole, mieux, dialogue »75. Ainsi, loin d’être un simple critère d’identité venant s’ajouter aux précédents dissociés (corporel et/ou mental), l’identification dialogique est la condition principale de constitution et de cognition de la personne, l’expression la plus riche du double rapport réunissant le corps et l’esprit. C’est grâce aux interactions langagières interpersonnelles, que nous exprimons nos douleurs ou nos joies, nos déceptions ou nos espoirs, notre conscience ou notre aliénation. De la sorte, sans clore le débat ardu, complexe et compliqué concernant l’identité personnelle, en proposant le critère langagier d’identité, nous avons au contraire souligné l’importance d’une condition à la fois ontologique (car constitutive) et épistémique (car cognitive) de la personne. Partant, chacun pourra faire siens les propos suivants : Je parle, je pense et j’agis avec l’autre et, grâce à lui, je me fais être moi-même le même, toujours en train de m’accomplir ou de me détruire, de me faire ou de me défaire, d’être ou de ne plus être. Ion VEZEANU Saint Martin d’Hères, le 21 janvier 2004 75 Idem, p. 145 ; nous soulignons. 123 Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage » Bibliographie ANDERSON Alan Ross (sous la dir. de), Minds and Machine, Prentice-Hall, Inc., 1964 ; traduit de l’américain par Patrice Blanchard, Pensée et machine, Seyssel, Editions du Champ Vallon, 1983. BENVENISTE Émile, Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, 1966. 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